L’intérêt du capital/3

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CHAPITRE III

POURQUOI LE CAPITAL OBTIENT UN INTÉRÊT


29. Nous avons vu au chapitre précédent pourquoi le capital, souvent du moins, exigeait un intérêt. Il nous faut voir maintenant pourquoi le capital obtient un intérêt.

Cette question nouvelle, comme l’antre, comporte plusieurs réponses. Il y a plusieurs causes qui font que des emplois lucratifs sont ouverts aux capitaux.




En tête de ces causes que nous avons maintenant à étudier, je mettrai trois phénomènes qui ont figuré dans le précédent chapitre comme causes de la rareté du capital : la diminution des besoins, l’augmentation des ressources, la dépréciation du futur.

Soit un individu dont les besoins sont destinés à diminuer, qui a, dans le moment présent, des besoins exceptionnels. Ses derniers 100 francs lui procureront cette année une satisfaction qu’il estime à M, tandis que l’année prochaine ses derniers 100 francs ne lui procureront qu’une satisfaction N, inférieure à M. Cet individu, avons-nous vu, ne peut capitaliser s’il n’a l’assurance que ses capitaux lui rapporteront une plus-value ; 1.000 francs, par exemple, qu’il avancerait pour un an diminueraient sa consommation présente plus qu’ils ne lui permettraient d’augmenter sa sommation de l’année prochaine. En revanche, si notre individu pouvait toucher par anticipation ses revenus de l’an prochain, alors il lui serait loisible de régler sa consommation des deux années de la manière que nous savons être la meilleure, c’est-à-dire en telle sorte que la dernière dépense de cette année lui donnât autant de satisfaction que la dernière dépense de l’année prochaine ; qu’il puisse toucher par anticipation 1.000 francs de ses revenus futurs, alors, dépensant ces 1.000 francs dès cette année, il augmentera son bien-être dans cette année de , tandis qu’il diminuera son bien-être de l’année prochaine de Les termes de la première série vont en décroissant, ceux de la deuxième série vont en croissant. Si les termes de la première série additionnés représentent une quantité plus grande que les termes additionnés de la deuxième série, l’opération sera avantageuse. Elle sera on ne peut plus avantageuse si le dernier terme de la première série est égal au terme qui suivrait le dernier terme de la deuxième série, cette série étant prolongée : car c’est de cette façon que se réaliserait cet équilibre de la consommation que l’on doit chercher.

Supposons que la somme dépasse la somme d’une quantité . Pour avoir 1.000 francs de plus à dépenser cette année-ci, l’individu que nous considérons aura avantage à abandonner une partie de ses revenus de l’année prochaine, dès lors que le renoncement à cette partie venant en sus d’une première diminution de 1.000 fr., doit diminuer le bien-être, déjà réduit de , d’une quantité inférieure à . Il sera donc disposé à emprunter 1.000 francs à intérêts pour un an, si les intérêts qu’on lui demande, et qu’il lui faudra payer au remboursement de l’emprunt, c’est-à-dire dans un an, ne représentent pas pour lui plus de bien-être que l’augmentation de 1.000 francs dans les ressources présentes jointe à la diminution de 1.000 francs dans les ressources de l’an prochain. Par exemple si j’ai 10.000 francs à dépenser cette année, et autant l’an prochain, et que mes besoins soient plus grands cette année qu’ils ne seront l’an prochain, j’aurai avantage à emprunter 1.000 francs pour rembourser 1.200 francs dans un an, du moment qu’en augmentant ma dépense de 1.000 francs cette année j’augmente mon bien-être plus que je ne le réduirai l’an prochain en réduisant ma dépense de 1.200 francs.

30. L’accroissement des ressources agit ici exactement comme la diminution des besoins. J’ai cette année-ci 10.000 francs à dépenser ; j’aurai 20.000 francs à dépenser l’an prochain. S’il m’était possible de toucher par anticipation 5.000 francs sur mes ressources futures, alors — toutes choses étant égales d’ailleurs — tout serait au mieux pour moi. Si je pouvais toucher par anticipation 3.000 francs, l’avantage serait moindre ; il subsisterait tout de même, car l’augmentation de mon bien-être présent dépasserait la réduction de mon bien-être futur. Mettons que cette augmentation de mon bien-être présent soit égale à la réduction que mon bien-être subirait l’an prochain si cette année-là mes ressources étaient diminuées de 3.300 francs ; dans ces conditions, il me sera avantageux d’emprunter tout de suite 3.000 francs pour avoir à rembourser dans un an 3.299 francs.

31. Enfin la dépréciation des biens futurs fera conclure les mêmes opérations que je viens d’indiquer. Dépréciant les biens futurs, si l’on m’offre des biens ayant une certaine valeur, je prendrai volontiers l’engagement de rendre, à une échéance fixée, une valeur supérieure. Les biens à consommer dans un an subissent-ils pour moi une dépréciation de 5 % ? il me sera indifférent, recevant 95 francs sur l’heure, de m’engager à rembourser 100 francs dans un an. Faisons la dépréciation proportionnelle à l’éloignement du futur ; nous aurons alors, appelant a la somme touchée, t le taux de la dépréciation pour une année, n le nombre d’années pour lesquelles l’emprunt est contracté, et désignant par x la somme à rembourser qui rendra l’opération de l’emprunt indifférente, la formule

,

d’où l’on tire

.





32. Nous voici arrivés à la quatrième des raisons pour lesquelles le capital obtient des intérêts. Cette quatrième raison, c’est la « productivité » du capital.

Par productivité du capital, il faut entendre ce fait que, employant du capital dans la production[1], on obtient une somme de produits plus grande, et, par suite plus utile, ou encore des produits plus utiles que ceux que l’on peut obtenir sans capital ; plus utiles, en outre, que le capital dépensé ne serait utile, si on le consommait immédiatement.

Le fait de la productivité du capital est trop général pour échapper à l’observation même la plus vulgaire. Dans toute production pour ainsi dire on peut avoir avantage à employer du capital[2]. Est-il nécessaire de fournir des exemples ? Est-il besoin de montrer que le chasseur, s’il prend la peine de se confectionner : des armes, attrapera plus de gibier que s’il ne dispose que de la rapidité et de l’agilité de ses membres, et que le supplément de gibier pris grâce aux armes dépassera ce que notre chasseur eût pris de gibier pendant le temps que la fabrication de ces armes l’aura occupé ? est-il besoin de montrer pareillement que le pêcheur aura avantage à se construire un canot et des engins de pêche ? qu’on a avantage à défoncer la terre, à la drainer, au lieu de se contenter de la labourer, et mieux encore au lieu de récolter ce qui y pousse spontanément ? on a quelque honte de répéter de telles banalités.

Ce qui importe, c’est de prévenir toute méprise sur le sens de cette proposition, que le capital est productif. Cette proposition ne signifie pas que toute avance augmente — de la manière que j’ai dite ci-dessus — la quantité des produits que l’on cherche à obtenir : pour accroître le rendement d’une terre, il ne s’agit pas d’y exécuter n’importe quel travail. Votre proposition ne signifie pas non plus que l’avance la plus forte donnera le supplément de produit le plus fort, que plus on avancera, plus l’on aura de produit. Elle ne signifie pas, enfin, que toute avance, dans la production, donnera un supplément de produit qui représentera plus d’utilité qu’elle-même. Le capital est productif, cela veut dire qu’il est un nombre très grand, et pratiquement illimité, d’avances que l’on peut faire, par lesquelles on obtiendra un supplément de produit plus utile que ne serait utile, si on le consommait immédiatement, le capital dépensé. Il n’y a d’ailleurs pas lieu pour l’instant d’entrer dans des déterminations plus précises : l’avance capitalistique entraîne-t-elle nécessairement, comme le veut Böhm-Bawerk, un allongement du processus productif, du temps pendant lequel le produit est attendu, le degré capitalistique de l’opération se mesure-t-il à la longueur du processus productif, plus tard sans doute il sera utile d’examiner ces points ; dans ce chapitre, voulant simplement montrer comment la productivité du capital donne naissance à l’intérêt, il me suffit de donner de cette productivité une définition sommaire, de noter que de bien des manières il est possible, avec du capital, d’accroître le produit net — estimé sous le rapport de l’utilité — des entreprises productives.

33. La productivité du capital a été regardée par quantité d’auteurs comme une des causes de l’intérêt, et l’on a pu même avancer[3] que dans la réalité tous les auteurs l’avaient regardée comme telle. Au vrai, c’est une explication qui se présente d’elle-même à l’esprit, lorsqu’on voit par exemple un propriétaire, un entrepreneur emprunter pour mettre en valeur un fonds, pour exploiter un procédé industriel, de dire : ce qui met l’emprunteur à même de payer des intérêts, ce qui le décide à le faire, c’est la productivité des capitaux qu’il emprunte. Et toutefois cette explication a été si vivement combattue par Böhm-Bawerk, celui-ci lui a refusé avec tant de force et d’insistance tout caractère scientifique, qu’on est obligé de se demander si vraiment la productivité du capital doit être regardée comme une des causes de l’intérêt, et qu’il est indispensable d’établir avec une précision rigoureuse la nature du rapport qui existe — car de toute évidence il en existe un — entre la productivité du capital et l’intérêt.

L’expression : productivité du capital, remarque Böhm-Bawerk[4], peut être prise dans plusieurs sens différents. Dire que le capital est productif, c’est dire : ou bien que le capital d’une manière générale peut servir à produire des biens [1] ;

ou bien qu’avec le capital on obtient plus de biens qu’on n’en eût obtenu sans lui [2] ;

ou bien qu’avec le capital on obtient des biens valant plus que ceux qu’on eût obtenus sans lui [3] ;

ou enfin qu’avec le capital on obtient des biens valant plus que le capital lui-même [4].

Dans les deux premières propositions, il n’est question que d’une productivité technique du capital ; dans les deux dernières il est parlé d’une productivité économique, la proposition affirmant que l’emploi du capital donne — en valeur — un produit brut, la proposition 4 affirmant que cet emploi donne un produit net, et par conséquent un intérêt.

La productivité du capital pouvant être comprise de ces différentes façons, Böhm-Bawerk reproche aux théoriciens de la productivité de ne pas avoir distingué entre elles ; il leur reproche d’avoir confondu les diverses propositions ci-dessus énumérées, ou tout au moins d’avoir passé de l’une à l’autre sans explications suffisantes, et en fin de compte d’une manière illégitime.

Il classe les théories de la productivité en deux groupes : les théories naïves, et les théories motivées. Les premières sont celles qui, constatant la productivité technique du capital (propositions 1 et 2), concluent immédiatement à la productivité économique (propositions 3 et 4), alors que les deux choses ne vont pas ensemble nécessairement. Ces théories posent le capital comme un des facteurs de la production ; à côté de la nature et du travail, oubliant que ce facteur — s’il faut l’appeler ainsi — n’est nullement indépendant, qu’il est un produit de la nature et du travail ; telle est la théorie de Say, lequel affirme que le capital « [a] en lui-même une faculté productive indépendante de celle du travail qui l’a créé »[5].

34. Les théories motivées de la productivité ne tombent pas dans les confusions grossières des théories naïves. Elles séparent la productivité technique et la productivité économique ; partant de la première, que personne ne songe à contester, elles fondent sur elle l’autre productivité, et en définitive l’intérêt. Et on peut leur accorder la conséquence, en tant que de la productivité technique on prétend tirer la productivité économique, entendue au sens de la proposition 3. Produisant une plus grande quantité de biens, en effet, il faut qu’on ait un supplément de produit brut[6]. Mais la proposition 4, l’apparition de l’intérêt ne se trouve pas justifiée : or, c’est précisément cette proposition qu’il s’agit de démontrer.

Développons l’argumentation de Böhm-Bawerk. Employer des capitaux dans la production, c’est acheter des instruments, des matières premières, c’est payer de la main-d’œuvre. Dès lors, trois alternatives se présentent : ou bien cette main-d’œuvre, ces instruments — Böhm-Bawerk les appelle des capitaux — prendront une valeur égale a celle des produits qu’ils serviront à créer, ou bien les produits obtenus par eux prendront une valeur égale à la leur, ou bien troisièmement un écart subsistera entre la valeur des instruments et celle des produits. La dernière alternative — la seule qui laisse une place à l’intérêt — est celle que choisissent les théoriciens de la productivité. Ce choix n’est-il pas tout arbitraire[7] ? Ne pourrait-il pas arriver que les instruments de production valussent autant que les produits qu’ils donnent ? Un filet de pêche permet, pendant le temps qu’on peut, l’employer, de prendre poissons de plus que ce qu’on en prendrait sans lui, soit en tout  : ne vaudra-t-il pas autant que ces poissons ? Ou bien n’arrivera-t-il pas que les poissons prennent la valeur du filet ? Un des partisans de la productivité, Lauderdale, fonde l’intérêt sur ce fait que l’emploi des capitaux dans la production permet d’épargner de la main-d’œuvre. De cette prémisse, suivra-t-il que le rendement du capital doive être égal au coût de la main-d’œuvre que ce capital permet d’épargner ? En fait — Lauderlale le remarque lui-même — la concurrence des producteurs, amenant une baisse des prix, réduira les bénéfices des entrepreneurs : pourquoi cette concurrence ne baisserait-elle pas les prix à tel point, qu’il ne restât plus de bénéfice aux entrepreneurs, et que par conséquent l’intérêt disparût[8] ?

Remontons aux lois tout à fait générales qui règlent la valeur des biens. La première de ces lois veut que la valeur d’un bien soit déterminée par l’utilité qu’on en retire : s’agit-il d’un bien « du premier rang », c’est-à dire d’un bien propre à satisfaire par lui-même un besoin, c’est cette utilité intrinsèque à laquelle on devra s’attacher, et la valeur se mesurera au degré final de cette utilité ; s’agit-il d’un de ces biens qui, n’ayant pas d’utilité intrinsèque, servent à acquérir des biens du premier rang, on s’attachera à l’utilité de ces derniers, que l’on considérera toujours dans son degré final. À cette loi toutefois une autre loi s’ajoute, qui s’appliquera à ceux des biens qui peuvent être multipliés à volonté : et c’est la loi qui veut que la valeur des biens s’égale à leur coût. La concurrence des producteurs, là où elle s’exerce, amène cet effet ; quelle que soit son utilité, un bien, lorsqu’il peut être multiplié, ne vaudra jamais plus que ce que valent les éléments dont il est constitué, sa valeur se mesurera par l’utilité finale du moins utile des biens qu’on pourrait avoir en sa place, et qu’on produit effectivement. Un bien a été produit avec de la main-d’œuvre ; si cette main-d’œuvre n’est pas d’une qualité spéciale, et si notre bien est de ceux que l’on peut multiplier, ce bien ne vaudra pas plus que le moins utile des autres biens ayant exigé pour être produits la même quantité de main-d’œuvre : sans quoi un déplacement se ferait de la main-d’œuvre vers cette production plus lucrative, lequel abaisserait les prix du bien en question, et rétablirait l’équilibre. Bref, là où il n’y a pas de restriction à la concurrence, pour déterminer le prix des biens, il y a lieu de considérer non pas leur usage, leur fin, mais ce dont ils sont faits : la loi de la valeur-utilité est remplacée par celle de la valeur-coût, qui dérive des mêmes principes que celle-ci, mais qui d’une certaine façon paraît lui être opposée.

Faisant l’application de ces deux lois à ces instruments de la production qu’on se procure avec des capitaux, il semble à Böhm-Bawerk qu’il soit impossible de tirer de la productivité technique du capital l’intérêt. De deux choses l’une en effet : ou bien ces instruments de production que l’on acquiert avec le capital sont tels qu’on ne peut les multiplier à volonté, ou bien au contraire on peut les multiplier. Le nombre en est-il nécessairement limité ? c’est la loi de la valeur-utilité qui trouvera son application : les instruments vaudront autant que sera utile le produit obtenu par eux. Le nombre de nos instruments peut-il être accru ? l’autre loi se vérifiera : le prix de ces instruments se déterminera par leur coût, déterminant à son tour, tirant à lui en quelque sorte le prix des produits qu’ils permettent d’obtenir. Ni dans l’un ni dans l’autre cas on n’aura de surplus, de produit net, d’intérêt[9].

35. J’ai exposé dans toute sa rigueur la critique que Böhm-Bawerk a faite de la théorie de la productivité du capital. Il faut voir maintenant si cette critique est décisive.

Tout d’abord, prenons une précaution : posons que les instruments de production que nous considérerons, s’ils ne donnent leurs fruits qu’après une attente plus ou moins longue, du moins ne demandent point de temps pour être créés. Je sais que dans la réalité il n’en va pas ainsi : beaucoup d’instruments productifs ne peuvent être créés que moyennant des avances plus ou moins importantes ; comme conséquence, on verra le constructeur percevoir un intérêt pour ces avances, indépendant de l’intérêt que l’acheteur retirera de l’emploi de l’instrument, ou le constructeur encore, s’il l’emploie lui-même ; le prix de l’instrument dépassera le coût de ce même instrument, comme il sera dépassé d’autre part par le prix des produits[10]. Mais il y a lieu d’écarter cette complication, pour simplifier la question, et pour éviter certaines confusions où elle risquerait de nous faire tomber.

Soit, donc, un instrument productif tel qu’il ne puisse pas être multiplié à volonté, qu’il soit rare. Son prix ne sera pas déterminé par son coût, mais par ce qu’il produit. Est-ce à dire qu’il égalera la valeur des produits qu’on en tirera, en sorte que l’intérêt n’apparaisse point ? Non pas forcément. Un bien productif vaut nécessairement les utilités qu’il procure, quand ces utilités doivent être perçues tout de suite. Ne doivent-elles être perçues que plus tard, dans ce cas il peut en aller autrement ; car une utilité varie selon le moment où l’on en jouit, et le fait de déplacer une jouissance dans le temps, de modifier la répartition de nos revenus dans le temps au profit du futur peut diminuer la somme de notre bien-être. Pour avoir un surcroît de revenu de dans l’avenir, souvent nous ne consentirons à céder dans le présent que  ; l’instrument productif qui donnera pourra ainsi ne valoir que  ; et alors celui qui achète cet instrument fera une opération capitalistique au sens objectif de l’expression ; dépensant pour retrouver , il placera de l’argent à intérêts.

36. Prenons en second lieu un instrument productif qui ne soit point rare, qu’on puisse multiplier à volonté. Il arrivera dans ce cas, dit Böhm-Bawerk, que le prix de cet instrument productif se réglera sur son coût. Examinons donc cette loi du coût d’un peu près. Et pour cela revenons un peu sur la manière dont Böhm-Bawerk la présente, indiquons avec plus de précision que tantôt comment il la déduit, des principes généraux de l’économique[11].

La valeur des biens se déterminant toujours, enfin de compte, par leur utilité, les biens productifs — biens du deuxième rang, du troisième rang, etc. —, vaudront, d’après Böhm-Bawerk, en raison de l’utilité des biens du premier rang qu’ils servent à obtenir. Mais il peut se faire qu’un bien du deuxième rang, que nous appellerons [12], serve à obtenir diverses espèces de biens, A, B et C. Qu’arrivera-t-il alors ? Naturellement il sera pourvu de la manière la plus harmonique à la satisfaction de ces besoins que satisfont les biens A, B et C. Si cela est possible, les exemplaires du bien se répartiront en telle sorte entre les différents emplois auxquels ils sont propres, que l’utilité finale des biens A, B et C qui seront effectivement créés soit égale ; Souvent, toutefois, les choses ne s’arrangeront pas ainsi. Souvent l’échelle des besoins concrets d’une même espèce est irrégulière et discontinue : une première serrure dans une chambre offre une utilité de 200, une deuxième serrure n’offre plus aucune utilité ; je ne ferai donc qu’une serrure, dont l’utilité sera de 200, tandis que je ferai plusieurs exemplaires de tels autres biens, dont les utilités limites respectives se trouveront être par là de 120 et de 100. Quelle sera, dans ce cas, la valeur des biens  ? Cette valeur sera évidemment de 100 : l’utilité limite des biens , est en effet de 100 ; que l’on soit obligé de quitter un exemplaire de ces biens, le bien que l’on renoncera à se procurer, c’est le moins utile de tous, lequel a une utilité de 100. Et que vaudront les biens des espèces A et B, ces biens dont les utilités limites respectives sont 200 et 120 ? Ils vaudront 100 aussi : car si un exemplaire de B, par exemple, était perdu, on n’aurait à sacrifier, pour le remplacer, que 100, qui est la moindre des utilités obtenues avec  : la concurrence des producteurs à cet effet — c’est là qu’il faut en venir pour comprendre tout ce mécanisme — que si un producteur de biens B voulait mettre ses prix à 200, d’autres producteurs offriraient ces biens à meilleur compte, et que finalement les prix tomberaient jusqu’à 100. Bref, comme il a été dit plus haut, les biens qu’on peut multiplier auront pour valeur l’utilité du moins utile des biens qu’on peut produire en leur place et qu’on produit effectivement.

Cette théorie de la valeur-coût est à coup sûr très plausible. La formule que j’ai donnée de la loi, cependant, n’est pas tout à fait correcte. Pour qu’un bien du premier rang vaille ce qu’il coûte, c’est-à-dire ce qu’est utile le moins utile des biens qu’on peut produire en sa place, et que l’on produit effectivement, il n’est pas nécessaire que ce bien puisse être reproduit à volonté. Il suffit que, les exemplaires du bien du deuxième rang se distribuant au mieux dans leurs divers emplois, l’utilité du dernier exemplaire qu’il soit possible d’obtenir de notre bien du premier rang soit inférieure à l’utilité la moindre des autres biens du premier rang que l’on produit effectivement. Soit, par exemple, un bien , avec lequel on obtient des biens de premier rang A et B, et dont il existe six exemplaires. Du bien A on peut faire trois exemplaires, dont les utilités respectives sont 100, 150 et 110 ; du bien B on peut faire un nombre indéfini d’exemplaires, dont les utilités seront 200, 120, 90, 60, 30, etc. ; les six exemplaires de , se distribuant au mieux, l’utilité limite des biens B sera 90, et celle des biens A — par où la valeur de ceux-ci sera déterminée — 110. Mais supposons maintenant que du bien A on puisse faire quatre exemplaires, dont le dernier aurait une utilité de 89 : alors, encore que le bien A ne puisse pas être reproduit à volonté, la valeur de ce bien A se déterminera selon la loi du coût.

Prenant note de cette rectification — qui ne fait d’ailleurs que rétablir la véritable théorie de Böhm-Bawerk —, voyons ce que devient la loi du coût dans la réalité, lorsqu’elle y trouve son application ; nous ferons une constatation importante. L’hypothèse en effet d’après laquelle, pour des biens pouvant être multipliés, les utilités limites seraient inégales, cette hypothèse de Böhm-Bawerk, intéressante dans la théorie pure, est contraire à ce que l’on observe. L’échelle des besoins d’un individu peut être, pour des espèces données de besoins, discontinue ; mais si, cessant de considérer les besoins de l’individu, on considère dans toute leur multiplicité les besoins, la demande sociale, alors on aura pour chaque espèce de besoins une échelle continue, pour chaque espèce de biens une dégradation continue de l’utilité.

De là il suit que l’énoncé de la loi du coût pourra être modifié, et que cette loi recevra une simplification notable. Cette loi disait : les biens du premier rang en place desquels d’autres biens peuvent être produits, ces biens, en tant du moins que l’utilité du dernier exemplaire qu’il soit possible d’en obtenir est inférieure aux utilités limites des autres biens du premier rang que l’on peut produire en leur place, et que l’on produit effectivement, ont pour valeur la moindre de ces utilités limites. Et maintenant je dis : les biens du premier rang en place desquels d’autres biens peuvent être produits, ces biens, en tant du moins que l’utilité du dernier exemplaire qu’il soit possible d’en obtenir est inférieure à l’utilité limite des autres biens que l’on peut produire en leur place, et que l’on produit effectivement, ont pour valeur leur, propre utilité limite, laquelle sera pareille à celles des autres biens.

37. Nous arrivons donc à ce résultat que la loi du coût qui, tout d’abord, paraissait s’opposer à la loi de la valeur-utilité — tout en découlant des mêmes principes que celle-ci — coïncide maintenant d’une manière parfaite avec cette loi de la valeur-utilité. Ces biens — nous avons vu quels ils sont — qui valent ce qu’ils coûtent ont toujours, comme les autres biens, leur valeur réglée par leur utilité limite. Seulement on observe que cette utilité limite est la même que celle des biens faits avec les mêmes éléments, obtenus avec les mêmes moyens. Et pourquoi en va-t-il ainsi ? Parce que les exemplaires des biens du deuxième rang qui sont susceptibles de recevoir plusieurs emplois se distribuent de telle sorte entre les divers emplois auxquels ils sont propres, que l’utilité limite soit la même pour tous les biens du premier rang qu’ils auront servi à créer : la production d’un bien du premier rang ne se limitera pas de manière à établir l’utilité finale de ce bien a 150, si d’autres biens existent en place desquels on pourrait produire une plus grande quantité des premiers, et dont l’utilité finale n’est que de 100.

En fait, cependant, on constate des exceptions à notre loi. Un instrument productif donne son produit seulement après une attente plus ou moins longue ; cet instrument productif est fabriqué avec des matériaux, avec des éléments qui auraient pu recevoir un autre emploi ; appelons A ces éléments, B les biens autres que l’instrument productif que l’on peut avoir avec ces éléments, C l’instrument productif, D le produit de cet instrument : que voudrait la loi du coût ? que les exemplaires de A se distribuassent en telle façon entre les deux emplois B et , que l’utilité limite de B fût la même que celle de D, que la valeur, par suite de B, de C et de D fût pareille. Or ce n’est pas là ce que l’on observe. Si la production de B et de C est instantanée, et que celle de D ne le soit pas par rapport à celle de C, B et C auront sans doute la même valeur, mais D aura une valeur supérieure. Et ainsi aux conditions déjà mises à l’application de la loi du coût il faudra, si l’on en croître l’expérience, ajouter une condition nouvelle : cette loi ne se vérifiera que lorsque les biens mis en présence auront demandé pour être produits le même temps ; un bien ne vaut ce qu’il coûte que lorsque la production de ce bien est instantanée, ou qu’elle demande le même temps que celle des biens qu’on pourrait produire en sa place ; il vaudra plus que ce qu’il coûte, c’est-à-dire que son utilité limite sera supérieure à l’utilité limite des biens qu’on peut produire en sa place, quand il demandera pour être produit plus de temps que ceux-ci : en sorte que celui qui entreprendra de produire ce bien, dépensant un certain capital, vendra son produit plus cher, percevra un surplus, un intérêt.

38. Cette restriction à la loi du coût, imposée par l’expérience, les théoriciens de la productivité du capital ont négligé de l’expliquer ; et c’est pourquoi — à tort selon moi — Böhm-Bawerk nie que l’on doive voir dans cette productivité une cause de l’intérêt.

Mais il est aisé de rendre compte de cette exception apparente que nous avons rencontrée ; elle se déduit sans peine des mêmes principes d’où se déduisent la loi de la valeur-utilité et la loi de la valeur-coût. Pourquoi certains biens valent-ils exactement ce qu’ils coûtent ? que signifie cette formule ? elle signifie — on l’a vu déjà, mais il convient d’y revenir encore — que ces biens valent ce que sont utiles, dans tous leurs emplois, les biens dont ils sont faits ; et ils valent cela à cause de la possibilité qu’on a de déplacer les biens en question — je parle des biens du second rang —, de les transporter d’un emploi dans un autre ; à cause encore et tout d’abord de ce principe qui veut que chaque bien reçoive cet emploi où il est le plus utile, ou du moins le plus demandé. Seulement, qui ne voit qu’il faut parfois tenir compte ici du temps dans lequel les biens fournissent leurs utilités ? Un bien est acquis trois ans après que le bien qui sert à l’acquérir a été fabriqué ; ceci n’est pas toujours indifférent. Un même bien du deuxième rang donne instantanément un certain bien du premier rang, et après trois ans un certain autre bien ; une distribution se trouve établie de notre bien du second rang entre ces deux emplois, qui met à l’utilité limite du bien du premier rang dont l’acquisition est instantanée, et à l’utilité limite de l’autre : on ne verra pas nécessairement cette distribution se modifier au profit de ce bien qui est long à obtenir, et si une modification de ce genre s’opère dans cette distribution, elle n’aura pas nécessairement pour effet d’égaliser à les deux utilités limites. C’est qu’il n’est pas toujours égal à celui qui veut employer notre bien du second rang de dépenser m pour recevoir tout de suite [13], ou de dépenser pour recevoir après trois ans : diverses raisons, on le sait, peuvent rendre cette dernière opération désavantageuse, dont la principale est que le seul fait de modifier la répartition des revenus au profit du futur diminue par lui-même la somme totale de notre bien-être.

Pour que ce raisonnement devienne encore plus clair, appliquons-le à un de ces exemples concrets sur lesquels Böhm-Bawerk a fait porter sa discussion[14].

Nous imaginons, avec Roscher, un peuple de pêcheurs qui ne possède aucun instrument de production ; tous les travailleurs ont la même habileté, chacun d’eux prend chaque jour 3 poissons. Un des pêcheurs, réduisant pendant 100 jours sa consommation à 2 poissons, constitue un approvisionnement de 100 poissons, qui lui permet de vivre 50 jours sans pêcher ; il emploie ces 50 jours de liberté à se construire un canot et un filet, qui dureront 100 jours, et qui pendant le temps qu’ils dureront lui permettront de prendre 30 poissons quotidiennement. Comment l’opération se balance-t-elle ? d’un côté on a une dépense de 50 journées de travail, pendant lesquelles on eût pu prendre 150 poissons ; de l’autre, un supplément de produit de 3.000 poissons (soit ), moins 300 poissons (soit ), c’est-à-dire de 2.700 poissons ; au total, un surplus de, c’est-à-dire de 2.550 poissons.

Tel est l’exemple. Il n’est point aussi heureusement choisi que possible, parce qu’on y trouve cette complication que le filet et le canot demandent du temps pour être construits, comme ils en demandent pour donner leur produit. Mais il nous est loisible de ne pas prêter notre attention à cette particularité.Et alors on aperçoit évidemment que les 3.000 poissons pris avec le filet doivent valoir 10 fois plus que les 300 poissons qu’on peut prendre à la main pendant le temps qu’il est en usage ; de même, vouloir — comme Böhm-Bawerk suggère qu’il pourrait arriver — que le produit donné par le filet, soit les 3.000 poissons, vaille ce que coûte ce même filet, c’est-à-dire les 150 poissons qu’on prendrait à la main pendant le temps qu’il faut pour fabriquer le filet, est simplement absurde ; et il serait absurde aussi de vouloir que le filet, qu’on peut fabriquer en renonçant à une pêche de 150 poissons, valût les 3.000 poissons qu’il fait prendre ; il faut que le filet rapporte plus qu’il ne coûte, que le produit du filet vaille plus que celui-ci ; il le faut, dès lorsque, dans la peuplade considérée, on continue à pécher à la main tout en ayant la possibilité de fabriquer des filets. Finalement, la seule question qui se pose est la suivante : pourquoi continue-t’on à pécher à la main, ayant la possibilité de fabriquer des filets ? Et à cette question je répondrai : on continue à pêcher à la main, parce que pour des raisons diverses — qui ont été étudiées au chapitre précédent — la diminution de 150 unités dans la pêche qu’il faut s’imposer si l’on veut fabriquer le filet, cette diminution n’est pas compensée pour tous les pêcheurs, ou leur paraît n’être pas pensée par le surplus de 2.700 poissons qu’on en retirera par la suite.

Remplaçons les poissons par de l’argent, et les choses iront exactement de même. Le filet demande pour être fabriqué une main-d’œuvre avec laquelle on prendrait 150 francs de poisson. À l’aide de ce filet, on accroît le produit brut de sa pêche de 18 fois cette quantité de poisson[15]. Une pêche 19 fois plus abondante, s’il y a des pécheurs qui continuent à pêcher sans filet, vaudra 19 fois plus d’argent : et ainsi la valeur du produit ne se ramènera pas au coût, autrement dit à l’utilité du bien qu’on peut obtenir en place du bien du deuxième rang qui sert à obtenir ce produit. Le filet vaudra-t-il du moins les 2.700 francs de supplément qu’il fait percevoir ? non pas, car ceux qui pêchent à la main et qui retirent 150 francs de leur pêche sont toujours prêts à confectionner un filet pour le même prix, et ils ramèneront toujours le prix du filet à 150 francs, si ce prix manifeste une tendance à la hausse. Il restera donc que ceux qui achètent des filets paient 150 francs un instrument dont ils tirent 2.700 francs. Et pourquoi tout le monde ne fait-il pas comme eux ? pourquoi certains persévèrent-ils dans leur technique rudimentaire ? parce que pour certains une diminution de 150 francs sur les ressources présentes ne serait pas compensée — à leur avis tout au moins — par une augmentation de 2.700 francs dans leurs ressources futures.

39. Je résume brièvement la longue argumentation par laquelle j’ai établi, à l’encontre de Böhm-Bawerk, qu’il fallait voir vraiment dans la productivité du capital une des causes de l’intérêt ; je la résume, en m’attachant à considérer les faits dans leur ensemble.

Lorsqu’on parle de la productivité du capital, on veut dire qu’en produisant des biens selon des modes non instantanés on peut, très souvent, obtenir plus de produit qu’on n’en obtiendrait, avec la même dépense, en produisant ces mêmes biens selon des modes instantanés. Or les avances, les opérations capitalistiques techniquement productives ne peuvent pas être toutes faites. Sans doute il y a des capitaux disponibles pour un certain nombre de ces opérations, je veux dire des capitaux qu’il n’en coûte rien à leurs propriétaires de dépenser. Mais ces capitaux une fois employés, il reste une multitude d’opérations à entreprendre ; et les capitaux qu’on y emploierait ne pourront être employés que s’ils doivent rapporter un surplus. Imaginons — contrairement à la réalité — que ces seuls capitaux soient employés pour lesquels on n’exige pas de surplus. Ces capitaux étant rares, en d’autres termes une partie seulement de ces emplois étant pourvus où s’affirme la productivité technique du capital, on verra la productivité économique du capital, nécessairement, résulter de sa productivité technique. Et sans doute dans la réalité les choses sont un peu plus compliquées : des capitaux sont employés qui exigent des intérêts ; un certain équilibre s’établit de ce qu’on appelle souvent l’offre et la demande du capital, équilibre tel que l’exigence du plus exigeant des capitaux employés soit satisfaite par le rendement de la moins lucrative des opérations capitalistiques entreprises. Mais cette complication ne change rien à l’essence des faits.

Ainsi — je le répéterai une fois encore — pour que l’intérêt des capitaux productifs apparaisse, il faut qu’une condition se trouve réalisée, à savoir qu’il ne soit pas indifférent aux hommes d’entreprendre des productions instantanées ou d’en entreprendre qui demandent du temps, que du moins toutes les avances techniquement productives ne puissent pas être faites sans aucun sacrifice de la part des capitalistes. La « rareté du capital » est la condition indispensable de l’apparition de l’intérêt. Mais cette rareté étant posée, c’est la productivité du capital — dans bien des cas — qui pousse à capitaliser, c’est elle qui donne naissance à l’intérêt.

On voit dès lors ce qu’il faut retenir des critiques adressées par Böhm-Bawerk aux théoriciens de la productivité. Il y a dans ces critiques quelque chose de fondé. Les théoriciens de la productivité ont eu le tort de passer trop vite de la productivité technique du capital à la productivité économique, c’est-à-dire à l’intérêt, de ne pas être assez explicites, de ne pas montrer tout ce qu’il est nécessaire de montrer pour faire comprendre l’intérêt. Mais d’autre part il est impossible de suivre Böhm-Bawerk quand il nie que la productivité du capital soit une cause de l’intérêt[16].

40. Ce n’est pas seulement en tant que productif — au sens que j’ai donné à cette expression — que le capital engagé dans la production rapporte des intérêts.

Revenons sur l’exemple que nous examinions il y a un instant. Cet exemple offrait une particularité : c’est à savoir que le bien du second rang qu’il s’agissait pour le capitaliste d’acheter, ce filet qui servait à prendre des poissons, coûtait une main-d’œuvre qui pouvait servir également, et qui servait à prendre des poissons d’une manière directe.

De là découlaient deux conséquences remarquables. La première, c’est qu’il était absurde de supposer — certains pêcheurs continuant à pêcher à la main — qu’il pût n’y avoir pas de différence entre le coût du filet d’une part ou sa valeur, égale à son coût, et d’autre part le produit du filet, qu’il pût n’y avoir pas d’intérêt : et ceci, pour la raison bien connue que dans le marché il ne doit y avoir qu’un seul prix pour une même marchandise. La deuxième conséquence, c’est que le taux de l’intérêt, l’excédent du produit du filet sur son coût, se trouvait fixé d’une manière rigoureuse, immuable. Faites varier le nombre des filets employés, introduisez la considération de ces variations du prix qui résultent des variations de la quantité du produit, si le rapport de ce que le filet produit à ce qu’il coûte reste le même pour la quantité, il restera le même pour la valeur ; et ainsi il est manifeste que le taux de l’intérêt est déterminé par avance ; ce taux déterminera à son tour le nombre des gens qui auront avantage, ou qui estimeront avoir avantage à acheter des filets, il ne sera nullement influencé par ce nombre[17].

Faisons maintenant une hypothèse autre. Choisissons un instrument de production qui produise autre chose que ce qu’on peut produire en sa place, ou, pour utiliser encore l’exemple de tout à l’heure, supposons que cette main-d’œuvre avec laquelle on fabrique le filet qui servira à prendre le poisson ne puisse pas servir directement à prendre du poisson ; cette main-d’œuvre cependant sert à d’autres usages qu’à la confection des filets.

Dans l’hypothèse nouvelle que nous envisageons, peut-il être parlé encore de productivité du capital ? Pas précisément. Dire que le capital est productif, c’est dire qu’en employant du capital on obtient, à dépense égale, une quantité plus grande de ces produits, de ces biens qu’on pourrait avoir sans employer de capital. Ici, ce n’est plus la même chose. Le capital permet d’obtenir des biens qu’on n’obtiendrait pas sans lui. On ne peut donc pas comparer la quantité de biens qu’on obtient avec le capital et la quantité qu’on obtient sans lui : une telle comparaison n’a de sens qu’entre biens de même espèce. Et pour ce qui est de comparer l’utilité des biens capitalistiques en question avec celle des biens qu’on obtient sans capital, comment songer à le faire, tant qu’on ne sait pas combien il sera créé de ces biens capitalistiques ?

Nous plaçant donc dans cette hypothèse nouvelle, il ne sera plus absurde immédiatement de penser que l’égalité puisse s’établir entre l’utilité limite des poissons pris avec les filets, et celle des biens créés par ailleurs avec la main-d’œuvre qu’on n’emploie pas à la confection des filets, entre la valeur des poissons pris avec les filets, et le coût — ou la valeur — des dits filets. Et en outre le taux de l’intérêt ne sera pas déterminé uniquement par le rapport du produit du filet à ce qu’on peut obtenir en place de celui-ci ; ce taux, et l’équilibre qu’il représente, seront la résultante d’un nombre plus grand de facteurs : les facilités plus ou moins grandes qu’ont les capitalistes à capitaliser — ces facilités qui n’intervenaient tantôt qu’après le taux de l’intérêt réglé, et pour régler à leur tour, en tenant compte de ce taux, le nombre des filets fabriqués — ici contribueront à déterminer le taux de l’intérêt ; car elles feront qu’on préférera plus ou moins l’acquisition des filets à l’emploi instantané de la main-d’œuvre, et elles élèveront ou abaisseront en des sens opposés d’un côté l’utilité limite des poissons, de l’autre celle des produits instantanément obtenus avec la main-d’œuvre, le produit-valeur des filets d’un côté, et de l’autre côté celui des productions instantanées.

Ces différences toutefois n’empêchent pas que l’intérêt apparaisse dans le deuxième cas comme il est apparu dans le premier. La valeur des produits instantanément obtenus s’établit-elle à  ? la valeur du filet sera elle aussi de m, puisque ceux qui pratiquent les productions instantanées seront toujours disposés à faire des filets pour un prix de . Mais il faudra que les poissons pris avec le filet vaillent  ; car on ne voudra pas, en général, dépenser pour avoir, après une attente plus ou moins longue, un revenu de ou de , qu’avec la même dépense on pourrait s’assurer tout de suite.

On voit à quelle condition, ici, l’intérêt apparaît. C’est à la condition qu’on ne produise pas en trop grande quantité les biens d’origine capitalistique. Soit un certain bien qu’on ne produit qu’avec du capital. Si on en produit une quantité A, le prix s’établira tel que les capitaux employés à produire ce bien rapporteront une plus-value. Si on en produit une quantité plus grande, soit B, le prix baissera, et il n’y aura plus de plus-value. On peut compter, au reste, que la rareté du capital empêchera qu’on ne produise la quantité B ; on s’arrêtera, dans la production de notre bien, avant que la plus-value n’ait disparu.

41. Ainsi il n’est pas nécessaire, pour que le capital dans la production rapporte des intérêts, que ce capital soit « productif », qu’il serve à obtenir en plus grande abondance des biens qu’on peut obtenir sans lui ; il suffit qu’il existe des industries exigeant du capital qui, si elles ne se développent pas trop, assurent au capitaliste un intérêt. Cette condition remplie, on peut être certain que l’intérêt apparaîtra, que les industries en question ne se développeront pas à tel point qu’elles cessent de donner un intérêt aux capitaux qu’elles absorbent.

En fait toutefois c’est la productivité proprement dite du capital, bien plus souvent que la pseudo-productivité du capital, ou peut-être même toujours, qui engendre l’intérêt des capitaux engagées dans la production. Voit-on beaucoup d’industries que l’on ne puisse conduire que d’une façon, où il faille absolument du-capital et où en outre le rapport du capital qu’on engage à la quantité de produit qu’on retire soit immuable[18] ? Je me demande s’il en est une seule de telle. Dans les industries, dans les entreprises productives, des méthodes diverses peuvent être adoptées d’ordinaire, des organisations diverses établies, des instruments de plus ou moins bonne qualité employés ; ainsi le capital dépensé variera en mille manières, sans que la quantité du produit varie le moins du monde proportionnellement à ce capital ; et pour cette dépense de capital où on s’arrêtera, laquelle permettra d’obtenir une certaine quantité de produit, des dépenses de capital moindres seront concevables, qui eussent fait avoir une quantité de produit relativement moindre. Dans ces conditions on devra dire que l’intérêt qu’on perçoit est dû à la dépense de capital que l’on a faite, et qu’on eût pu s’épargner, que du moins on eût pu faire moindre, on devra dire que cet intérêt provient de la productivité du capital. Je dépense 40.000 francs pour faire une plantation de vigne ; j’aurai par là un rendement annuel de 2.000 francs ; mais j’eusse pu dépenser moins, en ne drainant pas mon sol, en le défonçant moins profondément ; alors, considérant que, faute de dépenser du capital, ou plutôt faute d’en dépenser assez — on ne plante pas sans faire des avances — je n’aurais pas eu de produit du tout, ou du moins pas de produit net, considérant que le prix du raisin n’est tel qu’il me laisse un intérêt que parce que d’autres propriétaires de vignobles ne sont pas en état de faire sur leurs terres les mêmes dépenses que moi et qu’ils sont réduits à se contenter d’une culture moins capitalistique que la mienne, et moins avantageuse, j’expliquerai — avec raison — l’intérêt qui me revient par la productivité du capital. Je ne vois pas de cas à citer où un capital rapporterait des intérêts sans que le bien créé à l’aide de ce capital eût pu être obtenu d’une manière instantanée, ou du moins avec des avances plus petites.

La productivité du capital paraît donc bien être ce qui en fait rend compte de intérêt des capitaux engagés dans la production. Il n’en aura pas moins été utile de montrer comment les capitaux engagés dans la production pouvaient rapporter des intérêts, même sans être proprement « productifs ». Que l’intérêt puisse résulter de ce que je me suis risqué à appeler la pseudo- productivité du capital, la chose a en soi une grande importance théorique ; cela me conduit naturellement, en outre, à parler de l’intérêt que rapportent les biens durables de jouissance, et cela va nous permettre de comprendre cet intérêt.



42. En créant ou en achetant des biens de jouissance durables, on se met à même de bénéficier d’une plus-value. L’étude de ce cas va nous faire connaître la sixième et dernière cause pour laquelle les capitaux obtiennent un intérêt.

Je veux indiquer tout de suite en quelques mots pourquoi des biens de jouissance durables on tire un intérêt. Il y a ici quelque chose d’analogue à ce que nous avons trouvé dans le cas de la pseudo-productivité du capital. Les biens de jouissance durables rapportent un intérêt : c’est que ces biens sont plus utiles, si on ne les produit pas en trop grande quantité, que les biens que l’on produirait en leur place pour une consommation immédiate ; il faut en même temps, bien entendu, que le capital soit rare, que beaucoup de gens ne créent ces biens, qu’ils ne les achètent, qu’autant que par là ils doivent s’assurer une plus-value, un intérêt.

Prenons pour exemple les pianos. Je suppose que ces pianos ne demandent pas de temps pour être construits. Je sais qu’il n’en est pas ainsi, mais je veux simplifier mon exposé ; tant pour le rendre plus clair que pour ne pas risquer de tomber dans des confusions très fâcheuses, je ne veux pas considérer l’intérêt que réclameront les fabricants de pianos, en raison des avances qu’ils auront dû faire pour la fabrication de leurs instruments ; je ne veux considérer que l’intérêt exigé, et perçu, par ces mêmes fabricants, ou par les acheteurs des pianos, à raison du temps qu’il leur faudra attendre pour retirer de ces pianos toute leur utilité.

Les pianos coûtent, mettons, 700 francs. Cela veut dire que les matériaux, que la main-d’œuvre employés à la fabrication des pianos valent 700 francs, et ils valent 700 francs parce que 700 francs représentent exactement les moins utiles des biens que l’on fabrique ailleurs — dans les industries où la production est instantanée — avec les mêmes matériaux et la même main d’œuvre. Coûtant 700 francs, nos pianos, s’ils n’ont pas demandé de temps pour être fabriqués, vaudront 700 francs : ils ne peuvent pas valoir plus, quelque utilité qu’ils doivent fournir, puisque rien ne limite le nombre des pianos qu’on peut fabriquer ; si le prix des pianos s’établissait à plus de 700 francs, aussitôt la concurrence de ceux qui avec les éléments entrant dans la fabrication du piano n’obtiennent que 700 francs de produit ferait descendre le prix jusqu’à 700 francs.

Nos pianos valent donc 700 francs, et vaudront 700 francs quelque quantité qu’on en fabrique[19]. Je suppose en outre que tous les pianos sont destinés à être loués. Quel sera le prix de la location ? Si 100 pianos sont mis en location, le prix d’une année de location sera l’utilité limite de la possession d’un piano pendant un an. Le moins avantagé des locataires paiera sa location exactement l’utilité qu’il en retire, ou à peine moins ; et les autres paieront le même prix. Mais en même temps les loueurs prétendront peut-être retrouver par la location de leurs pianos, outre le coût de ceux-ci, un intérêt. Comment ces deux nécessités se trouveront-elles respectées simultanément ? par la détermination qui se fera du nombre des pianos mis en location. Ce nombre, avec lequel l’utilité limite, et par suite le prix de la location varie, se réglera en telle sorte que les loueurs, s’ils ne peuvent pas tous se contenter de rentrer dans leurs avances, retrouvent leurs avances accrues d’un intérêt, et que le moins avantagé des locataires paie sa location ce qu’elle lui est utile.

En fait, à côté des pianos loués il y a des pianos que des acheteurs achètent pour leur usage personnel. Ceux-là achètent des pianos pour leur usage personnel qui, déboursant le prix d’un piano, retranchent moins sur leur bien-être présent qu’ils ne retrancheraient sur leur bien-être futur en louant ce piano et en payant régulièrement le prix de location, et qui en même temps doivent trouver dans la jouissance du piano une utilité supérieure au prix de location[20].

43. En réunissant les deux destinations des pianos, on obtient, pour la détermination du nombre des pianos fabriqués et la répartition de ces pianos entre leurs deux destinations, la formule suivante : le nombre des pianos fabriqués sera tel, et il sera vendu ou loué de ces pianos un nombre tel, que le moins avantagé des loueurs augmente son bien-être futur, par la perception des loyers, autant qu’il aura diminué son bien-être présent en construisant ou en achetant ces pianos ; que le moins avantagé des locataires paye sa location ce qu’elle lui procure d’utilité ; que le moins avantagé, enfin, de ceux qui achètent des pianos pour leur usage personnel retrouve en utilité, par la jouissance de son piano, ce qu’il aura tout d’abord retranché sur son bien-être, cette utilité qu’a pour lui la jouissance du piano étant supérieure au loyer.

Ce qui vient d’être dit des pianos peut être répété, avec parfois quelques modifications, de tous les autres biens de jouissance durables. Certains biens de jouissance durables, à la différence des pianos, sont nécessaires. Il en sera d’eux tout comme des biens durables dont on peut se passer : les capitalistes feront construire exactement autant de maisons qu’il faut pour que la formule de tout à l’heure trouve son application ; et peu importera qu’il soit nécessaire à chacun d’avoir un logement, puisque dans notre société rien n’exige que chacun ait le nécessaire[21]. — Certains biens durables ne se louent guère, on ne fait que les vendre : ce sont ceux qui ne peuvent pas sans inconvénient passer de l’usage de l’un à celui de l’autre, ceux encore qui ont un prix infime. Le cas de ces biens sera plus simple que celui des pianos. Ils auront seulement un prix de vente, lequel prix permettra au moins favorisé des acheteurs de retrouver sous forme d’utilité au moins l’équivalent de la diminution que le paiement de ce prix aura représenté tout d’abord dans son bien-être — il n’y aura pas ici d’intérêt à proprement parler, puisqu’il n’y a pas de prix de location —. Les biens de cette sorte, au reste, sont des biens de peu de valeur. — Il y a encore des biens durables de jouissance qui, créés ou non par l’homme, sont forcément limités en quantité. Ici on ne peut pas dire, comme pour les pianos, que la production se restreint de manière à ce que le moins favorisé des loueurs soit rémunéré de ce que lui coûte la fabrication ou l’achat des biens durables, de manière à ce que les loueurs — peut-être — aient un intérêt. Dans ce cas nouveau, c’est le prix de location qui se détermine le premier ; il est déterminé par l’utilité qu’ont les biens durables pour les derniers locataires. Et le prix de vente est déterminé à son tour par le prix de location, en telle sorte que le dernier des acheteurs — car il y aura aussi des acheteurs — trouve dans la jouissance de ces biens durables au moins l’équivalent du sacrifice qu’il fait en achetant.

44. Considérant d’une manière générale tous les biens de jouissance durables, on pourra constater que le cas de ces biens, s’il a surtout de l’analogie avec celui des capitaux pseudo-productifs[22], a une analogie également avec le car des capitaux proprement productifs. L’intérêt qu’on obtient par le moyen des biens de jouissance durables s’explique, comme celui des capitaux productifs, par les lois qui régissent la valeur. À l’ordinaire, ainsi qu’on l’a vu, le prix des biens est réglé par leur coût : le prix des biens durables, comme celui des instruments ou des matériaux de la production, devra donc s’égaler à leur coût, c’est-à-dire à l’utilité limite des biens qu’on pourrait créer en leur place. Mais il peut y avoir un écart entre le prix d’un bien et son utilité limite, dès lors que lutilité ne se perçoit pas toute aussitôt le prix acquitté ; et ainsi les capitaux employés à acheter ou à créer des biens durables de jouissance rapporteront un intérêt, s’il ne suffit pas, pour produire une quantité de ces biens telle que leur utilité limite totale au cours de leur durée ne dépasse pas l’utilité limite des biens non durables du même coût, de ces capitaux qui n’exigent pas d’intérêt. De même les capitaux productifs doivent donner un intérêt du moment qu’il ne suffit pas, pour remplir tous ces emplois où la productivité technique du capital se manifeste, de ces capitaux qui n’exigent pas d’intérêt[23].

Lorsqu’on a une fois découvert cette analogie essentielle du cas que je viens d’étudier avec le cas des capitaux productifs, les différences qui peuvent exister entre les deux cas apparaissent comme superficielles. J’en veux citer quelques-unes.

Les capitaux productifs — comme aussi les capitaux pseudo-productifs — ne donnent pas immédiatement les biens consommables, les biens « du premier rang » que par eux, en définitive, il s’agit d’acquérir. Entre les capitaux et les biens du premier rang que l’on veut obtenir, des biens intermédiaires s’interposent, différents des uns et des autres, ou qui du moins ne donneront les biens du premier rang désirés qu’à la condition de subir une transformation. On se procurera avec des capitaux des outils, des machines, on travaillera la terre, ceci afin de créer ou d’obtenir en plus grande quantité des produits qui n’ont aucune ressemblance avec ces outils, ces machines, cette terre, ou avec les travaux qui y auront été exécutés, pour autant que ces travaux pourront se distinguer d’elle ; on se procurera des matières premières destinées à être façonnées, et qui ne deviendront utiles que grâce à la façon qu’elles auront reçue ; on se procurera du vin, dont la qualité se modifiera en telle sorte qu’il deviendra un bien d’une autre espèce, et meilleur. Lorsqu’on acquiert avec des capitaux des biens de jouissance durables, c’est immédiatement qu’on a un bien prêt à être consommé, prêt à fournir son utilité[24] ; on acquerra des maisons, des meubles, dont on jouira de suite ; l’opération n’est capitalistique que parce qu’il faudra du temps pour percevoir toute l’utilité du bien durable[25].

Le mode suivant lequel l’intérêt est perçu établit d’autres différences entre le cas des capitaux de la production d’une part, et d’autre part le cas des biens durables. Lorsqu’on engage des capitaux dans la production, il arrive souvent que ces capitaux, après une attente plus ou moins longue, donnent leur produit tout d’un coup : ainsi les matières premières que l’industrie ouvrage reparaissent, après un processus d’une durée variable, toutes prêtes à être consommées. D’autres fois, des capitaux engagés dans la production on retirera des fruits ; c’est-à-dire qu’avec ces capitaux on acquerra des biens productifs desquels à diverses reprises se détacheront des biens de consommation : par exemple lorsqu’avec les capitaux dont on dispose on plante des arbres. — Les biens durables, par définition, ne donnent jamais leur intérêt qu’en plusieurs fois, le prix de ces biens était d’ailleurs remboursé, avec l’intérêt qui s’y adjoint, tantôt dans un temps limité, tantôt dans un temps infini, tantôt d’une manière continue, tantôt par intermittences plus ou moins régulières, tantôt par quantités égales, tantôt par quantités inégales. Par définition encore, les biens durables de jouissance ne donnent pas de fruits : si leur utilité n’était pas en eux-mêmes, mais dans des biens que l’on détacherait d’eux, ils deviendraient par là des moyens de production. Ce sont donc uniquement des services que fournissent nos biens durables, les services se distinguant des fruits en ce qu’ils ne sont pas détachés à proprement parler du bien qui les fournit : l’utilité qui est dans les biens durables de jouissance, on la cueille en les regardant — c’est le cas des tableaux —, en les maniant, etc.[26].

45. Si notables que puissent être les différences de cette capitalisation qui consiste à se procurer des biens productifs et de celle qui consiste à se procurer des biens de jouissance durables, néanmoins l’analogie des deux capitalisations est plus notable encore et d’une importance théorique plus grande. Cette analogie, beaucoup d’auteurs l’ont soupçonnée : ceux-là par exemple qui ont cherché dans la considération des biens durables, et de la manière dont ces biens donnent leur utilité, l’explication de l’intérêt de tous les capitaux. Mais l’analogie n’a jamais été formulée avec la précision nécessaire. Ce qu’il fallait montrer, c’est qu’il y a d’une part des productions allongées, d’autre part des jouissances allongées qui peuvent, si on ne les multiplie pas trop, fournir ou représenter plus d’utilité que les productions, que les jouissances instantanées ; c’est encore que les productions allongées ne seront entreprises, que les jouissances allongées ne seront recherchées que dans cette mesure qui fera l’utilité fournie par elles supérieure à l’utilité des productions, des jouissances immédiates du même coût. Ceci dit, on a expliqué véritablement l’intérêt et des capitaux engagés dans la production, et des capitaux employés à l’acquisition de biens durables de jouissance.



  1. Il ne faut pas s’enfermer dans la considération de la production proprement dite, c’est-à-dire de ces entreprises où l’on crée des biens matériels. Celui-là opère encore un placement capitalistique et bénéficie de la productivité — au sens large du mot — du capital qui, vivant des services qu’il fournit, dépense de l’argent en réclame, meuble un appartement pour en imposera la clientèle, etc. Toutefois, traitant de la productivité du capital, je prendrai mes exemples dans la production proprement dite : l’exposition en sera plus claire, et je pourrai en outre discuter plus commodément les théories des auteurs.
  2. À parler exactement, il n’est pas de production qui ne soit capitalistique à quelque degré ; il n’est pas de production qui soit instantanée, où la perception des fruits, des biens prêts pour la consommation suive immédiatement, accompagne la mise en train, soit que, ainsi qu’il arrive dans l’agriculture, l’homme collabore avec. des forces naturelles dont l’action est lente et périodique, soit encore pour d’autres raisons. Ce que l’on voit, c’est qu’on peut, dans chaque production, avancer plus ou.moins de capital, et qu’avec l’importance des avances consenties varie l’importance du produit obtenu.
  3. Walker, Dr Böhm-Bawerk’s theory of interest, Quarterly journal of economics, juillet 1899 (t. VI, pp. 404-405).
  4. I, p. 132. La définition de la productivité du capital que j’ai donnée tantôt ne figure pas dans cette énumération. Ma définition correspond à la proposition 2, mais avec une détermination complémentaire, — On n’oubliera pas que Böhm-Bawerk entend le capital autrement que je ne fais.
  5. Böhm-Bawerk, I, pp. 138-168, et particulièrement pp. 143-144. — La formule de Say (Traité d’économie politique, I, 4, 8e éd., Paris, 1876, p. 29, note a), qui paraît au premier abord absurde, exprime une vérité incontestable : à savoir que le travail produit plus lorsqu’il est employé dans des processus productifs se développant à travers la durée que lorsqu’il est employé à des productions instantanées ou quasi-instantanées. Il reste que la formule de Say exprime cette vérité d’une manière obscure et incorrecte ; il reste encore que Say confond, comme Böhm-Bawerk l’a montré, la productivité technique et la productivité économique.
  6. Il y a une réserve à faire : l’accroissement dans la quantité du produit que l’on obtient par l’emploi du capital pourrait être tel — théoriquement — qu’une baisse importante des prix s’ensuivît, et que notre producteur vit par là son produit brut diminué. En fait, on ne verra sans doute jamais rien de tel : une opération capitalistique ne sera jamais si considérable qu’elle ait ce résultat ; et d’ailleurs, qui voudrait faire une opération coûteuse dont le premier résultat serait de diminuer le produit brut à obtenir ?
  7. Böhm-Bawerk, I, pp. 202-203, p. 568, et passim.
  8. I, pp. 174-175.
  9. I, p. 226.
  10. On retrouvera la même remarque à propos des biens durables de jouissance.
  11. Voir II, pp. 189-201, 234-248, et particulièrement pp. 196-201.
  12. C’est-à-dire « Gut zweiter Ordnung ».
  13. En réalité il s’agira toujours, non pas de dépenser pour recevoir , mais de dépenser pour recevoir .
  14. Voir I, pp. 130 et suiv.
  15. Je supposerai — contrairement à ce qui se passe — que l’accroissement de la production n’entraîne aucune baisse des prix.
  16. Voir, outre les passages déjà cités, I, pp. 227 et suiv, — Quelle place Böhm-Bawerk a faite à la productivité du capital — puisque enfin il est trop évident qu’il faut qu’elle tienne une place dans une théorie de l’intérêt —, dans quelles difficultés il s’est embarrassé à ce propos et dans quelles erreurs il est tombé, on le verra au chap. VII, §§ 96 et suiv.
  17. Il en serait ainsi du moins s’il n’y avait qu’une industrie où la productivité du capital se manifestât.
  18. En effet, pour qu’on soit en droit de parler de productivité du capital, au sens propre de l’expression, il n’est pas nécessaire que dans une industrie on puisse soit employer du capital, soit ne pas en employer du tout ; il suffit qu’on puisse en employer plus ou moins, qu’avec des suppléments successifs de capital on ait des augmentations plus que proportionnelles du produit, Et dans la réalité c’est ainsi que presque toujours les choses se présentent.
  19. En réalité, si la quantité variait d’une manière importante, le coût — et le prix par suite — varierait aussi.
  20. Celui qui achète un piano pour son usage personnel peut percevoir un intérêt, exactement comme celui qui achète des pianos pour les louer. Si un piano vaut 700 fr., et que le loyer de ce piano — défalcation faite de la prime d’amortissement — soit de 35 fr. par an, je m’assure, achetant le piano, un intérêt de 5 %.
  21. L’exemple que je prends ici me donne l’occasion de signaler une complication à introduire dans la formule de tantôt. Certains biens sont tels que l’utilité et le coût de ces biens varient beaucoup, mais pas proportionnellement l’un à l’autre, selon l’exemplaire que nous choisissons. Tel appartement aurait pour moi une utilité de 2.000 fr. par an, tel autre de 1.000, tel autre de 500 ; lequel prendrai-je ? si le premier coûte 2.200 fr., le second 600, le troisième 350, je prendrai le second, dent l’utilité dépasse le plus le coût. Notre formule se complète donc ainsi : on construira tant de maisons, et de maisons de chaque espèce, que pour chaque espèce d’appartements le moins avantagé des locataires paie sa location ce qu’elle lui procure d’utilité, etc.
  22. J’appelle capitaux pseudo-productifs ceux par rapport auxquels on ne peut parler que d’une pseudo-productivité, les capitaux productifs étant ici ceux par rapport auxquels on peut parler proprement d’une productivité du capital, Et sans doute il vaudrait mieux que l’expression « capital productif » signifiât simplement « capital employé dans la production ». Mais il faut cependant une épithète qui désigne ces capitaux par rapport auxquels on parle de la productivité du capital. Et l’on sait que par l’expression « productivité du capital », qui est classique, on entend quelque chose de très spécial.
  23. Les capitaux pseudo-productifs donneront un intérêt s’il ne suffit pas, pour créer avec de tels capitaux une quantité de biens tels que l’utilité limite de ces biens tombe au niveau de l’utilité limite des biens d’origine non capitalistique, de ces capitaux qui n’exigent pas d’intérêt. Dans chacune de nos trois formules, je m’attache au cas auquel la formule se rapporte, en supposant que les autres cas n’existent pas.
  24. Un bien de jouissance durable peut se bonifier avec le temps : un tableau par exemple gagnera souvent à vieillir. Mais le tableau charme les yeux dès l’instant qu’il est fait, et les charme sans cesse : le vin, lui ne peut être bu qu’une fois, et si on le laisse vieillir pour qu’il se bonifie, il ne fournira point d’utilité jusqu’au moment où, devenu vieux, on le boira.
  25. Je néglige toujours le cas composé du bien durable qui demanderait du temps pour être créé, pour devenir utilisable.
  26. Entre les biens productifs qui fournissent des services et les biens durables qui ne servent pas à la production, la démarcation sera quelquefois malaisée à établir : un fusil de chasse est un moyen de production pour le chasseur qui vit de la vente de son gibier, ce n’en est pas un pour le chasseur qui revient toujours bredouille de la chasse ; c’en est un d’un côté et ce n’en est pas un d’autre part pour le chasseur qui dans la chasse goûte surtout la poursuite, mais qui néanmoins attache un prix au gibier qu’il rapporte.