L’expiatrice/20

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Éditions Édouard Garand (p. 46-48).

XX


Depuis au-delà d’une semaine, un spectacle aussi inattendu que déconcertant se prolonge sous les yeux de Paule : Mme Deslandes est de mauvaise humeur. Cela a commencé à Luceville, au débarqué du train : la bonne dame a tout de suite marmotté des choses contre l’insuffisance de l’éclairage ; puis, elle a trouvé que l’auto manquait de moelleux ; à l’hôtel où il a bien fallu passer la première nuit, ç’a été plus accusé encore. Réflexions amères, gestes d’impatience, mouvement raides et brusques, rien n’a manqué à la démonstration et à côté de ce personnage fabuleux — Mme Deslandes hors de son caractère — Paule se faisait toute petite.

La visite, effectuée le lendemain, de cette maison que le gendre du docteur mettait gratuitement à leur disposition fut un désastre. Il est certain qu’auprès de la spacieuse et confortable demeure de St Antoine, celle-ci ne paye pas de mine : quatre pièces exiguës, au plancher noueux et aux poutres saillantes, surmontées d’un grenier. Quant aux meubles, il valait d’en parler. Mme Deslandes a bien trouvé, entassés pêle-mêle dans un coin de la cuisine, un vieux poêle couvert de rouille, une couchette de fer à l’émail tout éclaté, une table massive, par exception assez bonne, quatre ou cinq chaises boiteuses, contrefaites et branlantes, sous leur couche de vermillon, une batterie de cuisine à peu près complète, mais dont un seul article, un seul, était exempt de trous ou d’écornures, un rouleau de catalogues usagés et, enfin, un vieux balai ceint d’une étoffe noire et dont tous les brins se retroussaient du même côté.

— Nous voilà riches ! s’était écriée, avec un rire d’énervement, Mme Deslandes.

Désolée, Paule avait murmuré :

— Qu’allons-nous faire ?

— Ce que nous allons faire ? Mais, écrire à Montréal et demander du crédit. Nous ne sommes pas des sauvages pour manger avec nos doigts et dormir roulées dans des peaux.

Paule avait rougi en étouffant un soupir. Les dons de ses cousines l’atteignaient toujours en pleine fierté.

Après l’échange d’un double télégramme, une couchette neuve, quelques articles de faïence et des ustensiles pour la table, quatre chaises très neuves aussi et dont le vernis adhérait, au toucher, avaient fait leur entrée dans la maison, en compagnie d’une grosse « tortue », celle-ci de seconde main. Il avait fallu installer tout cela en procédant à un nettoyage complet de chaque pièce et puis, acheter encore tel et tel objet dont l’absence se découvrait à mesure des occasions. C’était à n’en plus sortir et Mme Deslandes ne décolérait pas.

Un jour, cependant, que la bonne dame faisant trêve à son zèle rageur s’accordait quelque reprit, Paule se risqua à lui dire.

— Je crois, Mme Deslandes, que Ste Luce ne vous plaît pas beaucoup…

Devant le sourire d’ange qui accompagnait cette réflexion, la coupable tressaillit et, tournant vers la jeune fille ses yeux las et troubles :

— Qu’est-ce qui vous porte à croire cela ? demanda-t-elle.

Paule pencha la tête.

— C’est une supposition que je me permets, répondit-elle. Car, si vous deviez vous déplaire ici, Mme Deslandes, je n’accepterais pas que vous y demeuriez pour moi. Je suis bien sûre que quelque famille accepterait de me prendre en pension.

— Que vous êtes jeune, ma petite enfant ! Oubliez-vous donc comment on nous a traitées, à l’hôtel ?… Je ne vois pas pourquoi on vous donnerait mieux, chez les particuliers. Fiez-vous à mon expérience. Sans compter que cela vous coûterait très cher, quelque chose comme le double de ce que nous dépenserons, ici, avec nos habitudes simples. Enfin, à part le confort matériel, il y a aussi la question du confort moral. C’est des personnes de votre qualité qu’il a été dit qu’elles ne vivaient pas seulement de pain. Croyez-moi : vous y gagnerez encore à garder auprès de vous cette vieille grognon de Deslandes.

Afin sans doute, de sceller sa résolution, le lendemain qui était un samedi Mme Deslandes s’en fut à confesse et dès ce moment, la paix, l’ineffable paix refleurit autour de la jeune fille.

Pour elle, la pauvreté de la maison lui était assez indifférente. Jeune et souple, austère par nature et depuis longtemps façonnée aux privations, sa vie intérieure l’absorbait ailleurs trop pour qu’elle accordât une attention autrement que superficielle à ce qui l’entourait sans la pénétrer.

Son âme était restée à St Antoine et, bien souvent, c’est Henri qui l’occupait toute. La dernière scène qui avait marqué leur séparation, surtout la hantait et c’était pourtant la seule qu’elle se défendît de revivre. Le spectacle du jeune homme ramassant son chapeau, puis, s’en allant la remplissait d’une mélancolie intense. Un jour, deux jours, elle restait alors prostrée et Mme Deslandes déjà témoin, récemment, de cette humeur bizarre, se creusait la tête pour en découvrir le motif.

Au Foyer aussi, Paule avait sombré dans cette sorte de neurasthénie. C’est elle-même, Mme Deslandes qui avait donné l’alerte et Mlle Dufresne avait paru faire le plus grand cas de son avertissement. Peu après, les demoiselles Rastel adoptaient l’enfant.

Qui sait si, en dépit de son jeune âge, Paule n’avait pas déjà supporté de grands chagrins ? Cette suggestion, Mme Deslandes s’en défendait mal. De toute façon, ce qui convenait à la jeune fille c’était de sortir d’elle-même et, avec ingéniosité, celle qu’on avait commise à sa garde s’employait à lui faciliter la tâche. Tant que la température resta clémente, elle ne cessa de l’inciter à quitter la maison et à aller respirer les fortifiants effluves de l’air salin, tout en prenant un peu d’exercice.

Paule, d’ailleurs se montrait fort docile.

L’aspect sauvage et dénudé de Ste Luce où les arbres sont rares à cause paraît-il, de la continuité du vent qui souffle de la grève et où les maisons frileuses gardent à l’année leurs doubles fenêtres, toute cette apparence désertique qui déprimait Mme Deslandes répondait, chez elle, à d’obscures aspirations. Elle aimait s’approcher du fleuve qui creuse à cet endroit une anse et contempler à satiété les vagues bleues, grises, ou vertes après une tempête de vent, et qui s’élevaient puis s’écroulaient avec un bruit sourd. Ensuite, elle allait prier dans l’église neuve aux belles verrières et de pur style roman, qu’on a bâtie à l’extrémité de la pointe la plus considérable de l’anse. Vue du village, ainsi agenouillée sur sa langue de terre l’église semble émerger de l’eau.

Mme Deslandes eut tôt fait de lier connaissance avec celui-ci et avec celle-là mais, pour Paule, elle ne voulut point consentir à se créer des relations.

— Quand ces jeunes filles seraient moins raffinées que vous, Mlle Paule, et qu’elles s’exprimeraient en un langage moins correct, elles ont toujours la fraîcheur de leur âge et souvent des délicatesses naturelles…

— Ce n’est pas la question, Mme Deslandes. Peu m’importe qu’elles parlent bien ou mal. D’ailleurs, je n’en connais aucune : c’est peut-être moi la plus ignorante…

— J’en doute. Mais enfin, où voulez-vous en venir ?

— Je veux dire que je penserai à tout cela un peu plus tard. Pour le moment, je n’ai besoin de personne ; des amies, j’en ai assez maintenant.

Impossible de réduire cette petite obstinée sur d’autres points, si facile.

Entre deux semonces, Paule retournait a ses méditations. Il lui était indifférent que novembre tirât à sa fin et, par son ciel couvert et son haleine plus rude présageât cette saison froide dont Mme Deslandes se faisait un épouvantail. St Antoine importait beaucoup plus, à ses yeux, que Ste Luce où il semblait qu’elle venait seulement d’arriver et pour fort peu de temps. À St Antoine, son âme s’était ouverte et son esprit avait mûri. Sans doute avait-elle peu tardé à y cueillir « l’herbe amère de la souffrance », mais Marthe, par exemple, en la rejetant de son cœur, ne lui avait pas fait un vrai mal. Un peu plus le docteur par qui elle avait connu ce que peut être la dureté d’un homme, mais qui, d’autre part, lui avait donné le spectacle d’une conscience supérieure ; n’avait-il pas poussé le souci de sa santé corporelle jusqu’à se donner la peine de rédiger, à son sujet, une longue lettre pour le confrère de Ste Luce ?…

Le vrai mal lui est venu de Henri. Toutefois, il se peut qu’elle aussi soit coupable vis à vis du jeune homme. Elle lui a jeté bien bénévolement cette révélation : « Je me destine au couvent »… Qui sait si le coup n’a pas été terrible pour lui qui paraissait épris !… Avait-elle bien agi, seulement, en lui confiant ce secret ? En elle, une voix, aussitôt, avait protesté qu’elle s’abusait et sciemment ou non ne disait point la vérité.

Pendant des jours, Paule oubliait ce curieux mouvement de son âme ; d’autres fois, au contraire, son rappel la précipitait dans un abîme de pensées angoissantes.

On la disait faible, profondément anémique : si une langueur incurable la rendait impropre aux austérités du cloître, que deviendrait-elle ? Lui serait-il davantage permis de gagner sa vie elle-même ?… Combien de fois, au Foyer, n’avait-elle pas ouï cette plainte :

— « Si seulement j’avais de la santé »…

Le prêtre à qui, le premier elle avait soumis son projet de vie religieuse lui avait immédiatement conseillé et de faire silence sur sa décision et d’attendre !

Sa grand’mère n’avait-elle pas craint, de sa part, une précipitation funeste ? Et, après elle, sœur Éloi, Élisabeth, Édouard lui avaient répété à plaisir :

— « Attendez. Ne vous pressez point ».

Henri, avait protesté, lui :

— « Ce n’est pas sérieux ? »…

C’est après ces ébranlements que la jeune fille sombrait dans les longs silences qui tourmentaient sa gardienne.

Au milieu de son désarroi des doutes l’effleuraient de leur aile froide. Elle pouvait s’être trompée en préjugeant, si jeune, de ses aptitudes. Il en est qui entrent, de bonne foi, dans les monastères et qu’on renvoie ensuite en leur disant qu’ils n’ont point la vocation. D’autres se laissent circonvenir ou réussissent à abuser leurs supérieurs quittes à reconnaître leur erreur lorsqu’elle est devenue irrémédiable. Ceci, Paule croit bien l’avoir appris d’Édouard un soir qu’il avait grandement scandalisé ses cousines par un discours qui ne leur était point destiné. Les cousines avaient prouvé qu’elles étaient promptes à s’emballer, promptes à se fâcher et fort entichées de leurs convictions.

Qui, ce soir-là, avait raison ? lui ou elles ?…

Paule ne désirait même pas qu’on lui répondit ; mais, qu’elle se sentait esseulée, parfois, en ce vaste monde cependant peuplé de millions d’êtres humains, orpheline sans frère ni sœur, comme elle était, et même sans fortune, sans santé et pour ainsi dire condamnée à repousser les appuis qui s’offraient