L’espion des habits rouges/12
XII
LA PANIQUE ROUGE
Oui, ce fut une véritable panique !
Le colonel Gore et ses principaux officiers avaient déjà pris la fuite.
Le jour déclinait de plus en plus rapidement.
À l’ouest, au-dessus des coteaux grisâtres et entre deux nuages disloqués un soleil rouge comme du sang roussissait la cime des bois. Puis, lorsque ce soleil se fut enfoncé derrière l’horizon, quand les nuages se furent refermés, le jour parut plus sombre et ce furent les premières ombres du crépuscule qui s’étendirent sur la terre.
Mais la joie n’en était pas moins éclatante parmi les Patriotes et les villageois de Saint-Denis.
Les troupes du gouvernement fuyaient. Au loin déjà résonnait sur la route dure la formidable galopade de la cavalerie ennemie. On entendait le roulement des chariots, leur cahotement, emportés qu’ils étaient de toute la vitesse de leurs attelages. Toutes espèces de clameurs confuses couraient, se heurtaient, se confondaient dans l’espace. De temps en temps des crépitements de fusils retentissaient sur la route, derrière des bosquets, dans les champs, un peu partout du côté des fuyards. Car ceux-ci étaient poursuivis de près par les Patriotes qui les harcelaient sans pitié. Éperdus, les Anglais dans leur course échevelée abandonnaient des armes, des munitions, des chariots, afin de fuir plus vite, tant ils redoutaient de tomber dans les mains de ces Patriotes qui leur semblaient comme autant de démons, déchaînés à leurs trousses.
Et quelquefois aussi ils abandonnaient des blessés, quelquefois des morts… Car, dans leur fuite, ils avaient emporté autant que possible leurs morts et leurs blessés, près de trois cents hommes en tout. Les blessés étaient relevés par les Patriotes, posés sur des chariots et reconduits au village. Quant aux morts, on les jetait à la rivière.
Il ne recevait pas que des morts dans ses ondes ce beau Richelieu, des vivants s’y jetaient d’eux-mêmes. Oui, des soldats rouges, poursuivis de trop près, s’élançaient dans la berge et piquaient une tête dans les eaux sombres, et cette mort leur paraissait préférable au trépas qu’auraient pu leur ménager, pensaient-ils, les Patriotes.
Et ceux-ci toujours de plus en plus ardents à la poursuite poussaient à dessein des hurlements terribles comme les fauves de la forêt tourmentés par la faim, et de temps à autre ils déchargeaient leurs fusils dans le dos des fuyards, et hurlements et coups de feu semaient la terreur dans les rangs brisés de la colonne ennemie. Et à chaque décharge des soldats tombaient ou morts ou blessés. Mais ils tombaient aussi des Patriotes : de temps en temps, en effet, un bataillon éclopé s’arrêtait, faisait volte-face et déchargeait ses fusils sur les poursuivants, ce qui permettait au plus gros des troupes en détresse de prendre de l’avance avec le meilleur des bagages. Puis, le bataillon repartait, de plus belle dans une course insensée. Les Patriotes, ainsi retardés, reprenaient bientôt leur avance, ils rechargeaient leurs fusils et tiraient dans les reins des soldats. Il arrivait encore, ça et là que les Canadiens se heurtassent à un ou deux chariots abandonnés et remplis de munitions et de vivres. D’autres morts étaient laissés sur la route par les troupes en fuite, et d’autres blessés aussi. Quoi ! ils en avaient donc bien de ces morts et blessés ! C’est vrai ; mais s’ils tentaient de les emporter tous, c’est afin que leur nombre n’en fût pas connu et qu’ils pussent, par le fait, mieux cacher leur dépit et leur honte d’avoir été battus et mis en pleine déroute par une poignée de Patriotes, une poignée de braves… mais quels braves !
Ces braves avaient lutté six heures durant contre des forces triplement supérieures aux leurs, contre des soldats excellemment équipés et armés, pourvus d’abondantes munitions. Six heures durant, eux qui n’avaient jamais pris une arme de combat en leurs mains, avaient tenu en échec puis refoulé des troupes aguerries et commandées par des officiers de métier. C’était extraordinaire ! Ah ! il y avait mieux que des armes de guerre parmi ces Patriotes, il y avait des cœurs ardents ! Eux n’étaient pas des soudards à gages, mais des paysans, de braves gens qui empêchaient l’empiétement de leur pays par ces mêmes soudards ! Et c’étaient des pères de famille qui voulaient protéger leurs foyers contre le saccage et le sacrilège ! C’est pourquoi ils étaient forts… forts de leurs droits sacrés !
Et la nuit tombait… cette nuit qu’appelaient à leur secours les fuyards.
Alors, seulement, les Patriotes s’arrêtèrent, hors d’haleine, épuisés, mais fiers et heureux quand même !
— Vive la liberté !… Les Anglais sont battus !…
Ce fut un cri exaltant qui sortit de leurs poitrines essoufflées, un cri de victoire qui se répandit à tous les échos des champs et des bois, un cri qui courut tout le pays, un cri qui dut faire mal à l’âme si hautaine des maîtres du pays !
Mais en étaient-ils bien les maîtres ceux qui gouvernaient si tyranniquement au nom de l’Angleterre ?…
Ce soir-là, les Patriotes se sentaient bien, enfin, les véritables maîtres ! Et une ivresse indéfinissable gonfla tous ces vaillants cœurs. En une marche triomphale il reprirent le chemin de leur village où la joie inondait toutes les âmes.
D’immenses vivats retentissaient de toutes parts.
Des voix exaltées clamaient :
— Saint-Denis… Saint-Denis… vivent les Patriotes de Saint-Denis !
D’autres :
— Vive Nelson !… Vive Coupal !
Et d’autres encore :
— Vive Denise Rémillard !… Vive la vaillante Denise de Saint-Denis !…
Mais, soudain, les Patriotes arrêtèrent leur marche fière et leurs voix se turent. Tous prêtèrent une oreille attentive et inquiète. Après la joie les physionomies exprimèrent l’angoisse.
— Oui, quel était ce bruit, qu’on entendait sur la route ? Que signifiait ce roulement formidable troublant les échos de la nuit qui tombait de plus en plus ?
On avait oublié que d’autres Patriotes avaient devancé ceux-ci : une bande plus ardente, conduite par Nelson lui-même, avait pris à travers champs, par monts et par vaux, par marais et par bois ; et cette bande s’était soudain ruée dans les flancs de l’ennemi en fuite, et elle lui avait enlevé son canon !
Or, ces Patriotes écoutaient ce bruit qu’ils ne pouvaient encore définir.
Puis tous frémirent violemment…
C’était un roulement de canon !
— Alerte ! clama un Patriote d’une voix de tonnerre. Les Anglais reviennent !…
Tous dissimulèrent vivement leur présence derrière les buissons des talus, dans les fossés, et, le fusil à l’épaule, prêts à faire feu, à reprendre la lutte, ils attendirent.
Leur stupeur fut inouïe lorsqu’ils virent paraître sur la route une trentaine de Patriotes, lancés à toute course vers le village, et tirant après eux un canon… le canon des Anglais ! Et debout sur ce canon, fier, triomphant, se tenait Wolfred Nelson l’épée nue à la main ! C’est ainsi que rentrait dans la Rome antique, monté sur un chariot d’ivoire ou de bronze ou d’argent, César revenant de ses conquêtes lointaines !
Une vive acclamation salua cette apparition…
Au canon on avait attaché un long câble, également pris à l’ennemi, et à ce câble, tous les Patriotes s’attelèrent et la course se poursuivit, plus joyeuse, plus folle, vers le village où, en signe de réjouissances, des villageois allumaient des tas de paille !
Et de tous les côtés, des villages voisins et des campagnes, accouraient paysans et villageois au grand trot de leurs attelages, pour venir aux nouvelles et saluer la victoire qu’ils avaient devinée. Car les bruits de la bataille avaient été entendus, comme on entendait à présent les clameurs de triomphe. Sur des collines lointaines on pouvait voir d’énormes feux de joie s’allumer ! Les échos de la nuit apportaient le son des cloches carillonnant de Saint-Charles et de Saint-Antoine, et c’étaient tous des carillons de fête qui s’unissaient aux carillons endiablés de l’église de Saint-Denis où quatre Patriotes se relayaient à la cloche.
Entre Saint-Denis et Sorel des bandes de Canadiens s’armaient à la hâte et se postaient le long des chemins pour attendre les fuyards et leur porter de nouveaux coups. Mais le colonel Gore avait eu la prévoyance de lancer à l’avant des éclaireurs. Il évitait ainsi les villages où il eut été dangereux de passer, et souvent il s’engageait à travers champs pour ne pas tomber dans les embuscades qu’à certains points de la route il redoutait. Ce qu’il dut souffrir en son âme guerrière ce vieux vétéran de Waterloo qu’était le colonel Gore ! Lui qui avait vu des armées innombrables aux prises les unes contre les autres ! Lui qui avait vu le plus grand capitaine du monde tomber dans la défaite ! Ah ! quel sanglant affront lui avait fait subir ce jour-là une petite bande mal armée de patriotes canadiens !
Des femmes et des enfants huaient ces soldats en désordre qu’ils voyaient passer honteusement dans les champs. De loin, des paysans leur lançaient une décharge de plombs, tout comme ils eussent fait pour effrayer une compagnie de corbeaux malfaisants. Et la colonne brisée, honteuse, chancelante et terrifiée zigzaguait dans les ténèbres qui s’épaississaient de moment en moment. Tantôt on la perdait de vue ; tantôt on en percevait des débris lorsqu’elle franchissait cahin-caha une éminence, une colline, un coteau. Car sur des coteaux voisins des paysans allumaient des meules de paille, et ces flammes qui montaient hautement dans le ciel noir répandaient sur le pays environnant une immense clarté dans laquelle se découpaient nettement les silhouettes vacillantes des soldats rouges. La colonne avait parfois l’aspect d’un énorme serpent de feu qui fébrilement déroulait ses anneaux innombrables et visqueux. Puis, lorsque tout avait disparu hors du cercle de lumière, quand le voile de la nuit s’était retissé autour de la troupe débandée, on pouvait encore entendre le galop des chevaux, le roulement sourd ou sonore des chariots, la marche inégale et désordonnée des troupiers.
Et de toutes parts le long de ce magnifique Richelieu qui, à la belle saison, déroule un si beau ruban d’ondes lumineuses, s’élevaient des cris de triomphe. Le colonel Gore et ses soudards entendaient les échos ironiques au-dessus de leurs têtes répéter ce cri si fier et si délirant :
— Vivent les Patriotes !… Les Anglais sont battus !…