L’hermine passant/01

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Ferenczi et fils, éditeurs (p. 13-30).
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I

Jusqu’à ma mort je me souviendrai de notre arrivée à la Quinteharde. Édouard sacrait contre les fondrières. Le jour, sous tant d’arbres déjà touffus, avait l’air de cesser, la voiture cahotait dangereusement, puis dérapait sur des boues laissées dans l’ombre par les dernières averses. Je nous voyais d’avance les quatre pneus en l’air. Et nous n’étions même pas sûrs d’être dans le bon chemin !

Tout cela par la faute de cette Victorine Tuache qui nous avait écrit sa lettre tentante.

— Tu sais, Marguerite, si leur fameux La Tour est un faux ou une copie, je te préviens que je fais un malheur. Examine bien ça, toi qui y connais !

Je ne crois pas qu’Édouard tienne particulièrement au majestueux portrait de famille décrit par une demoiselle tombée de la lune. Son idée doit être de le revendre un jour aux États-Unis pour une somme extraordinaire. Les ancêtres ne l’excitent pas plus que moi. Nous savons très bien qu’être d’authentiques gens titrés, à l’époque présente, c’est une espèce de brevet d’incapacité, si l’on ne se défend pas.

Nous nous défendons. Édouard surtout qui, né plus tard que mes deux autres frères, a compris à temps quelle attitude, ou plutôt quel parti prendre.

Racé comme il l’est physiquement et moralement, sa fine culture et ses tendances le destinaient peut-être à n’être qu’un aristocrate, de ceux qu’envie et copie la roture élégante de Paris, théâtre de fantômes qui paradent aux yeux extasiés des snobs. Être marquis, posséder une écurie de courses, s’habiller à Londres, avoir un certain tour d’esprit — et de l’esprit — et rien de plus ? Non ! Il n’a pas voulu de ce jeu-là.

Parallèlement à la devise à nous léguée par le passé, mon frère s’en est trouvé une autre qu’il répète volontiers : « Il faut être de son époque. » Alors il a mis sa fortune dans une affaire de fournitures d’auto, de sorte que le moindre bouchon de radiateur vendu par la maison qu’il administre l’intéresse autrement que toutes les armoiries du monde. De même il a décidé de préférer le football au polo, la boxe au concours hippique et, jusque dans son langage, garde, primant tout, le souci d’être éminemment moderne. Comme je lui dis souvent : « Une tour du xxiiie achevée en béton armé. »

Quant à moi, l’amant que j’ai eu dans ma jeunesse était littérateur. C’est encore du commerce, mais entaché de romantisme, et de très mauvais rendement. Faut-il avouer que la moitié de ma dot y a passé ? Je l’aimais…

Maintenant que j’entre dans ma troisième jeunesse, tout est fini. Dès la deuxième il s’esquivait déjà. Je me suis mise dans quelques œuvres bien pensantes, vieux reste d’esprit de caste, car nous avons eu des abbesses dans la famille et comptons encore actuellement plusieurs parentes en religion, ou du tiers-ordre.

Je n’irai pas jusque-là, car, outre mon ancien péché mortel (cher Gaston !) je suis née frivole, et j’ai la faiblesse d’aimer le monde, ou plutôt ce qui en reste à une époque comme la nôtre, On y connaît fort bien la longue liaison que j’ai eue dans ma vie, mais mon écu n’en reste pas moins en losange comme celui des pucelles, de sorte que l’honneur est sauf.

Par ailleurs, je crois racheter mes fautes, ou plutôt ma faute, non pas par l’ouvroir dont je suis la fondatrice et autres œuvres pies, mais par toute la sollicitude (je ne craindrai pas de dire tout le dévouement) dont j’entoure Édouard, ce petit frère devenu mon enfant depuis la mort de nos parents. Il avait dix-sept ans. Il en a trente-deux maintenant ; moi, cinquante.

Non seulement je dirige son intérieur, mais ce qui me restait de ma dot est engagé dans ses affaires, et le plus important, je crois, c’est que je l’empêche de faire trop de bêtises car, bambocheur comme il l’est, Dieu sait quelle bonne femme finirait par mettre le grappin sur lui ! Comme un gosse, il me raconte tout, et je suis là pour le mettre en garde contre les femelles trop dangereuses. Car le cher petit est influençable (sans, du reste, s’en douter) autant qu’on peut l’être, j’en sais quelque chose, moi qui le mène depuis quinze ans par le bout du nez.

Mon rêve est de le marier et de le voir père de famille. Je ne serai pas éternelle. Et qui le retiendra sur la pente quand j’aurai disparu ? D’autre part, parmi les demoiselles modernes, où trouver ce qu’il lui faut ? Je le voudrais heureux, naturellement, et stable. Si c’est pour qu’il divorce au bout d’un an, mieux vaut encore qu’il reste garçon.

Tout ce qui tourne autour de lui, pourtant ! Marquis de Bocquensé, ça les tente, les tente… J’ai surtout peur des Américaines.

Heureusement encore qu’il a le goût difficile, nonobstant les airs qu’il se donne et l’indifférence qu’il s’efforce d’avoir pour les choses de l’art.

Je rêvais vaguement ainsi tout en me cramponnant, quand la voiture sortit enfin de l’ombre et des ornières où nous étions engagés depuis près d’une demi-heure. Débouchant tout à coup sur un carrefour sans arbres, nous étions rendus à la lumière, et les roues ne patinaient plus.

Avec ce coup d’œil d’oiseau de proie qu’ils acquièrent à force de conduire, Édouard repéra tout de suite ce que je ne voyais pas encore.

— C’est certainement là !

Je suis un peu myope, par-dessus le marché.

— Là ?… Où donc ?

— T’occupe pas. J’y suis, maintenant !

Un bond du cabriolet fit retomber mon face-à-main que j’allais braquer. Nous étions déjà dans l’allée que je n’avais pas distinguée et qui coupait en deux une de ces grandes prairies comme il en est en Mayenne.

— Tu ne vas pas me faire croire, dis-je, que c’est ça qu’ils appellent le château de la Quinteharde ?

— Pourquoi pas ?

— Ah ! non ! J’ai compris ! dis-je. Ce sont les communs. Voilà le château qui se découvre. Mais quelle drôle d’entrée ! Oh ! que de rapetassages ! Il y en a de toutes les époques. Ça a quand même de la gueule, hein ?

— Moi, tu sais, Marguerite, les styles…

— Oui, je sais. Mais, tu peux m’en croire, ce n’est pas mal.

— Je veux bien. Pour ce que j’en fais…

Trois chiens de chasse, épouvantés, aboyaient en reculant devant notre voiture. Sur le seuil parut une silhouette que nous crûmes d’abord celle d’un abbé.

Nous exécutions un virage élégant. Sitôt stoppés, nous voici hors de la voiture, et, pour commencer, nous restons cois, ayant devant nous non pas un prêtre, mais Victorine Tuache, probablement.

Elle parle, voix nasillarde et mordante :

— Le marquis de Bocquensé, je présume ! Je vous attendais comme convenu dans votre réponse.

À son coup d’œil soupçonneux, Édouard se dépêche :

— Mademoiselle est ma sœur.

— Je vous salue, mademoiselle. Eh bien ! Eh bien ! Je suis Victorine Tuache, et…

Pendant ce colloque : assourdi par les chiens, j’examinais discrètement la surprenante personne, si tant est que la discrétion s’accommode d’un face-à-main.

La robe étroite et noire qui flottait sur son long corps ressemblait (d’où notre erreur) à une soutane. Émaciée et jaune, elle avait ceci de bien remarquable que quatre dents de devant lui manquaient en haut et quatre en bas sans que ces deux vides se fissent vis-à-vis, de sorte que la rangée se trouvait complète, mais en fermeture-éclair. Une figure ratatinée nous souriait avec cela, le regard disparu derrière l’éclat des lunettes. Et cependant, sur cette physionomie inquiétante et ridicule, on décelait beaucoup de distinction ; et le front où les cheveux gris se faisaient rares, véritable calvitie masculine rendue plus gênante à voir à cause d’un petit chignon sur l’occiput, ce grand front d’homme annonçait l’intelligence, même une certaine noblesse.

— Monsieur… Mademoiselle…

Elle s’effaçait pour nous laisser entrer.

Au bout d’un vestibule sombre, elle allongea son bras tout en restant derrière nous, et, par la porte ouverte ainsi, nous laissa pénétrer dans le salon.

Un homme était debout au milieu, tenue de chasse, moustache encore blonde, dont les longs yeux bleus, enchâssés dans une figure maigre et pâle, nous dévisagèrent quelques secondes avec une froideur impressionnante.

Cependant, la vieille fille-abbé nous présenta tout de suite les uns aux autres. Nous avions devant nous le comte Thibault de Bocquensé, « votre parent, mademoiselle et monsieur ! »

D’un geste en quelque sorte résigné, le comte nous fit, sans mot dire, signe de nous asseoir. Je choisis le canapé Louis-Philippe, mon frère un fauteuil Louis XVI, défiguré par le vieux reps qui le recouvrait. Notre hôte prit une chaise insignifiante, Victorine Tuache resta debout.

Mon frère allait parler. Elle le devança.

— J’ai découvert, dernièrement, l’alliance entre vous et M. le comte, dit-elle, en consultant l’armorial de la famille établi par mes soins, et…

— Mais notre adresse ?… interrompit Édouard.

— J’ai fait venir un Tout-Paris, murmura-t-elle, tandis qu’elle jetait au comte un regard dans lequel il y avait à la fois de la peur et du défi.

Sans insister, elle reprit rapidement :

— Les armes, comme le nom, sont les mêmes, et, d’après mes recherches, votre père, Monsieur le marquis, et celui de M. le comte, étaient arrière-petits-cousins. Du reste, je vais vous chercher l’arbre.

Elle commençait deux pas vers la porte, quand Édouard l’arrêta d’un geste,

— Pas la peine ! Je n’y comprendrai rien !

La figure qu’elle fit, je n’eus pas le temps de m’y attarder. En même temps que mon frère, il me fallut tourner vivement la tête en tressaillant, car Thibault de Bocquensé venait de laisser échapper un ricanement d’une ironie telle, que nous pouvions nous demander de qui cet homme se moquait. Mais le regard dont il enveloppait celle qui lui tournait le dos ne pouvait laisser aucun doute. D’ailleurs la demoiselle chauve fit volte-face, comme piquée par un serpent.

— Riez toujours ! Vous…

Elle s’arrêta net, revint de notre côté, montra ses dents rigolotes, salua du buste en murmurant : « Eh bien !… Eh bien !… » acheva de reprendre ses esprits et demanda de l’air le plus cérémonieux :

— Voulez-vous voir le pastel ?

— Mais certainement ! s’écria mon frère avec un ton d’homme qui n’a pas de temps à perdre.

Il allait se lever. Je le retins d’un geste à peine perceptible.

— Pardon, mademoiselle !

Il fallait bien m’adresser à elle, puisque le maître de la maison restait muet.

— Pardon, mademoiselle ! Mais vous nous avez écrit que ce pastel ne pouvait pas ne pas retourner entre nos mains, nous qui sommes la branche aînée. Voulez-vous nous expliquer comment il se fait qu’il soit présentement ici, en Mayenne, au lieu d’être resté où il aurait dû rester ?

Mlle de Bocquensé, je le vois, a plus de patience que Monsieur son frère !… remarqua-t-elle sans chercher à réprimer sa rancune. J’ai tous les documents, et je peux vous les soumettre à l’instant. En bref, vous le devinez, c’est un des coups de la Révolution. Mais je vais apporter les papiers, et…

— Voyons le pastel d’abord !

Ça, c’était Édouard, naturellement.

Il fallait bien me lever avec lui. Je ne détestais pas de changer de place. Ce salon sans feu, par un printemps si plein d’aigreur, et le relent qui y régnait m’avaient déjà glacée. On se rendait tout de suite compte que personne n’y entrait jamais. Son ensemble hétéroclite, ses rideaux de peluche déteinte, parmi deux ou trois beaux meubles, ses têtières au crochet, le piano démodé, la pendule sous globe, le cor de chasse, la tête de sanglier, les honneurs du pied pendus aux murs, les tableaux couleur de chocolat, la bergère de tapisserie, ouvrage d’une grand’mère du second Empire, rien n’y manquait. C’était le décor, assez émouvant tout de même, qu’on attendait de cette gentilhommière perdue au bout des chemins où nous avions failli nous enliser. La vue d’une vieille lampe à huile posée sur un guéridon ne me surprenait même pas. On l’avait laissée là, comme le reste, dans le sépulcre qu’était ce salon désaffecté.

— Si vous voulez passer… dit Mlle Tuache.

Le comte Thibault ne nous suivit pas. Il se désintéressait visiblement de nous et de l’affaire. En somme, nous n’avions pas encore entendu le son de sa voix.

Une arrière-salle à manger précédait la grande, et, sans qu’il fût possible de bien déterminer pourquoi, l’on sentait que la vie, là, palpitait quotidiennement. Les fluides humains se respirent par des sens auxquels nous ne donnons pas encore de nom, mais qui sont autrement subtils que les cinq officiels.

Je n’eus pas le loisir, en y entrant, de détailler la grande salle à manger. Une main sur la bouche, je venais de pousser un cri.

Le pastel était devant nous, immense de par ses dimensions, immense de par cette sorcellerie avec laquelle La Tour a capté la substance même de ses modèles, pour les emprisonner derrière le verre qui les sépare, encore tout vivants, des siècles auxquels ils n’ont plus droit. Mais, outre cela, ce portrait d’un seigneur du xviiie, entouré de son faste, son petit chien à ses pieds, était, sous sa perruque poudrée, l’image si fidèle de notre père, qu’Édouard lui-même en eut un recul de saisissement.

Mlle Tuache n’avait plus besoin d’aller chercher ses documents. Tout ce que contenait sa lettre était strictement exact.

Cachant son trouble mieux que moi, mon frère se tourna vers elle qui, derrière ses lunettes, ne perdait rien de notre réaction, et, très américain (ou très féodal), assez odieux, je dois le dire, il demanda sèchement :

— Combien ?

Je crois pouvoir affirmer que je vis la vieille fille blêmir. Sa bouche, mince vipère, se tordit un instant sur ses dents cocasses.

— Cinquante mille, dit-elle à voix presque basse.

Je ne pouvais pas pincer mon frère pour lui faire signe que c’était pour rien. Je le vis hausser les épaules.

— Vous voulez rire, mademoiselle !

Le mouvement qu’il fit vers la porte accusait encore son expression moqueuse. Il traitait l’achat d’une relique sacrée et d’un chef-d’œuvre, comme celui d’un lot de fournitures d’auto. Une honte me vint. Je tâchai à la dissimuler. L’attitude de la vieille fille m’achevait, ayant toute l’éloquence du scandale silencieux.

Pour avertir mon frère sans en rien montrer :

— Laissez-nous réfléchir, mademoiselle ! Nous pourrions revenir demain. Nous passerions la nuit à Laval ou au Mans, voilà tout ! N’est-ce pas, Édouard ?

Édouard avait compris.

— Et vous réfléchiriez aussi !… jeta-t-il.

— Vous voulez dire que M. le comte réfléchira !… rectifia-t-elle en exhalant un soupir qui me parut plein d’un espoir soudain.

Toutes les rides de son visage remontèrent, Elle souriait.

— Ces automobiles, s’écria-t-elle, c’est vraiment merveilleux ! Vous parlez de coucher à Laval ou au Mans, comme si c’était la porte à côté.

Cette réflexion d’un autre siècle faillit nous donner le fou rire à tous deux. Où étions-nous ?

— Vous n’avez pas d’auto ?… demanda mon frère.

L’exclamation de Mlle Tuache nous stupéfia.

— Une automobile ?… Ici ?…

— Alors, vous ne sortez jamais de…

— Dam non ! Jamais !

Édouard s’intéressait prodigieusement tout à coup.

— Et vous vivez toute l’année dans ce château avec M. de Bocquensé ?… demanda-t-il en pinçant les lèvres.

Très digne :

— Et sa famille, monsieur !

— Ah ! Il a une famille ?

Elle sentit sans doute, que, pour faciliter le marché, la tactique était d’être aimable.

Toujours souriante, elle développa :

— Le comte a la comtesse, d’abord, puis deux filles qui lui restent, car l’aînée est au couvent.

Elle hésita, finit par ajouter avec un retard :

« Et puis son fils.

Et, brusquement volubile :

« C’est pour faire l’éducation du jeune Thibault que je suis venue autrefois ici. Il lui fallait un précepteur, puisque ses parents ne voulaient pas des collèges, et, en même temps, la présence d’un homme à la Quinteharde n’était guère admissible. Moi, je me destinais au professorat, après mes longues études et tous mes diplômes. Mais je devais faire toute ma carrière dans cette famille. Je me suis intéressée à mon élève, puis à ses sœurs… Et puis, la comtesse est malade… Personne ne dirigeait la maison… Enfin, voilà des années que je suis ici. C’est ce qui vous explique l’intérêt que je prends à…

Par crainte d’aller trop loin, elle s’arrêta court.

— Ah ! oui ?… répétait Édouard.

Je sentis la conversation terminée.

— Alors, mademoiselle, à demain ! de bonne heure dans la matinée, cela vous va-t-il ? Car nous devons être rentrés à Paris avant la nuit.

— À l’heure que vous voudrez ! À six heures tout le monde est debout.

Mon Dieu ! Six heures ! Quelle vie menaient-ils donc, ces gens-là !

Sur les trois marches du perron, les mains se tendirent. Les chiens n’étaient plus là. Le charivari des oiseaux s’entendait. Le crépuscule allait commencer. Nous n’avions pas revu le maître de la maison.