L’intérêt du capital/1

La bibliothèque libre.
V. Giard et E. Brière Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 1-38).

L’INTÉRÊT DU CAPITAL

CHAPITRE PREMIER

DÉFINITIONS


1. Je me propose de rechercher dans cet ouvrage pourquoi il y a un intérêt du capital, et comment se détermine le taux de cet intérêt.


Devant traiter de l’intérêt du capital, il convient de dire tout de suite ce que j’entends par les mots capital et intérêt. Ce n’est pas que ces définitions soient indispensables : on peut arriver à concevoir avec suffisamment d’exactitude la genèse de l’intérêt sans avoir au préalable pris la peine d’attacher une signification déterminée à nos deux concepts. Néanmoins il est clair que la théorie gagnera en rigueur, et que bien des confusions seront évitées si je fixe en commençant le sens des mots que je vais avoir à employer sans cesse.




Le capital — c’est lui qu’il faut considérer en premier lieu — est malaisé à définir.

Le mot capital, en effet, est employé par le langage vulgaire dans des acceptions assez variées. Et les économistes, s’appliquant à l’étude des questions que pose l’expérience journalière, élaborant les concepts auxquels cette expérience a donné naissance, ont multiplié les significations du mot à ce point que rarement l’on voit deux d’entre eux l’entendre de la même façon.

Sommes-nous donc en droit de prendre pour le mot capital l’une quelconque des significations qu’il a reçues ? En un sens, les définitions sont arbitraires, et l’on ne peut rien exiger d’elles d’une manière absolue sinon qu’elles soient claires, distinctes et exemptes de contradictions. Toutefois les définitions, dans un ouvrage de science, ne sont pas indifférentes. Il est préférable qu’on ne s’écarte pas trop des habitudes du langage usuel, ni de celles du langage scientifique. Il faut tâcher aussi que chaque vocable serve à exprimer un concept important, que par lui on soit amené à examiner les faits les plus généraux, à découvrir les lois les plus essentielles de la science[1].

2. Cherchant une définition du capital qui satisfasse aux desiderata ci-dessus énoncés, j’examinerai tout d’abord la distinction que la plupart des économistes ont accueillie, et sur laquelle beaucoup ont insisté longuement : la distinction du capital social et du capital privé, du capital productif et de celui qui, sans être productif, rapporte cependant des intérêts au particulier qui en est nanti[2].

Les économistes ont montré comment la deuxième catégorie était plus vaste que la première : tandis que le capital social est composé uniquement de moyens de production, le capital privé comprend aussi des biens destinés à la consommation, des moyens de jouissance. Quelques auteurs représentent encore que le capital social est une catégorie purement économique, correspondant à une loi universelle de la production, et qu’on le rencontre dans toutes les formations sociales ; le capital privé, au contraire, n’existerait que dans certaines formations sociales, à savoir celles qui admettent le prêt et la rémunération du prêt ; il ne serait, par suite, qu’une catégorie historico-juridique[3].

D’après Böhm-Bawerk[4], de ces deux notions de capital social et de capital privé, la deuxième serait la notion fondamentale, et l’autre serait une notion dérivée. Rien de plus juste que cette vue. La science économique étudie l’homme en tant qu’il s’efforce d’acquérir des richesses, c’est-à-dire des biens échangeables par lesquels ses besoins puissent être satisfaits : tous les faits qu’elle étudie ont leur origine dans l’activité des individus cherchant à améliorer leur condition, et se terminent à ces mêmes individus. Et sans doute il est très éloigné de ma pensée de vouloir enfermer l’économiste dans la considération du jeu des intérêts particuliers ; je crois au contraire qu’il doit aussi s’élever à la considération de l’intérêt social — lequel est d’une certaine manière une résultante de ceux-là —, que par là seulement la science économique achève sa tâche[5]. Il n’en reste pas moins que tout d’abord ce sont les individus que l’économique doit envisager, et que les notions que l’économique élabore tout d’abord sont ces notions mêmes que forment les individus préoccupés de leurs intérêts particuliers.

Mais ce n’est pas aller assez loin que de présenter la notion du capital social comme une notion dérivée. J’estime que cette notion ne répond à rien de réel, et qu’il y a lieu de l’expulser de l’économique.

Le capital social, dit-on, c’est cette partie du capital privé qui est employée dans la production, qui consiste en des moyens de production : ce sont les fabriques, les chemins de fer, les machines, les matières premières, etc. On oublie — ou l’on ne voit pas — que les productions entreprises par les particuliers ne sont pas toujours vraiment productives, qu’elles ne sont pas toujours telles que les biens qui y sont engagés reçoivent par cet emploi la destination socialement la plus utile, et que parfois même elles pourront avoir pour résultat une diminution de la richesse sociale[6]. Qu’on cesse de négliger cette grande vérité, et alors on ne saura plus ce qu’il faut entendre par l’expression de capital social : sera-ce en effet cette partie du capital privé qui, dans la production, est employée en vue du futur au mieux des intérêts de la collectivité ? sera-ce toute cette partie du capital privé dont l’emploi est destiné à accroître, encore qu’il ne doive pas toujours l’accroître le plus possible, le bien-être collectif dans le futur ? ou bien si par capital social il faudra entendre — élargissant la notion jusqu’à la faire coïncider presque avec celle de richesse sociale — tous ces biens qui pourraient, employés d’une certaine façon dans la production, servir à accroître dans le futur le bien-être social ? Contraint de renoncer à la conception ordinaire du capital social, on sera très en peine sans doute de choisir entre les trois conceptions qui s’offriront pour la remplacer. Et c’est pourquoi la science économique, si elle doit se demander l’avantage que la société dans son ensemble retire des opérations capitalistiques des particuliers, fera bien de ne point parler de capital social ; c’est pourquoi encore j’écarterai avec soin, cherchant à définir le capital, cette préoccupation de l’intérêt social qui d’une façon plus ou moins consciente a fait adopter à certains auteurs des définitions beaucoup trop étroites.

3. Qu’est-ce donc que le capital ? Avant de répondre à cette question, il faut considérer l’opération capitalistique, la capitalisation[7].

Capitaliser, c’est essentiellement retarder une jouissance pour la faire plus grande, ou pour obtenir en place d’elle une jouissance plus grande. Celui qui attend la maturation d’un fruit pour le cueillir et le manger, et qui pour amener cette maturation n’a aucun travail à fournir, celui-là ne se livre pas à une opération capitalistique. Mais il en sera autrement s’il est obligé de dépenser une somme quelconque de travail ; car ce travail qu’il dépense en vue d’un résultat éloigné, il eût pu le dépenser en vue d’un autre résultat, moindre sans doute, mais immédiat, ou du moins plus rapproché qu’e celui-là ; il eût pu encore ne point le dépenser du tout : or la peine qu’il se fût évitée est comparable tout à fait, dans l’arithmétique économique, à un plaisir immédiat qu’il se fût procuré.

En somme la capitalisation n’est pas autre chose que la manifestation dans l’ordre économique de la prévoyance de l’homme. Cette manifestation est partout dans notre vie économique, puisque à chaque instant il nous arrive soit de nous imposer un labeur qui ne donnera ses fruits qu’après un temps plus ou moins long, soit de renoncer avantageusement à la consommation destructive que nous pourrions faire sur l’heure d’un bien que nous possédons. Mais elle peut se présenter sous des aspects différents.

Tantôt on s’inflige une peine pour obtenir par la suite des biens qu’on n’eût pas eus sans cela, pour avoir plus facilement ou en plus grande quantité des biens que l’on savait déjà se procurer : ainsi l’on accroît le rendement d’une terre par des travaux de drainage, l’on facilite l’adduction de l’eau, le transport des marchandises en construisant des canaux ou des chemins de fer, l’on rend possible la capture du gibier en fabriquant des armes à feu, etc.

L’opération capitalistique peut consister à laisser l’action soit des forces naturelles, soit des lois sociales améliorer ou augmenter un bien dont on pourrait faire une consommation immédiate : à laisser vieillir du vin, à laisser pousser une forêt, à prêter une somme d’argent qui vous sera rendue avec un surplus.

D’autres fois, l’opération capitalistique consiste à créer par son travail des biens dont l’utilité ne sera perçue que dans le cours d’une longue durée — des maisons, des meubles par exemple — en place de biens que l’on eût consommés instantanément, ou dans une durée moindre.

On capitalise encore lorsqu’on conserve un bien durable pour en jouir au lieu d’en tirer une jouissance d’une autre espèce qui serait plus prompte, lorsqu’on garde un meuble au lieu de le brûler pour se chauffer.

Enfin c’est capitaliser que de conserver un bien destiné par sa nature à une consommation destructive, en vue d’un accroissement que les circonstances produiront dans l’utilité de ce bien : c’est capitaliser par exemple que d’amasser des provisions pour parer à une disette.

4. Dans les explications qui précèdent, la capitalisation a été envisagée d’un point de vue subjectif : j’ai mis en présence d’un côté une privation ou une peine que le « capitaliste » s’infligeait, de l’autre un supplément de bien-être qu’il acquérait. La capitalisation peut encore être envisagée d’un point de vue objectif : alors les deux termes mis en présence ne seront plus une utilité négative et une utilité positive, mais une valeur négative et une valeur positive ; on considérera d’une part ce que le capitaliste abandonne comme valeur — j’entends comme valeur d’échange —, d’autre part ce qu’il acquiert.

Les deux concepts de capitalisation au sens subjectif et de capitalisation au sens objectif ne coïncident pas. Un exemple suffira à le montrer. Soit un individu qui, ayant en sa possession une provision de blé, garde ce blé au lieu de le consommer de suite parce qu’il prévoit que, pour telle raison que l’on peut imaginer, ce blé lui sera quelque jour plus utile que dans le présent. Cet individu fait une capitalisation au sens subjectif du mot. Si toutefois, dans ce moment du futur où le blé sera consommé, la valeur, le prix de ce blé doit être inférieur à ce qu’il est présentement, il n’y aura pas là de capitalisation, au sens objectif du mot.

Des deux concepts que je viens de distinguer, le premier logiquement est à coup sûr le concept subjectif. Qu’on suppose un individu complètement isolé : il aura à mesurer des utilités, et il ne connaîtra pas de valeurs, il pratiquera donc la capitalisation subjective, et point l’autre.

Néanmoins c’est au concept de capitalisation objective seul que nous aurons affaire, c’est de lui que je parlerai quand je parlerai de capitalisation sans spécifier. C’est dans la société en effet que je me place, dans la société, où les biens ont une valeur en même temps qu’ils ont pour chaque individu une utilité. Or à partir du moment où les biens prennent une valeur, la notion de capitalisation subjective cesse d’avoir aucune importance pratique. Dans la société, il n’est point fait de capitalisation subjective qui ne soit en même temps capitalisation objective. Le blé qui doit m’être plus utile dans un an, je ne le conserverai pas, s’il doit valoir moins cher à ce moment ; il m’est plus avantageux de le vendre, pour en racheter plus tard une égale quantité. Et d’autre part des capitalisations objectives sont pratiquées même alors qu’elles ne sont pas en même temps des capitalisations subjectives : un bien qui vaut 100 fr. et qui est destiné à valoir 110 fr. dans un an sera conservé pour être vendu à ce moment, même si son utilité pour celui qui le détient doit diminuer dans l’intervalle[8].

5. Remarquerai-je, maintenant, que le concept de capitalisation, tel que je viens de le définir, a une extension plus grande que celle que certains auteurs lui assignent ? Un individu achète une maison pour l’habiter, un piano pour s’en servir. Fait-il, en cela, une opération capitalistique ? À cette question je réponds affirmativement. Notre individu en effet débourse une certaine somme afin de se procurer la jouissance de la maison, du piano en question. Fractionnons cette jouissance par années. La jouissance d’une maison, d’un piano pendant une année a un prix sur le marché. Or en additionnant les prix de jouissances fragmentaires que notre individu s’est assurées, on constate qu’on obtient une somme supérieure au prix payé pour la maison ou le piano.

On répugne cependant en général à classer l’achat ou la construction des biens durables de consommation parmi les opérations capitalistiques. On incline à ne reconnaître comme opérations capitalistiques que ces opérations où la valeur acquise moyennant une dépense, un renoncement temporaire, est « réalisée ». Acheter une maison, un piano pour le louer, tout le monde accordera que c’est capitaliser : en telle sorte que si une maison que son propriétaire a construite pour l’habiter lui-même vient à être louée, la construction de la maison devient rétrospectivement une opération capitalistique, après avoir été quelque chose d’autre. Mais à la vérité la a réalisation » de la valeur n’a aucune importance ; c’est une complication qui ne change rien à l’essence des phénomènes : cela revient au même, en définitive, qu’on fasse une dépense pour se procurer dans l’avenir des biens — d’une valeur supérieure à cette dépense — que l’on consommera directement, ou pour se procurer des biens que l’on vendra. Et n’est-ce pas l’essence des faits à laquelle la science doit s’attacher ?[9]

6. La capitalisation étant ce qu’on vient de voir, que sera le capital ? On peut le chercher de deux côtés différents : on peut appeler capital le bien auquel on renonce pour un temps, et on peut aussi appeler capital les biens que l’on aura acquis par ce renoncement, et desquels on tirera, d’une manière ou de l’autre, des jouissances plus tardives, mais plus grandes.

Ces manières d’entendre le capital sont toutes deux justifiées par l’usage : on désigne du nom de capital la somme qui est prêtée à un emprunteur, cette somme à laquelle on renonce moyennant la restitution future d’une somme supérieure ; on dit de même que l’entrepreneur engage des capitaux dans son entreprise, qu’il place ses capitaux dans cette entreprise ; et d’autre part on appellera capitaux les usines, les machines, les matériaux que notre entrepreneur aura achetés avec son argent.

Cependant, soit que nous choisissions l’une, soit que nous choisissions l’autre des conceptions en présence, nous nous trouverons en face de difficultés graves, résultant ou des habitudes de la langue, ou même de la réalité des choses.

Appelons capital ces biens auxquels, dans l’opération de la capitalisation, on est obligé de renoncer pour un temps, que l’on est obligé de sacrifier. Où seront, dès lors, les capitaux ? Dans les cas où il y aura eu renoncement à la consommation d’un bien disponible, le capital sera ce bien lui-même, considéré dans la valeur qu’il avait au moment même du renoncement. Lorsqu’il aura fallu dépenser une certaine somme de travail, le capital sera cette somme de travail, toujours considérée dans sa valeur — c’est la valeur des biens que, le travail étant dépensé d’une autre manière, on eût pu se procurer par lui —[10].

Le capital sera-t-il, compris de la sorte, quelque chose de saisissable, de concret. Parfois sans doute : si, ne travaillant pas moi-même, je fais construire par d’autres, à prix d’argent, des usines, des machines, si je fais exécuter des améliorations sur ma terre, si j’achète, encore, des biens durables, si enfin je prête de l’argent, le capital sera représenté par l’argent que j’aurai aliéné. Mais si je travaille moi-même à me fabriquer des outils, il faudra chercher le capital dans le travail dépensé, autrement dit dans le bien que j’eusse pu me procurer pour une consommation immédiate. Si je conserve un meuble au lieu de le brûler, le capital sera représenté par ce que vaut le meuble en tant que moyen de chauffage. Le capital du propriétaire de forêt, ce sera sa forêt prise dans le moment où ce propriétaire, tenté de la couper, a préféré la laisser croître encore. Le capital de celui qui amasse des provisions, ce sera la valeur de ces provisions prises dans le moment où l’on eût été tenté de les consommer. Or il y a, à s’exprimer ainsi, des inconvénients multiples, qui apparaissent selon les cas. Tantôt on nomme capital soit une certaine somme de travail — ce qui a quelque chose de choquant —, soit un bien irréel, ce bien qu’on a renoncé à se procurer pour travailler à une production capitalistique, et qui n’a point existé. Tantôt on nomme capital un bien destiné par sa nature même à une consommation destructive, s’interdisant par là la possibilité de séparer effectivement du capital les revenus, les fruits qu’on en retirera : comment par exemple détacher d’un bien cette augmentation de valeur qui a résulté pour lui de circonstances extérieures, de sa rareté devenue plus grande ? Tantôt enfin on est obligé de considérer comme capital un bien qui change de valeur à chaque instant : c’est ainsi que la forêt, que les approvisionnements prennent à chaque moment une valeur nouvelle, ce qui fait que le capital envisagé — lequel n’est pas autre chose dans le fond qu’une valeur — est une quantité sans cesse fluctuante, et que, le capitaliste ayant toujours la faculté de couper sa forêt, de consommer ses provisions, l’opération capitalistique apparaît infiniment diverse quant à sa rentabilité, selon le moment où l’on se place pour la juger.

Appelons maintenant capital ce bien que le capitaliste acquiert par son renoncement ou par son travail, et d’où il tire des revenus. Nous rencontrerons des difficultés semblables à celles qui viennent d’être exposées, ou analogues, et sur lesquelles il ne sera pas nécessaire d’insister longuement. Le capital, dans cette nouvelle façon de parler, ce sera l’usine, ce seront les machines, les outils qu’on aura créés, ce seront les matières premières que l’on aura achetées pour leur faire subir une élaboration qui demande du temps ; ce sera la forêt qu’on laisse croître — car dans certains cas les deux conceptions du capital coïncident[11] — ce sera le bien durable, les provisions que l’on conserve. Et je pourrais représenter à nouveau que ces biens sont dans un perpétuel état d’instabilité, sous le rapport de la valeur ; que certains d’entre eux sont tels qu’on ne voit pas le moyen d’en séparer les fruits qu’ils donnent. Mais il y a mieux : où sera le capital, dans le cas du prêt d’argent ? appellera-t-on de ce nom le titre juridique que le contrat conclu confère au prêteur ? Où sera le capital, dans le cas d’améliorations apportées à une terre ? lorsque ces améliorations ne consistent pas en des ouvrages apparents, en des tuyaux de drainage par exemple, en des barrages ou en des murs de soutènement, mais en des défoncements ou en tels autres travaux du même genre, ne voit-on pas que le capital échappe à toute prise, qu’il n’est plus autre chose qu’une augmentation, point réalisée dans une chose concrète ou du moins séparable, parfaitement insaisissable par suite, de la fertilité de la terre ?

7. Puisqu’il faut cependant choisir entre les deux conceptions qui viennent d’être opposées, j’estime qu’il convient de se décider en faveur de la première.

Elle est plus que la deuxième conception conforme aux habitudes du langage. On parle plus volontiers de capitaux dépensés, engagés, placés dans une entreprise que de capitaux achetés ou constitués[12]. Et j’ajouterai que dans cette conception à laquelle je m’arrête, l’emploi du mot capital pour des cas où le capital ne sera point un bien matériel, ni même un bien réel — emploi nécessaire, si l’on veut que la notion de capital soit coextensive à celle de capitalisation — cet emploi choquera moins que dans l’autre conception. Quand on entend par capital les biens que le capitaliste achète ou se construit et d’où il tirera ses produits, on se trouve très souvent en présence de biens concrets et dont la matérialité fixe l’attention ; d’où une gêne à employer le même mot quand on n’aura plus affaire à de tels biens. Si on désigne au contraire par le nom de capital les biens que le capitaliste sacrifie, alors le capital sera représenté très souvent par de la monnaie, c’est-à-dire par un bien dont la matérialité n’a guère d’importance, et dans lequel on est accoutumé à n’envisager que sa valeur assez facilement donc ou étendra l’appellation de capital à des biens irréels ou immatériels ; on parlera par exemple de capital dépensé à propos du travail qu’un capitaliste se sera imposé.

Ce n’est pas tout : avec la première de nos deux conceptions le capital pourra être évalué, ce qui ne sera pas toujours dans l’autre conception. Le capitaliste renonce à consommer un bien, il emploie de l’argent à autre chose qu’à augmenter sa consommation immédiate, il s’impose un travail : ce bien, cet argent, ce travail, se laissent estimer en eux-mêmes. Notre capitaliste avec l’argent qu’il dépense améliore un fonds de terre : comment — ainsi que je l’indiquais tantôt — assigner une valeur à cette amélioration indépendamment du fonds lui-même ?

La première conception a encore sur la deuxième cet avantage que plus souvent que celle-ci elle fera du capital une grandeur fixe. Voulez-vous par capital entendre ces biens que l’on acquiert au prix d’un renoncement, et au moyen desquels on se procurera plus tard une somme de valeurs supérieure à celle qu’on a momentanément sacrifiée ? De tels biens seront soumis pendant tout le temps qu’ils dureront à d’incessantes fluctuations : quelle stabilité dans la valeur d’un outillage industriel, dans celle d’un titre de rente ou d’une obligation ? Que si au contraire le capital est ce bien auquel on a renoncé, alors le plus souvent le renoncement aura eu lieu dans un instant déterminé, et le bien sacrifié ne pouvant être considéré que dans cet instant, ne sera susceptible que de recevoir une valeur : le titre de rente a été acquis pour un certain prix, l’outillage de même. Il n’y aura d’exception que pour le cas où le renoncement aura pris la forme particulière d’une consommation différée : le cas de la forêt qu’on laisse croître, du vin qu’on laisse vieillir, celui des provisions qu’on amasse ; alors en effet le renoncement ne se fait point une fois pour toute, il est réitéré en quelque sorte à chaque instant, jusqu’au moment de la consommation. Enfin la conception que je préfère a le mérite de s’attacher à une réalité pratiquement et scientifiquement plus importante que celle à laquelle l’autre conception s’attache. Celui qui songe à se lancer dans une opération capitalistique met en balance deux quantités, ce qu’il doit avancer, comme l’on dit, et ce qu’il retirera de son avance ; c’est la comparaison de ces deux quantités — le temps que les revenus se feront attendre étant, bien entendu, pris en considération — qui décidera de la rentabilité de l’opération ; notre capitaliste n’aura aucun souci, en théorie du moins[13], des biens en lesquels il devra transformer ses avances, de tous les états — si l’on peut ainsi parler — par où celles-ci passeront jusqu’au moment de la perception des revenus. Quant à la science économique, elle aura sans doute à s’occuper de ces « produits intermédiaires » qui se placent entre les avances tout d’abord consenties et les revenus perçus en fin de compte. Mais c’est surtout des avances qu’elle devra s’occuper, puisque c’est par la considération de ces avances que les particuliers se déterminent entre toutes les opérations capitalistiques possibles, puisque c’est par là encore — on comprendra la chose aisément — que la science économique se mettra à même de juger les opérations capitalistiques des particuliers du point de vue de l’intérêt général.

En définitive, la capitalisation étant cette opération par laquelle, moyennant un sacrifice temporaire, on s’assure pour l’avenir un gain supérieur, le capital sera le bien dont on renonce à faire une consommation immédiate afin d’obtenir par là, au bout d’un temps plus ou moins long, un bien d’une plus grande valeur. Avec le capital nous éviterons de confondre ces biens que l’on acquiert au moyen du capital, ces biens en lesquels, peut-on dire, le capital se transforme : appelant capitaux les sommes d’argent qu’un entrepreneur doit céder pour acquérir des moyens de production, usines, machines ou matières premières, les sommes encore avec lesquelles il paie la main-d’œuvre qui lui est nécessaire pour faire marcher son entreprise, nous refuserons ce nom aux moyens de production en question, aux biens de toutes sortes qui seront obtenus par l’application de la main-d’œuvre à ces moyens de production.


8. Quels biens peuvent devenir des capitaux ? Pour le savoir, il est nécessaire au préalable d’esquisser une classification des biens[14].

Les biens dont la science économique a à s’occuper se prêtent — est-il besoin de le dire ? — à des classifications diverses, selon la préoccupation dont on s’inspire quand on les classe. Ici, ce que nous considérons avant tout dans les biens, ce sont ces qualités qui font qu’ils pourront ou ne pourront pas jouer lerôle de capitaux, ce sont encore les relations qu’ils entretiennent avec les capitaux dans la vie économique de la société.

Séparons tout d’abord les biens immatériels et les biens matériels. Dans la première catégorie, nous voyons :

la force de travail non qualifiée [1] ;

la force de travail qualifiée [1bis], qui recevra le nom de talent ou d’habileté lorsque la qualité de cette force de travail sera particulièrement rare, ou bien lorsque le travail ne se manifestera point, ne se manifestera du moins qu’accessoirement par une dépense d’énergie musculaire ;

la main-d’œuvre, ou pour employer une expression plus compréhensive les services que fournit la force de travail, soit qualifiée, soit non qualifiée [2] ;

les idées ou inventions particulières [3] — ainsi, pour prendre des exemples, l’idée de construire une usine, d’établir une prise d’eau, de fonder un comptoir de vente dans un certain endroit — ;

les idées ou inventions générales, c’est-à-dire celles qui comportent un nombre indéfini d’applications — ces applications n’étant autres que les idées particulières dont il vient d’être parlé —, en tant qu’elles sont appropriées [4] ;

les mêmes idées ou inventions, en tant qu’elles se trouvent dans le domaine public [4bis].

Passons à la deuxième catégorie, celle des biens matériels. Nous y remarquerons :

les terres, les emplacements avec les forces naturelles qui y agissent et les avantages de toutes sortes qui y sont attachés, bref ces biens durables matériels — éternels ou périssables — que l’homme n’a point proprement créés, et qui ne sauraient être consommés instantanément [5] ;

les biens durables que l’homme n’a pas créés et qui peuvent être consommés instantanément [6] ;

les biens durables créés par l’homme et qui ne sauraient être consommés instantanément [7] ;

les biens durables créés par l’homme et qui peuvent être consommés instantanément [8] ;

les utilités qui se détachent des quatre sortes précédentes de biens, et que l’on recueille par la possession temporaire de ces biens [9] ;

les matières premières destinées à être transformées en des biens de consommation ou à être incorporées dans de tels biens [10] ;

les biens prêts pour la consommation et qui sont détruits par le premier usage [11] ;

l’argent [12].

9. Cette classification appelle un certain nombre d’observations. Premièrement la distinction des biens immatériels et des biens matériels, et la manière dont j’ai réparti les différents biens entre l’une et l’autre des deux catégories n’est pas, si l’on veut subtiliser, sans prêter quelque peu à la critique. On dira peut-être que les biens n’étant des biens, ne se concevant que par rapport à la satisfaction d’un besoin ou d’un) désir humain, c’est procéder d’une manière arbitraire que de situer ces biens, pour ainsi dire, tantôt dans l’accomplissement par quelqu’un d’une action, ou encore dans une idée, tantôt dans un objet concret et tangible ; que l’accomplissement de l’action, l’idée, l’objet ne représentent jamais qu’une des conditions. de la satisfaction du besoin ou du désir considérés On demandera pourquoi il faudrait placer parmi les. biens matériels — en admettant qu’on doive accepter cette dernière notion — les utilités que l’on retire de, la jouissance temporaire d’une terre, d’une maison, d’une œuvre d’art, si c’est là parler et penser correctement. Et si l’on consent à ce qu’il en soit décidé ainsi pour ces utilités, on demandera pourquoi à ces utilités on n’assimile pas les utilités que procure la force de travail qualifiée ou non, c’est-à-dire le travail, les services fournis par les travailleurs.

Les critiques toutefois que je viens d’indiquer ne sont pas décisives. Si la satisfaction d’un besoin est subordonnée à une multiplicité de conditions, il n’en est pas moins vrai que la plus importante de ces conditions, dans certains cas, c’est l’existence d’un objet matériel, dans d’autres cas, celle d’une chose immatérielle, et qu’ainsi il sera permis de parler de biens matériels, auxquels on opposera des biens immatériels. On mettra les utilités des biens durables matériels dans la catégorie des biens matériels — encore que ce soit faire au langage une certaine violence — parce que la jouissance temporaire de ces biens ne se distingue pas essentiellement de la jouissance indéfinie, parce que, économiquement, la propriété ne diffère de la possession que par sa durée non limitée. Enfin on rangera les services dans la classe des biens immatériels, parce que, dans la société actuelle, les hommes sont libres, maîtres d’eux-mêmes, et qu’ainsi les travailleurs ne fournissent pas leurs services en tant qu’ils sont des êtres matériels, comme les terres, les maisons fournissent leurs utilités, mais en tant qu’ils sont des êtres intelligents et doués de volonté.

10. Plus que la division des biens en immatériel et en matériels, et que la distribution des biens entre ces deux catégories, certaines subdivisions établies à l’intérieur de l’une et de l’autre catégorie appellent, au point de vue de la netteté des démarcations, des réserves sérieuses. Il est impossible, par exemple, de séparer d’une manière absolue la force de travail des idées particulières ou générales. L’ouvrier le plus ignorant et le plus sot n’est point encore une machine ou une force inconsciente ; il possède un minimum de connaissances générales se rapportant plus ou moins directement à sa profession — ferait-on un métier, quel qu’il soit, sans rien savoir de ce métier ? — et à tout instant il fait de ces connaissances générales des applications aux circonstances particulières qui se présentent. Ces idées particulières et générales dont je fais des espèces de biens distinctes de la force de travail, ce sont les idées particulières et générales, en tant qu’elles ne sont pas mises en pratique par un travailleur, en tant qu’elles ne servent pas à faire de celui-ci un travailleur ou à qualifier son travail, mais qu’elles sont ou qu’elles peuvent être l’objet d’une exploitation spéciale[15].

Encore par le moyen que je viens de dire peut-on séparer assez bien la force de travail des idées. Nous n’avons pas partout des séparations aussi tranchées. Les biens matériels ne se laissent pas diviser rigoureusement en biens instantanément consommables, et en biens ne pouvant pas être consommés instantanément. Les terres sont plus que toute autre chose regardées comme des biens éternels ; mais le rendement d’une terre varie dans le temps selon la façon dont elle est cultivée, une terre s’appauvrit ou s’enrichit : faudra-t-il distinguer dans le bien qu’est cette terre deux biens, l’un correspondant à ce minimum de fertilité au-dessous duquel elle ne descendra pas, de quelque façon qu’on l’exploite, et qui serait réellement un bien indestructible, l’autre correspondant au surplus de la fertilité que notre terre possède — si l’on peut ainsi parler — et dont à chaque période de culture une partie pourrait être détruite ? Et que sera-ce si l’on considère les biens durables que l’homme crée ? tous ces biens peuvent être détruits par quelque espèce de consommation, quand ce ne serait que par cette consommation qui consiste à utiliser pour une autre fin les matériaux dont ils sont faits : on peut toujours brûler un tableau, démolir une maison pour en placer ailleurs les pierres, les bois et les tuiles. Ce qu’il faut dire si l’on veut être tout à fait exact, c’est que pour certains biens durables la question ne se pose guère jamais de savoir si on les conservera et si on continuera à en retirer la jouissance qu’ils étaient primitivement destinés à procurer, ou si on en retirera quelque autre jouissance qui oblige à les détruire.

Il est d’autres démarcations encore qui ne laissent pas de manquer de rigueur. Par exemple, on a de la difficulté souvent à décider si un bien a été ou non créé par l’homme. L’homme ne crée rien de toutes pièces ; il façonne, il informe les matériaux que lui offre la nature, il dirige l’action des forces naturelles. Quelle somme, quel mode de travail faut-il qu’il ait dépensé pour qu’on soit en droit de lui attribuer la création d’un bien ? Les animaux domestiques, qui sont des biens durables, sont-ils créés par nous ?

11. Que si, négligeant ces difficultés, on adopte la classification que j’ai proposée, on reconnaîtra aisément quels biens peuvent, dans l’économie, jouer le rôle de capitaux. Qui dit capitalisation, on l’a vu, dit sacrifice, renoncement temporaire. Donc ces biens là seulement peuvent devenir des capitaux qui sont susceptibles d’être consommés d’un coup, à savoir les biens des espèces 2, 3, 6, 8, 9, 10, 11, 12[16]. Je pourrais faire une consommation destructive d’un bien que je possède, je préfère le céder à un autre, à charge pour celui-ci de me rembourser après un certain temps l’équivalent de ce bien, avec un surplus : le bien en question joue ici le rôle d’un capital. Mais ce n’est pas un capital qu’une maison que l’on donne en location, pour autant que l’on ne considère pas la possibilité que l’on aurait de démolir la maison, d’en faire par là une consommation destructive, pour autant que l’on néglige aussi l’espacement des termes du loyer ; car il n’y a point ici de renoncement temporaire : je cède successivement une série d’utilités. que je me fais payer dans ces mêmes moments où j’aurais pu en jouir moi-même si j’avais habité moi-même ma maison.

Les biens susceptibles d’être consommés d’un coup étant les seuls qui puissent devenir des capitaux, il est inutile d’ajouter que tous ces biens servent effectivement comme capitaux. La chose ne serait pas nécessaire, et sans doute elle ne serait pas vraie si nous envisagions un homme isolé, tel Robinson dans son île : sans parler de l’argent, dont Robinson n’aurait que faire, il est assurément beaucoup de biens dont Robinson, les distrayant de la satisfaction des besoins immédiats, ne saurait tirer des revenus. Mais dans la société il n’est pas de bien susceptible d’être consommé d’un coup qui ne soit susceptible d’être prêté : et par suite il n’en est pas qui ne soit susceptible de rapporter des revenus. La catégorie des capitaux coïncide exactement avec celle des biens dont on fait une consommation destructive.

En réalité, toutefois, c’est presque toujours l’argent qui jouera le rôle de capital. Il en est ainsi, manifestement, pour les capitaux que l’on prête. Prête-t-on du travail ? Ceux qui fournissent du travail non qualifié sont payés de leur travail au bout d’un temps toujours très court ; et on ne voit pas qu’il soit fait état, dans le salaire qui leur est alloué, des intervalles de temps au bout desquels ces salaires leur sont versés que les ouvriers salariés au mois reçoivent de ce fait plus que les ouvriers salariés à la journée. Très rares sont ceux qui, fournissant du travail à d’autres, seraient en mesure d’attendre leur salaire assez longtemps pour que la nécessité apparut de leur tenir compte de cette attente ; et ceux là mêmes qui pourraient le faire, tels certains hauts employés des grandes entreprises, les administrateurs des sociétés financières, sont dès le commencement, avant même que les premières avances aient rien rapporté, payés à des intervalles réguliers et assez courts ; car il est d’une meilleure comptabilité de n’avoir qu’une catégorie d’avances, celles des actionnaires par exemple, que d’ajouter à ces avances des avances que les employés consentiraient sous une autre forme, en acceptant de ne pas être payés de leurs émoluments pendant un certain temps.

On sait encore que les prêts sont très rarement faits sous la forme de biens en nature : point n’est besoin d’insister là-dessus. Restent donc ces placements qui ne consistent pas en des prêts : et ici on verra un peu plus souvent les avances ne point consister en argent, on verra, par exemple, de tout petits propriétaires se fabriquer à eux-mêmes des outils, mettre par leur propre travail leur terre en valeur. Quelle importance cependant ces cas ont-ils dans l’économie générale ? Le plus souvent, dans les entreprises montées avec les capitaux de l’entrepreneur lui-même, les avances de cet entrepreneur consisteront pour le tout ou pour la majeure partie à payer de la main-d’œuvre, à acheter des outils, des matériaux ; or, c’est avec de l’argent que cette main-d’œuvre sera payée, que ces matériaux seront achetés.




12. Au point où nous sommes arrivés, il est loisible — et il ne sera pas inutile — de parler un peu des définitions que les auteurs ont données du capital. Il ne s’agit pas ici, de faire une revue complète[17], mais d’ordonner, par rapport à la définition que j’ai proposée, les principales des définitions adoptées jusqu’ici : ce travail pourra mieux faire ressortir les avantages de la formule où je me suis arrêté, et d’une certaine manière ce sera une introduction utile à l’étude du problème de l’intérêt.

Une définition très voisine de la mienne, pour ne pas dire identique à celle-ci, est la définition que l’on trouve chez Adam Smith et qui appelle capital cette partie des provisions, des biens obtenus que l’on distrait de la consommation immédiate pour acquérir par là des revenus[18]. Cette définition n’est point, en général, celle des autres économistes. On voit les économistes tantôt construire un concept plus large que celui d’Adam Smith, tantôt au contraire introduire dans le concept de capital des déterminations de nature à le restreindre, par de certains côtés tout au moins. Voyons d’abord ces définitions du capital qui sont plus larges que la mienne.

Beaucoup d’auteurs ont négligé la distinction de ces deux conceptions possibles du capital, celle qui cherche le capital dans les biens auxquels on renonce pour un accroissement futur de richesse, et celle qui le cherche dans les biens que l’on acquiert par ce renoncement et desquels on retirera le revenu futur. À ces biens que j’ai appelés capitaux, ils ont joint les biens qui peuvent être acquis par l’aliénation, par l’avance de ceux-là. Il y a plus ; on considérera souvent qu’il est un emploi des biens assimilable à la consommation instantanée, et que la plupart des biens peuvent recevoir, même parmi ceux-là qui proprement ne se laissent pas consommer d’un coup : cet emploi des biens qui consiste à les vendre. Et ainsi on en arrivera à nommer capitaux tous les biens, en tant que de ces biens on tire des revenus au lieu d’en faire une consommation « abusive », comme auraient dit les Latins, ou de les vendre. Cette conception nouvelle, comme celle où je me suis tenu, se rencontre chez Adam Smith — on sait assez que celui-ci ne s’est pas plus piqué de rigueur dans son vocabulaire qu’il n’a pris soin de choisir, bien souvent, entre des théories divergentes ou même contradictoires — : le même Adam Smith qui dans un certain passage parle de provisions distraites de la consommation immédiate, ailleurs, énumérant les biens qui peuvent être des capitaux, admettra dans son énumération tous les biens échangeables qui donnent des revenus à celui qui les possède[19]. Et semblablement Wagner formulera ainsi la définition du capital — du capital privé — : « le capital, au sens historico-juridique, est cette partie de l’avoir d’une personne dont celle-ci peut se servir pour obtenir un revenu (rente, intérêt) »[20].

Faisons un pas de plus. Nous ne demanderons plus aux biens, pour qu’ils reçoivent le nom de capitaux, qu’ils donnent des revenus, c’est-à-dire que le renoncement à une consommation destructive ou le retard apporté à cette consommation ait pour résultat de faire obtenir au capitaliste un produit supérieur en valeur à ce qu’il a sacrifié. Par là deviendront des capitaux tous les biens dont la consommation est différée. « Quiconque reçoit chaque année, a dit Turgot, plus de valeur qu’il n’a besoin d’en dépenser, peut mettre en réserve ce superflu et l’accumuler. Ces valeurs accumulées sont ce qu’on appelle un capital[21].

On a vu admettre également au nombre des capitaux ces biens qui, pas plus qu’ils ne sauraient être consommés d’un coup, ne sauraient non plus être vendus. C’est ce qu’a fait Tarde. Sans doute il exige, pour considérer un bien comme capital, que ce bien rapporte des revenus ; mais cela lui suffit, et il ne réclame point autre chose. C’est pourquoi il recevra au nombre des capitaux les inventions, les connaissances générales, celles-là même qui sont dans le domaine public, et qui par conséquent ne font l’objet d’aucun échange, pas plus qu’elles ne se laissent détruire par aucune consommation[22].

Enfin il ne resterait plus, après tous ces élargissements du concept de capital, qu’à entendre par capital tout l’avoir d’un individu. C’est ce qu’avait fait Du Cange dans son Glossaire : « on entend par capital, dit-il, tous les biens que l’on peut posséder »[23].

13. Dans les définitions qui viennent d’être passées en revue, la notion de capital apparaissait plus vaste que je ne l’ai faite. Sans doute, nos auteurs introduisaient souvent dans leurs définitions — sans toujours, à vrai dire, les indiquer explicitement — des déterminations que je n’ai pas cru devoir accepter dans la mienne. Plusieurs d’entre eux, à coup sûr, n’admettraient au nombre des capitaux que les biens matériels ; d’autres voudraient que le capital produisit son revenu sous la forme d’utilités ou de fruits distincts de lui-même, pouvant se détacher de lui : ils excluraient de leur conception du capital le vin qui se bonifie pour être bu après quelques années, les denrées que l’on emmagasine en vue, d’une disette ; d’autres voudraient que les fruits du capital fussent perçus non pas en une seule fois, mais par termes espacés. Ces déterminations toutefois, si elles sont de nature à restreindre l’extension du concept, ne se rapportent qu’à des points d’importance secondaire, et ne rétrécissent pas le concept d’une manière très notable. Mais il est deux déterminations que certains auteurs ont mises dans leurs définitions et qui diminuent considérablement l’extension que par ailleurs ces auteurs eussent été disposés à donner au capital, qui conduisent même à l’établissement de deux concepts tout à fait différents du mien.

La première de ces deux déterminations veut que l’on ne regarde comme capitaux que les biens durables. Je n’ai pas besoin de montrer qu’elle conduit à une conception du capital qui, dans l’application, ne coïncide jamais avec la mienne : n’ai-je pas dit en effet que la capitalisation impliquant toujours la renonciation à une consommation immédiate, ces seuls biens pouvaient servir de capitaux qui peuvent faire l’objet d’une consommation destructive ?

Nombreux cependant sont les économistes qui se sont arrêtés à cette conception du capital. Walras — pour ne citer que lui — nomme « capital en général tout bien durable, toute espèce de la richesse sociale qui ne se consomme point ou qui ne se consomme qu’à la longue, toute utilité limitée en quantité qui survit au premier usage qu’on en fait, en un mot, qui sert plus d’une fois »[24] : il est vrai qu’après avoir donné au mot capital ce sens tout à fait étendu, il distingue parmi les capitaux ceux qui sont naturels et impérissables — les terres —, ceux qui sont naturels et périssables — les personnes —, et ceux enfin qui sont artificiels et périssables — les maisons, les usines, les outils, les meubles — ; qu’il nomme ces derniers « capitaux proprement dits » parce qu’ils donnent des intérêts, tandis que les autres obtiennent des fermages ou des salaires[25].

14. Mais la détermination par laquelle le plus souvent on a restreint la signification du mot capital est celle qui consiste à n’entendre par ce mot que les biens servant à produire d’autres biens. Souvent — c’est le cas par exemple chez Böhm-Bawerk — cette détermination sert à distinguer du capital en général, du capital privé, le concept plus étroit du capital social, dont on estime la formation importante pour l’économique[26]. Mais d’autres fois, cette distinction est omise.

Certains auteurs d’ailleurs ne s’en sont pas tenus là : adoptant la détermination que je viens d’indiquer, ils ont restreint plus encore le sens du mot capital, en spécifiant que les capitaux devaient avoir été produits par l’homme. Pour Roscher, « est capital tout produit conservé pour une production ultérieure »[27]. Pour Rodbertus, le capital est représenté par « les instruments et les matériaux avec lesquels et desquels le travail tire des moyens de jouissance. — Le capital — matériaux ou instruments — est un produit qui sert à la production. C’est du travail passé, auquel du travail viendra s’appliquer »[28].

Böhm-Bawerk, semblablement, nomme capitaux — au sens social du mot — tous les produits d’où doivent sortir d’autres produits ; les capitaux, ce sont ces produits intermédiaires que l’on crée, que l’on obtient successivement lorsqu’au lieu de poursuivre une satisfaction immédiate on recourt à quelque processus demandant du temps pour se développer, mais qui donne d’autre part des produits, une satisfaction plus abondante ; ce seront : les améliorations productives de la terre, si du moins elles peuvent être considérées indépendamment de celle-ci ; les « constructions productives », telles que fabriques, magasins, routes, chemins de fer — il faut écarter les maisons d’habitation, les écoles, bref toutes les constructions qui sont utiles par elles-mêmes, ou dont l’utilité n’est pas d’ordre économique — ; les instruments et machines ; les bêtes employées dans la production ; les matières premières ; les biens de consommation encore en magasin chez les producteurs ou les commerçants ; l’argent[29].

15. Je me suis expliqué déjà sur l’idée de nos auteurs d’aller chercher les capitaux uniquement parmi les biens « productifs ». Quant à cette limitation accessoire par laquelle entre tous les biens productifs on entend ne compter comme capitaux que les biens produits par l’homme, elle ne me paraît pas plus heureuse que la première. Elle semble être inspirée par le désir d’écarter du nombre des capitaux ces biens qui sont éternels, qui ne sauraient, en conséquence, être détruits jamais par notre consommation. Pourquoi se refuse-t-on à considérer les terres comme des capitaux ? c’est parce qu’on ne saurait — en règle générale — détruire une terre, lui enlever sa fécondité[30].

Mais s’il est vrai que les biens éternels sont tous des biens que l’homme n’a pas produits, il n’est pas vrai que tous ces biens que l’homme n’a pas produits soient éternels. Des matériaux ne peuvent-ils pas s’offrir à nous, des biens devant servir à produire d’autres biens, à la création desquels nous n’aurons eu aucune part, et qui pourraient être consommés ? Si un individu trouve des graines comestibles et qu’au lieu de s’en servir pour son alimentation il les sème, ne fait-il pas une opération capitalistique, et n’y a-t-il pas lieu de tenir pour un capital ces graines à la production desquelles notre individu n’a nullement concouru ?

Cette remarque toutefois n’est pas d’une très grande importance. Si la limitation du concept de capital dont je viens de parler est peu correcte, il en est, dans les définitions de ces auteurs pour qui les capitaux sont des biens productifs, qui sont autrement injustifiées et arbitraires. Ce sont celles par lesquelles on réserve le nom de capitaux soit aux instruments dont on se sert dans la production, soit aux subsistances destinées à entretenir les travailleurs pendant la durée du travail productif.

La première de ces deux conceptions a été proposée par Kleinwächter. Celui-ci ne veut considérer comme capitaux que ces biens qui rendent plus facile le travail productif ; et ainsi il exclut de l’extension du concept de capital — d’une manière que l’on ne peut approuver — les matériaux, les matières premières que le travail met en œuvre[31].

L’autre conception a des parrains plus nombreux. Lassalle écrivait : « le capital, dans le régime de la division du travail, de la production consistant en un système de valeurs d’échange et de la libre concurrence, c’est du travail passé que l’on avance et qui est nécessaire pour entretenir les producteurs jusqu’à ce que le produit soit vendu aux consommateurs à qui il est destiné »[32]. Jevons de même prétend que le vrai rôle du capital est « de faire subsister les travailleurs pendant le travail où ils sont engagés » ; pour lui les subsistances des ouvriers constituent le seul capital : « le capital, ce n’est pas le chemin de fer, mais la nourriture de ceux qui construisent ce chemin de fer »[33].

Cette conception, ai-je dit, est beaucoup trop étroite. Sans doute il est clair que, pour entreprendre une production dont le processus ne s’achèvera qu’au bout d’un certain temps, il faut pouvoir, pendant la durée de ce processus, assurer l’entretien des ouvriers qui y seront occupés. Mais cela suffit-il ? les avances du capitaliste sont-elles représentées uniquement par les salaires qu’il devra payer à ses ouvriers ? ne lui faut-il pas en outre faire l’avance d’une certaine quantité de matières premières ? dès lors, de quel droit refuser à celles-ci le nom de capitaux[34] ?

De la conception que Lassalle et Jevons se sont faite du capital on peut jusqu’à un certain point rapprocher celle de Marx. À vrai dire, il paraît malaisé tout d’abord de déterminer avec rigueur ce que Marx entend par capital, le vocabulaire de Marx n’ayant pas toute la fixité désirable. Souvent Marx appelle du nom de capitaux ces instruments de production et ces moyens de subsistance que le « capitaliste » possède, ou qu’il acquiert avec son argent. Mais enfin la conception à laquelle il s’arrête d’ordinaire, celle qu’il indique notamment dans ce chapitre de son grand ouvrage où il introduit pour la première fois et où il s’applique à définir le capital, c’est cette conception qui voit dans le capital l’argent, en tant qu’il est employé à acheter des marchandises que l’on revendra avec un bénéfice. « Tout argent qui dans son mouvement décrit [le cercle A — M — A, ou plutôt A — M — A’] se transforme en capital, devient capital et est déjà par destination capital. Non seulement la valeur avancée se conserve dans [cette] circulation ; mais elle y change encore sa grandeur, y ajoute un plus, se fait valoir davantage : c’est ce mouvement qui la transforme en capital »[35]. Or pour Marx le secret de ce mystère que le capital dans la circulation se multiplie sans cesse, ce secret, comme on sait, est dans le contrat par lequel le travailleur vend au capitaliste sa main-d’œuvre : la plus-value dont le capitaliste bénéficie résulte des conditions exceptionnelles dans lesquelles le capitaliste se procure la marchandise travail ; elle provient, en définitive, de cette partie de son capital avec laquelle le capitaliste paie ses ouvriers, du « capital variable ». Des lors, le capital par excellence, n’est-ce pas ce capital variable ? il faut au capitaliste des machines, il lui faut des matières premières auxquelles il applique la main-d’œuvre de ses ouvriers ; il lui faut du « capital constant ». Mais si le capital constant est une condition nécessaire de l’acquisition de la plus-value, seul le capital variable sera productif de plus-value ; il sera la portion la plus importante du capital, et l’on peut même aller jusqu’à dire que seul il répondra parfaitement à la définition que Marx a posée tout d’abord[36].

16. J’en ai assez dit sur la question de la définition du capital. Il s’agit maintenant de définir l’intérêt.

Revenons, pour définir l’intérêt, à l’opération capitalistique. Faire une opération capitalistique, comme on a vu, c’est s’imposer un renoncement ou une peine immédiate afin d’obtenir par la suite une augmentation de richesse qui compense et au-delà ce renoncement ou cette peine. Le renoncement ou la peine, c’est le capital. L’augmentation de richesse qui en résulte, on l’appellera le produit brut, et on appellera produit net ou rendement l’excès de cette augmentation de richesse sur le renoncement ou la peine, le surplus acquis grâce à l’opération capitalistique.

Si nous supposons un individu isolé, l’estimation que cet individu fera du rendement de ses opérations capitalistiques sera toute subjective. C’est d’une part l’utilité des biens qu’il renonce à consommer, l’utilité négative du travail qu’il s’impose, et d’autre part l’utilité des biens supplémentaires à acquérir, que notre individu mettra en balance.

Dans la société, on aura à estimer le rendement non seulement en utilité, mais encore en valeur. Pratiquement même, c’est à la valeur seule qu’on s’attache[37] : le rendement d’une opération capitalistique, pour le capitaliste, ce sera l’excès de la valeur du produit obtenu sur la valeur du sacrifice tout d’abord consenti.

Ainsi à la notion de capital correspond, comme terme corrélatif, la notion de rendement. Et c’est la notion de rendement qui va nous conduire à celle d’intérêt. L’intérêt est une forme particulière ou une portion du rendement.

Considérons les rendements des capitaux qui sont prêtés. Ces rendements sont inégaux : on prête aux États, aux particuliers, tantôt à 3%, tantôt à 4%, tantôt à 5% et plus. Mais cette inégalité ne tient pas à autre chose qu’à l’inégale sûreté des garanties qui vous sont données pour le remboursement du prêt et pour le paiement du surplus promis. Prêter son argent, c’est risquer de le perdre, et c’est le risquer plus ou moins. Aussi dans le surplus que l’emprunteur s’engage à vous payer y a-t-il une prime pour le risque que vous courez, une sorte de prime d’assurance, d’autant plus forte que le risque est plus grand. Si les risques du prêt étaient toujours nuls, tous les prêts se feraient, sous le rapport du surplus exigé des prêteurs, aux mêmes conditions. Retirez du surplus payé par les emprunteurs la prime d’assurance, laquelle varie, il reste une valeur qui, pour la même somme prêtée et pour la même durée de prêt, et dans un même moment, est partout la même, qui sera la même du moins si les prêts sont libres et si les capitaux peuvent aisément se porter là où ils sont demandés. Ce qui reste ainsi du rendement des capitaux prêtés, quand on retranche la prime d’assurance servie au prêteur, c’est l’intérêt pur[38], je dirai plus simplement l’intérêt.

Passons à ces capitaux que leurs propriétaires font valoir eux-mêmes. Le cas n’en est pas pareil au cas précédent. Ces capitaux en effet donnent des rendements qui, même si l’on fait abstraction de la prime pour le risque, sont inégaux, et extrêmement inégaux. Seulement on peut remarquer ceci, que ceux de ces capitaux qui sont engagés dans les opérations les moins rentables donnent comme rendement[39]abstraction faite, toujours, de la prime pour le risque — exactement le rendement des capitaux prêtés. Et cela se conçoit : celui qui, en prêtant ses capitaux, peut avoir un rendement de 3%, celui-là n’engagera pas ses capitaux — sauf telles circonstances extraordinaires que l’économique peut négliger — dans une opération dont le rendement ne serait que 1%.

Pour ce qui est, donc, des capitaux que leurs propriétaires font valoir, on appellera intérêt le rendement tout entier de ces capitaux, lorsqu’il ne dépassera pas le rendement des capitaux prêtés ; lorsque le rendement de ces capitaux dépassera celui des capitaux prêtés, on appellera intérêt une portion du rendement égale au rendement des capitaux prêtés[40].

En résumé, l’intérêt, c’est le rendement des capitaux prêtés, et, dans le rendement des capitaux non prêtés, l’équivalent du rendement des capitaux prêtés. Et l’on peut dire encore : l’intérêt d’un capital, qu’il représente le tout ou seulement une partie du rendement de ce capital, est égal au moindre des rendements que les capitalistes attendent de leurs capitaux.

    fèrent que cette somme de valeurs ou ce capital consiste en une masse de métal ou en toute autre chose, car l’argent représente toute espèce de valeur, comme inversement toute espèce de valeur représente l’argent ».

  1. Cf. Böhm-Bawerk, Capital and Capitalzins, II (Positive Theorie des Capitales), 2e éd., lnnsbruck, 1902, p. 38, et Irving Fisher, What is capital ? dans l’Economic journal, 1896, pp. 509-510.
  2. En allemand « Productiv- » et « Erwerbscapital ». Cette deuxième expression n’a pas d’équivalent en français, et cela est regrettable.
  3. Voir Bohm-Bawerk, II, pp. 65 et suiv.
  4. II, p. 64.
  5. Mon livre sur L’utilité sociale de la propriété individuelle, Paris, 1901, n’est pas autre chose qu’une contribution à cette deuxième partie de l’économique, dont personne ne s’était occupé sérieusement avant Otto Effertz : la partie de l’économique qui définit la notion de l’intérêt social et étudie les rapports de l’intérêt social avec les intérets particuliers.
  6. Je ne puis ici que renvoyer à mon livre sur L’utilité sociale de la propriété individuelle, première partie, section I. — À la remarque que je viens de faire on sera peut-être tenté d’ajouter cette autre remarque, que les capitaux privés qui ne sont pas employés dans la production servent cependant souvent à accroître la somme du bien-être dans la société : ainsi l’argent, les biens prêtés à des « besogneux ». Mais il ne saurait être question dans de tels cas de « capital social » ; car dans la notion de capitalisation entre la notion d’attente, de renoncement temporaire ; et le prêt que je consens à un besogneux a ce simple effet que des biens sont consommés par un autre, immédiatement, au lieu que les mêmes biens — ou d’autres biens — soient consommés par moi, immédiatement aussi. J’avance la consommation d’un autre, en retardant la mienne : pour la société, il n’y a pas là de consommation retardée.
  7. On sait que ce mot a deux significations. La capitalisation, c’est tout d’abord ce calcul par lequel on établit la valeur d’un bien productif de revenus en partant des revenus qu’il donne. C’est aussi cet acte économique dont je parle ci-dessus.
  8. Si cependant le bien qui vaut 100 fr. a pour son propriétaire une utilité supérieure à 110 fr., supérieure, en d’autres termes, à l’utilité du plus utile des biens que notre individu peut acquérir avec les 100 derniers francs de son avoir, alors le bien sera consommé tout de suite, l’opération capitalistique ne sera point faite.
  9. On verra mieux combien il était utile d’assigner au concept de capitalisation l’extension que je lui ai donnée, quand j’arriverai a parler de l’intérêt des biens durables (chap. III, §§ 43 et suiv.).
  10. Il ne convient pas, en règle générale, de faire entrer en compte les subsistances consommées pendant le travail capitalistique : car au travail ou au repos, nous avons toujours besoin de subsistances ; les subsistances consommées pendant le travail capitalistique ne devront être prises en considération que pour autant que ce travail nécessiterait une alimentation plus coûteuse que celle qui nous est nécessaire au repos, ou pour un travail d’une autre espèce.
  11. La remarque en est faite par Böhm-Bawerk (II, p. iii).
  12. Cf. Kleinwächter dans le Handbuch der politischen Œkonomie de Schönberg, 4e éd., Tübingen, 1896, I, p. 207.
  13. Dans la réalité, il en va autrement. Les prévisions n’étant jamais sûres, le capitaliste préférera, toutes choses égales d’ailleurs, l’opération qui lui laisse la possibilité de retirer à tout instant les avances engagées, de réaliser sans trop de dommage les biens acquis au moyen de ces avances, à l’opération qui une fois commencée doit nécessairement être conduite jusqu’au bout.
  14. Cette classification aidera, en outre, à bien voir quelles sortes de biens embrassent les différentes définitions du capital que nous aurons à examiner bientôt ( 12 et suiv.).
  15. Ce que j’ai dit de la force de travail des travailleurs s’appliquera aussi aux terres. Pour évaluer une terre, on tient compte de ce que les modes de culture en usage permettent d’en retirer. Ainsi se trouvent pour ainsi dire incorporées a la terre ces connaissances agronomiques qui sont suffisamment répandues.
    On remarquera que les idées, souvent, commencent par être des biens distincts ; puis, quand elles se divulguent, elles cessent d’être des biens distincts pour s’incorporer à la force de travail des travailleurs, aux terres, etc.
  16. Qu’on ne s’étonne pas de voir l’argent figurer dans cette énumération. Au sens large du mot, l’argent est consommé, et consommé instantanément par son propriétaire, quand celui-ci le dépense ou qu’il l’aliène de quelque manière.
  17. Voir Kleinwächter dans le Handbuch de Schönberg, I, pp. 202-205, Böhm-Bawerk, II, pp. 23-35, Irving Fisher dans l’Economic journal, 1896, pp. 511-512, etc.
  18. Richesse des nations, II, I (dans la Collection des économistes, V, Paris, 1843, voir p. 336).
  19. Richesse des nations, pp. 337-338.
  20. Lehr— und Handbuch der politischen Œkonomie, Grundlegung, 3e éd., Leipzig, 1892, § 129 (p. 316). Le capital « en général », pour Wagner, ce sont tous ces biens qui servent à acquérir d’autres biens.
  21. Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, § 59 éd. Daire, Paris, 1844, I, p.37). Turgot ajoute : il est absolument
  22. Psychologie économique, Paris, 1902, I. 7. 2. Tarde insiste fortement sur la distinction du capital-inventions et du capital-produits. Il compare le premier au germe de la graine, le deuxième au cotylédon ; il montre que celui-là est de beaucoup le plus important, que lorsqu’il demeure, rien ne serait plus facile, dans les circonstances normales et pour un pays civilisé, que de créer l’autre à nouveau en cas de destruction.
  23. Glossarium ad scriptores mediae et infimae latinitatis, art. Capitale 4 (Paris, 1842, Il, p. 140).
  24. Éléments d’économie politique pure, 4e éd., Lausanne et Paris, 1900, § 167.
  25. §§ 170-172, 174-177. Les définitions des trois sortes de capitaux ne sont pas toujours conformes à la réalité : Walras le remarque lui-même pour les terres au § 174. — Pour ce qui est de la monnaie, Walras ne la compte pas parmi les capitaux : « au point de vue de la société, dit-il au § 178, la monnaie est un capital, car elle sert plus d’une fois à faire des paiements ; au point de vue des individus, elle est un revenu ; car elle ne sert qu’une fois, vu qu’on ne l’a plus dès qu’on s’en est une fois servi pour payer ». Ne prête-t-on pas cependant l’argent moyennant intérêts ? Oui, mais ce prêt équivaut à celui d’un bien réellement utile : « théoriquement, il est indifférent au capitaliste de prêter aussi bien qu’à l’entrepreneur d’emprunter un capital neuf ou déjà existant, ou le prix en monnaie de ce capital ; au point de vue pratique la seconde combinaison est très préférable à la première. — Ainsi le taux de l’intérêt se manifeste bien sur le marché du capital numéraire ; mais en réalité il se détermine comme taux du revenu net sur le marché des capitaux. La clef de toute la théorie du capital se trouve dans cette élimination du prêt du capital en numéraire et dans la considération exclusive du prêt du capital en nature. Le marché du capital numéraire, qui est un avantage pratique, [n’est] qu’une superfétation théorique » (§§ 235, 255). Ces vues de Walras sont en un sens très justes : l’emprunteur qui se fait prêter de l’argent ne désire pas cet argent, mais ce qu’il pourra se procurer grâce à lui, et par là on se rend compte que le prêt d’argent cache toujours un autre prêt. Seulement ce qui est prêté, je veux dire ce à quoi le prêteur renonce — et qui, l’agent servant d’intermédiaire, n’est pas identique à ce que se procure l’emprunteur —, qu’est-ce donc ? ce sont des utilités, toujours, ce sont des consommations immédiates. Si même on cherche le capital, comme fait en somme Walras, dans les biens qu’on acquiert par le renoncement capitalistique, non dans ceux auxquels on renonce, la définition de Walras ne se trouvera pas justifiée : le capitaliste entrepreneur ne crée pas seulement, n’achète pas seulement des biens durables ; les revenus qu’il obtient proviennent aussi des matières premières, non durables, qu’il emploie ; l’entrepreneur qui fait valoir l’argent d’un capitaliste obtiendra de même les intérêts qu’il doit en ouvrageant des matières premières ; le prodigue et le besogneux, qui empruntent de l’argent pour se procurer des biens, s’astreignent-ils a ne se procurer que des biens durables ?
  26. J’ai montré plus haut que l’assimilation des deux concepts de capital productif et de capital social était fautive. Voir au § 2.
  27. System der Volkswirlschaft, 21e éd., Stuttgart, 1894, I (Grundlagen der Nationalökonomie), 542 (p. 99).
  28. Das Kapital, Berlin, 1884, pp. 232, 234. Rodbertus parle dans ce passage du « capital en soi », du capital de l’ « isolirte Wirtschaft ».
  29. II, pp. 38-39, 21, 69. J’ajoute, pour ce qui est de Böhm-Bawerk, qu’il a un vif souci de faire du capital quelque chose de concret (voir pp. 61-63), mieux que cela, de matériel.
  30. Il y a aussi quelquefois, chez ceux qui veulent que le capital ait été produit par l’homme, une préoccupation plus ou moins consciente de faciliter l’apologie de l’intérêt.
  31. Die Grundlagen und Ziele des sogenannten wissenschaftlichen Sozialixmus, Innsbruck, 1885, pp. 184 et suiv.
  32. Herr Bastiat-Schulze von Delitzsch, Berlin, 1864, p. 203, en note.
  33. The theory of political economy, 2e éd. Londres, 1879, pp. 242 et 264.
  34. Stuart Mill présente une notion du capital beaucoup plus compréhensive que celle de Lassalle ou de Jevons ; le capital, selon lui, est à un stock accumulé de produits d’un travail antérieur. Le rôle du capital dans la production est de fournir l’abri, les instruments, les matériaux nécessaires au travail, et de nourrir, d’entretenir les travailleurs pendant la production (Principles of political economy, l, 4, § i, éd. populaire, Londres, 1885, p. 34). — Böhm-Bawerk, lui, refuse de faire entrer les subsistances des ouvriers dans la notion de capital (II, pp. 42-44). La raison véritable de ceci, c’est qu’il cherche le capital dans ce que le capitaliste obtient par son renoncement, non dans ce à quoi il renonce. Si on n’adopte pas sa façon de voir, les subsistances des ouvriers seront du capital : car le capitaliste qui les fournit à ces ouvriers eût pu les consommer lui-même immédiatement, ou du moins en consommer l’équivalent ; mais elles ne seront pas tout le capital.
  35. Le capital, I, chap. 4 (pp. 62 et 63 de la traduction française de J. Roy).
  36. Pour exposer d’une façon complète et tout à fait précise la conception marxiste du capital, il faut indiquer quelque chose encore. Dans la société d’aujourd’hui, les travailleurs employés dans la production, pour la plupart, ne travaillent pas à leur compte. Aussi à la définition que j’ai citée plus haut Lassalle pouvait ajouter : « le surplus du rendement de la production sur les subsistances [qui constituent le capital] revient à ceux qui ont fait l’avance de ces Subsistances ». Marx, lui, ne veut voir de capital que là où la propriété des moyens de production et le travail sont séparés : « des moyens de production éparpillés qui fournissent aux producteurs eux-mêmes leur occupation et leur subsistance, sans que jamais le travail d’autrui s’y incorpore et s’y valorise, ne sont pas plus capital que le produit consommé par son propre producteur n’est marchandise. — Des moyens de production et de subsistance appartenant au producteur immédiat au travailleur même ne sont pas du capital. Ils ne deviennent capital qu’en servant de moyen d’exploiter et de dominer le travail ». Le capital, I, chap. 25 et 33, pp. 309 et 344. Marx est guidé par sa préoccupation de dégager le caractère essentiel de l’économie actuelle, et son évolution. Mais si l’on veut s’élever au-dessus de la considération du temps présent, et faire abstraction de tout souci d’ordre pratique, on adoptera à coup sur une conception du capital plus large que celle de Marx.
    — Je veux mentionner une dernière définition du capital, qui n’a qu’une parenté très lointaine me toutes celles dont je viens de parler. Pour Irving Fisher (Senses of « capital » , Economic journal, 1897, p. 199), le capital, c’est la richesse qui existe dans un moment donné, c’est la richesse prise, en quelque sorte, en photographie instantanée. Le revenu, au contraire, c’est la richesse acquise pendant un temps donné. Le capital et le revenu seraient donc définis de deux points de vue différents, un même bien pourrait être du capital ou du revenu selon le point de vue d’où on le regarderait. Voici le rapport que je découvre entre la conception que Fisher se fait du capital et la capitalisation : la richesse qui existe dans Iun moment donné — le capital selon Fisher — peut servir à la capitalisation peut devenir du capital au sens que j’ai cru devoir donner à ce mot, pour autant que cette richesse pourrait être consommée instantanément.
  37. Voir plus haut, § 4.
  38. Dans le langage courant en effet on appelle intérêt tout le rendement des capitaux prêtés. Mais la science économique a le devoir de dissocier les éléments de ce rendement.
  39. Pour parler correctement, ils ne donnent pas toujours ce rendement ; mais on attend d’eux qu’ils le donnent.
  40. Il est aisé de montrer le pourquoi de cette façon de parler. Soit un capital qui rapporte 10%. alors que les capitaux prêtés ne rapportent que 3,5%. Ce capital ne donne un rendement que parce qu’il a été employé quelque part, parce qu’il a servi à mettre en valeur une terre, par exemple. Dans le rendement obtenu, une portion doit être attribuée à cette terre. Dès lors, le capital ne pouvant rien produire s’il n’est appliqué à la terre, et la terre ne produisant rien sans l’application du capital — on du moins produisant moins de (10-3,5)% — il est naturel d’attribuer au capital cette portion du rendement qu’il eût donnée partout ailleurs — c’est-à-dire 3,5% — , et d’attribuer le reste à la terre. Mais je reviendrai sur ces questions au chap. IV, § 49 et passim.