L’expiatrice/15

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Éditions Édouard Garand (p. 33-35).

XV


La semaine s’est achevée, oppressante, pour Paule. La jeune fille se demande si l’anémie constatée de son corps n’affecte pas aussi son cerveau pour en troubler le bon fonctionnement car, après cette visite du docteur, elle n’a plus reconnu les visages, autour d’elle. Depuis ses cousines jusqu’aux domestiques, en exceptant peut-être son oncle — et encore : — elle n’a plus vu que des yeux tristes, des attitudes guindées, des airs entendus de bravade. Édouard ne se montre plus : il est peut-être fâché, lui aussi ? Comme son frère, Jean-Louis demeure invisible. Et Raymonde et Noëlla, quand elles ne s’absentent pas, multiplient les appels au téléphone ou s’enferment, chez elles, à huis clos.

Élisabeth et sœur Éloi qu’elle a appelées, au téléphone, lui ont paru toutes drôles. Encore une fois, sont-ce des hallucinations ou s’il se trame quelque extraordinaire complot dont elle soit exclue ?…

Cependant, l’affectueux tutoiement oublié dans une minute d’impatience est revenu et Noëlla ne cesse de s’inquiéter, aux heures réglementaires.

— As-tu pris ton tonique, Paule ?

— Et les cachets ?

— Es-tu sortie, aujourd’hui ? Il faut prendre l’air, mignonne.

À table, également, elle la surveilla sans répit.

— Qu’est-ce qu’elle désire, notre malade ?

— Tu n’en reprendrais pas un tout petit morceau ? Pour nous faire plaisir !…

Elle la consulte, avant de donner ses ordres à la cuisine, excite ses convoitises gourmandes et la supplie de prendre grand soin d’elle. Mais tout cela, avec des yeux embués et une voix lasse qui sont presque démoralisants.

Le samedi arriva. À la fin du souper, comme il venait de rouler sa serviette et de la passer dans l’anneau, M. Rastel donna quelques petits coups de cet anneau sur les doigts de Paule, en disant :

— Alors, c’est à la campagne que nous allons refaire cette santé ?

— Oh ! papa, reprocha Raymonde, vous manquez à la consigne. C’était seulement pour demain.

Ahurie, Paule les regardait tous.

— Enfin, disait Noëlla, un jour de plus ou de moins n’y changera pas grand’chose. Mignonne, continua-t-elle avec une sourire et en s’adressant, cette fois, à Paule, te plairait-il de partir lundi pour St Antoine-de-Tilly ? Le médecin veut à tout prix la campagne, pour toi ; il l’a répété à Raymonde et, afin que le séjour loin de la ville te soit agréable, nous avons bien cherché avec Élisabeth et sœur Éloi. C’est une cousine de ta grande amie, Mme Létourneau qui met sa maison de campagne à ta disposition pour jusqu’au quinze juin. Son mari est natif de St Antoine et d’ailleurs, imagine-toi que ce village est voisin de Ste Croix de Lotbinière où tu es née. Tu te trouveras donc dans le pays de ta mère et, réellement, tu y seras comme une petite reine car tu n’imagines pas qui t’accompagne pour te servir ?… Mme Deslandes ! Nous lui avons trouvé une remplaçante et Élisabeth te l’abandonne. Dis-nous que tu seras très heureuse, là-bas ?…

— Si ce n’était de vous quitter, murmure Paule.

Ces mots firent surgir comme un mur de glace devant le visage de ses cousines.

Saisie, Paule demanda, presque machinalement :

— Dois-je préparer ma malle, ce soir ?

— Oh ! rien ne presse, répondirent-elles. Ne va pas te fatiguer. Tu emporteras ce qu’il te faut pour une journée, le reste te suivra.

C’est à de pareils moments que les souvenirs ressuscitent et, avec un sens nouveau, prennent corps devant l’esprit confondu. Paule se rappela les mots qu’elle avait entendus sans le vouloir, simplement parce qu’ils étaient prononcés sur un ton de colère.

C’était au lendemain de son évanouissement, le jour même que le docteur l’avait mise au lit. Fatiguée de se reposer, elle était venue trouver ses cousines renfermées dans le boudoir et cette phrase de Raymonde avait volé jusqu’à elle :

— « Oui, elle ira à la campagne. Je ne la supporterai plus sous mon toit ! »

Enfin, elle comprit qu’on la chassait. Mais pourquoi ?…

Elle ne sut jamais, depuis, comment le sommeil avait pu la posséder durant quelques heures, cette nuit-là. Depuis la révélation du souper, son esprit travaillait avec fièvre. Pourquoi, pour quel crime inconnu la chassait-on. Un petit nombre de suppositions s’imposèrent à son esprit, mais aucune d’elles ne la satisfit.

La pensée d’Édouard fut la première à l’occuper, mais, bien que sa curieuse absence, durant toute cette semaine prêtait au soupçon, elle le savait incapable de lui vouloir du mal, et si elle avait tenu secrète leur intimité, n’était-ce pas que lui-même l’avait voulu ?

Presqu’en même temps, elle avait confessé à Élisabeth et à sœur Éloi que le souvenir des fautes de son père éveillait en elle des instincts qu’elle repoussait. Partant de là, les deux saintes femmes se seraient-elles concertées pour conseiller aux cousines Rastel d’isoler au plus tôt, au fond de quelque compagne, leur dangereuse protégée ?… Non, non, c’était inadmissible, cela ne tenait pas debout.

Les domestiques, alors ?… Quelqu’un ou quelqu’une d’entre eux aurait-il fait sur son compte un faux rapport ? inventé une histoire ? Cette Anna, par exemple, si insolente depuis la disgrâce de sa jeune maîtresse… Mais dans quel but auraient-ils agi de la sorte ? Cela aussi c’était absurde.

Enfin, aurait-on osé croire qu’elle avait simulé sa faiblesse de l’autre soir et réussi à abuser le docteur lui-même ? Pour la punir, on ne trouvait naturellement mieux que de suivre à la lettre l’ordonnance du médecin. Cette insistance de Noëlla à l’asservir au régime prescrit et cette réponse mécontente et hautaine que lui avait donnée la même Noëlla, lorsqu’elle s’était déclarée fatiguée du lit…

Par exemple, si on avait cru cela !…

Et Paule avait pleuré, dans la nuit, pleuré de souffrance, de fatigue et de fierté outragée.

Le lendemain, toutefois, ses suppositions de la nuit lui parurent toutes plus falotes et inconsistantes les unes que les autres et elle se déclarait incapable d’atteindre à la vérité. Elle laisserait faire et tout finirait peut-être par s’arranger.

Cette dernière journée qu’il lui était donné de passer à la ville, elle la vécut bien misérablement. Se sachant en suspicion, elle osait à peine lever les yeux et le contact avec les trois parents qui la rejetaient sans lui retirer leurs bontés lui était des plus pénibles. D’ailleurs ; elle ne parvenait pas à rassembler ses idées et à se faire une opinion nette de sa situation. Elle gardait l’impression de traverser un cauchemar dont il faudrait bien qu’elle se dégage.

Paresseusement, elle refusa de sortir, remettant au lendemain de banals adieux à sœur Éloi qu’elle lui ferait par téléphone. Une prostration moindre toutefois que celle qui l’avait déjà terrassée dans l’appartement d’Élisabeth, au Foyer la tint près de deux heures clouée sur un fauteuil, dans sa chambre. C’était sur la fin de l’après-midi et Paule ne trouvait plus l’énergie de rien faire qu’attendre, les yeux fixés sur le gros réveil à la monture de nickel et au tic-tac sonore qui, de ses deux aiguilles en mouvement lui faisait signe que les minutes fuyaient et fuyaient.

Au repas du soir, il y eut quatre convives de plus qu’à l’ordinaire, soi-disant en son honneur, à elle, qui allait partir. C’étaient les deux messieurs Dufresne, Élisabeth et M. Wilson, le propriétaire de la maison, venu par hasard au cours de l’après-midi et qu’on avait retenu pour la soirée. Raymonde avait, en plus invité le docteur Villeneuve qui était aussi un ami de la famille, mais celui-ci avait dû s’excuser.

À table, M. Wilson s’occupa particulièrement de Paule qu’il n’avait eu l’occasion de voir que deux ou trois fois, déjà. C’était un beau vieillard grand et sec, aux cheveux tout blancs et aux manières courtoises.

— Vous allez demeurer à St Antoine de Tilly, mademoiselle ? fit-il. Un beau petit village, situé au bord du fleuve. On y voit passer les transatlantiques, tout illuminés, le soir, et tout bruissants de musique. Il m’est arrivé de coucher deux soirs de suite à St Antoine de Tilly, alors que je voyageais pour la compagnie Perreault-Lachaine.

— La mère de Paule est née dans les environs, M. Wilson, fit remarquer Raymonde : à Ste Croix de Lotbinière.

— Ah ! oui, Ste Croix… Je connais mieux encore Ste Croix que St Antoine. C’est voisin : à… neuf milles, je pense. Je m’y suis arrêté souvent. N’est-ce pas à St Antoine qu’est né le poète Pamphile Lemay ? On y rencontre, en tous cas, beaucoup de Lemay et des Beaudet et des Barabé et des Côté… C’est très québéquois, là-bas : on y grasseye à plaisir et on ne perd jamais sa petite chance de pousser une pointe à Montréal. Les gens sont d’ailleurs là-bas, d’un excellent naturel quoiqu’assez près de leurs pièces ; les visages sont ouverts, agréables. Je n’ai jamais vu, ailleurs, autant de grands yeux gris…

Lorsqu’on quitta la table pour passer dans le boudoir. Édouard s’approcha de Paule et, sans préambule :

— Ce soir où vous reveniez à pied du couvent, dit-il, vous m’évitiez, n’est-ce pas ?

D’un signe de tête, elle avoua.

— Pourquoi ?

En quelques mots, les premiers qui affleurèrent à son esprit, elle le lui expliqua.

Chose qui la surprit, au lieu de déplorer, en s’impatientant, Édouard avait paru savourer cette réponse qu’elle lui donnait.

Puis, avec une douceur tendre :

— Vous m’écrirez, de là-bas ? avait-il prié et ordonné tout ensemble.

En ce moment, comme elle tournait la tête, Paule fit une remarque qui lui causa un violent dépit. C’est que Raymonde, Noëlla, Jean-Louis et le vieux M. Wilson formaient un même groupe très animé et causeur dont l’aînée de ses cousines s’était constituée, pour ainsi parler, le chef d’orchestre, tandis qu’elle surveillait sans les voir les deux isolés qu’ils faisaient, près de la porte. Édouard et elle. Élisabeth et M. Rastel, causant eux aussi, se dirigeaient sans hâte vers ce groupe et en une intuition fulgurante Paule comprit que Raymonde favorisait son tête à tête avec le cousin. Le rouge lui en monta au front.

C’est en ce moment qu’elle comprit et que le voile se déchira de toutes parts. Elle recula et, à celui qui, incliné, attendait une amoureuse promesse :

— Non, jeta-t-elle avec une véhémence qui lui demeura inexplicable, je ne vous écrirai pas et je vous défends de troubler vous-même mon repos. Je vous le défends, redit-elle. Si vous m’écrivez, je vous retournerai vos lettres sans les ouvrir.

Et en elle-même elle gémit, épouvantée :

— Elles ont tout découvert et elles condamnent ma conduite. Je suis perdue !