L’expiatrice/22

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Éditions Édouard Garand (p. 52-54).

XXII


Pour la première fois de la saison, la neige recouvre, de ses fleurettes immaculées, la tombe de Paule. À la Pension, tout est calme ; rien ne sort de l’ordinaire. Avec le jour qui baisse, voici Édouard qui rentre de ses cours. Le cousin des demoiselles Rastel paraît absorbé mais en même temps plein d’élan, comme si quelque force supérieure le conduisait. Il ne fait qu’entrer à sa chambre et, de son long pas souple, sûr, cette fois, de répondre à sa destinée, il se dirige vers le boudoir.

Raymonde y est seule, inoccupée et pensive. Encore un coup, il eût pu croire qu’elle l’attendait et cette magnifique réponse à son pressentiment secret le flatte.

Pendant qu’il lui débite les banalités ordinaires des revoirs, Raymonde se demande ce qui a bien pu l’amener. Lui-même, redoutant, malgré tout, de voir surgir quelque tiers, ne tarde pas à plonger sa main dans une poche intérieure de sa veste. La lettre qui s’y trouve, il la déplie et la tend à sa cousine en la priant de lire. À la vue du fatal papier, Raymonde n’est pas maîtresse d’un geste d’horreur et son visage se décompose très visiblement.

C’est ce qu’Édouard prévoyait.

Il remet la lettre dans sa poche, et, d’une voix soudain très basse :

— Vous l’aviez lue ? fait-il.

Elle avoue ce qui en est : que la description de Paule l’ayant éclairée, elle avait interrompu à cet endroit sa lecture.

— Qu’avez-vous conclu ?

— J’ai pensé, Édouard, reproche-t-elle avec une infinie tristesse, que vous nous l’aviez gâtée.

— J’avais donc vu juste ! mâchonne-t-il entre ses dents. Et, en punition, vous l’avez envoyée mourir dans cet exil ?…

— Mais Édouard !… Ne dirait-on pas, à vous entendre, que nous l’avons assassinée ? C’est pourtant l’avis des médecins que nous avons suivi. Nous lui avons donné Mme Deslandes. Nous nous sommes astreintes à lui écrire. Enfin, nous l’avons toujours laissée libre de revenir et nous sommes mêmes allées la voir, à St Antoine, en lui offrant de la ramener. Que pouvions-nous faire de plus, je vous le demande ?

— Rien, répondit-il. Mais je vous défends de croire que moi ou un autre ayons pu la gâter. Elle était incorruptible. Le mal n’aurait pu mordre au cristal de son âme et avant de se souiller elle-même elle aurait plutôt assaini le monde entier. En tout cas, il me plairait de savoir ce que vous lui reprochez ?

— Vous lui écriviez à la cachette…

— Et après ? Ce fut mon premier péché et, vous l’avez vu, tout anodine qu’était cette malheureuse lettre, elle s’est d’elle-même détournée. Paule n’en a jamais été effleurée.

— Si elle ne l’a pas lue, elle l’avait au moins acceptée.

— Que prétendez-vous là ? C’est moi qui l’ai semée dans l’escalier : je l’avais mise entre les pages de ce cahier que je lui apportais, le soir de son évanouissement.

Raymonde devint livide.

Noëlla, dit-elle, l’a vue monter à l’étage des pensionnaires.

— Jamais !

— Mais si, Édouard : toujours ce même soir de son évanouissement.

— Vous m’avez pourtant raconté que vous l’aviez eue près de vous jusqu’au moment de la conduire à sa chambre, pour la nuit ?…

— C’était avant le souper. Elle rentrait du couvent et, probablement aveuglée, elle n’a pas vu ma sœur dans le passage ; après avoir essayé d’y voir, cependant, comme si elle craignait d’être épiée, elle est montée.

Il s’absorba, décidé à trouver le mot de l’énigme.

— Ah ! fit-il enfin, en relevant le front, elle a dû distinguer tout de même quelque chose et elle aura pris Noëlla pour moi. J’aimais me trouver sur son passage, lorsqu’elle arrivait de dehors. Cela ne faisait de mal à personne… Je la saluais ; je provoquais de sa part une réponse et c’était suffisant pour une rencontre de hasard. Mais elle se réservait, en vue du couvent, et, ce soir-là elle était résolue à m’éviter ; je lui ai fait avouer. Voilà pourquoi elle aura passé par l’étage des pensionnaires, après avoir cru me voir, en bas.

— Édouard, vous parliez dans votre lettre de rendez-vous. Je me rappelle fort bien.

Lui aussi se rappelait. Accablé, il jeta :

— Nos leçons…

Cette fois, Raymonde ne trouva plus rien à objecter. Accoudée à son fauteuil, elle se couvrit le visage de ses mains et, la mort dans l’âme :

— Il y a eu dans tout cela, gémit-elle, une véritable fatalité.

Il approuva :

— Oui, une fatalité implacable.

Raymonde dégageait lentement son visage.

— Vous l’aimiez, Édouard ? demanda-t-elle.

Il inclina la tête.

— Mais puisque vous la saviez décidée pour le couvent, dites-vous ?

— J’espérais la toucher.

— Et après ?

— Eh bien, il n’y avait qu’une issue, que je sache : je me serais converti et je l’aurais épousée.

Maintenant, le sang colorait le visage de Raymonde.

— Vous aviez, jeta-t-elle, plus que le double de son âge.

— C’est vrai. Elle est venue bien tard…

— Cette fantaisie ne pouvait aboutir, Édouard. On ne se marie pas pour servir de père à son épouse. Chaque état comporte des règles et des lois.

— Le cœur ne connaît ni les règles ni les lois.

— Vous ne l’auriez pas gagnée. Si elle s’était refusée au commencement, c’est qu’elle devait se refuser toujours. Paule voyait juste, dès le premier pas. Et en admettant, par impossible, qu’elle se fût laissé apitoyer, vous n’auriez pas été heureux, ni vous ni elle.

Il s’était levé.

— Vous oubliez qu’elle est morte dit-il. Laissons reposer ses cendres en paix. Puis-je compter que vous expliquerez les choses à Noëlla ?

— Et à Élisabeth, Édouard, c’est affreux d’avoir erré à ce point. Merci à vous qui nous éclairez.

Le mois s’acheva et, l’on entamait décembre quand, un soir, M. Rastel parut, au souper, en compagnie d’Édouard.

— Je vous amène, commença-t-il, un méchant garçon…

Mais on l’avertit, au même instant, qu’il était demandé au téléphone.

À table, outre Raymonde et Noëlla, il y avait déjà Jean-Louis, qu’une maladie récente et fort grave a curieusement mûri et Louisette dont les cousines se passent de plus en plus difficilement. La petite amie de Paule recueillera, jusqu’au bout, l’héritage abandonné par celle-ci, car avec l’assentiment de leur père, ses protectrices viennent de lui constituer en dot la vieille maison de l’Assomption ; on l’a rachetée, ces temps derniers, en prévision du jour où il faudra remettre la Pension aux pupilles de M. Wilson, et quand Louisette se mariera elle en deviendra la propriétaire, mais c’est à une condition tout à fait raisonnable : qu’elle accepte à son foyer, M. Rastel et ses deux filles.

Le repas se poursuivait depuis assez longtemps lorsque M. Rastel se rappela la confidence interrompue. Ce fut au flegme parfait de l’intéressé qu’il laissa tomber ces paroles :

— Édouard vous a-t-il dit qu’il m’avait remis sa chambre ?

Les ustensiles s’échappèrent des mains molles de Raymonde ; ses yeux chavirèrent, dans leur orbite et c’est d’une voix effrayante d’altération qu’elle murmura :

— Vous vous en allez, Édouard ?…

Il fut satisfait. Cette minute, il l’attendait et il la savoura sans un sursaut de sa sensibilité. Raymonde lui devait cela pour son humiliante pitié du jour de la lettre, pour les années de servage, pour Paule… Quand elle aura beaucoup souffert par lui qui sait ?… Maintenant que Paule n’est plus là pour lui porter ombrage, et même à cause de Paule, peut-être lui deviendra-t-elle chère ?…

Il répondit :

— Le vagabondage et moi, nous sommes de vieilles connaissances et dès là que mon frère a fini ses études, rien ne m’oblige plus d’habiter le quartier. Jean-Louis, ajouta-t-il, est même fiancé ; il me quittera forcément, un jour ou l’autre…

Raymonde avait repris son maintien digne et elle remuait en elle de profondes réflexions : elle songeait à cette décisive influence qu’avait exercé sur son entourage, partant où elle avait passé, cette petite Paule si calme et discrète. Pour sa part, Raymonde attribuerait aussi bien la transformation de Jean-Louis aux mérites de l’angélique enfant qu’aux prières d’Élisabeth ; il lui doit, en tous cas, sa fiancée et il est très permis de supposer que Louisette, élevée à l’école du devoir, exercera sur son mari l’ascendance la plus heureuse.

Aussi, répondant au mot de son cousin : « Le vagabondage et moi »… elle dit :

— Vous serez seul, Édouard, à ne pas changer…

Saisit-il sous la phrase vague, la pensée entière ? Quoi qu’il en fût, il ne répondit point ; mais il cacha davantage ses yeux et, d’un geste coutumier, rabattit sur ses lèvres sa moustache rousse.


FIN