L’homme de la maison grise/02/02

La bibliothèque libre.
L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 51-54).


Chapitre II

LES NOTABLES DE L’ENDROIT


— La Ville Blanche ?…

— C’est ainsi que j’ai nommé mon domaine, Yvon.

— Et c’est le nom qui lui convient, bien sûr !

Le souper se prit gaiement, sur la spacieuse et confortable véranda ; les deux hommes, l’homme d’âge mûr et le jeune homme, causant joyeusement ensemble. Ils avaient été, en quelque sorte, privés du grand air, à la Maison Grise, quoique cette dernière résidence eût été située dans un paysage isolé, désolé ; ils jouissaient donc de leur « liberté » comme disait Yvon.

— Vraiment, M. Jacques, plus je regarde la Ville Blanche, plus je l’aime ! s’écria notre ami, après le souper et alors que lui et Lionel Jacques fumaient sur la véranda.

— J’espère que tu y passeras le reste de ton congé alors, mon garçon, dit l’ex-gérant de banque.

— Merci, M. Jacques ! Je ne demande pas mieux que d’accepter votre gracieuse invitation, croyez-le !… Demain, je me propose de faire, à pied, le tour de la Ville Blanche.

— Ça ne te prendra pas grand temps, répondit Lionel Jacques en riant, car elle n’est, je te l’ai dit, que de deux milles carrés.

— Trente maisons, en tout, n’est-ce pas ?

— Oui, trente maisons… sans compter l’église, le presbytère, l’école et ma résidence, qui est désignée, ma résidence, je veux dire, du nom de Gîte-Riant.

— Qu’est-ce que l’on aperçoit d’ici… cette enseigne, je veux dire ? demanda Yvon, en indiquant une maison (blanche, elle aussi, inutile de le dire) au-devant de laquelle une planchette se balançait.

— Cela, c’est notre magasin général. Un brave homme que M. Foulon, notre marchand… l’un des notables de la ville aussi.

— Et il trouve à gagner sa vie ici, avec son magasin ! s’écria Yvon.

— Eh ! oui… M. Foulon n’est pas un millionnaire, tu comprends… les millionnaires sont rares, à la Ville Blanche. Tous y gagnent leur vie convenablement pourtant ; quelques-uns même parviennent à mettre un peu d’argent de côté…

— C’est… c’est merveilleux, M. Jacques !

— Les habitants (« les citoyens », je devrais dire) de la Ville Blanche travaillent tous pour moi, puisque toute la ville m’appartient. Je leur loue mes maisons ; en retour, je leur paie leur travail.

— C’est extraordinaire, extraordinaire ! fit le jeune homme…… Mais, M. Jacques, ajouta-t-il en souriant, vous disiez, tout à l’heure, que les millionnaires sont rares à la Ville Blanche ; cependant je crois que le propriétaire de la ville fait exception…

— Non, mon garçon, non ! répondit Lionel Jacques. Tu le croirais à peine sans doute, si je te disais quel prix j’ai payé cette maison que j’habite et tout le terrain avoisinant (toute la Ville Blanche, je veux dire). Le fait est que, à part des vergers dont la ville est parsemée, le terrain ne rapportait guère, car ce n’était, en fin de compte, qu’un vaste marécage…

— Comment ! Ces vertes prairies, ces jardins, ces…

— Marécages, tout cela, lorsque j’ai acheté cette propriété, Yvon ! Ce n’est presque pas croyable, hein ? mais c’est un fait.

— Vous l’avez dit, M. Jacques, ce n’est presque pas croyable ! s’écria le jeune homme.

— Il a fallu refaire le terrain, tout simplement. Mais comme je possède une carrière, non loin d’ici… de fait, en arrière de cette muraille de sapin, dit Lionel Jacques, en désignant l’arrière de sa maison, j’ai fait charroyer des tonnes et des tonnes de pierre cassée, puis, grâce au sol fertile dont cette pierre a été recouverte, mon petit domaine est devenu une vraie ferme modèle.

— Et vous avez accompli tout cela en deux ans ! fit Yvon. Vous êtes vraiment extraordinaire, M. Jacques !

— Avec de la patience, de la volonté et de la persévérance, tu sais, on vient à bout de tout, répondit Lionel Jacques en souriant.

— Mais… J’y pense… La Ville Blanche n’est pas très éloignée de la Maison Grise ?

— Bien sûr que non ! De moins d’un quart de mille.

— Vraiment ? Vous êtes si près que cela de la Maison Grise ?… M. Villemont est votre proche voisin alors !

— Sans qu’il s’en doute peut-être… Vois-tu, la muraille de sapins qui entoure mon domaine le cache à tous les yeux. La Maison Grise, elle aussi, est entourée de sapins ; conséquemment, nous sommes cachés l’un de l’autre.

— Ah ! Précisément… murmura Yvon. Si c’était d’autres arbres que des sapins, ils se dépouilleraient de leurs feuilles, l’hiver.

— Tandis que le sapin est toujours vert, tu l’as dit. Yvon.

— Ce que je ne comprends pas, par exemple, fit notre jeune ami, c’est que le propriétaire de ce domaine ait pu se décider à vendre sa maison… Gîte-Riant, je veux dire. Elle est si belle, si confortable cette demeure !

Un sourire assez singulier plissa, un moment, les lèvres de Lionel Jacques. Il ouvrit la bouche, comme pour répondre quelque chose… pour expliquer, on l’eut cru, du moins, la raison pour laquelle l’ex-propriétaire du Gîte Riant s’était défait de sa maison ; mais il changea d’idée probablement, car il dit seulement :

— Que veux-tu, mon garçon ; on se fatigue de tout, en ce monde. Peut-être M. Jérôme, l’ex-propriétaire du Gîte-Riant, s’ennuyait-il, dans cette solitude.

— Ça se peut… murmura Yvon. Pourtant, M. Jacques, il m’a semblé que vous alliez me donner une toute autre explication… émettre une toute autre raison à propos de l’abandon, ou de la vente de Gîte-Riant, tout à l’heure. Est-ce que je me trompe ?

Mais il ne reçut pas de réponse, car Jasmin, craignant que l’air du soir ne fût préjudiciable à la santé de son maître, venait s’offrir pour transporter celui-ci dans la maison, sur la chaise-roulante.

Lorsqu’Yvon descendit à la salle-à-manger, le lendemain matin, il fut agréablement surpris d’y trouver son hôte.

— Ça va toujours de mieux en mieux, comme tu le vois, Yvon, dit Lionel Jacques en souriant. D’être de retour chez moi, c’est le meilleur, le plus efficace des remèdes.

— Voilà de bonnes nouvelles, au moins ! répondit le jeune homme, en se mettant à table.

Comme ils achevaient de déjeuner, Jasmin vint annoncer :

M. le Curé, M. Jacques !

Un prêtre venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte de la salle à manger.

Le curé de la Ville Blanche était un grand vieillard, aux cheveux blancs, bouclés, à la physionomie ouverte et gaie. Toujours rasé de frais, son visage rose et jovial, ses yeux bleus, à la fois doux et rieurs, sa bouche « ni trop grande ni trop petite », aux lèvres « ni trop épaisses ni trop minces », exprimait une grande bonté, inspirant tout de suite l’affection et la confiance.

L’abbé Prince, (tel était le nom de ce prêtre), avait quatre ans auparavant pris sa retraite. Il habitait une maisonnette, non loin de W…. Mais la vie inactive qu’il était obligé de mener, après tant d’années de dévouement sacerdotal, minait sa santé. Il avait donc accepté avec grand plaisir de devenir curé de la Ville Blanche, d’autant qu’il connaissait Lionel Jacques, de longue date.

Le curé accourut auprès du malade, les deux mains tendues.

— Enfin ! Enfin ! Vous voilà de retour, mon ami ! s’écria-t-il.

— Et fort content de l’être, croyez-le, M. le Curé !

— Je vous retrouve en pleine voie de guérison, n’est-ce pas ?

— Veuillez m’excuser si je ne peux me lever pour vous recevoir, M. le Curé…

— Allons donc ! répondit le Curé… Je suis, inutile de le dire, bien heureux de vous revoir parmi nous.

— Et moi donc !… Quelle joie d’être de retour dans ma chère Ville Blanche !… et de revoir notre bon curé ! s’écria Lionel Jacques en souriant. Je disais justement, tout à l’heure à Yvon… Mais, j’oubliais de vous présenter mon jeune ami : M. Yvon Ducastel, M. le Curé !

— Ah ! M. Ducastel ! fit le curé. M. Jacques m’a beaucoup parlé de vous, dans ses lettres : il m’a dit le dévouement et les soins dont vous l’avez entouré… Comment aimez-vous la Ville Blanche, M. Ducastel, hein ?

— Je l’aime à la folie, M. le Curé ! C’est féerique, selon moi. Je me propose d’en faire le tour aujourd’hui.

— Si vous aimez à m’accompagner ; j’ai précisément affaire à l’autre bout de la ville, dit le prêtre en se levant. Je me rends chez les Cloutier, ajouta-t-il, s’adressant à Lionel Jacques, cette fois.

— Y a-t-il des malades là ?

— C’est le vieux père Cloutier… Il s’est mis dans la tête qu’il était pire… Mais, vous le comprenez, à son âge…

— Il dépasse quatre-vingt, n’est-ce pas ?

— Il a eu quatre-vingt-quatre ans le mois dernier, me dit son fils… Allons ! Je pars. Si vous êtes disposé à m’accompagner, M. Ducastel…

— Avec le plus grand plaisir du monde, M. le Curé !

Nous arrêterons à mon presbytère, soit en allant, soit en revenant ; je tiens à ce que vous voyez comment est logé le curé de la Ville Blanche, mon jeune ami… De plus, je crois que ma collection de livres vous intéressera.

— J’en suis certain d’avance, répondit Yvon.

— Vous partez déjà, M. le Curé ! s’exclama Lionel Jacques.

— Il le faut… C’est aujourd’hui samedi vous savez et j’ai beaucoup à faire. Au revoir, mon ami !

— À bientôt, M. le Curé !… Demain… n’oubliez pas que vous dînez ici, n’est-ce pas ?

— Comme je le fais chaque dimanche… Non, je n’aurai garde d’oublier… Immédiatement après la grand’messe, vous me verrez arriver.

— Votre église m’a l’air bien jolie, interrompit Yvon : si l’intérieur répond à l’extérieur…

— Certes ! fit le curé. Blanc et or… tout est blanc et or dans l’église de la Ville Blanche, et lorsque nous aurons une cloche, pour sonner la messe, les vêpres et l’Angelus, ce sera parfait.

— Comment ! Il n’y a pas de cloche dans ce coquet clocher ?

— Pas encore ; mais ça ne tardera pas, dit Lionel Jacques en souriant.

M. Jacques en a ordonné une et le 29 juin, à l’occasion de la solennité de la fête Saint Pierre — Saint Paul, nous aurons la bénédiction de notre cloche. Peut-être serez-vous un de ses parrains, M. Ducastel ? demanda le prêtre.

— Mais, avec grand plaisir, répondit Yvon. Quant à la marraine… il vous faudra m’en trouver une, M. le Curé, ajouta-t-il en riant, car, quoique je connaisse nombre de jeunes filles, je n’ai pas d’amie particulière parmi elles.

— Ha ha ha ! rit le prêtre.

— C’est un fait, vous savez ! s’écria le jeune homme. J’ai toujours été si occupé que je n’ai jamais trouvé le temps de courtiser aucune jeune fille encore. Donc, si je dois être parrain de la cloche…

— Oh ! Je n’ai pas de doute que vous trouviez facilement la marraine, M. Ducastel, dit le curé en riant.

— Pour le moment, dans tous les cas…

— Mais d’ici là…

— Nous verrons bien ! acheva Yvon, riant de plus belle.

Lorsque notre jeune ami revint, fort enchanté, de son excursion à travers la Ville Blanche, il dit à Lionel Jacques :

— Il est très aimable votre curé. M. Jacques ! Nous sommes devenus amis, lui et moi ; il a même promis de m’appeler par mon petit nom dorénavant… Je l’ai quitté (le curé, je veux dire) à la porte de l’école, où il avait affaire.

— Ah ! Tiens ! À propos ! Notre maitre d’école (un autre notable de la Ville Blanche, entre parenthèse), tu le connais bien.

— Hein ? Je le connais, dites-vous ?

— Bien sûr !

— Qui est-ce donc, M. Jacques ?

— Devine…

— Je ne suis pas bon devineur, je vous l’assure, répondit Yvon en souriant.

— Eh ! bien, notre maître d’école, c’est Patrice Broussailles.