L’homme de la maison grise/01/14

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 42-43).


Chapitre XIV

LA MURAILLE


Le lendemain, Yvon fit l’ascension du Dard de Lucifer, afin d’avoir un aperçu du paysage environnant. Comme l’avait dit Lionel Jacques, il ne vit qu’une nature bouleversée ; à droite, à gauche, ce n’était que rochers de toutes formes, de toutes nuances et de toutes dimensions.

De l’endroit où il se trouvait, il faisait face, presque, au Sentier de Nulle Part. À sa gauche, rien… rien que des rochers, à perte de vue… À sa droite, des rochers encore ; seulement, là-bas, tout là-bas, il paraissait y avoir interruption : on entrevoyait un peu de verdure, une plaine unie, aboutissant à une forêt de sapins. Ces sapins formaient une véritable muraille, allant sur le même sens que le Sentier de Nulle Part. Qu’y avait-il derrière cette muraille ?… De vertes prairies, ou bien, encore des rochers ?

À quelle distance était la muraille de sapins, de la Maison Grise ? … Yvon se défiait de ses calculs, depuis que M. Villemont s’était tant moqué de lui à propos de son peu de notion des distances… La muraille en question était-elle à un mille, deux, trois, de l’endroit où il était, ou seulement à un demi-mille… un quart de mille peut-être ?… Mais enfin, qu’importait ! Ce qu’il eût voulu savoir c’était ce que cachait la muraille de sapins… Il le demanderait à Lionel Jacques ; celui-ci devait le savoir, puisqu’il habitait les environs.

Avant de retourner à la maison, Yvon se dirigea vers les deux gros rochers gris, entre lesquels il avait aperçu l’apparition… la nuit précédente… Peut-être trouverait-il quelque trace de son passage… si véritablement il n’avait pas été victime de son imagination…. Car, aux rayons plus prosaïques, moins fantastiques du soleil, notre jeune ami se demandait s’il n’avait pas rêvé, tout simplement… Le visage entrevu… il essayait vainement de se rappeler ses traits, à la lumière crue du jour…

Ah ! Les voici les deux gros rochers gris, qui lui avaient paru presque noirs… Mais si quelqu’un était venu là la nuit précédente, le roc nu ne révélait ni trace, ni empreinte.

— Bah ! J’ai rêvé ; voilà tout ! se dit-il. Ce visage si exquisément beau que j’avais cru entrevoir, je ne parviens plus à m’en remémorer les traits ; n’est-ce pas là une preuve certaine que j’ai dû rêver ?…. J’avais éteint ma lampe, je m’en souviens, afin de ne pas déranger M. Jacques ; or, rien n’invite au sommeil comme l’obscurité… Je me suis endormi… et j’ai pris pour une réalité ce qui n’était qu’un rêve.

Avant de rentrer dans la maison. Yvon s’engagea dans le Sentier de Nulle Part ; mais il n’y resta pas longtemps. Ce sentier, c’était pire, infiniment pire d’y cheminer à pied qu’à cheval. À pied, on se sentait si petit, si faible, au milieu des rochers dont on était entouré, et qui semblaient se rapprocher toujours davantage, comme pour écraser l’imprudent qui osait s’y aventurer.

— Brrr ! fit notre jeune ami, en frissonnant. Dire que j’ai parcouru la distance, de W… à la Maison Grise sur ce sentier !… On ne m’y reprendra plus, cela je le jure !

Hâtivement, il retourna à la maison.

— Que t’a révélé le Dard de Lucifer ? demanda Lionel Jacques, lorsqu’Yvon revint de son excursion.

— Des rochers. M. Jacques… Rien que des rochers…

— Je t’en avais prévenu.

— Seulement, vous qui connaissez les environs, pouvez-vous me dire ce qu’il y a derrière cette muraille de sapins, qu’on aperçoit, à sa droite, lorsqu’on fait face au Sentier de Nulle Part ? Sont-ce des rochers ? C’est extraordinaire comme elle m’intéresse cette muraille, M. Jacques.

— Ce ne sont pas des rochers, mais la prairie, la plaine verte et unie.

— Vraiment ? Mais cette muraille doit être presqu’impénétrable… du moins, elle m’a paru telle, du haut du Dard de Lucifer.

— Elle l’est, impénétrable… presque, dans tous les cas, répondit Lionel Jacques en souriant.

— Eh ! bien, ayant eu l’avantage d’admirer les environs, du sommet du Dard de Lucifer, je n’envie pas à M. Villemont son domaine… loin de là !… Comment un être humain peut se décider à vivre en un tel lieu, et cela, à la longue année, c’est un mystère pour moi !

Ce soir-là, Yvon voulut écrire une ou deux lettres pressées.

— Ah ! s’écria-t-il soudain, que j’ai été stupide !

— Qu’y a-t-il donc, mon garçon, et pourquoi t’injuries-tu ainsi ? demanda Lionel Jacques en riant. Qu’as-tu donc fait de stupide ?

— J’ai oublié d’acheter des tablettes et des enveloppes, hier, tandis que j’étais en ville. Et moi qui ai deux lettres importantes à écrire !

— Il reste encore du beau papier de demoiselle dans cette boîte, dit Lionel Jacques. Je te dirai bien, ajoutait-il en souriant jamais je n’avais, de ma vie, écrit sur pareil papier.

— Ma lettre peut attendre, heureusement… Je ne manquerai pas de m’approvisionner, demain, croyez-le !

— Iras-tu à W… demain, Yvon ?

— Oui, M. Jacques… Si vous avez besoin de quelque chose…

— Non, merci, mon garçon. Je crois que tu as pensé à tout, hier.

— Excepté au papier, fit le jeune homme, d’un ton mécontent.

Mais le lendemain, il plut « à boire debout ». La pluie avait dû commencer à tomber durant la nuit, ou bien dès l’aurore.

— Quel temps ! s’exclama Yvon, en s’approchant du lit de son compagnon.

— Il ne peut être question pour toi d’aller à W… aujourd’hui.

— Certes, non !… Ça manquerait de charme, et d’ailleurs, rien n’ennuie Presto comme la pluie lui tombant sur le dos.

Ce matin-là, lorsqu’il voulut pénétrer dans la cuisine, pour le déjeuner, il s’aperçut que la porte du petit corridor était hermétiquement fermée. Cette porte, on s’en souvient, s’ouvrait au moyen d’un passe-partout ; mais M. Villemont prenait toujours la précaution de la laisser entr’ouverte, du moins, aux heures fixées pour les repas.

Ayant frappé à la porte, la voix de M. Villemont lui répondit aussitôt :

— Oui ! J’y vais !

Il y eut quelques piétinements, puis la porte s’ouvrit.

— Ce n’est pas facile de pénétrer dans la cuisine, ce matin, à ce qu’il paraît ! fit notre jeune ami, assez mécontent.

Il ne reçut pas de réponse ; celui à qui il venait de s’adresser se contentant de hausser les épaules en souriant… d’un sourire désagréable, s’entend.

Un aboiement fit tourner la tête au jeune homme ; Guido, contrairement à ses habitudes, n’avait pas quitté la maison. Couché sur le seuil de l’une des portes du fond de la cuisine, le chien essayait, par tous les moyens possibles, de manifester à Yvon sa joie de le revoir.