L’homme de la maison grise/05/07

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 189-191).


Chapitre VII

MARGUERITES ET FLEURS D’ORANGERS


Près d’un an s’est écoulé depuis les événements rapportés dans le chapitre précédent. On est au mois de juin. Un radieux soleil inonde la Ville Blanche et ses environs.

La Ville Blanche est parée comme pour une fête. Quoiqu’on soit au jeudi, tous les citoyens portent leurs habits des dimanches et s’acheminent vers l’église. Par les portes larges ouvertes du saint lieu arrivent des flots d’harmonie, et le parfum des fleurs se mêle à celui de l’encens. Décidément, c’est grande fête !

Mais avant de dire la raison de cette fête, racontons brièvement les incidents qui ont eu lieu, depuis que nous avons vu le Curé Prince, Annette, Lionel Jacques et Yvon quitter hâtivement la Maison Grise et son sinistre habitant.

Est-il nécessaire de dire qu’Annette avait été heureuse, au-delà de toute expression, de retourner au Gite-Riant, en compagnie de son père (Jacques Livernois) et de ses deux bons amis ? Elle avait tant souffert, moralement du moins, dans la maison de celui qu’elle avait cru être son grand-père !

Jacques Livernois avait résolu, d’après le conseil du curé, de reprendre son véritable nom. Une explication plausible ayant été donnée et crue, on s’accoutuma vite à l’appeler par son véritable nom.

Et Annette était réellement la Reine du Gite-Riant et de la Ville Blanche.

Mme Foulon était devenue la confidente de la jeune fille ; mais bientôt, celle-ci fit plus ample connaissance avec Madeleine Blanchet, et toutes deux devinrent amies inséparables. Madeleine, nous l’avons dit déjà, était la meilleure enfant au monde. Ce qui lui manquait cependant, c’était un certain poli, une certaine distinction de manières et de goût ; ces choses, elle les acquit vite, au contact d’Annette.

Madeleine était courtisée par le Docteur Rupert. Un jour, elle arriva au Gite-Riant, émue et joyeuse en même temps.

— Regardez, Annette ! fit-elle, en montrant à son amie une bague surmontée d’un diamant, qu’elle portait à l’annulaire de sa main gauche.

— Le Docteur Rupert… murmura Annette.

— Comment ! Vous saviez ?

— C’était clair comme le jour, ma chère, répondit, en riant, Annette.

— Et vous, Annette ?… Quand porterez-vous un gage de vos fiançailles avec M. Ducastel ? demanda Madeleine.

M. Ducastel et moi nous sommes d’excellents amis seulement, Madeleine, répondit, en rougissant un peu, la fille de Jacques Livernois.

— Oh ! Vraiment ! fit Madeleine, avec un sourire entendu.

Maintenant, parlons de M. et Mme Francœur. Ils étaient heureux à la pensée qu’Annette était réellement la fille de « M. Jacques » et qu’elle demeurait au Gite-Riant, la plus belle résidence au monde selon eux. Le bonheur des Francœur consistait à recevoir Annette de temps à autre, lorsqu’elle accompagnait son père, alors que celui-ci venait à W… par affaires.

Un autre qui était content de la tournure qu’avaient pris les événements, c’était Léon Turpin, l’enfant infirme du sellier. Il avait tant pleuré le pauvre petit, à la pensée que « M. l’Inspecteur » allait partir pour l’Europe… et puis, ne lui avait-on pas dit, dans le temps, qu’il ne reviendrait plus !

Un jour, on eut des nouvelles des d’Azur. Ils voyageaient en pays étranger, d’une ville européenne à une autre, accompagnés de leur « domestique » une négresse ayant nom Salomé, et suivis, presque pas à pas d’un certain vicomte ruiné, avide d’épouser la fille du millionnaire, afin de voir refleurir ses blasons.

Mais pour revenir à la Ville Blanche et expliquer pourquoi elle était en fête, arrêtons-nous un instant devant l’église et regardons… Dans l’encadrement des grandes portes viennent d’apparaître de nos amis : Yvon, donnant le bras à Annette, devenue Mme Ducastel, depuis un tout petit quart d’heure. Qu’elle est belle notre Annette, dans sa riche toilette de mariée !

Derrière les mariés, au premier plan, sont les deux témoins de la cérémonie qui vient d’avoir lieu ; ces témoins sont Jacques Livernois et Étienne Francœur, ce dernier, paraissant très bien en habit de cérémonie et coiffé d’un chapeau haut de forme.

Bien sûr qu’Yvon aurait pu choisir pour témoin un homme plus haut placé dans la société ; Étienne Francœur n’était qu’un simple journalier, on le sait. Le Docteur Rupert, le Notaire Soucy, M. Foulon, et bien d’autres de W… et de la Ville Blanche eussent été honorés d’être demandés et d’accepter cette charge : mais ni Yvon, ni Annette n’avait pu oublier les réelles bontés des Francœur à leur égard. Ces braves gens les avaient traités comme s’ils avaient été leurs propres enfants, et le seul moyen à leur disposition pour prouver leur reconnaissance ç’avait été de demander à Étienne Francœur de servir de témoin à leur mariage.

Suivant les deux témoins, venaient M. et Mme Foulon, le Docteur Rupert et Madeleine Blanchet, le Notaire et Mme Soucy, Patrice Broussailles et Anne-Marie Clouthier, cette dernière, la plus jeune des enfants d’Alphonse Clouthier, une de nos connaissances de la Ville Blanche. Patrice courtisait sérieusement Anne-Marie et il était à espérer qu’il l’épouserait, car cette vertueuse jeune fille avait acquis déjà beaucoup d’influence sur le caractère du « professeur » ; elle lui ferait une femme admirable.

N’oublions pas un autre invité à la noce : Léon Turpin, resplendissant dans un costume neuf, cadeau d’Yvon, pour la circonstance.

Dans la vaste salle-à-manger du Gite-Riant, artistement décorée de marguerites, les fleurs préférées d’Annette, deux longues tables, allant d’une extrémité à l’autre de la pièce, avaient été dressées. À la tête de la table d’honneur étaient le curé, et nos amis mentionnés plus haut. Les autres places étaient à la disposition des citoyens de la Ville Blanche, car tous, avaient été conviés aux noces ; tous aussi, s’étaient rendus à l’appel, jusqu’au vieux père d’Alphonse Clouthier. Ce bon vieillard, quoiqu’il se crut toujours à la veille de trépasser, promettait de vivre encore quelques années.

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Un soir, six mois après le mariage d’Annette et d’Yvon, Jacques Livernois arriva au Gite-Riant en retard pour le souper.

— Imaginez-vous, mes enfants, annonça-t-il, que j’arrive de chez le Notaire Soucy… Je viens d’acquérir une propriété la Maison Grise, qui était à vendre… Eh ! bien, je l’ai achetée.

— Ah ! Bah ! s’écria Yvon. Et l’ermite ?

— Il est allé se faire pendre ailleurs, celui-là, répondit Jacques Livernois en riant. La Maison Grise, ou plutôt le terrain l’environnant touche à ma carrière…

— Et qu’allez-vous en faire de la Maison Grise, père ? La démolir ? demanda Annette.

— Non pas, ma fille !… Je ferai démolir la partie qui tombe en ruines seulement. Je ferai restaurer le reste de la maison, que je mettrai ensuite à la disposition de ceux qui travaillent dans ma carrière ; c’est là qu’ils pourront se retirer, à l’heure du midi, pour prendre leur dîner et se reposer un peu… Je changerai le nom de la propriété ; je la nommerai le Refuge… Ce qu’il me faudra, par exemple, ce sera un gardien pour le Refuge

— Ludger Poitras… suggéra Yvon.

— Voilà justement l’homme qu’il faudrait ! Ce pauvre diable, sans feu, ni lieu, se croira dans le paradis, au Refuge. Bonne idée que la tienne, mon garçon !

— Yvon a toujours de bonnes idées, petit père, vous le savez bien ! fit Annette, et les deux hommes de rire de grand cœur.

— Cependant, M. Livernois, je crois que vous aurez de la difficulté à changer le nom de votre nouvelle propriété, dit Yvon en souriant ; elle portera toujours, j’en suis convaincu, le nom de la Maison Grise.

Yvon ne se trompait pas ; quoique le nouveau nom : Refuge eut été découpé en longues et larges lettres sur sa façade, jamais on ne nommait cette propriété autrement que la Maison Grise.

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Un an et demi s’écoula encore, puis, une enfant fut née aux Ducastel ; parrain et marraine : M. Jacques Livernois et Mme Étienne Francœur.

L’enfant reçut, au baptême, le nom de Stéphannette. Le parrain y tenait beaucoup, car, quoiqu’il appelât souvent sa fille par son véritable nom, celui d’Annette lui était resté et lui resterait toujours, probablement. Stéphannette devint l’idole de tous ; de ses parents, de son grand-père, de sa marraine, du mari de celle-ci, de M. et Mme Foulon, du Docteur Rupert et de Madeleine, sa femme, de Patrice Broussailles et d’Anne-Marie, son épouse. Léon Turpin affirmait que Stéphannette était un ange descendu tout droit du ciel, et ce pauvre Ludger Poitras, un jour que la petite lui avait souri, avait sangloté de joie. On avait surnommé Stéphannette : l’Ange de la Ville Blanche… Annette en serait toujours la Reine.

Nous laissons donc, heureux, tous ceux que nous avons aimés, à W… et à la Ville Blanche.

Mais la plus heureuse de tous, c’est incontestablement, Annette surtout lorsqu’elle compare sa vie actuelle, si calme, si paisible, si douce, à celle qu’elle menait jadis, alors qu’elle se croyait la petite-fille de l’homme de la Maison Grise.


Fin de la cinquième et dernière partie.