L’expiatrice/9

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Éditions Édouard Garand (p. 20-22).

DEUXIÈME PARTIE

IX


Certainement qu’elle n’est pas malheureuse, ici, la petite Paule. Ce serait un comble d’oser prétendre le contraire, alors que ses cousines et leur père qu’elle appelle son oncle, se montrent parfaits pour elle. Paule redoutait ses cousines : elles les croyait d’une part mondaines, dédaigneuses et frivoles et, d’autre part, assez prévenues contre elle pour qu’il en demeurât quelque chose jusque dans les bontés qu’elles auraient à son égard. Or, elles sont incroyablement simples, en leurs habitudes élégantes, sortent peu, confectionnent mille choses de leurs mains et veillent de concert et avec une vigilance de tous les instants au bon fonctionnement de la maison.

Et Paule ne peut, non plus, douter de la sincérité de leur affection, bien qu’un rien de défiance semble persister chez elles. Il vient, sans qu’elle s’en doute, de ce qu’on ne prend jamais en défaut cette étonnante sérénité qui déjà ébahissait les pensionnaires du Foyer aussi bien que leur directrice, cette parfaite maîtrise de soi et cette abnégation. Les jeunes filles de dix-sept ans n’ont pas accoutumé de briller par autant de pondération et, en évoquant malgré elles la silhouette inconnue de cette petite maîtresse d’école sans beauté, sans charme et peu aimée, paraît-il, des parents adoptifs qui l’élevaient qui avait su dompter un Norbert de Rocheblave, Raymonde et Noëlla se tenaient d’instinct sur la défensive vis-à-vis de l’enfant. Cette imperfection de leur confiance, Paule en ressentait le contre-coup fâcheux, mais sans en souffrir autrement. Elle s’y était comme accoutumée. Il faut bien, dans la vie, s’accoutumer à toutes sortes de choses pénibles.

M. Rastel père se montrait le plus délicieux des grand’papas, indulgent et franchement admiratif des perfections de leur pupille. Trois heures par semaine, Paule s’enfermait avec lui, dans son cabinet et là, le père de Raymonde et de Noëlla, le descendant du lutteur de 1793, ce Pierre qui avait travaillé au maintien de la langue française, expliquait à la jeune fille attentive l’histoire ainsi que les grandes et petites lignes de la politique canadienne. Paule saisissait parfaitement et son oncle la déclarait « une petite merveille d’équilibre ».

En fait, sans montrer des dispositions exceptionnelles pour quelque genre d’étude que ce fût, elle s’assimilait toutes les leçons avec une grâce aisée qui faisait le délice de ses professeurs. Car chacun s’ingéniait à lui passer son savoir : Raymonde lui apprenait à tenir un crayon, Noëlla lui enseignait le chant et la musique et jusqu’à Louisette, une petite fée de l’aiguille qui l’initiait aux secrets des ouvrages dits « de fantaisie ».

Les demoiselles Rastel n’entendaient pas que leur protégée fût inférieure à aucune des jeunes filles de sa génération.

Oui, en vérité, Paule pouvait se déclarer favorisée du sort. Elle qui avait pensé se briser de chagrin après certaine affreuse révélation. Certes, elle n’a pas oublié et elle ne sera plus jamais celle d’avant. Mais c’est curieux, tout de même, comme on peut en porter lourd sur ses épaules. Et on s’étonnera ensuite, qu’elle passe avec indifférence sur de petites piqûres de têtes d’épingle.

Cette dernière réflexion entraîne Paule vers un autre personnage pas très aimable, pas très commode et qui s’imagine peut-être lui faire souffrir le martyre parce qu’il lui montre un visage rogue à chacune de leurs fortuites rencontres… Pauvre monsieur !

— Un peu de chocolat, Paule ?

Paule revient à la réalité, sourit à Noëlla et laisse remplir sa tasse. Il est quatre heures et l’on goûte, autour de la petite table à thé, dans le salon-bibliothèque.

M. Rastel qui est gourmand a voulu lui aussi « prendre une bouchée », mais il s’en retourne déjà et Raymonde interroge :

— À qui pensais-tu ainsi, Paule, les yeux si loin, si loin…

Et Paule répond simplement :

— Au cousin Édouard.

— Édouard ? Mais que peut-il bien t’avoir fait ?

— Oh ! fit la jeune fille, obéissant à un besoin d’expansion rare chez elle, c’est qu’il paraît m’en vouloir depuis que j’ai ri, sur le bateau, vous rappelez-vous, cousines ? en revenant du Cap. Je comprends que j’ai manqué, en…

— Manqué ? Pas du tout, se récria Raymonde. Tu as bien fait de rire, Paule. Mais Édouard… Raconte-nous donc cela : est-ce qu’il t’a dit des choses blessantes ?

Paule secoue la tête. Mais non, mais non. C’est simplement qu’il lui fait grise mine chaque fois que le hasard les rapproche. Et on l’écoute si bien qu’elle se laisse aller à citer quelques exemples caractéristiques.

Mais Noëlla se met à rire.

— Tu aurais tort de t’affliger, mignonne, assure-t-elle. Il se peut fort bien que tu l’intimides simplement, car il est étonnant Édouard.

— Mais c’est moi, disait Raymonde, qui vais le mettre à la raison, ce trouble-fête. Si c’est permis ! s’indigna-t-elle en caressant de sa main les beaux cheveux de Paule. Sa conduite mérite une punition de première classe mais je me demande ce que nous pourrions bien lui infliger ?…

— Laisse donc, fit sa sœur. Il a passé l’âge des punitions.

— Qu’importe l’âge, s’il mérite toujours ? J’admets qu’il a pu agir, comme tu disais, sous l’empire de la timidité ou de quelque autre complication dont il a le secret. Dès lors… Eh bien, j’ai trouvé s’écria-t-elle, épanouie : je vais l’obliger de donner des leçons à Paule.

— L’obliger est un gros mot ; prends garde. Et quelles leçons veux-tu lui demander ?

— Édouard ne m’a jamais résisté lorsque j’ai pris l’offensive, assura Raymonde tout égayée au souvenir de ses prouesses passées. Ce n’est pas l’envie qui lui en manquait, bien souvent, mais que voulez-vous ? Il n’a pas le tour. C’est un talent dont il est privé : aussi, je ne lui reproche rien. Mais vous n’avez pas l’air confiantes toutes deux ? Et bien, mes belles, à demain. Je vous donne rendez-vous ici même et nous verrons bien qui l’aura emporté, de l’homme ou de la femme.

— Aussi, dit Noëlla, tu t’imposes toujours avec une conviction ! Tu serais fort capable de l’emporter.

— Je m’impose ? releva Raymonde. Je m’impose ? Répète donc, voir ?

— Et bien non, je ne répéterai pas, puisque ça te pique, mais n’empêche que je t’ai dit là une belle vérité. Quelles sont ces leçons que tu désires faire donner à Paule ?

— Je ne m’impose pas, déclara l’aînée. Cela ne signifie pas que je rentre sous terre à la première objection ; ce serait d’une belle politique… Quelles leçons je lui demanderai ? Mais de grec et de latin et aussi d’anglais puisque Paule ignore la langue de nos conquérants. On exige beaucoup des jeunes filles, aujourd’hui, et nous ne permettrons pas à Paule de se marier, avant qu’elle soit au moins bachelière.

— Tu ne mettras pas la philosophie au programme ?

Raymonde ne se fâcha point de la question.

— Un peu plus tard, dit-elle, papa pourra l’entreprendre. En attendant, nous pourrons conduire Paule aux cours de l’Université. Je pense, du moins, que cela peut se faire.

Et enthousiaste de sa trouvaille :

— Nous ferons mettre le petit pupitre dans ce coin, décida-t-elle, entre la fenêtre et la porte de l’atelier. De cette façon, lorsqu’ils seront assis l’un vis-à-vis l’autre, c’est Édouard que nous aurons de face et gare à lui s’il rechigne !

— Que tu es enfant, ma grande !

— Pas tant que ça. Mais il serait ridicule, autant que désagréable pour la petite, qu’Édouard persistât dans son attitude. J’ai su qu’il était doux avec ses élèves et excellent professeur. Il a de la conscience, Édouard. Il est probe. Vous imaginez-vous, d’ailleurs, que je n’aimerais pas mieux le voir passer ses soirées avec nous au lieu de le savoir sorti ou enfermé dans sa chambre, à se farcir la cervelle d’insanités ? Ah ! si tu savais, Noëlla, comme je les hais, ses livres !…

Le lendemain, Raymonde se vantait de l’avoir emporté haut la main sur ce méchant terroriseur de petites filles qui avait nom Édouard Dufresne et elle avertit Paule d’avoir à se tenir prête pour le lundi suivant.

Elle fit placer le pupitre comme elle l’avait dit dans le grand salon-bibliothèque qui était le lieu le plus ordinaire des réunions de la famille. Près des rayons se trouvait une table autour de laquelle, le soir venu, M. Rastel et ses filles se groupaient tout naturellement. Parfois, à la demande de son père, Noëlla passait dans le cabinet voisin qu’on nommait l’atelier et, en s’accompagnant elle-même, dans la demi-obscurité de la pièce, elle chantait, longtemps, de sa voix veloutée et pleine d’âme.

Et donc, les leçons commencèrent. Le cousin, sans doute, ne vit plus en Paule que l’élève car il se montra doux, comme avait promis Raymonde, en même temps qu’inflexible quant aux questions de méthode, de la marche à suivre, du programme à adopter etc. Il savait aussi dicter ses volontés d’un ton bref et autoritaire qu’il ne retrouvait plus en dehors du professorat. Ou bien cet homme était double ou bien il s’abusait étrangement en se croyant, comme il prétendait, ennemi des règles. À le voir guider autrui, on eût plutôt juré le contraire et que les mailles serrées d’une forte discipline lui convenaient comme un habit fait à sa mesure.

Il y avait bien trois semaines qu’Édouard donnait ses leçons à Paule, quand, un soir, il lui échappa un mot étonnant et qui eût fait la joie de Noëlla psychologue.

La séance se terminait et Paule fermait ses cahiers, rangeait ses livres lorsque, se penchant sur elle, Édouard lui demanda :

— N’est-ce pas que vous n’avez plus peur de moi, maintenant ?

La jeune fille leva des yeux grands de surprise et, ce qui lui apparut d’abord, ce fut l’entorse à la vérité. Irrépressible, un mot de franchise lui monta aux lèvres et, en souriant pour atténuer la crudité de l’aveu :

— Je crois bien, proféra-t-elle, que je n’ai jamais eu peur de qui que ce soit.

Une foudroyante irritation contracta les traits d’Édouard ; ses sourcils se joignirent et il jeta à l’impertinente un regard colère digne des plus mauvais jours. Puis, voyant qu’elle le considérait toujours avec le même calme étonné, ce fut lui qui se troubla ; il courba les épaules et parut soudain fort malheureux. Enfin, sa physionomie passait brusquement à une troisième expression : un sourire soulevait sa moustache tandis qu’un éclair bleu jaillissait du regard et, se levant pour partir :

— Vous êtes brave, félicita-t-il en laissant se soulever ses sourcils ironiques.