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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I/02

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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/I
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 9 (p. 1157-1175).
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L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME


II.
ROME SOUS LES ROIS ÉTRUSQUES.
Antiquités et génie de l’Etrurie. — La prison Mamertine. — Tullus Hostilius, roi étrusque. — Les tombeaux des Horaces, Tite-Live et Corneille. — Ancus Martius, le Janicule. — Tarquin l’Ancien, le grand égout, le grand cirque. — Le mont Cælius, Cæle Vibenna. Mastarna appelé Servius Tullius. — La Voie Scélérate, parricide de Tullie. — L’enceinte de Servius Tullius, impossibilité qu’il n’y ait que trois règnes entre lui et Romains. — Architecture étrusque, le Forum d’Auguste et le palais Pitti. — Sculpture étrusque, la louve de bronze. — Temple de Jupiter Capitolin, expulsion des Tarquins. — Portrait de Brutus.



L’Étrurie était aux portes de Rome. Le grand empire civilisé était séparé seulement par le lit étroit du Tibre de l’humble établissement, moitié romain, moitié sabin, qui n’occupait encore que trois des sept collines : le Palatin, l’une des moins considérables; le Capitole, qui alors était un prolongement et une dépendance du Quirinal; enfin le Quirinal lui-même.

Comment les influences de la civilisation étrusque n’eussent-elles point passé le fleuve ? Comment des chefs guerriers, appartenant à la confédération étrusque, ne l’auraient-ils pas franchi également et ne seraient-ils pas venus jouer un rôle et chercher une place au milieu des luttes de ces peuplades qui se disputaient quelques positions fortes sur la rive gauche du Tibre pour y fonder des établissemens ? Ce que la disposition relative des deux pays rend si vraisemblable, les noms de lieux, les monumens et les faits historiques vont le prouver. Nous allons voir Rome, après avoir été dominée par un chef sabin, gouvernée par des rois étrusques.

Mais, pour connaître ces nouveaux maîtres de Rome, nous ferons bien, ce me semble, d’aller visiter, au musée du Vatican et dans la collection du marquis Campana, qui serait digne d’être à ce musée, les antiquités si curieuses et trouvées en si grand nombre dans les tombeaux de l’Étrurie, et même quelques-uns de ces tombeaux à quelque distance de Rome. Les anciens nous apprennent peu de chose sur le peuple étrusque; ses annales ont péri, mais il a laissé dans ses monumens funèbres, — qui renferment des statues, des bas-reliefs, des peintures murales, des vases, des ustensiles de toute sorte, — une image de ses coutumes, de ses croyances, de sa civilisation, et cette image peut, jusqu’à un certain point, suppléer à son histoire.

Malheureusement, sinon pour les admirateurs du beau, du moins pour ceux qui voudraient étudier l’antiquité étrusque dans ses monumens, les sculptures et les peintures provenant de l’Étrurie ont pour la plupart subi l’influence de l’art et de la civilisation des Grecs. L’époque où les arts de la Grèce pénétrèrent en Étrurie est très ancienne et remonte au moins jusqu’au règne du premier Tarquin, dont le père, Démarate, amena avec lui des artistes grecs de Corinthe, sa patrie. On a reconnu que la grande majorité des vases peints trouvés en Étrurie, et que pour cette raison on appelait vases étrusques, est de travail grec; les urnes funèbres, les ornemens, les bijoux, les terres cuites admirables qui sont sorties de ces tombeaux, trahissent, par l’exécution aussi bien que par le choix des sujets représentés, une origine hellénique. Parfois le goût et les idées étrusques modifient plus ou moins les types étrangers, mais les monumens purement et certainement indigènes sont relativement peu nombreux. Cependant, en s’attachant à ceux dont le caractère national est le plus marqué, on arrive à se faire de ce peuple curieux une idée qui confirme et jusqu’à un certain point complète ce que les anciens nous en apprennent.

Les Étrusques étaient un peuple religieux. L’antiquité est unanime sur ce point. Son témoignage est corroboré par la grande importance qu’a donnée ce peuple aux monumens funèbres et à tout ce qui se rapporte à un autre monde. Le rôle considérable que les prêtres jouaient dans la civilisation étrusque, quand il ne serait pas attesté par l’histoire, serait suffisamment démontré par la magnificence des ornemens sacerdotaux trouvés à Cervetri, et qu’on admire dans le musée du Vatican.

Les Étrusques étaient aussi un peuple guerrier, une nation puissante par les armes, gens bello prœclara, comme dit Virgile, qui se montre partout si savant dans les antiquités de l’Italie. Une fois soumis aux Romains, ils perdirent ce caractère, tombèrent dans la mollesse, ne furent plus célèbres que par leur, gloutonnerie et leur obésité, pinguis Etruscus. Mais pour s’assurer que Virgile a raison, et que les joueurs de flûte et les marchands de parfums de l’Étrurie vaincue et dégénérée n’étaient pas les Étrusques primitifs, il suffit de remarquer que dans plusieurs tombeaux on a trouvé un grand appareil d’armes offensives et défensives, de boucliers, de haches, de glaives, et, ce qui au reste se rencontre aussi parmi les antiquités gréco-romaines d’Herculanum, des casques à visière, des cuirasses, des jambards, des brassards, tout l’appareil de la chevalerie du moyen âge, les traces en un mot d’une féodalité guerrière à côté des insignes d’une théocratie sacerdotale. Les chefs étrusques, appelés lucumons, paraissent avoir réuni dans leur personne cette double puissance, à peu près comme certains prélats du XIIe siècle, et comme de nos jours le vladika du Monténégro, à la fois président de sa petite république, évêque et général. On voit combien le type physique des Étrusques s’était abâtardi par la perte de l’indépendance politique. En observant les traits caractérisés et les visages, plutôt allongés que pleins, des figures représentées sur les tombes, particulièrement sur celles qui appartiennent à l’époque la plus ancienne, j’ai été frappé de la ressemblance du profil d’un assez grand nombre de ces figures avec le profil austère et bien étrusque de Dante.

Les Étrusques, ou, comme les appelaient les Grecs, les Tyrrhéniens, étaient de grands navigateurs, et leurs tombeaux offrent la preuve des relations que la navigation et le commerce établissaient entre eux et des nations lointaines. Ainsi on a trouvé dans les tombeaux de l’Étrurie des scarabées égyptiens sur lesquels sont gravés de véritables hiéroglyphes, Je m’en suis convaincu par mes yeux dans le musée du Vatican. Ces amulettes ont été certainement apportés d’Égypte[1]. Une preuve encore plus singulière des rapports de l’Étrurie avec des contrée » bien éloignées est fournie par ces deux étranges personnages que l’on contemple avec un étonnement toujours nouveau dans la collection de M. Campana, et dont le costume et les traits font penser forcément à la Perse, à l’Inde, à la Chine, on ne sait bien à quel pays ou à quel peuple, mais certainement aux régions les plus reculées de l’Asie.

L’histoire nous apprend que les Étrusques formaient une confédération composée de douze peuples, et que les douze villes principales, gouvernées chacune par un chef particulier, se réunissaient en assemblée générale dans le bois sacré de Voltumna, au lieu où est maintenant Viterbe. On sait quelles étaient la plupart de ces villes, et de grandes murailles, d’une construction toute particulière, à Volterre, à Arezzo, à Pérouse et ailleurs, montrent l’antique importance de ces villes. Les objets trouvés dans les tombes témoignent d’une grande opulence, qui suppose un certain développement du commerce et de l’agriculture, une industrie et un art avancés. Toutefois, ce que les Étrusques ont laissé de plus curieux, ce sont leurs tombeaux. L’existence de ce peuple s’y retrouve presque tout entière. Les demeures des morts, destinées à figurer l’habitation des vivans, nous enseignent quelle était la structure des maisons étrusques : on y a imité jusqu’à la forme du toit, jusqu’aux poutres et aux solives du plafond. Des statues en pierre ou en terre cuite nous transmettent les traits physiques de cette race disparue; les peintures qui couvrent les parois sépulcrales nous font assister à ses fêtes, à ses banquets, à ses jeux. Les ustensiles de ménage sont figurés en bas-relief ou conservés en nature. Des bijoux, des parures de femmes, des ornemens de prêtres, des armes, font connaître les costumes et les habitudes des différentes classes de la société. Les tombes elles-mêmes, indépendamment de ce qu’elles enferment, sont dignes d’attention. La comparaison des nécropoles d’Étrurie avec les tombes romaines est instructive, car les peuples se caractérisent par leurs tombeaux.

Les tombeaux étrusques sont de deux sortes. Les uns appartiennent à cette famille de monumens funèbres qui trahit évidemment l’intention d’imiter les grands amas de terre que dans les âges barbares et héroïques on entassait sur le lieu où le mort était déposé. C’est la forme la plus simple, la forme primitive de l’hommage funèbre. Le premier progrès est de substituer à ces monumens en terre un monument architectural qui remplace et figure la montagne artificielle : c’est l’origine des pyramides d’Egypte, d’un certain nombre de tombes étrusques, de quelques anciennes tombes romaines. Cette imitation d’un tertre funèbre par un colossal sépulcre fut reproduite plus tard dans le mausolée d’Auguste, dont il ne reste plus que les murs, mais qui s’élevait dans le Champ-de-Mars, comme une petite montagne sur le sommet de laquelle des arbres étaient plantés.

A une autre classe de tombeaux appartiennent ceux qui sont creusés dans l’intérieur des collines et forment de véritables appartemens souterrains. L’Égypte offre aussi de gigantesques exemples de cette sorte de sépulcres. Les tombes des rois, près de Thèbes, sont des demeures creusées dans la montagne ; seulement ici on ne trouve pas des appartemens, mais des maisons à plusieurs étages : tout prenait en Égypte des proportions immenses. Il existe en Étrurie de ces tombes qui sont assez considérables et qui contiennent jusqu’à vingt chambres, on pourrait presque dire vingt chambres à coucher, car dans chacune d’elles reposait un mort enveloppé de sa robe ou couvert de son armure. Au contact de l’air entrant pour la première fois dans ces profondeurs murées depuis tant de siècles, M. Visconti a vu, avec un étonnement mêlé d’une sorte d’effroi, des cadavres de deux mille ans s’affaisser sur eux-mêmes et disparaître en ne laissant qu’un peu de poussière. Les sépultures romaines n’ont pas offert de semblables spectacles ; cependant quelques-unes des plus anciennes sont aussi creusées dans le sol et disposées en chambres funéraires : tel est par exemple le tombeau des Scipions. Néanmoins dans ces chambres les corps n’étaient point couchés sur des lits, ils étaient enfermés dans des tombes de pierre. Les Romains ensevelissaient ou brûlaient les cadavres ; ils ne les conservaient point en les embaumant, comme faisaient les Égyptiens et, à ce qu’il paraît, les Étrusques. Ils fortifiaient leur corps pour la vie présente, dans laquelle ils concentraient toute leur activité et tout leur espoir ; peu assurés et peu soucieux d’une vie ultérieure, ils se résignaient à n’y être que des âmes sans corps, des apparences, des larves vaines. Les Égyptiens au contraire, et vraisemblablement comme eux les Étrusques, peuple plus mystique, plus occupé de la pensée d’une seconde vie, mais ne pouvant se figurer l’existence d’un esprit entièrement dépouillé d’organes, voulaient assurer à la personne matérielle une perpétuité, symbole et peut-être gage à leurs yeux de la personne spirituelle.

Une autre différence entre les tombeaux étrusques et les tombeaux romains montre, à côté de certains rapports, la différence du génie des peuples qui les élevèrent. Dans les tombeaux étrusques comme dans les sépultures égyptiennes, tout est fait pour l’intérieur : les murs sont couverts de peintures et d’inscriptions que nul œil mortel ne doit contempler ou lire, car l’entrée du monument sépulcral a été fermée et cachée avec soin. Souvent même on a pris, en pratiquant une fausse porte, des précautions qui doivent rendre l’accès du tombeau impossible aux vivans ; c’est donc au mort seul qu’on a destiné la décoration de son asile funèbre, c’est pour lui qu’on y a déposé les bijoux, les ornemens, les armes, les vases précieux peints quelquefois avec un art infini, et destinés à d’éternelles ténèbres. En général, rien au dehors[2]. Nul signe à l’extérieur, nul bas-relief, nulle épitaphe. Le mort ne pense plus aux vivans ; il est entré dans l’autre monde, dans ce monde souterrain où il habite avec ses richesses dans le commerce des divinités souterraines et infernales, et où nul ne doit pénétrer jusqu’à lui. Les tombeaux romains, au contraire, s’élèvent presque toujours à la surface de la terre, placés des deux côtés de la route, sur le passage de la foule. Le mort, dans une épitaphe qui est souvent une allocution au voyageur, dit ce qu’il fut dans cette vie, et parle très peu de l’autre. Du reste il veut être vu, on dirait presque qu’il veut voir encore. Il est là sur le bord de la route, avec son buste ou sa statue, toujours en rapport avec les vivans, toujours les occupant de lui, et il semble encore s’occuper d’eux. Dans l’intérieur de la tombe, on a déposé beaucoup moins de richesses. Sauf le vase de Portland, il n’y a pas d’exemple, je crois, d’un beau vase trouvé dans un tombeau romain. Il ne s’agissait pas en effet pour les Romains d’une existence mystique en rapport avec les puissances ténébreuses, mais d’une existence tout extérieure et tout idéale dans le souvenir des hommes. Ainsi, bien que chez les deux nations le point de départ ait été le même, — l’imitation du tertre amoncelé ou la maison souterraine, — le génie romain a changé bientôt la disposition sépulcrale empruntée primitivement à l’Étrurie. Les Romains, peuple de l’action et de la vie, ont tiré les tombeaux de l’obscurité où les étrusques se plaisaient à les enfoncer pour se rapprocher ainsi du monde funèbre ; eux, les ont placés au grand jour, au soleil, moins comme des sépulcres que comme des temples destinés à perpétuer et à consacrer parmi les vivans le souvenir de ceux qui ont vécu, à rendre présens ceux qui ont passé.

Après avoir cherché à nous faire une idée du génie étrusque par les vestiges qu’il a laissés, nous pourrons mieux discerner en quoi il a dû agir sur la pensée romaine. J’arrive au plus ancien monument de Rome ; ce monument est évidemment étrusque, et nous conduira à faire remonter la domination des rois de cette nation à Rome plus haut qu’on ne le fait d’ordinaire, et jusqu’à Tullus Hostilius. J’en suis fâché pour la royauté romaine, mais le premier monument qu’elle ait construit est une prison, ou plutôt un affreux cachot souterrain à deux étages, qu’on appelle la prison Mamertine.

La république et l’empire ne répudièrent point ce formidable cachot, legs des rois, et Tibère prit soin de l’entretenir et de le réparer. Salluste fait de la prison Mamertine une affreuse peinture, qui encore aujourd’hui est ressemblante. «Le tullianum (la partie inférieure de la prison) est un enfoncement qui a une profondeur de douze pieds; il est entouré de murs; au-dessus est une chambre voûtée; c’est un lieu désolé, ténébreux, infect, terrible. »

Quand le regard descend au fond du cachot inférieur par le trou qui servait à y plonger les victimes, on est pénétré de la férocité du génie romain. On se rappelle Jugurtha, qu’on précipita vivant dans ce tombeau, et qu’on y laissa mourir de faim, parce qu’il avait été vaincu. Le Numide, jeté tout nu dans ce gouffre glacial, s’écria seulement : « Romains, que vos étuves sont froides! » On lui avait arraché un lambeau d’oreille avec l’anneau d’or attaché à ce lambeau. Ici les complices de Catilina furent étranglés par l’ordre de Cicéron, qui en cette circonstance dépassa peut-être ses pouvoirs, mais sauva très certainement son pays; ici Séjan périt, et ses filles furent égorgées après que le bourreau les eut déshonorées, par respect pour la loi qui ne permettait pas de mettre à mort une vierge. Enfin, on le sait trop, lorsque le triomphateur montait au Capitole, il s’arrêtait à quelques pas d’ici, à un coude que fait la voie Triomphale; alors, — c’était le complément de la victoire, — on mettait à mort dans le cachot les rois vaincus. Ce lieu semble bien fait pour de telles horreurs.

Heureusement le christianisme y a attaché de plus consolans souvenirs, car, chose remarquable, le plus ancien monument de l’histoire romaine est aussi le plus ancien monument de la tradition chrétienne. Suivant cette tradition, saint Pierre, enfermé dans la prison Mamertine, fit jaillir une eau limpide pour baptiser ses geôliers convertis. Le nom de l’un d’eux était Processus (progrès), symbole expressif du changement qui s’accomplissait. L’idée de charité se faisait jour dans ces ténèbres, où elle n’avait jamais pénétré. Aujourd’hui, au-dessus de la prison Mamertine est une petite église dédiée à saint Joseph, patron de l’humble corporation des charpentiers, San Giuseppe dei Falegnani. Le peuple a une grande dévotion à cette église. Je l’ai presque toujours vue remplie. La foule qui s’y agenouille sans cesse semble prier pour les âmes de tous ceux qui sont morts ici de mort violente, et le spectacle de son recueillement adoucit un peu l’horreur que fait éprouver ce lieu, l’un des plus tragiques de Rome.

On attribue la création de la prison Mamertine au roi sabin Ancus Martius; mais cette attribution que rien ne justifie paraît reposer sur une confusion de noms[3]. Une chose est certaine, les murailles de cette prison sont entièrement semblables aux murailles étrusques; elles semblent attester la présence des Étrusques à Rome. D’autre part, le nom d’une partie du cachot, tullianum, porte à le rapporter à Tullus Hostilius[4]. De là me semble résulter que Tullus Hostilius pourrait bien être lui-même d’origine étrusque. Ce nom d’Hostilius semble indiquer un étranger, car, par une alliance d’idées qui se conçoit sans peine aux époques où tout étranger est ennemi, le mot hostis, qui plus tard voulut dire ennemi, avait dans l’origine le sens d’étranger, Tullus paraît être un nom étrusque. Ce nom se retrouve peu altéré dans celui du roi Servius Tullius, qui, nous le verrons, a été certainement étrusque, et dans celui de sa parricide fille Tullie.

Tullus Hostilius serait donc un chef étrusque, le premier de ceux qui régnèrent à Rome. Selon Aurelius Victor, il fut choisi à cause des services qu’il avait rendus contre les Sabins. Selon Zonaras, il abolit la plupart des coutumes établies par Numa, ce qui indiquerait une réaction violente contre les institutions sabines. Tullus Hostilius se serait mis à la tête d’un soulèvement qui aurait délivré les Romains de la domination que les Sabins leur avaient imposée sous Numa. Après Tullus Hostilius, les Sabins reprirent le dessus, et un homme de leur nation, Ancus Martius, régna sur Rome, ce qui montre encore combien était décidée, depuis la lutte des deux peuples sous Romulus, la prépondérance des Sabins. L’appui donné contre eux aux Romains par Tullus Hostilius, en supposant celui-ci étrusque, s’accorderait très bien avec un récit selon lequel des auxiliaires d’Étrurie, commandés par un Hostilius, grand-père de Tullus, seraient déjà venus en aide à Romulus dans sa guerre contre Tatius. Tout cela montre l’intervention fréquente de l’Étrurie dans les premières destinées de Rome. Rien de plus naturel que des chefs appartenant à la grande nation voisine aient deux fois soutenu la cause du peuple nouveau contre les Sabins, plus puissans et par conséquent plus dangereux. Ces alliances auraient préparé l’accession au trône de Tarquin l’Ancien, qu’on regarde généralement comme le premier roi de Rome venu d’Étrurie[5].

Cette conjecture, qui m’a été suggérée par le nom et l’aspect du plus ancien monument de Rome, est confirmée par ce que l’on raconte du genre de mort de Tullus Hostilius, tué sur le mont Aventin, toujours mont fatal, par la foudre qu’il avait voulu attirer. Tout le monde sait que l’art fulgural faisait partie de la science sacrée des prêtres étrusques. Quand on voit qu’ils ne prétendaient pas seulement interpréter la foudre, mais encore la dégager des nuages (elicere fulmen), on est conduit à penser qu’ils étaient arrivés, par des études entreprises dans une pensée religieuse, à découvrir quelques-unes des propriétés de l’électricité, et savaient la faire descendre des nuages en l’attirant par une sorte de paratonnerre. On comprend alors comment Tullus Hostilius, voulant pratiquer un art réservé aux prêtres de sa nation, et qui ne devait s’exercer que dans un lieu de favorable augure, comme le Palatin ou le Capitole, serait allé tenter cette imitation sacrilège sur la cime néfaste de l’Aventin, où il aurait péri victime de son ignorance et de sa témérité. Il aurait manqué son expérience, et eût été tué comme Franklin lui-même faillit l’être en faisant les siennes. Cette fin conviendrait à un chef étrusque, de même que l’architecture de la prison Mamertine. J’attribuerais aussi plus volontiers la construction de cet horrible cachot à un cruel lucumon d’Étrurie, capable de faire écarteler Mutins Fetius pour avoir hésité, pendant un combat, entre les Romains et leurs ennemis, qu’au roi sabin Ancus Martius, duquel l’histoire ne raconte rien qui sente la barbarie, et qu’elle présente comme un autre Numa.

Le combat des Horaces et des Curiaces eut lieu sous le règne de Tullus Hostilius, que Corneille appelle le roi Tulle, comme, selon l’usage de son temps, il appelle Brutus Brute et Crassus Crasse. Sur la voie Appia, à cinq milles de Rome, environ à mi-chemin d’Albe et de Rome, est un pré avec un vieux mur d’enceinte que l’on montre comme le théâtre du combat célèbre. Rien ne prouve la vérité de cette indication. On ne voit pas ce que ce mur a pu avoir à faire avec les Horaces, mais il est ancien et pourrait remonter à l’époque de l’événement. Tout près sont deux grands tombeaux formés d’un tertre ayant pour base un soubassement composé de gros blocs et d’un appareil très semblable à l’appareil des murs étrusques. Ces deux tombeaux rappellent des monumens funèbres qu’on voit dans plusieurs nécropoles d’Étrurie, notamment à Tarquinie et à Cœre. Il n’est donc pas impossible que ce soient véritablement les tombeaux des Horaces. Ils se trouvent à la distance de Rome où les place Tite-Live : seulement, selon cet historien, ils devraient être à gauche de la route, et ils sont à droite; mais ce déplacement peut tenir à une distraction de l’historien, qui en a eu bien d’autres. Quoi qu’il en soit, la rencontre célèbre, si elle a eu lieu, a eu lieu de ce côté. On peut se représenter les combattans au milieu de cette plaine, à peu près à une égale distance des cités rivales. Les Romains sont sortis par la porte Capène; les-Albains ont quitté le bord de leur lac. Tous regardent avec anxiété les vicissitudes du combat, dont nous pouvons suivre nous-mêmes tous les détails, tant ils ont été vivement retracés par Tite-Live et après lui par Corneille.

Parmi les Romains, nous apercevons le vieil Horace, qui n’est pas resté entre les murs de sa maison, où l’a retenu seulement dans la tragédie française la nécessité de trouver pour le récit du combat un auditeur intéressé. Peut-être même Camille, qui s’appelait Horatia, est-elle cachée derrière la foule et éprouve-t-elle, en voyant couler le sang de son fiancé, ce désespoir qui lui fera maudire la victoire de son frère.

Le Curiace qui combat ici n’est pas, comme l’appelle Corneille, un gentilhomme d’Albe. C’est un guerrier qu’on a choisi, ainsi que ses frères, non parmi les mieux nés, mais parmi les plus courageux et les plus robustes. Voici qu’un Horace, resté seul contre trois assaillans, prend la fuite : d’un côté des cris de joie s’élèvent dans cette vaste campagne, de l’autre des cris de fureur, le vieux père maudit son fils; mais sa fuite était une feinte, une de ces ruses de sauvage, comme on en voit chez les Mohicans de Cooper. Horace, qui n’est pas plus un gentilhomme de Rome que Curiace n’est un gentilhomme d’Albe, égorge sans merci ses trois ennemis l’un après l’autre. C’est près d’ici que tous trois tombèrent et qu’ils durent être ensevelis, et il ne faut pas aller chercher le lieu de leur sépulture sur la colline qui domine Albano, bien qu’on y donne à un tombeau étrusque le nom de tombeau des Curiaces. Horace revient tout sanglant dans Rome, faisant porter devant lui les dépouilles des ennemis qu’il a immolés. A la Porte Capène, il rencontre sa sœur. Celle-ci, avec l’emportement et l’énergie que montrerait en pareille circonstance une Romaine de nos jours, reproche à son frère vainqueur la mort de son amant. Aujourd’hui le frère répondrait certainement par un coup de couteau. Horace plonge son glaive dans le sein de sa sœur. La différence des temps se fait sentir en un seul point. Le Romain qui aurait donné le coup de couteau s’esquiverait, protégé par l’intérêt de la foule; mais sous Tullus Hostilius la justice était plus sévère, et Homce est condamné à mort. Tout le récit de Tite-Live est admirable; les formules antiques du droit romain, horrendum carmen, ont une solennité sombre. Le père s’élance, il parle. Son discours, que surpasse peut-être encore celui que Corneille a mis dans sa bouche, est plein de vivacité et de force. Tite-Live, Corneille, la mémoire et l’imagination vont de l’un à l’autre, et notre vieux Romain semble parfois contemporain de la tragédie que ce lieu rappelle. Si les effusions langoureuses de Curiace choquent un peu en présence des terribles souvenirs de la Rome primitive, le qu’il mourut ! ce mot héroïque et presque barbare est de la date de l’événement ; — il a la grandeur, la rudesse et la simplicité des vieux tombeaux étrusques, il aurait pu être prononcé dans cette campagne sauvage en présence de cet horizon sévère et sublime comme le génie de Corneille.

Ancus Martius, le second roi sabin, étant dépossédé de la prison Mamertine, aucun monument ne rappelle sa mémoire. Il passe pour avoir fortifié le Janicule, et Nibby a cru reconnaître en certains endroits comment la colline a été taillée pour servir de forteresse. Ce serait le seul vestige visible du règne d’Ancus Martius.

Après le roi sabin, on place un roi dont la patrie n’est pas douteuse, le riche lucumon d’Étrurie, fils du Corinthien Démarate et le premier des Tarquins. À ce moment commence la grandeur de Rome, et cette grandeur est tout étrusque. Alors fut exécuté ce vaste travail de dessèchement et d’assainissement, au moyen d’un système de conduits souterrains, d’une longueur de 2,500 pieds, destinés à faire écouler dans le Tibre les eaux qui remplissaient les bas-fonds entre le Palatin et le Capitole et à dessécher le lieu où depuis fut le Forum. Ainsi la puissance de la tyrannie préparait un théâtre aux luttes de la liberté.

Pline s’étonnait déjà de la solidité de ces conduits souterrains que sept siècles, disait-il, n’avaient pu entamer ; annis prope septingentis inexpugnabiles. Depuis Pline, plus de dix-huit cents ans se sont écoulés, et la portion principale de cette œuvre énorme, le grand égout, cloaca maxima, est aussi intact que le premier jour. Il sert encore à l’écoulement des eaux. Quand, pénétrant sous sa triple voûte, on considère ce prodigieux travail, on est stupéfait en présence de tant de solidité et de grandeur : la largeur est de 4m 1/2 ; la hauteur, de 10 mètres au-dessus du niveau du Tibre. Lorsque les eaux sont basses, on peut y entrer en bateau par le fleuve et y naviguer sous terre, comme fit Agrippa. On ne croirait pas qu’il fut possible d’autant admirer un égout ; mais c’est un égout monumental, et je ne sais si aucun ouvrage du même genre peut lui être comparé. On reconnaît là le génie des Étrusques, qui avaient ailleurs exécuté de grands travaux pour dessécher le delta du Pô. Cette architecture offre les caractères d’utilité, de solidité, de puissance, qui seront les caractères de l’architecture romaine. Ces traits distinctifs sont déjà marqués dans l’œuvre des rois étrusques. Les Romains ne feront jamais rien de plus durable que l’égout de Tarquin.

À Athènes, les plus anciens monumens sont de beaux temples, — en Égypte des tombeaux, les pyramides, — à Rome une prison et un égout. La première pensée des Athéniens fut pour le beau, des Égyptiens pour le funèbre, des Romains pour le nécessaire.

Un autre monument donne une haute idée de ce qu’était Rome sous les rois étrusques : c’est le grand cirque (circus maximus). Il remplissait toute la vallée qui sépare le Palatin de l’Aventin. Si, comme le dit Denis d’Halicarnasse, Tarquin l’Ancien, qui le construisit, fit disposer des sièges à l’entour, de telle sorte que les spectateurs fussent à couvert, il y aurait eu dans ce soin une recherche de comfortable qui montrerait déjà une civilisation assez avancée. De ce cirque immense, qui, successivement agrandi, finit par contenir plus de trois cent mille spectateurs, il ne reste que l’emplacement, facile à reconnaître entre les deux collines et la base de quelques gradins. C’est aujourd’hui une rue ou plutôt un chemin agreste qui conduit vers une des portes de Rome. Que de fois, en suivant à pas lents ce chemin, j’y ai écouté, à travers le silence du soir, retentir dans un passé lointain le tumulte et les applaudissemens de la foule qui le remplissait autrefois !î Je n’y voyais que des charrettes arrêtées au bout du chemin, là où étaient les chars qui attendaient le signal pour s’élancer dans la carrière. Quelquefois un homme de la campagne, debout et fièrement campé sur une de ces charrettes qui fuyait dans la poussière, m’offrait une faible image de ces courses dont les Étrusques introduisirent l’usage à Rome.

Le cirque aboutissait au pied du Cœlius. Cette colline, moins célèbre que le Capitole, le Palatin, le Quirinal, a aussi une curieuse histoire à raconter. Son nom rappelle cette histoire. Le nom du Cœlius vient de Cœle Vibenna, guerrier étrusque qui y fut enseveli. Selon les uns, ce Cœle Vibenna conduisit les auxiliaires étrusques qui vinrent au secours de Romulus : Tacite le place sous Tarquin l’Ancien ; mais une autorité bien plus grande en cette matière, celle de l’empereur Claude, qui avait écrit une histoire d’Étrurie, nous fait connaître que Cœles ou Cœle Vibenna était le compagnon d’armes d’un chef étrusque appelé Mastarna, lequel était venu s’établir sur le Cœlius, et gouverna Rome après Tarquin l’Ancien sous le nom de Servius Tullius.

Ainsi, après Romulus, les Romains n’auraient pas eu un roi de leur nation, mais deux souverains sabins, Numa et Ancus Martius, et quatre souverains étrusques, les deux Tullus ou Tullius et les deux Tarquins. Ceci prouve encore combien peu de chose était en commençant le peuple romain. Du reste, un phénomène historique analogue s’est produit dans le pays qui présente les rapports de destinée les plus sérieux avec les Romains. Cette circonstance fortuite n’a point nui et peut-être même a aidé à la grandeur de ce pays. L’Angleterre, depuis les rois bretons, n’a jamais eu de souverains dont l’origine ne fût au moins en partie étrangère : les rois saxons, les rois normands, les Plantagenets angevins, les Tudors gallois, les Stuarts d’Ecosse, Guillaume, qui était Hollandais, et la branche d’Hanovre, qui est allemande.

Mais retournons au Cœlius, et nous plaçant sur cette colline qui s’élève à côté du Palatin, presque aussi peu habitée que l’Aventin, mais moins triste que lui, représentons-nous comment se passèrent les choses au temps où fut là un oppidum étrusque occupé à la suite des luttes entre les Romains et les Sabins, entre le Palatin et le Quirinal, par ce chef venu d’Étrurie, dont les Romains ont fait un personnage d’origine romanesque et controversée, et qu’ils ont appelé Servius Tullius.

La naissance de Servius Tullius est racontée de diverses manières : les uns lui donnent pour mère une esclave, probablement par un de ces jeux de mots étymologiques qui ont introduit tant de fables dans l’histoire, à cause de la ressemblance du nom de Servius et du mot servus (esclave) ; les autres, jaloux de relever la naissance d’un roi de Rome, l’ont fait naître d’une princesse réduite en esclavage, comme, dans les romans de chevalerie, les aventuriers qui parviennent au trône se trouvent toujours de lignée royale. L’enfance de Servius Tullius est entourée de prodiges. Pendant qu’il dormait, on vit sa tête environnée de flammes, miracle renouvelé de l’enfance d’Ascagne. Il fallait remplacer par des récits fabuleux l’histoire véritable de l’origine étrusque de ce roi, et faire disparaître par ce nom, au moins en partie romain, de Servius Tullius le nom étrusque de Mastarna.

Mastarna fut, selon toute vraisemblance, un chef de bande, le premier ancêtre des condottieri toscans du moyen âge; il était venu chercher fortune au milieu des guerres qui armaient les uns contre les autres Romains et Sabins, comme l’avaient fait avant lui d’autres chefs étrusques, et notamment son grand-père, au temps de Romulus. Il campa avec son monde au milieu des chênes du Cœlius, à peu près comme Robin Hood campait dans les forêts de Sherwood. Il semble avoir été une espèce d’outlaw en révolte contre l’aristocratie sacerdotale de l’Étrurie, car, comme le remarque M. Müller[6], les conditions pécuniaires sont partout mises dans sa constitution à la place des formalités religieuses. Mastarna laissa, comme Robin Hood, une mémoire populaire. Le peuple aime les hommes de fortune, ennemis des riches et des puissans, et qui le vengent un moment de ceux qui l’oppriment; il paraît que Mastarna devint assez redoutable à la noble famille étrusque qui gouvernait la population des autres collines pour s’allier avec elle.

Le meurtre du parvenu tué par un membre de cette orgueilleuse famille et la complicité de sa fille Tullie, épouse de Tarquin, furent l’effet de la superbe patricienne offensée, inspirant ses fureurs à Tullie elle-même, et prenant une atroce revanche de l’humiliation qu’elle avait été contrainte de subir en se mésalliant. On s’explique ainsi le rôle politique attribué à Servius Tullius, qui, chef habile de la démocratie, parvint à la contenter en admettant tout le monde au vote populaire, et en même temps sut tempérer l’action de la multitude, non par le privilège de la race, mais par la prépondérance de la propriété. C’était la meilleure manière de servir la cause des plébéiens. On sait, depuis Niebuhr, que ce mot dans l’origine ne désignait point les pauvres, mais ceux qui, admis à vivre librement dans Rome, ne participaient pas à tous les droits des anciennes familles. Les plébéiens, c’étaient surtout les étrangers, et dans leur sein étaient des personnages riches et considérables. Servius abolit l’inégalité inflexible de la race et la remplaça par l’inégalité mobile du cens et de la fortune. Il fut donc le chef intelligent des intérêts plébéiens.

Si l’on s’étonne de me voir attribuer avec l’histoire tant de sagesse politique à celui que j’ai montré tout à l’heure comme un condottiere et presque un bandit, je ferai observer qu’il y a des exemples de ces hommes qui, dans des temps de guerre et de barbarie, après avoir mené la vie de brigands, finissent par mériter justement le renom de législateurs. Rollon était un pirate scandinave, et, dès qu’il fut possesseur de la Neustrie, il y fit régner la justice et les lois.

Tel fut le rôle de Mastarna. Tarquin, étranger comme lui, mais étranger opulent et de race illustre, avait dû naturellement appuyer son pouvoir sur les familles opulentes et les races nobles. Mastarna, fils de ses œuvres (d’où vient peut-être aussi l’opinion que Servius était né d’une esclave), dut se faire l’appui de ceux que le privilège opprimait. Il conquit pour eux les droits que les privilégiés leur refusaient. On voit aujourd’hui très nettement dans un enfoncement, entre le Quirinal et le Viminal, l’endroit où était le Vicus Patricius, la rue qu’il força les patriciens d’habiter pour leur ôter l’avantage dangereux des positions élevées. Les familles atteintes dans leur orgueil et dans leurs droits ne lui pardonnèrent pas, et leur haine implacable le fit périr. L’excès de cette fureur est représenté par le crime atroce de Tullie, qui, admise dans la famille des Tarquins; comme il arrive parfois en de telles alliances, en épousa l’orgueil et en embrassa la cause au point, dit l’histoire, j’espère la légende, de faire passer, pour aller plus vite régner, son chariot sur le corps à peine expiré de son père.

L’exécration des siècles a perpétué la tradition de ce fait monstrueux. On sait où était la Voie Scélérate qui le vit s’accomplir. C’est une montée de l’Esquilin à laquelle on arrive aujourd’hui par la rue de Saint-François-de-Paule. Le pieux ermite que Louis XI fit venir pour tâcher de calmer les terreurs qui tenaient chez lui la place de la conscience a, pour ainsi dire, apaisé l’horreur vengeresse qui s’attachait à la voie parricide par l’influence miséricordieuse de son nom. Dans cet endroit maudit, sur lequel il semble qu’encore aujourd’hui la justice des siècles fait planer la solitude et l’abandon, s’élève une colonne de granit surmontée d’une croix, érigée à je ne sais quelle intention. Là est écrit deux fois sous une couronne : Humilitas, caritas. Est-ce une leçon adressée à Tullie ?

Au règne populaire de Servius se rapporte l’enceinte élevée autour de la Rome d’alors. Elle fut commencée par Tarquin l’Ancien et terminée par Tarquin le Superbe. On peut la suivre encore, et en plusieurs endroits des parties très bien conservées paraissent au jour. La construction de ce mur est semblable à celle qu’on remarque dans les anciennes villes d’Étrurie; c’est l’œuvre des trois derniers rois étrusques. Le nom de Servius y est resté plus particulièrement attaché, parce que ce nom était le plus aimé. Non contens d’entourer ainsi Rome d’un mur fortifié, les rois étrusques voulurent la défendre du côté par où elle était le plus attaquable, du côté de l’est, où les collines formaient une continuation du plateau de la campagne romaine et ne le dominaient nulle part. Servius Tullius, c’est-à-dire Mastarna, est désigné comme celui de ces rois qui fut l’auteur du rempart formé d’un mur et d’un fossé, et qui s’étendait de ce côté. Sur plusieurs points, ce rempart est encore visible aujourd’hui. Il paraît que le fossé avait cent pieds de largeur et trente pieds de profondeur.

L’étendue totale de ce qu’on appelle l’enceinte de Servius, et qui, en réalité, était l’enceinte de Rome sous les rois étrusques, a été mesurée : elle embrassait un espace de huit à neuf milles. C’était la grandeur d’Athènes; or, à Athènes, on comptait quatre cent mille habitans, sur lesquels, il est vrai, plus de trois cent cinquante mille esclaves. Rome aurait donc pu contenir sous ses derniers rois le même nombre d’habitans. Aujourd’hui elle n’en renferme guère plus de cent mille.

Je veux bien que tout l’espace enceint de murs ne fût point occupé; il n’en reste pas moins une ville dont la population devait être considérable, ce qui s’accorde d’ailleurs avec l’immensité du cirque et la grandeur des égouts de Tarquin. Le spectacle de cette enceinte et des autres travaux exécutés sous les rois étrusques frappe vivement, quand de là on Porte les yeux sur l’étroit contour de la cité de Romulus, indiqué par la circonférence du Palatin. On peut faire en moins d’une heure le tour du Palatin. Pour faire le tour de l’enceinte de Servius, il faudrait une demi-journée.

Ici encore ce qui frappe les yeux porte l’esprit à réfléchir et à se poser une question qu’il ne se poserait peut-être pas, si elle ne lui était suggérée fortement par l’intuition des lieux. A la vue de cette différence énorme entre l’étendue de la Rome de Romulus et l’enceinte de Servius Tullius, il est impossible de s’en tenir à ce que nous apprend l’histoire, et de ne placer que trois règnes entre Romulus et Tarquin l’Ancien. Je croirais aussi volontiers qu’en un siècle le Paris des Mérovingiens est devenu le Paris de Philippe-Auguste. Il a dû nécessairement s’écouler un temps plus long entre la première fondation de Rome par des pâtres latins et le moment où le grand égout, le grand cirque et un mur de trois lieues furent construits par les rois étrusques. Il y a là dans l’histoire une lacune impossible à méconnaître comme à combler. Peut-être Rome s’accrut-elle insensiblement sous la domination des Sabins, et tout ce temps, que la vanité nationale n’avait aucun intérêt à rappeler, fut-il représenté vaguement par le règne d’Ancus Martius, règne assez dénué d’événemens et vide comme les années de la servitude.

Si l’on admettait, selon l’hypothèse de M. Mommsen, que le commerce a joué un rôle dans les commencemens de Rome, c’est pendant cette époque, assez longue et assez peu remplie d’événemens,. désignée par le règne d’Ancus Martius, qu’il faudrait placer, je pense, un développement commercial obscur. Cela expliquerait comment à la fin de cette période, dont on ne sait presque rien, la population de Rome aurait atteint un si prodigieux accroissement. Les Romains, subjugués une seconde fois par les Sabins, auraient, dans cette situation dépendante, remplacé l’ardeur belliqueuse qu’ils avaient montrée sous des chefs choisis par eux, Romulus et Tullus Hostilius, par les occupations pacifiques du commerce. Pourquoi eussent-ils été fort empressés de guerroyer pour un maître étranger ? De son côté, ce maître dut les encourager dans cette activité paisible, favorable à la sécurité de sa domination. Ancus fit cependant quelques conquêtes; mais, chose à remarquer, presque toutes se dirigent du côté de la mer et semblent avoir un but commercial. Il fortifie le Janicule, qui assure la navigation du Tibre; il fonde le port d’Ostie, il établit des salines; sous lui, le peuple romain prospéra, la population s’accrut, et c’est ainsi que le second roi sabin a pu laisser dans cette Rome où il était étranger un renom populaire, et être pour le poète Ennius le bon Ancus.

L’architecture romaine fut d’abord étrusque, les monumens de l’époque des rois l’attestent visiblement, et même longtemps après que l’art romain avait reçu les enseignemens de la Grèce, lorsque ces enseignemens l’avaient élevé lui-même à la plus grande perfection sous Auguste, tout souvenir de l’architecture étrusque n’avait pas péri. Un morceau considérable du mur qui entourait le Forum de cet empereur nous montre encore l’appareil des murailles étrusques. Ce reste de mur s’élève à côté des trois magnifiques colonnes corinthiennes du temple de Mars Vengeur, bâti par Auguste, et montre le vieux style en présence du nouveau. Les Romains, au temps d’Auguste, faisaient de l’étrusque ainsi que nous faisons du gothique, on trouve même dans les ruines de leurs villas quelques imitations des anciens murs pélasgiques. Le roi de Bavière a bien imité cette maçonnerie colossale dans les fondemens de sa Valhalla.

L’emploi de l’appareil étrusque s’est continué jusqu’au sein des temps modernes, et, chose remarquable, c’est dans cette Toscane, où Dante et Savonarole, qui, chacun à sa manière, semblent être les héritiers et les continuateurs de la sombre vaticination de l’antique Étrurie, c’est à Florence que se produit dans certains monumens de la renaissance ce retour au vieil art étrusque : il est manifeste dans les énormes pierres diamantées qui forment la base du palais Pitti, et qui, par leur masse et leur rudesse, reproduisent si bien le style sévère et grandiose des monumens étrusques.

Les anciens attribuaient aux Étrusques l’honneur d’avoir les premiers cultivé la sculpture en Italie. La célèbre louve en bronze du Capitule semble être un ouvrage de l’art romain, à demi formé par l’exemple de la sculpture étrusque, et débutant dans toute sa grossièreté et toute sa force. Ce bloc de bronze représente un animal dont le poil est fantastique, dont l’attitude est raide et gauche, mais dont le caractère est vigoureux, l’expression puissante, et qui respire bien la férocité primitive de Rome.

L’Étrurie, c’était l’Orient. Le caractère oriental est visible dans les ornemens sacerdotaux qu’on admire au Vatican. Rome sous les Tarquins est à demi orientale. Les grands travaux hydrauliques entrepris par eux font penser à l’Egypte et à Babylone. Les rois de Rome sont alors entourés d’une splendeur pareille à celle des souverains asiatiques, des monarques de Lydie. Le patriciat républicain hérita en partie de ces décorations du pouvoir monarchique. C’est que les patriciens de Rome étaient aussi altiers que des monarques. La pourpre royale bordait leurs toges blanches, leur chaise curule était l’ancien trône du lucumon étrusque; ils tenaient à la main le bâton d’ivoire, qui avait été un sceptre. Les douze licteurs et les faisceaux qui marchaient devant les consuls avaient précédé les souverains d’Étrurie, traînés sur un char qui devint le char triomphal des Romains. Les orateurs plébéiens n’exagéraient pas autant qu’on aurait pu le croire, quand ils disaient que les plébéiens n’avaient fait que changer de rois.

Les rois étrusques atteignirent l’apogée de leur grandeur au moment où leur puissance allait finir. Le dernier Tarquin acheva les murs et les égouts commencés par son aïeul et continués par son prédécesseur. Il entreprit d’élever, au moyen d’ouvriers venus d’Étrurie, dit Tite-Live, le grand temple de Jupiter Capitolin. Ce temple, tant de fois détruit et reconstruit sous la république et sous l’empire, occupa toujours le même espace, et conserva constamment sa disposition primitive. Il était consacré à trois divinités, Jupiter, Junon et Minerve. Singulière rencontre que cette trinité si anciennement adorée au Capitole! Aujourd’hui, à la même place, s’élèvent l’église d’Ara-Cœli et un couvent de franciscains : d’humbles moines montent, traînant de leur pied nu la sandale antique là où montaient sur leur char les triomphateurs de l’univers[7].

C’est quand on est arrivé au sommet qu’il faut descendre dans l’abîme. Entre le commencement et l’achèvement du temple de Jupiter Capitolin, une révolution s’accomplit, et ce fut un consul qui, dans la troisième année de la république, dédia l’édifice que le dernier roi de Rome n’avait pas terminé.

Les monumens construits par les rois étrusques se lient encore d’une autre manière à ce grand événement, dont ils furent en partie la cause. En effet, pour continuer le mur d’enceinte et le grand cirque, pour bâtir le temple de Jupiter, il fallut imposer au peuple un labeur énorme qui prépara la révolte.

En contemplant ces travaux gigantesques, on a comme le spectacle d’une foule misérable s’épuisant pour la gloire d’un maître et, à force de sueurs, élevant des monumens que la postérité ne peut admirer sans un mélange de tristesse et d’indignation. On est saisi d’horreur en présence de ces magnifiques témoignages de la puissance des rois étrusques, lorsqu’on se souvient que parmi ceux qui les bâtirent, plusieurs furent poussés, par les fatigues de la corvée, à un tel désespoir, qu’ils aimèrent mieux se tuer que de continuer un si rude travail, et que Tarquin, ne voulant pas souffrir qu’on échappât à sa tyrannie par la mort, fit crucifier les cadavres des suicidés et livrer aux oiseaux de proie leurs restes.

L’estimable auteur de Rome au siècle d’Auguste trouve cette manière d’agir toute naturelle. Voici ce qu’il dit au sujet de la cloaca maxima : « La nature d’un sol marécageux et peu solide présenta tant de difficultés, rendit les premiers travaux si longs, si périlleux même, qu’un grand nombre de citoyens, rebutés, se donnèrent la mort. Tarquin, pour arrêter ces actes de désespoir, imagina un moyen dont on ne trouve aucun exemple ni avant ni après lui : il fit mettre en croix les corps des suicidés, et, les exposant à la vue de tous, les abandonna aux bêtes féroces et aux oiseaux de proie. Ce supplice posthume réussit complètement. » Il y a de braves gens qui ne sauraient s’indigner de rien.

Les Tarquin étaient devenus odieux à l’aristocratie romaine, qui supportait impatiemment le faste et l’orgueil de ces étrangers. Le peuple souffrait en silence. Le crime de Sextus souleva toutes les âmes et arma tous les bras. La souffrance et la misère n’avaient pas suffi, il fallait de plus la colère contre un lâche attentat et la pitié mêlée d’admiration qu’inspirait cette femme innocente s’immolant à la chasteté violée. C’est un beau trait de la nature humaine que les révolutions généreuses éclatent seulement lorsque le sentiment moral est offensé par quelque iniquité éclatante : le malaise les prépare, l’indignation les consomme.

Brutus et Collatin, appartenant tous deux à la famille royale et, comme on dirait aujourd’hui, princes du sang, se mirent à la tête de l’insurrection. L’aristocratie romaine fut affranchie de la tyrannie étrusque, la plèbe applaudit. Elle ne savait pas que ces patriciens dont elle secondait les haines ne lui en sauraient aucun gré et seraient sans pitié pour elle, aussi bien que les rois qu’ils remplaçaient, jusqu’au jour où, par la conquête successive de toutes les magistratures, les plébéiens parviendraient à se faire respecter de leurs nouveaux maîtres, et où la lutte féconde d’une aristocratie devenue sage et d’une démocratie persévérante produirait la vie politique la plus orageuse, la plus énergique et la plus glorieuse dont l’histoire ait gardé le souvenir.

L’homme qui a attaché son nom à cette révolution méritait que le peuple, délivré par lui, conservât son image. En effet, une statue fut élevée à Brutus et placée, chose assez singulière, à côté des sept statues des rois. Est-ce d’après cet antique portrait, ou d’après quelques reproductions postérieures en buste ou en médaille de la primitive effigie de Brutus, qu’a été exécuté le bronze du Capitole ? Quoi qu’il en soit, ce bronze expressif nous représente admirablement le personnage de Brutus. Voilà bien le visage farouche, la barbe hirsute, les masses raides des cheveux collées si rudement sur le front, tout l’aspect inculte et terrible du premier consul romain. La bouche serrée respire la détermination et l’énergie; les yeux, formés d’une matière jaunâtre, se détachent en clair sur le bronze noirci par les siècles et vous jettent un regard fixe et farouche. Cette figure est sinistre; on sent qu’il y a du fait de la louve dans le sang de ce second fondateur de Rome, comme dans les veines du premier, et que lui aussi, pareil au Romulus de la légende, marchera vers son but à travers le sang des siens. Le buste de Brutus est placé sur un piédestal qui le met à la hauteur du regard. Là, derrière une porte, dans un coin sombre, j’ai passé bien des momens tête à tête et face à face avec l’impitoyable fondateur de la liberté romaine.


J.-J. AMPÈRE.

  1. Outre les objets évidemment importés d’Égypte, comme ceux dont je parlais plus haut, les monumens réellement étrusques offrent avec les monumens égyptiens des ressemblances qui ne peuvent s’expliquer que par de nombreuses communications. La fleur de lotus, sacrée en Égypte, décore souvent les ustensiles de bronze. L’oiseau à tête humaine, qui était chez les Égyptiens le symbole de l’âme, se retrouve parmi les représentations étrusques. Les portes des tombeaux à Cœre, Norcia, Castel d’Asso, ont exactement la forme particulière aux portes égyptiennes. Parmi les ornemens exposés dans la grande vitrine du musée grégorien au Vatican, on voit des figures aux longues ailes enserrant le corps et se dirigeant vers les pieds, fort semblables à celles des divinités égyptiennes, tandis que sur les vases et sur les murs des tombeaux sont représentés des animaux fantastiques qui semblent venir de Ninive ou de Persépolis.
  2. Il faut excepter certaines nécropoles, à Castel-d’Asso, à Norcia, à Blera, où l’on voit des frontons et des moulures de portes sculptés dans le roc.
  3. On a rapproché le mot Mamertinus de Martius, qui a le même sens, Mamers étant le nom de Mars chez les Sabins. Ce nom de prison Mamertine n’a jamais été employé dans l’antiquité et ne se rencontre qu’au moyen âge.
  4. Je sais qu’on l’a attribué à Servius Tullius, de populaire mémoire, ce qui est très invraisemblable. J’aime mieux, avec Varron, penser que le tullianum a pour auteur Tullus Hostilius (Varro, De Linguâ latinâ, Egger, § 151). Varron dit que le roi Tullus ajouta cette partie inférieure de la prison, mais la construction des deux chambres est semblable et également étrusque.
  5. L’origine étrusque de Tullus Hostilius expliquerait encore comment ce roi a pu laisser la réputation d’un grand bâtisseur, et comment on a pu lui attribuer plusieurs monumens d’une construction évidemment postérieure : les septa, où avaient lieu les votes populaires, les comices et la curie.
  6. Die Etrusker, t. Ier, p. 387.
  7. On sait que ce contraste a suggéré à Gibbon la première pensée de son Histoire de la Décadence et de la Chute de l’empire romain.