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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II/01

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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 5 (p. 697-724).
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L’HISTOIRE ROMAINE
À ROME

I. L’Empire. — Octave-Auguste.

Passage de la république à l’empire, architecture de transition. — Auguste veut se rattacher à César, monumens construits dans cette intention. — Temple de Mars Vengeur, vengeance du meurtre de César. — Politique habile d’Auguste, sa maison, son forum. — Auguste comme guerrier, temple de Jupiter Tonnant. — Auguste comme législateur et administrateur, embellissemens de Rome, voies, aqueducs. — Monumens élevés par Auguste dans une pensée dynastique, son mausolée. — Illusion trop favorable sur Auguste, démentie par l’histoire et par ses portraits.


Je vais suivre sous les empereurs l’histoire romaine, que j’ai étudiée sous les rois et sous la république[1] ; j’interrogerai de même les souvenirs attachés aux lieux ou transmis par les monumens. Ces souvenirs seront en général moins beaux, mais les monumens qui les rappellent seront beaucoup plus nombreux.

Ce premier fait est à remarquer ; il faut en indiquer les causes. D’abord, l’empire étant plus récent que la république, il y a plus de chances pour que les ruines qu’il a laissées subsistent encore, et puis ses œuvres furent matériellement plus grandes. Ce n’est pas à dire qu’elles soient aussi respectables. Une pierre du Tabularium, où l’on gardait les décrets et les traités d’un peuple libre, le tombeau de Bibulus, un obscur édile à qui ce tombeau fut élevé, dit l’épitaphe, à cause de sa vertu, me touchent plus que les débris de la maison dorée de Néron ou des thermes gigantesques de Caracalla ; mais, il faut le reconnaître, ces débris sont immenses. Au despotisme appartient le colossal. C’est lui qui élève la tour de Babylone et les pyramides d’Égypte, car il a beaucoup de bras sans volonté pour servir la sienne.

On a aussi du temps de l’empire plus de portraits que de l’époque républicaine. Tandis que les images de tant de grands citoyens de Rome libre sont perdues, celles des plus exécrables tyrans de Rome esclave nous ont été conservées. La reconnaissance publique a moins multiplié les premières que la servilité les secondes. Heureusement les monumens de l’empire, loin de tromper la postérité l’éclairent ; nous allons en avoir la preuve dans ceux qu’Auguste a élevés. Nous y pourrons suivre toute sa politique, et ses portraits nous révéleront le vrai de son âme et de son caractère.

Depuis qu’Octave s’appelle Auguste, tout l’art de sa politique est de dissimuler l’empire en l’établissant et de simuler la république en anéantissant la liberté. Il ne se donne point comme le fondateur d’un ordre nouveau, mais comme le continuateur de l’ordre ancien. Né de la république, il ne violente point sa mère, de peur de la faire crier ; il se contente de l’étrangler sans bruit. On pourrait presque penser que l’ancienne constitution subsiste. Le sénat s’assemble régulièrement, il y a des consuls, des élections. C’est comme général, comme pontife qu’Auguste est investi des plus grands pouvoirs, c’est comme tribun que sa personne est sacrée. On a soutenu gravement que ces titres, donnés à Auguste par un sénat qui ne lui refusait rien, avaient pu lui conférer légitimement les droits que ces mots représentaient. C’est dérisoire. Ces titres menteurs ne trompèrent alors personne, mais on s’accommoda de la fiction sans en être dupe. Quand on veut servir, on n’est pas difficile sur les prétextes de la servitude[2].

Ce qui est certain, c’est qu’Auguste, averti par le meurtre de César, à qui son ambition plus sincère avait coûté la vie, ne se donna jamais des airs de souverain absolu : il lui suffisait de l’être. En vérité de quoi les Romains auraient-ils pu se plaindre ? En détruisant la vie politique, Auguste en avait soigneusement conservé le simulacre ; les choses étaient autres, mais les noms étaient les mêmes : Rome avait un maître, mais elle n’avait pas de roi. Rien n’était changé que tout.

Le passage de la république à l’empire, bien qu’au fond entraînant un changement radical, fut donc presque imperceptible, et il dut rester quelque temps, dans les habitudes et dans les sentimens, un peu du vieil esprit romain. Ainsi pendant une absence d’Auguste, alors en Sicile, il y eut à Rome une agitation assez grande à propos de l’élection des consuls, dernières palpitations d’une vie qui s’éteignait.

La littérature, tout asservie qu’elle fût sous Auguste, montrait par momens que le passé n’était pas entièrement mort dans toutes les âmes. Tite-Live écrivait les annales de Rome libre, et, comme il le dit, comme devait le redire quinze siècles plus tard Machiavel sous d’autres usurpateurs, les Médicis, il redevenait ancien en retraçant les choses anciennes[3]. Il échappait aux poètes les plus courtisans des retours vers les grandes vertus républicaines, vers les hommes de l’âge de la liberté. Virgile osait admirer le premier Brutus sous l’héritier de César, immolé par un autre Brutus, et placer Caton d’Utique à la tête des justes dans les champs-élysées ; Horace célébrait la constance de ce dernier défenseur de la liberté, cette âme que le joug imposé à toute la terre n’avait pu ployer.

Et cuncta terrarum snbacta
Prater atrocem animum Catonis.


Mais ces élans ou plutôt ces distractions de la poésie étaient rares. En général la parole s’arrêtait devant la puissance. Virgile terminait un hymne magnifique aux vertus de la république par l’éloge de son vainqueur. Horace passait de l’admiration de Caton à l’admiration d’Octave, et, après avoir traduit les premiers vers d’un chant d’Alcée :

Nunc est bibendum…


« il faut boire et frapper la terre d’un pied libre, » il se gardait d’ajouter, comme le poète grec : « Réjouissons-nous, car le tyran est mort ! » Un art silencieux, mais expressif, l’architecture, traduisit mieux cette sourde persistance de l’ancien esprit romain. La suite de la tradition se manifeste surtout dans celui des beaux-arts qui, plus que tous les autres, reproduit les types établis. Il est curieux de suivre à Rome dans l’architecture le passage du dernier âge de la république aux premières années de l’empire. Le lien de ces deux époques est mieux marqué là qu’ailleurs, et cette fois encore les monumens romains auront complété l’histoire romaine. Dans ceux qui appartiennent au temps d’Auguste se montre, à des degrés différens, un reste du caractère qu’avait présenté l’architecture dans le dernier âge de la liberté. Ce caractère est une simplicité noble, une élégance sévère, une pureté presque grecque ; il se retrouve dans les ruines du théâtre de Marcellus, dans le temple de Mars Vengeur, où, à côté de la richesse de certains détails, on reconnaît le même principe[4]. Il y a surtout une grecque dans le plafond du péristyle qui, par sa simplicité et sa pureté, rappelle tout à fait la simplicité et la pureté de l’époque républicaine. Si l’on considère l’ensemble majestueux du monument, on dirait qu’Auguste a voulu créer une architecture impériale, et, en consacrant la mémoire de celui qui avait fondé le pouvoir absolu, devenu son partage, faire acte de souverain. L’empire naissant semble s’épanouir dans le puissant feuillage qui orne les trois magnifiques colonnes encore debout ; mais l’exquise sobriété propre à l’architecture de la république subsiste, cachée pour ainsi dire dans l’ornementation intérieure du péristyle, comme un souvenir obscur, une tradition voilée de la république se cachait parfois au fond des âmes éblouies par la magnificence de l’empire. Si l’architecture romaine au temps d’Auguste nous montre comme un vestige de l’âge qui avait précédé, à plus forte raison nous enseigne-t-elle l’esprit de l’âge qui l’a vue naître, c’est-à-dire l’esprit d’Auguste, qui était tout. L’histoire monumentale de son règne en révèle très clairement les principaux artifices.

Le premier, celui qu’il lui importait le plus d’employer, ce fut de rattacher autant que possible son pouvoir et sa fortune au pouvoir et à la fortune de César. Auguste s’était glissé à l’empire à l’ombre de ce grand nom. Sa politique fut de continuer César en toute chose, sauf dans les desseins qui étaient trop vastes pour lui. César, quand il mourut, avait formé un plan immense : il voulait, à force de gloire, se faire pardonner son crime contre les institutions de son pays, ébranlées longtemps par ses intrigues et enfin renversées par ses armes ; il avait résolu d’aller sur les pas d’Alexandre jusqu’au cœur de l’Asie ; après avoir soumis les Parthes et vengé Crassus, il devait revenir en prenant à revers, d’orient en occident et du nord au midi, les populations barbares qui pouvaient menacer l’empire. Si César eût exécuté le grand dessein qu’il avait formé, s’il eût établi dans ces contrées des colonies d’où peu à peu se serait étendue l’influence de la civilisation romaine, comme elle s’étendit si rapidement dans les Gaules, peut-être les invasions des Barbares eussent été prévenues, et Rome eût été sauvée. Auguste n’était pas de taille à accomplir une telle entreprise. Il se borna, pour marcher sur les pas de César, à projeter une expédition en Angleterre. En fait de travaux d’utilité publique, les plus grandes conceptions de César furent abandonnées : l’assainissement des Marais-Pontins et ces deux travaux immenses, le port d’Ostie et l’émissaire du lac Fucin, dont César avait eu l’idée, et qu’un empereur dont on n’aurait pas attendu de si grandes choses, Claude, devait exécuter. Auguste ne fit rien de tout cela. Il était plus facile de continuer l’œuvre de César en construisant les monumens que César avait conçus, en terminant ceux que César avait commencés. Ainsi César avait résolu d’élever un théâtre adossé à la roche Tarpéienne et regardant le Champ-de-Mars : il voulait probablement, par cet édifice rival et plus grand, mettre dans l’ombre le théâtre de Pompée. Auguste construisit ce théâtre à peu près à l’endroit où César avait voulu le placer : c’est celui auquel il donna le nom de Marcellus, et dont on admire encore un grand débris. Cependant il ne l’adossa pas à la roche Tarpéienne, comme César avait projeté de le faire, à l’imitation des Grecs, chez lesquels c’était un usage presque constant d’appuyer leur théâtre à quelque élévation naturelle.

Auguste acheva la basilique que César avait commencé à bâtir, et qui porta le nom de Julia. Il y a quelques années seulement, on a reconnu l’emplacement et retrouvé le pavé en marbre de cette basilique. C’était le plus grand monument du Forum. Il appela aussi Julia la curie qui s’était nommée autrefois Hostilia, et qu’il reconstruisit. L’histoire de ce monument était depuis longtemps liée à l’histoire des partis. Restauré par Sylla, il avait été brûlé par les amis de Clodius lors de ses funérailles, relevé par le fils de Sylla, démoli par Lépide, qui voulait qu’il y eût une curie qui s’appelât Julia, car lui aussi, le comparse du triumvirat, eût aimé à se couvrir du nom de César. Auguste, mêlant le souvenir des anciens triomphes de la république avec celui de ses propres triomphes, plaça dans la curie reconstruite une image de la Victoire rapportée autrefois de Tarente, et qu’il décora des dépouilles enlevées à l’Égypte après la bataille d’Actium. C’était, dit Dion Cassius, pour montrer qu’il devait son empire à la victoire. En revanche, Auguste fit obstruer la curie de Pompée, dans laquelle César avait été tué, et plus tard la changea en un lieu immonde. Ignoble vengeance !

Le bassin que César avait fait creuser, pour des joutes navales, sur la rive droite du Tibre, où étaient ses jardins, ce bassin dont on peut encore suivre en partie le vaste ovale, et qu’on avait comblé après les présages menaçans et les désordres de la nature qui suivirent la mort de César, fut rendu, quand on crut apparemment être à l’abri des mauvais présages, à sa destination première, et devint la naumachie d’Auguste. Auguste se serait bien gardé de ne pas donner aux Romains un nouveau genre de spectacle que César leur avait offert le premier. On voit dans ces divers monumens Auguste accomplir ou continuer une pensée de César toutes les fois que cette pensée est à sa mesure. Le règne d’Auguste est là tout entier.

César avait eu aussi l’intention d’élever un grand temple à Mars. Un tel dessein convenait à l’intrépide et prodigieux capitaine ; nous verrons bientôt qu’il allait moins bien à Auguste. Cependant il érigea le temple et le dédia à Mars Vengeur. C’était se rattacher doublement à César, d’abord en exécutant un monument projeté par celui-ci, ensuite en le consacrant à la vengeance accomplie sur ses meurtriers. Venger la mort de César était un des motifs que mettait le plus volontiers en avant le fourbe Octave pour couvrir ses plans ambitieux d’une apparence de sentimens désintéressés et s’attirer la sympathie et la popularité.

Les trois colonnes du péristyle qui subsistent sont au nombre des merveilles architecturales de Rome. Il y a une vingtaine d’années, elles portaient le clocher d’une petite église. On l’a abattu ; je le regrette : c’était un reste du moyen âge, qui montrait comment alors on s’était servi des monumens antiques pour les approprier à des usages modernes, et de plus un symbole historique de cette révolution qui, à Rome, a placé l’église sur le temple et a fait de l’empire des césars le piédestal de la souveraineté des papes. Les admirables débris du temple élevé à la vengeance de la mort de César rappellent malheureusement toutes les barbaries dont cette vengeance fut le prétexte. « On condamna, dit Dion Cassius, qu’on ne saurait accuser d’hostilité à la mémoire d’Auguste, on condamna les absens, non-seulement ceux qui avaient frappé César et leurs complices, mais beaucoup d’autres qui, loin d’avoir trempé dans la conjuration, n’étaient pas même à Rome dans ce temps-là. À ceux qui étaient condamnés on interdisait l’eau et le feu, leurs biens étaient vendus à l’encan, et toutes les charges, non-seulement celles qui étaient entre leurs mains, mais les autres encore, étaient données aux amis de César (Octave). Ceux qui accusèrent les meurtriers de César furent nombreux, les uns poussés par leur zèle pour son fils, les autres par d’autres motifs, car ils recevaient en prix de leurs accusations les biens et les emplois des condamnés, et l’exemption du service militaire pour eux, leurs fils et leurs petits-fils. La plupart des juges condamnèrent les accusés pour plaire à César (Octave) ou par crainte de lui, trouvant quelque prétexte à leur fausseté, les uns dans la loi qui venait d’être portée (par Octave lui-même), les autres justifiant leur sentiment par les armes de César. »

Voilà ce que produisit cette vengeance filiale que le temple de Mars Ultor était destiné à immortaliser. Cela me gâte un peu la vengeance et presque le temple. Il faut ajouter un trait à cette histoire. Après la prise de Pérouse, Octave fit égorger devant l’autel de César trois cents victimes humaines. Voltaire a donc eu raison de dire : « Il n’y eut aucun genre d’atrocité dont les prétendus vengeurs de la mort de César ne souillassent leur usurpation. »

La piété d’Auguste pour la mémoire de César, piété qu’on peut trouver quelque peu intéressée, lui fit élever un autre monument à cette mémoire dont il était bien aise d’hériter. Outre le grand temple de Mars Vengeur, dont nous admirons encore les superbes restes, Auguste, étant triumvir, avait consacré à César un petit temple semblable à ceux que les Grecs dédiaient aux héros, et qu’ils appelaient un heroon. Auguste voulait l’apothéose de César, afin d’en avoir un reflet. Ce temple dédié au héros César, et dont il ne reste rien, s’élevait dans un lieu bien choisi, à l’extrémité du Forum, près de la tribune aux harangues, dans laquelle Antoine avait prononcé, en présence du cadavre sanglant de César, ce discours qui avait tourné les esprits flottans contre les meurtriers du dictateur et ouvert à Octave, le chemin de l’empire. Auguste, se servant de l’heroon de César comme d’une chapelle de famille, y fit exposer le corps de sa sœur Octavie quand il prononça son éloge.

Passons des monumens érigés à la mémoire de César par son neveu à ceux qu’il construisit pour lui-même : nous y découvrirons les ruses de son caractère et l’hypocrisie de sa politique. Cette politique eut toujours pour objet de déguiser le pouvoir absolu sous des semblans de simplicité modeste. Ainsi Auguste ne se fit point bâtir un palais : il eut, il faut le reconnaître, le bon goût d’éviter les airs de parvenu, et s’il usurpa la souveraine puissance, il n’en étala jamais le faste.

Il alla habiter sur le Palatin, ou il était né, une maison qui avait appartenu à l’orateur Hortensius ; il s’arrondit en acquérant celle de Catilina. Le Palatin était le beau quartier de Rome, le quartier sénatorial et consulaire. Les maisons des hommes les plus considérables semblent avoir été placées en général du côté qui regardait le Forum. De là on jouissait de l’admirable point de vue que devaient former les monumens dont il était orné, et que terminait si bien le Capitole, auquel étaient adossées les belles arcades du Tabularium ; on peut juger de l’effet que ces arcades devaient produire par la seule qu’on ait dégagée. Au-dessus s’élevait la double cime du mont Capitolin, à gauche la citadelle, à droite le grand temple de Jupiter, où l’on conduisait les triomphateurs, le point le plus orgueilleux de la terre. C’est là ce que voyaient de leur fenêtre les Scaurus, les Catulus, Lucullus, Cicéron. Ce grand spectacle dut soutenir parfois l’âme un peu vacillante de celui-ci, et l’aider à s’élever des petits calculs de vanité qui la dominèrent trop souvent aux grands élans de patriotisme et de courage qui sont l’honneur de sa vie dans ses luttes intrépides contre deux scélérats, Catilina et Antoine.

La maison qu’Auguste avait choisie pour sa demeure n’était pas si bien placée, elle était dans une partie assez reculée du Palatin ; on ne pouvait la voir du Forum ; elle devait être cachée par les maisons plus apparentes et perdue dans la région la moins brillante du beau quartier. Cette maison était petite et peu ornée, les portiques qui l’accompagnaient, peu étendus., Les colonnes de ces portiques n’étaient point en marbre, bien que l’usage du marbre fût déjà assez répandu, ni en travertin, cette pierre calcaire, que l’on voit, dans le Tabularium et ailleurs, précéder le marbre comme pierre d’ornement, mais en grossier peperino, ce composé volcanique noirâtre et rugueux, d’un aspect sévère, dont l’usage remontait aux premiers temps, et qui avait servi à bâtir tous les temples de la république. Jusque dans le choix de sa maison et des matériaux dont elle était formée, Auguste semble avoir cherché à tromper sur la nature de son pouvoir en le datant d’une époque de liberté.

Les arts n’étaient pas exclus de la demeure d’Auguste, à en juger par les arabesques des salles appelées à tort bains de Livie, et qui paraissent avoir fait partie de cette demeure ainsi que trois autres salles de la villa Mills. Ces arabesques sont d’une grande élégance. Du reste il faut se souvenir que des arabesques de ce genre décoraient les maisons des particuliers, on le voit à Pompeii. Auguste pouvait donc en décorer la sienne sans démentir la simplicité d’habitudes qu’il affectait. Pour Auguste, demeurer sur le Palatin avait son importance. Le Palatin était la partie antique et royale de Rome, la montagne de Romulus, de Romulus dont Octave avait ambitionné de prendre le nom. César était allé d’abord habiter dans le quartier populaire de la Subure, près de l’endroit où l’on croyait qu’avait été la demeure du bon roi Servius Tullius de démocratique mémoire. Tout cela peut bien ne pas avoir été fait sans intention.

Devant la porte de la maison d’Auguste étaient plantés deux lauriers, et au-dessus était placée une couronne de chêne pour exprimer, dit Dion Cassius, qu’Auguste était le vainqueur des ennemis et le sauveur des citoyens. Cet honneur que lui accorda le sénat avait un caractère de simplicité antique tout à fait dans le goût d’Auguste. On peut croire que ses créatures en avaient suggéré l’idée au sénat. Du reste il ne rappelait rien de bien honorable pour personne, car les lauriers et la couronne de chêne furent décernés à l’empereur après cette scène de comédie dont Dion Cassius lui-même n’est pas dupe, et dans laquelle Auguste demanda de l’air le plus sérieux du monde la permission de déposer l’empire, ce à quoi le sénat eut la mauvaise grâce de ne pas consentir. Ovide paraît avoir été plus touché qu’il ne m’est possible de l’être de ces lauriers, qui ne rappelaient qu’un hommage de la platitude à la duplicité, car il fait de leur gloire un motif dont se sert Apollon pour consoler Daphné d’être changée en laurier.

Près de la maison modeste du Palatin, Auguste éleva un temple magnifique à Apollon. Toujours le même calcul : quand il s’agissait de lui-même, il se faisait petit pour se faire puissant. Il se cachait dans sa modestie ambitieuse comme l’araignée se cache au fond de sa toile. Quand il s’agissait d’un monument public, d’un temple, il croyait ne pouvoir trop montrer de faste et de splendeur, et surtout quand le temple était près de sa maison, il aimait à faire ressortir l’humilité de celle-ci en lui opposant la magnificence de celui-là. Dans l’une, l’empereur s’effaçait ; dans l’autre, comme dans le temple de Mars Vengeur, commençait à se déployer l’empire. Nous devons à Properce une description assez détaillée du temple d’Apollon Palatin. Il était orné de statues grecques, entre autres d’un Apollon de Scopas en marbre et de quatre vaches en bronze de Myron. On y voyait les images, aussi en bronze, des cinquante Danaïdes et des cinquante fils d’AEgyptus, beaucoup d’autres objets d’art et notamment une collection de pierres gravées. On a déterminé l’emplacement de ce temple et trouvé des débris qui en proviennent ; aujourd’hui ces débris ont presque entièrement disparu sous les artichauts du Palatin.

Auguste paraît avoir eu une dévotion particulière pour Apollon, dont on alla jusqu’à le dire le fils. Une statue qui était dans sa bibliothèque le représentait sous les traits de ce dieu. Il y avait pour lui à ce culte particulier d’Apollon plusieurs raisons. Apollon était honoré à Actium, où Auguste lui avait fait ériger un temple ; d’ailleurs ce culte convenait à un empereur lettré et même poète. Son goût des lettres était représenté par une bibliothèque grecque et latine annexée au temple d’Apollon. Il y avait fait placer des images d’hommes illustres ; c’était un grand honneur d’y avoir son portrait. Auguste aimait ce lieu d’étude au point d’y rassembler quelquefois le sénat.

Copiant volontiers César quand ce n’était pas trop difficile, il avait à son exemple donné un forum de plus aux Romains. Auguste voulut que les causes y fussent débattues ; il était bien aise de les transporter du forum républicain dans le forum impérial et d’éviter ainsi les souvenirs de liberté que le premier aurait pu réveiller. Il avait placé la les statues des généraux célèbres et avait eu soin d’y mettre tous les ancêtres de la famille Julia, sans oublier même son fabuleux aïeul Romulus, à qui il aimait à se rattacher pour donner à son pouvoir nouveau un air de légitimité. L’enceinte de ce forum subsiste en grande partie ; c’est un grand mur bâti à la manière étrusque. Il est curieux de voir ce système antique de construction, usité sous les rois, reparaître sous le premier empereur. Peut-être se complaisait-il dans ce retour aux origines royales de Rome, ainsi qu’il se plaisait au souvenir de Romulus ; peut-être était-ce une simple fantaisie archaïque, comme lorsque nous faisons du gothique au XIXe siècle. Ce mur offre une particularité plus remarquable ; il a une direction oblique, et l’enceinte dont il faisait partie présente, dans ce qui en a été conservé, une configuration manifestement irrégulière. Cette déviation, cette irrégularité du mur d’enceinte du forum d’Auguste mettent pour ainsi dire devant nos yeux le trait principal du caractère et de la conduite de cet empereur : la dissimulation du souverain pouvoir, l’affectation du respect des droits privés, quand le pouvoir était réellement sans limites, quand tous les droits publics avaient été violés.

Pour construire son forum, Auguste avait acheté des propriétés particulières, comme il a soin de nous l’apprendre dans l’inscription d’Ancyre ; mais il fit plus, et ne voulut pas enlever aux propriétaires du voisinage leurs maisons, que probablement ceux-ci ne se souciaient pas de vendre. L’étendue et la régularité du forum en souffrirent, et le maître se résigna. C’est l’histoire du moulin de Sans-Souci :

On respecte un moulin, on vole une province,


a dit le bon Andrieux.

Il est piquant aujourd’hui d’assister pour ainsi dire à ce ménagement d’Auguste pour l’opinion qu’il voulait gagner. En voyant le mur s’infléchir parce qu’il a fallu épargner quelques maisons, on croit voir la toute-puissance d’Auguste gauchir à dessein devant les intérêts particuliers, seule puissance avec laquelle il reste à compter quand tout intérêt général a disparu[5]. L’obliquité de la politique d’Auguste est dans l’obliquité de ce mur, qui rend visible et palpable le manège adroit de la tyrannie se déguisant pour mieux se fonder.

Cette crainte d’offusquer par rien de trop ambitieux se montre dans le soin qu’il eut, comme il nous l’apprend lui-même, de ne point mettre son nom aux édifices qu’il répara, et dans une anecdote qui se rapporte à une construction d’Auguste dont j’aurai à parler bientôt, le temple de Jupiter Tonnant. Auguste, qui avait érigé ce temple, on verra à quelle occasion, craignant, dit-il, de donner quelque ombrage à Jupiter, qui lui était apparu en songe, mais plus probablement d’offenser l’opinion publique, qu’il ménageait plus que Jupiter, en paraissant opposer un temple au grand temple du Capitole, fit attacher au sien des sonnettes, pour indiquer par là que celui-ci n’était que comme la loge du portier, c’est-à-dire une humble dépendance du grand temple du Capitole. Ainsi les monumens bâtis par Auguste attestent son habileté prudente, son adresse cauteleuse ; nul ne rappelle rien de vraiment grand. En effet, on se demande ce qu’a fait de grand ce souverain tant vanté. Est-ce comme guerrier qu’il mérite l’admiration ? est-ce comme législateur ?

Il y eut toujours quelque chose de louche dans sa réputation de courage. Antoine lui reprochait en ce genre de singulières absences. Je sais bien que les accusations d’Antoine sont très suspectes. Cependant il est des hommes qu’on n’a jamais l’idée d’injurier d’une certaine manière. Le plus grand ennemi de César ne l’aurait pas accusé de lâcheté. Il est certain qu’Octave alla rejoindre César en Espagne au moment où la campagne venait de finir, et elle avait duré sept mois. D’ailleurs Pline parle aussi, à propos de la bataille de Philippes, d’une certaine fuite et de trois jours employés à se cacher dans les marais. On doit reconnaître qu’Octave montra, durant les guerres civiles une certaine activité et une certaine intelligence militaires, qui semblèrent l’abandonner quand il fut empereur. On dirait qu’ayant fait la guerre pour arriver au but de son ambition, il en perdit le goût quand il ne s’agissait plus que de la gloire.

Auguste voulut guerroyer en Espagne contre les Cantabres ; mais, la foudre ayant frappé un esclave qui marchait près de sa litière, il se hâta de revenir à Rome, laissant battre les Cantabres par Statilius Taurus, dont la victoire procura à Auguste une fois de plus le titre d’imperator. L’arc de triomphe qui lui avait été élevé pour avoir triomphé d’une femme, de Cléopâtre, cet arc de triomphe peu glorieux n’existe plus. Un autre monument de ses campagnes, lequel a également péri, l’était encore moins ; il se rapportait à son expédition chez les Cantabres et à la manière un peu brusque dont il la termina. C’était le temple érigé par lui à Jupiter Tonnant[6] en mémoire de la peur qu’il avait eue en Espagne ; on peut se servir de cette expression, car Suétone nous apprend qu’Auguste redoutait beaucoup le tonnerre et les éclairs, qu’il avait toujours sur lui, pour s’en préserver, une peau de veau marin, et qu’il s’allait cacher pendant l’orage dans une chambre bien voûtée.

Le tonnerre n’était pas le seul ennemi qu’Auguste redoutât. Craignant le sénat, qui pourtant n’était pas bien dangereux, il y venait cachant une cuirasse sous ses habits, et se faisait entourer de dix sénateurs très dévoués et très robustes. Un jour, avant qu’il fût empereur, le peuple s’était soulevé contre lui et contre Antoine. Antoine tint bon, mais Octave se jeta à genoux, déchira ses vêtemens et demanda grâce ; le peuple l’épargna.

Octave, devenu empereur, n’a pas été un grand général ni peut-être même un très bon soldat : a-t-il été au moins un grand législateur ? Ici je serai très court, parce que les monumens de Rome, objet spécial de mon étude, ne peuvent m’offrir aucun document à cet égard. En législation comme en architecture, Auguste fut le continuateur de César. Les lois qu’on leur attribue à tous deux portent également le nom de lois juliennes (Juliœ), et il est souvent difficile d’y faire la part de l’oncle et celle du neveu, à peu près comme on a discuté sur ce qui appartenait à chacun d’eux dans la basilique Julia.

Auguste n’a attaché son nom à aucune révision ou refonte générale des lois, ni même à aucune grande collection comme celles de Justinien. Les lois dont il fut l’auteur sont en général d’une importance médiocre ; la plupart peuvent passer pour de simples mesures de police. Il régla les places de l’amphithéâtre, relégua les femmes dans celles d’en haut, en assigna une particulière aux plébéiens mariés, une autre aux jeunes gens, sépara les citoyens des militaires ; tout cela était fort sage, mais n’était point grand. Quelques-unes des lois d’Auguste ont cependant une portée plus élevée : ce sont celles par lesquelles il voulut, aussi à l’exemple de César, travailler à la réforme des mœurs. Le zèle pour les bonnes mœurs était chez l’un et l’autre très désintéressé ; celui d’Auguste a été célébré par Horace et Ovide, qui ne pouvaient être fort exigeans sur ce point. Une de ces lois (lex Julia Poppœa) imposait, dans l’intérêt des mœurs et de la population, des peines aux célibataires récalcitrans et aux veuves qui ne se remariaient pas. Dion Cassius fait tenir à Auguste deux singuliers sermons moraux et économiques sur le mariage, dans lesquels il prêche, comme toute l’antiquité, une thèse diamétralement opposée à celle de Malthus. Ces mesures prises par Auguste contre les mauvaises mœurs ne produisirent pas un grand résultat, comme on le vit par les temps qui suivirent. En fondant l’empire, ce moraliste ouvrit l’ère des monstrueux désordres dont cette forme de la société romaine devait étonner les siècles.

Ce qu’on peut dire d’Auguste, c’est qu’il fut un administrateur très distingué. Il partagea la ville en quatorze quartiers, regiones, nom qui subsiste un peu contracté dans les douze rioni de Rome, et en deux cent vingt-quatre vici. L’Italie fut également divisée en onze régions. Auguste créa, pour ce que nous appelons le service municipal, trois mille cent soixante-deux fonctionnaires, presque tous plébéiens. En général il multiplia le nombre des emplois, nova officia excogitavit, dit Suétone. D’autre part, Dion Cassius nous apprend qu’il établit des salaires fixes pour des magistratures jusque-là gratuites ; la multiplication du nombre des fonctionnaires et leur rémunération entraient naturellement dans son système de gouvernement.

Auguste organisa les provinces ; il établit partout la régularité administrative, c’est-à-dire qu’il mit le meilleur ordre dans la servitude. Tout ce qui tient à la police d’une grande ville et d’un grand empire se faisait très bien sous Auguste ; mais la police n’est pas de la politique. Ainsi il prit des mesures contre les inondations du Tibre ; il forma des compagnies de vigiles destinées à prévenir ou à arrêter les incendies. Ces vigiles correspondaient à nos pompiers, qui portent encore aujourd’hui à Rome le nom classique de vigili. Auguste s’occupa, comme le firent presque tous les empereurs bons et mauvais, d’approvisionner Rome des eaux dont elle avait besoin. C’était pour elle une telle nécessité, que ce soin ne pouvait jamais être interrompu, à tel point qu’on voit l’eau Julia amenée à Rome pendant l’époque orageuse du triumvirat. On lit encore sur la porte San-Lorenzo, l’ancienne porte Tiburtine, qu’Auguste a réparé les conduits qui aboutissaient à cet endroit :

Rivos aquarum omnium refecit.


Auguste construisit un aqueduc sur la rive droite du Tibre pour amener de l’eau à sa naumachie (aqua alsielina) ; cette eau n’était point bonne à boire. Cet aqueduc ne fut donc pas une œuvre d’utilité publique, mais une fantaisie de magnificence. Il s’occupa d’embellir la ville ; c’est encore un soin que prirent les plus mauvais empereurs comme les meilleurs. Voltaire a dit un peu durement :

Un poltron tyran de l’état
L’embellit de sa main sanglante.


En revanche, Il y a quelque exagération à prétendre, comme Tite-Live, qu’Auguste fut le fondateur ou le restaurateur de tous les temples de Rome ; Auguste lui-même exagérait en disant qu’il avait trouvé Rome de briques et la laissait de marbre. Encore après lui elle était formée de rues étroites et tortueuses. Tacite parle à ce sujet à peu près comme Cicéron et comme parlerait un voyageur de nos jours. Dion Cassius dit qu’Auguste faisait allusion par ces paroles à la stabilité qu’il avait donnée à l’empire. La suite de cette histoire, qui nous montrera l’empire théâtre, presque à chaque nouveau règne, d’une révolution violente, jusqu’à ce qu’après s’être en vain débattu contre les Barbares, il soit envahi par eux, nous apprendra ce qu’il faut penser de cette stabilité ; le mot d’Auguste n’est pas plus vrai dans un sens que dans l’autre.

Le premier, Auguste eut l’idée de faire pour Rome un ornement des obélisques : c’était une dépouille de l’Égypte, comme un trophée d’Actium ; il inscrivit sur celui qu’il avait placé dans le grand cirque, et qui orne maintenant la Place du Peuple, ces trois mots : Soli donum dedit (donné au soleil). Cette inscription a de la noblesse. Il en est ainsi de toutes celles qui datent d’Auguste. Plus tard, les inscriptions impériales tombèrent dans l’emphase qu’amène toujours l’adulation. Sous Auguste, la décadence des âmes n’est pas encore arrivée jusqu’au langage. La mâle simplicité des âges libres survivra assez longtemps, dans les inscriptions monumentales, à ces âges eux-mêmes, et l’expression aura encore de la grandeur quand les sentimens n’en auront plus.

Auguste, administrateur infatigable, ne pouvait négliger le soin des routes. Tantôt il faisait supporter au public les frais d’entretien, tantôt, comme pour la voie Flaminia, il s’en chargeait lui-même, sur quoi Dion Cassius, qui est loin d’être un écrivain factieux, fait la réflexion suivante : « Je ne vois pas où était la différence entre le trésor particulier d’Auguste et le revenu public. » Je suis entièrement de l’avis de Dion Cassius. En effet, sous un gouvernement absolu, on ne comprend pas bien quelle différence il peut y avoir entre le trésor de l’état et le trésor du prince, ce dernier trésor étant la portion de la fortune publique que le prince a jugé à propos de s’approprier.

Ce fut Auguste qui fit placer au pied du Capitole le Milliarium aureum, cette colonne d’où partaient toutes les routes, image de la centralisation, qui ne fut jamais si puissante que sous l’empire, ce qui n’empêcha pas la dissolution de toutes ses parties. La base du Milliarium aureum a été retrouvée à côté de l’ancienne tribune aux harangues, qui elle aussi fut le centre, le centre moral du monde.

Parmi les monumens bâtis par Auguste, j’ai parlé de ceux dans lesquels il eut pour but, en accomplissant un dessein de César ou en honorant sa mémoire, de faire acte d’héritier ; quelques autres montrent évidemment par le nom même qu’ils ont reçu de lui l’intention qui leur a donné naissance. Auguste voulut, en faisant porter à des édifices destinés au public les noms de différentes personnes de sa famille, rendre populaires ces noms et cette famille. Par là de tels édifices nous révèlent ce qu’on pourrait appeler la pensée dynastique d’Auguste. Ainsi, après la mort de Marcellus, il donna le nom aimé de ce jeune homme au théâtre qu’il avait fait élever. Il est heureux et touchant que le seul théâtre de l’ancienne Rome dont une portion soit encore debout se trouve celui qui porte le nom de ce jeune Marcellus, sur qui les vers de Virgile ont répandu un intérêt mélancolique. Il semble que la poésie de Virgile ait porté bonheur au monument. Ce n’est pas que celui-ci soit intact, tant s’en faut ; mais ce qui subsiste est admirable. Au tournant d’une ruelle, on aperçoit la belle courbe du théâtre, on reconnaît la pureté d’une architecture empreinte du sentiment exquis de l’art grec à peine modifié. Il l’est cependant, car l’ordre dorique du théâtre de Marcellus est le dorique romain ; mais c’est Rome qui tient encore à la Grèce, c’est quelque chose dans l’art comme certains morceaux de Catulle dans la littérature.

Le théâtre de Marcellus n’a point été dégagé des édifices qui l’entourent et débarrassé des constructions qui le remplissent. Je ne le regrette pas au point de vue du pittoresque et du contraste, car on a la perspective d’une vue de la Rome du moyen âge quand tous les monumens de la Rome antique étaient occupés. Sous les voûtes qui soutenaient les gradins, ces fornices qui dans l’antiquité étaient habitées aussi et moins honnêtement, vivent de pauvres gens qui vendent des ferrailles. Au-dessus des belles colonnes de l’enceinte extérieure, on a construit des murs modernes dans lesquels sont pratiquées des fenêtres, et à ces fenêtres du théâtre de Marcellus on voit des pots à fleurs ni plus ni moins qu’à une mansarde de la rue Saint-Denis ; des chemises sèchent sur l’entablement, des cheminées surmontent la ruine romaine, et un grand tube se dessine à son extrémité.

Tout près du théâtre de Marcellus, Auguste consacra un portique à la mère de Marcellus, la vertueuse Octavie : rapprochement qui a son charme, car le souvenir de la douleur de cette mère est associé pour nous à la mort prématurée de son fils. Une tradition qui paraît douteuse, mais à laquelle il serait pénible de ne pas croire, nous représente la lecture de l’Enéide dans le palais impérial interrompue par un cri des entrailles maternelles, Virgile s’arrêtant tout ému et presque épouvanté de l’effet de ses vers à l’aspect de cette mère évanouie et comme morte ; mais je m’aperçois que je parle de souvenir : la scène que je décris, je l’emprunte à un grand peintre qu’on peut citer à Rome à propos de Virgile, car il est de la famille des artistes et des poètes de l’antiquité.

C’est un beau caractère que celui de la sœur d’Auguste ; autant le frère fut un homme de calcul et d’égoïsme, autant la sœur fut une femme d’abnégation et de dévouement. Il reste du portique d’Octavie de très belles parties, dans lesquelles on reconnaît, — avec plus de simplicité, parce qu’un portique ne devait pas ressembler à un temple, — le beau goût architectural du temple de Mars Vengeur. Auguste avait placé là, comme près de sa maison du Palatin, une bibliothèque. On retrouve toujours chez Auguste cet amour, je crois sincère, des lettres, le meilleur trait de son caractère, mais dont il se servit pour séduire les Romains au pouvoir absolu, ce qui m’empêche d’en être fort touché. Ce qui me touche davantage, c’est que cette bibliothèque fut dédiée par Octavie à la mémoire de ce fils qu’elle pleurait. Malheureusement ce qui reste du beau portique d’Octavie, que décoraient les chefs-d’œuvre de Phidias et de Praxitèle, s’élève dans un des endroits les plus sales de Rome, près de l’infect ghetto, où sont entassés les juifs, et au milieu du marché aux poissons. Cependant ce lieu aussi est pittoresque ; qu’est-ce qui n’est pas pittoresque à Rome ? La vieille rue sombre qui débouche avec ses maisons noires et irrégulières dans le portique, les tables de marbre sur lesquelles on étale le poisson, de grandes nattes appendues aux colonnes et aux masures qui les touchent, et, donnant à tout cela un certain air de bazar oriental, le bleu du ciel entrevu à travers les ruines que le temps et le soleil ont dorées, puis à côté le gouffre ténébreux de la petite rue, offrent aux regards du promeneur une aquarelle toute faite. Pour achever le chapitre des contrastes, c’est, dit-on, près de cette poissonnerie fangeuse qu’on a déterré la Vénus de Médicis. Il y avait sous le portique d’Octavie deux Vénus, l’une de Phidias et l’autre de Philiscus. D’après le style, plus gracieux qu’élevé, de la Vénus de Médicis, on ne peut y voir l’œuvre de Phidias. L’auteur de cette charmante statue serait donc Philiscus.

Toujours dans l’intention de rendre sa famille populaire en attachant les noms des siens à des monumens d’agrément ou d’utilité, Auguste donna celui de Livie à un portique et à un marché. Le portique qu’il dédia à Livie peu de jours avant de mourir, peut-être empoisonné par elle, il l’avait érigé en l’honneur de ses petits-fils Caïus et Lucius César, dont il inscrivit aussi les noms sur la basilique commencée par César, et qu’il appela Julia. Il voulait ainsi rattacher sa race à César. Il appela bois des Césars ceux qu’il avait plantés sur la rive droite du Tibre, et où étaient des boutiques et des lieux de divertissemens ; il fallait que le souvenir et le nom de César fussent mêlés à toutes les joies du peuple. Enfin, si Auguste s’abstenait de dédier en son nom les édifices qu’il réparait, il donna du moins ce nom à un marché à la viande, autrement dit une boucherie, sans craindre que le mot fît penser au triumvirat. On croit que l’église de Saint-Étienne-le-Rond est bâtie, sur l’emplacement du Macellum Augusti. S’il en est ainsi, les supplices des martyrs, hideusement représentés sur les murs de cette église, rappellent ce qu’elle a remplacé.

Auguste, qui évitait tout ce qui eût pu lui donner l’apparence de l’orgueil, ne construisit pour son usage qu’un grand monument, et ce fut un tombeau. Il semble avoir pensé comme les Égyptiens, qui, — suivant Hérodote, ainsi que le prouve la grandeur des pyramides, qui furent de vastes sépulcres, — bâtissaient des maisons fragiles, parce que la vie est passagère, et des tombeaux durables, parce que la mort dure toujours. Celui qui se contentait pour y vivre de la modeste maison du Palatin voulut reposer dans un mausolée magnifique, pour se donner du moins après sa mort toutes les splendeurs et comme toutes les joies extérieures du despotisme après s’en être privé par prudence durant sa vie.

Le mausolée d’Auguste, dont le noyau existe encore, caché dans un coin de Rome, et dont la justice du sort a fait un théâtre, était une magnifique sépulture orientale. On y reconnaissait la pensée de ces grands monumens funèbres de l’Orient, le dessein d’imiter les sépultures héroïques des temps primitifs, en élevant une montagne sur un cadavre ou un peu de cendre. Le mausolée d’Auguste rappelait cette origine ; c’était une montagne, en pierre il est vrai, mais le sommet était couvert de terre et planté de grands arbres. Tout autour s’étendait un bois sacré qui servait de promenade ; à l’entrée s’élevaient deux obélisques, placés là, comme ils étaient en Égypte à la porte des palais ou des temples, et exprimant, par la valeur qu’avait l’obélisque dans l’écriture égyptienne, l’idée de stabilité. C’était comme si on eût écrit à toujours sur la façade du monument.

Ces deux obélisques existent encore à Rome, l’un derrière l’église de Sainte-Marie-Majeure, l’autre entre les deux colosses de MonteCavallo, sur le Quirinal, devant le palais des papes, auxquels le gigantesque hiéroglyphe de granit semble assurer la perpétuité de leur souveraineté temporelle ; la garantira-t-il mieux qu’il n’a garanti celle de l’empire des pharaons et de l’empire romain ?

Ce n’était pas seulement à lui-même qu’Auguste avait destiné son mausolée, mais à sa famille, à sa race. C’était une prise de possession dynastique par un tombeau. On l’a trouvé en effet des pierres funèbres indiquant que les principaux personnages de la famille impériale ont été brûlés près du mausolée où devaient reposer leurs cendres. Sur ces pierres, on lit ces simples paroles, qui contrastent si noblement avec les épitaphes pompeuses et prolixes des modernes : Hic crematus est, ici il a été brûlé. Cependant l’espoir que nourrissait Auguste fut trompé, et son mausolée s’ouvrit avant lui pour ceux qu’il pouvait croire appelés à lui succéder. Le premier qui vint y prendre place fut le plus jeune, Marcellus, deuil que devaient suivre d’autres deuils prématurés :

Quae, Tiberine, videbis,
Funera, cum tumulum praeter labere recentem !


On songe à Louis XIV survivant à sa postérité presque tout entière. Auguste vit mourir à peu de distance l’un de l’autre deux de ses petits-fils ; il fut obligé de reléguer le troisième dans une île qui lui servit de prison. Tibère, qui ne lui était rien, lui succéda. Comme dit Pline, Auguste eut pour héritier le fils de son ennemi. Après trois empereurs qui venaient de lui par les femmes, et à qui son sang avait été transmis par l’impure Julie, cet empire, qu’il avait cru laisser à sa famille, passa à des étrangers. Il fut tour à tour obtenu par l’intrigue, ravi par la force ou acquis à prix d’argent, car il a été donné à Auguste d’établir le despotisme, mais il n’a pu fonder une dynastie.

Telle est l’histoire monumentale d’Auguste. Sa politique astucieuse y est écrite. De tous les monumens qu’il a construits, il n’en est pas un seul, jusqu’à son tombeau, qui ne nous ait montré le désir de s’affermir, lui et sa famille, dans cette puissance que la violence aidée de la ruse avait conquise, et que la ruse seule a suffi à conserver. Je reconnais donc chez Auguste cette habileté qu’on a tant louée ; mais en vantant cette incontestable habileté, dont, on vient de le voir, les monumens élevés par lui conservent le témoignage, on oublie trop, selon moi, qu’elle alla jusqu’à l’hypocrisie. Surtout on ne parle pas assez de l’emploi qu’il en fit pour anéantir, par la destruction de toute vie politique dans l’état, toute énergie morale dans les âmes, et par la préparer cette dégradation permanente et cet affaiblissement graduel qui devaient amener la ruine de l’empire romain.

Sans doute il eut besoin d’un savoir-faire véritable pour arriver à l’empire ; cependant ce savoir-faire même, on ne doit pas se l’exagérer. Octave eut, pour gagner les soldats, la double séduction du nom et de l’héritage de César. Il employa tous les moyens ; on le vit tour à tour s’appuyer sur le sénat ou se déclarer contre lui, s’unir ou se brouiller avec Antoine. Il s’allia, quand il le fallut, à Décimus Brutus, le plus odieux des meurtriers de César, dont il était le familier et semblait être l’ami ; il est vrai qu’Octave en même temps cherchait à le faire assassiner. Et puis y avait-il réellement de l’habileté à réussir par les monstruosités du triumvirat, quand chacun des trois scélérats qui le composaient livrait aux deux autres ses propres amis, pour acheter par leur sang le sang de ses ennemis, quand on faisait prendre la toge virile à un enfant pour avoir le droit de le tuer ? Dans le considérant de la loi des proscriptions, il était prescrit de s’en réjouir ; mais la postérité n’est pas forcée de se soumettre à cet édit : pour elle, l’assassinat n’est pas de la politique. L’absence absolue de scrupules est un don rare ; là où il se trouve, il procure de grands avantages, seulement il ne faut pas l’admirer outre mesure.

Oui, Auguste eut cette sorte d’habileté pour laquelle les modernes ont inventé le nom de machiavélisme, et que cependant Machiavel n’a pas admirée chez Auguste. Il était plein d’égards pour les patriciens, qu’il craignit toujours ; il était débonnaire pour le peuple. Ce peuple, qui devait aimer Néron, l’aimait, lui apportait son offrande pour rebâtir sa maison, frappée par la foudre, et lui ne prenait de cette offrande des petites bourses qu’un denier.

Auguste, c’est encore une justice à lui rendre, mesurait très habilement la tyrannie aux circonstances : il comprimait plutôt qu’il n’opprimait. Sous lui, dit Sénèque, la parole n’était pas encore dangereuse, mais pouvait être fâcheuse. Il laissait faire (pas toujours cependant) des épigrammes et des satires, mais il étouffait soigneusement la publicité. S’il n’y avait pas de presse à Rome, il y avait des journaux : c’est un point qui n’est plus controversé depuis l’ouvrage de M. V. Leclerc sur les Journaux chez les Romains. Le journal du sénat rendait compte de ses actes (senatus acta diurna). César en avait ordonné la publication, Auguste l’interdit.

Tout cela, c’est de l’habileté, si l’on veut ; mais à côté de l’habileté il y eut chez Auguste l’hypocrisie. Auguste était habile quand il faisait élever un temple à Mars Vengeur ou à César, quand il donnait le nom de Marcellus à un théâtre, celui d’Octavie ou de Livie à un portique. Il était hypocrite le jour où, tout-puissant, placé par un décret du sénat au-dessus des lois, devant ce sénat qui lui appartenait, il déclarait vouloir déposer l’empire et rendre aux Romains la liberté, le jour où, mettant un genou enterre devant le peuple et découvrant sa poitrine, il refusait le titre de dictateur. On pourrait bien trouver aussi quelque trace d’hypocrisie dans ce grand soin des mœurs publiques chez un prince qui gouvernait assez mal les siennes ; mais, n’ayant affaire qu’aux monumens de Rome, qui naturellement n’ont rien à nous apprendre là-dessus, je dirai plutôt un mot de son hypocrisie religieuse.

Auguste donna ses soins à la religion. Il rétablit des cérémonies religieuses tombées en désuétude et des fonctions sacerdotales abolies ; Cependant le neveu de César ne paraît pas avoir été au fond beaucoup plus dévot que lui. Une partie de sa flotte ayant péri dans son expédition contre Sextus, fils de Pompée, il fit enlever l’image de Neptune d’une pompe triomphale, et plus tard, quand il éleva le théâtre de Marcellus, il fit abattre le temple de la Piété romaine, qu’aurait dû protéger le souvenir auquel on l’avait consacré, celui du dévouement de la jeune femme qui de son lait nourrit son père dans la prison où il était condamné à mourir de faim. Démolir un temple pour élever un théâtre, ce n’était pas très religieux de la part de celui qui fut grand pontife.

Et puis quel a été le résultat de toute cette dissimulation, tantôt seulement prudente, tantôt effrontée ? A quoi ont abouti toutes ces ruses, tous ces artifices ? Auguste a donné la paix au monde, ou plutôt Il y a maintenue, car César avait tout vaincu ; mais cette paix était celle qui, comme dit Tacite, est un nom de la servitude. Il a fondé l’organisation de l’empire, c’est-à-dire la désorganisation de la société romaine, dont la vie était la liberté, et la désorganisation, comme toujours, a produit la mort. Auguste a construit avec un art patient une odieuse machine de tyrannie, un gouvernement d’étouffement et de servilité, dans lequel il n’y avait qu’une chose à bénir : c’est qu’il portât en lui, par l’excès du despotisme, le principe de sa ruine, et qu’il ait dû plus tard, juste châtiment, livrer aux Barbares le peuple dégénéré qui l’avait laisser fonder.

Mais l’on dit : Rome était trop corrompue, et tout autre gouvernement y était impossible. Oui, Rome était corrompue, et dans une précédente étude j’ai reconnu avec tout le monde combien cette corruption était profonde et dangereuse. Oui, certes, la corruption des mœurs est un grand péril pour la liberté et un grand secours pour la tyrannie ; s’ensuit-il que la tyrannie soit bonne parce que la corruption lui est favorable ? Oui, la corruption est un grand obstacle à la liberté ; mais la liberté est la seule défense contre la corruption. La corruption menace la liberté et sert le despotisme ; mais, parce qu’elle menace la liberté, est-ce une raison de la faire triompher par le despotisme ? Et puis on a un peu abusé d’une vérité incontestable. M. de Rémusat, dans son portrait de Fox, s’est très bien moqué de ceux qui, pour éconduire honorablement la liberté, lui font une condition de la perfection morale d’un peuple, et seraient bien aises de la reléguer dans l’âge d’or. La liberté, toute liberté était impossible à Rome ! Est-ce bien sûr ? Ne pouvait-on modifier la république sans la détruire ? ne pouvait-on fonder une monarchie qui ne fût pas l’absolu despotisme ? Qui sait jamais ce qui aurait pu arriver ? Il est commode de prononcer après l’événement et de déclarer qu’il était inévitable, parce qu’il a été ; mais, ce que je sais bien et ce que toute la suite de cette histoire démontrera, c’est qu’il ne pouvait rien l’avoir de pire que l’empire romain, que cette longue décadence intérieure suspendue momentanément par quelques empereurs admirables, mais jamais arrêtée, cette dissolution morale qui, on l’oublie trop, à travers des agitations renouvelées presqu’à chaque nouveau règne, à travers des guerres civiles fréquentes, amena l’envahissement progressif des Barbares et l’avènement universel de la barbarie. Je ne crois pas que la république eût pu faire au monde beaucoup plus de mal que cela.

Comment justifier Auguste ? La constitution de Rome était affaiblie ? Cela excuse-t-il celui qui lui a porté le dernier coup ? Un médecin, au lieu de combattre une maladie grave, doit-il la rendre mortelle, et parce qu’un malade périclite, le tirer d’affaire en lui donnant de l’opium ? C’est ce qu’a fait Auguste, et voilà ce qu’on n’a pas assez dit. La postérité, trompée par cet éclat apparent de l’empire, qui ne devait pas tarder à s’assombrir sous Tibère et à s’évanouir sous Caligula et sous Claude, pour ne reparaître qu’accidentellement par le hasard des bons empereurs, toujours peu nombreux, — la postérité a pris l’époque d’Auguste pour une grande époque de l’humanité, quand ce n’était que la fin de la vie et le commencement de la mort. Auguste lui-même a paru grand, tandis qu’il n’était qu’adroit. On l’a cru bon ; Dante l’a dit : Il buon’ Augusto, comme si l’on devenait bon, comme si l’on se transformait, comme si l’âme féroce et lâche du triumvir avait pu devenir une âme douce et généreuse. Et Auguste, après avoir usurpé le pouvoir parmi ses concitoyens, a usurpé dans l’imagination des hommes une place qu’il ne mérite point. Comment s’est faite cette seconde usurpation ? Toute erreur populaire a une cause ; une erreur n’est jamais réfutée que quand elle est expliquée. Je vais tâcher d’expliquer celle-ci.

Auguste a eu trois grands bonheurs. Il a été célébré par Horace et Virgile ; Tacite n’a presque point parlé de lui, et sa vie, écrite par Plutarque, a péri.

Horace est réellement coupable ; il avait respiré l’air de la liberté dans le camp de Brutus. Avoir fui à Philippes ne prouve rien contre son courage. Tout le monde peut fuir dans une déroute. Jeter son bouclier pour fuir plus vite n’est pas héroïque ; mais ce qui est beaucoup plus mal, c’est de plaisanter sur ce sujet à la cour de celui qui vous a vaincu le jour où il triomphait de la liberté, le relicta non bene parmula d’Horace contient l’aveu à demi ironique d’une faiblesse qu’Horace aggrave en s’en raillant. On a beau être un grand et charmant poète, on ne doit pas parler sur un ton si dégagé de sa conduite, quand elle n’a pas été plus brillante. L’apothéose du vainqueur de Philippes allait mal à l’ancien officier de Brutus. Malheureusement Horace était trop épicurien pour être tout à fait digne. C’était un esprit aimable, ce ne fut pas un caractère fier. Il n’avait rien en lui d’un vieux Romain, pas même la race. Tout son génie poétique ne peut faire oublier que son père était un affranchi et lui avait transmis du sang d’esclave.

Quant au doux Virgile, il n’avait vu de l’époque républicaine que ses violences ; il n’avait embrassé aucun parti, joué aucun rôle. Il fut plus excusable qu’Horace de céder au prestige de l’empire. Puis Auguste lui avait rendu son héritage champêtre, et son âme tendre fut séduite et aveuglée par la reconnaissance. Je regretterais seulement qu’il eût consenti à effacer du quatrième livre des Géorgiques l’éloge de son ami Gallus, disgracié par Auguste. Qu’on excuse plus ou moins les flatteries de ces deux grands poètes, on ne peut y voir des jugemens désintéressés. Et cependant n’est-ce pas entouré de l’auréole dont ils l’ont couronné qu’Auguste apparaît surtout à l’imagination de la postérité ? Nous verrons bientôt que les historiens, ceux du moins dont la sincérité n’est pas douteuse, ne lui sont pas si favorables.

Auguste a été récompensé avec exagération d’une de ses meilleures qualités, l’amour des lettres. Il paraît les avoir aimées véritablement. La haine des lettres est rare chez les plus mauvais souverains ; c’est le dernier signe de la réprobation pour les tyrans. Non-seulement Auguste s’attachait les écrivains par ses bienfaits, mais il était aimable avec eux. Il les écoutait avec complaisance, dit Suétone, quand ils récitaient leurs vers. Qu’eût-il pu faire qui leur fût plus agréable ? Il n’y avait pas du reste grand mérite, quand ces poètes étaient Horace et Virgile. Ce fut, je crois, à la fois calcul habile et goût sincère. Lui-même faisait des vers, et de beaux vers, à en juger par ceux qu’il composa au sujet de l’ordre donné par Virgile de brûler son Enéide. Il voulut faire une tragédie ; César en avait fait une. Auguste ne fut pas content de la sienne, et l’effaça ; elle devait lui sembler pâle en comparaison des sanglantes tragédies du triumvirat. Il écrivit aussi des vers satiriques auxquels on ne pouvait répondre, car, comme dit à cette occasion Pison, « on ne saurait écrire contre qui peut proscrire. » Du reste il ne faut pas s’étonner de rencontrer des goûts littéraires chez un homme naturellement cruel. Souvent l’amour des lettres s’est associé à la cruauté, témoin Néron, Childéric, et cet autre proscripteur, Charles IX, qui faisait aussi de beaux vers. En reconnaissance des services rendus aux lettres et aux lettrés, les poètes du temps d’Auguste, c’est-à-dire les plus grands poètes de Rome, l’ont divinisé. Pardonnons-leur, si l’on veut, mais ne les prenons pas au mot.

La poésie a rendu encore un autre service à la mémoire d’Auguste. Un des chefs-d’œuvre du génie de Corneille et du génie humain s’appelle la Clémence d’Auguste. Voltaire a été jusqu’à révoquer en doute la conspiration de Cinna, et je suis très porté à en faire autant, car, Suétone, qui énumère et les traits de clémence d’Auguste et un certain nombre de conspirations tramées contre lui, ne parle point de celle-là, car les deux seuls auteurs qui en fassent mention, Sénèque le rhéteur et l’historien Dion Cassius, à qui ce nom pourrait aussi parfois s’appliquer, ne s’accordent pas sur l’époque de cet événement, que l’un place vingt ans plus tard que l’autre ; mais quand on admettrait la vérité du fait, il faudrait avouer que, dans tous les cas, nous le connaissons très mal. On me permettra de ne pas attribuer à Auguste les belles choses que lui fait dire Sénèque, pas plus que je ne mets sur le compte de Livie le bavardage déclamatoire que Dion Cassius place dans sa bouche. Le fait, réduit à lui-même, est un conspirateur gracié à une époque où personne ne conspirait plus. Ici encore la poésie n’a-t-elle pas servi merveilleusement la mémoire d’Auguste ? Et cependant, quand on y songe, si l’on retranche la déclamation parfois éloquente de Sénèque et le langage sublime de Corneille, qu’y a-t-il tant à admirer dans tout ceci ? Ce fut dans la dernière partie de son règne et de sa vie qu’Auguste pardonna, dix ans avant sa mort, selon Dion Cassius ; il n’avait plus alors d’ennemis qu’il pût redouter. À en croire Sénèque, il y aurait eu bien de l’étalage dans cette facile générosité. D’autres souverains ont pardonné à des conspirateurs sans les humilier de la magnifique condescendance avec laquelle ils voulaient bien leur laisser la vie. Faire accepter à Cinna une faveur de celui qu’il avait voulu assassiner, le consulat, — c’était le dégrader de manière à ce qu’il ne pût plus être dangereux. J’avoue que malgré ma profonde admiration pour Corneille, le sujet de la pièce m’a toujours déplu. Je ne puis m’intéresser beaucoup à cette clémence[7], que Sénèque lui-même a appelée si justement une cruauté fatiguée, ni à Cinna, qui va d’une violence dont rien ne motive l’excès à un scrupule dont rien n’explique la venue. Emilie a des sentimens plus mâles que tout ce qui l’entoure ; mais je ne serais pas fâché qu’il l’eût dans la pièce un autre Romain. Enfin je n’aime pas les deux vers que Corneille place dans la bouche de la sage Livie, et qu’on croirait la morale très immorale de la pièce, car Emilie elle-même semble en reconnaître la vérité :

Tous ces crimes d’état qu’on fait pour la couronne
Sont absous par le ciel alors qu’il nous la donne.


Je préfère cette remarque générale de Voltaire sur la clémence d’Auguste arrivé à l’empire : « Comment peut-on tenir compte à un brigand enrichi, et assuré de jouir en paix du fruit de ses rapines, de ne pas assassiner tous les jours les fils et les petits-fils des proscrits, quand ils sont à ses genoux et l’adorent ? »

Malgré tout, Cinna a achevé de remplir les esprits de la grandeur du personnage d’Auguste et quand on parle de lui, c’est souvent d’après Horace, Virgile et Corneille, d’après la poésie et non d’après l’histoire. C’est que nul historien populaire ne s’est trouvé là pour balancer la popularité des poètes. Les deux seuls historiens d’Auguste qui aient une certaine importance sont, comme je l’ai dit, Suétone et Dion Cassius, tous deux très postérieurs : Suétone écrivait sous Adrien, et Dion Cassius sous Alexandre Sévère. Suétone est un collecteur de faits plutôt qu’un historien, mais il est un collecteur curieux, et parce qu’il est anecdotique, il abonde en détails qui peignent l’individu. Sa biographie, tout incomplète qu’elle soit, et l’histoire de Dion Cassius contiennent, malgré l’intention des auteurs, tous deux favorables à Auguste, assez de faits vrais pour que, d’après eux, l’on pût se former de lui une idée beaucoup plus juste que celle qui a cours communément ; mais Suétone et Dion Cassius sont beaucoup moins lus qu’Horace et Virgile, il n’est donc pas étonnant que l’Auguste d’Horace et de Virgile se soit substitué au véritable, et soit devenu l’Auguste de la postérité. Je crois qu’il n’en eût pas été de même, si nous avions conservé la vie d’Auguste par Plutarque. Sans se piquer beaucoup de juger les personnages dont il raconte l’histoire, Plutarque sait mettre avec tant de bonheur et comme sans effort la réalité en relief ; il est un narrateur si candide et si sensé, que les figures qu’il dessine apparaissent au lecteur dans toute leur vérité. Celle d’Auguste s’est bien trouvée de ne pas être présentée ainsi. Quant aux autres historiens d’Auguste, ils ont tous écrit dans un esprit d’adulation évident. Tacite a indiqué et flétri d’une phrase cette servilité de l’histoire : « Les génies ne manquaient pas, mais, l’adulation arrivant, ils s’affaiblirent. »

Il faudrait beaucoup de bonne volonté pour aller prendre son jugement sur Auguste dans les fragmens de Nicolas de Damas. Ce Nicolas, dont on a assez parlé depuis quelque temps, était un rhéteur aux gages d’Hérode, roi de Judée, qui l’employa dans des missions auprès d’Auguste. Hérode ayant tué son fils, Nicolas se hâta de faire l’apologie de ce meurtre. Cela rend l’indépendance de son jugement suspecte. Les morceaux qu’on a de lui contiennent quelques faits intéressans ; mais la flatterie est manifeste, comme le reconnaît le savant éditeur M. Charles Müller. Le courtisan d’Hérode l’était aussi d’Auguste, à qui il envoyait de temps en temps des dattes de Jéricho. Velleius Paterculus, serviteur et admirateur de Tibère, n’inspire pas plus de confiance, et on peut le surprendre parfois en flagrant délit d’adulation et de mensonge.

Auguste a eu encore une autre fortune : son règne a inspiré un certain respect aux écrivains chrétiens, parce que ce règne avait vu l’avènement du Messie. Un tel sentiment est déjà chez Orose, cet Africain du IVe siècle, qui du reste fait si bon marché de l’empire romain, sur lequel, d’après lui, les Barbares accomplissent la justice de Dieu. Selon une légende, la sibylle avait annoncé à Auguste la naissance de Jésus-Christ. La mémoire du fondateur de l’empire se trouvait ainsi liée aux origines du christianisme et comme consacrée par elles. L’histoire chrétienne elle-même fut atteinte par les traditions de l’apothéose païenne ; Orose voit un miracle dans un prodige tout païen qui accompagna, dit-il, l’entrée d’Auguste à Rome après sa victoire sur Sextus. « Une fontaine d’huile jaillit dans Rome, symbole irrécusable de l’oint du Seigneur, car l’huile servait à l’onction sacrée[8]. » De là sans doute l’expression de Dante, il buon’ Augusto, qui paraît si singulière quand on est en face des portraits d’Auguste. De plus, pour Dante, qui ailleurs le vante d’avoir conduit l’aigle romaine jusqu’aux rivages de la Mer-Rouge, d’avoir fermé le temple de Janus et donné la paix au monde, Auguste était, après César, le fondateur du saint empire, une des deux colonnes de la société dans le système historique du grand proscrit, celle à laquelle il s’attachait toujours davantage à mesure qu’il devenait plus gibelin.

Bossuet lui-même est un écho magnifique d’Orose, lorsqu’il fait cet admirable tableau de la paix universelle sous Auguste qui se termine par ce grand trait : et Jésus-Christ vient au monde. On conçoit du reste que l’établissement du despotisme romain n’eût rien qui déplût à l’auteur de la Politique sacrée, à celui dont les prédilections pour le pouvoir absolu, qu’il admirait dans Louis XIV, étaient si grandes, qu’il prétendait en tirer la théorie de l’écriture, bien que la théocratie dans l’Ancien-Testament soit peu favorable à la royauté, et que l’esprit de l’Évangile soit un esprit de liberté.

Pour les hommes du XVIe siècle, la protection des lettres était le plus grand mérite d’un prince. À ce titre, ces savans, ces poètes, qui faisaient l’ornement des petites cours d’Italie, ne voyaient rien au-dessus d’Auguste, si ce n’est peut-être Mécène, et ils ont beaucoup concouru à répandre sur le nom du premier cette faveur que, par un sentiment analogue, Horace et Virgile lui avaient prodiguée ; mais le bon sens fin et moqueur de l’Arioste ne s’y est pas laissé tromper. « Auguste ne fut pas si saint et si débonnaire que le chante la trompette de Virgile, qui lui pardonna les proscriptions parce qu’il se connaissait en poésie. »

Machiavel n’écrivait pas toujours le Prince. Dans ses patriotiques dialogues sur l’art de la guerre, il reconnaît « qu’Auguste et Tibère (il les nomme ensemble), plus jaloux de leur propre autorité que du bien de l’état, commencèrent à désarmer le peuple, afin de pouvoir l’asservir plus facilement. »

Montaigne, cet esprit si libre de sa nature, mais en même temps si nourri de l’antiquité, et en morale quelquefois trop dominé par elle, Montaigne, devant la glorification que l’antiquité a faite d’Auguste, hésite et ne voit pas nettement, ainsi que l’ont fait depuis Gibbon, Montesquieu et Voltaire, dans l’hypocrisie le mot de son règne. Parlant de ceux qui vont « rangeant et interprétant toutes les actions d’un personnage, et, s’ils ne les peuvent assez tordre, les renvoient à dissimulation, » il s’écrie : « Auguste leur est échappé ! » N’en déplaise à Montaigne, il ne faut point tordre les actions d’Auguste pour les renvoyer à dissimulation.

Au XVIIe siècle autant qu’au XVIe, la protection accordée aux lettres par Auguste était un puissant motif d’admiration. Les écrivains français, en présence d’un despotisme glorieux exercé d’abord par Richelieu, puis par Louis XIV, ne pouvaient guère être bien rigoureux pour le despotisme ; ce fut l’âge d’or de la renommée d’Auguste. Le XVIIIe siècle a été plus sévère à cette mémoire, et il faut lui en savoir gré, car, pour la plupart des hommes de ce temps, avoir aimé et favorisé les lettres était un bien grand mérite ; mais ils regardaient hardiment le passé, et les préjugés établis ne leur imposaient pas, heureux quand ils n’étaient pas aveuglés par des préjugés contraires !

Le génie clairvoyant de Montesquieu ne s’y est pas trompé ; il a dit rudement : « Auguste, rusé tyran, conduisit les Romains à la servitude. » Il ajoute avec profondeur : « Il n’est pas impossible que les choses qui le déshonorèrent le plus aient été celles qui le servirent le mieux. S’il avait montré d’abord une grande âme, tout le monde se serait méfié de lui… Auguste, c’est le nom que la flatterie donna à Octave, établit l’ordre, c’est-à-dire une servitude durable, car dans un état libre où l’on vient d’usurper la souveraineté, on appelle règle tout ce qui peut fonder l’autorité sans bornes, et on nomme trouble, dissension, mauvais gouvernement, tout ce qui peut main tenir l’honnête liberté des sujets. »

Gibbon aussi a traité la mémoire d’Auguste comme elle le mérite ; Gibbon parle, il est vrai, de son règne avec une certaine complaisance qui ressemble à de l’envie. « Les plus riches habitans de l’Italie, qui avaient presque tous embrassé la philosophie d’Épicure, jouissaient de la paix et d’une heureuse tranquillité, sans se livrer aux idées de cette ancienne liberté si tumultueuse, dont le souvenir aurait pu troubler le songe agréable d’une vie consacrée au plaisir. » Gibbon cependant, tout épicurien qu’il était, avait trop de sagacité pour être dupe, et il a parfaitement caractérisé un souverain dont il se fût peut-être assez bien arrangé. « Une tête froide, un cœur insensible et une âme timide lui firent prendre, à l’âge de dix-neuf ans, le masque de l’hypocrisie que jamais il ne quitta. Il signa de la même main, et probablement dans le même esprit, la mort de Cicéron et le pardon de Cinna. »

Voltaire, qui n’avait pas toutes les vertus, mais qui en possédait une trop rare de nos jours, la vertu de l’indignation, Voltaire, dont le sang, et cela doit lui faire pardonner bien des choses, bouillait à tous les anniversaires de la Saint-Barthélemy, Voltaire ne s’est pas laissé aveugler par la gloire littéraire du siècle d’Auguste, à laquelle il était très sensible. À plusieurs reprises, sans se contredire jamais, non par boutade, mais d’après une conviction évidente, il a prononcé et répété presque toujours très crûment le vrai jugement que l’histoire doit porter sur Auguste : « Auguste était un fort méchant homme, indifférent au crime et à la vertu, se servant également des horreurs de l’un et des apparences de l’autre, uniquement attentif à son seul intérêt, n’ensanglantant la terre et ne la pacifiant, n’employant les armes et les lois, la religion et le plaisir, que pour être le maître et sacrifier tout à lui-même. » Cependant Montesquieu, Gibbon et Voltaire lui-même n’ont pu, sur ce point comme sur tant d’autres, faire triompher dans l’opinion le bon sens sur le lieu commun, et il existe pour la foule des esprits un Auguste de convention dont la jeunesse laisse bien quelque chose à désirer, mais dont la maturité a été pleine de sagesse et de grandeur. Je crois avoir expliqué comment ce lieu commun s’est établi. L’absence du témoignage de Plutarque, la reconnaissance ou la bassesse parmi les contemporains, au moyen âge un point de vue religieux et politique qui rattachait à Auguste les origines de l’église et de l’empire, lors de la renaissance l’idolâtrie des lettres et le goût de la protection, au XVIIe siècle le triomphe de la monarchie absolue en Europe, ont fait que le nom d’Auguste réveille encore, malgré Machiavel, Montesquieu, Gibbon et Voltaire, une idée trop favorable, et l’on a vu l’adulation, souvent maladroite, exploiter à ses risques et périls cette gloire qu’en partie elle avait faite. Heureusement pour la vérité de l’histoire et pour sa justice, il est resté autre chose du temps d’Auguste que ses portraits en vers, il est resté ses portraits en marbre, et ceux-là ne mentent point. Ses images le trahissent et l’accusent ; confirmant de leurs témoignages incorruptibles le jugement de l’histoire libre, elles le dévoilent à la postérité. Il est deux traits du caractère d’Auguste que l’étude sérieuse de ce caractère révèle, mais que ses portraits rendent manifestes et comme éternellement présens : c’est la fausseté de son âme, visible dans son regard oblique, et sa méchanceté, toujours exprimée par l’air sombre de son visage. « Le plus méchant des citoyens romains, » a dit Voltaire.

On voit par Suétone et par Julien qu’il pouvait quitter cet air sombre pour prendre un visage serein et riant ; mais ce n’était pas son expression naturelle, ses portraits sont là pour l’attester. Ce sont ces portraits qui m’ont averti et mis en garde ; c’est en les contemplant bien des fois dans les musées et les galeries de Rome que je me suis senti porté à cette sévérité historique, que l’illusion des esprits irréfléchis, fondée sur des témoignages intéressés, n’a pu ébranler, que les faits confirment, et qui s’appuie sur le jugement des historiens les plus dignes de ce nom. On voit à Rome un assez grand nombre de portraits qui représentent Auguste à divers momens de sa vie. Presque tous le montrent beau, car, comme dit Suétone, il eut la beauté de chaque âge ; mais presque tous aussi lui donnent un regard oblique et un air mauvais. Quelquefois seulement, comme dans une statue qui est au musée de Saint-Jean-de-Latran, le sculpteur lui a ôté cette méchante physionomie et a dirigé son regard en avant. Aussi ce portrait n’est-il plus guère ressemblant, aussi a-t-il perdu le caractère individuel constamment reproduit dans le plus grand nombre des images d’Auguste. On est donc fondé à voir un trait de ressemblance dans l’expression de fausseté et de méchanceté qu’elles offrent d’ordinaire. Il fallait que cette expression fût bien réelle pour que l’adulation l’ait si rarement effacée. Jamais peut-être la sculpture n’a rendu un plus grand service à l’histoire, car elle démontre l’identité d’Octave et d’Auguste. On a trop distingué le barbare complice d’Antoine, qui s’appelait Octave, et le maître paisible du monde à qui on décerna le titre d’Auguste. En réalité, il n’y a pas deux hommes dans cet homme, bien qu’il ait porté deux noms. Pour l’histoire, Auguste a mis un masqué sur le visage d’Octave ; mais pour la sculpture il n’y a point de masque : elle copie le nu. La sculpture a conservé à l’empereur, qui affectait la douceur et même la bonhomie, la physionomie dure et fausse du triumvir.

Oui, ce fut toujours la même âme, car ce fut toujours le même visage : ses portraits le prouvent. Quand il fermait le temple de Janus aux acclamations du monde, il avait l’air et le cœur aussi mauvais que lorsqu’au temps des proscriptions il forçait un fils à combattre contre son père, et voyait celui qu’il avait condamné au parricide se tuer devant lui, lorsqu’il immolait à César des victimes humaines, ou lorsqu’ayant fait mettre à la torture un magistrat que, dans sa pusillanimité, il soupçonnait à tort de l’avoir approché avec un fer caché sous son vêtement, il lui arrachait les yeux de sa propre main.

En effet, prenez ses statues et ses bustes, excepté ceux où toute individualité est effacée ; vous y trouverez toujours la même dureté et la même fausseté. Si mes lecteurs ne peuvent faire le voyage, de Rome, qu’ils aillent au musée du Louvre voir la belle statue d’Auguste, à laquelle on a donné la niche d’honneur. C’est une de celles qui me semblent le mieux répondre à l’idée que je me suis formée d’Auguste : l’air sombre et faux qui lui appartient s’y trouve, et l’attitude de la statue exprime cette décision prudente qui fit triompher ses artifices. Voilà bien celui dont le sceau était un sphinx.

Il y a au Vatican, dans la salle de l’Ariane, un buste qui prononce pour ainsi dire le dernier mot sur ce personnage trop célébré. Ce buste représente Auguste vieux. Cette fois seulement la beauté a disparu, mais on reconnaît encore les traits d’Octave. Quarante ans de ruse sont empreints dans les rides de ce visage flétri, qui pourrait être celui d’un vieux procureur, s’il n’était plutôt celui d’un vieux comédien. C’est que la dernière scène de ce long rôle approche, et nous ne sommes pas loin du moment suprême où, jetant enfin le masque dont il n’a plus besoin, l’histrion impérial prononcera ces paroles : « Ai-je bien joué la comédie de la vie ? » en ajoutant, comme ses confrères de la scène : « Applaudissez ! » On prête un mot semblable à Rabelais mourant.

La postérité a trop applaudi à cette longue mystification dont, sur son lit de mort, Auguste faisait le cynique aveu, pareille à ces spectateurs qui aiment à être trompés et applaudissent un acteur qui joue bien, même quand ils ne peuvent l’estimer. Non, je ne t’applaudis pas pour avoir trompé le monde, qui ne demandait qu’à l’être, et pour être parvenu, avec un art que la soif de la servitude rendait facile, à fonder, en conservant les dehors de la liberté, un despotisme dont nous verrons se développer sous tes successeurs les inévitables conséquences. Et qu’as-tu fait pour être applaudi ? Le peuple romain était fatigué, tu as profité de sa fatigue pour l’endormir. Quand il a été endormi, tu as énervé sa virilité. Tu n’as rien réparé, rien renouvelé ; tu as étouffé, tu as éteint. Quand ton successeur et ton continuateur Tibère viendra, il s’écriera : « O hommes préparés pour la servitude ! » Mais qui les l’avait préparés, si ce n’est toi ?


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez cette première série d’études dans les livraisons des 15 février, 15 mars, 15 avril, 1er et 15 juin, 15 juillet 1855.
  2. C’est ce qu’un écrivain savant et généreux, M. Albert de Broglie, a très bien appelé le mensonge politique d’Auguste.
  3. « Et mihi res veteres scribenti nescio quo pacto antiquus fit animus. »
  4. J’ai été guidé dans ces confrontations, délicates par le coup d’œil exercé et le jugement sûr d’un architecte qui avait comparé avec soin les monumens de la Grèce et ceux de Rome, M. Louvet, alors pensionnaire de l’Académie de France.
  5. Le forum d’Auguste et le temple de Mars Vengeur ont concouru à former le nom de Marforio (Martis forum), qui est celui d’une statue trouvée près de là au moyen âge, et qui a eu une certaine popularité, parce qu’on en avait fait l’adversaire de Pasquin, autre statue antique sur laquelle on affichait les épigrammes contre le gouvernement. On affichait les réponses sur Marforio. L’un était le journal de l’opposition, l’autre le journal du pouvoir. Marforio le conservateur sortait assez convenablement du forum d’Auguste.
  6. Les trois colonnes qui ont longtemps porté ce nom n’y ont aucun droit, car le temple de Jupiter Tonnant était sur le Capitole, in Capitolio, ce qui ne veut point dire au pied du Capitole.
  7. Voltaire dit très justement : « Si l’histoire de Cinna est vraie, Auguste ne pardonna que malgré lui, vaincu par les raisons ou les importunités de Livie, qui avait pris sur lui un grand ascendant, et qui lui persuada que le pardon lui serait plus utile que le châtiment. Ce ne fut donc que par politique qu’on le vit une fois exercer sa clémence ; ce ne fut certainement point par générosité ! »
  8. Voyez Egger, Examen des historiens d’Auguste, p. 321-23.