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L’héritage maudit/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
, o. f. m.
La Tempérance (p. 39-42).

VII


Cyprien cuvait encore son alcool, que déjà Céline était partie pour l’église. Elle avait toujours gardé cette faim de la Manne céleste qui se fait sentir davantage lorsqu’on est épuisé sur la route douloureuse. « Prends et manges », lui avait-il semblé entendre, « et dans la douceur de ce pain tu trouveras la force. »

L’église lui apparut, ce matin-là, toute accueillante et maternelle. Elle entendit la messe à laquelle elle communia. Puis après avoir longuement raconté ses peines au Bon Maître, elle pensa les dire encore à sa seconde mère, et pour cela, elle se dirigea vers le couvent. Elle entra par la porte des externes, et rencontra Mère Sainte-Émélie dans le cloître, près de la chapelle. Toutes deux pénétrèrent dans la petite sacristie blanche où, sur un pan de mur tout enguirlandé d’un lierre en papier doré, on voyait une statue de la Vierge de Lourdes, au pied de laquelle brûlait un lampion rose.

À peine assise, Céline éclata en sanglots, la figure cachée derrière la grille de ses doigts, comme dans une prison de douleurs. La peine l’étouffait, et aussi le besoin de la dire. Et c’est en serrant les lèvres pour empêcher les sanglots de lui monter à la gorge, qu’elle raconta tout.

Les mains enfouies dans ses larges manches, Mère Sainte-Émélie tendait vers son ancienne élève son visage diaphane, de cette pâleur des hosties (sans doute pour avoir tant cousu dans le blanc) tandis que ses yeux bruns l’entouraient d’une douceur pénétrante et chaude.

Lorsque Céline eut terminé son récit douloureux, la religieuse parla à son tour, de cette voix caressante comme la mélodie des vieilles berceuses créées par les soupirs maternels. Elle dit qu’elle avait le droit de pleurer pour son mari, pour ses enfants… Mais dès lors qu’il s’agit des autres, c’est debout qu’il faut souffrir… Le sacrifice est une fête entre l’âme et Dieu… elle goûterait comme Il est doux, car Il a tant souffert !… Il est aussi la force qui enveloppe et protège… Il ne l’abandonnerait pas… Il la suivrait partout et lorsqu’elle se sentirait trop lasse, Il ôterait de ses épaules le lourd fardeau… et elle pourrait pleurer doucement sur son cœur… nul mieux que Lui ne sait essuyer les larmes…

— Sois bonne ma fille, dit-elle en terminant, sois bonne pour ton mari… pour tes enfants… pour toi-même… pour la souffrance même… C’est ton devoir d’état actuel : sois bonne, puis, espère !

Mère Sainte-Émélie s’était tu et Céline l’écoutait encore, car il lui semblait qu’elle parlait toujours. Ses paroles étaient descendues dans son âme comme un baume qui se posait sur ses plaies saignantes. La résignation vint modifier l’état de son âme et celui de son visage. Lorsqu’elle partit, le calme était revenu, ne laissant presque plus de place à la crainte, et pas du tout au découragement.

Dans la matinée, sans faire allusion aucune à la scène de la veille, et d’une voix toute naturelle, Céline aborda la question des préparatifs du départ.

Le jour même Cyprien se rendit chez le notaire pour résilier le bail de sa ferme passé pour cinq ans. On décida la vente des animaux qui, annoncée à la porte de l’église, s’effectua la semaine suivante.

Tante Mérance ne voulut rien laisser sortir de la maison ; elle acheta tout et paya tout.

N’ayant plus que leurs effets personnels, les préparatifs furent bientôt terminés et le triste jour du départ arriva. Entre les enfants joyeux qui criaient « me-mène » et le père bourru, Céline refoulant ses larmes prêtes à couler, disait à tante Mérance :

— Vous viendrez nous voir, tante Mérance ?

— Jour du pays ! bien sûr que non, répondit celle-ci. Et tout en faisant une moue douloureuse qui rentrait ses lèvres sur ses gencives sans dents, elle embrassait les petits à les manger.

Cyprien qui avait pris un peu d’avance sur le chemin, criait de se presser pour ne pas manquer le train.

En ravalant ses sanglots, Céline se retourna une dernière fois sur le seuil de la porte pour voir d’un coup d’œil toute la maison paternelle, cette maison qu’on aime avec son cœur mais aussi avec le cœur de ceux qui l’ont aimée avant nous. Puis, après avoir embrassé tante Mérance encore une fois, elle descendit l’escalier et suivit Cyprien sans plus jeter un regard en arrière.

Tante Mérance cramponnée au chambranle de la porte la regarda descendre, puis elle alla se poster à la fenêtre. Elle souleva le rideau, tout en s’essuyant les yeux avec le coin de son tablier, n’osant trop les regarder parce que cela la faisait pleurer, et voulant les regarder encore parce qu’elle ne les verrait plus. On croit que le cœur se glace en vieillissant ! Le cœur est toujours jeune ; il n’a plus l’âge d’être aimé, il a toujours l’âge d’aimer. Les vieilles personnes ne demandent d’ordinaire à la vie que des miettes de tendresse ; mais quand ces miettes leur sont refusées, la vie leur apparaît dans son austérité implacable, et le goût de la mort leur monte aux lèvres.

Lorsque les voyageurs eurent disparu derrière les peupliers des quatre-chemins, Mérance se retourna en jetant un coup d’œil autour d’elle :

— Jour du pays ! que la maison est grande…