L’homme de la maison grise/03/06

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 102-105).


Chapitre VI

CHANGEMENT DE PROGRAMME


— Ah ! Te voilà enfin, Salomé ! fit, alors la voix de Richard d’Azur.

Nous venons de dire « la voix » de Richard d’Azur, car il avait adressé sa domestique en anglais, langue qu’Yvon seul comprenait, parmi ceux qui étaient présents.

Notre jeune ami, ayant avancé la tête, venait d’apercevoir celle dont l’apparition avait tant effrayé les époux Francœur. Quel fut son étonnement en constatant que Salomé, la domestique de M. et Mlle d’Azur, était une grande et corpulente négresse, du plus beau noir !… Il ne put s’empêcher de sourire ; dans la Nouvelle-Écosse, à W… dans tous les cas, les nègres étaient rares et clair-semés. Il est vrai que, chaque mineur qui sortait de la houillère, après y avoir passé quelques heures, avait le visage aussi noir que le plus noir Africain… seulement, après quelques ablutions, ce noir disparaissait complètement.

— C’est Salomé, la servante de M. et Mlle d’Azur, Mme Francœur, dit Yvon à la maîtresse de pension, qui venait de risquer un coup d’œil dans la salle à manger.

— Quoi ! s’exclama la bonne dame. Cette négresse !

— Mais, oui…

— Jamais je ne tolérerai une négresse dans ma maison, jamais, M. Ducastel ! J’ai peur de ça, moi, ce monde-là ! Et ça ne parle seulement pas le français cette femme ! s’exclama Mme Francœur, en s’avançant dans la salle.

— Écoutez, Mme Francœur… commença Richard d’Azur.

— Pourquoi ne pas m’avoir dit que Salomé était une négresse, Monsieur ? interrompit-elle, d’un ton fort mécontent. Si je l’avais su, vous pensez bien que je n’aurais pas consenti à…

— Voyons ! Voyons, chère Madame ! répondit Richard d’Azur de son ton le plus conciliant. Je n’avais même pas songé à vous renseigner au sujet de notre domestique ; je croyais que vous deviez savoir…

— Savoir ! cria Mme Francœur. Savoir que votre Salomé était une négresse !

— C’est que, voyez-vous, dans les États-Unis d’Amérique, où j’ai passé tant d’années, les Noirs sont très nombreux, surtout dans l’ouest et dans le sud, et ces gens s’engagent comme domestiques, généralement.

— Mais pas par ici, M. d’Azur, pas par ici !… Et je vous demanderai de vous chercher une pension ailleurs, car, votre domestique… elle me donnerait le cauchemar… et à Étienne aussi.

— Chère Mme Francœur, fit Richard d’Azur, je vous le demande, en grâce, essayez de comprendre notre situation : nous…

— C’est inutile, Monsieur ! s’exclama Mme Francœur en levant la main.

— Écoutez, je vous prie ! Salomé ne vous importunera nullement, car elle est attachée au service personnel de ma fille ; vous ne la verrez qu’aux heures des repas, ou si elle peut vous être utile à quelque chose, en aucun temps.

Pauvre Mme Francœur ! Elle fut difficile à convaincre. Yvon dut s’en mêler ; c’est lui qui parvint à lui faire entendre raison. Enfin, elle se laissa persuader, et Salomé s’installa chez les Francœur, pour tout le temps qu’il plairait à ses maîtres d’y rester.

Ça ne sera que pour trois ou quatre jours, après tout ! se disait Mme Francœur, en manière de consolation.

Trois jours s’étaient écoulés, depuis l’incident que nous venons de raconter. Le départ des d’Azur était fixé au lendemain. Il est vrai qu’ils ne parlaient pas de partir ; mais c’était chose entendue (selon Mme Francœur, dans tous les cas qu’ils ne devraient pas prolonger leur séjour à W…

Cependant, Yvon soupçonnait bien M. et Mlle d’Azur d’avoir changé subitement d’idée au sujet de leur départ, pour une raison ou pour une autre. Tout d’abord, ils n’avaient plus mentionné leur projet d’exploration de la houillère. Probablement qu’ils se proposaient de se joindre aux excursionnistes du jeudi suivant ; c’est-à-dire à Lionel Jacques, M. et Mme Foulon, et aux autres. Et puis, Luella prétendait aimer beaucoup W…, ce qui étonnait quelque peu le jeune homme, car cette ville minière ne devait pas avoir grand charme pour une élégante comme elle.

Yvon Ducastel eut été, assurément, fort étonné et peut-être aussi un peu ennuyé s’il avait connu la raison du changement de programme de ces gens. Nous allons en dire la raison en quelques mots.

Le matin du troisième jour de leur arrivée à W… donc, Luella alla frapper à la porte de chambre de son père. Celui-ci vint ouvrir, et quoiqu’il fût très occupé à faire sa correspondance, il accueillit aimablement sa fille.

— J’ai à vous entretenir de choses importantes, père, dit-elle. Êtes-vous très, très occupé ?

— Jamais trop pour prêter l’oreille à ce que tu as à me dire, ma chérie, répondit, en souriant, Richard d’Azur.

Ça ne sera pas long d’ailleurs ce que j’ai à vous dire, reprit Luella… C’est à propos de notre séjour ici…

— Il achève, fit Richard d’Azur, avec un soupir de soulagement, et je n’en suis pas fâché. Obligé de poser en professeur de minéralogie, cela commence à m’ennuyer beaucoup ; d’autant plus que ce M. Ducastel s’y connaît, et j’ai toujours peur de faire quelque gaffe, lorsque nous nous entretenons de minéraux ensemble. Ha ha ha !

— Nous devions partir demain, n’est-ce pas ?

— Oui, demain… Je le devine bien, toi non plus, tu ne seras pas fâchée de quitter le ciel toujours encrassé de W…

— Vous vous trompez, petit père… Au contraire… j’aimerais à prolonger ma promenade en cette ville.

— Hein ? cria presque Richard d’Azur. Tu aimes cette ville ?…

— Mais, oui.

— J’ai peine à te croire, Luella ! On ne respire, ici, que de la poussière de charbon… Tout est noir et sale ici… Jamais on ne peut entrevoir seulement le firmament bleu, qui est caché par d’épais nuages noirs… Non ! W… n’est pas un endroit idéal… pour y passer la belle saison.

— En cela vous avez raison, je l’avoue ; W… est loin d’être une ville idéale. Il me semble que, déjà, mes poumons sont encrassés de cette poussière de charbon dont vous venez de parler… Et puis, tous ces infirmes que nous rencontrons, chaque fois que nous mettons le pied dehors ; victimes, ceux-là, de quelqu’accident dans la houillère, me dit-on… Décidément, W… n’est pas un paradis terrestre !

— Alors, Luella…

— Mais dans cette ville… non-idéale, j’ai rencontré mon idéal, père, avoua la jeune fille.

— Comment ? Que veux-tu dire ? Ton idéal ?.. Je… Je ne comprends pas…

— Je veux parler de M. Ducastel, père chéri… Je… je l’aime et…

— Quoi ! Tu aimes ce garçon ? Toi ? Toi ? Toi qui pourrais épouser, quand et aussitôt qu’il te plaira, un titre, un des plus beaux qui soient !

— Que voulez-vous, père ? Je…

— Tu te crois entichée de ce M. Ducastel… l’inspecteur de la houillère de W… ; un pauvre diable qui…

— À quoi sert, père ? Je le répète, je l’aime !

— Ma pauvre enfant, tu rêves !

— Non, je ne rêve pas… Il est pauvre, vous venez de le dire ; mais, je serai riche pour deux, n’est-ce pas ? Et puis, il est parfait pour moi ce jeune homme.

— Chère petite, fit Richard d’Azur, d’un ton légèrement impatienté, quelle folie de t’être amourachée de ce garçon qui, peut-être, est fiancé à une autre… Tu ne sais pas, après tout ; tu le connais à peine.

M. Ducastel est libre, libre comme l’air (et je ne parle pas de l’air de W.., croyez-le bien) dit Luella en riant.

— Comment le sais-tu ?

— Oh ! Adroitement, très adroitement, je m’en flatte, j’ai questionné cette brave femme Mme Francœur ; or, elle est tout à fait au courant des faits et gestes de son pensionnaire, sachez-le.

— Ainsi, ma fille, tu désires véritablement que nous prolongions notre séjour en cette ville ?

— Oui, père ; je le désire…, ardemment.

— Eh ! bien… Mais il y a Mme Francœur… Je doute, fort que cette femme soit disposée à nous garder plus longtemps dans sa maison.

— Ah ! bah !… En y mettant le prix, fit, assez cyniquement Luella.

— Je verrai ce que je pourrai faire, promit Richard d’Azur.

— Merci, père chéri !… J’aimerais aussi que nous nous procurions deux bons chevaux de selle ; un pour vous et un pour moi…

— Je m’en occuperai…

— Voyez-vous, M. Ducastel possède un splendide cheval ; c’est Salomé qui me l’a appris. Nous sortirons ensemble, lui et moi.

— Je présume que M. Ducastel se chargera bien de nous trouver des chevaux, si nous l’en prions, répondit Richard d’Azur, non sans soupirer, car il était grandement déçu concernant sa fille ; lui qui avait rêvé de la voir, au moins comtesse un jour !

Yvon ne fut pas trop surpris, ce soir-là, quand Richard d’Azur lui demanda de leur trouver deux chevaux de selle, et qu’il ajouta qu’il avait résolu, avec le consentement de sa fille, de prolonger leur séjour à W…

— Ce qui nous donnera l’occasion de nous joindre à vos amis, qui doivent explorer la mine, en votre compagnie, jeudi prochain, M. Ducastel.

— Mais, oui, M. d’Azur ! Et cela me fait penser… Que diriez-vous d’aller rendre visite à M. Jacques, à la Ville Blanche, après demain, c’est-à-dire dimanche, dans l’après-midi ?… N’est-ce pas que ce serait une bonne idée Mlle d’Azur ?

— Ce serait charmant ! répondit Luella en souriant.

— Nous irons à cheval, tous trois. Je sais où vous trouver deux excellentes bêtes de selle. Vous plairait-il de venir voir ces chevaux, demain, après cinq heures… je veux dire après mes heures de bureau ?

— Certes, oui ! s’écria la jeune fille. N’est-ce pas, père ?

— Certainement, Luella. Vous possédez un cheval, M. Ducastel ?

— Si j’en possède un ! s’exclama Yvon. Presto… Il faut que vous fassiez la connaissance de Presto, Mlle d’Azur, ajouta-t-il ; c’est un cheval extraordinaire… selon moi du moins. Il va comme le vent et il est doux comme un agneau.

— J’aimerais à le voir, fit Luella.

— Alors, allons ! répondit Yvon.

Mais Presto, soit qu’il fut mal disposé, soit pour toute autre cause, ne se montra pas aimable pour Luella : il coucha les oreilles dans son crin lorsque la jeune fille voulut le flatter, et même, il fit mine de ruer. C’est en vain qu’elle l’appela par son nom et qu’elle lui parla, comme on parle aux animaux généralement, maître Presto se tassa dans le fond de sa stalle et eut l’air tout chose. Décidément, le cheval de M. Ducastel n’aimait pas Mlle d’Azur !

Yvon ne put s’empêcher de faire des comparaisons : Presto recherchait les caresses d’Annette ; il posait même sa tête sur l’épaule de l’aveugle et hennissait doucement lorsque celle-ci lui parlait.

Doit-on se fier aux caprices d’un animal ?… Ce serait folie sans doute… Cependant, l’instinct d’un cheval ou d’un chien est presqu’infaillible, assure-t-on.