L’expiatrice/17

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Éditions Édouard Garand (p. 37-42).

XVII


Maintenant qu’elle a quitté ses vêtements de sortie et que la voilà installée dans l’un des fauteuils de la salle, Paule peut croire que cette demeure est la sienne, que Marthe et Fernande sont ses sœurs et que cette maman dont les jeunes filles se réclament à tout instant est aussi bien à elle de même que le papa absent dont il est également question ci et là.

Que d’amitié elles lui témoignent, Marthe et Fernande ! Marthe, surtout… C’était donc sincère ce désir qu’elles lui exprimaient de l’avoir toute à elles, durant un après-midi ? Si elle avait pénétré cela, elle aurait sans doute tenté plus tôt le petit effort qu’il fallait pour triompher de sa paresseuse insouciance.

Marthe est plus grande que sa sœur. Elle a le teint ambré, bilieux même, les cheveux presque châtains, les yeux à la fois gris, bruns et verts, comme on en voit beaucoup. Son visage est large aux pommettes, son nez droit, et sa bouche longue et elle a une manière à elle de serrer l’une contre l’autre les lèvres minces qui dit son âme aimante.

Au premier abord, Fernande rappelle beaucoup sa mère. Comme elle délicate et menue, elle est brune de chevelure, avec des sourcils plus noirs qui tendent à se rejoindre au-dessus du nez pour se hausser à mesure qu’ils approchent des tempes ce qui vaut au jeune visage un air énigmatique d’idole chinoise. Le teint est clair et le sang prompt, sous la peau ; mais le minois de Fernande est ce qu’il y a de plus heurté, de plus irrégulier. Aussi la jeune fille a-t-elle renoncé à se croire jolie. Cette résolution, pourrait-on objecter, est au moins hâtive : dès qu’elle s’anime Fernande se transforme et depuis quand, d’ailleurs, la joliesse ne peut-elle exister là où fait défaut la beauté plastique… ?

La démarche de Fernande, ses moindres gestes ont une grâce inconnue à sa sœur, mais la jeune fille ne comprendra jamais pourquoi la nature capricieuse a terminé ses bras fluets par des « battoirs » aux doigts longs et noueux, par ailleurs admirablement souples, tandis que sa sœur, mieux prise, possède des mains petites aux doigts effilés dont l’ingrate semble n’avoir cure.

Sous le feu à peine atténué de leur curiosité, Paule se livre avec ses nouvelles amies à l’exercice délicieux de la causerie pendant que non loin d’elles Mme Deslandes s’entretient avec la femme du docteur. Cette dernière aussi étudie Paule qu’elle voit à loisir pour la première fois.

La jeune fille le sent très bien.

Là-dessus, quatre coups sonnent à l’horloge quatre coups, il n’y a pas à s’y tromper et Paule ne dissimule point sa surprise :

— Déjà quatre heures, remarque-t-elle.

— Et il fait encore très clair, complète Fernande. Les jours ont beaucoup allongé depuis un mois…

Paule se reprend :

— Le temps passe vite, chez-vous.

— Beaucoup trop vite quand vous êtes là, assura Marthe. Nous n’avons encore parlé que de la pluie et du beau temps ce qui ne compte pas. Savez-vous ce qui serait gentil de votre part ? Rester à souper.

— Vous n’y pensez pas, proteste Paule qui est arrivée au début de l’après-midi.

— J’y pense sérieusement, au contraire. Maman !…

— Oui, ma fille ?…

— N’est-ce pas que ce serait bien si Mme Deslandes et Paule restaient à souper ?

— Comment donc, fait l’aimable femme, mais c’est entendu qu’elles restent.

Fernande frappa dans ses mains.

— Que je suis contente ! s’exclama-t-elle. De cette façon, nous aurons toute la soirée à nous pour causer.

— Vous savez, dit Marthe, sa voix légèrement teintée de mélancolie, ne craignez pas d’abuser : vous ne viendrez jamais trop souvent et vous ne resterez jamais trop longtemps. Nous avons si rarement quelqu’un à notre goût pour nous distraire !

Paule se rappela le mot presque identique échappé au docteur, quand il la pressait de se rendre auprès de ses filles, et elle demanda :

— Vous n’avez aucun parent à St Antoine ?

Si, elles en avaient. Leur père était né ici même, dans le rang des Aubin ; deux familles de cultivateurs leur tenaient par les liens du sang : l’une était un couple âgé, sans enfants, l’autre, des gens plus jeunes et actifs, demeurant loin ils étaient presque toujours absorbés par leurs travaux, etc. Quant aux parents de leur mère, ils demeuraient tous à Québec. Et puis, elles avaient encore un grand frère, père blanc en Afrique, une sœur mariée à Neuville, de l’autre côté du fleuve et enfin un second frère plus rapproché d’elles par l’âge, médecin comme leur père et qui faisait actuellement un stage d’hôpital, à Québec.

— Et vous ? demandèrent-elles à Paule, après lui avoir fourni ces renseignements. Parlez-nous donc un peu de votre famille.

Depuis un moment, Paule sentait venir la question ; elle eut même l’intuition de l’avoir redouté depuis le premier jour qu’elle tentait de se dérober aux avances des demoiselles Beaudette. Toutefois, avec sa netteté de décision, elle adopta le parti d’avouer tout ce qu’il lui était possible d’avouer.

— Comment ! s’exclamaient bientôt les deux sœurs, votre mère était de la région et vous-même êtes née à Ste Croix de Lotbinière… Mais c’est à la porte, Ste Croix. Vous êtes donc dans votre pays.

Elles paraissaient tout excitées de la révélation.

— Serait-ce indiscret, risquèrent-elles, de vous demander le nom de jeune fille de votre mère ?

— Philomène Côté.

— Et ce parent qui, dites-vous, l’a élevée ?

— Benjamin Côté.

Leur mémoire resta muette.

— Peut-être, émirent-elles, que papa saurait, lui. Aimeriez-vous retrouver ces parents de votre mère ?

— Mais, sans doute, fit Paule qui, soudain, sentit ses mains moites.

Les deux sœurs ne paraissaient pas soupçonner qu’elles côtoyaient un abîme. Par bonheur, elles ne s’attardèrent point en ce sentier dangereux dont elles se détournèrent pour s’inquiéter de la vie que Paule avait menée, à Montréal.

La révélation du dénuement et de l’autorité presque incroyable qui avaient marqué ses premières années sembla prodigieuse aux interlocutrices de Paule. Marthe ne quittait plus, des yeux, la jeune fille. Elle finit par aller chercher un tabouret bas sur lequel elle s’assit, les jambes ramenées sous elle et les bras posés sur les genoux de sa nouvelle amie.

— Mais c’est une vraie histoire à mettre dans les livres, disait-elle. Vous avez vécu quinze ans dans cette masure et cet affreux quartier sans jamais vous révolter et en vous gardant innocente ?… Que c’est beau ! Je n’ai jamais rien appris de pareil. Et que j’aurais voulu être à votre place !…

Paule racontait maintenant la mort de sa grand’mère et ce qui s’en était suivi pour elle.

— Le Foyer ? répétèrent-elles : nous connaissons ; nous savons très bien. La maison que vous habitiez était située sur la rue du Champ-de-Mars, mais il y en a d’autres, n’est-ce pas ?

— Oui, dit Paule : une sur la rue St Hubert.

— Et sur la rue Berri, une d’accueil pour les voyageuses. À son dernier voyage à Montréal, Fernande s’est retirée là pendant deux jours. C’est par la Revue que nous avions appris l’existence de cette maison. Vous connaissez, naturellement, la jolie petite revue qui s’appelle aussi le Foyer ?

Paule inclina la tête.

Fernande était toute rose ; ses yeux brillaient, la pupille agrandie. Elle échangea avec sa sœur un regard complice.

— Nous avons envoyé assez souvent de la collaboration, dit Marthe. Pensez que c’était un agréable passe-temps pour nous et cela nous valait aussi de belles émotions. L’article paraîtra-t-il ce mois-ci ? L’ont-ils déjà fait passer : Il fallait nous voir déchirer la bande quand le Foyer arrivait… Te rappelles-tu, Fernande, les Souvenirs d’été que nous avions rédigés en compagnie ?… D’ailleurs, avoua-t-elle avec humilité, c’est surtout ma sœur qui réussit dans ce sport… Vous rappelez-vous le Concours littérature d’il y a deux ans ? Eh bien, Fernande a décroché le troisième prix et moi… je n’ai rien eu.

— Vous vous reprendrez, encouragea Paule.

Comme sous une poussée irrésistible, Marthe éclata soudain de rire.

— Fernande, dit-elle, avait tracé le portrait d’une cousine que nous n’aimions pas. Réellement, c’était bien réussi, c’était parfait.

Et un nouvel accès de gaieté la reprit pendant que sa sœur se défendait impatiente :

— Je n’ai jamais su comment tu avais pu découvrir là-dedans tant de traits et tant d’allusions que je n’ai jamais eu l’intention d’y mettre.

Cependant, elle n’y pu tenir, devant les yeux égayés de sa sœur et elle aussi laissa fuser un rire clair auquel Paule se joignit, gagnée par la contagion.

La jeune fille remarqua en ce moment Mme Deslandes qui ne parlait plus et dont une expression heureuse éclairait les traits fanés.

— C’est cela, riez Melle Paule, encouragea-t-elle. Riez ! Le rire fait toujours du bien.

Mme Beaudette paraissait jouir elle aussi, de cette fraîche gaieté des jeunes filles.

— J’aime beaucoup Montréal, moi, déclara Fernande, en recouvrant la première son sérieux.

— Québec est plus aristocratique intervint Mme Beaudette.

Petite, brune, séchée par l’âge, mais gardant une étonnante souplesse de mouvements, intelligente, sérieuse et distinguée comme cela se voyait fort bien, dès l’abord, la femme du docteur était née à Québec et, avec la pointe d’opiniâtreté qui caractérisait sa nature, elle ne s’était jamais consolée de son exil pour la vie à St Antoine.

Avec bonne grâce, Fernande entrait dans les vues de sa mère :

— C’est certain, disait-elle. Les classes sont beaucoup plus tranchées à Québec. Montréal, c’est le Paris cosmopolite, comme dit papa ; Québec serait plutôt une ville de province restée très fidèle à ses traditions.

— Québec est la plus vieille ville du Canada, jeta en dernier hommage Mme Beaudette.

— Moi, reprit Fernande, ce que j’aime de Montréal c’est qu’on est si libre… Et puis, comme à Paris, il y fleurit beaucoup d’œuvres. Les œuvres m’ont toujours sollicitée…

— Alors, tu es bien ma sœur, appuya Marthe. Je vais patienter quelques années encore, dit-elle, et puis, si je ne trouve pas à me marier, je m’établis à Montréal et je me consacre aux œuvres.

Étonnée d’un pareil aveu et assez scandalisée, Paule prit à son tour la parole :

Mlle Dufresne, ma cousine, s’est donnée toute jeune à l’œuvre du Foyer, dit-elle, et si elle continue au lieu de se marier, c’est parce qu’elle veut bien. Elle me l’a dit !

— Naturellement, fit en riant Marthe, qu’il y a des âmes d’élite. Mais moi qui ne m’élève pas au-dessus du niveau commun, je considère que le mariage, un mariage d’amour est la plus belle chose du monde et si jamais ce paradis s’offre à moi, je vous assure que j’y entrerai, que ce soit de gré ou de force.

Là-dessus, le docteur entra et ce fut pour Mme Beaudette le signal de voir aux apprêts du souper. D’un geste discret elle appela Marthe à son aide et tous, bientôt, prenaient place à table, comme les membres d’une même famille.

Le repas touchait à sa fin lorsque quelqu’un s’introduisit dans la cuisine. Ce visiteur ne s’étant même pas annoncé, on se demandait ce que ce pouvait bien être. Le docteur n’attendit d’ailleurs pas longtemps et, se levant, passa dans l’autre pièce où l’arrivant invisible se secouait, car il neigeait dehors.

Une exclamation échappa au docteur :

— Comment, c’est toi ?

— En peau et en os, répondit une voix jeune, aux mâles intonations.

— Henri !… s’exclamèrent les jeunes filles, tandis qu’en pâlissant leur mère balbutiait quelque chose d’incompréhensible.

— Il ne t’arrive rien de fâcheux, au moins, reprenait le père. Tu n’es pas malade ?

— En parfaite santé, papa, je vous remercie. Mais il est bien permis, je suppose, de s’accorder un petit congé, par ci par là, et de venir se retremper au sein de la famille.

— En ce cas, viens prendre une bouchée pendant qu’il en reste encore. Nous avons du monde, mais j’espère que cela ne te fera pas peur…

Le frère de Marthe et de Fernande paraissait résumer en lui ses deux sœurs. Grand, mince, agile, très brun tant du teint que de la chevelure, il avait le nez droit et long, la bouche longue, aux lèvres peu saillantes et les sourcils tout proches des yeux. Ces derniers, noirs comme du charbon, prenaient facilement une expression câline et, probablement à cause de cette particularité, Paule, en le voyant, pensa à Jean-Louis. Il paraissait très gai, très jeune et brûlant de vie contenue, à tel point, même, que Paule ne pouvait supporter la vivacité de son regard. Positivement, il l’intimidait.

D’ailleurs, après cette arrivée inopinée du jeune homme, Mme Deslandes et sa protégée ne voulurent point s’attarder et en dépit des protestations de Marthe et de Fernande qui assuraient qu’Henri n’était point une visite rare, elle se retirèrent bientôt en promettant de revenir.

Dehors, Mme Deslandes mit sous le sien le bras de Paule et se faisant une trouée parmi les flocons blancs qui tombaient comme en plein hiver, elles marchèrent à pas pressés.

— Des gens très aimables disait Mme Deslandes, et tout à fait comme il faut.

— Charmantes, ces jeunes filles ; la mère leur donne l’exemple, d’ailleurs.

— Ce jeune homme deviendra quelqu’un. On voit qu’il est — passez-moi l’expression. Melle Paule, ce n’est peut-être pas très élégant — pourri de talent et l’énergie ne doit pas, non plus, lui faire défaut.

— Ce sera bien comme vous en déciderez, ma chère petite, mais à votre place, il me semble que je les visiterais encore…

Et Paule répondait :

— Oui… Oui… Oui…

 

À peine Paule prenait-elle le trottoir qu’elle se sentie cueillir par la taille et entraîner au pas de course, ou peu s’en fallait, tandis qu’une voix connue implorait à son oreille :

— Ayez pitié, Paule. Soyez notre salut. Si vous nous refusez, nous sommes perdues.

C’est Marthe Beaudette qui l’aborde de cette singulière façon alors que derrière elles, Fernande donne en riant deux mots d’explication à Mme Deslandes.

— Notre oncle du rang des Aubin dîne à la maison, aujourd’hui ; Marthe ne les aime pas et elle compte sur Paule pour s’isoler d’eux. Aussi, nous vous aurions beaucoup d’obligation, Mme Deslandes, si vous vouliez bien venir prendre le dîner avec nous.

Mme Deslandes sourit.

— Emmenez ma petite Paule, dit-elle. Je veux bien vous la prêter. Quant à moi, je dînerai à la maison après quoi je ferai une bonne sieste.

Marthe, maintenant, tournait la tête essayant d’y voir à travers la foule qui revenait de la grand’messe une longue procession.

— Dépêchons-nous, fit-elle. Pardon si je vous essouffle à marcher vite, mais c’est qu’elles sont capables de chercher à nous rejoindre. Ce sera assez tôt de les envisager à la maison.

— Vous les aimez aussi peu que cela ? murmura Paule.

— Tout au fond de moi, oui je les aime. Je sens, en tous cas, que je pourrais les aimer ; mais elles me tombent sur les nerfs ! ! ! Elles sont poseuses comme vous ne vous en faites pas d’idée !

Lorsque Mme Deslandes les eut quittées, Fernande se glissa de l’autre côté de Paule ! Depuis quinze jours que les nouvelles amies avaient fait officiellement connaissance, elle s’étaient revues presque quotidiennement et l’intimité avait crû entre elles sans altérer bien au contraire l’affection naissante, Paule, comprenait mal, maintenant, qu’elle eût déjà cherché à fuir les filles du docteur.

— Que je suis contente de vous avoir à dîner avec nous ! confiait Fernande. Mais ce n’est pas par intérêt, vous savez… Je ne suis pas une passionnée comme Marthe, moi, mais je sais bien, tout de même le reconnaître quand quelqu’un me plaît.

Le docteur se présenta le premier à la maison, après les jeunes filles. Son front était soucieux. Sans paraître remarquer la présence de Paule, il demanda à ses filles, en s’adressant en particulier à l’aînée, pourquoi elles n’avaient pas pris leurs cousines avec elles.

— Elles connaissent le chemin, répondit Marthe.

Il ne releva point l’impertinence et demanda seulement, au bout d’un instant, si son fils était rentré.

— Je ne sais pas, répondit encore Marthe.

— Je ne pense pas, fit à son tour Fernande qui ajouta :

— Je vais aller voir en haut.

En apprenant que le frère de ses amis se trouvait de nouveau à St Antoine, Paule sentit le sang lui monter aux joues comme si les yeux de jais qu’elle n’avait point oubliés se fussent posés sur elle.

Mme Beaudette arriva avec sa belle-sœur, le plus jeune des cousins qui pouvait avoir treize ans et rappelait d’une façon frappante le docteur et enfin les fameuses cousines, au nombre de deux seulement.

Rosa était grande et blonde, avec un teint brouillé. Bernadette plus petite, brune et les yeux pointus.

Après que Fernande les eût nommées à Paule, elles s’assirent tout au bord de leurs chaises et s’appliquèrent à prendre un air indifférent ; mais à la dérobée, chaque fois qu’elles en avaient la chance, elles dévoraient du regard l’étrangère.

Avec le dernier contingent, c’est-à-dire son oncle et ses deux cousins, Henri parut. Il salua Paule qu’il ne parut pas autrement surpris de retrouver là, chez lui, puis il s’en fut s’assoir non loin de son père.

La tante, d’aspect un peu morose, mais sans doute femme de tête, à en juger par ses réflexions, engagea aussitôt la conversation avec les hommes pendant que Marthe aidait sa mère et que se libérant peu à peu de leur excessive réserve, les cousines commençaient d’adresser à Paule un véritable questionnaire.

Justement, celle-ci remarquait son isolement au milieu de ce cercle familial et elle regrettait maintenant, d’avoir cédé au caprice de Marthe.

— Vous ne connaissiez personne, ici, avant de venir ? demandait Rose dont la voix était coulante, mesurée et les yeux gris pales comme ceux de Mme Deslandes.

— Non, répondait Paule, personne. Cependant, ajouta-t-elle, je suis née tout près d’ici, à Ste Croix où ma mère a toujours vécu.

Cette révélation produisit un véritable coup de théâtre, au point que, pour un moment, les cousines en oublièrent tout à fait de se surveiller.

D’un groupe à l’autre, une sorte de courant magnétique s’établit et tous, se tournant vers Paule, se mirent en frais de discuter son cas.

— Benjamin Côté, oui, j’ai rencontré ça un jour, déclara de sa voix lente le frère du docteur qui était grand, osseux, tout en force. C’était dans le rang de l’église, chez un nommé Barabé où j’étais allé marchander des volailles. Il est arrivé, lui, avec sa femme. Un blond, il mesurait bien six pieds, le visage rouge un peu. Parlait pas beaucoup. Elle, c’était une créature maigre, les os sortis…

Après des pourparlers qui se prolongèrent durant une vingtaine de minutes, il fut établi que des parents restaient à Paule non seulement à Ste Croix, mais à St Antoine même, dans les Fonds qui forment comme un hameau de pêcheurs et de navigateurs. Un vieux Boisvert demeurait là qui avait épousé une cousine de Benjamin Côté ; leurs enfants étaient tous établis, hormis la plus jeune maintenant ; vieille fille, laquelle vivait auprès d’eux.

— Irez-vous les voir, Mademoiselle ? questionna Bernadette, avec un regard défiant.

— J’y compte bien, répondit Paule.

À table les cousines touchèrent à peine aux mets qu’on leur servait. De leurs voix flutées, en chiffonnant leurs lèvres, elles déclaraient n’avoir pas faim, et Henri, aussi jeune, aussi gai que l’autre soir, se désolait à voix très haute de cet incroyable manque d’appétit.

Près de Paule, Marthe trépignait d’impatience.

Aussi vit-elle sans regret ses parents s’éloigner quand fut venue l’heure du départ ; mais elle défendit bien à Paule d’en faire autant. Continuant de s’isoler avec sa jeune amie, elle l’accablait littéralement d’attentions et de démonstrations d’amitié. Si bien que Fernande finit par s’interposer.

— Tu n’es pas raisonnable, Marthe, reprocha-t-elle. On dirait que Paule t’appartient. Moi aussi j’en veux ! assura-t-elle.

Suivant toujours son idée, elle alla vers l’angle le moins éclairé de la pièce et elle se mit en devoir de débarrasser une petite table massive qui se trouvait là.

Son frère s’approcha.

— Où veux-tu porter cela ? demanda-t-il.

— Près de Marthe. Nous allons jouer au paradis. Es-tu des nôtres ?

Fernande seule eut connaissance de la réponse qu’Henri donna sans voix, par la seule expression de son visage.

Il se pencha et souleva la table.

— Le temps de dire ciseaux, promit-il à sa sœur, et tu vas voir ton désir accompli.

— Paule, demandait la plus jeune des demoiselles Beaudette, savez-vous jouer au paradis ?

— Non, avoua la jeune fille.

— Si vous n’y avez pas objection, nous allons vous l’apprendre. La lettre en est grosse, vous savez : le chiffre qui apparaît sur les dés vous permet de franchir autant de lignes sur la route du paradis. D’ailleurs, nous allons commencer et nous vous expliquerons à mesure : vous comprendrez mieux.

D’un tiroir dissimulé sous la table, elle sortait le carton marqué des quatre routes qui conduisent au paradis, les jetons et les dés ; puis, elle s’assit en face de Marthe, laissant son frère prendre place vis-à-vis de Paule.

Mme Beaudette s’était installée sur la chaise de repos, près d’une fenêtre et elle se préparait à parcourir quelques revues, pendant que son mari endossait vivement son pardessus.

Dehors, les cloches sonnaient en joyeuse volée.

— Jamais, remarqua Fernande, quelque temps qu’il fasse, papa ne manque les vêpres.

Paule apprit à ses dépens que le paradis n’est point si facile à emporter d’assaut. Tant que la route nous est réservée, cela va bien ; mais que le prochain s’y faufile à son tour et tout est compromis. Finalement, ce fut Fernande qui remporta la palme.

On recommença la partie. Paule s’amusait comme une enfant et ses joues se coloraient d’une délicate poudre rose.

Marthe parlait à peine, les lèvres jointes, elle paraissait savourer le bonheur d’un entourage à son gré et toujours, elle usait envers Paule de quelque procédé affectueux.

Par ailleurs, Henri manifestait presque autant de réserve que sa sœur ; seulement, sa vivacité naturelle, son tempérament de feu lui jaillissaient, pour ainsi dire, par tous les pores et, comme à l’ordinaire, sa seule présence suffisait à maintenir l’entrain.

Pour l’heure, c’était Fernande qui faisait le plus de bruit par son babil un bruit tout agréable et intéressant.

— Oh ! toi, la grande main fine, j’en ai le cauchemar, s’écria-t-elle à un moment donné, comme Henri avançait, en toute simplicité, ses jetons sur la carte. Sais-tu, reprit-elle à brûle pourpoint, tu devrais te spécialiser dans la chirurgie…

— Mais, répliqua t-il, si ça peut te faire plaisir ?

Elle s’expliqua.

— J’ai lu dans Conan Doyle l’histoire d’un vieux chirurgien qui boudait les inventions modernes et, en particulier les instruments perfectionnés dont se servaient ses jeunes confrères. Et, un jour que tout ce monde-là était à opérer un pauvre homme de la pierre l’opérateur commença de pâlir et d’avoir la sueur au front, car, il avait beau fouiller avec ses outils, il ne trouvait pas la pierre. Ils allaient se résigner à refermer le malade, quand, en ricanant, le vieux chirurgien s’approcha. Il avait de longs doigts secs comme les tiens, Henri, et les ayant plongés dans l’ouverture, triomphant, il les sortait bientôt en tenant la pierre.

— Très encourageant ton petit conte, approuva le jeune homme, mais je n’ai pas que des doigts et des mains, sais-tu, j’ai aussi des jambes, de longues jambes qu’il me faut replier parce que la table est basse…

— Un peu de patience, interrompit sa sœur. Tu ne vois pas que j’approche encore une fois du paradis ? Laisse-moi y arriver et après, je te fournirai le moyen de les délasser, tes jambes.

— Une commission ? demanda-t-il vivement.

— Tu n’y es pas. Tout simplement, si personne n’y a objection, nous allons demander à maman de faire un peu de musique et nous danserons.

À cet énoncé, Paule sentait, comme le chirurgien maladroit dont il venait d’être question, le sang se retirer de son visage. La pensée qu’Henri pourrait s’offrir à la faire valser, qu’elle devrait s’appuyer à son bras et se laisser emporter par lui à travers la salle la remplissait d’une terreur soudaine vraiment insurmontable.

Sa résolution fut immédiatement prise et elle en fit part à ceux qui l’entouraient : elle devait se retirer et ne point inquiéter Mme Deslandes.

— Qu’est-ce qui vous presse ? se récrièrent les jeunes filles. Mme Deslandes est peut-être à l’église en ce moment et vous demeurez si peu loin que si l’inquiétude la tourmentait, elle viendrait bien vous chercher…

Mais Paule resta inébranlable.

Par exemple, elle ne s’attendait aucunement à la proposition que lui fit Henri de la reconduire ; n’ayant pas de raison de lui faire grise mine, elle accepta.

Lorsqu’ils furent seuls, sur le trottoir, le jeune homme eut un long sourire et il dit :

— Que vous êtes calme, mademoiselle ! Je n’ai encore jamais relevé un pareil sang-froid chez une jeune fille de votre âge. Il est vrai, ajouta-t-il, que vous êtes blonde, ce qui explique bien des choses. Les races blondes au teint blanc sont ordinairement flegmatiques. Voyez les Anglais, les Allemands. les Russes et, en général, tous les habitants des pays froids. Mais ce n’est plus la même chanson quand il s’agit des méridionaux : les Italiens et les Espagnols, par exemple. Ceux-là ont du soleil sous la peau et du feu dans les veines…

— Mais, s’interrompit-il, c’est mon père qui est là : je ne l’avais pas reconnu.

Au bord du trottoir, deux hommes causaient, en effet, les mains derrière le dos.

— Bonsoir papa, fit Henri en saluant.

Le docteur tressaillit, en fronçant les sourcils, comme sous l’effet d’un profonde surprise et Paule ne sut point s’il avait répondu au souhait de son fils.

— Pour en revenir à ce que je disais… reprenait Henri.

Mais il s’interrompit devant le regard humble et profondément triste que Paule levait vers lui.

— Ce n’est pas ma faute, murmurait-elle, si je suis ainsi.

— Comment donc ! s’écria-t-il. Est-ce qu’on vous en fait reproche ? Je vous assure que vous êtes très bien comme vous êtes… Absolument très bien !

Ils étaient déjà arrivés.

— Je vous ai fait de la peine, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Et elle vit tressaillir tous les muscles de son visage.

— Mais non, protesta-t-elle. Seulement, d’autres ont déjà fait cette réflexion que j’étais froide.

— Pas froide, corrigea-t-il : réservée, de sang-froid… Vous avez beaucoup de tenue. Là, me suis-je expliqué, enfin ?…

Il souriait toujours, en parlant d’un ton badin, mais au fond, il était extrêmement mécontent de lui.

— Je lui ai fait de la peine, se répétait-il après l’avoir quittée. Cette maladresse d’aller disséquer son tempérament, comme si ça pouvait l’avancer à quelque chose. Je pense que je lui ai fait de la peine, gros !…