L’espion des habits rouges/14

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Éditions Édouard Garand (41p. 61-62).

XIV

VICTOIRE ! VICTOIRE !…


Et tandis que Denise s’abîmait encore dans des pensées confuses de joie, d’espoir, d’anxiété, les Patriotes, après avoir abandonné leur poursuite des fuyards, rentraient au village.

La nuit était tout à fait venue.

Dame Rémillard avait invité en son auberge toute la population du village pour y célébrer les exploits des Patriotes. Elle voulait que le vin coulât librement tout comme avait coulé le sang généreux. Et Patriotes et villageois, paysans, femmes, enfants, tous avaient envahi la grande salle de l’auberge. Mais on n’y faisait nul bruit ; on causait à voix basse parce qu’on savait que là-haut reposait un grand blessé.

Mais lorsque les Patriotes lancés à la poursuite de l’ennemi rentrèrent au village aux cris de « Victoire ! Victoire ! » tout le monde sortit précipitamment. Et à la clarté de feux allumés tout le long du chemin, on put voir une bande de Patriotes tirer à grande course le canon des Anglais, et debout sur le canon le docteur Wolfred Nelson.

Quelle surprise heureuse !

On arrêta le canon au milieu du chemin devant l’auberge. Félicie Coupal et d’autres jeunes filles accouraient après avoir donné les derniers soins aux blessés. Félicie revenait, elle, en toute hâte auprès de son frère blessé.

Mais à la vue du canon, elle et ses compagnes s’arrêtèrent et mêlèrent leur joie à celle de la population.

Pendant que mille clameurs triomphantes emplissaient la nuit, des paysans, des villageois et des villageoises dansaient en rond autour du magnifique trophée.

— Il nous faut un drapeau ! cria Nelson.

— Attendez ! répondit Félicie, je vais vous en faire un !

Elle se précipita dans la salle de l’auberge.

— Mère Rémillard, dit-elle, donnez-moi du bleu, du blanc et du rouge, ainsi que du fil… il faut un drapeau !

La mère Rémillard voulut réfléchir pour se demander où elle prendrait bien ces couleurs.

Mais déjà Félicie arrachait à une fenêtre un rideau rouge, puis elle courait au comptoir et y prenait un essuie-main de toile blanche… On n’avait pas le temps d’être bien particulier !

Ce que voyant, Dame Rémillard retira son tablier bleu. Des ciseaux coupèrent en vitesse… Puis les doigts agiles de Félicie assemblèrent ce bleu, ce blanc et ce rouge. Un patriote offrit son fusil en guise de hampe. Félicie y attacha rapidement les trois couleurs et s’élança dehors. Elle grimpa sur le canon à côté de Nelson, et là, à la clarté des feux de joie, la jeune fille brandit triomphalement son drapeau aux couleurs de la France, clamant :

— Vive la liberté !… Vive le Canada !

Mais alors seulement on s’aperçut d’une erreur commise dans la précipitation du moment : au lieu de se trouver verticales les couleurs de la France étaient horizontales… N’importe ! c’étaient quand même les couleurs de liberté, de triomphe et de victoire !

Une exaltation frénétique s’empara de tout le monde.

Nelson s’élança dans l’auberge et commanda d’une voix retentissante :

— Un tonneau de vin, mère Rémillard !

— Dans la cave, docteur ! répondit la tenancière en train de servir des Patriotes au comptoir.

— Deux hommes ! commanda encore Nelson comme s’il eût été au combat.

— Présents, mon général ! firent deux voix.

Nelson sourit à la vue de Farfouille Lacasse et Landry.

Sur l’ordre du docteur les deux braves descendirent à la cave, en remontèrent un tonneau de vin qui fut roulé dehors près du canon.

Durant l’heure qui suivit régna la plus vive allégresse.

Mais au moment où la réjouissance paraissait arrivée à son comble, Denise parut dans la porte de l’auberge. Tout le monde la vit, très pâle, et avec sa robe blanche tachée de sang… du sang des combattants qui avait rejailli sur elle lorsqu’elle s’était jetée dans la mêlée, de son sang à elle, car elle avait reçu des égratignures et du sang.

Un silence se fit.

Et la jeune fille lança ce cri de désespoir :

— Holà ! Patriotes… qu’on court chercher un médecin ! Ô Dieu ! allez-vous le laisser mourir ?… Il n’entend plus… il râle… il va trépasser ! Un médecin, pour l’amour du ciel !… Le curé… Hâtez-vous !…

Et dans une course chancelante elle remonta à sa chambre.

Là, accouraient bientôt Nelson et Kimber. Un peu plus tard survenait le curé. Près du lit demeuraient agenouillées Denise et Félicie, pleurant toutes deux. Dame Rémillard se tenait au chevet, son mouchoir sur les yeux. Et dans cette chambre où se pressaient Patriotes et villageois, femmes et enfants, au milieu d’un tragique silence, on n’entendait que des sanglots, on ne voyait que des yeux mouillés.

Près de la porte se tenaient Farfouille Lacasse et Landry, très émus tous deux. Mais peut-être que Farfouille était le plus ému des deux, car il murmura à l’oreille de son compagnon :

— Landry, allonge-moi une mornifle, sinon je vais me mettre à pleurer moi aussi !…

Mais Landry pleurait lui-même tellement qu’il n’aurait pas eu la force de lever sa main.

Mais la voix de Nelson fit soudain dresser toutes les têtes.

— Mes amis, dit-il d’une voix sereine, notre brave patriote est hors de danger… réjouissez-vous !

Denise jetait un long cri de joie.

Car Ambroise Coupal souriait en regardant de ses yeux plus clairs ceux qui l’entouraient.

— Retournez, Patriotes canadiens, célébrer votre victoire, dit-il d’une voix presque forte. Je suis mieux, et je sens que la vie revient rapidement. Oh ! Denise, ajouta-t-il avec une expression de gratitude impossible à rendre, merci pour m’avoir sauvé ! Merci, Félicie, ma bonne petite sœur ! Merci, Dame Rémillard ! Merci, vous tous mes amis ! Ce qui me sauve encore ce sont vos cris de victoire que j’ai entendus !…

Et il demeura souriant, heureux en contemplant Denise avec amour.

Elle, câlinement, amoureusement, pencha son beau visage mouillé de larmes sur le sien et d’une voix frémissante de bonheur, elle disait :

— Vis, vis, Ambroise… vis pour ton pays et pour moi… car je t’aime toujours !…

Ah ! quel délicieux tête à tête suivit entre ces deux enfants d’une même race, lorsqu’ils furent demeurés seuls !

Et pendant que leur amour, qu’un sang généreusement répandu avait revivifié, brûlait à nouveau de toutes flammes, dehors, sur le chemin, se poursuivait la célébration de la victoire. Au milieu de clameurs heureuses et de refrains joyeux on pouvait entendre ce cri souvent répété :

— Vivent les Patriotes de Saint-Denis !…


FIN