L’expiatrice/10

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Éditions Édouard Garand (p. 22-24).

X


Avec juin, les leçons de langue prirent fin, Édouard lui-même en avait demandé la suspension, une quinzaine avant son entrée officielle en vacances.

Les messieurs Dufresne passaient chaque année la saison chaude en dehors de la ville. Comme pied-à-terre, ils adoptaient la maison de campagne de leur sœur sise en Gaspésie, mais c’était pour n’y faire que de passagères apparitions : les parties, les excursions, les voyages les retenant au loin, la plupart du temps. Les autres pensionnaires désertaient aussi, au fur et à mesure de leur congé annuel et ces défections répétées prêtaient à la Pension un air de solitude qui donnait « les bleus » à Raymonde.

Cette année, la douce présence de Paule ne fut pas sans lui adoucir sensiblement l’épreuve, mais les deux sœurs n’en jugèrent pas moins désirables leurs habituelles randonnées en auto. Empêchées de s’absenter longtemps, à cause de l’incessante direction à donner, et incapables de se passer l’une de l’autre, elles avaient coutume de se distraire ainsi, par de courtes promenades aux environs de la ville.

Depuis certain accident qui avait failli lui coûter la vie, le vieux M. Rastel ne montait jamais en auto, mais Élisabeth, quelqu’un de ses frères et sœurs l’excellente Mme Deslandes aussi, depuis que Paule avait voix aux invitations, tenaient tour à tour compagnie aux trois femmes.

Le jour qu’on partit pour Varennes, suivant une promesse faite à Paule de l’emmener visiter la terre natale des siens, ce furent Louisette et ses deux jeunes frères, des garçonnets de douze et treize ans qui se trouvèrent du voyage.

En plus brun, Louisette ressemblait beaucoup à son aînée du Foyer : elle avait la même sveltesse élancée et un peu sèche, les mêmes traits menus dans un visage menu, mais quelque chose de plus vif et de plus précis, dans les mouvements et ses petites dents très blanches se montraient souvent et ses yeux bruns plus foncés que ses cheveux savaient jeter de vifs éclairs car elle était taquine et un brin moqueuse, sous le sérieux des jours graves. On s’accordait à lui reconnaître un « beau caractère » et « une nature sympathique ». Habituée jeune à ce rôle, elle faisait une délicieuse maman, auprès des petits et Paule l’aimait beaucoup.

C’était un clair matin de juillet. Sur la route ensoleillée, l’auto filait, rapide et l’on fut vite rendu. Le « manoir » où, à l’exception d’Auguste, étaient nés tous les Rocheblave jusqu’à Norbert n’existait plus ; fort vieux et n’ayant jamais reçu à temps les réparations nécessaires, il menaçait déjà ruine quand son dernier propriétaire s’était vu jeter en prison.

Mais la Maison-seconde de l’Assomption qu’on visita au retour se dressait toujours, solide et calme.

— C’est M. de Salaberry, le descendant du héros de Chateauguay, qui l’a acquise de papa, avait dit Noëlla. Mais je sais qu’elle a passé depuis, en d’autres mains.

En dépit de ces changements de maîtres, elle était restée absolument telle que jadis, toute rouge au fond de son petit parc gazonné. La propriétaire du moment, une veuve affable et digne, consentit à la faire visiter aux voyageurs et Paule, déjà bien secouée depuis Varennes, ne savait comment retenir ses larmes, à l’évocation de ce beau passé anéanti dont elle avait été frustrée. Mais elle plaignait davantage ses cousines qui en avaient vécu et qui avaient dû s’en arracher.

Au parcours des pièces, Raymonde passait et repassait son mouchoir sur ses yeux, mais rien n’aurait pu la retenir en arrière ni l’empêcher de nommer tout haut ce qui se trouvait ici, ce qui était placé là, comment les meubles avaient été disposés dans cette chambre et ce qui s’était passé de remarquable dans cette autre. Parfois, elle se taisait tout à coup, en s’immobilisant et le sang aux joues, les yeux mornes, avec ses paupières rougies elle avait l’air de regarder revivre, pour une heure, sa jeunesse si tragiquement close et ses beaux dix-huit ans amoureux.

Noëlla l’enveloppait d’un regard de compassion inquiète.

Juillet s’acheva sans qu’on reparlât de l’auto, mais bientôt, Noëlla dont les poumons étaient exigeants et qui étouffait en ville redemanda les courses à l’air. Raymonde n’avait pas objection, loin de là et les randonnées reprirent.

Pendant ce temps l’été aussi fuyait et, un jour qu’elle s’introduisait dans la belle limousine capitonnée qui devait les conduire à Iberville, Raymonde put s’écrier, d’un ton d’ailleurs rien moins que satisfait :

— Ce sera la dernière course de nos vacances !

Août tirait à sa fin et il présentait déjà cette face placide de l’automne clair.

— Allons, fit encore Raymonde, au moment où Élisabeth et Mme Deslandes montaient à leur tour dans la voiture, en route pour St-Athanase !…

On passa d’abord par St-Jean où l’on prit le dîner, puis, traversant l’un des trois ponts jetés à cet endroit par-dessus le Richelieu on arriva à Iberville enseveli sous sa verdure. La supérieure du couvent était la sœur de cette vieille tante qui, autrefois, avait servi de mère à Raymonde et à Noëlla et elle ne connaissait pas encore Paule.

Bienveillante et très digne, sous ses cheveux de neige, elle les garda longtemps, autour d’elle, à causer et elle ne leur permit point de se retirer avant qu’elles eussent visité du haut en bas le couvent propret et sonore, dans sa nudité, comme une cage vide.

— Vous n’avez jamais été au couvent ? demanda-t-elle à Paule, comme les visiteuses remontaient dans l’auto.

Et, sur la réponse négative de l’enfant :

— Pauvre petite ! plaignit-elle.

L’auto repartait, vive et silencieuse entre la double haie de paysage ; le chauffeur tournait et détournait la roue de son gouvernail, s’appliquant à faire de belles rencontres.

Cependant, depuis Chambly, Raymonde criait famine et l’air vif ne faisait qu’accroître sa faim.

— Quand donc, gémissait-elle, quand donc arriverons-nous ?

— Patience, ma grande ! lui jetait Noëlla.

Naturellement, Élisabeth se fit déposer au Foyer, refusant avec obstination le souper que ses cousines lui offraient. Pour Raymonde en entrant dans le boudoir qui précédait la salle à manger, elle se laissa choir, de tout son poids, sur un fauteuil en déclarant qu’elle allait bien sûr mourir d’inanition.

Alors, pendant que Noëlla s’en allait conférer avec la cuisinière d’un cas si grave, Paule refaisait, devant la glace, sa coiffure.

On frappa à la porte.

Paule s’en fut ouvrir, croyant d’ailleurs que c’était son oncle, mais en reconnaissant Édouard et Jean-Louis, tout frais arrivés, Raymonde se remettait sur pieds comme par enchantement.

Noëlla était accourue, M. Rastel se présentait à son tour et les deux cousins se voyaient faire fête comme s’ils fussent arrivants du Pôle.

— Vous soupez avec nous ? invitait avec élan Raymonde.

Et, sur leur acceptation aussi spontanée, Noëlla s’éclipsait de nouveau, à la recherche de la cuisinière.

Jean-Louis s’était terriblement hâlé et il s’en égayait avec un gros rire qui « sentait aussi le vent du large » assurait Raymonde. Quant à Édouard, Paule le jugea toujours pareil excepté que ce soir, il ne songeait pas à cacher ses yeux. En vérité, la jeune fille les voyait à loisir pour la première fois : ils étaient d’un bleu mêlé, très fins, et prompts à bouger comme ceux de Jean-Louis, mais d’une autre manière. Plusieurs fois, la jeune fille les vit arrêtés sur elle et il lui sembla que le cousin avait quelque grosse chose à lui dire.

Ce n’était ni terrible, ni difficile à articuler.

Au moment où on se levait pour passer dans la salle, le souper étant annoncé, il lui demanda, de sa voix toujours un peu étouffée et qui lui parut anxieuse :

— Reprendrons-nous bientôt nos leçons, Melle Paule ?…

Ils les reprirent la semaine d’après, un soir de lourde pluie tranquille ; près de la table, Raymonde et Noëlla travaillaient ensemble à un grand abat-jour vert auquel elles fixaient des perles et, d’un geste impuissant de vieillard que la tristesse ambiante désole, M. Rastel allait d’une fenêtre à l’autre et, soulevant le store :

— Quelle pluie, mes enfants, disait-il. Ah ! mais… mais… quel déluge !

Jamais Édouard ne s’était montré aussi attentif et délicat. C’est d’un geste véritablement caressant qu’il offrait à sa jeune élève un livre, un feuillet, qu’il lui indiquait une note ou qu’il se penchait en la priant de se répéter. Paule devinait chez lui quelque chose d’anormal et elle ne pouvait se soustraire à un sentiment d’attente qui l’oppressait. Aussi quand, la leçon terminée, elle le vit prendre un visage nouveau qui annonçait la confidence, d’elle-même, son âme se tendit, avide.

Mlle Paule demanda-t-il connaissez vous la mer ?

Elle répondit que non, en accentuant d’un geste de sa tête blonde.

— Je m’en doutais, remarqua-t-il, sur ce ton d’incroyable intimité qui, à la fin, la bouleversait ; et là-bas, je pensais à vous et je me disais : J’ai hâte qu’elle vienne et qu’elle voie ces choses elle aussi ; et qu’elle entende la grande plainte des vagues…

Et il s’en alla, de son long pas balancé, ses livres au creux de son bras.

À la Pension comme au Foyer, Paule avait pour règle de se coucher tôt. D’ordinaire, aussi, le sommeil était prompt à venir. Mais ce premier soir des leçons reprises, en dépit des efforts multipliés de sa volonté si ferme, elle ne parvint à s’endormir que longtemps, bien longtemps après s’être mise au lit. Il lui semblait qu’elle eût traîné avec elle l’esprit d’Édouard, que cet esprit était aimable et qu’il lui chuchotait paisiblement, mais à satiété les simples paroles de tout à l’heure : « Je pensais à vous. Je me disais : J’ai hâte qu’elle vienne et qu’elle voie ces choses »…

C’était comme une obsession enchanteresse que la pluie berçait de ses pleurs doux.

Le lendemain, il ne lui dit rien de singulier, non plus que durant plusieurs autres jours ; mais, aussitôt en sa présence, elle se sentait pénétrée de ce qu’elle nommait son esprit et chez lui elle devinait la joie de la retrouver, une bienveillance sans bornes et qu’il avait l’intuition de chacun de ses mouvements intimes. Il se penchait sur son âme, ainsi qu’elle avait elle-même défini cette attitude, autrefois, quand elle était petite lingère, au Foyer.

Alors, était-il donc celui qu’on attendait ?

Dans un grand saisissement de tout son être, elle se le demanda, mais il lui fut impossible de rien élucider ; sa conscience s’obstina à rester muette.

Sceptique, elle bénit alors le jour où sa fierté ayant saigné par tous ses pores, son cœur de dix-sept ans s’était pour toujours refusé aux illusions dangereuses.