L’expiatrice/12

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Éditions Édouard Garand (p. 26-28).

XII


Dans le dortoir de l’infirmerie où on l’a confinée pour une quinzaine, c’est à bras ouverts que sœur Éloi accueille sa jolie visiteuse. Ce n’est pas aujourd’hui dimanche, mais désormais, sœur Éloi reçoit indifféremment la semaine comme les jours fériés car elle est au repos depuis une terrible crise de rhumatismes qui l’a laissée toute débile et douloureuse.

Elle supporte d’ailleurs fort mal l’inaction et rien ne pouvait tant lui faire plaisir que cette apparition soudaine de Paule.

Aussitôt, entre elles deux, la conversation s’engage, intarissable. Depuis tant d’années qu’elles se connaissent, elles ne sont pas encore parvenues à tout se dire. La jeune fille a enlevé son manteau qu’elle dépose, retourné, sur l’une des deux petites couchettes en fer émaillé, que contient ce dortoir en miniature. Satinée et fleurie, la doublure se montre ainsi au grand jour et Paule elle-même apparaît vêtue d’une chemisette de crêpe rose et d’une jupe à plis couchés dont les trois ou quatre tons de brun, de bleu, de beige se mêlent par larges carreaux.

Sœur Éloi ne perd rien de ces détails et, devant les bons yeux qui la contemplent, la scrutent, la pénètrent, Paule s’en veut d’avoir à ramener sans cesse son esprit au présent ; de lui-même, il serait toujours au souvenir d’Édouard qu’elle aime et dont elle se sait aimée. Pourquoi Édouard si indépendant envers tous s’est-il pris pour elle de cette grande tendresse ? Elle ne peut croire qu’il songe à l’épouser. La différence d’âge est trop forte, entre eux. Et, s’il devait, d’ailleurs, déclarer un jour ses sentiments, pourquoi en ferait-il actuellement un si secret mystère ? Paule est plutôt convaincue qu’il l’aime par soif de bonheur, lui qui a souffert tout jeune, comme l’a raconté Noëlla, et dont le cœur dépourvu est tout pareil à celui de sa petite amie.

C’est effrayant ce qu’il l’avait prise, déjà, et si l’ardeur était la même de son côté, comme ils vont saigner, au jour de la séparation ! Ne serait-ce pas prudence de commencer dès maintenant à rebrousser tout doucement chemin ? Au fond, elle le préférerait.

— Vous changez, Paule, déclare tout à coup sœur Éloi.

— C’est vrai, répond la jeune fille. Tout le monde le remarque.

Cet aveu, elle le donne d’un air à la fois chagrin et extasié qui laisse perplexe son interlocutrice.

— Votre santé est-elle bonne, au moins ?

— Parfaite, ma sœur.

— Vous avez bon appétit ?

— Comme toujours.

— Et vous ne veillez pas trop tard ?

— Ma sœur, je me couche quelquefois à neuf heures !

— Alors, il faut croire que vous dépensez toutes vos forces à grandir. Vous avez… dix-huit ans, maintenant ?

— Oui ma sœur, c’est dix-huit ans que je viens d’avoir et il s’en faut de deux doigts que j’atteigne à la taille de mon oncle Rastel.

— À propos, qui donc ai-je rencontré, chez vous, le jour où je suis allé quêter ? Deux messieurs : un moyen et un grand. Je ne me rappelle plus comment on me les a nommés.

— Ce sont les deux frères et nos cousins à tous y compris grande amie du Foyer. Ils se nomment Édouard et Jean-Louis Dufresne et c’est le plus grand qui me donne des leçons.

— Vous apprenez toujours le latin ?

— Et le grec et l’anglais. Bientôt je commencerai en plus la philosophie avec mon oncle.

La bonne religieuse sourit.

— À quoi ferez-vous servir toute cette science ?

— Ma sœur, vous le savez bien, dit Paule.

Oui, elle le sait, mais c’était pour le plaisir de se l’entendre répéter.

— Alors, commente-t-elle, en posant sa main amaigrie sur celle de la jeune fille, tu n’as pas changé d’idée ?

— Loin de changer, ma sœur, s’il m’était donné d’entrer tout de suite…

Elle pousse un profond soupir.

— Je serais si heureuse, achève-t-elle, si tranquille !

— Mais tu l’es, heureuse, chez tes cousines ?

— Sans doute. Il ne m’est pas possible de le nier. Mais là où je ressens plus de bonheur encore, c’est au couvent, quand j’y viens : les portes pesantes qui se referment sur moi, les beaux murs nus, les salles sans tapis, voilà qui me satisfait.

Sa main toujours posée sur celle de la petite, sœur Éloi riait montrant jusqu’au caoutchouc rouge de son dentier.

— Chaque chose en son temps remarqua-t-elle. Vois donc, moi : j’avais vingt-quatre ans sonnés, quand je suis entrée au noviciat. J’étais l’aînée des filles ; ma bonne mère réclamait mes services ; alors, j’ai attendu. Et encore, sais-tu, sans me priver des divertissements honnêtes qui s’offraient.

Paule secoua la tête.

— Ce n’est pas la même chose assura-t-elle. Vous, ma sœur, vous étiez dans votre famille… Je sais bien que je dois un peu de bonheur à ceux qui m’ont adoptée et qui me choient à plaisir. Mais c’est égal : il est des moments où je me dis que si je tarde trop, je finirai par n’y pas entrer du tout, au couvent.

La main affectueuse ne se retira pas, mais le sourire de sœur Éloi s’angoissa, comme à une pénible découverte, et ce fut d’une voix toute peinée que la bonne sœur donna son opinion :

— Si c’était une épreuve trop forte, pour vous, d’être obligée d’attendre, c’est que vous n’auriez pas vraiment la vocation, ma petite Paule.

— J’ai trop peur que cela ne soit, avoua la jeune fille. J’ai peur d’être une épave pour tout de bon et de n’avoir pas plus de vocation que je n’ai de vraie famille. Pourtant, je ne veux pas, non, non, je ne veux pas me donner au monde. Mais, ce qui m’éprouve le plus, ce n’est pas tant l’attente que la vie que je mène. Pourquoi ne suis-je pas restée pauvre ? Jeune fille comblée, je m’énerve ; grande amie, à qui j’ai aussi expliqué cela, prétend que je me complique. Je ne vois plus clair en moi, ni devant moi, comme avant. Je veux et ne veux pas. Toutes mes joies sont mêlées de peine et mes peines mêlées de joie. Puis, je m’attache, je le sens bien, et au jour décisif, je serais capable de reculer, par lâcheté. Ce n’est plus Paule, cela, n’est-ce pas, ma sœur ?

Souriante, mais tout autant honteuse, elle posa sur son visage le voile fictif de ses mains aux doigts très écartés.

— C’est la lettre, reprit-elle, qui a commencé tous mes ennuis. Ruelle Luc, je vivais très austèrement, mais tranquille : voilà ce qui me convenait. Au Foyer, je possédais déjà beaucoup plus, eh bien, j’ai dû tout payer par la lettre. Oh ! si vous saviez ma sœur, comme elle m’a fait du mal, cette lettre. Toute sorte de mal. Je crois que je n’en guérirai jamais et je me permets de me demander si grand’mère n’aurait pas mieux agi en me laissant dans l’ignorance.

— Vous étiez au moins exposée à tout apprendre par la bouche d’un autre, le bon Dieu sait dans quelles conditions et à quel moment de votre vie. Car le monde est bien petit et tout finit par se savoir.

Paule regardait par la fenêtre, les toits enneigés d’alentour.

— Il me semble, émit-elle, qu’on devrait cacher le mal autant qu’il est en notre pouvoir de le faire. On se donne tant de peine pour paraître beau extérieurement et pour ne s’entourer que de beau, de net, de sain… Cette lettre, c’est pour moi comme si j’avais lu un mauvais livre. Mon esprit y revient à tout propos et je sens toute cette vie de mon père, sur mon âme. Je suis salie. Si encore il s’agissait d’un étranger, je me défendrais mieux, mais mon père… Ce qu’il a fait m’attire, me suggestionne. Tenez, ma sœur, ce n’est qu’un exemple, mais lorsqu’on me donne de l’argent pour mes plaisirs, quelque chose d’affreux court dans mes veines, et chaque fois, je suis prise d’une folle envie de tout gaspiller sur le champ pour l’unique joie de scandaliser mes cousines.

— Dans la vie, on a continuellement à lutter, explique avec gravité sœur Éloi ; quand ce n’est pas à propos d’une chose, c’est à propos d’une autre. Conduisez-vous toujours bien et les tentations ne feront qu’augmenter vos mérites.

— Je ne vois pas que je fasse rien de répréhensible et pourtant je ne suis pas contente de moi. Dès que je me retrouve seule avec moi-même, je m’attriste. Je me compare avec ce que j’étais avant et je regrette. J’en veux aux choses nouvelles qui entrent dans ma vie, qui me transforment ; mais ce que je désirerais au juste, je ne le sais pas…

Ces plaintes sans amertume et qui ne reposaient sur rien de précis laissèrent à sœur Éloi une impression singulière. Toutefois, pour qu’elle songeât à s’alarmer, il eut fallu qu’elle connût sa Paule autrement qu’intelligente, droite et ferme comme elle savait.

— Où te rends-tu directement, en sortant d’ici ? lui demanda-t-elle, pendant qu’elle lui aidait à remettre son manteau.

— À la chapelle, comme de coutume, ma sœur.

— Eh bien, tu iras t’agenouiller au pied de la Sainte Vierge et là, tu commenceras une neuvaine de cinq pater et cinq ave avec l’invocation : Ô Marie conçue sans péché, je m’unirai d’intentions avec toi et tu verras si notre bonne Mère du ciel ne vient pas à ton secours…

Réconfortée, Paule promit d’obéir.