L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II/02

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L’histoire romaine à Rome (RDDM)/II
Revue des Deux Mondes, 2e période2e période, tome 6 (p. 76-106).
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L’HISTOIRE ROMAINE
A ROME



LA FAMILLE ET LES COURTISANS D’AUGUSTE. — TIBÈRE.[1]


Livie, Julie, Antonia. — Sépulture des esclaves et des affranchis de Livie et d’Auguste. — Agrippa, monumens qu’il a construits, le Panthéon. — Pyramide de Cestius. — Virgile, le tombeau du boulanger Virgilius. — Horace à Rome, à Tibur, dans sa villa de la Sabine, sur la voie Appienne. — Ovide, Rome absente. — Tibère, temple de Castor et Pollux, temple de la Concorde. — Le Camp des Prétoriens, Séjan. — Germanicus, Agrippine. — Arc de Drusus. — Tibère et Auguste.





Avant de voir, par Tibère, se continuer Auguste et reparaître Octave, il faut nous arrêter un moment à quelques personnages de la famille d’Auguste, à quelques hommes qui l’ont servi par leurs actes ou par leurs vers, et dont le souvenir ne saurait être séparé du sien, car ils ont aidé à sa grandeur et contribué à sa renommée.

D’abord, dans la famille impériale, nous trouvons Livie, Livie, bien digne d’être l’épouse d’Auguste, car c’était la fausseté en personne : Caligula l’appelait un Ulysse en jupons. Sa vie fut une longue intrigue en faveur de Tibère, son digne fils. Elle est tout entière dans cette réponse qu’elle fit quand on lui demandait comment elle avait conservé son empire sur Auguste : « En étant sage, en me conformant à tous ses désirs, en ne faisant aucune remarque sur sa conduite, en feignant d’ignorer ses infidélités. » Elle fit plus, elle les favorisa. Montaigne a dit d’elle un peu crûment : « Elle seconda les appétits d’Auguste, à son intérêt. » Et Tacite : « Elle combinait habilement la dissimulation de son fils avec l’adresse de son époux. » Livie a quelques traits de Mme de Maintenon, Si celle-ci fonda Saint-Cyr, celle-là s’occupait des jeunes filles pauvres et les mariait. Toutes deux maintinrent leur ascendant, moins, je crois, par l’empire du conseil que par la docilité de l’approbation; je ne les compare point cependant. La complaisance de Mme de Maintenon n’allait pas jusqu’aux maîtresses, et elle n’a jamais été accusée d’avoir empoisonné Louis XIV.

Ce qui fit croire à ce crime de Livie, c’est que, peu de temps avant de mourir, Auguste était allé voir son petit-fils Agrippa dans l’île où il était relégué et avait pleuré avec lui. Livie, déjà soupçonnée d’avoir fait périr Marcellus, avait-elle voulu prévenir les suites d’un raccommodement qui pouvait être funeste aux intérêts de Tibère? Il est vrai qu’elle avait dédié à Auguste vivant un temple de la Concorde, et qu’elle en éleva un à Auguste mort; mais Agrippine en fit autant pour Claude, qu’elle avait empoisonné avec des champignons après qu’il eut témoigné pour Britannicus un retour de tendresse dont s’alarma la mère de Néron. Le monument élevé par Livie n’est donc pas une justification suffisante du crime qui lui fut imputé; l’ambition maternelle dans un cœur comme le sien était capable de tout. Du reste elle fut punie par le fils, qui lui ressemblait, qu’elle ne put parvenir à gouverner comme elle l’espérait, et qui, si le meurtre eut lieu, en profita sans l’en récompenser. On voit à Rome plusieurs statues qui passent pour être celles de Livie. C’est une beauté froide, un visage sans expression, une physionomie composée et tranquille; dans une statue qui est à Saint-Jean-de-Latran, elle a, pour me servir d’une expression vulgaire, l’air de ne pas y toucher. D’ailleurs nulle apparence de fausseté : le chef-d’œuvre de la dissimulation est de savoir se dissimuler. On a cru reconnaître Livie dans cette belle statue si sévèrement et si gracieusement drapée qu’on appelle la Pudicité. Malgré sa vie sans scandale depuis qu’elle fut la femme d’Auguste, celle qui l’avait épousé enceinte du fait d’un premier époux ne méritait point de personnifier cette vertu; de plus la tête est moderne.

Rome ne possédait pas un portrait de Julie : M. Visconti vient de découvrir à Ostie un buste dans lequel il reconnaît cette fille d’Auguste, fameuse par ses débordemens, que l’empereur lui-même fut accusé d’avoir partagés. Auguste, qui la punit si rigoureusement et montra contre elle une colère où il entrait peut-être autre chose que le courroux paternel, Auguste fit probablement disparaître ses images, ce qui en explique la rareté ; mais il est à Rome un lieu qui rappelle les désordres de Julie et où il ne semblerait pas qu’on dût aller les chercher : c’est l’emplacement connu de la tribune aux harangues, dans laquelle elle se plaisait à braver les lois qui y avaient été prononcées contre l’adultère. On rencontre assez fréquemment dans les musées de Rome la tête de la respectable Antonia, mère de Germanicus. L’air sage et presque dévot d’Antonia est un peu d’une sainte et un peu d’une prude. L’image de l’honnêteté repose, rencontrée dans cette famille où l’honnêteté était si rare.

Le mot familia avait en latin le sens qu’il a conservé en italien, de domesticité. La famille se composait de tous ceux qui appartenaient au père de famille, qu’ils fussent de son sang ou dans sa dépendance. À ce titre, on doit placer dans la famille impériale cette foule d’affranchis d’Auguste et de Livie dont les urnes remplissaient plusieurs de ces grands sépulcres communs que l’on nommait columbaria. Bianchini croit que le nombre des urnes s’élevait à six mille. Sainte-Croix fait remarquer le contraste que présente ce luxe de serviteurs avec la prétention affichée par Auguste de ramener les mœurs à leur sévérité primitive. Il ajoute avec raison : « Quoique Auguste affectât une simplicité républicaine dans son habillement et sa manière de vivre, il avait néanmoins un état de maison comparable à celui d’un despote d’Orient. Les monumens publics suppléent là-dessus au silence de l’histoire. » En effet, les inscriptions sépulcrales des columbaria de la voie Appienne montrent, comme disaient les anciens de ces multitudes de serviteurs, un peuple, une armée d’esclaves et d’affranchis attachés à la personne de l’empereur et de l’impératrice. Il n’est pas d’office qui ne soit représenté, et la division, je ne dirai pas du travail, mais de la servitude, est poussée jusqu’à l’extrême. Il y a des préposés à la garde-robe, à l’argenterie, les uns pour la vaisselle, les autres pour les coupes à boire. Il y en a pour l’habit du matin, pour le vêtement royal, pour les grands vêtemens et pour les habits légers, pour la toilette, pour la chaussure; quelques-uns avaient la charge des statues du palais, d’autres celle des coffres au linge. Quand on entre dans celui de ces sépulcres qui existe encore, quand on lit les inscriptions qu’il renferme et celles qui en proviennent, il semble qu’on est transporté dans l’intérieur de la vie domestique d’Auguste et de Livie, et qu’on voit passer devant soi cette foule obscure qui les servait.

Pour achever l’histoire du règne d’Auguste par les monumens, il faut parler de ceux qui se rapportent à quelques hommes qui s’illustrèrent dans la guerre et dans la littérature. Je les ai désignés par le nom de courtisans; malheureusement ce nom s’applique à tous.

Ce nom ne convient à personne mieux qu’au gendre d’Auguste, Agrippa, qui, en lui rendant les plus grands services, mit toujours un soin extrême à s’effacer devant lui, ne s’attribuant jamais l’honneur de ce qu’il faisait, mais en reportant toujours la gloire au maître, de manière à ne lui causer nul ombrage. C’était chez Agrippa un système. Il disait à ses amis que « la plupart des princes n’aimaient pas qu’on leur fût supérieur en rien, que pour cette raison ils se chargeaient volontiers des entreprises dont le succès était facile, et confiaient aux autres ce qui était difficile et incertain; que s’ils étaient forcés de remettre à leurs sujets la conduite d’une affaire qui pouvait réussir, ils en avaient du dépit; que, tout en désirant le succès de l’entreprise, il ne leur plaisait pas qu’on en recueillît l’honneur; qu’en conséquence un homme qui voulait se conserver devait se tirer des difficultés d’une expédition, mais réserver pour le prince le mérite de la réussite. » On voit que la complaisance était la vertu dominante d’Agrippa, qualité du reste fort nécessaire au mari de Julie. Usant de cette dextérité dont il recommandait aux autres l’emploi, il s’illustra assez par les armes pour se créer des titres à l’empire, qu’il ambitionnait d’obtenir un jour, sans mécontenter l’empereur. On ne se douterait pas, en voyant les bustes d’Agrippa, qu’il fut un si parfait courtisan. Son visage a une expression de sévérité farouche qui répond très bien à ce que Pline, parlant de lui, appelle torvitas. Agrippa nous paraît, d’après sa mine renfrognée, avoir été un de ces hommes (et il y en a dans tous les temps) sur lesquels on pourrait faire la comédie du bourru complaisant. C’est de lui que Velleius Paterculus a dit « qu’il savait obéir à un seul pour commander aux autres, » c’est-à-dire que son caractère était à la fois servile et impérieux, ce qui non plus n’est pas rare : tout le monde a rencontré des Agrippa.

D’après le caractère d’Agrippa, on peut affirmer qu’il n’a jamais donné sérieusement à Auguste le conseil de déposer l’empire, d’autant plus qu’il aspira toujours à lui succéder, à moins que, dans la comédie qu’il voulait jouer, Auguste ne lui ait imposé ce rôle. L’historien Dion Cassius, qui nous donne le discours prononcé en cette occasion par Agrippa, discours que Dion sans doute a composé, fut probablement conduit à admettre ce récit peu vraisemblable par ce qui l’avait fait peut-être inventer, l’air rébarbatif d’Agrippa; cet air a pu tromper les anciens sur son compte, comme nous tromperaient ses bustes, si l’histoire n’était pas là pour les démentir. Tout trompeurs qu’ils sont cependant, ils ont une sorte d’importance historique en faisant comprendre l’erreur des contemporains d’Agrippa à la postérité. Du reste. Agrippa a fait de grandes choses, et aucun citoyen romain n’a laissé de plus grands monumens.

Homme de mer éminent et véritable auteur de la victoire navale qu’Auguste remporta sur Sextus Pompée, seul il fut honoré d’une couronne rostrale. En mémoire de ses exploits maritimes, il bâtit un portique où étaient peintes les aventures des Argonautes, et qui portait leur nom. Ce portique entourait un temple de Neptune auquel on croit avoir appartenu les onze belles colonnes qui forment aujourd’hui la façade de la douane, appelée (rencontre bizarre!) la douane de mer. Agrippa donna le plus grand soin aux eaux, cette première nécessité des Romains. Durant son édilité, il établit cent cinq fontaines jaillissantes, soixante-dix abreuvoirs, trente châteaux d’eau. Le premier, il créa des bains publics, — on en voit un reste derrière le Panthéon, — et légua un revenu à Auguste pour que le peuple pût se baigner gratis; ceci montre que, dans l’origine, l’état percevait un droit sur les baigneurs. Ce luxe d’eau et d’ablutions, qui était celui des plus pauvres Romains, est bien diminué parmi leurs descendans, et j’ai vu un temps où il n’y avait à Rome pour les étrangers qu’une baignoire. On se faisait inscrire pour avoir son tour. Agrippa amena dans Rome l’eau virgo, la meilleure de toutes; on peut s’en convaincre encore aujourd’hui, car l’acqua vermine a conservé son excellence comme son nom. C’est elle qui forme la belle nappe de la fontaine de Trevi, ce monument où le rococo est grandiose et où le bizarre touche au sublime. Si l’on descend dans un lavoir obscur du voisinage, on trouve les restes d’un château d’eau qui appartenait à l’aqueduc d’Agrippa. L’architecture sévère du monument antique contraste d’une manière frappante avec le château d’eau de l’école du Bernin. Cette eau s’appelait eau virgo parce qu’une jeune fille en avait indiqué la source. Agrippa eut soin de lui donner le nom d’Auguste, et l’appela aqua Augusta.

Agrippa avait besoin, pour préparer sa grandeur future, de la faveur populaire en même temps que de celle de l’empereur. Pour obtenir la première, il restaura les monumens et les routes; il fit exécuter un travail immense, la réparation et le nettoyage des égouts de Rome. Lui-même y descendit et les parcourut. Ce fut alors qu’il passa, en bateau, du Tibre sous la clouca maxima, ce que les voyageurs, quand les eaux du fleuve sont basses, peuvent faire, et ont raison de faire encore. Agrippa embellit et orna les Septa; on nommait ainsi le bâtiment où se faisaient les élections par tribus. Dans l’origine, c’était une enceinte en bois assez semblable à celles où l’on parque les brebis, ce qui lui avait fait donner le nom d’Ovilia, nom rustique comme la Rome primitive elle-même. Au temps du triumvirat, Lépide avait remplacé cette enceinte en bois par une enceinte en pierre. Cicéron, avant lui, avait formé le projet de la couvrir de marbre et de l’entourer d’un portique de mille pas. Agrippa l’orna de statues et de peintures. C’est au moment où les comices populaires, que Tibère allait bientôt détruire, avaient déjà perdu toute importance, que le complaisant Agrippa décorait magnifiquement les Septa. Cela faisait partie du manège d’Auguste, et donnait un éclat apparent aux élections, quand les élections ne signifiaient plus rien. Du temps où les Septa ressemblaient à une étable, le sort du monde s’y décidait réellement. Agrippa eut soin de les appeler Julia pour complaire à Auguste. Plus tard, lorsque le progrès du despotisme les eut rendus tout à fait inutiles, les Septa servirent pour des jeux. En songeant combien les élections étaient peu sérieuses sous Auguste, on ne peut trouver que, depuis Agrippa, ce bâtiment ait beaucoup changé de destination.

Agrippa commença et Auguste acheva la construction du Diribitorium; on nommait ainsi le lieu où la paie était donnée aux soldats. C’était un édifice très considérable, le plus vaste qui fût couvert d’un toit, si bien que, le toit ayant été détruit, on ne put le rétablir. Chacun conçoit que sous les empereurs la paie des soldats était une grande affaire et méritait qu’un vaste édifice lui fût consacré. Là était l’essence du gouvernement impérial, et non dans le simulacre d’élections qui avait encore lieu dans les Septa. Ceux-ci étaient un vieux monument républicain que l’on replâtrait par hypocrisie. Le Diribitorium au contraire était un monument impérial par excellence. Par ces constructions et ces embellissemens. Agrippa savait bien qu’il faisait sa cour à Auguste, car Auguste aimait que l’on bâtit, comme il bâtissait lui-même. C’est pour obéir à ses exhortations que Statilius Taurus éleva le premier amphithéâtre en pierre qu’eussent vu les Romains, modeste précurseur du gigantesque Colysée, et dont l’emplacement est indiqué par une butte formée de ses décombres; Philippus, le temple d’Hercule Musagète, c’est-à-dire qui conduit les Muses (en effet les Muses suivaient la Force); Asinius Pollion, l’atrium de la Liberté; — il prenait bien son temps pour consacrer un édifice à la Liberté ! mais Auguste lui en avait donné l’exemple; — Balbus, le théâtre qui porta son nom; enfin Agrippa, de nombreux édifices.

Le souvenir d’Agrippa est attaché au Panthéon, ce temple admirable que le christianisme a sauvé en le convertissant en église. Jamais il ne fut dédié, comme on le répète toujours, à tous les dieux. Le Panthéon s’appela ainsi, selon Dion Cassius, soit parce qu’il renfermait les statues de Jupiter, de Mars et de plusieurs autres divinités, soit parce que sa voûte imitait la forme du ciel. De même l’architecte qui construisit Sainte-Sophie devait s’écrier un jour : « Il faut que cette église, consacrée à la sagesse éternelle, ressemble au ciel, où elle réside. » Quoi qu’il en soit, ce monument est un magnifique exemple de la servilité d’Agrippa; il y avait placé les statues de César et d’Auguste, et en avait d’abord voulu faire un temple consacré à ces deux hommes, dont l’adulation officielle avait fait deux divinités. Auguste, qui plusieurs fois refusa les honneurs divins, ne pouvait consentir à ce que voulait Agrippa; c’eût été sortir de son rôle de réserve prudente et de modestie affectée. Sans accepter l’hommage idolâtre de son gendre, il permit seulement qu’on plaçât sous le portique sa statue et celle d’Agrippa lui-même. J’ai remarqué ailleurs[2] avec quelle étourderie un poète érotique du XVIIIe siècle, Bertin, a dit :

…… Et ce beau Panthéon
Où semble errer encor l’ombre d’un peuple libre.


Sans doute sous Auguste le peuple romain était l’ombre d’un peuple libre ; mais le Panthéon ne saurait rappeler, comme semble l’entendre le poète, aucun souvenir de liberté : il rappelle au contraire, on vient de le voir, une flatterie si basse qu’elle ne peut être acceptée.

Seul à Rome, le Panthéon donne au voyageur le plaisir de contempler un édifice antique entièrement intact, sauf les ornemens en bronze, pillés tour à tour par un empereur de Constantinople, Constant II, et par un pape, Urbain VIII. Ce dernier s’est chargé de rappeler dans une inscription à la postérité, comme si elle pouvait l’oublier, qu’il avait commis cette barbarie non-seulement pour élever avec les dépouilles du Panthéon le baldaquin de Saint-Pierre, mais encore, ce qu’on sait moins, pour fondre des canons. A cela près, l’intérieur du Panthéon, comme l’extérieur, est parfaitement conservé, et les édicules placés dans le pourtour du temple forment les chapelles de l’église. Jamais la simplicité ne fut alliée à la grandeur dans une plus heureuse harmonie. Le jour, tombant d’en haut et glissant le long des colonnes et des parois de marbre, porte dans l’âme un sentiment de tranquillité sublime. Vue du dehors, la coupole métallique fait bien comprendre l’expression de Virgile, qui l’avait sous les yeux et peut-être en vue quand il écrivait :

….. Media testudine templi.


En effet, cette coupole surbaissée ressemble tout à fait à la carapace d’une tortue.

Au dehors, le portique, avec ses belles colonnes de granit à bases et à chapiteaux de marbre, est d’un grand style. L’aspect en serait encore plus imposant, si l’élévation du sol n’avait fait disparaître les vingt et une marches par lesquelles on montait au temple, qui gagnerait à être vu de plus bas. Ce n’est pas l’architecture grecque, car c’est le corinthien romain, et l’angle du fronton est plus aigu que ne le serait celui d’un fronton grec; mais c’est l’architecture romaine dans toute sa majesté. Il est évident que la salle ronde existait avant le portique et que celui-ci a été ajouté après coup. On voit encore, derrière le fronton actuel, le fronton primitif appliqué sur le mur de la salle elle-même. On a été par là conduit à supposer qu’originairement le Panthéon était une salle des thermes d’Agrippa. Le portique aurait été ajouté quand Agrippa voulut faire de cette salle un temple. Quelques circonstances semblent favoriser cette opinion. Une salle ronde se trouve dans les thermes de Caracalla, placée exactement comme l’eût été, par rapport aux thermes d’Agrippa, celle qui serait devenue le Panthéon; une salle des thermes de Dioclétien, qui ressemble au Panthéon en miniature, est devenue l’église de Saint-Bernard. Cependant plusieurs objections se présentent : si le Panthéon était primitivement une salle de bains, pourquoi les niches et les édicules? A-t-on pu les ajouter après? D’autre part, Dion Cassius distingue le Panthéon des thermes. Ce qui me paraît le plus probable, c’est que le Panthéon fut toujours un temple et que le portique fut ajouté quand, Auguste ayant refusé que sa statue fût érigée à l’intérieur, Agrippa voulut se dédommager de sa flatterie manquée en élevant le portique, sous lequel la statue impériale devait être placée aussi magnifiquement que possible.

Un admirable tombeau de porphyre qu’on voit à Saint-Jean-de-Latran, où il sert de cénotaphe au pape Clément XII, passe pour avoir contenu les cendres d’Agrippa, parce que ce tombeau a été trouvé sous le portique du Panthéon; mais il est impossible qu’il ait eu cette destination, car on sait positivement que les restes d’Agrippa furent déposés, par ordre d’Auguste, dans son propre mausolée.

Si Agrippa ne montrait point dans ses rapports avec Auguste la rudesse empreinte sur ses traits et ne conservait rien pour son propre compte de l’austérité républicaine, il paraît avoir été fort exact dans l’application des lois pénétrées du vieil esprit républicain et qui tendaient à réprimer le luxe immodéré des funérailles. Nous le savons par une inscription trouvée près de la tombe pyramidale de Cestius. Cestius, riche particulier romain, avait prescrit par son testament qu’on enterrât avec lui des étoffes précieuses. Il avait nommé Agrippa son exécuteur testamentaire; mais l’édile, et c’était peut-être Agrippa lui-même, fit appliquer la loi qui interdisait ce faste sépulcral, et les héritiers employèrent la valeur des étoffes, dont l’emploi funéraire était prohibé, à élever au mort deux statues colossales. On croit qu’un pied de bronze conservé au Capitole appartenait à l’une de ces deux statues, dont les piédestaux ont été découverts auprès de la pyramide funèbre.

Cette pyramide, sauf les dimensions, est absolument semblable aux pyramides d’Egypte. Si l’on pouvait encore douter que celles-ci étaient des tombeaux, l’imitation des pyramides égyptiennes dans un tombeau romain serait un argument de plus pour prouver qu’elles avaient une destination funéraire. La chambre qu’on a trouvée dans le monument de Cestius était décorée de peintures dont quelques-unes ne sont pas encore effacées. C’était la coutume des peuples anciens, notamment des Égyptiens et des Étrusques, de peindre l’intérieur des tombeaux, que l’on fermait ensuite soigneusement. Ces peintures, souvent très considérables, n’étaient que pour le mort et ne devaient jamais être vues par l’œil d’un vivant. Il en était certainement ainsi de celles qui décoraient la chambre sépulcrale de la pyramide de Cestius, car cette chambre n’avait aucune entrée. L’ouverture par laquelle on y pénètre aujourd’hui est moderne. On avait déposé le corps ou les cendres avant de terminer le monument; on acheva ensuite de le bâtir jusqu’au sommet.

Nous sommes ramené à Auguste par un personnage qui eut avec lui des rapports intimes et lui sauva la vie, l’affranchi Musa, son médecin. On croit qu’une statue du Vatican est celle de Musa. Musa guérit Auguste par l’usage des bains froids et des boissons froides : c’était un traitement hydrothérapique. Les bains froids de Musa qui avaient sauvé Auguste, et dont Horace nous apprend que lui-même fit usage, tuèrent le jeune Marcellus, aidés peut-être, il est vrai, par les soins de Livie. La reconnaissance d’Auguste ne fut pas découragée par la mort de son neveu, et il éleva à Musa une statue en bronze auprès de celle d’Esculape. La statue du Vatican dans laquelle on pense reconnaître le médecin d’Auguste ne serait, dans tous les cas, qu’une copie antique de celle-là, car elle est en marbre. Musa, si c’est lui, est représenté en Esculape, ce qui s’accorderait avec l’honneur qu’on lui fit en plaçant son image auprès de celle du dieu.

En parlant d’Auguste, je ne saurais oublier les grands poètes qui l’ont trop immortalisé; mais ce n’est pas à Rome qu’il faut chercher la mémoire de Virgile : ce sont les vertes prairies de Mantoue, les bords sinueux du Mincio,

... Tardis ubi flexibus errat
Mincius....


qui peuvent rappeler le poète des églogues, toutes remplies des souvenirs d’une nature plus fraîche, plus molle, plus ombreuse que la campagne de Rome, même au temps de Virgile; c’est Naples, qui garde, non son tombeau, bien qu’on le montre aux étrangers, ni son laurier, quoiqu’on le replante de temps en temps pour les touristes anglais, mais la tradition populaire, telle que le moyen âge l’a faite, de Virgile savant et magicien, dont l’école était sur le rivage où des rochers portent encore le nom de scuola di Virgilio (école de Virgile). A Rome, il ne reste nul vestige de l’auteur de l’Enéide; on sait seulement qu’il habitait sur l’Esquilin, près des jardins de Mécène. Ce voisinage avait attiré les poètes dans ce quartier; Properce y habitait, comme Virgile et probablement Horace.

La légende a commencé de bonne heure pour Virgile. Avant que, dans les fabliaux, on eût fait du grand poète un sorcier malin et quelquefois dupé, dans la Vie de Virgile attribuée à Donat, parmi d’autres anecdotes puériles, il en est une dont l’origine pourrait bien se rattacher à un monument retrouvé récemment, le tombeau du boulanger Virgilius. Il y a quelques années, en dégageant la Porte-Majeure d’un ouvrage de fortification qui remontait à Honorius, on découvrit, caché dans la maçonnerie qu’on détruisait, un grand tombeau appartenant à un boulanger nommé Virgilius Eurysacès, qui avait la ferme du pain pour les appariteurs, ainsi que l’apprend une inscription répétée sur les quatre faces du monument. Ce monument bizarre, dans lequel le mort avait fait représenter en de curieux bas-reliefs tout ce qui se rapporte à la préparation, à la confection et à la vente du pain, ce monument, avant qu’il eût disparu dans les constructions d’Honorius, avait dû frapper les yeux du peuple par sa grandeur, sa singularité, sa situation à l’angle que formaient les voies Labicane et Prenestine. Le nom de Virgilius plusieurs fois répété avait pu faire croire au vulgaire que c’était le tombeau de Virgile. De là peut-être est venue une historiette ridicule d’après laquelle Auguste aurait envoyé plusieurs fois des pains au poète, et le poète, mécontent d’être ainsi récompensé, aurait dit un jour à l’empereur que sans doute il était fils d’un boulanger. Le peuple, en voyant représentés sur ce qu’il prenait pour le tombeau de Virgile des pains transportés, pesés, distribués, a pu supposer que ces représentations faisaient allusion à un trait de la vie de Virgile et imaginer le conte absurde dont je viens de parler.

Les bustes de Virgile sont, d’après le sage auteur de l’Iconographie romaine, Visconti, dénués de toute authenticité; mais il faut convenir que la douceur et la pureté des traits qu’on lui prête conviennent à ce qu’on sait de son caractère aimable et candide, non moins qu’à la pureté de son génie. Si ces portraits n’ont pas été faits d’après lui, on peut les dire ressemblans, car ils ressemblent à son âme et à ses vers. Il en serait de ces bustes comme de celui d’Homère, certainement idéal, mais qui est pour ainsi dire l’effigie de sa poésie sublime.

On n’a pas non plus de buste authentique d’Horace. Son portrait est dans ses œuvres, où il se peint tout entier avec un charmant abandon et sans trop se flatter, pas plus au physique qu’au moral, petit, replet, les yeux chassieux. Une médaille nous prouve qu’il avait une figure fine et spirituelle, comme devait l’être celle de l’auteur des Satires et des Épitres, qui forment la partie la plus originale de ses œuvres, celle où il a le plus mis de lui-même. Le souvenir d’Horace est beaucoup plus présent que celui de Virgile à Rome, et surtout aux environs de Rome. Ses poésies sont pleines d’allusions locales. On ne peut voir le Soracte sans se rappeler le altâ slet nive candidum Soracle, le Soracte blanchi par une neige épaisse, tel qu’on s’étonne à tort de ne le voir jamais, oubliant qu’Horace parle du Soracte chargé de neige pour désigner un hiver d’une rigueur extraordinaire dans lequel le Tibre avait gelé; ce qui est très rare, mais cependant s’est vu quelquefois : le Tibre a pris en 1807.

On peut suivre Horace dans les divers quartiers de la grande ville : sur le mont Quirinal, d’où il se plaint d’être obligé de courir à l’extrémité de l’Aventin; au Forum, où il est venu répondre d’un ami, et où il fend avec peine la foule qui l’entoure, lui demandant sa protection auprès de Mécène; dans le vicus tuscus, par où, à travers la population peu respectable qui habite le quartier toscan, il se rend chez ses libraires, les frères Sosie; enfin dans ces rues de Rome, alors si animées, maintenant si solitaires, où l’on ne rencontre plus tant d’embarras, où l’on n’est pas aussi gêné qu’au temps d’Horace par le transport des pierres et des poutres, où l’on est moins empressé de bâtir. C’est aux embarras de Paris qu’il faudrait transporter cette peinture des embarras de Rome, pour qu’elle fût ressemblante aujourd’hui; mais c’est bien à Rome que l’on retrouverait le mendiant jurant par Sérapis qu’il s’est cassé la jambe : seulement de nos jours le mendiant invoquerait à l’appui de son mensonge le nom de la madone au lieu du nom de Sérapis.

En faisant cette promenade horatienne, en allant çà et là avec l’aimable poète à travers les quartiers de Rome qu’il a parcourus et parfois mentionnés dans ses vers, on arrive sur la voie Sacrée, où l’on marche peut-être comme lui absorbé dans quelque rêverie frivole.

Nescio quid meditans nugarum, totus in illis.


Et encore à présent il peut arriver qu’on trouve là un fâcheux, qu’ayant lu son Horace, on lui dise aussi, pour s’en délivrer, qu’on a une affaire sur l’autre rive du Tibre, près des jardins de César, c’est-à-dire vers Santa-Maria in Trastevere, et que le fâcheux, comme celui d’Horace, se trouve avoir précisément affaire de ce côté. J’ai pour ma part essayé du moyen employé par le poète pour échapper à un secatore de son temps, et cet artifice ne m’a pas mieux réussi qu’à lui.

Bien qu’Horace ait dit un jour : « Capricieux, j’aime Rome à Tibur et Tibur à Rome, » on voit que réellement il se déplaisait dans la vie agitée de la ville, et aimait la paix et la liberté des champs.

O rus, quando te aspiciam!


est un cri parti du cœur. « Tu sais, dit-il à l’intendant de son habitation rustique, démentant l’inconstance dont il s’accusait tout à l’heure, que, toujours sur ce point d’accord avec moi-même, je quitte à regret la campagne toutes les fois que d’ennuyeuses affaires m’appellent à Rome. » C’est donc à la campagne qu’il faut l’aller chercher, car ce sont les souvenirs et les scènes champêtres qu’il s’est complu à retracer. Celui qui se borne à désigner sans les décrire les différens quartiers de Rome trouve des expressions brièvement, mais vivement pittoresques, quand il s’agit des ombrages de Tibur ou de son habitation de la Sabine.

Je ne saurais mieux indiquer au lecteur comment s’y prend Horace pour donner une idée vraie des lieux qu’en citant quelques lignes de M. Patin, son savant et ingénieux interprète. « Ce n’est pas qu’Horace soit descriptif à la manière des modernes, jamais il ne décrit pour décrire; il n’est jamais long, il s’en faut de tout, ni minutieux dans ses descriptions. Le plus souvent une épithète caractéristique, d’autres fois un petit nombre de circonstances, choisies parmi les plus frappantes, rangées dans l’ordre qui les découvre à une observation rapide, groupées de telle sorte qu’elles révèlent l’idée de l’ensemble, et que le tableau largement ébauché par le poète s’achève dans l’esprit du lecteur, voilà la vraie, la grande description de Virgile et d’Horace. Cette description est chez Horace toute passionnée, animée par un sentiment vrai des scènes qu’elle reproduit, par l’amour de quelques lieux préférés, par le goût de la nature champêtre et de la vie rustique. »

Que de vers charmans dans Horace consacrés à peindre ce Tibur tant aimé, ce délicieux Tivoli dont il est si doux de goûter après lui, je dirai presque avec lui, les impérissables enchantemens ! Comment ne pas y murmurer cette ode ravissante dans laquelle, après avoir énuméré les beaux lieux qu’il avait admirés dans son voyage de Grèce, revenant à son cher Tibur, il s’écrie, comme d’autres pourraient le faire : « Rien ne m’a frappé autant que le temple retentissant d’Albunea[3], l’Anio qui tombe, le bois sacré de Tiburnus et les vergers qu’arrosent les eaux vagabondes! »

Quam domus Albuneæ resonantis,
Et præceps Anio, ac Tiburni lucus et uda
Mobilibus pomaria rivis.


Est-il rien de plus gracieux, de plus sonore et de plus frais? Malheureusement il ne reste d’Horace à Tivoli que les cascatelles, dont le murmure semble un écho de ses vers. Les ruines qu’on montre au voyageur comme celles de la maison d’Horace ne lui ont jamais appartenu, bien que déjà du temps de Suétone à Tibur on fît voir aux curieux la maison du poète. Le véritable pèlerinage à une demeure champêtre d’Horace, c’est celui qu’on peut faire à sa villa de la Sabine. S’il n’y reste de sa maison que des briques et des pierres enfouies à l’endroit où une esplanade en fait reconnaître aujourd’hui l’emplacement, les lieux voisins portent des noms dans lesquels on a pu retrouver les anciens noms. Le village de Mandela, dont Horace était voisin, s’appelle Bardella; la Digentia est devenue la Licenza. Il y a aussi la fontaine d’Oratini, et, tout près des débris de l’habitation, la Colline du Poète, Colle del Poetello. Ce pèlerinage, je ne l’ai point fait; je m’engage à l’accomplir. En attendant, j’ai presque vu tous les environs de la villa sabine d’Horace par les dessins de M. Bénouville et les explications de M. Noël Desvergers, qu’on trouve dans le nouvel et charmant Horace de M. Didot. Cette villa est celle que Mécène avait donnée à Horace. C’était « ce champ modeste qu’il avait rêvé, avec un jardin, auprès une eau toujours vive et un peu de forêt au-dessus. » La végétation a été changée par la culture, mais les grands traits du paysage subsistent. L’on voit toujours la chaîne de montagnes qui est coupée par une vallée profonde, celle où coule la Licenza. L’abbé Chaupy, à qui revient l’honneur de s’être le premier bien orienté dans ces localités consacrées par le souvenir d’Horace, fait remarquer la justesse de tous les détails de cette description que le poète semble s’excuser de faire si longue, loquaciter, et qui est renfermée dans quelques vers. La vallée est en effet étroite et profonde. Il y a au midi une montagne au pied de laquelle on suppose qu’était la maison d’Horace, et cette montagne est tellement placée, dit Chaupy, « que la maison du poète était frappée librement par le soleil la matinée dans son côté droit, mais qu’elle n’en recevait par son flanc gauche que quelques rayons échappés vers le soir. » On voit avec quelle conscience le bon abbé établit l’exactitude de la description horatienne, et prouve le mérite topographique de ces vers charmans et précis :

Continui montes ni dissocientur opacâ
Valle, sed ut veniens dextrum latus aspiciet sol,
Lævum decedens curru fugiente vaporet.

Quand on est à Rome et qu’on aime Horace, on le suit encore plus loin. On se met en route avec lui lorsqu’il part pour Brindes, et on l’accompagne au moins jusqu’à Terracine, à la frontière de l’état romain.

En mettant le pied sur la voie Appienne, Horace la salue comme la reine des grandes routes, et encore aujourd’hui nous comprenons son admiration, quand nous la parcourons après lui, marchant entre deux rangées de tombeaux de toutes les formes, de tous les âges, dont les débris attestent la magnificence infiniment variée, dont quelques-uns sont encore presque intacts, foulant les dalles de lave sur lesquelles sa litière a passé, montant sur les trottoirs qui subsistent, nous retournant sans cesse pour contempler cette double file de ruines qui se prolonge en avant et en arrière, à perte de vue, à travers la campagne immense, inhabitée, silencieuse, traversée par d’autres ruines et terminée par ce mur bleuâtre de montagnes, l’horizon le plus suave et le plus fier qu’il puisse être donné à des yeux humains de contempler.

Nous arrivons ainsi avec Horace à l’Ariccia. Là nous disons comme lui:

Egressum magnâ me excepit Aricia Româ,


enchantés de ces délicieux aspects dont Horace, moins occupé que nous ne le sommes du pittoresque, n’a point parlé. La ville moderne de l’Ariccia s’est perchée, comme il arrive souvent, dans la citadelle de la ville ancienne. De celle-ci il ne subsiste que les débris du temple de Diane et quelques autres dans lesquels M. Pierre Rosa, cet explorateur infatigable et sagace de la campagne romaine, et qui excelle à découvrir les ruines que son aïeul Salvator Rosa aimait à peindre, a cru retrouver les restes de la petite auberge[4] où Horace a logé (hospitio modico), et même des vases contenant l’orge destinée aux montures des voyageurs. Arrivés à l’entrée des Marais-Pontins, nous ne pouvons pas faire comme Horace, qui s’embarqua le soir sur un canal pour les traverser; ce canal n’existe plus. Les Marais-Pontins ne sont plus des marais, mais des prairies à demi noyées où croît une végétation luxuriante, où l’on voit les bergers à cheval pousser de leurs longues lances les bœufs enfoncés jusqu’au poitrail dans les grandes herbes. On roule rapidement sur une bonne route qui a remplacé la route antique, souvent envahie par les eaux au temps de Lucain :

Et quâ Pomptinas via dividit uda paludes.


Horace préféra le canal à la route de terre, peut-être parce que le chemin était dégradé momentanément. Cette conjecture de M. Desjardins me paraît plausible. « Horace, dit-il, s’embarque le soir sans avoir soupé, se condamnant à ne point dormir pour faire un trajet de cinq lieues auquel il fallut consacrer toute la nuit et une partie de la matinée du lendemain, en suivant le canal. En admettant comme vraisemblable qu’un épicurien, qui plaçait au nombre des malheurs tout ce qui devait lui imposer quelque gêne, choisît sans motif ce mode fatigant de transport, il est peu probable que les gens d’affaires, les personnes pressées d’arriver, se soumissent par fantaisie aux ennuis d’un pareil trajet. » Le moment de l’embarquement, la confusion qui s’ensuit, l’entassement des voyageurs dans le coche de Terracine, sont peints par Horace avec une amusante vivacité. « Les bateliers et les esclaves se disent des injures. — Aborde ici. — Tu en mets trois cents. Oh !... c’est assez... Pendant qu’on paie sa place et qu’on attelle la mule, une heure se passe. » A entendre ces injures échangées, ces cris, à voir la lenteur avec laquelle on procède et le nombre de voyageurs qu’on empile dans le bateau, on dirait qu’Horace a eu affaire à des Romains d’aujourd’hui. Ce qui suit est encore caractéristique des mœurs du pays, et il n’est pas de voyageur en Italie qui ne se rappelle quelque incident pareil à celui qu’Horace va raconter. « Les cruels moustiques et les grenouilles des marais éloignent de nous le sommeil. Les mariniers et les passagers bien abreuvés chantent à l’envi leur maîtresse absente. Enfin, au moment où les voyageurs fatigués commencent à s’endormir, le conducteur paresseux envoie paître sa mule, attache à une pierre la corde de la barque, et, couché sur le dos, ronfle de grand cœur. Le jour était venu, et nous ne sentions pas le bateau marcher. L’un de nous, à tête vive, s’élance, et d’un bâton de saule laboure la tête et les reins de la mule et du batelier. »

Horace excelle dans les détails familiers. Ce n’est pas un touriste cherchant des impressions; il voyage un peu à la manière de Montaigne, nous parlant de ses maux d’yeux comme celui-ci de ce qu’il appelle sa colique. Cependant l’un et l’autre, quand il leur en prend fantaisie, rencontrent des traits qui peignent. Ainsi Horace nous montre par un vers la ville volsque d’Anxur posée sur les rochers blancs qui dominent la moderne Terracine.

Impositum saxis latè candentibus Anxur.


Ce vers n’est-il pas tout un tableau, tracé, comme faisaient les anciens, d’un pinceau sobre et vif?

Mais revenons à Rome. Horace ne nous a pas appris où était sa maison de ville; nous savons seulement qu’elle était sur une hauteur, probablement sur le mont Esquilin, où habitaient Mécène et, non loin de lui. Properce et Virgile. Ce qui est certain, c’est qu’Horace fut enterré dans les jardins de Mécène, gracieuse sépulture qui convenait au poète ami des arbres et des eaux. Elle honore l’homme puissant qui, dans son testament, disait à Auguste : «Souviens-toi de notre Flaccus, » et qui, après avoir accueilli et protégé Horace pendant sa vie, devait encore accueillir et protéger sa cendre quand lui-même ne serait plus. Oui, le souvenir de Mécène mérite d’être associé à celui d’Horace, non pas seulement parce qu’il fut pour lui un protecteur, mais parce qu’il mit de la grâce dans sa protection, encourageant la timidité du jeune homme inconnu qui l’abordait comme le fils d’un affranchi pouvait aborder le descendant des Lucumons d’Étrurie, et qui bientôt se sentait à l’aise auprès du troisième personnage de l’empire. Après avoir présenté Horace à Auguste, non-seulement Mécène invitait le poète à souper, mais, ce qui est plus aimable, il allait souper chez lui. Bien des riches ont porté ce nom de Mécène pour avoir encouragé les hommes de lettres tout différemment, c’est-à-dire les payant pour leur platitude et se remboursant en impertinence, les invitant à souper au bout de leur table somptueuse, au lieu de faire comme Mécène, qui allait dans la villa modeste d’Horace boire son petit vin de la Sabine. Le vrai Mécène était simple et cordial, quoiqu’il fût riche et en faveur. Y en a-t-il eu beaucoup d’autres connue celui-là[5]?

Ces jardins de Mécène, que consacre la sépulture d’Horace, étaient sur l’Esquilin, alors aussi bien qu’aujourd’hui presque entièrement couvert de jardins. Ils avaient remplacé le cimetière des pauvres, où, comme dans les campi santi de nos jours, il n’y avait pour les cadavres des indigens que des fosses communes[6] appelées puits (puticuli). Mécène fit disparaître ce lieu infect, où Horace avait mis la scène des affreux enchantemens de Canidie, et le remplaça par ses jardins magnifiques. L’assainissement du quartier y gagna, et Horace put appeler les Esquilles salubres.

La maison de Mécène devait être considérable. En sa qualité de descendant des Étrusques, qui avaient, dit-on, inventé les tours, Mécène en avait fait construire une très élevée; en haut était un belvédère d’où il considérait, dit Horace, la fumée et l’agitation de l’opulente Rome; c’est probablement de là que Néron prit plaisir à la voir brûler[7]. En supposant que les jardins de Mécène s’étendissent jusqu’au pied de l’Esquilin, et vinssent, ce qui est assez naturel, rejoindre le quartier élégant des Carines, on peut admettre qu’ils atteignaient le lieu où depuis Titus bâtit ses thermes sur une partie de la Maison-Dorée de Néron. Au-dessous de ces deux étages de constructions impériales, on voit des traces d’une construction plus ancienne attribuée à Mécène : c’est un reste de pavé en mosaïque d’une élégante simplicité, qui par là conviendrait très bien à une époque encore voisine de la république et au goût exquis de Mécène. Horace a peut-être soupe dans cette chambre, ornée d’une mosaïque aussi finement travaillée que ses vers[8].

Il est un poète de ce temps dont le nom ne rappelle pas la protection accordée aux lettres par Auguste, car Auguste fut son persécuteur et son bourreau; il le fit mourir consumé de la fièvre lente de l’exil, le reléguant, lui, l’aimable et brillant Ovide, à l’extrémité du monde romain. Ce n’est pas à Rome, c’est vers la Crimée, ce pays qui a été le tombeau de tant de milliers de Français, qu’il faudrait aller chercher le tombeau d’Ovide, et que les descendans des barbares au milieu desquels il mourut ont nommé, en mémoire de lui, une ville russe Ovidiopol. Il y a bien près de Borne le tombeau des Nasons, en un lieu d’où la campagne romaine se présente dans toute sa sauvage et sublime beauté; mais la cendre du plus illustre des Nasons est absente de leur sépulture. Des peintures ornaient ce sépulcre; on a cru y retrouver Ovide dans un poète conduit aux champs élyséens par Mercure, et reconnaître des sujets empruntés à ses Métamorphoses. Ce serait un pieux et timide hommage rendu dans l’ombre du tombeau par une noble famille au grand homme malheureux qui fut sa gloire.

Quelle a été la cause du malheur d’Ovide? C’est encore un mystère. On voit par les Tristes que deux crimes lui étaient reprochés. L’une des accusations était ridicule : c’était d’avoir écrit l’Art d’aimer, d’avoir, comme il le dit spirituellement, enseigné ce que tout le monde sait. Louis XV mettait quelquefois les écrivains à la Bastille, mais il n’a pas imaginé d’envoyer Gentil-Bernard au Canada. D’ailleurs presque tous les poètes contemporains d’Ovide, notamment Horace, Virgile dans ses églogues, avaient écrit des vers plus répréhensibles que ceux d’Ovide, car ce dernier ne chanta que des passions qui peuvent se comprendre. Les vers d’Auguste sur Fulvie sont d’une grossièreté qu’Ovide ne se permit jamais. Le poète banni parle d’un autre tort qu’il confesse, et qui seul a pu être la cause véritable de son exil. Il y revient plusieurs fois, toujours en termes obscurs, s’accusant d’avoir vu ce qu’il ne devait pas voir :

Cur aliquid vidi? cur noxia lumina feci?


« Pourquoi ai-je vu quelque chose? pourquoi mes yeux furent-ils coupables? » Il se compare à Actéon. Ce que ses regards ont rencontré sans dessein peut faire rougir, et il doit le cacher :

Et quæcumque adeò possunt afferre pudorem
Illa tegi cæcà condita nocte decet.


Il faut avouer que ces expressions voilées se rapportent très bien à un amour incestueux d’Auguste pour sa fille Julie dont Ovide aurait été le témoin involontaire. Julie en ce genre était capable de tout, et les mœurs d’Auguste étaient détestables; enfin Caligula disait que sa mère était née de cet inceste. On a supposé qu’il s’agissait d’une aventure entre Julie et Ovide lui-même, mais les aveux et les réticences du poète ne s’accordent point avec une telle supposition; ils s’expliquent parfaitement au contraire dans l’autre hypothèse[9]. Ainsi l’inceste impérial, dont Caligula devait donner l’exemple avec ses trois sœurs, aurait commencé sous le toit modeste du sage Auguste. Il n’y a pas certitude, mais il y a probabilité; d’ailleurs ce soupçon flétrissant est dans tous les cas une juste punition du mystère qu’Auguste a laissé planer sur la faute d’Ovide.

Ovide a eu, dans ses Fastes, occasion de mentionner plusieurs localités de Rome. Les abords du Palatin, le temple et le portique d’Apollon sont décrits dans une des épîtres qu’Ovide a datées du Pont. Il suppose que son livre, qu’il envoie à Rome, y a trouvé un des amis du poète qui conduit l’enfant de son exil vers la demeure de celui qui a ordonné cet exil. Ces vers, précieux pour la topographie monumentale de Rome, renferment des traits touchans. Le livre parle, il décrit ce qu’il rencontre : le temple de Vesta, qui s’élevait auprès du mont Palatin, sur l’emplacement aujourd’hui occupé par l’église de Saint-Théodore, et non aux bords du Tibre, où on a cru à tort le reconnaître; puis le temple de Jupiter Stator, à la droite de la porte du palais impérial, par conséquent sur le Palatin, non dans le Forum, où sont les trois belles colonnes auxquelles on a donné longtemps le nom de ce temple. Enfin le pauvre livre arrive à la demeure de Jupiter, c’est-à-dire d’Auguste. Je ne puis trouver nulle sévérité, mais j’éprouve une compassion profonde pour les grosses flatteries qu’Ovide adresse à Auguste dans les Tristes; ce titre seul me désarme. Je reproche à Ovide d’avoir, à la fin des Métamorphoses, quand il était heureux, fait dire par César, changé en étoile, que les exploits d’Auguste étaient supérieurs aux siens, et qu’il se réjouissait d’être surpassé par son fils; mais je n’ai plus le courage de lui rien reprocher dans l’exil, et je suis ému quand, à propos de la couronne de chêne suspendue au-dessus de la porte du palais et offerte à Auguste comme conservateur des citoyens, Ovide s’écrie : « Joins aux citoyens que tu as conservés, ô père très bon, un malheureux qui languit relégué aux extrémités de la terre ! »

Puis, poursuivant sa route, le livre avec son guide monte l’escalier du temple d’Apollon, escalier qu’un vers d’Ovide nous prouve avoir été très élevé ;

….. Gradibus sublimia celsis
Templa…..


Il voit les statues des Danaïdes, nous apprend que Danaüs était représenté un glaive à la main. Enfin il arrive à la bibliothèque. « Là je cherchais mes frères, dit-il, excepté ceux que leur père voudrait n’avoir pas mis au monde, » c’est-à-dire les quatre livres de l’Art d’aimer, cause ou plutôt prétexte de sa ruine. Ce jeune frère veut entrer dans la bibliothèque et prendre place près de ses aînés, mais le gardien du lieu, le custos, comme on dit encore à Rome (custode), repousse l’étranger et le force à sortir de ce lieu saint. Il gagne alors les temples qui touchent au théâtre voisin, c’est-à-dire tente de pénétrer dans la bibliothèque du portique d’Octavie, placée près du théâtre de Marcellus; mais là encore l’entrée lui est refusée. Tout cela veut dire, ce me semble, que les bibliothèques impériales se fermèrent devant le livre qui contenait les plaintes et les supplications d’Ovide. C’est une dureté de plus d’Auguste envers sa victime.

Le quartier de Rome où l’exilé suivait en pensée la marche timide de son livre, cruellement repoussé, ce quartier était le sien : il logeait près du Capitole; on le voit par la belle élégie où il raconte son départ de Rome. Dans cette triste nuit, la lune éclairait pour lui les temples du Capitole. Ovide y peint (sa douleur en traits que les exilés reconnaîtront; il y peint aussi le désespoir de sa femme. Il me semble qu’Ovide n’eût pas osé le faire, s’il avait été trop mauvais époux. On peut admettre qu’il était alors un peu revenu de ses erreurs de jeunesse. La généreuse conduite d’une épouse qui lui resta courageusement dévouée me porte à croire qu’il n’avait eu avec elle que des torts qu’on peut pardonner. Celle qui protégea si noblement les intérêts et l’infortune du banni protège encore sa mémoire. Elle a inspiré à l’auteur léger de l’Art d’aimer, mûri par l’âge et le malheur, des vers d’une tendresse grave et pénétrante qui font penser à un sonnet de Pétrarque. «Toi que j’ai laissée jeune lorsque je quittai Rome, tu dois avoir vieilli par mes maux. Oh ! fassent les dieux que je te voie telle que tu es devenue, et que je puisse baiser avec tendresse tes joues changées ! »

Nous devons au malheur d’Ovide des descriptions de Rome d’un genre particulier, des descriptions que lui dictent l’imagination et le souvenir. « Rome et ma maison m’obsèdent, et le regret des lieux et tout ce qui reste de moi dans la ville que j’ai perdue... Devant mes regards sont errantes ma maison, Rome, la forme des lieux. »

Ante oculos errant domus, urbs et forma locorum.


Ovide regrette passionnément Rome; il invite sa femme à ne pas le pleurer à l’heure de sa mort, car il est mort le jour où il a quitté sa patrie.

Ainsi malade de l’exil, sa consolation et son tourment étaient de se transporter en esprit à Rome et d’y suivre par la pensée les différentes phases de la journée romaine, de parcourir cette ville bien-aimée, d’en ranimer devant lai l’image, d’en contempler les merveilles. « Voici, dit-il, que les débats du Forum sont terminés; les jeux vont commencer dans le Champ-de-Mars : on lance la balle, on roule le cerceau; puis les trois théâtres s’ouvrent à la multitude, qui remplit les trois forums. » Tantôt Ovide visite en idée sa demeure, depuis si longtemps abandonnée; tantôt, s’élançant à travers les principaux monumens de Rome, il les voit et les montre de loin, comme s’il était réellement au milieu d’eux. « De ma maison je me dirige vers chaque endroit de la belle ville, je vois, je perce tout par les yeux de la pensée, les forums, les temples, les théâtres tapissés de marbre; puis m’apparaît le portique immense s’étendant sur le sol aplani, les gazons du Champ-de-Mars, les beaux jardins qui le dominent, le lac d’Agrippa, les Euripes, l’eau vierge. »

Stagnaque et Euripi virgineusque liquor.


Dans cette énumération, Ovide a eu soin de faire entrer les nouveaux embellissemens de Rome : inutile effort pour désarmer l’inflexible cruauté d’Auguste. Parmi toutes ses réminiscences, on sent l’élan de son âme vers la ville absente. C’est Rome apparaissant à l’exilé avec la vivacité douloureuse du regret.

Il est temps de passer à Tibère. Tibère après Auguste; après le despotisme doux que l’on accepte, le despotisme cruel que l’on subit, c’est la marche naturelle des choses et la justice de Dieu.

Il faut distinguer, entre les monumens auxquels le nom de Tibère est attaché, ceux qui datent de son règne ou du règne d’Auguste. Auguste lui avait permis de dédier plusieurs temples. Il voulait par là, pour complaire à Livie, désigner son fils comme héritier de l’empire. Suétone cite le temple de Castor et Pollux et le temple de la Concorde, Tacite parle du temple de la Fortuna fortis; il semble que ce n’était pas la Fortune du courage, mais la Fortune de la ruse que Tibère aurait dû remercier. Que sont les trois belles colonnes qu’on admire à l’angle du Forum? Nulle question n’a été plus controversée en ce qui concerne les antiquités de Rome. Peut-être faut-il y voir un reste du temple de Castor et Pollux, qui était certainement de ce côté. Une seule chose est certaine, c’est que ces trois colonnes datent du meilleur temps de l’architecture romaine.

Le temple de la Concorde, fondé par Camille à l’occasion de la réconciliation des patriciens et des plébéiens, bien qu’au temps de Tibère on dût le rebâtir, avait duré plus que cette réconciliation, trêve passagère à une lutte incessante qui faisait le péril et la grandeur de l’état. Sous Tibère, cette lutte n’existait plus. La concorde à laquelle il dédiait le temple qu’il relevait, c’était l’accord dans la servitude. Le peuple et le sénat ne se querellaient point alors, ils se donnaient la main sous les pieds de Tibère; ils s’embrassaient comme deux cadavres s’embrassent dans la mort, sur un champ de bataille, lieu d’une commune défaite. Du reste, ce temple était d’une grande beauté. On en peut juger par de magnifiques parties de l’entablement conservées aujourd’hui dans le Tabularium, dont on a eu l’heureuse idée, le rendant ainsi à sa destination primitive un peu modifiée, de faire le dépôt et comme les archives de l’art romain. On voit aussi sous le portique du musée Capitolin des bases de colonnes du temple de la Concorde d’un travail exquis. En regard de la frise du temple de la Concorde, on a placé dans le Tabularium une frise du temple de Vespasien. La différence qui existe entre les deux est sensible. L’architecture était encore belle sous Domitien, à l’époque où l’on achevait de bâtir le Colysée ; mais les ornemens, tout admirables qu’ils sont, ont je ne sais quoi de moins large et de moins grand : c’est le style de Juvénal au lieu de celui de Virgile, c’est la prose de Pline le Jeune au lieu de la prose de Tite-Live.

Nous sommes encore sous Auguste, et cependant nous en sommes déjà à Tibère; nous trouvons tout d’abord un exemple de sa dissimulation, héritage d’Auguste. Tibère haïssait son frère Drusus, dont la popularité excitait sa jalousie; mais, en dédiant le temple de la Concorde, il eut soin d’y placer le nom de ce frère à côté du sien[10] : hommage à une concorde fraternelle aussi menteuse que celle des ordres de l’état était dérisoire. En somme, Tibère a peu construit. Avant d’être empereur, il attacha son nom à quelques édifices pour plaire à Auguste. Nous avons vu que plusieurs grands personnages, Agrippa, Balbus, Statilius Taurus, avaient employé ce moyen de lui être agréable. Tibère les imita : mais, une fois arrivé à l’empire, ce prince, qui ne faisait rien d’inutile, et qui, dans son humeur dédaigneuse et mélancolique, ne visait pas à la gloire, n’entreprit qu’un très petit nombre de constructions considérables. Pourtant il ne négligea pas de refaire et d’agrandir la prison Mamertine; ce genre de monument ne pouvait le trouver indifférent. Il avait commencé à réparer le théâtre de Pompée, et, de concert avec Livie, à élever un temple à Auguste; mais il n’acheva pas : que faisaient à Tibère les souvenirs de la république et même la mémoire d’Auguste? Auguste n’était plus là, et la reconnaissance n’était un mobile bien puissant ni pour Livie ni pour son fils. Tibère, adopté par Auguste comme Auguste l’avait été par César, voulut terminer aussi les monumens que son père adoptif avait commencés; ainsi il acheva le temple de Liber, de Libéra et de Cérès, qui était près du grand cirque[11].

Le second empereur ne se contentait plus de la maison modeste du fondateur de l’empire; la sienne était plus considérable. Tibère, qui affectait comme Auguste la modération et la simplicité, se permettait cependant déjà plus de magnificence. Il paraît que les ruines de la villa de Tusculum, qu’on dit avoir appartenu à Cicéron, tandis que celle-ci était vraisemblablement plus bas, sont un reste d’une villa de Tibère. Elles rappellent donc de tout autres souvenirs, et les touristes qui pourraient y penser à Cicéron et aux Tusculanes doivent se défier de leurs émotions.

Le vrai monument du règne de Tibère, c’est le Camp des Prétoriens, construit sous le tout-puissant ministère de Séjan, chef de cette milice dangereuse. La construction du Camp des Prétoriens est un grand événement dans l’histoire romaine. Le prudent Auguste avait toujours eu soin de ne laisser à Rome que quelques cohortes, qui n’étaient point logées dans un camp; Auguste comprenait le danger d’y établir si près de lui une force armée permanente. Il semble que Tibère était capable de la même prudence; cette fois encore pourtant il laissa faire Séjan, à qui il permettait tout, sauf à le punir de tout en un jour. Or rassembler dans le centre de l’empire les gardes prétoriennes, jusque-là dispersées dans les provinces, c’était une mesure périlleuse pour l’avenir, mais cette mesure convenait à un favori ambitieux que l’avenir ne préoccupait point, et qui peut-être espérait emporter l’empire par un coup de main militaire. Tibère, délivré de Séjan, ne se sentit pas la force de détruire son ouvrage, et il laissa là, à la porte de Rome, une forteresse qui pouvait devenir celle de la sédition. Juste et inévitable punition du despotisme, ceux qui devaient l’appuyer le dominèrent.

Trois des côtés de l’enceinte du Camp des Prétoriens subsistent; cette enceinte doit sa conservation à Aurélien et à Honorius, qui en profitèrent lorsqu’ils élevèrent une muraille autour de la ville. Le mur du Camp des Prétoriens fit partie de cette muraille, qui là forme un carré en saillie en dehors de la ligne des remparts, et dessine aux yeux la configuration quadrangulaire d’un camp romain. En suivant l’enceinte de Rome, quand on arrive à l’endroit où elle se continue par le mur du Camp des Prétoriens, on est frappé de la supériorité de construction que présente celui-ci. La partie des murs d’Honorius qui est voisine a été refaite au VIIIe siècle. Le commencement et la fin de l’empire se touchent. On peut apprécier d’un coup d’œil l’état de la civilisation aux deux époques : voilà ce qu’on faisait dans le premier siècle et voilà ce qu’on faisait au VIIIe, après la conquête de l’empire romain par les Barbares. Il faut songer toutefois que cette époque où l’on construisait si bien a amené celle où l’on ne savait plus construire. L’empire qu’avait rêvé César, qu’Auguste établit, que Tibère constitua, était une institution qui, en anéantissant tout ressort moral dans les âmes, en éteignant toute énergie dans les populations asservies, devait préparer et enfin amener l’avènement des Barbares : Tibère tendait la main à Genseric.

Ce camp romain est le mieux conservé de ceux qui nous restent, et peut mieux que nul autre donner une idée de la cité guerrière que les légions emportaient partout avec elles. On aperçoit encore en dedans du mur d’enceinte un assez grand nombre de petites chambres dont les parois sont couvertes de plusieurs couches de stuc successivement superposées, et qui furent ornées de peintures. La disposition du camp montre dans quelle intention il avait été construit; la porte prétorienne, toujours tournée vers l’ennemi, est tournée vers la ville : l’ennemi contre lequel Séjan voulait se défendre, c’était le sénat. Le successeur d’Auguste pensait de même, quand il montra les exercices des prétoriens aux sénateurs pour les effrayer. Tibère se plaisait d’ailleurs aux jeux militaires des soldats. Il y prit part peu de jours avant sa mort; il voulait, en amusant ainsi cette plèbe armée, la détourner de jouer au jeu sanglant de l’empire. On voit encore assez près du Camp des Prétoriens un amphithéâtre destiné aux plaisirs des soldats, et qui fut construit peut-être au temps de Tibère.

Deux endroits à Rome rappellent la mémoire de Séjan : le Camp des Prétoriens, fondé par lui dans un rêve d’ambition, et les Gémonies, où vint aboutir ce rêve. Les Gémonies étaient, comme on sait, un escalier de la prison Marner tine, placé à peu près là où est la rampe par laquelle on monte aujourd’hui du Forum au Capitole. De cet escalier on précipitait les corps de ceux qu’on avait mis à mort dans la prison, et on les laissait gisans et exposés à tous les outrages. Le cadavre de Séjan, traîné par le croc du bourreau, descendit ignominieusement ces degrés, voisins de ceux par où Séjan avait espéré monter au Capitole. Rassemblé tout à côté dans le temple de la Concorde, le sénat le condamna au supplice, comme au même lieu il avait condamné les complices de Catilina; mais alors les sénateurs étaient entraînés par l’éloquence d’un grand homme, maintenant ils accablaient, sur l’ordre d’un méchant empereur, celui devant lequel ils s’étaient prosternés, s’empressant de réparer par une bassesse une autre bassesse. Ce lâche empressement à se faire les instrumens de la disgrâce d’un homme dont ils avaient encensé la faveur explique comment on ne voit pas dans Rome une statue ou un buste de Séjan, et cependant on avait multiplié ses images à l’infini. Pas une seule n’a été épargnée par le zèle de ceux qui, pour se faire pardonner d’avoir adoré la fortune de Séjan, voulurent abolir sa mémoire.

Sous les mauvais souverains, il arrive souvent que le peuple se passionne pour un prince de leur famille, sur la tête duquel il place les espérances qui le consolent. Tel fut, sous Tibère, Germanicus. Aucun monument à Rome ne rappelle le nom de Germanicus : on sait seulement que ce prince, en qui le peuple romain avait mis son espoir, dédia le temple de l’Espérance. On érigea bien un arc de triomphe à l’occasion de ses victoires en Germanie, mais cet arc de triomphe fut dédié à Tibère. Cette usurpation n’a pas laissé de traces, et quoiqu’on sache qu’il était près du temple de Saturne, jusqu’ici l’on n’a pu en découvrir le moindre vestige[12].

Germanicus avait toutes les qualités de l’âme, — sa vie prouve à quel point il fut doué des plus rares vertus, — et toutes les qualités du corps, — on le sait par le témoignage des historiens, on le voit par ses portraits. C’est une douce et noble figure, qui respire la candeur et la loyauté. Sa loyauté ne fut que trop grande, et l’on voudrait qu’il n’eût pas été si généreusement fidèle à Tibère. Dans le musée de Saint-Jean-de-Latran sont deux statues de Germanicus; l’une d’elles a un geste clément qui rappelle celui de la statue équestre de Marc-Aurèle. Toutes deux, avec une expression différente, offrent quelques traits du profil de Tibère. L’affinité du sang explique cette ressemblance extérieure entre deux hommes dont les âmes n’étaient point de la même famille.

Il est possible que nous possédions le portrait du grand adversaire que vainquit Germanicus, de celui qui avait battu Varus et exterminé ses légions, de ce Germain qui s’appelait Hermann et que les Romains ont nommé Arminius. M. Braun, qui représente si bien à Rome l’érudition germanique, a cru le reconnaître dans un buste qui est au musée du Capitole. Ce n’est pas le buste d’un Romain. Les cheveux sont bouclés, et l’on croit sentir qu’ils sont blonds. Le type allemand est très manifeste. Que peut être cet Allemand, s’il n’est Arminius ?

Tous ceux qui ont été à Rome connaissent la belle statue, si souvent reproduite, d’Agrippine assise. C’est l’Agrippine épouse de Germanicus, la mère de celle qui donna le jour à Néron. Je laisse ici parler M. Braun, car je ne saurais mieux rendre l’impression que j’ai ressentie. La comparant à une autre statue d’Agrippine, qui la représente dans les jours de sa splendeur à côté de son glorieux époux, « là, dit-il, nous voyons la mère des camps, comme les légions romaines avaient coutume de l’appeler, cette femme résolue, héroïque, qui se plaça en face des soldats fuyant devant les Germains et les força de s’arrêter. Ici, au contraire, nous la contemplons telle que nous pouvons nous la figurer après la mort de Germanicus. Elle semble mise aux fers par le destin, mais sans pouvoir encore renoncer aux pensées superbes dont son âme était remplie aux jours de son bonheur. »

L’énergie assez sombre de la physionomie d’Agrippine convient bien à son naturel altier et violent. Fille d’Agrippa, elle a conservé dans les traits quelque chose de l’air farouche de son père, mais elle n’en eut pas l’âme souple et l’humeur complaisante. Elle montra toujours un caractère ferme et indomptable, pervicax iræ, a dit Tacite ; elle était fière et ambitieuse. Tibère lui disait : « Ma fille, tu te plains toujours, si tu ne règnes pas. » C’est le mot que Racine a fait adresser par Néron à l’autre Agrippine :

Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.


Jamais en effet statue d’impératrice n’eut l’air plus majestueux et plus dominateur que celle-ci. Agrippine fut magnifique dans son deuil de Germanicus, quand on la vit rapporter les cendres de son époux et s’avancer à travers le Champ-de-Mars, tenant l’urne funèbre, vers la sépulture impériale, où elle la déposa. On n’a pas trouvé dans le mausolée d’Auguste les cippes qui indiquaient la crémation de Germanicus, ou celle de ses deux jeunes fils, Drusus et Néron, que Tibère avait fait mourir de faim après les avoir déclarés ennemis publics. Pourquoi épargna-t-il le troisième, qui s’appelait déjà Caligula ?

Dans la cour du Capitole, on remarque une pierre carrée sur laquelle sont sculptées des armoiries du moyen âge ; elle est creuse et a servi, il y a quelques siècles, d’étalon pour la mesure légale du grain. Les armoiries sont celles d’un sénateur de la Rome moderne. Cette pierre a porté l’urne funèbre ou a contenu les cendres de l’épouse de Germanicus : c’est ce qu’apprend une inscription qu’on lit encore. Tibère avait ordonné que les restes d’Agrippine fussent enfouis dans la terre, de sorte qu’on ne pût les retrouver; mais Caligula fit placer dans le mausolée d’Auguste la cendre de sa mère, et ainsi fut trompée cette cruauté qui s’acharnait sur sa victime jusqu’après la mort.

Deux personnages de la famille de Tibère ont porté le nom de Drusus. L’un était son fils et fut empoisonné par Séjan. Il était enclin à la sévérité, promptum ad asperiora ingenium, dit Tacite. Son buste, qui est au Capitole, a bien cet air-là. L’autre Drusus était frère de Tibère; celui-ci fut le père de Germanicus et passait pour vouloir rétablir la liberté, ce qui faisait que le peuple l’aimait et que Tibère ne l’aimait point. Un arc de triomphe, érigé en l’honneur de Drusus après ses victoires en Germanie et sa mort, se voit encore non loin de la porte de Saint-Sébastien. On y reconnaît à quelques traits la belle époque architecturale à laquelle il appartient, mais il est mesquin et pauvre dans son ensemble. Certaines parties sont très médiocres; il porte l’empreinte de la négligence. Probablement Tibère soignait mieux les deux arcs de triomphe qu’il s’était élevés à lui-même. L’arc de Drusus n’a pas été terminé, et cependant Tibère a eu le temps de l’achever, puisqu’il avait été commencé avant son règne; mais Tibère ne se pressait point d’honorer des triomphes qui n’étaient pas les siens.

L’historien qui écrit à Rome y rencontre plus rarement Tibère qu’Auguste. Tibère, comme Suétone l’a remarqué avant moi, y a élevé peu de monumens : il avait moins le goût d’édifier, et puis il y a moins vécu. Le lieu que Tibère a marqué et taché de sa mémoire, c’est Caprée, cette île charmante, parure du golfe de Naples. Là sont les ruines de son palais, élevé sur l’emplacement de douze villas; là il vint, avec des astrologues et une troupe infâme, cacher ses hideux désordres et son visage couvert d’une sorte de lèpre. Tacite pense que cette petite île plut à Tibère parce qu’il était difficile d’y aborder. « Il avait la vue, ajoute l’historien, de ce golfe si beau avant que le Vésuve, en s’embrasant, eût changé l’aspect du pays. » Quoi qu’en dise Tacite, malgré les ravages du Vésuve, le golfe de Naples est encore le plus beau lieu du monde, et pour nous, modernes, le volcan même en accroît le charme pittoresque, au lieu de le détruire. Il semble vraiment que Tibère craignait de reparaître et de se montrer, retenu, dit Tacite, par la honte de ses débauches et de ses crimes, car deux fois il s’approcha de Rome sans y rentrer. On le suit s’avançant sur la voie Appienne jusqu’à quelques milles du Capitole, ou venant dans le quartier de la rive gauche du Tibre, ce qu’on appelle aujourd’hui le Trastevere, errant parmi les jardins, puis n’ayant pas osé passer un pont et mettre le pied dans la ville, retournant en arrière et s’enfuyant de nouveau dans ses rochers. Ce ne fut point à Caprée, mais à Misène, près du cap connu de tous les voyageurs en Italie par l’improvisation de Corinne, que se passèrent les derniers momens de la vie de Tibère. Ceci n’est plus de la haute comédie comme la mort d’Auguste, c’est de la tragédie, de la tragédie à la Shakspeare; disons mieux, à la Tacite. Tacite nous fait assister à cette scène terrible, la dernière du sanglant et sombre drame de la vie de Tibère. « La force, le corps défaillaient chez Tibère, pas encore la dissimulation, » dit le grand historien; puis il montre le médecin de l’empereur qui, en le quittant, feint de lui serrer la main avec respect pour oser clandestinement lui tâter le pouls. Tibère s’en aperçoit : offensé qu’on devine les approches de la mort, qu’il veut cacher, il se met à table et y reste plus longtemps que de coutume; mais le médecin a déclaré qu’il ne durerait pas deux jours. Tout se prépare autour de lui pour le moment qui va venir. Bientôt il perd connaissance ; on le croit mort. Caligula, entouré d’un cortège qui le félicite, sort pour aller saisir les prémices de l’empire. Tout à coup on vient annoncer que Tibère est revenu à lui. Aussitôt tous tremblent, et chacun de feindre l’ignorance ou la tristesse. Caligula est silencieux, il se croit perdu. Alors Macron (celui qui avait fait tuer Séjan) ordonne d’étouffer le vieillard sous des vêtemens entassés. Ainsi finit Tibère; la fin des tyrans est triste. Revenons à Rome avec le convoi qui y rapporte la cendre impériale dans le mausolée d’Auguste. Ici la comédie reparaît. Le peuple demande à grands cris que le cadavre du vieux tyran soit jeté aux gémonies, précipité dans le Tibre; mais bientôt ce peuple se calme, accepte pour empereur Caligula, qui surpassera Tibère en cruauté, et Caligula prononce l’éloge de Tibère, qu’il avait fait dépêcher parce qu’il ne mourait pas assez vite.

Si les monumens élevés par Tibère sont rares à Rome, ses portraits y sont très nombreux. Tibère, comme Auguste, est beau; ses traits sont fins et nobles; il ressemble singulièrement à Livie. Ses lèvres minces et sèches révèlent seules ce qu’il y avait dans son âme d’astucieux et d’impitoyable; mais, pour avoir une idée vraie de la figure du monstre, il faut couvrir ce beau visage de tumeurs et d’emplâtres. Le portrait de Tibère, tel que nous le donne la sculpture, est achevé par les historiens, qui ont dit ce que l’horreur de l’art antique pour la laideur ne lui aurait point, quand il l’eût osé, permis d’exprimer. Tibère n’a pas l’air plus méchant qu’Auguste, et, à tout prendre, je ne crois pas qu’il l’ait été beaucoup plus. Ces deux hommes étaient moins dissemblables qu’on ne croit. Il y a bien entre eux quelques différences, et celle qui se présente d’abord est tout à l’avantage de Tibère : il fut plus guerrier qu’Auguste.

Deux arcs de triomphe furent érigés à Tibère : l’un, il est vrai, pour célébrer des victoires qu’il avait remportées, à la manière d’Auguste, par procuration; c’étaient les victoires de Germanicus qui avaient vengé sur les Germains le désastre de Varus, une des grandes éclipses de la gloire de Rome, un nuage dans la splendeur du siècle d’Auguste. Tibère avait sans doute un droit plus personnel à son autre arc de triomphe, et il y eut dans sa vie militaire de quoi le mériter. Arrivé tard à l’empire, Tibère avait conduit longtemps avec honneur les armées romaines contre les peuples de la Germanie, aïeux des destructeurs futurs de Rome, et qui déjà inquiétaient l’Italie. Auguste craignit pour elle après la défaite de Varus. Tibère eut à lutter contre une ligue puissante, que Velleius Paterculus, exagérant peut-être, évalue à huit cent mille hommes. L’historien aussi parle des craintes que l’on conçut pour l’Italie; il n’y avait peut-être pas eu pour elle de plus formidable péril depuis l’irruption des Cimbres et des Teutons. Ainsi commençaient avec l’empire la menace et la terreur de l’invasion barbare; les peuples destinés à le détruire préparaient sa ruine. Libres, les Romains avaient asservi le monde; déjà le monde était vengé par leur servitude, en attendant qu’il le fût tout à fait par l’envahissement qu’elle devait amener.

Une autre différence entre Auguste et Tibère, c’est que le second a commencé comme le premier a fini et a fini comme son prédécesseur avait commencé. Sans doute il vaut mieux se convertir que se pervertir, mais il semble aussi que le vrai caractère des hommes se montre dans leurs commencemens. Octave crut devoir s’amender en vieillissant; Tibère fut pendant cinquante ans un prince honnête que le pouvoir absolu déprava : on peut choisir. Sauf cette différence, qui est une affaire de dates, l’un a été cruel avant, l’autre après; rien ne me paraît plus analogue au fond que l’âme de ces deux hommes. Tibère eut en partie les qualités qu’on a célébrées chez Auguste, et qui ne suffisent pas pour l’absoudre. Lui aussi aimait les lettres à sa manière. Avant d’être un vieillard monstre, il avait été un enfant prodige, et à l’âge de neuf ans il avait prononcé un discours en l’honneur de son père. Il faisait des vers latins et grecs; il composa une élégie sur la mort de Lucius César, un des petits-fils d’Auguste, objet de sa jalousie et de ses craintes. Le mensonge, qui était son âme, fut sa muse. La poésie de Tibère ne valait probablement pas celle d’Auguste, car il prenait ses modèles chez les poètes alexandrins. Sa prose était affectée. « L’obscurité, dit Suétone, assombrissait son style; affectatione et morositate mmiâ obscurabat stylum. » Son langage était enveloppé comme ses desseins et morose comme son âme. Tibère était pédant, ce que n’était point Auguste. Il s’excusa un jour de se servir du mot grec monopole. Autour de lui, on ne rencontre point d’Horace ou de Virgile, mais des rhéteurs auxquels il faisait agiter des questions puériles : Quelle était la mère d’Hécube? quel nom avait porté Achille quand il était déguisé en fille chez Lycomède? que chantaient les sirènes? Il y a eu d’autres pédans cruels, tels que Jacques Ier et Henri VIII. La bizarrerie des goûts littéraires de Tibère explique comment les lettres fleurirent si peu sous son règne; quand elles reçoivent l’inspiration du pouvoir, elles descendent et dégénèrent avec lui. Sa mémoire en a souffert, il n’a trouvé pour le vanter qu’un médiocre historien, Velleius Paterculus, dont les sottes adulations n’ont pas tenu devant la justice terrible de Tacite.

Du reste, ceux qui admirent tant Auguste pour avoir su pacifier et administrer l’empire qu’il avait asservi doivent reporter une part de leur admiration sur Tibère. Philon le loue de cette paix qu’il donnait au monde, et Dion Cassius interrompt le récit de ses plus atroces cruautés pour faire remarquer qu’il n’était pas fou et administrait très bien. Il affectait la même simplicité extérieure et la même modestie, repoussait également les honneurs divins. Auguste ne voulait pas qu’on l’appelât maître (dominus). Tibère faisait mieux et refusait le titre d’imperator, se contentant de celui de prince du sénat; lui aussi témoignait aux sénateurs un respect ironique et une méprisante confiance. Il transporta les comices du peuple au sénat. Par là l’élection des consuls cessa même d’être une fiction. En tout, Tibère suivit la politique d’Auguste, seulement il la poussa encore plus loin. Auguste avait salarié des magistrats dont les fonctions étaient jusque-là gratuites, Tibère paya les consuls; cependant il conservait quelques-unes des formes de la liberté : speciem quamdam libertatis induxit, dit Suétone.

La belle statue de l’athlète qui s’essuie avec le strigile, statue qui vient de sortir de terre pour prendre place parmi les ornemens des galeries vaticanes, rappelle un des exemples les plus frappans des jongleries par lesquelles la tyrannie savante de Tibère amusait les Romains d’un semblant de déférence à leurs volontés. Cette statue, ou plus probablement l’original en bronze de Lysippe, dont elle est une copie antique en marbre, ornait un portique attenant au Panthéon, en avant des thermes d’Agrippa. Un jour Tibère, qui était connaisseur, se prit de goût pour ce chef-d’œuvre et le plaça dans l’intérieur de son palais. Au cirque, le peuple murmura et redemanda la statue; Tibère la lui rendit. Ce trait devrait se trouver dans l’histoire d’Auguste.

Pour moi, quand je regardais tour à tour les portraits de ces deux hommes, souvent placés l’un à côté de l’autre dans les musées de Rome, je ne pouvais m’empêcher de les comparer, comme l’histoire m’avait conduit à le faire. Malgré la différence de ces deux visages. je leur trouvais un air de famille. C’est une question de savoir s’il y eut entre Auguste et Tibère un rapport mystérieux de parenté; en tout cas, ils étaient parens par l’âme : ce qui était inné à tous deux, c’était la cruauté et la duplicité.

Tibère a l’air moins faux qu’Auguste. Il semble qu’une hypocrisie encore perfectionnée lui a permis de mieux dissimuler la noirceur de son âme. Le front et le regard sont plus sereins chez Tibère que chez Auguste. Auguste a, pendant quinze ans, rusé, craint et menti sans cesse. Ce long effort, ces machinations périlleuses ont laissé sur sa physionomie une empreinte ineffaçable d’inquiétude et de menace. Tibère n’a pas eu autant à lutter pour arriver à l’empire : il s’est tenu à l’écart et il a attendu. Le regard d’Auguste, qui tombe obliquement vers la terre, semble y chercher la liberté romaine, cette ennemie vaincue, pour l’écraser. L’œil de Tibère n’a plus besoin de se baisser, l’ennemie n’existe plus, même à l’état de cadavre. Tibère regarde devant lui la route toute tracée qu’il peut suivre plus tranquillement. Le soupçon, qui lui fit commettre tant de meurtres, est pour lui une affreuse prudence, mais n’est plus une nécessité.

Ainsi je m’explique cette sérénité qui étonne sur son front, et qu’on ne voit pas sur celui d’Auguste. Sa perversité est, si l’on veut, plus grande, mais sa situation est plus forte. Le regard sournois d’Auguste révèle un effort contenu et pénible d’hypocrisie; le regard droit et assuré de Tibère montre que l’hypocrisie ne lui coûte rien. Cette distinction faite, j’oserai dire qu’Auguste et Tibère étaient deux hommes de même trempe. C’était au fond le même homme, cet homme qui a reparu, au xv siècle, sous le nom de Louis XI ; seulement Tibère est venu après Auguste. Le despotisme, dont le propre est d’aller empirant toujours, a révélé chez Tibère toute la laideur déguisée sous le masque d’Auguste. La corruption qui était dans le sang a paru au dehors; l’ulcère s’est montré sur le visage. Rome, qui avait salué l’avènement du despotisme avec cet espoir éternellement déçu qui se réveille à chaque état nouveau par lassitude de l’état ancien, Rome s’est aperçue qu’en politique la mort ne préserve pas de la souffrance et qu’on ne gagne rien à tout perdre.

De cette ressemblance même d’Auguste et de Tibère sont nées des réclamations en faveur de celui-ci, victime peu intéressante sans doute, mais réellement victime d’une injustice relative de la postérité. Tibère n’avait pas eu de grands poètes pour faire sa menteuse apothéose, et Tacite l’avait traîné aux gémonies de l’histoire. On a été frappé d’une différence trop grande dans la destinée de ces deux mémoires. On a dit que Tibère avait porté aussi de sages lois, et pendant les premières années de son empire, administré habilement, fait par lui-même des guerres glorieuses; que Tacite et Suétone ne s’accordent pas toujours sur les faits dont ils l’accusent, — comme s’il n’en restait pas assez d’avérés pour le rendre exécrable; — que Tacite n’est pas impartial pour le fils de Livie, parce qu’il parle de Tibère avec horreur, — comme si juger le mal, ce n’était pas le haïr. D’ailleurs les barbaries que racontent froidement Suétone et Dion Cassius égalent celles dont s’indigne Tacite. Enfin on a dit que certains faits rapportés par celui-ci ne sont pas mentionnés par d’autres auteurs, tels que Sénèque ou Pline. On a remarqué par exemple que ces auteurs ne paraissent avoir rien su des hontes de Caprée, que Juvénal ne parle que des devins dont Tibère s’entourait. Je ne trouve point la preuve négative suffisante. Des écrivains, qui n’avaient pas à montrer Tibère tout entier, ont pu laisser dans l’ombre ces turpitudes, quand ce n’eût été que pour ne pas salir leur plume en les retraçant. Je ferai comme eux, et je renverrai le lecteur à Suétone. Suétone sans doute est suspect par son goût pour les anecdotes scandaleuses; mais, en écrivant la vie de Tibère, il n’a point écrit une satire : il énumère ses victoires, il ne dissimule point son art de gouverner les hommes en les avilissant. Suétone n’est pas un pamphlétaire, c’est un curieux. S’il y a un reproche à lui faire, c’est d’être un narrateur trop indifférent. Il n’en est pas de même de Tacite, j’en conviens avec ceux qui ont relevé chez lui quelques intentions perverses de Tibère, supposées parfois sans preuve; mais Tacite jugeait le détail d’après l’ensemble. S’il a prêté à Tibère quelques perversités, c’est bien le cas de dire qu’on ne prête qu’aux riches. Comme les artistes qui veulent faire un portrait historiquement ressemblant. Tacite a mis en relief les traits saillans de son détestable modèle. Ne nous en plaignons point : en chargeant peut-être un peu le criminel, il inspire l’horreur du crime. Dans nos temps modernes, les historiens comme les jurés abusent des circonstances atténuantes : il faut quelquefois les admettre pour arriver à une vue exacte de la réalité; mais que ces rectifications partielles n’aillent point jusqu’à changer la vérité générale de l’histoire, et surtout qu’elles ne soient pas faites seulement dans un sens et ne conduisent point à une apologie de la tyrannie, dont ses fauteurs, certes bien contre l’intention des écrivains dont je parle, pourraient tirer parti. Du reste, j’adopterai jusqu’à un certain point les réclamations qui se sont élevées en faveur de Tibère, si l’on admet les miennes contre l’exagération des louanges accordées à Auguste. On a cherché à relever Tibère en le rapprochant de son prédécesseur. J’accepte le rapprochement, mais je le retourne contre celui-ci. Je veux bien qu’on ait un peu trop maudit le second des césars, mais on a beaucoup trop vanté le premier.


J.-J. AMPERE.

  1. Voyez la livraison du 15 octobre dernier.
  2. Portraits de Rome à différens âges. — Revue des Deux Mondes, 1er, 15 juin et 1er juillet 1835.
  3. De la sibylle de Tivoli, dont on croit reconnaître, hélas ! peut-être à tort, le temple élégant suspendu au-dessus d’un gouffre de verdure, d’ondes et de bruit.
  4. Voyez M. Ernest Desjardins, Voyage d’Horace à Brindes, p. 13.
  5. Il y en a un de notre temps, sinon pour les poètes, qui n’en ont plus guère besoin, du moins pour les jeunes gens voués à l’érudition : c’est M. Le duc de Luynes, que je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement, mais à qui j’aime, dans l’intérêt du bon exemple, à rendre cet hommage public et désintéressé que personne ne démentira.
  6. Le mot est d’Horace :

    Hoc miseræ plebi stabat commune sepulcrum.

  7. Quant à l’édifice qui, à Tivoli, porte le nom de maison de Mécène, et dans lequel on a fait servir aux travaux d’une usine une portion des cascatelles chantées par Horace, il est reconnu aujourd’hui que c’était un temple, vraisemblablement un temple d’Hercule.
  8. On pourrait objecter à l’extension que je donne aux jardins de Mécène que ces jardins devaient être en dehors de la ville, puisqu’ils remplaçaient un lieu consacré à des sépultures, et qui par conséquent ne pouvait être compris dans l’enceinte des murs de Servius Tullius; mais nous savons par Denys d’Halicarnasse, et les grands débris du mur de Servius trouvés récemment sur l’Aventin ont démontré qu’au commencement de l’empire on ne tenait plus aucun compte de la vieille muraille des rois, qu’elle était cachée et comme perdue au sein des habitations particulières.
  9. Voltaire semble avoir admis à la fois l’amour d’Ovide et celui d’Auguste pour Julie :

    Amant incestueux de sa fille Julie,
    De son rival Ovide il proscrivit les vers.

  10. Tibère avait fait de même lorsqu’il avait dédié le temple de Castor et Pollux.
  11. On attribue à ce temple les colonnes antiques encastrées dans les murs de l’église de Santa Maria in Cosmedin; mais ces colonnes, à en juger par le style, appartiennent certainement à une époque postérieure. Une partie de la cella, que l’on voit derrière l’église et dont l’appareil est très beau, peut être un reste du temple élevé par Tibère.
  12. Non plus que d’un autre, également dédié à Tibère et qui s’élevait près du théâtre de Pompée.