L’homme aux deux visages/11

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Éditions Édouard Garand (61p. 27-31).

X

LA MARCHANDE DE PELLETERIES


Après le départ de Brimbalon qui, comme on s’en doute, n’avait pas manqué de salutations obséquieuses, Lucie refit rapidement le ballot de pelleteries, laissant de côté le beau renard blanc. Elle venait de penser que cette pelleterie pourrait la faire gagner au marché qu’elle méditait d’entreprendre auprès du gouverneur de la ville. C’est pourquoi elle décida de l’emballer séparément dans une pièce de toile blanche.

— Je perds gros, se disait-elle, au marché que j’ai conclu avec Brimbalon, mais je m’arrangerai pour faire payer Monsieur de Frontenac. Je suis certaine que le sieur Perrot ne me donnera jamais dix mille livres de ces peaux. Je serai bien contente s’il consent au marché pour deux mille, car lui, naturellement, voudra réaliser un profit net de pas moins de deux mille livres. Bien entendu, le renard blanc est hors de ce marché. J’essayerai de me refaire avec ce renard blanc. Et si, finalement, je perds encore, au bout du compte ce sera Monsieur de Frontenac qui perdra. Et lui, Monsieur le Comte, s’il perd des écus, il pourra se rattraper par ailleurs, par exemple en dénonçant le sieur Perrot comme un enragé trafiquant de pelleteries et d’eau-de-vie avec les Sauvages. S’il est vrai que Monsieur de Frontenac pratique le même négoce, il faut bien reconnaître qu’il se garde de blâmer les autres qui s’y adonnent et encore moins de les dénoncer au roi. Je serai bien curieuse de voir comment va tourner toute cette comédie. En attendant, la comédie me rapporte pas mal, et il arrivera qu’avant longtemps j’aurai de quoi vivre le reste de mes jours.

Lucie achevait d’emballer ses pelleteries. Le roulement d’une voiture retentit sur le chemin rocailleux qui venait aboutir à la maison.

— Bon ! murmura la jeune femme, voici mes gens qui reviennent. Ils ont trouvé une voiture.

Le roulement venait de s’éteindre devant la maison. La minute d’après le marteau de la porte se faisait entendre.

Lucie courut ouvrir.

— Ah ! ah ! s’écria-t-elle avec satisfaction en apercevant devant le perron une fort belle berline et un splendide attelage que Zéphyr retenait. Je suis bien contente, mes amis, car vous m’amenez une belle voiture.

— Madame, dit Polyte, nous avons choisi ce qu’il y avait de mieux.

— C’est bon, je suis prête. Tiens, Polyte, mets ce ballot dans la voiture, tandis que je vais m’apprêter.

Elle courut à sa chambre pour en revenir quelques instants après avec une ombrelle de soie rose. Elle mit sous son bras le petit colis que formait le renard blanc et gagna la voiture.

Celle-ci gagna la rue Saint-Jacques, traversa la rue Notre-Dame et s’engagea dans la rue Saint-Gabriel pour atteindre la rue Saint-Paul où demeurait le maître de la ville.

La jeune femme ordonna à Polyte de la suivre avec le ballot et disait à Zéphyr :

— Quant à toi, Zéphyr, attends-nous ici. Je ne sais pas le temps qu’il faudra pour arranger mes affaires avec Son Excellence, mais il est certain que je ne resterai pas là plus d’une heure ou deux.

Suivie de Polyte, la jeune femme se dirigea vers la haute porte de la demeure seigneuriale. La grille qui la protégeait et la porte elle-même étaient ouvertes.

Un valet se tenait là. En voyant approcher cette belle jeune femme, le valet se courba.

Puis-je avoir un entretien avec Son Excellence, mon ami ? demanda Lucie d’une voix douce et d’une bouche souriante.

— Si madame veut entrer, et si elle veut attendre une minute, j’irai prévenir Son Excellence qui se rendra certainement, au désir de madame.

— C’est bien, mon ami, va prévenir Son Excellence de ma visite.

Le valet se dirigea tout au fond du vestibule, écarta de lourdes tentures sous une arcade et disparut.

Lucie dit à Polyte :

— Je vais te faire passer pour mon serviteur. Là où je serai conduite tu me suivras avec le ballot que tu portes.

— Je vous suivrai, madame, là où il sera nécessaire, répondit Polyte.

À droite, par une porte close on percevait des éclats de voix et des rires d’hommes qui paraissaient être en joyeuse humeur. Quelquefois aussi il était possible de saisir des bruits de carafes et de gobelets entre-choqués.

— Hem ! fit Polyte en ravalant une avide salive, il semble qu’il y ait là joyeuse compagnie. Si je ne fais pas erreur, madame, on s’amuse bien chez Son Excellence de Ville-Marie.

— Là, répliqua Lucie en indiquant la porte indiscrète, c’est la salle des gardes, portiers, huissiers et valets de Son Excellence. Ma foi ! il faut bien que le sieur Perrot fasse de belles affaires pour entretenir si belle et si gaie maison.

À gauche, par une porte, également close, faisant vis-à-vis à celle de la salle des gardes et huissiers, survenaient les sons mourants d’un clavecin. De là, quelquefois aussi, partaient des rires de femmes.

— Ho ! ho ! s’écria, une fois, Polyte émerveillé, serait-ce ici l’entrée du Paradis ?

À cet instant, le valet, toujours courbé en deux, revenait en tortillant un sourire contrefait.

— Madame, dit-il en hésitant. Son Excellence… désire savoir de quelle affaire vous désirez l’entretenir, car Son Excellence est très occupée en cette minute.

— Allez rapporter à votre maître, mon ami, que je suis une marchande de pelleteries. Voici le ballot que porte mon serviteur, et je n’ai pas crainte d’ajouter que ce ballot contient et renferme de précieuse peaux. Je me suis laissée dire que Sa Très Haute Excellence de Ville-Marie achète les belles pelleteries, et je suis venue lui offrir des peaux de la plus haute valeur.

— Ça suffit, madame. Je cours faire la communication à Sa Très Haute Excellence…

Cinq ou six minutes s’écoulèrent encore. Le valet reparut tout courant.

— Madame, Son Excellence a manifesté le désir de vous voir de suite… mais non, malheureusement, dans ses salons. Son Excellence est en ce moment dans sa salle d’échantillons où il est en train de faire l’examen de fort belles pelleteries. Si madame veut me suivre…

La jeune femme suivit donc le valet, Polyte venant à l’arrière-garde toujours chargé du précieux ballot.

Aux visiteurs le portier fit franchir cette arcade au bout du vestibule. Là, on traversa une petite salle, une antichambre, en l’espèce. On entra ensuite dans une salle spacieuse. Là, de nombreux sièges étaient rangés le long des murs. À une extrémité de la salle et posés vis-à-vis de deux hautes croisées on apercevait une grande table recouverte d’un tapis rouge avec un unique et haut fauteuil à médaillon. La salle était déserte à ce moment. Cependant, Lucie crut comprendre que cette vaste salle était celle dite « salle des audiences ». De là, le valet fit entrer ses visiteurs dans un couloir étroit et obscur. On fit quelques pas. Au bout du couloir on s’engagea dans un escalier conduisant aux sous-sols. L’escalier aboutissait à un long et large corridor horizontal. De chaque côté de ce corridor on voyait, malgré l’obscurité du lieu, de solides portes de chênes, toutes lamées de fer et cadenassées.

— Des salles basses… pensa Lucie.

Le corridor fut traversé dans sa longueur. Le valet s’arrêta devant une porte massive et frappa doucement. L’instant d’après, la porte s’ouvrait sur une vaste salle assez mal éclairée par quatre soupiraux soigneusement grillagés, et un laquais en livrée rouge s’effaçait.

Lucie allait entrer.

À l’instant même, un personnage sur hauts talons quittait une immense table chargée de pelleteries de toutes sortes et venait vivement vers la porte : ce personnage était François Perrot.

En apercevant la belle et jeune femme, il s’écria :

— Oh ! Madame, je vous demande bien pardon de vous faire introduire en ce lieu ; j’étais loin de m’imaginer recevoir une visiteuse aussi jeune et jolie.

— Merci, Excellence, pour le compliment. Rassurez-vous de suite, je suis aguerrie.

Ayant dit, la jeune femme se mit à rire doucement tout en promenant autour d’elle un regard sûr. Par ce regard assuré Perrot jugea que sa visiteuse était certainement « aguerrie ». Seulement, la beauté de la jeune femme l’avait tellement frappé qu’il ne put ou ne sut voir dans le regard assuré un éclair de joie inexprimable, Si cette joie secrète était inexprimable, elle n’était pas inexplicable : car Lucie voyait là, dans cette salle, et de ses plus clairs yeux… ou, bien mieux, elle surprenait le gouverneur de Ville-Marie dans le plus beau train du négoce. Et dire et penser que lui, ce gouverneur de Ville-Marie, avait l’été d’avant fait rapport à Monsieur Colbert que « Monsieur de Frontenac, à l’encontre de ses propres ordonnances, faisait traite d’eau-de-vie avec les Sauvages, et usait à l’extrême de ce moyen pour acquérir à bon compte leurs pelleteries ». C’était, pour Lucie, vraiment drôle. En son tréfonds elle riait. Et elle riait mieux, lorsque, à une extrémité de la salle, en un angle où il faisait plus sombre, elle découvrit soudain — ses yeux étaient si clairs et pénétrants — quatre bons Sauvages étendus, ivres-morts, sur les dalles. Elle pouvait voir deux de ces « fils naturels du Nouveau-Monde » tenir encore en leurs mains fortement serrées un carafon vide chacun. Il n’en fallait pas davantage pour la fixer. Et c’est pourquoi elle décocha à Polyte un coup d’œil significatif.

Cependant, elle ne cessait pas d’exprimer le sourire le plus charmeur qui fut.

Naturellement, Perrot, souriait aussi. Devant une aussi jeune et belle femme, il perdait, sans le savoir, ses grands airs si affectés de dédain. Au reste, il avait pu suivre le regard inquisiteur de sa visiteuse. Il en saisit bien le sens, puisqu’il dit aussitôt :

— Vous comprenez, madame, que c’est le métier… Je ne doute pas que vous le connaissiez.

— Oh ! Excellence, je conviens sans fausse honte que je suis moi-même tout à fait dans le métier ; cela est si vrai que j’apporte à Votre Excellence des pelleteries que j’ai acquises personnellement des Sauvages.

— Je m’en doutais, se mit à rire bonnement Perrot. Mon valet m’a rapporté vos paroles. Nous nous trouvons donc entre gens d’affaires. Tout va bien. Si vous daignez, madame, me suivre à cette table…

Il précéda la jeune femme en se dandinant sur ses hauts talons jusqu’à la table où un secrétaire et un marchand-fourreur examinaient scrupuleusement toutes espèces de pelleteries. De temps à autre on pouvait voir le marchand-fourreur jeter négligemment sur les dalles telle ou telle pelleterie. Il faut dire que ces pelleteries, ainsi rejetées, avaient été prises hors de saison : les unes, pour un connaisseur, portaient la marque de l’automne d’avant, le petit automne ; d’autres avaient été tirées des terriers ou des eaux sur les derniers jours de ce printemps-là. Certaines peaux étaient encore toutes vertes, de sorte qu’il n’y avait pas à s’y méprendre.

Lucie ne devait pas craindre de voir ainsi rejeter ses pelleteries, car toutes avaient la bonne marque.

Perrot, une fois arrivé à la table, s’inclina devant la jeune femme qui l’avait suivi de près et demanda :

— Est-ce votre serviteur, Madame, qui porte ces pelleteries dont vous désirez m’entretenir ?

— Oui, Excellence, c’est mon serviteur.

— En ce cas, mon ami, reprit le gouverneur en s’adressant à Polyte, veuillez déballer là sur ce coin de la table, nous allons examiner de suite de la marchandise.

Tandis que Polyte s’exécutait, le gouverneur avec la plus belle amabilité demandait à Lucie :

— Habitez-vous Ville-Marie, Madame ?

Disons ici que, fort bien renseigné par son lieutenant de police, Perrot reconnaissait de suite sa visiteuse pour une étrangère à la ville.

— Non, Excellence, répondit la jeune femme, je n’habite pas votre belle cité. Car c’est une cité, n’est-ce pas, que votre Ville-Marie que j’aime déjà ?

— Oui, madame, répondit Perrot qui, malgré ses nombreuses prétentions, ne songeait pas le moins du monde à se faire prophète… Oui bien, madame, c’est une petite cité qui deviendra, un jour, une grande cité… une grande et belle cité française.

— Je me l’imagine fort bien, Excellence, car j’ai pu examiner son site dont la topographie est admirable et prometteuse. Oh ! oui, j’aime votre ville, Excellence, et il me plairait beaucoup de m’y fixer. Mais, je vous l’avouerai sans retard, je n’habite aucune ville… aucun coin du pays en particulier. D’un bout à l’autre de l’année je voyage par toute la Nouvelle-France, et des plus fins fonds de la Louisiane aux plus fins bouts de l’Acadie, c’est-à-dire du Golfe du Mexique au Golfe Saint-Laurent. Dois-je ajouter que je vais jusqu’à Port-Royal sur la mer ? Oui bien, Excellence, et j’aime à dire qu’à Port-Royal je transige de fort bonnes affaires.

— C’est admirable, madame. Puis-je me permettre de vous demander votre nom ?

Je suis Mademoiselle de la Pécherolle.

— Admirable… admirable, mademoiselle ! s’écria Perrot dans une savante courbette.

— Ce que vous trouvez admirable, Excellence, reprit la jeune femme avec une parfaite assurance, est bien simple, et bien ordinaire. Et si vous vous étonnez de me voir lancée dans ce commerce, laissez-moi vous dire que je veux aider à mon pauvre père qui s’est ruiné en France par de trop hasardeuses spéculations. La ruine financière a brisé sa santé, laquelle chancelait déjà depuis quelques années. Vous devez me comprendre clairement : je suis venue en Nouvelle-France pour essayer de refaire au moins en partie notre fortune perdue.

— Et vous avez choisi ce commerce ? Oui, oui, je vous comprends, mademoiselle. C’est magnifique. Je ne doute nullement que vous fassiez vite fortune, surtout avec les précieux appoints que vous apportez, dans votre commerce, je veux dire votre jeunesse, votre grâce et cette beauté qui charme et captive.

— Merci encore, Excellence. On ne m’a pas trompée en me disant que Son Excellence de Ville-Marie est le plus galant homme du pays.

— Mademoiselle, il n’est pas de belles choses que je ne sache apprécier et admirer. Je suis un fervent du beau, je l’aime, et si aimer le beau est galanterie, je dois avouer, mademoiselle, qu’on vous a dit la vérité… Ah ! pardon ! voilà vos pelleteries déballées… Ho ! Ho !… superbes !… Splendides !…

Durant quelques minutes le gouverneur tripota les pelleteries une à une, il les soupesa, les tourna et retourna. Puis, se reculant de quelques pas et mettant ses mains au dos, il demanda à la jeune femme :

— Combien désirez-vous pour le lot, mademoiselle ?

— Deux mille livres, Excellence.

— Deux mille livres, dites-vous ? — fit Perrot avec un accent de surprise fort marqué. Ho ! Ho ! n’est-ce pas un peu cher ?

Les affaires emportaient la galanterie.

— Excellence, vous êtes certainement un connaisseur, et vous ne pouvez que reconnaître qu’à ce prix mes pelleteries ne sont pas trop cher. Au reste, j’ai dit deux mille, et je n’ai jamais qu’un prix.

— Enfin, si c’est votre dernier mot…

— Mon premier et mon dernier.

— J’accepte pour deux mille livres. Mon intendant vous fera remise.

— Pardon, Excellence, si j’ai dit mon dernier mot. Car, voyez-vous, j’ai une autre offre à vous faire. Voici, ajouta la jeune femme, en tirant de sous son bras gauche la peau de renard blanc enveloppée dans une pièce de toile blanche, j’ai là quelque chose de particulier.

Elle défit le petit paquet et en tira le beau renard.

À cette vue le gouverneur poussa une longue exclamation.

— Ho-o-o-o !… Splendide ! splendide !… Madame… pardon !… mademoiselle, cette pelleterie est à moi !

— Je vous demande pardon à mon tour, Excellence, sourit malicieusement la jeune femme, elle est à moi cette pelleterie N’oubliez pas que je l’ai achetée… et à quel prix encore !

— Voyons ! voyons ! que m’importe, je vous la paye votre prix. Dites donc, mes amis, venez voir ça !

Il s’adressait aux deux autres personnages qui, à l’autre bout de la salle faisaient l’examen des pelleteries récemment achetées des Sauvages pour quelques carafons d’eau-de-vie.

Les deux hommes s’approchèrent respectueusement pour s’incliner devant la belle commerçante de pelleteries.

Le gouverneur tenait le renard par le museau, et il le secouait, le tournait en tous sens.

— Voyons ! sieur Beauclair, disait-il au marchand-fourreur, dites-moi ce que vous pensez de ceci.

Le marchand, évidemment un connaisseur aussi, gardait une physionomie grave. Il regardait sans parler la belle peau. Il ne la touchait pas. Le gouverneur continuait à la tourner et retourner, il l’élevait, l’abaissait dans la lumière d’un soupirail. À la fin, le marchand, sans sourire et avec sa gravité de commerçant qui n’entend pas parler à tort ou à travers, et aussi en lançant à Lucie un coup d’œil admiratif, proféra :

— Excellence, je dois dire que voilà une parure de reine.

— Ah ! mon ami, s’écria le gouverneur avec une certaine nervosité, j’avais pensé cette chose avant vous, ne vous en déplaise. C’est pourquoi je disais à Mademoiselle de la Pécherolle, ici présente (le marchand s’inclina encore gravement devant la jeune femme) que cette peau est mienne.

— Vôtre ?…

— Mais non… mais non, je veux dire à ma femme ; oui, je l’achète pour ma femme.

En ce temps-là — beau temps en vérité — on pouvait dire sans trop blesser l’étiquette « ma femme »… et ma femme était contente !

— Pour madame !… fit le marchand émerveillé.

— Certainement, pour ma femme, je l’ai dit. Quoi ! ma femme ne vaut-elle pas une reine ?

Il y eut dans le regard de Perrot, en même temps, un tel éclair d’orgueil que Lucie parut s’en étonner.

Ah ! c’est que François Perrot entendait prendre des airs plus grands que ceux de M. de Frontenac… plus grands, peut-être, que ceux du roi ! Et on le savait…

Mais déjà il disait à Lucie :

— Mademoiselle, si vous voulez me suivre. Nous allons près de ma femme. Elle est là-haut avec des amies. Venez… quelle surprise pour elle ! Décidément, mademoiselle, vous êtes non seulement jolie, mais affaireuse aussi. Je vous l’achète cette pelleterie, et vous me ferez votre prix.

Et nerveux de plus en plus, chaviré peut-être puisqu’il allait en consentant à l’avance et sans en rien savoir payer à Lucie le prix qu’elle allait demander de sa pelleterie, Perrot prit les devants pour conduire Lucie au premier étage. Il allait tenant toujours le précieux renard par le museau, le bras haut et étendu en avant comme s’il eut craint de détériorer la peau en la posant, par exemple, sur son bras. Lucie le suivait immédiatement non sans ébaucher un sourire assez malin. Puis, venait, comme en s’en doute, Polyte dont le sourire, à lui, était plutôt goguenard. Car il pensait ceci :

— Est-elle roublarde un peu, madame !…

Là-haut, le gouverneur courut à cette porte posée en vis-à-vis avec celle des gardes. On vint ouvrir. Celle qui ouvrait était une exquise jeune fille de pas plus de quinze ans et tout aussi blonde que Lucie. Polyte, en apercevant cette très belle enfant, ouvrit des yeux énormes d’admiration et, peut-être, de convoitise.

Mais de suite la jeune fille, reconnaissant le gouverneur, s’effaçait vivement pour laisser l’entrée libre. Mais de suite aussi Perrot appelait :

— Madeleine ! Madeleine !

Et il continuait de tendre au bout de son bras le beau renard.

Une jeune femme, de grande beauté et de belle distinction, quitta aussitôt un clavecin où elle jouait, et accourut auprès du gouverneur. Quatre autres jeunes femmes la suivaient. Et elle, Madeleine, l’épouse de Perrot, et ses amies demeurèrent béante de surprise et d’admiration en contemplant la splendide pelleterie.

Disons ici que Perrot avait épousé, six années avant, Madeleine Meynier, une nièce de l’intendant Talon. Elle rivalisait de beauté et de grâce, quoique brune, avec Lucie. Mais elle était plus jeune que Lucie d’au moins sept ans. Perrot — rapporte la chronique, était tout fou de sa jeune femme, il en était même jaloux, selon les dires de personnes qui l’enviaient peut-être. Et si nous disons qu’il était « fou » de sa femme, c’est pour la meilleure raison qu’il eut d’elle huit enfants !…

Or, Madeleine s’extasiait devant la riche et somptueuse pelleterie.

— Oh ! mon ami, où as-tu pris ce trésor ? demanda-t-elle tandis que ses yeux interrogateurs allaient de son mari à Lucie. :

— Ma chère Madeleine, voici la personne qui m’a apporté ce joyau ; je te présente Mademoiselle de la Pécherolle.

Madame Perrot, salua d’une courte inclination de tête peut-être dédaigneuse Lucie dont le sourire ne paraissait pas moins dédaigneux. Car ici, il est bon de noter que les gens sans particule à cette époque affectaient assez de dédaigner ceux qui avaient le privilège d’être nantis d’une particule, tout comme les petits nobles et même les grands nobles ne manquaient pas de dédain pour les bourgeois. Perrot pouvait donc dédaigner un « Monsieur de Frontenac », mais il est à peu près certain que ce Monsieur de Frontenac méprisait de toute la force de son être « un certain sieur Perrot ». Et là encore ce fut une cause de leur longue rivalité à ces deux hommes.

Mme Perrot vit fort bien le sourire dédaigneux de la belle commerçante, et elle crut en même temps que dans les prunelles éclatantes de cette inconnue il y avait quelque admiration marquée pour son mari. Elle fronça les sourcils. Et si vraiment Perrot était jaloux de sa femme, elle, l’était-elle aussi de son mari ? L’histoire secrète qui reproche à Perrot quelques petites aventures galantes, n’en rapporte aucune, pas même l’ombre d’une sur le compte de l’épouse. Celle-ci pouvait à bon droit être quelque peu jalouse, puisqu’elle savait que son mari possédait un tempérament admiratif pour le beau sexe. Mais ajoutons, pour donner justice entière à Perrot, que s’il a aimé quelquefois hors de son foyer, il est prouvé qu’il aima toujours sa femme la première.

Pour revenir à notre histoire, Perrot ne s’apercevait pas des sentiments ou des expressions bizarres des deux jeunes femmes, tellement il était accaparé par le charme que la peau du renard blanc exerçait sur lui.

— Voyons, Madeleine, reprenait-il, je t’achète cette pelleterie. Sais-tu que tu seras délicieuse avec cette toison autour de ton cou ?

Cette fois le sourire de la jeune femme fut un sourire de bonheur et d’orgueil.

— Merci, François… oui, merci. Je tâcherai de te récompenser pour ce magnifique cadeau que tu me fais.

— Non ! Non ! Madeleine, ce cadeau je te le dois depuis longtemps.

Se tournant vers Lucie qu’il trouva souriante et sereine, il demanda :

— Combien, mademoiselle ?

— Dix mille livres, Excellence !

— Hein ! dix mille livres ? seulement ?… C’est fait. Tiens ! Madeleine, ajouta-t-il brusquement, garde cette pelleterie et admire-la tout à ton aise, j’accompagne mademoiselle chez mon intendant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au bout d’un quart d’heure, François Perrot revenait avec Lucie qu’il conduisait vers la porte de sortie.

— Mademoiselle, dit le gouverneur en se courbant devant la jeune femme, je compte bien que nous nous reverrons…

Il fut interrompu par des cris furieux et des jurons venant du dehors. Deux portiers sortaient précipitamment pour voir ce qui se passait d’extraordinaire. À ce moment, un cocher dont la livrée était toute couverte de poussière, tête nue et les cheveux en désordre accourait en gesticulant comme un enragé. Il criait en même temps :

— On a volé la voiture et l’attelage de Son Excellence… Tenez ! dit le cocher aux portiers venus à sa rencontre, voyez là sur le siège le malandrin qui m’a culbuté !

Et lui, le malheureux cocher, avait encore dit à Zéphyr l’instant d’avant en levant un poing menaçant :

— Ah ! coquin, je te retrouve… Et quoi ! après avoir volé la voiture et l’attelage de Son Excellence et maltraité son cocher, tu oses venir chez Son Excellence avec son équipage ?… Attends un peu !

Tout béant et n’osant croire qu’il tenait en mains l’attelage du gouverneur, Zéphyr demeurait perplexe et indécis sur son siège. Mais en voyant le cocher courir effectivement vers la demeure de Son Excellence et hurler « au voleur », Zéphyr comprit qu’il n’y avait là ni plaisanterie ni farce. Il se dit :

— Diable ! diable ! avons-nous commis une sottise, Polyte et moi ? C’en a tout l’air. Il me vaut mieux dégringoler d’ici avant que ça chauffe trop fort. Au diable ! madame et Polyte…

Il sauta, sans plus, sur le pavé du chemin et prit ses jambes à son cou, au grand amusement du gouverneur et de Lucie. Elle, avec sa présence d’esprit et son audace coutumière, eut tôt fait de raconter et d’expliquer la méprise manifeste de ses deux serviteurs.

Il arriva donc que les dames de la maison du gouverneur, et que le gouverneur lui-même rirent du meilleur cœur. Puis Son Excellence ordonna à son cocher poussiéreux et furieux de reprendre la voiture et de reconduire à son domicile Mlle de la Pécherolle…