L’homme de la maison grise/02/01
Chapitre I
LE DOMAINE DE
LIONEL JACQUES
— Est-ce que les mouvements de la voiture vous fatiguent beaucoup, M. Jacques ?
— Pas du tout, Yvon. On se croirait dans un bon lit, à bord d’un navire, en temps calme.
— Ah ! Tant mieux ! Le chemin n’est pas beau… Pour une promenade à cheval, passe encore ; mais pour une voiture !… Le terrain est joliment rabotteux. Votre pied ?…
— Ne me fait presque pas souffrir.
— J’en suis bien content !… Quel bonheur d’avoir quitté, pour toujours, la Maison Grise et son sinistre propriétaire, n’est-ce pas, M. Jacques ?
— Pourtant, Yvon, tu ne peux le nier, M. Villemont a été parfait… presque, envers nous, ces derniers jours.
— Cela, je ne le conteste pas… Je lui avais annoncé, samedi soir, à mon retour de la ville, que nous avions l’intention de partir, soit hier, soit aujourd’hui ; de là son amabilité. La nouvelle l’a tellement réjoui ce bon hermite qu’il nous a comblés de politesses, depuis.
— Il n’y a rien comme de laisser une bonne impression aux gens, tu sais, mon garçon ! fit Lionel Jacques en riant.
— Bien sûr, M. Jacques !… Vous me le direz quand tourner ?
— Oui. C’est dans les environs de l’endroit où tu m’as trouvé évanoui… Vois-tu, j’allais retourner chez moi, lorsqu’il m’est arrivé cet accident… que je qualifierais de déplorable, si ce n’était que cela m’a procuré le plaisir de te revoir, Yvon.
— Merci, M. Jacques !
— T’ai-je dit que nous allions traverser le Sentier de Nulle Part, tout à l’heure ?
— Vous me l’avez dit… C’est singulier, mais je n’avais pas remarqué que le Sentier de Nulle Part était traversé par un autre sentier ou chemin.
— Tu le verras dans quelques instants ce matin… Ah ! Tiens ! Aperçois-tu ce gros rocher, presque noir ? C’est là que nous tournons, pour nous risquer à travers le Sentier de Nulle Part.
Yvon Ducastel conduisait Presto par la bride ; il n’aurait pas osé le conduire autrement, à cause du mauvais état du chemin. Le moindre choc eut occasionné à Lionel Jacques de grandes souffrances, car son entorse n’était certes pas guérie encore.
Ayant contourné le Rocher Noir, il tomba dans un bout de chemin presqu’impassable. Heureusement, l’express était monté sur de bons ressorts, sans quoi, le malade eut trouvé cela intolérable.
Ah ! Voilà le Sentier de Nulle Part ; le mémorable sentier, dans lequel Yvon avait juré de ne plus jamais s’aventurer !
— Vois-tu ce rocher, à droite, qui fait penser à un lion couché ? demanda soudain Lionel Jacques.
— Oui, je le vois… et, en effet, on dirait un lion couché.
— Ce rocher on le désigne du nom de « Roc du Lion Couché » ; c’est un point de repère, pour ainsi dire, sur le Sentier de Nulle Part.
— Je ne l’avais pas remarqué, répondit Yvon. Il est vrai que, lorsque j’ai cheminé par ici, un orage se préparait et j’étais à la recherche d’un gîte quelconque, pour moi-même et pour mon cheval.
— Tu vas contourner ce rocher, continua Lionel Jacques et tu arriveras sur le chemin qui conduit chez moi.
Quelques pas seulement à faire sur le Sentier de Nulle Part, puis le Roc du Lion Couché fut contourné ; Yvon aperçut un chemin tournant à droite, et qui paraissait assez bon.
— Tu peux monter sur le siège maintenant, mon garçon, dit Lionel Jacques. Le chemin est bien passable, et du moment que Presto continuera à aller au pas, tout ira bien.
— Mais. N’arriverons-nous pas à proximité de la Maison Grise en suivant ce chemin, M. Jacques ? demanda Yvon. Il me semble, à moi, qu’il doit conduire… d’où nous venons !
— Ne crains rien ! répondit, en riant, Lionel Jacques.
— C’est que… je ne tiens pas à aller rendre visite à M. Villemont… si tôt, fit le jeune homme, riant, à son tour.
— Tiens, vois, le chemin tourne à gauche ici et il conduit tout droit chez moi.
Le chemin qu’ils suivaient était encaissé dans de hauts rochers, tout comme le Sentier de Nulle Part ; mais on voyait qu’il avait été fait, ou réparé, de main d’homme. Il avait été élargi, par endroits ; bref, le cheminement était assez facile.
— Sur ce train, fit Yvon tout à coup, nous allons arriver à la muraille de sapins, que j’apercevais, du sommet du Dard de Lucifer !
— Tu ne te trompes pas, mon garçon.
— Voici la clairière, la plaine verte, qui aboutissent à la muraille.
— Et derrière cette muraille est ma demeure, Yvon, annonça Lionel Jacques.
— Vraiment ? Nous arrivons, alors.
— Nous sommes presque rendus… Vois-tu, là-bas, où les sapins sont moins verts… comme fanés ?… Arrête la voiture à cet endroit et je te dirai ce qu’il faut faire pour pénétrer chez moi.
La voiture venait de s’arrêter et Yvon avait sauté par terre. S’approchant de Lionel Jacques, il écoutait les instructions de ce dernier :
— À droite, sous les branches de sapins, tu trouveras une poignée en cuivre ; aussitôt que tu l’auras trouvée, dis-le-moi.
Cherchant sous les branches, Yvon eut vite découvert la poignée en question.
— Tourne cette poignée, à droite, trois fois, d’abord.
— C’est fait, M. Jacques !
— Tourne-la à gauche, deux fois, maintenant.
— C’est fait ! répéta Yvon.
— Une fois encore, à droite.
— Ah ! s’exclama le jeune homme.
Car une haute et lourde porte d’acier, recouverte de branches de sapins, venait de s’ouvrir, et derrière cette porte, il venait d’apercevoir la plaine verte et unie, parsemée de vergers, tandis qu’à sa droite se dressait une grande maison blanche, ornée de contrevents verts et entourée de galeries, blanches elles aussi. Surmontée d’une tour carrée, toute vitrée, qui devait servir, qui pouvait servir dans tous les cas d’observatoire, cette maison était littéralement enfouie dans une forêt de pommiers.
— C’est là votre demeure, M. Jacques ? demanda Yvon. C’est splendide !
— Oui, voici ma demeure, mon garçon. Et… vois…
Du geste, Lionel Jacques désigna la gauche et aussitôt, Yvon eut une exclamation étonnée :
— Mais… Il y a tout un village ici !… Un village, fortifié par une haute muraille en sapins !
— Un petit village, tu sais. Yvon, répondit, en souriant, Lionel Jacques. Trente maisons en tout… Mais tout cela m’appartient, et je t’offre l’hospitalité chez moi de grand cœur, cher enfant.
— Merci, M. Jacques, merci !
— Pourquoi ne passerais-tu pas le reste de ton congé avec moi ?
— Votre invitation me tente…
— Il faut l’accepter alors… Je le répète, ce n’est pas grand (le village, je veux dire) : deux milles, carrés, c’est tout.
— Et tout cela est à vous ! s’écria Yvon.
— Oui. C’est mon domaine… Tu le vois, il y a ici toute une fortune en pommiers, et puis, la terre est bonne, excellente même.
— J’aperçois une église ! s’écria le jeune homme, au comble de l’étonnement.
— Et le presbytère est tout à côté… Mais, allons ! Il se fait tard déjà et je t’avouerai bien que je commence à ressentir les tiraillements de la faim. Rendons-nous à la maison ; nous y sommes attendus, je crois.
— Ça va mieux, Monsieur ? fit une voix soudain.
Un homme assez âgé venait d’arriver près de la voiture ; occupés à causer ensemble, ni Lionel Jacques, ni Yvon ne l’avait vu s’approcher.
— Ah ! Jasmin ! s’écria Lionel Jacques.
— Ça va mieux, Monsieur, je l’espère ? répéta Jasmin.
— Oui, merci, mon bon Jasmin. Et ici, tout va bien ?
— Comme sur des roulettes, Monsieur… Tout le monde est heureux à la pensée que vous nous revenez enfin.
Tout en parlant, Jasmin, le domestique de Lionel Jacques, avait marché à côté de la voiture, qui procédait vers la maison, à laquelle on arriva, au bout de quelques instants. Le malade était attendu, c’était manifeste ; car, sur la large véranda une chaise roulante ornée de coussins moelleux était installée. À côté de la chaise, Yvon aperçut une table, mise pour deux.
— J’ai pensé, Catherine et moi nous avons pensé, que vous aimeriez à souper sur la véranda, ce soir. Messieurs, dit Jasmin, en désignant la table.
— C’est une excellente idée que vous avez eue là, Jasmin ; n’es-tu pas de mon avis, Yvon ?
— Certes ! On ne saurait désirer mieux, M. Jacques ! fit le jeune homme.
— M. Ducastel passera quelque temps ici, Jasmin, dit Lionel Jacques à son domestique, en désignant notre jeune ami.
— Bien, Monsieur ! répondit Jasmin. La chambre de M. Ducastel est prête, puisque vous nous aviez avertis de son arrivée. Quand vous désirerez prendre possession des pièces qui vous ont été réservées, M. Ducastel, vous n’aurez qu’à sonner, acheva-t-il, en se retirant.
— Savez-vous, M. Jacques, que c’est un lieu enchanteur ici ! s’écria Yvon, au moment de prendre place à table.
— Tu trouves, mon garçon ?
— Cette église, toute blanche… ces maisonnettes, toutes blanches, elles aussi, éparpillées ici et là, au milieu de tant de verdure… C’est… oui, c’est véritablement féerique !
— Je suis content que tu aimes mon petit domaine, Yvon, bien content ! répondit gravement Lionel Jacques, et je te le redis de tout cœur ; sois le bienvenu mille et mille fois, à la Ville Blanche !