L’homme de la maison grise/03/05

La bibliothèque libre.
L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 99-102).


Chapitre V

MONSIEUR ET MADEMOISELLE D’AZUR


Léon s’était rangé de côté, pour laisser passer les visiteurs de « M. l’Inspecteur » ; un monsieur et une dame.

Richard d’Azur s’avança, la main tendue et le sourire aux lèvres.

M. Ducastel, inspecteur de la houillère, n’est-ce pas ? fit-il.

— Oui, Monsieur… Monsieur d’Azur, répondit Yvon un peu froidement après avoir de nouveau, jeté les yeux sur la carte de visite qu’il tenait à la main.

— Professeur de minéralogie, à l’Université de Chicago, acheva Richard d’Azur. Et il me fait plaisir de vous présenter ma fille, reprit-il, en désignant celle qui l’accompagnait. Luella, M. Ducastel, ajouta-t-il, en présentant les jeunes gens l’un à l’autre.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, Mademoiselle, dit Yvon, en s’inclinant devant la jeune fille. Prenez des sièges ajouta-t-il. Mais attendez, s’il vous plaît !

Il courut à une armoire et l’ayant ouverte, il en retira une grande serviette, qu’il étendit sur la chaise la plus rapprochée de Luella d’Azur. Comme celle-ci le regardait en souriant, mais l’air fort étonné, il dit :

— La poussière de charbon se pose partout, voyez-vous, Mademoiselle ; elle s’attache à tout, elle noircit tout ce qu’elle touche ; votre costume en eut vite porté les traces.

— Ah ! Merci, M. Ducastel, fit-elle toujours souriante.

— Vous vous demandez, M. l’Inspecteur, je le présume, la raison de notre visite ?… Je vais donc…

Mais Richard d’Azur se tut soudain. Un bruit assourdissant venait de se produire ; une ou plusieurs tonnes de charbon croulaient sur le terrain entourant la houillère.

Pendant le silence forcé qui suivit, Yvon examina ses visiteurs, sans que ceux-ci s’en aperçussent : Richard d’Azur était un homme assez corpulent et d’une taille un peu au-dessus de la moyenne. Son teint, rose et blanc, ses yeux bleus, presqu’à fleur de tête, ses cheveux blonds, légèrement bouclés, sa moustache épaisse, blonde aussi, et se terminant en accroche-cœurs, faisaient qu’on devait le prendre plus souvent pour un Allemand que pour un Français, tel que son nom l’indiquait pourtant. Sa physionomie bonnasse inspirait une certaine confiance ; on se disait, naturellement, que rien ne devait être plus facile que de s’arranger et s’entendre avec M. d’Azur. Oui, c’était là la première impression ressentie ; c’est que son épaisse moustache cachait sa bouche, dont l’expression de détermination eut donné à penser peut-être.

Mlle Luella d’Azur était petite de taille ; « mignonne » eut-on dit, par galanterie. Elle était frappante cette jeune fille et on devait se retourner plus d’une fois, pour la regarder encore, lorsqu’on la croisait en route. Ses cheveux étaient blonds, avec des reflets dorés… si blonds, si dorés, qu’on était porté à se demander s’ils n’avaient pas emprunté leur nuance et leur brillant à l’art… autrement dit, à la teinture. Luella était très blanche de peau et ses joues étaient d’un rose si frais, si beau que c’en était merveilleux vraiment… seule, une personne très expérimentée eut deviné que ces teints si extraordinaires peuvent, généralement, s’acheter chez le premier pharmacien venu, à tant la boîte.

Mais Yvon ne vit rien de tout cela ; il trouvait admirables la chevelure et le teint de Luella d’Azur et il se disait qu’il était regrettable que deux choses eussent déparé ce joli visage… joli au premier abord, dans tous les cas : les yeux de la jeune étrangère étaient presqu’invisibles sous des verres bleus, presque noirs ; sans doute, elle avait les yeux faibles ou fatigués la pauvre enfant. Elle était jeune (dix-sept ans, dix-huit ans au plus) et elle avait dû se massacrer les yeux à l’étude ; cela arrivait assez souvent. Une autre chose déparait le visage de la jeune fille ; sa bouche trop grande, ses lèvres trop épaisses, seulement, lorsque ses lèvres s’entr’ouvraient pour sourire, elles découvraient des dents petites, blanches et d’une régularité parfaite.

Mais Richard d’Azur parlait, tout bruit ayant cessé :

— Je dois vous dire, M. Ducastel, que nous sommes venus presque directement ici, en descendant du train, tout à l’heure… pour vous demander de nous rendre un service.

— Vraiment ? s’exclama Yvon. Si je peux vous être utile à quelque chose, comptez sur moi, ajouta-t-il.

— Merci, M. Ducastel, merci !… Donc, voici : nous avons l’intention, ma fille et moi, de passer trois ou quatre jours à W…, car, si nous pouvons en obtenir l’autorisation, nous aimerions à faire une petite exploration de la houillère…

— Nous verrons… fit Yvon en souriant.

— Mais, reprit Richard d’Azur, il y a la question du logement, en cette ville ; cela me paraît tout un problème…

— Il y a un hôtel… commença notre ami.

— Oui, je sais… Nous en arrivons… et vraiment, nous n’avons pu nous décider d’y séjourner, même pour une heure… Alors, nous avons pensé… ou plutôt, on nous a dit de nous adresser à vous et que vous voudriez peut-être user de votre influence auprès de votre maîtresse de pension, afin qu’elle nous prenne chez elle.

— Ah !… fit le jeune homme, Mme Francœur est certainement un véritable cordon-bleu, sa maison est grande, confortable et fort bien tenue… Seulement elle ne tient pas réellement une maison de pension, vous savez, M. d’Azur ; de fait, je suis, et j’ai toujours été, je crois, son seul pensionnaire.

— On me l’a dit… Mais je suis sûr que si vous vous serviez de votre influence auprès de cette dame…

— Je peux toujours essayer, répondit Yvon en souriant.

— Luella, ma fille, est épuisée de fatigue, la pauvre enfant ; elle a réellement besoin de se reposer. Je vous serais fort obligé, M. Ducastel, si vous vouliez prendre notre cause en mains.

— Je ferai de mon mieux, M. d’Azur.

— Vous alliez partir, je crois ? demanda Richard d’Azur. Pourquoi ne ferions-nous pas route ensemble, jusqu’à votre maison de pension ?

— Mais, certainement ! Je parlerai immédiatement à Mme Francœur… Il vous faudra deux chambres…

— Pardon ! Trois… Il nous faut trois chambres, M. l’Inspecteur ; il y a aussi notre domestique, Salomé, qui nous accompagne. Elle est à la gare, dans le moment, en possession de nos bagages.

— Je crois que Mme Francœur pourra accommoder aussi votre domestique, dit Yvon.

Mme Francœur n’aura qu’à faire son prix, annonça pompeusement Richard d’Azur ; je suis prêt à payer ce qu’elle me demandera, de plus, un bon pourboire probablement.

— Alors, partons ! fit Yvon.

— Oui, partons !… Il me tarde de régler cette question d’une maison de pension, vous le pensez bien… Pour moi-même, passe encore ! mais ma fille est si fatiguée !

« M. l’Inspecteur », accompagné d’étrangers, un monsieur et une dame, cette dernière, vraiment frappante, avec sa chevelure d’or, son teint rose et sa riche toilette, cela ne manqua pas d’attirer l’attention de tous ceux qu’ils rencontrèrent, en route. On eut vite pris des renseignements et bientôt le bruit courut dans la ville que cet étranger, un monsieur d’Azur, était millionnaire et qu’il voyageait avec sa fille, son unique enfant, et une domestique, cette dernière, attachée au service personnel de Mlle d’Azur. Ces nouvelles suscitèrent l’intérêt de beaucoup de gens, car, dans les petites villes, le moindre incident fait sensation, on le sait.

En arrivant à sa maison de pension, Yvon introduisit M. et Mlle d’Azur dans le salon, puis il alla trouver Mme Francœur, dans la cuisine, où elle était à préparer le souper. En quelques phrases, il la mit au courant de ce qui se passait.

— Pensez-y, Mme Francœur, ajouta-t-il en riant, c’est un cas réellement désespéré : des voyageurs en détresse, dans une ville étrangère… sans toit pour les abriter… sans une croûte à manger…

Pour dire l’exacte vérité, Mme Francœur ne paraissait être ni très impressionnée ni très touchée de la détresse de ces inconnus, et elle fit la moue, tout d’abord à la pensée de prendre chez elle ces trois étrangers. Quel surcroît d’ouvrage aussi !

Mais bientôt, s’étant consolée à la pensée que ça ne serait que pour trois ou quatre jours, elle dit :

— C’est bien, M. Ducastel, je les prendrai ici… C’est plutôt pour vous obliger que je le fais, car…

— Oh ! Mais ! Ne vous mettez pas à la peine pour m’obliger, Mme Francœur ! s’écria Yvon. Ces gens sont des étrangers pour moi et ça m’est joliment égal que vous consentiez à les prendre pour pensionnaires ou non. C’est seulement en voyant le réel épuisement de Mlle d’Azur, la pauvre jeune fille, que je me suis décidé à plaider la cause de ces gens, croyez-le.

Bref, les d’Azur, père et fille, furent bientôt installés dans la confortable maison des Francœur. Quant à leur domestique, une voiture était allée la chercher à la gare.

Luella ne descendit pas à la salle à manger, lorsque sonna le souper et Yvon s’informa d’elle.

— Ma fille est si fatiguée, M. Ducastel, dit Richard d’Azur, qu’elle n’a pu se décider à quitter sa chambre.

— Désirez-vous que je lui monte une tasse de thé et de la nourriture légère M. d’Azur ? demanda Mme Francœur.

— Merci, Madame, répondit Richard d’Azur en s’inclinant. Mais aussitôt que Salomé arrivera, elle montera une tasse de thé et quelques biscuits à sa jeune maîtresse.

— C’est fort bien, fit Mme Francœur. Demain, Mlle d’Azur ne se ressentira plus de ses fatigues probablement.

— Espérons-le, dit le père de Luella. Elle n’est pas forte, voyez-vous, ajouta-t-il, en soupirant, et je suis toujours inquiet à son sujet, la pauvre enfant !

— Ah ! Voilà mon mari ! s’exclama Mme Francœur. Puis elle présenta Étienne à son nouveau pensionnaire.

Comme Mme Francœur ne tenait pas réellement une maison de pension, elle et son mari prenaient toujours leurs repas avec Yvon et à la même table que lui. Il n’était pas question de changer ce règlement, à cause de ces étrangers qu’elle avait consenti à prendre chez elle.

Les trois hommes causaient, tout en mangeant. Mme Francœur, occupée au service de la table, allait et venait, de la salle à manger à la cuisine et de la cuisine à la salle à manger, apportant les divers plats et les plaçant devant Yvon, afin qu’il en distribuât le contenu.

Yvon Ducastel était donc assis à la tête de la table, Richard d’Azur à sa droite et Étienne Francœur à sa gauche ; de la place qu’il occupait, ce dernier faisait face à la porte de la salle à manger ouvrant sur le passage.

Soudain, Yvon Ducastel et Richard d’Azur virent Étienne Francœur ouvrir démesurément les yeux et la bouche, tandis qu’une légère pâleur s’étendait sur ses traits.

— Là ! Là ! balbutia-t-il, en indiquant la porte d’une main tremblante.

— Qu’y a-t-il, Étienne ? demanda, stupéfaite Mme Francœur, qui venait d’entrer dans la salle à manger, munie d’un plateau contenant deux tasses à thé et deux soucoupes.

— Re… Re… garde… derrière toi, Na… Nathaline ! répondit Étienne, dont les dents claquaient de peur.

Mme Francœur se retourna… et aussitôt, jetant un cri d’épouvante, elle laissa choir sur le plancher le plateau qu’elle tenait à la main, puis elle courut vers la cuisine en criant :

— C’est le diable ! C’est le diable ! Chassez-le ! C’est le diable !