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L’héritage maudit/Chapitre X

La bibliothèque libre.
, o. f. m.
La Tempérance (p. 58-64).

X


Selon leur habitude, après le déjeuner, le curé et le vicaire de St-Y… faisaient les cent pas sur la galerie du presbytère. La lecture des journaux donnait ordinairement lieu à un cours d’apologétique, illustré de réflexions morales et chrétiennes, où le jeune vicaire était invité à étudier la philosophie du xixe siècle.

Ce matin-là, après quelques avis touchant l’ordre du jour, c’est-à-dire, la confession des enfants des écoles, le curé allait ouvrir le journal du matin, lorsque Cédulie parut dans la porte, lui disant qu’on le demandait au bureau.

M. le curé laissa en partant le journal à son vicaire qui s’absorba dans un article de première page. Il était si intéressé d’y voir le faux se draper si habilement sous les dépouilles du vrai, qu’il n’entendit pas son vénérable doyen s’approcher de lui et profiter de ce qu’il tenait le journal élevé, à la hauteur de ses yeux, pour lire les faits-divers au recto de la feuille.

— Savez-vous que c’est terrible ? dit soudain le curé.

— Quoi donc ? répondit le vicaire en lui remettant le journal.

Le curé ajusta alors son pince-nez et lut à haute voix :

« Hier soir, dans une crise épouvantable de « delirium tremens », mourait sur le pavé de sa cour, Cyprien Lachance, propriétaire de l’étal du même nom au marché Bonsecours à Montréal.

« On a cru d’abord que la crise qui l’a emporté avait été provoquée par une blessure reçue dans une bagarre ces jours derniers. L’autopsie pratiquée sur son corps à la demande des médecins, a révélé que la perte du sang n’a fait qu’avancer cette mort causée en réalité par l’hypertrophie du cœur et l’atrophie des reins engendrées par l’abus des boissons alcooliques ».

Les deux marcheurs avaient repris leur promenade après que le curé eût plié le journal qu’il passa dans sa ceinture. Or, le vicaire savait que cela voulait dire : Attention, jeune homme ! regardez le bout de vos bottes avec humilité, et tendez en même temps l’oreille aux leçons pratiques que votre vénérable doyen va tirer pour vous des profondeurs de ce fait-divers, pour la gouverne de votre future paroisse. Quant au curé, il cherchait laborieusement une de ces transitions géniales dont il avait d’ordinaire le secret, lorsqu’il voulait tirer « le miel de la pierre » et « l’huile de la roche » selon son expression biblique.

Or ce cher M. le curé, tout en allant et venant sur la galerie, frappait en vain la pierre de sa mémoire, lorsqu’il vit passer au bout du presbytère un homme qu’il salua : « Bonjour France ! » Aussitôt, il se sentit rajeuni de dix ans ; il avait trouvé la transition tant cherchée, et ne tarda pas à faire voile de gestes vers le port de la persuasion.

— C’est lui qui vient de me demander au bureau, dit-il à son vicaire, et vous ne devinerez jamais pourquoi.

— Pas pour se marier toujours ?

— Qui sait ? À la fin du conte, ça pourrait bien en venir là.

— Il faut bien alors que nous soyons en pleine année bissextile où les filles demandent les garçons, pour que le mariage de France paraisse sur le tapis.

— Vous n’y êtes pas. Il vient d’apprendre comme nous la mort de Cyprien, et il me demande d’écrire à Mérance qui est en ville qu’elle peut ramener Céline et ses enfants avec elle : il leur abandonnera la jouissance de la maison pour toute l’année.

— Épatant ce France !

— France ? Il est comme la plupart de nos cultivateurs, c’est-à-dire foncièrement bon.

Le vicaire un peu sceptique sourit en disant :

— Vous êtes enthousiaste M. le curé.

— Quoi ? vous n’êtes pas convaincu ? Rappelez-vous Louis Caron qu’on appelle « refugium peccatorum » précisément parce que sa maison est l’asile assuré de tous les quêteux de Maska et autres lieux. Quand la grange à Nésime Beaulieu a brûlé par le tonnerre, qui l’a relevée et rebâtie en 15 jours ? Ce ne sont pas les hôteliers, vous pouvez en être certain. Et je pourrais vous fournir encore mille exemples de ce genre. D’ailleurs, cette bonté des habitants semble une conséquence naturelle de leur état. L’obligation où ils sont d’attendre tout de la fertilité du sol, du soleil, de la pluie, de Dieu enfin, les met dans la nécessité de reconnaître mieux que d’autres, leur dépendance envers le Créateur. Et c’est pour obtenir ses bienfaits à Lui qu’ils prodiguent les leurs. Ils reçoivent tout gratuitement ; ils donnent gratuitement. ; c’est logique. C’est ainsi que l’amour de la terre engendre la bienfaisance, « l’altruisme » comme disait je ne sais plus quel nigaud dans le journal d’hier, et qui n’est autre, en somme, que le « per charitatem Spiritus servite invicem » de saint Paul.

— C’est vrai ce que vous dites là, M. le curé.

— Cette bienfaisance, cette charité, c’est l’héritage béni entre tous que nos cultivateurs laissent à leurs descendants. L’héritage du père Braise pour un, auquel a dû renoncer momentanément Céline pour suivre son mari, est jalousement gardé par Mérance et France qui en conservent, comme vous le voyez, les antiques traditions. Il semblerait même que le malheur est promis à ceux qui renient la terre, pour se prostituer à l’amour de la boisson par exemple, comme ce pauvre Cyprien.

— Mais Cyprien n’a jamais eu de terre que je sache !

— Écoutez son histoire ou plutôt celle de son père. Il y a bien, mon Dieu, oui, bientôt 20 ans, je reçus, sur cette même galerie, une lettre de ce pauvre Brouillette, mon ancien condisciple du Grand Séminaire, qui était curé dans une petite paroisse du comté de l’Islet.

Une brave femme, sa paroissienne, venait de perdre son mari dans des circonstances aussi douloureuses pour elle que peu honorables pour lui. Cet homme faisait la contrebande des boissons qui lui arrivaient par les goëlettes, et qu’il pouvait cacher dans des caves creusées dans la falaise. Pour donner un prétexte aux allées et venues que nécessitait l’écoulement de sa marchandise, il faisait le commerce de foin ; chaque charge abritait un baril du précieux liquide. Inutile de dire qu’il buvait consciencieusement.

Un jour, pendant son absence de la paroisse, guidés par des traces sur la neige, des douaniers découvrirent la fameuse cachette. Ils se rendirent aussitôt chez Lachance pour l’arrêter. Ils l’attendaient depuis deux heures, lorsqu’ils l’aperçurent venir de loin, couché sur son voyage de foin. Il faisait un froid à fendre pierre. Le cheval habitué à faire le trajet, tourna de lui-même au chemin de traverse, et se dirigea vers l’écurie. Les douaniers se rendirent à la grange pour cueillir le contrebandier à la descente de sa voiture. Le cheval avait le nez dans la porte et Lachance ne descendait toujours pas, malgré les appels réitérés et rien moins qu’invitants des policiers. Il ne pouvait ni répondre, ni descendre, le malheureux ; il était mort.

Toute cette affaire fit du bruit dans la paroisse, et même dans tout le comté où Lachance était bien connu. Sa femme, un peu timide comme vous la connaissez, alla exposer à son curé son intention de quitter la paroisse, tant pour fuir la honte pour elle-même que pour sauver ses enfants des mêmes périls. L’aîné avait alors 16 ans.

Brouillette s’adressa à moi pour demander asile à cette infortune ; vous voyez qu’il avait à cœur la tranquillité de sa paroissienne, car l’Islet, ce n’est pas à la porte, n’est-ce pas ?

Précisément dans ce temps-là, Narcisse Godin, pauvre tête folle, venait de partir pour les États, laissant en vente ses trois quarts d’arpent de terre avec sa maison. Le notaire Larue en écrivit à madame Lachance qui arriva bientôt, armes et bagages, et en fit l’acquisition.

Ni Louis que l’exemple de son père avait effrayé ; ni Firmin qui a le caractère de sa mère, ne parurent vouloir suivre les traces de leur père. Ce sont, comme vous le savez, les meilleurs de nos paroissiens. Cyprien au contraire, malgré les supplications et les larmes de sa pieuse mère, les conseils et l’exemple de ses frères, ne voulut jamais entendre parler de prendre une terre. Quand il se maria avec Céline Larrivée, tout me porte à croire que son plan était déjà fait. Aux chantiers, s’était réveillée en lui cette soif latente de la boisson qu’il avait héritée de son père ; il a tout sacrifié pour assouvir cette soif de damné. Vous étiez ici à son mariage. Vous avez vu les progrès du mal, et vous en voyez aujourd’hui les conséquences funestes. C’est lui qui a reçu l’héritage maudit.

Le curé se tut, accrocha son binocle dans les boutons de sa soutane, et pendant un certain temps, on n’entendit plus que le bruit régulier des pas sur la galerie sonore.

— Alors, cet héritage maudit, reprit le vicaire, va passer aux enfants de Cyprien ? Combien en a-t-il ?

— Deux seulement : le petit Jules et l’idiot ; et le curé ajouta avec tristesse : pauvres petits !…

Après un moment de silence pendant lequel il semblait écouter une voix intérieure, le jeune vicaire reprit, avec le même accent de tristesse ponctué de gros soupirs :

— Oui, pauvres petits !…