L’expiatrice/14

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Éditions Édouard Garand (p. 30-33).

XIV


Grand air, suralimentation, paix du corps paix de l’âme, voilà ce qu’à recommandé à Paule, sous la menace des plus graves conséquences le docteur Villeneuve. Il lui défend toute étude, de même que les exercices violents ou prolongés. Et, derrière ses lunettes, la moustache hérissée, il l’a scrutée longtemps, dans les yeux. Car, bien qu’il ait blanchi sous le harnais, il ne se rappelle pas d’avoir encore relevé un tel état de faiblesse chez une personne censée normale.

— Surveillez-là, conseille-t-il, en s’en retournant, à l’aînée des demoiselles Rastel qui lui fait la reconduite. Et d’ici une semaine au moins, ne lui permettez pas le moindre effort : pour moi, il y va de sa vie.

— Docteur vous êtes effrayant ! murmure Raymonde.

La pauvre fille se sent bourrelée de remords.

— Avons-nous été imprudentes de ne pas vous consultez plus tôt répète-t-elle. Mais elle n’a aucune maladie en germe, n’est-ce pas ?

— En germe, nous les portons toutes, les maladies.

— Paule, précise Raymonde est encore intacte ?

— Absolument. Mais cette incroyable anémie, c’est la porte ouverte de tous les dangers. Dites-moi, elle n’a pas…

Et de la main, il exécute au-dessus de sa tempe un mouvement giratoire.

…quelque amour en tête ? achève-t-il.

— Non, docteur. Paule mène ici une vie d’enfant et elle ne voit que par ci par là le petit cousin auquel nous rêvons secrètement de l’unir, un jour.

— Tant mieux, s’écrie-t-il. Mais je cherche ce qui a pu l’user à ce point. Au fait, l’insuffisante alimentation des premières années, le manque d’air et d’exercice, sa croissance, ses études, en voilà gros dans la balance.

— Si nous suivons bien vos instructions, docteur, vous ne tarderez pas à nous la remettre sur pied, n’est-ce pas ?

Le SI fait qu’il lui jette un regard oblique.

— Il FAUT les suivre, tranche-t-il.

— Docteur, c’est la campagne : à part cela, nous n’avons pas objection.

— Ce serait pourtant l’idéal. Ce serait la moitié de la cure. L’air pur, la tranquillité… Au premier moment, elle s’affaissera et vous n’aurez pas à vous en alarmer, car ici elle ne se soutient qu’au prix d’une dépense nerveuse excessive et qui doit cesser. Mais après, disons un mois, deux mois, du bon régime que j’ai prescrit, c’est à vue d’œil que le changement s’opérera. Vous m’en direz des nouvelles.

Là-dessus, ils se séparent et, le front nuageux, Melle Rastel monte l’étage des pensionnaires, pour l’inspection du matin.

Là, le premier objet qui attire son attention vigilante, c’est un carré blanc posé, évidemment à dessein, sur l’une des feuilles de la plante-caoutchouc qui, à ce bout-ci du corridor, orne l’embrassure de la fenêtre. Comme le chevalier du hall et quelques autres objets de prix, le caoutchouc a été oublié gracieusement par le bon M. Wilson qui reprendra le tout lorsque ses petits-fils seront en âge.

Raymonde reconnut une enveloppe de petit format et d’un très beau papier ; aucune suscription n’en désignait le destinataire et elle n’était pas, non plus, cachetée. Melle Rastel la prit, l’entrouvrit et voyant surgir des tracés à l’encre, elle appela la femme de chambre qu’elle entendait besogner quelque part, sur l’étage.

— Est-ce vous, demande-t-elle, qui avez déposé cette lettre, ici ?

— Oui mademoiselle, répondit la domestique.

C’était pour être sûre de ne pas l’oublier. Elle l’avait ramassée dans le petit escalier et son intention était de la remettre à l’une ou l’autre de ces demoiselles.

Satisfaite de l’explication, Raymonde garda la lettre et reprenant ses pensées, elle poursuivit son inspection. Une dizaine de minutes plus tard, comme elle allait s’engager dans le petit escalier pour descendre chez elle, elle songea à prendre connaissance de cette mystérieuse missive.

Au lieu d’un caoutchouc, c’est un vieux et large fauteuil de crin qui occupait cette extrémité du corridor des messieurs. Raymonde s’y assit et ouvrant la lettre courut à la signature. Le scripteur ne s’y désignait que par cette périphrase. Votre maître. Au commencement, il s’adressait à sa chère petite âme et il lui disait textuellement et tendrement :

— « Tout à l’heure, j’entendrai sur l’escalier le chuchotement de vos pas, puis, votre Forme elle-même émergea sous ses atours de nuit d’hiver, traînant après elle un parfum de froid. Qu’il peut y avoir de charme dans une petite fille ! Vous approchez, telle la fée Bonheur et, chère fleur d’essence si rare éclose au désert de ma vie, vous daignerez me sourire et prêter l’oreille au balbutiement de mon émoi. Mais aujourd’hui, chère âme, quelque chose de nouveau marquera notre Rencontre : dans vos fines mains, chef-d’œuvre de cette incomparable artiste qu’est la Nature — lorsqu’elle veut bien être artiste — je glisserai cette lettre qui est le comble de l’audace. Mais vous ne refuserez pas de la prendre. Suis-je point votre maître ?…

« Car il faut enfin que je vous parle. Nos chers Rendez-vous pourtant si abrités, si intimes, m’enlèvent toute faculté de penser par moi-même et je me raccroche à mon rôle comme à l’unique planche de salut. Un peu sottement, je me hâte de vous regarder, de vous bien apprendre par cœur, comme si vous étiez exposée à devenir quelque jour invisible. Vos cheveux d’or pur, votre profil de médaille, la liliale blancheur de votre carnation, et vos grands yeux sombres comme un ciel d’hiver et votre bouche au dessin si ferme, si pur et délicat, jusqu’à votre joli menton en arête »…

Raymonde interrompt sa lecture car elle n’a plus le droit de poursuivre. La description l’a suffisamment éclairée et en dépit de quelques déguisements voulus de l’écriture, elle reconnaît aussi ce maître très prudent : ces grands tracés orgueilleux aux traits si longs et si secs, au départ, ces finales gladiolées, c’est lui !

Elle murmure :

— Mon Dieu :

Et elle se couvre le visage de ses mains.

Ce qui, en ce moment, domine sa détresse, pour l’inspirer, c’est une photographie que Paule lui a mise, un jour, entre les mains. Elle représente une femme évidemment grande et blonde : droite sur son siège, les yeux hypocritement baissés, derrière ses lunettes de maîtresse d’école, la bouche grosse, les pommettes en saillie elle garde son inquiétant mystère. La mère et la fille quel couple ! Et, à toutes deux, il aura fallu une proie de premier ordre : Norbert, Édouard… Elles sont nées dompteuses.

— Qu’as-tu pour l’amour du ciel ? qu’est-ce qui t’arrive ? s’écrie, quelques minutes plus tard Noëlla à la vue de sa sœur défigurée qui s’en vient à elle. Est-ce que Paule serait encore tombée ?…

Mais elle fait fausse route, elle le voit bien et, laissant en souffrance le casier à musique qu’elle rangeait, elle se précipite vers sa sœur qui l’étreint et se met à sangloter sur son épaule.

Enfin, un peu plus maîtresse de ses nerfs, la pauvre aînée se laisse tomber sur un fauteuil et, quand sa sœur s’est assise à son tour, d’une voix entrecoupée, elle lui raconte l’histoire de la lettre.

— Es-tu sûre qu’il s’agisse de Paule ! insiste Noëlla dont les yeux si ouverts semblent brûler le visage.

— Autant qu’on peut l’être, voyons. La description est criante d’exactitude.

La cadette reste songeuse.

— Écoute, fait-elle, je ne t’en avais pas parlé…

— Qu’y a-t-il donc encore ?

— Il est même probable que j’en serais venue à l’oublier puisque je m’y appliquais. Mais hier…

— Eh bien ?

— Elle est entrée tard. Moi, j’arrivais dans le passage et, justement, je m’étais immobilisée en pensant à elle, lorsqu’elle m’apparut tout à coup, sur les dernières marches de l’escalier. Tout bonnement, je fis quelques pas à sa rencontre et je la vis regarder d’un air craintif. Sans doute ne distinguait-elle pas… Il est si sombre, ce passage, même en plein jour, quand on arrive de dehors. Alors Raymonde… elle est montée à l’étage des messieurs.

— L’hypocrite serpente ! s’écria Melle Rastel. Dans ma maison ! Et tu n’as pas eu l’idée de lui courir après, Noëlla, et de l’écraser de honte, si elle est capable de rougir ?

Noëlla secoua la tête.

— Je n’ai pas pu, Raymonde. Soupçonner Paule… Cela m’a paru totalement impossible et je me suis torturé le cerveau pour lui trouver un motif tout simple d’agir. Enfin, dans ma perplexité, je me suis dirigée vers sa chambre où je suis arrivée juste à point pour l’y voir entrer. Il n’était donc pas possible qu’elle se fût attardée chez les pensionnaires. Si elle n’avait pas pris cette curieuse précaution de sonder le passage avant de monter, c’est moi qui aurais eu honte de mes demi-soupçons.

— Comme il était tard, elle s’est sans doute contentée de prendre la lettre. Noëlla, je te promets qu’elle ne fera pas vieux os ici cette fille. Ah ! Élisabeth !

Et rageuse, maintenant, elle passait et repassait son mouchoir sur ses yeux qui ne pleuraient plus.

— Calme-toi, conseilla sa sœur. Nous allons d’abord l’interroger, là, adroitement, sans lui laisser voir…

— Mais, Noëlla, quelle preuve te faut-il encore ? La lettre n’est-elle pas explicite ? Parle !

— C’est bien accablant, murmura la jeune femme.

— Je me jugerais en conscience de l’exposer à de nouveaux mensonges. Crois-moi, il n’y a qu’un parti à prendre : c’est de la passer à d’autres. Élisabeth a toutes les pitiés, elle ; c’est d’elle que nous la tenons ; elle la reprendra !

— Tu oublies, Raymonde, dans quelle position exceptionnelle elle se trouve. Aurais-tu le courage de la renvoyer malade ?

— Je dirai plutôt : le moment est bon. Songe donc que le docteur recommande formellement la campagne ! ! Je ne la supporterai pas davantage sous mon toit. Non non. Le temps des démarches préliminaires et…

Elle fut interrompue par un léger heurt à la porte.

— Eh bien ? fit Noëlla.

C’était Paule qui demandait la permission… de se lever.

— Je crains, assura-t-elle souriante et avec un joli mouvement de tête, de faire un indigestion de repos.

— C’est pour vous, répliqua froidement Noëlla.

Interloquée, Paule serra instinctivement les lèvres et, après un faible merci, elle s’éloigna.

C’est qu’elle craint d’avoir été indiscrète en dérangeant ses cousines qui causaient avec animation. Peut-être aussi se sont-elles froissées parce qu’elles ont jugé plutôt ingrate son insouciance à suivre les conseils du médecin ; après les bons soins qu’elles-mêmes lui ont prodigués, la veille…

Ces deux alternatives la rendent si malheureuse qu’elle a envie de pleurer.

 

— Est-ce que, par hasard, ceci ne vous appartiendrait pas, Édouard ?

Raymonde a parlé de son ton habituel, joyeux et dégagé. C’est en bas, dans le hall — Édouard rentre tout juste de ses cours et, sa main droite familièrement posée sur le bras du chevalier, Raymonde tend de l’autre, à son cousin, la lettre trouvée ce matin même par la femme de chambre.

Les yeux d’Édouard s’agrandissent et rejettent les sourcils. Aucune suscription sur l’enveloppe, mais il croit la reconnaître et… comment Raymonde l’a-t-elle elle-même reconnue pour sienne ?

La pâleur fugitive qui a envahi le visage de son cousin apporte à Raymonde la preuve ultime qu’elle désirait. Cette preuve, elle l’a promise à Noëlla qui lui a conseillé : « Prends garde. Tu sais comme il est secret. Il pourrait te garder rancune toute sa vie de l’avoir découvert ».

— C’est la femme de chambre qui l’a trouvée dans le petit escalier, expliqua Raymonde Elle me l’a remise et comme j’ai cru reconnaître votre griffe, en dépliant la lettre, je l’ai repliée aussitôt et voilà.

Non, elle ne lui dira point, comme promis à Noëlla, qu’elle a lu quelques phrases. Non, pas même la fantaisiste signature. Elle n’a rien lu, car il fait trop pitié, là, pantelant devant elle et hésitant sur le mot à prononcer et le geste à faire.

Elle ne songe plus qu’à le secourir et, lui mettant presque la lettre dans la main :

— Et bien, qu’en dites-vous ? fait-elle.

— Je crois qu’en effet… balbutia-t-il.

Et pendant qu’elle s’éloigne vers l’office, il réentend sa bonne voix réconfortante :

— N’est-ce pas qu’on a d’excellentes cousines qui se font un devoir de vous rapporter jusqu’au moindre chiffon perdu ?…