L’expiatrice/18

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Éditions Édouard Garand (p. 42-44).

XVIII


C’est, de nouveau, la belle saison, les journées longues et chaudes, les chants et les bruits d’ailes dans les arbres, la poussière dans les rues.

La Pension commence à se dépeupler. Comme à l’ordinaire, les messieurs Dufresne sont partis les premiers et c’est depuis qu’ils ne sont plus là, précisément, que Raymonde broie du noir. Cet après-midi, sa sœur la trouve prosterné dans un fauteuil de l’atelier les yeux clairs et fixes, ses lèvres tendues comme sur quelque rigide secret.

— Qu’y a-t-il donc, ma grande ? s’informa Noëlla. Tu as l’air tout chose.

— Il y a… Il y a que je suis malade !

— Vraiment ? compatit la cadette. Et qu’est-ce qu’il faudrait pour te ramener ?

— Mais des bons soins, de la tendresse, du dévouement…

Noëlla passe son bras autour du cou de sa sœur et elle lui donne un baiser. Mais, en se penchant, elle a aperçu le poing crispé qui retient évidemment quelque chose.

— Que caches-tu là ? s’informa-t-elle.

Sans résistance, Raymonde se laisse ouvrir la main et, quand elle a déplié le papier, Noëlla reconnaît la dernière lettre de Paule.

L’aînée s’est redressée.

— La vérité, Noëlla, exige-t-elle. Tu ne trouves pas que Paule a changé du tout au tout, depuis qu’elle est là-bas ?…

— Elle est plus gaie, c’est sûr.

— Plus gaie… Ses dernières lettres sont des cris de joie. Elle que nous avons toujours connue si maîtresse d’elle et, après tout, un peu triste, mélancolique au moins.

… Rappelles-toi, d’ailleurs, ses premières lettres de St Antoine.

— Quant à celles-là, cela se comprend. Mets-toi à sa place, Raymonde.

— J’admets qu’elle devait éprouver quelque gêne à nous livrer son âme ; oui, je l’admets. Mais alors, qu’est-ce qui peut bien l’avoir rassérénée, tout d’un coup ?

— Je suppose que les forces lui sont revenues et que cela lui aide à reprendre pied. À son âge, les réactions sont faciles.

— Eh bien, jette Raymonde comme un défi, si sa santé est meilleure, pourquoi n’irions-nous pas la chercher ?…

— Avoue qu’elle t’a manqué ?… suggère doucement Noëlla.

— Je l’avoue. La nature humaine est bien infirme, bien souvent en contradiction avec elle-même…

Raymonde a parlé lentement et l’esprit visiblement tiraillé par une préoccupation tenace. Quoi donc ? Noëlla se penche et, devant le regard presque trop expressif elle comprend.

Pour Raymonde, elle retrouve cruellement en elle-même cette image qui l’obsède. Édouard, en randonnée de vacances, et qui surgit inopinément à St Antoine de Tilly ; inopinément à moins que ce ne soit après un projet bien arrêté, bien mûri…

Puisque sa sœur l’a pénétrée, Raymonde n’hésite plus à penser tout haut. Ce sera peut-être, pour le moment, le plus efficace remède aux malaises dont elle se targue.

Noëlla ne trouvait-elle pas qu’il avait supporté bien facilement la séparation ? De lui-même, s’était-il informé d’elle trois fois, en tout ? Et quelle indifférence superbe lorsqu’il était, devant lui, question de l’absente ! Et on le savait si fermé, si retors. Mais surtout, pourquoi cette extraordinaire progression de joie, chez elle, à mesure qu’approchait l’été. Pourtant Mme Deslandes ne signalait rien de nouveau. Ah ! que Raymonde eût voulu pouvoir réunir en ses mains, tous les fils de cette ténébreuse affaire.

À quelque temps de là, un soir qu’elles gagnaient ensemble leur chambre commune, Raymonde dit :

— Si tu le veux, Noëlla, ce sera pour demain le voyage à St Antoine.

— Mais Paule n’est pas avertie, objecta la cadette.

— Eh bien, nous la surprendrons.

Paule reposait dans le hamac, bien à l’ombre, alors qu’autour d’elle montait l’ardente réverbération du soleil de deux heures. Elle avait ramené les franges sur elle et de tout son corps virginal, la tête seule émergeait, d’un calme marmoréen, au repos sous la blonde parure des cheveux bien lissés. On eût dit une jeune morte du pays des Natchez.

Quand elle eut quitté, puis renvoyé la voiture, mue par une sorte d’instinct, Raymonde se dirigea tout droit vers le hamac et, devant la pure apparition, l’attendrissement le disputa en elle à un horrible mouvement de dépit. Cependant, en regardant avec une attention plus soutenue, elle remarqua quelque chose d’heureux qui paraissait flotter autour des lèvres roses et, encore une fois, elle eût tout donné pour savoir quelles images peuplaient ainsi les rêves de Paule.

Elle revint sur ses pas, sa sœur la suivant toujours comme son ombre, jusqu’à la porte d’entrée où elle s’annonça en tournant légèrement la sonnette.

Mme Deslandes aussi s’était abandonnée aux douceurs du sommeil, mais l’appel de la sonnette la mit aussitôt sur pied et, quand elle reconnut les inattendues visiteuses, elle se confondit en excuses. Elle fit même un tel ramage que Paule s’éveilla, dans son hamac. En reconnaissant les voix de Raymonde et de Noëlla qui lui parvenaient distinctement, elle crut rêver et posa les mains sur son cœur. Puis, résolument, elle se dirigea vers la maison.

Raymonde la vit entrer timide, les yeux inquiets, mais un sourire d’espoir voltigeant tout de même sur les lèvres et elle parut déconcertée.

— Mais… dit-elle. C’est toi, Paule ? Et bien, qu’est-ce qu’on dit aux cousines ?…

Et elle lui ouvrit les bras.

Paule est déçue. Depuis une demi-heure peut-être qu’elle cause avec ses parentes, elle se sent observée, étudiée, retournée et cela lui rappelle l’ancienne défiance qu’elle a si bien perçue en entrant à la Pension. C’est dur. Aussi sent-elle son cœur se contracter comme les feuilles des sensitives.

Raymonde consulte sa montre et elle comprend qu’il lui faut enfin aborder la grande question.

— Écoute, Paule, dit-elle. Tu vas vraiment mieux. La campagne t’a réussi et nous en sommes fort heureuses, Noëlla et moi. Donc, si tu désires revenir à Montréal, nous pouvons te ramener tout de suite là, avec nous.

Dans le saisissement de sa surprise, la jeune fille rougit sans répondre.

— Tu es absolument libre, se hâte d’ajouter Raymonde.

Paule sentit en elle un conflit. Elle ne se souvenait pas d’avoir encore été la proie d’une irrésolution aussi grande. Est-ce si elle demandait à rester que ses cousines la jugeraient plus mal ou si elle acceptait leur offre de partir ?… Et elle-même, qu’est-ce qui la tentait davantage ?…

La conversation dévia, mais Paule continuait à tourner autour de la proposition inattendue sans sortir de sa perplexité.

Son trouble n’échappait point aux cousines qui, bientôt, répétaient leur question.

— Eh bien, que décides-tu ?

— Je ferai ce que vous voudrez, promit la jeune fille.

— Pas du tout, se récria Raymonde. Tu es libre. Agis absolument comme tu l’entendras. C’est pour toi comprends-tu ?…

— Alors, fit-elle avec une sorte de précipitation et son front s’empourprant, j’aimerais attendre encore un peu.

Raymonde laissa échapper un : « Ah » énigmatique pendant que, dans un mouvement de bonté, Noëlla entreprenait de démontrer combien cette préférence était naturelle.

— C’est si beau, la campagne, l’été, dit-elle. Le bon air te fera du bien. Déjà, je t’assure que tu en as beaucoup gagné.

Mais ces paroles éveillaient dans la salle un singulier écho. Chacune, même Mme Deslandes, sentait un poids sur sa poitrine.

Après cela, les demoiselles Rastel n’avaient plus qu’à se retirer, d’autant que leur voiture était à la veille de revenir. Elles auraient aimé, dirent-elles, rendre visite au docteur Beaudette, mais il était à la ville et les deux sœurs refusèrent la proposition que leur fit Paule de les conduire à Mme Beaudette et à ses filles.

— Ce sera, promirent-elles, pour notre prochain voyage, si nous devons revenir. Aujourd’hui, nous nous contenterons d’entrer à l’église et d’y faire une petite prière, puis, nous nous sauverons au plus tôt car notre vieux papa serait trop inquiet si nous allions tarder à revenir.

Sous l’entrain voulu des paroles, Paule croyait sentir le blâme, la froideur. Vingt fois, elle eut l’idée de rétracter ses paroles ; mais quelque chose, la crainte sans doute d’accentuer sa bévue, la retenait. Sa tête se perdait un peu.

Ce fut presque un soulagement, pour elle, de voir arriver la voiture ; surtout de la voir repartir.

Mais sa journée était gâtée. Jusqu’au soir, elle garda une gêne horrible qui paralysait ses mouvements et faisait naître, en sa poitrine, d’interminables soupirs.

Puis, jour après jour, elle se remit.

Elle s’était laissé dire qu’Henri arriverait bientôt pour un séjour de deux mois à St Antoine et, comprenant que la présence du jeune homme chez lui mettrait une restriction à ses libres allées et venues, elle multipliait en attendant les visites à Marthe et à Fernande.

Or, une fin d’après-midi qu’elle songeait ainsi à arrêter, en revenant des Fonds, la voix de Marthe lui parvint distinctement, de l’intérieur. La jeune fille parlait un peu fort comme qui est outré.

— Je ne condamne pas ton opinion, disait-elle. Chacun est bien libre de juger comme il l’entend. Mais si je ne peux pas trouver moi, qu’elle est jolie…

Un murmure indistinct lui répondit.

— Mettons, reprit Marthe, que je sois la seule, dans le monde entier, à penser ainsi. Et après ? Est-ce qu’il ne m’est pas permis de juger avec mes facultés à moi ? Si tu y tiens, je t’accorderai qu’elle est belle : une belle statue ; un peu disproportionnée pour la taille, par exemple… Elle est grande comme un homme…

Encore le murmure.

— Mon Dieu, reprenait la même voix impatiente de Marthe, c’est bon : comme tu voudras ! En tous cas, elle n’est pas jolie. Cela, je n’en démordrai pas. Elle manque de charme, de vivacité. Mais, conclut-elle, je pense qu’au point où tu en es, il est bien inutile à moi de vouloir discuter. Après tout, pour ce que cela m’est égal…

Dans la salle à manger où Paule la retrouva, Marthe était seule. Elle se porta au-devant de son amie, lui passa son bras autour du cou et, en une de ces explosions de tendresse dont elle lui avait plus d’une fois donné le spectacle elle l’embrassa avec force. Puis elle la fit asseoir et, assez longtemps, elles causèrent de choses et d’autres. Parfois, Marthe s’exprimait avec une grande douceur, tandis qu’à d’autres moments il lui échappait des mots aigres qui témoignaient de sa précédente irritation et dont Paule éprouvait l’impression la plus pénible. Elle fut heureuse de pouvoir enfin se retirer.

À quelques pas de chez elle, elle croisa Henri qui la salua avec empressement.

— Bonjour mademoiselle ; comment allez-vous ? dit-il.

Sa voix était gaie, alerte, mais son regard abattu. Il devait être très las ou soucieux. D’ailleurs, après quelques phrases banales et en un mouvement de confiance dont elle demeura touchée, il lui avoua que ces vacances qu’il s’accordait — en les devançant d’une huitaine — ne recevaient pas une approbation générale.

— Mon père est fort mécontent de moi, dit-il. Il aurait préféré que je finisse l’année à l’hôpital. Pourtant, je suis prêt à adopter, ici, tous ceux de ses clients qu’il voudra bien me confier. Vous savez qu’on le demande jusqu’à St Appollinaire et Ste Croix. C’est beaucoup trop de fatigue pour un homme de son âge. Seulement, voilà, conclut-il avec un sourire malicieux : satisfaire tout le monde en se contentant soi-même, c’est bien le problème le plus difficile de tous ceux qui peuvent se poser à cette pauvre humanité de misère. Mieux vaut, je crois, en prendre son parti.

Et là dessus, moitié rasséréné, il prit congé d’elle.