L’expiatrice/11

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Éditions Édouard Garand (p. 24-26).

XI


Ce lundi-là, en lisant tardivement le journal de l’avant-veille, Raymonde s’enthousiasma sur un éloge qu’on faisait de Clément, le ténor français, et elle décida de l’aller entendre le soir même avec Noëlla, Paule et M. Rastel, s’il le voulait bien.

— « Paule n’aura qu’à perdre une leçon pensa-t-elle. J’avertirai Édouard, afin qu’il ne se rende pas inutilement. Qui sait : Peut-être songera-t-il à se joindre à nous ? »

Lorsqu’Édouard rentra de ses cours, il fut en conséquence averti de la décision prise, au sujet de son élève. Il ne manifesta aucune velléité d’assister au concert, mais il accepta bonnement de prendre le souper en famille.

À table, il se montra fort aimable jusqu’au moment où la conversation ayant effleuré le sujet de la vie au cloître, il se lança tout à coup dans une étonnante diatribe contre l’usage barbare, incompréhensible d’aller s’enfermer dans ce qu’on appelle des couvents, sous la férule de quelques supérieurs sortis on ne sait d’où, pour y mieux souffrir, quand déjà la vie est si pénible. Il fallait, d’après lui, que ces gens fussent victimes d’une aberration sans nom.

— Il est certain, interrompit à ce moment Noëlla, que les âmes qui désirent se consacrer à Dieu sont rarement comprises. C’est là, la première croix qui tombent sur leurs épaules et, sans elle, les autres seraient trop douces.

Il la regarda, d’un air un peu effaré, mais, comme si son sujet le possédait trop impérieusement, il continua l’exposé de sa théorie sur le même ton d’ironie méprisante : c’est qu’à tout prendre, il aurait pardonné aux hommes, plus encore qu’aux femmes, la vie conventuelle. Les hommes restent plus libres et ils savent, au moment opportun, élargir encore cette liberté : Tandis que chez les femmes… Quelle disgrâce !

Voyez-les, dit-il. Écoutez-les, même les yeux fermés, et cela vous suffira. Rien qu’au son modulé de leur voix, vous saurez qu’elles appartiennent au troupeau misérable entre tous qui a juré à sa supérieure de n’avoir plus de volonté propre ni de goût personnel. Elles meurent à elles-mêmes, suivant leur propre témoignage. Si on les conduit à l’abîme, elles n’en savent rien et, d’avance, elles se sont soumises joyeusement. La mortification en elle-même ne suffit pas : il est encore exigé qu’elle soit joyeuse. On les vêt d’affreuse façon et il n’est pas jusqu’à leur parure naturelle, leur chevelure parfois si belle, qu’on ne se fasse un pieux devoir de leur enlever.

Pour lui, la vocation naturelle de la femme, c’était le mariage. Tout le prouvait. L’état du mariage, c’était l’épanouissement de sa grâce, l’achèvement, comme le but, de ses admirables qualités.

— Mais qu’en faites-vous, si elles n’ont pu trouver à leur convenance ? demanda Raymonde qui ne se contenait qu’à grand’peine. Si l’homme, auquel elles étaient toutes prêtes à se vouer, les a lâchement abandonnées ?

— Pour être sauvées, il suffisait qu’elles n’eussent pas contrarié violemment, en elles, la nature, par l’asservissement à des règles factices. D’ailleurs, et il était grand temps qu’il le dît, ce n’était pas aux malheureuses fillettes de dix-huit et vingt ans, éprises d’idéal, qu’il en voulait, comme à celles qui exploitaient leur naïveté à celles qui, ayant conscience de leur vie manquée, ne reculaient pas à se venger sur des innocentes en les attirant hypocritement dans le piège. S’il arrivait que quelques anciennes gardaient jusqu’à la fin leurs illusions, elles étaient des malheureuses tout court et se trouvaient englobées avec les jeunes candides, etc. etc.

D’imagination fertile, bien doué du côté de la mémoire, Édouard, s’il n’avait pas approfondi sa leçon, la possédait en tous cas fort bien. Son vieux parent lui répondait par ci par là d’une monosyllabe sans conséquence, puis il regardait ses filles ou s’absorbait dans la contemplation de son assiette. L’instinct de solidarité, si fort chez les hommes, l’empêchait de contredire son hôte, avec cela que ce garçon disait des choses qui, sur certains points, ne manquaient pas de vérité. Ne vaut-il pas mieux accepter la vie telle qu’elle est faite, avec ses épines nombreuses, au lieu de tant la compliquer à rechercher ces mêmes épines ? Bien qu’autorisée, la vie dans les monastères n’est pas de précepte et le pauvre homme qu’il était se rappelait trop bien le jour douloureux où sa petite Noëlla dernière née, sa voix, la moitié de ses enfants avait tenté de s’arracher à son affection…

Raymonde était trop exaspérée pour pouvoir riposter avec quelque avantage aux pauvres arguments de son cousin. Le sachant plus subtil que dangereux et volontairement esclave de tous les caprices de sa sensibilité elle ne trouva d’autre apostrophe à lui lancer que celle-ci :

— Mes compliments. Si c’est avec ces principes que vous l’instruisez, vous allez faire de Jean-Louis un beau sujet.

Il s’inclina.

— Seulement, dit-il, je n’instruis pas mon frère. Je n’ai garde d’attenter à sa liberté et je considère que c’est à lui, d’ouvrir les yeux et d’adopter tels principes qui lui conviennent.

Depuis sa réflexion du commencement, Noëlla n’avait plus prononcé un mot. Paule aussi se taisait et le repas s’acheva tant bien que mal.

Raymonde se leva et, sous le prétexte d’un retard gagné à causer, elle entraîna ses compagnes hors de la salle, laissant Édouard aux seuls soins de M. Rastel.

— C’est inouï ! s’écriait-elle, deux minutes plus tard, en pénétrant dans sa chambre ; sa sœur la suivait alors qu’elle-même tenait Paule par la main. Choisir le moment où nous le recevons à notre table, pour débiter de pareils discours. Il n’y a pas d’éducation qui tienne, quand il a à se satisfaire. C’est un égoïste né et l’être le plus mou que je connaisse. Mais ce qui me met hors de moi, vois-tu Noëlla, c’est qu’il est si supérieurement fier de lui, en ce moment. Oui ou non, a-t-il raison ? Non n’est ce pas ? Eh bien, il le nie. Il affirme le contraire.

— Laisse-le donc bien tranquille, conseilla sa sœur, puisque tu sais qu’il n’est pas responsable.

— Il nage dans le faux. Il ne se rappelle même plus qu’il a déjà pensé autrement. Et il s’en vient, là tranquillement, piétiner ce que nous respectons à genoux. Mon Dieu, qu’on peut être haïssable, avec pourtant des qualités de première ordre !

Et blessée dans l’âme, les nerfs frémissants elle dérangeait les objets sur sa toilette, ouvrait des tiroirs inspectait les placards…

— Est-ce qu’il n’aurait pas la foi ? hasarda Paule. Ce fut Noëlla qui lui répondit.

— Non mignonne, fit-elle. Édouard a étudié pendant trois ans la théologie, au grand séminaire, mais il a ensuite dépouillé la soutane en déclarant qu’il ne croyait plus. Comme il n’est pas très communicatif, nous n’avons jamais su le fond du mystère.

— Simplement, dit Raymonde, l’épreuve a été trop forte pour son orgueil et il croit nous donner le change en niant ce qu’il n’a pas eu le courage de servir.

— Il est certain, que son orgueil est considérable, appuya Noëlla. À l’origine de tous ses jugements erronés, et de toutes ses injustices, c’est ce qu’on trouve : son orgueil compliqué de sa sensibilité qu’elle aussi, passe les bornes. Sans ce double défaut, Édouard serait très supérieur au commun de ses semblables.

— Il a été élevé chrétiennement, je suppose ? interrogea encore Paule.

— Sans doute. Mais pour bien comprendre Édouard, il faut le prendre à sa naissance et même avant, sourit Noëlla. Sa mère qui possédait par ailleurs des qualités sérieuses a été épousée pour son argent. Très orgueilleuse, très aimante et sensible aussi, sous des dehors assez ingrats, elle eut la douleur d’apprendre, un peu après son mariage qu’une rivale moins fortunée avait bien failli lui être préférée. Pour elle qui adorait son mari et qui croyait en avoir été adorée uniquement, la révélation fut terrible. On craignit même pour sa raison, durant un certain temps et pour lui faire oublier un peu, son mari qui était à tout prendre un excellent homme quoi que bien léger, son mari, dis-je dut s’asservir aux petits soins, avec elle. Sur les entrefaites, Édouard était né, apportant dans son cœur tout ce qui avait déchiré celui de sa mère. Avant même d’avoir souffert, il était aigri.

— Alors, il a ensuite souffert pour son propre compte ? demande Paule, insatiable.

Noëlla, qui travaille à sa coiffure, fait par deux ou trois fois un grand signe affirmatif, dans la glace.

— Beaucoup ! prononça-t-elle enfin. Sa jeunesse a été sans soleil. Son père s’est à peu près ruiné, puis il en est mort, laissant une nombreuse famille : ils étaient bien neuf enfants, à cette époque, et Jean-Louis venait pour ainsi dire de naître. Édouard a dû interrompre des études qu’il aimait pour aider les siens, en travaillant chez l’un de ses oncles maternels. Plus tard, il a pu reprendre ses études, mais dans des conditions humiliantes pour sa vanité et son oncle dont il devait hériter, lui en plus grosse part que les autres, mais qui lui cachait soigneusement ses intentions, son oncle, dis-je, n’a cessé de le tracasser jusqu’à la fin. Non, ce pauvre Édouard, il n’est pas né coiffé. Qui sait si au séminaire, il n’a pas eu à endurer quelque persécution des injustices… Cela se voit. Mais, ma petite Paule, assez parlé des autres. Il faut que tu t’habilles ou nous serons sottement en retard…

À l’heure de la leçon, le lendemain, le professeur de Paule faisait son entrée dans le salon au milieu d’un silence glacial très propre à le flatter. Mais le seul visage qui l’intéresse, pour l’heure, c’est celui de son élève et il le scrute d’une regard inquiet. À la distance où se trouve le pupitre de la table, il sait que s’il a soin de ne pas trop élever la voix, ses cousines n’entendront point ce qu’il pourra dire à Paule. Et cette fois, il n’attend pas la fin du cours pour demander :

— Avez-vous bien joui de votre soirée, hier ?

— Certes, répond Paule.

— Alors… et il retient instinctivement sa voix, je ne vous l’ai pas gâtée par ce que j’ai dit, à table ?

Elle fit signe que non, mais en protestant, avec une fermeté douce, que les sentiments de ses cousines étaient les siens.

Une irritation impatiente fit tressaillir tous les muscles de son visage, mais, l’ayant regardée, il essaya plutôt des reproches tendres.

— C’est à cela, se plaignit-il, qu’auront abouti mes efforts ? Il m’en coûtait de dire ces choses et j’aurai mal exposé mes principes. Je parierais même que vous n’avez pas deviné quelle était la personne à qui je m’adressais uniquement ?

Paule ne répondit point, mais son âme palpitait comme un petit oiseau captif, dans la main de l’oiseleur.

— J’étais venu pour une seule, continua-t-il : j’avais droit à sa présence durant une soirée… C’est ce que je me suis dit et j’ai voulu à la fois lui ouvrir les yeux, car je désire son bien, et me justifier de ne pas aimer les tiers.

Il quitta du regard le livre qu’il feuilletait.

— Vous avez vu ce qu’elles sont ? demanda-t-il. De charmantes fanatiques. Aurai-je la douleur de constater un jour que mon élève leur ressemble ?

— Elles sont dans la vérité, murmura Paule.

Un nouveau tressaillement parcourut son visage, mais ce n’était plus de l’irritation.

— Enfin, dit-il s’efforçant à conserver son sang-froid, je ne vous parlerai jamais de ces choses, en tant que principes, que devant témoins. Vous êtes jeune et il n’est pas dans mes habitudes d’abuser de la faiblesse.

Mais le plus difficile n’était pas dit. Accablé il hésitait. Enfin, se penchant, tout anxieux :

— Votre intention, demanda-t-il, n’est pas d’entrer au couvent, un jour ? Non, n’est-ce pas ? Non ?…

Paule demeura saisie.

— Oui, fit-elle, c’est décidé.

Le sang colora jusqu’au front d’Édouard.

— Pourquoi, siffla-t-il avec une violence contenue, cette résolution désespérée ?

— Le monde est trop méchant, dit Paule, trop laid ; je veux le quitter. Au couvent, je serai parfaitement heureuse et je ferai du bien.

— Qui vous a poussée à cela ? questionna-t-il, toujours très rouge et les doigts froissant les feuilles du livre.

Triste de son émoi, la jeune fille assura :

— Personne. Ce sont les circonstances qui m’ont ouvert les yeux.

— Mais vous vous êtes confiée à quelqu’un ?

— Oui : à ma grande amie du Foyer, à sœur Éloi, ma première protectrice, et enfin à mon confesseur.

— Et ils vous ont dit… ?

— Ils m’ont tous trois conseillé d’attendre une couple d’années et même de garder le secret de ma décision.

Il eut un grand soupir de soulagement.

— C’est cela, fit-il, attendez. Rien ne vous presse : vous êtes si jeune. Attendez et vous jugerez mieux, plus tard.

Alors, il lui donna sa leçon, comme de coutume, mais avant de la quitter, il lui dit un dernier mot.

— Parlez-vous de moi, quelquefois ? demanda-t-il. Avez-vous l’idée de raconter ce que je puis vous dire qui sort de mon rôle strict de professeur ?

Elle dit que non et c’est à quoi il s’attendait.

— C’est bien, approuva-t-il. Je déteste les tiers, je vous l’ai avoué, je crois. Que les pauvres petites paroles qu’il m’arrive de vous offrir restent entre vous et moi, n’est-ce pas ?

Et il appuya avec volupté sur ces mots : vous, moi.