L’iris bleu/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII


Andrée Deshaies à Laure Couillard.

Bien chère Laure :

Il y a déjà un mois que je suis rendue ici et je ne t’ai pas encore écrit, toi qui fus pourtant si bonne pour moi dans le malheur qui m’a frappée. Ma grande chérie, tu ne sais comme je suis malheureuse depuis que j’ai perdu cette maman adorée, elle était si bonne pour moi, si affectueuse, si caressante… Ce n’était pas seulement une mère, elle s’était faite jeune pour demeurer mon amie, partager mes rêves, mes ambitions, ma vie. J’étais tout pour elle comme elle était tout pour moi, elle m’avait sacrifié son repos, ses plaisirs et même ses chagrins. Lorsque papa mourut, elle se cachait pour pleurer ne voulant pas assombrir ma vie de ses larmes et se contraignait à paraître gaie malgré la douleur qui l’oppressait. Plus tard, elle s’est refusée à un second mariage, jalouse de sa grande affection pour moi et ne voulant pas la partager avec un autre, craignant que cet autre ne m’aimât pas assez… Et je n’ai rien pu faire devant la mort qui me l’enlevait graduellement, lentement, devant mes yeux… j’ai dû rester implacablement impuissante devant cette vie dévouée, devant cette âme de sacrifiée qui s’en allait et maintenant ce cher visage, ces bras caressants, ce cœur dévoué reposent là-bas dans la terre… Ma Laure chérie, que je suis malheureuse, que je suis malheureuse ! Et dire qu’il n’y a plus rien à faire, que je n’ai plus qu’à prier pour cette pauvre maman chérie qui en expirant m’a demandé de faire généreusement comme elle le faisait elle-même le sacrifice suprême et de regarder avec confiance la vie et l’avenir.

Et j’ai peur d’être ingrate envers Dieu et le souvenir béni de ma chère maman car en mourant, elle m’a laissé pour la remplacer un être rempli de bonté et de dévouement.

As-tu vu mon cousin, le Docteur Durand ? À notre première rencontre j’ai senti que je pouvais compter sur ce parent éloigné qui, à l’appel suprême de ma mère, était accouru pour me recevoir de ses mains mourantes et me pressait sur son cœur comme un père aurait fait de sa propre enfant.

Ici, j’ai trouvé dans sa maison, une vieille femme un peu grognon, aux franches manières campagnardes ; mais au cœur large comme son bon sourire et dans ma douleur c’est une grande consolation que de me trouver entourée de l’affection qu’on me prodigue.

Le seul visiteur que nous recevions est M. le Curé Ferrier, un beau grand vieillard un peu débraillé dont les paroles pénètrent comme un baume et qui vient chaque soir faire sa partie d’échecs avec mon cousin.

Ces parties sont quelquefois interrompues par l’arrivée d’un patient ou d’un fermier qui vient chercher le Docteur. Alors le cousin laisse sa partie commencée pour répondre à la voix du devoir et je demeure avec Monsieur le Curé. Oh ! les bonnes paroles réconfortantes qu’il me dit !… Comme il comprend la douleur et sait la consoler.

Hier je suis allée avec la mère Victoire, la ménagère du Docteur, visiter sa collection d’oiseaux empaillés, car tu sais, c’est un savant que notre Curé et si tu voyais ses oiseaux !…

Il y en a de toutes les sortes, de ceux qui viennent l’été égayer nos bosquets jusqu’aux hôtes les plus solitaires des grèves et des forêts. Monsieur Ferrier a commencé un livre sur les oiseaux de la province. Comme il se plaignait de ne pouvoir trouver quelqu’un capable de lui faire des planches en couleur représentant exactement ses oiseaux, je lui ai révélé mes talents de peinture, et il m’a prié de peindre ses oiseaux empaillés, ce sera une diversion à ma douleur et une quotepart modeste à un travail à la fois très utile et très agréable. Je vais commencer tout à l’heure à peindre mon premier oiseau, c’est un colibri à gorge rubis. Tu dois te souvenir des jolis petits oiseaux-mouches que nous voyions quelquefois dans le parterre du couvent, quand nous étions chez les Ursulines, c’est ce gracieux personnage que, sous le nom de colibri — il paraît que c’est son nom véritable — je vais essayer de reproduire.

Ce n’est pas une maigre tâche, je te l’assure et je ne sais si je pourrai jamais reproduire fidèlement le brillant métallique du plumage, la variété de coloration depuis le rouge vif de la gorge jusqu’au vert foncé du dos.

Monsieur le Curé m’a dit que j’avais à peu près le sujet le plus difficile et que si je réussissais celui-ci, il répondait du reste.

Je compte bien sur ce travail pour m’aider à passer le temps, car je t’avoue que malgré la bonne volonté de ce cher cousin, de Victoire, et du Curé, je trouve les journées bien longues et la solitude accablante.

Le village offre un aspect de tristesse et de mélancolie à faire pleurer avec ses grands arbres dépouillés de leurs feuilles, les champs labourés qui l’environnent, les jardins desséchés, l’herbe que les premières gelées ont roussie, tout semble se marier à ma douleur et l’aviver encore si possible.

Et pourtant, j’aime mieux encore être ici que dans notre chère ville de Québec, j’y suis plus seule avec mes regrets, j’y vis plus intimement avec mes souvenirs. Tous les jours je vais à l’église du village, une vieille petite église de brique aux murs fanés, avec ses statues comiques dans leur primitivité et ses chromos aux cadres défraîchis, si touchante dans sa simplicité et sa pauvreté qu’on s’y sent tout près, tout près de Dieu et qu’on peut Lui parler à cœur ouvert.

Le surlendemain de mon arrivée, j’ai assisté aux funérailles d’un vieillard de la paroisse, un nommé Marin, l’homme le plus riche des environs, m’a dit Victoire. S’il faut en juger par la foule considérable qui y a assisté, il faut croire qu’il devait jouir de l’estime générale car l’église était remplie. Il ne laisse, paraît-il, qu’un neveu, jeune notaire de Montréal, qui doit venir s’établir au village, au printemps.

Oh ! cette cérémonie, comme elle m’a fait verser de larmes ! Je n’étais plus dans la modeste église de St-Irénée, c’était là-bas dans la vieille Basilique que les chants funèbres me transportaient et me faisaient revivre avec déchirement les funérailles de ma pauvre maman chérie.

Aurevoir ma grande, j’essuie mes larmes pour aller trouver le Docteur, conserve-moi ta bonne et réconfortante affection.

Andrée.