L’intelligence et le rythme dans les mouvements artistiques/02

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CHAPITRE II

LE RÔLE DE L’ESPACE ET DU TEMPS DANS L’ESTHÉTIQUE DES MOUVEMENTS ÉLÉMENTAIRES


La fusion de l’espace et du temps dans la pensée du musicien.

On admet en principe qu’une œuvre musicale se déroule dans le temps, mais ne peut pas se dérouler dans l’espace ; et cependant l’idée de l’espace est si inséparablement liée à mes facultés auditives que je serais tenté de croire que les sons, sous l’action d’influences inconnues, sont compressibles et dilatables ; en effet, quelque chose est changé si l’on entend la même œuvre exécutée dans un milieu différent par les mêmes musiciens.

Je me souviendrai toujours des chœurs a capella que j’ai entendu chanter dans la cathédrale de Bâle par des écoliers de choix, il y a nombre d’années. Comment concevoir cette pureté extraordinaire du timbre des voix, ce fondu merveilleux des nuances, sans ces voûtes et ces dimensions de l’édifice, sans cette masse d’auditeurs s’ajoutant à cette masse de pierres des murailles ? Du reste, n’importe où je me trouve, quand j’entends de belle musique, j’ai l’impression que l’espace dans lequel je suis placée vibre polyphoniquement, et à cette impression se joint une vague représentation visuelle de vibrations que je crois voir, parce que je sais qu’elles existent.

Je suis donc amenée par mes impressions personnelles à admettre qu’une œuvre musicale se déroule à la fois dans l’espace et dans le temps. D’ailleurs, bon nombre des propriétés des mouvements qui me paraissent transmissibles à travers l’espace restent aussi invisibles pour nous que les ondes sonores, mais n’en constituent pas moins un état de conscience qui est en rapport avec le timbre de la sonorité et les conceptions esthétiques de l’interprétation.

Le clavier divisé en espace à trois dimensions servant de champ d’action à la pensée.

Comme chacun le sait, tandis que seules les cordes de l’instrument varient de dimensions selon la hauteur des sons, les touches conservent des dimensions égales. Pour la pensée du pianiste, l’écart des intervalles musicaux correspond donc au plus ou moins d’écartement des touches et, par conséquent, à l’écart respectif plus ou moins grand qu’il doit communiquer à ses doigts dans l’exécution des intervalles.

Mais en dehors de l’écart des touches auquel les attitudes des doigts doivent s’adapter, l’étendue du clavier sert de champ d’action à la pensée par rapport à la forme et aux dimensions des mouvements exécutés au dessus du clavier par les bras. Cet espace supplémentaire qui doit rentrer dans la mentalité de l’élève est, comme celui se rapportant à la longueur des touches, des plus suggestifs, des plus puissants, pour maintenir la pensée en marche.

La totalité de ce champ d’action mental, délimité dans l’espace, s’étend à peu près à 113 centimètres pour la largeur du clavier, sur 15 centimètres pour la longueur des touches, et à 30 à 40 centimètres en hauteur pour l’espace supplémentaire.

C’est donc en trois directions différentes que le calcul des mouvements doit se faire : à l’aide de ce calcul, le déroulement des mouvements doit s’opérer comme si le clavier, aussi bien que l’espace supplémentaire en hauteur, était rendu divisible en un quadrillé cubique à divisions minuscules servant de trame à la marche de la pensée : grâce à cette fusion de la division de l’espace et de la division du temps, le pianiste arrive à tracer des graphiques dont l’écriture musicale règle en quelque sorte la forme et la durée.

Notons en passant que dans l’étude habituelle du piano, l’enseignement ne s’étend, en dehors de l’abaissement et du relèvement du doigt par lequel la touche est enfoncée et relevée, qu’à un seul espace : la largeur. Dans ces conditions, l’absence des phénomènes mentaux chez l’élève s’explique d’elle-même.

Divisibilité de l’espace et du temps au moyen du calcul des mouvements.

L’unité du temps doit apparaître à la pensée de l’élève à travers la divisibilité multiple des mouvements, comme l’unité des mouvements doit lui apparaître à travers la divisibilité multiple du temps. C’est à cette condition que sa pensée restera en marche pendant l’étude et, par suite, qu’un état de conscience artistique se formera.

C’est grâce à l’emploi des mouvements qui restent sous le contrôle continu de la pensée que la vitesse d’un mouvement peut toujours, comme elle le doit, être mise en accord, par un calcul proportionnel, avec la durée totale assignée au mouvement. C’est parce que ce contrôle nécessite un effort de pensée continu qu’on peut arriver à adapter le rythme d’un glissé à la durée du son qu’il doit transmettre, le rythme d’une courbe tracée au-dessus du clavier à la durée du silence dont elle est l’image figurée.

Le mouvement contrôlé qui permet d’établir la fusion la plus intime entre la division de l’espace et celle du temps devrait non seulement servir de base à l’enseignement du piano, mais aussi à l’enseignement de tous les instruments de musique.

Cet enseignement fait constater qu’il n’y a, pour ainsi dire, pas de limites au perfectionnement à acquérir dans la divisibilité de l’espace par rapport à la forme et à la durée des mouvements artistiques. Car par l’affinement progressif des sensations et des mouvements, la pensée divise l’espace à travers des quadrilles de plus en plus serrés, de sorte que l’espace, par la progression de la divisibilité, paraît s’affiner indéfiniment pour la pensée qui gouverne les mouvements, comme les mouvements paraissent s’affiner indéfiniment par la finesse croissante des sensations qu’ils provoquent.

L’éducation du mouvement artistique chez l’enfant et chez l’adulte.

Son aptitude si spéciale pour la coordination des mouvements assure à l’enfant une supériorité incontestable sur l’adulte. Sa volonté exerce une action plus immédiate sur ses organes, car c’est précisément dans la main de l’enfant que l’arrêt et le mouvement se localisent, avec une facilité surprenante, de la manière la plus variée. On peut dire que, dans l’étude du piano, la précision rigoureuse des attitudes et des mouvements semble chose toute naturelle à l’enfant si, dès le début, on empêche l’idée de désordre de naître, en lui enseignant les moyens par lesquels l’ordre peut s’établir.

À l’adulte, au contraire, on a beau indiquer ces mêmes moyens ; sans un effort considérable et prolongé, ils sont hors de sa portée. Chez lui, l’affinement fonctionnel que la main est susceptible d’acquérir a été entravé en partie par les adaptations journalières dans lesquelles les attitudes et les mouvements ne subissent que des différences grossières. Sous l’influence de ces habitudes acquises, sa main ressemble plus à une pince à deux branches qu’à un compas formé par cinq branches capables de positions et de mouvements divers, tels que la nature a constitué la main. Cet automatisme rudimentaire correspond en réalité à une véritable dégradation du mécanisme manuel, qui rend ensuite très malaisée la mise en jeu de combinaisons affinées en rapport avec un état de conscience artistique.

Cette supériorité de l’enfant dans l’éducation manuelle, devrait attirer l’attention des éducateurs ; elle doit correspondre à une supériorité dans l’éducation intellectuelle ; peut-être sait-on aussi peu en tirer profit pour le développement de son intelligence qu’on ne tire habituellement profit de ses aptitudes fonctionnelles admirables, en faveur de son développement artistique.

La richesse de ses germes fait que l’enfant est incompris. Nous cherchons à lui communiquer notre savoir personnel au lieu de lui montrer comment, par ses propres ressources, il peut se faire un savoir personnel. On peut dire que ces germes forment par avance un savoir inconscient auquel toute son éducation doit être rattachée. C’est en apprenant à l’enfant à se connaître lui-même qu’on doit lui faire connaître tout ce qui est en dehors de lui.

Il ignore les ressources artistiques de sa main, mais il les utilise dès qu’on lui démontre la liberté d’action qu’elles lui donnent. S’il exécute d’abord quelques mouvements mal adaptés sur le clavier, ils lui semblent malaisés, les touches lui paraissent lourdes à enfoncer ; mais dès qu’on lui démontre qu’il peut, pendant qu’il fait mouvoir un doigt, arrêter les mouvements des autres doigts et ainsi acquérir une grande facilité dans l’exécution de tous les mouvements, il est convaincu, aussitôt qu’il a constaté le fait pratiquement.

Un état de conscience nouveau s’est formé chez lui dès qu’il a senti l’avantage qui résulte du fait de ne mouvoir à la fois qu’un seul doigt en maintenant les autres fixes ; cet état de conscience correspond à la faculté de penser simultanément le mouvement conscient d’un doigt et l’arrêt non moins conscient des autres doigts.

C’est par cette révélation subite de ses aptitudes qu’il apprend à gouverner ses mouvements. Il est donc, dès le début, capable de résoudre certains problèmes esthétiques du mécanisme artistique ; car après avoir appris à penser à la fois à l’arrêt et au mouvement, il apprend ensuite avec non moins de facilité à penser au caractère différent de l’abaissement et du relèvement d’un doigt ; à la suppression de la pesanteur par rapport à la vitesse acquise par le mouvement ; aux fractions de la distance parcourue dans le mouvement par rapport aux fractions de la durée. Dans cet emploi varié de ses aptitudes, il fait œuvre d’artiste ; il simplifie ses actions à mesure que ses sensations deviennent plus complexes ; il utilise ses ressources et se crée un savoir personnel par le perfectionnement de ses facultés manuelles et mentales.