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L’homme de la maison grise/02/07

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 67-71).


Chapitre VII

PEU SYMPATHIQUE


Yvon Ducastel voyait son désir s’accomplir, son rêve se réaliser : Annette était au Gîte-Riant, l’invitée de Lionel Jacques, et elle allait y passer toute la journée.

Dès sept heures, ce matin-là, Yvon avait attendu la jeune aveugle, à l’entrée du Sentier de Nulle Part. Certes, il eut de beaucoup préféré aller l’attendre non loin de chez elle, près du Roc du Lion Couché par exemple ; mais ce n’eut pas été prudent. De la Maison Grise, M. Villemont aurait pu entendre, au milieu du silence matinal, le bruit de la voiture et les aboiements joyeux de Guido.

Lionel Jacques attendait le retour de la voiture, sur sa véranda.

— M. Jacques vous attend, Annette, dit Yvon à la jeune fille ; il nous fait des signes de la main.

Gentiment, la charmante enfant fit des signes à son hôte, et bientôt, la voiture arrivait au bas des marches en pierre conduisant à la maison.

— Soyez la bienvenue, des milliers et des milliers de fois, Mlle Annette ! fit Lionel Jacques, en posant ses lèvres sur le front de la jeune aveugle.

— Merci, M. Jacques ! répondit-elle, assurément fort touchée d’une telle réception.

Le maître de la maison posa son doigt sur un timbre, et aussitôt, Catherine, la vieille domestique, entra dans le salon, où la jeune fille avait été conduite par les deux hommes.

— Catherine, dit Lionel Jacques, voici Mlle Villemont ; elle vient passer la journée avec nous. Vous allez conduire Mlle Villemont dans la chambre que vous avez préparée pour elle.

— Venez, chère petite Mademoiselle, fit la bonne Catherine, en posant sur son bras celui de la jeune aveugle.

— Nous déjeunons à huit heures et demie, Mlle Annette, annonça Lionel Jacques. Vous aurez le temps de vous reposer, d’ici là.

Lorsque sonna la cloche du déjeuner, Catherine vint chercher Annette pour la conduire à la salle à manger.

À l’arrivée de la jeune fille, les deux hommes s’élancèrent à sa rencontre ; mais le plus âgé céda vite le pas au plus jeune, considérant que c’était le droit d’Yvon d’escorter Annette à son siège.

De quelles attentions elle fut entourée pendant le repas ! Les deux hommes, entre lesquels elle était assise, trouvaient le moyen de placer adroitement et discrètement sous les doigts de l’aveugle soit un couteau, soit une fourchette, soit une cuillère, soit un morceau de pain, soit une tasse de café. Malgré son affliction et grâce aux soins dont on l’entourait, elle ne se rendit coupable d’aucune maladresse.

Après le déjeuner, on s’installa sur la véranda et l’on causa. Mais lorsque Jasmin arriva, avec le courrier, Yvon proposa à Annette de se rendre au salon, afin de donner à M. Jacques la chance de lire ses journaux.

— Vous êtes musicienne, n’est-ce pas, ma petite amie ? demanda-t-il, lorsqu’ils furent rendus au salon. Il y a ici un piano, et un bon, je crois.

— Ce serait me vanter que de vous répondre affirmativement, répondit-elle en souriant. Je joue… un peu…

— Je n’ai pas vu de piano, à la Maison Grise ; mais…

— Il y en a un cependant… dans la partie abandonnée, la pièce qui servait de salon, autrefois, et lorsque grand-père me le permet, je passe de longues veillées à improviser… Ce sont bien les heures les plus agréables de ma vie que celles qui s’écoulent ainsi, en face du piano.

— Pourquoi M. Villemont ne fait-il pas transporter le piano dans la cuisine-salle-à-manger alors ? demanda Yvon. Ce n’est pas la place qui manque, et Dieu sait si vous avez besoin de vous distraire et de vous amuser, durant les longues journées, les longues veillées d’hiver surtout, et vous ne le pouvez pas car ces pièces inhabitées ne sont pas chauffées.

— Grand-père déteste la musique, M. Yvon ; il ne tolérerait pas le piano là où il pourrait l’entendre.

— Quel désagréable personnage que votre grand-père, Annette ! s’écria le jeune homme.

— Pauvre grand-père !…

— Pourquoi vous oblige-t-il de gagner si misérablement votre vie ? Il devrait avoir honte, vraiment ! Un homme fort et bien portant rester tranquillement à la maison, tandis que sa petite-fille…

— Ah ! Ne parlons pas de cela, je vous prie ! s’exclama la jeune aveugle en pâlissant, en même temps que ses yeux s’emplissaient de larmes. Laissez-moi oublier… pendant toute cette journée…

— Vous avez raison, chère enfant ! fit-il. Jouissons du bonheur d’être ensemble et oublions que demain vous reprendrez votre joug…. Pauvre, pauvre Annette !

— Tenez ! Je vais vous jouer quelque chose, si vous voulez me conduire au piano, dit-elle, comme pour changer leurs pensées par trop sombres, à tous deux. Cela vous va-t-il ?

— Cela me va tout plein, je vous l’assure ! répondit Yvon.

Elle l’avait dit elle-même, elle n’était pas ce qu’on est convenu d’appeler une musicienne ; mais elle jouait joliment de simples sonates, de douces berceuses, d’entraînantes valses, qu’elle avait composées, ou bien qu’elle avait entendues et qu’elle exécutait par oreille. Elle chanta aussi quelques romances, puis elle entonna un Ave Maria, dont elle avait composé la mélodie.

— Bravo ! Bravo !

Ces exclamations avaient été faites par deux voix distinctes : l’une d’elles était celle de Lionel Jacques ; l’autre était inconnue de la jeune aveugle.

— N’est-ce pas. M. le Curé, qu’elle chante admirablement notre petite amie ? demanda Lionel Jacques.

— Certes ! répondit le curé de la Ville Blanche, car c’était lui qui venait de pénétrer dans le salon, en compagnie du maître de la maison.

Yvon s’approcha de la jeune fille et il la conduisit auprès du prêtre.

M. le Curé, dit-il, je vous présente Mlle Annette… Mlle Annette, ajouta-t-il, voici M. le Curé Prince, dont je vous ai parlé déjà, en maintes occasions.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, pauvre chère enfant, fit le curé.

Ses yeux se posèrent gravement et longuement sur la jeune fille ; si gravement, si longuement, que celle-ci finit par le pressentir, sans doute et elle se sentit mal à l’aise. Elle pâlit et rougit tour à tour, puis son regard s’abaissa sous celui du prêtre.

Le curé, s’apercevant soudain de la fixité de son regard, se hâta de dire, comme pour faire oublier à Annette la gêne qu’elle avait éprouvée et dont il était cause :

— C’est un bien bel Ave Maria que vous venez de chanter, Mlle Villemont ; c’est la première fois que je l’entends.

— C’est Mlle Villemont qui en a composé la mélodie, M. le Curé, répondit, un peu froidement, Yvon.

Notre jeune ami n’avait pas aimé le regard quelque peu scrutateur du prêtre tout à l’heure… Est-ce que, par hasard, le curé trouvait à redire parce que Annette était en visite au Gîte-Riant… chez M. Jacques ?… Est-ce qu’il considérait qu’il y avait quelque chose d’inconvenant dans sa présence sous le toit d’un homme assez âgé pour être son père ?… Vraiment, ce serait par trop ridicule !… Dans tous les cas, pour le moment, Yvon se sentait fort mécontent.

— J’aimerais à vous entendre chanter dans notre église, Mlle Villemont, reprit le prêtre. Lors du baptême de notre clocher… le 29 juin…

— Voilà qui serait magnifique par exemple ! s’écria Yvon, remis de bonne humeur, du coup. J’ai parlé à Mlle Annette de la bénédiction de la cloche ; même je lui ai demandé d’être marraine… avec moi pour parrain, s’entend.

— Et j’ai accepté, acheva Annette. C’est-à-dire, se reprit-elle, si je le peux… si rien ne survient pour m’en empêcher…

— Vous demeurez à la Maison Grise, n’est-ce pas ?

— Oui, M. le Curé… Mais…

— Je sais ! Je sais ! Vous ne voulez pas que ce soit généralement connu que vous demeurez là. Ne craignez rien ; je suis seul à la Ville Blanche à le savoir… à part de M. Jacques et M. Ducastel, je veux dire, et je serai discret comme la tombe.

— Vous connaissez la Maison Grise, M. le Curé ? demanda Annette.

— Oui. J’y suis allé déjà… il doit y avoir de cela près de vingt-cinq ans… Y a-t-il longtemps que votre grand-père habite là ?

— Depuis une vingtaine d’années, m’a-t-il dit.

— Est-ce là que vous êtes née ?

— Je… Je le présume…

— Vous n’en êtes pas certaine alors ?

— Non. Grand-père est plutôt silencieux sur ce sujet… De fait, il ne me parle que très rarement de mes parents… Il m’a dit seulement que je n’avais que un an lorsque mon père est mort, et deux ans, à la mort de ma mère. J’ai toujours vécu à la Maison Grise, moi, dans tous les cas.

— Si vous avez vu la Maison Grise il y a vingt-cinq ans, M. le Curé, fit Lionel Jacques, vous ne la reconnaîtriez probablement plus.

— Sans doute ! répondit le prêtre. En vingt-cinq ans, une maison change beaucoup d’aspect ; à moins qu’elle ne soit entretenue avec soin, elle se détériore.

— Il n’y a pas seulement cela ; les pièces, à l’arrière de la maison, sont les seules qui soient habitées maintenant.

— Vraiment ?

— Peut-être que M. Villemont n’a plus les moyens d’entretenir une si grande maison, et c’est pourquoi…

— Nous sommes pauvres, très pauvres, interrompit Annette. C’est pourquoi grand-père m’oblige à gagner ma vie, en chantant dans les rues, ajouta-t-elle, en pleurant.

— Ne pleurez pas, Annette, je vous prie ! fit Yvon en pressant la main de la jeune fille.

— Chère enfant, dit Lionel Jacques, en se tournant vers Annette, dites-nous, puisque nous sommes sur ce sujet ; puisque, aussi, vous êtes avec des amis qui vous portent le plus grand intérêt, est-ce à la suite de quelque maladie ou accident que vous avez perdu la vue ?

Il échangea un regard avec Yvon ; de la réponse de la jeune aveugle allaient dépendre bien des choses : la réalisation, ou la destruction des plans qu’ils avaient formés pour elle.

Elle hésita quelques instants avant de répondre. Ses yeux, remplis d’une expression difficile à définir, se posèrent sur Yvon et sur le curé, tout comme si elle eut pu les voir, puis elle répondit d’une voix tremblante :

— Je suis aveugle-née.

— Ah ! s’exclamèrent ensemble Lionel Jacques et Yvon.

Quant au curé, il enveloppa la jeune fille d’un regard étrange, tandis qu’une expression quelque peu froide et sévère, à laquelle se mêlait pourtant un peu de compassion, se peignait sur son visage.

— C’est votre grand-père qui vous a dit que vous étiez aveugle-née, n’est-ce pas, Annette ?

— Oui, M. Yvon murmura-t-elle. Son visage était très pâle, ses lèvres étaient frémissantes ; on eut dit qu’elle endurait une véritable torture morale.

— Je ne croirais pas M. Villemont, même s’il était sous serment, moi ! s’écria notre héros.

— Mon cher Yvon ! fit Lionel Jacques d’un ton scandalisé, mais en éclatant de rire cependant.

— N’en parlons plus, dans tous les cas, dit le jeune homme, car il s’aperçut tout à coup que cette conversation mettait Annette dans l’embarras, lui causait du malaise, dans tous les cas.

— Je me vois obligé de vous quitter, dit le prêtre en se levant.

— Si tôt ? fit Lionel Jacques.

— Il le faut… Au revoir, Mlle Villemont, dit le curé en s’emparant de la main de l’aveugle. Dès ce moment, vous pouvez compter sur un ami de plus un ami dévoué, discret et sûr, ajouta-t-il, en accentuant quelque peu ses paroles ; j’ai nommé le curé de la Ville Blanche. Ainsi, ne l’oubliez pas.

— Merci, M. le Curé, répondit Annette avec un sourire ému, quoiqu’un peu gêné.

Après le départ du prêtre, Lionel Jacques s’écria :

Quel charmant homme que notre curé, n’est-ce pas, Mlle Annette ?

— Oui. certes, bien charmant ! répondit-elle.

Mais Yvon fronça les sourcils ; malgré les bonnes paroles que le prêtre avait dites à la jeune aveugle, au moment de son départ, l’attitude peu sympathique de celui-ci envers Annette n’avait pas plu à notre héros… Il y avait eu quelque chose… un je ne sais quoi de…. de froid, de compassé dans la voix et dans les manières du curé, un manque de vraie bonté, de réelle charité, qu’Yvon digérait mal…

Et le curé, en retournant à son presbytère, marmottait, en hochant la tête :

— C’est étrange, étrange !… Mais peut être que je me trompe… Pourtant, je jurerais que… quoique ça ne soit presque pas croyable… La pauvre, pauvre enfant ! Combien je la plains !… Cependant, je me demande si je dois la plaindre plutôt que la blâmer…