L’homme de la maison grise/05/06

La bibliothèque libre.
L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 187-189).


Chapitre VI

LA CONFESSION D’UN MISÉRABLE


En disant ce qui précède, l’homme de la Maison Grise (Félix de Montvilliers, pour lui donner son véritable nom) n’était pas tout à fait sûr de ce qu’il avançait ; mais Lionel Jacques ne le démentit pas ; au contraire.

— Et ! bien, oui, M. de Montvilliers, je suis Jacques Livernois, répondit-il.

Il y eut une exclamation d’étonnement de la part d’Annette, du prêtre et d’Yvon.

— Jacques Livernois, l’incendiaire, dit Félix de Montvilliers.

— C’est faux, et vous le savez bien ! s’écria l’interpellé.

— Jacques Livernois… qui a passé trois ou quatre ans au pénitencier…

— Ô ciel ! s’exclamèrent, ensemble Annette et Yvon.

— Cela c’est vrai, répondit Lionel Jacques (ou plutôt Jacques Livernois). Mais si j’ai été accusé d’avoir incendié mon magasin, jadis, si j’ai été envoyé au pénitencier pour ce crime, que je n’avais, certes, pas commis…

— Ah ! Oui  ! C’est entendu, vous étiez innocent, hein ? dit Félix de Montvilliers avec un rire moqueur.

— Mon innocence, je peux la prouver… Lorsque je suis retourné à G…, après avoir été libéré du pénitencier, M. de Montvilliers, j’ai appris que ma femme était morte et que ma fille avait disparu… J’ai appris autre chose encore : l’Loucheux, votre complice, l’homme que vous aviez payé pour incendier mon magasin, l’Loucheux, dis-je, était à l’article de la mort… Mais avant de mourir, il m’a tout avoué. Il a même en présence du curé et du notaire de G…, signé un papier attestant mon innocence et nommant le véritable coupable ; ainsi…

— Ainsi, vous ne me craignez plus, n’est-ce pas, cher Monsieur ? dit, en riant, Félix de Montvilliers.

— Certes, non !

— Ha ha ha ! fit le misérable. Tout de même, il me sera infiniment agréable de vous raconter ma dernière entrevue avec votre femme… Stéphanne… celle que j’allais épouser… si vous ne me l’aviez pas… volée, le matin du jour fixé pour notre mariage…

— Vous l’avez donc revue, ma Stéphanne ?… C’était donc vrai ce que m’a fait entendre l’Loucheur ?… Et ma fille ? Qu’est-elle devenue ?

Instinctivement, les yeux de Jacques Livernois se tournèrent vers Annette et Félix de Montvilliers se mit à rire :

— La ressemblance est assez frappante… commença-t-il.

— Annette ! s’écria Jacques Livernois, en pressant la jeune fille dans ses bras. Ah ! Cette ressemblance ! continua-t-il. M. le curé, vous le savez, je vous l’ai dit qu’Annette ressemblait à ma femme d’une façon extraordinaire !

— Oui, vous me l’avez dit, peut-être cent fois, répondit le prêtre.

— Mais… Mais… balbutia Annette. M. Jacques…

— Annette ! Ma fille ! Mon enfant chérie ! s’exclama Jacques Livernois. Ah ! continua-t-il, cette affection paternelle que je ressentais pour toi, ce n’était que naturel… Mais, sache-le, ma fille, ton véritable nom c’est Stéphannette…

— Eh ! bien, oui, M. Livernois, Annette est votre fille… Lorsqu’elle était petite, elle se nommait elle-même Annette et le nom lui est resté.

— Ô M. Jacques, s’écria Yvon, Annette est donc véritablement votre fille ?

— Oui, mon garçon… et que Dieu en soit béni !… Ah ! Elle est le portrait vivant de ma Stéphanne… M. le Curé le sait, lorsqu’Annette venait au Gite-Riant, j’aimais à la voir se parer des toilettes qu’avait porté ma femme et la chère enfant ne refusait jamais de me faire ce plaisir.

— C’est donc cela ?… balbutia Yvon. On me l’avait dit… Je ne comprenais pas… Et, dites-moi, M. Jacques, ce portrait encadré qui est sur une table, dans votre chambre à coucher, est-ce celui de votre femme… de Mme Livernois ?

— Oui, Yvon.

— J’ai entrevu ce portrait… certain jour… J’ai cru que c’était celui d’Annette.

Jacques Livernois sourit tristement : il avait eu le pressentiment de bien des choses… il avait compris les sentiments d’Yvon vis-à-vis d’Annette, depuis longtemps.

Mais Félix de Montvilliers parlait :

— Vous pouvez la prendre votre fille, M. Livernois, disait-il. Je me suis vengé de vous et de votre femme en obligeant Annette à se faire passer pour aveugle… Depuis l’âge de sept ans qu’elle… vole l’argent du public.

— Ô mon Dieu ! fit Annette en sanglotant.

— Nous savons tout cela, M. de Montvilliers, dit Yvon. Annette, la pauvre enfant n’est pas coupable. C’est vous le voleur, la brute ! Annette… Nous l’aimons, nous la respectons, à l’égal d’un ange du bon Dieu.

— Tiens ! Tiens ! s’écria l’ermite, avec un rire si insultant qu’Yvon eut envie de lui donner un soufflet.

— Ainsi, M. de Montvilliers, vous aviez enlevé Annette à sa pauvre mère ? Ah ! Soyez maudit, mille fois maudit.

L’homme de la Maison Grise haussa les épaules, puis il répondit.

— Je l’ai, en effet, enlevée, de force, à sa mère… moribonde… Quelle scène elle me fit, quelle scène !… Si vous aviez pu la voir votre femme se traîner sur le plancher et m’implorer de lui laisser son enfant !… S’il vous eut été donné de l’apercevoir votre Stéphanne chérie me suivant, à genoux (car elle n’avait plus la force de se tenir debout, encore moins de marcher) essayant de m’enlever sa Stéphannette… au moment de tomber morte à mes pieds ! Hé hé hé !

Mais le rire s’éteignit dans son gosier ; Jacques Livernois venait de lui sauter à la gorge, et tandis qu’Yvon, de son côté, faisait forcément ployer le genou du bourreau de Stéphanne, l’ex-gérant de banque étouffait celui-ci… lentement, mais sûrement.

Mais le prêtre intervint. Certes, ce dernier comprenait à quel sentiment obéissait son ami. Cependant, nul n’a droit sur la vie d’autrui.

M. Jacques ! implorait le prêtre. De grâce, M. Jacques !

— N’avez-vous pas entendu, M. l’abbé, ce que cet homme vient de raconter ? criait le propriétaire de la Ville Blanche. Il a…

— Je sais… Je sais, mon fils ; mais… Ah ! Voyez votre fille, votre Stéphannette ; elle est horrifiée de ce que vous faites !

Les doigts de Jacques Livernois se desserrèrent aussitôt. Il se contenta de repousser rudement Félix de Montvilliers, puis il courut auprès d’Annette.

— Ma fille ! s’écria-t-il. Pardon !

— Père ! répondit-elle. Venez, père chéri ! Venez, Yvon ! Vite, quittons cette sinistre demeure !

— Oui, oui, ma chérie, répondit tendrement Jacques Livernois. Retournons au Gite-Riant ! Viens, petite Reine de la Ville Blanche, viens !

Sans plus s’occuper de l’homme de la Maison Grise, tous s’acheminèrent vers la porte de sortie. Mais au moment de partir, le prêtre se tourna du côté de l’ermite et lui dit tristement, quoiqu’avec bonté :

— Que Dieu vous pardonne, M. de Montvilliers !