L’héritage maudit/Chapitre VI

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, o. f. m.
La Tempérance (p. 33-39).

VI


Et elle n’avait pas tout à fait tort, la pauvre Cédulie, car les nouveaux mariés crurent assez longtemps qu’ils étaient heureux et le furent précisément tout ce temps-là.

Tout allait, en effet, à merveille, sur la ferme comme dans le nouveau ménage. Attentif et soigneux pour tout ce qui regardait sa nouvelle tâche, Cyprien se montrait encore joyeux et empressé à la maison. Leur foyer, traversé pendant cette première année par un son de joie et d’amour qui en formait le ton fondamental, leur apparaissait harmonieux et beau entre tous.

Tante Mérance ne faisait qu’un rond autour du vieux ber de famille, descendu des entraits pour bercer la nouvelle génération. Elle s’arrêtait, en extase, devant le bébé rose et disait : « Ce Zu-zulle-là, c’est sa mère toute recopiée ! » Aussi les premiers pas de Zu-zulle (sa première culbute veux-je dire), sa première « crique » sa première parole, provoquèrent des scènes où elle n’avait pas le rôle muet, tant s’en faut. Elle semblait ravie au 3ième ciel, la vieille Mérance, et elle souriait de ce sourire émouvant et doux comme ces pâles rayons qui touchent parfois un paysage d’hiver déshabitué depuis longtemps des caresses du soleil.

Céline ne pouvait rêver d’autre bonheur que celui de ceux qui l’entouraient. Tout en jouissant des bienfaits de l’heure présente, elle ne pouvait concevoir qu’il en put être jamais autrement. Elle était encore à cet âge où les miracles semblent tout naturels et nullement surprenants. Par malheur, la vie se comporte avec nous d’une manière qui est rarement conforme à notre conception de la logique.

Dans le cours de l’hiver, Cyprien inaugura une série de voyages à Montréal, dans le but de vendre les produits de l’année. Ce fut le commencement du décours de cette lune de miel qui avait duré depuis leur mariage.

Insensiblement, Cyprien qui éprouvait une hâte fébrile de partir, commença à retarder son retour, et Céline ne s’aperçut pas sans effroi qu’il avait bu du whisky plus qu’il n’en avait besoin pour se réchauffer. À cause de ces absences répétées, beaucoup de choses tombèrent en souffrance sur la ferme. Et comme un jour Céline reprochait doucement à son mari sa négligence pour les intérêts de son bien, il lui répondit avec dureté, de conduire ses affaires autour de ses chaudrons, et de ne pas s’inquiéter du reste.

Comme pour donner droit aux réclamations de sa femme, vers la fin de l’hiver, une vache mourut, faute de soins donnés à temps. À la fonte des neiges, et pour la même raison, ce furent des agneaux. On peut s’imaginer en quel état devait être le reste.

Le printemps venu, Cyprien fit ses semences tant bien que mal, plutôt mal que bien. Il semblait avoir perdu l’amour du travail et avoir retrouvé par contre, l’habitude de boire, en admettant qu’il l’eut jamais perdue. Aussi passait-il régulièrement quatre soirées sur sept à la « bebotte de Jean Bois », sans compter les jours de pluie, de grosse chaleur, et les mille circonstances imprévues qui devaient se plier à un programme bien prévu.

Tout était à l’abandon sur le bien. Les clôtures qui n’avaient pas été relevées à temps, livrèrent passage aux animaux du voisin qui lui dévastèrent sa plus belle pièce de blé. Malgré les arrangements que celui-ci vint lui proposer, Cyprien voulut lui intenter un procès qu’il perdit. Pour pouvoir payer les frais, il dut emprunter de l’argent : ce qu’il ne trouva pas facilement.

Quant à Céline qui ne ressemblait en rien à la onzième héroïne des romans modernes, elle ne rêvait ni pistolet, ni vert-de-paris, ni même de divorce. Certes, elle était très malheureuse ; mais elle ne désespérait pas de trouver tôt ou tard un moyen de toucher le cœur de son mari, et de le ramener à de meilleurs sentiments. Elle crut avoir atteint ce but lorsqu’elle donna le jour à leur second enfant, qui eut l’honneur d’avoir pour parrain et marraine, M. Justin Boiron de Montréal avec sa dame, Maria Lachance, la sœur de Cyprien.

Ce Justin Boiron, propriétaire de l’hôtel Quickjump " rue des Commissaires, aurait pu en dire long à Céline sur les retards de son mari. Cette délicate allusion suffit sans doute, sans entrer autrement dans les secrets d’une vie peu propre, pour donner à penser que Justin était parfaitement digne du métier qu’il exerçait : c’était tout simplement un fier coquin.

Au cours de la journée du baptême, il put s’entretenir en tête-à-tête avec son cher beau-frère, et reprendre un thème de conversation qui lui était cher.

— C’est inouï, lui répétait-il en substance, de t’enterrer ainsi dans le fumier de tes étables. Avec ton intelligence, tu peux prétendre à mieux que cela. J’en connais qui sont moins bien doués et qui sont devenus de gros messieurs. Lâche-moi cette terre et viens-t-en en ville. Je te trouverai un bon travail avec de longues heures libres où l’on peut jouir de la vie. J’ai des amis influents jusqu’à l’Hôtel-de-Ville ; ils pourront me donner un bon coup d’épaules pour te placer. Viens-t-en avec nous ; ta fortune et ton bonheur sont assurés. Quels piques-niques nous ferons mon cher, à Lachine, à Dorval… et ailleurs…

Ce n’était pas la première fois que Justin dirigeait de telles attaques. Cyprien ne s’était guère rendu au marché sans en avoir subi de semblables. Jamais elles n’avaient été si vives. Cyprien objecta pourtant encore, mais pour la forme :

— Ce sera dur pour ma femme ; c’est le bien paternel.

— Ah ! bien, mon cher, reprit Justin en éclatant de rire, si tu te préoccupes des pleurnicheries des femmes, tu resteras toute ta vie l’habitant que tu es. Tu ne mérites pas d’en sortir. Dans le ménage, c’est l’homme qui est maître ; la femme doit obéir sinon… et il termina par des gestes non équivoques qui donnaient à penser que les épaules de sa tendre moitié n’étaient pas aussi roses que le velours de son chapeau dernier cri.

Cette conversation avait lieu au mois de décembre. Pendant l’hiver, les choses allèrent de mal en pis sur la ferme. Chacun des voyages de Cyprien à Montréal donnait le signal d’une attaque, de la part de Justin, qui put enfin se réjouir au printemps d’avoir gagné la bataille.

Un soir du mois de mars que Cyprien arrivait de Montréal, ayant bu tout juste pour se donner de l’audace, il annonça à brûle-pourpoint à sa femme qu’il fallait préparer les bagages pour s’en aller en ville.

— Jour du pays ! Quoi faire ? demanda tante Mérance toute saisie.

— Y rester, répondit Cyprien d’un ton rogue.

— Toujours ?

— Toujours !

— Eh bien, allez-y.

— Je ne vous invite pas non plus.

Les larmes aux yeux, la bonne vieille se tourna vers Céline en disant : Ma pauvre petite fille !

— Cette petite fille, reprit Cyprien d’un ton mauvais, c’est ma femme et elle me suivra…

Céline voulut l’interrompre :

— Cyprien, dit-elle doucement.

— Il n’y a pas de Cyprien ni de cajôleries, reprit-il en s’emportant ; il est trop tard, le contrat est signé.

— Quel contrat ? demanda Céline étonnée.

— Celui qui me met en possession de l’étal de Martinon au marché Bonsecours.

— Martinon… Bonsecours… répéta machinalement Céline en se dirigeant vers le ber où la petite Mariette s’éveillait en criant, apeurée par la voix de son père.

— Eh bien ! oui, continua Cyprien, qui voulait en finir avec les explications, c’est Justin qui m’a ménagé cette bonne aubaine. Il me tire ainsi de cette terre d’habitant où l’on perd l’occasion de vivre comme du monde.

— Cyprien, s’écria tante Mérance toute pâle en désignant Céline, respectez au moins la mémoire de son père, dans sa maison.

— Allez au diable, vieille sorcière !

— Prenez garde ! Ça n’a jamais porté chance à personne de « bourasser » les vieux.

Le ton et le geste de tante Mérance intimidèrent un instant Cyprien que toute cette scène avait quelque peu dégrisé. En haussant les épaules, il se tourna vers Céline en ajoutant :

— Nous avons quinze jours pour faire nos préparatifs.

Mais Céline n’était plus là ; elle avait pris sa petite Miette dans ses bras et s’était enfuie cacher sa douleur et sa honte dans sa chambre.

L’avis de Cyprien ayant porté à faux, il s’avança vers Mérance, un sourire bête sur les lèvres. Celle-ci détourna la tête avec, un dégoût non dissimulé, et reculant son siège, elle murmura : Lâche !

Après un moment de silencieuse hésitation, Cyprien essaya de bredouiller quelques paroles d’excuse.

Mérance se leva en se reculant de deux pas : puis le regardant comme un coq de clocher peut regarder le chemin du roi, elle ajouta avec une intraduisible expression de mépris : Sans cœur ! et du pas d’une reine offensée, elle alla trouver Céline.

Content, au fond, de ce bel exploit, Cyprien prit son chapeau et se rendit chez Jean Bois. Celui-ci dût le mettre à la porte vers minuit pour fermer son établissement. Cyprien n’arriva toutefois chez lui qu’à trois heures du matin. Et pourtant sa maison était à peine à vingt minutes de la buvette.