L’iris bleu/Chapitre IX

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CHAPITRE IX


Paul Lauzon à Yves Marin
St-Irénée, 7 mars 1919

Bien cher Yves : —

Tu dois commencer à t’impatienter, depuis cinq jours que je suis rendu dans tes terres et je ne t’ai pas encore envoyé dix lignes de rapport. C’est vraiment d’un administrateur trop peu soucieux de plaire à son seigneur et maître je me confonds donc en excuses.

D’abord, ai-je besoin de te dire que mon arrivée a un peu désappointé, c’est toi que l’on attendait ; mais enfin, à défaut de merles il faut bien se contenter de grives et mes nouveaux concitoyens ne me font pas trop mauvaise mine, d’autant plus que je leur ai annoncé ton retour prochain.

Le lendemain de mon arrivée, ma présence était inconnue dans tout le village et y causait toute une émotion. Que venait faire cet étranger ? Une indiscrétion de Lambert qui eut l’imprudence de révéler nos projets d’usine me valut d’être assiégé trois heures durant par ces pauvres rentiers qui venaient m’offrir leur propriété comme site de notre fabrique ; et je t’assure qu’ils n’y allaient pas de main morte les honnêtes villageois : mille, quinze cents et deux mille piastres pour des cambuses bonnes tout au plus à démolir, et si tu avais entendu leurs arguments, leurs prétentions… Heureusement, j’avais deviné leur jeu dès les premiers moments, et tout en confirmant la nouvelle de l’érection prochaine de notre usine, j’ai laissé entendre qu’elle serait érigée sur ton domaine.

Ne va pas te récrier, mon pauvre Yves, je n’ai pas l’intention d’envahir ton terrain : ton patrimoine demeurera intact et je suis persuadé que d’ici quelques jours je pourrai acheter à de très bonnes conditions le lopin de terre du père Desgranges contigu à tes terres ; mais si je fais mine de vouloir l’acheter on va m’en demander un prix fou.

Le Docteur et le Curé à qui j’ai rendu visite m’ont bien fortement mis en garde contre la cupidité des petits propriétaires du village et en particulier contre celle de ce brave Desgranges et Monsieur Durand m’a conseillé de faire faire la transaction par l’entremise de Lambert qui, à cet effet, a confié bien en secret à quelques commères, que tu le renvoyais. Demain, tout le village sera au courant et l’on ne sera pas du tout surpris de voir ce pauvre Jacques en train de se chercher un gîte.

Tu ne saurais croire, mon pauvre Yves, comme il va nous falloir finasser bien souvent avec ces gens qui nous entourent, auxquels nous voulons tant de bien, mais dont la rapacité étroite cherchera toujours à nous jeter quelques bâtons dans les roues. Le site de notre usine n’est pas encore définitivement choisi et déjà l’on commence à intriguer pour en avoir les meilleurs emplois. C’est surtout les rentiers désœuvrés qui me font peur. Ces êtres à courtes vues dont pour la plupart la nullité est patente sont les pires fauteurs de discordes ; quand j’en vois trois ou quatre réunis en conciliabule, commérant à tort et à travers, déchirant l’un, déchiquetant l’autre je me sens disposé à faire un long détour pour les éviter. C’est comme une douche d’eau froide sur mes enthousiasmes.

Pour refaire l’éducation de ces indolents dangereux, il nous faudra beaucoup de crânerie, de l’indépendance et des bons nerfs. Le Docteur, qui est un psychologiste à ses heures, me dit que c’est la plaie de nos campagnes ; mais par contre il ne tarit pas d’éloges sur la population laborieuse des concessions et m’assure qu’elle va accueillir avec enthousiasme notre projet et s’efforcer de remplir sa tâche. Dimanche dernier, hier, j’ai fait distribuer à la sortie de la messe quantité de circulaires annonçant notre projet et les demandes de renseignements sont venues en abondance.

Monsieur le Curé s’intéresse beaucoup à notre projet et m’assure que les tomates, les concombres, les fraises et les framboises viennent à profusion dans la paroisse et nous prédit une récolte considérable et les quelques paysans que j’ai rencontrés se sont engagés à se mettre immédiatement à l’œuvre pour préparer leurs plants.

Quant à la main-d’œuvre elle ne fera pas non plus défaut, malgré la mauvaise volonté bien marquée de certains rentiers ; ils sont tellement âpres au gain qu’ils finiront bien par venir nous demander de l’ouvrage, et avec un peu de diplomatie, j’espère que nous parviendrons sous peu à faire disparaître leurs travers plutôt occasionnés par l’oisiveté que naturels et en faire de parfaits ouvriers.

Lambert m’a prié de t’inviter pour ses noces d’or, célébrées le douze prochain. Je lui ai bien fait remarquer que de nombreuses et importantes occupations te retenaient à Montréal, mais il insiste.

As-tu visité les fabriques de conserves alimentaires que je t’avais indiquées ? Surtout n’oublie pas la confiserie Raymond, ses produits commencent à être en grande demande et je ne voudrais pas que les nôtres leur soient inférieurs.

Et tes études sur la toile ? Je crois que tu perds ton temps à Montréal, c’est en France à Lille, Amiens et dans quelques villes de Bretagne que tu pourrais étudier cette industrie. Pourquoi ne suis-tu pas mon conseil ? Un voyage de quelques mois en Europe serait le meilleur moyen d’étudier sur place cette industrie et aussi celle de la laine, si florissante en Écosse.

En fouillant dans les tiroirs de la bibliothèque de ton oncle, j’ai découvert hier soir deux autres cahiers-journal et je me suis permis de les lire. Ils renferment quantité de remarques précieuses dont nous tâcherons de tirer profit et aussi des données très scientifiques sur la flore du pays. C’était un vrai fouilleur que ton vieil homme d’oncle, tu verras comme il parle en connaisseur du moindre arbuste, de la plus petite fleur, du végétal le plus rare. Il est souvent question dans ce journal d’un herbier qu’il aurait collectionné avec une patience toute bénédictine ; mais en dépit de recherches réitérées, je ne l’ai pas découvert.

J’ai interrogé Lambert, il m’a répondu que de fait défunt Monsieur Marin aimait beaucoup les fleurs, qu’il passait de longues veillées à examiner de simples herbes des champs auxquelles il donnait des noms latins comme à la messe, que souvent il arrivait avec des feuilles ou des fleurs qu’il pressait entre deux planches pour les faire sécher et qu’il collait ensuite dans un gros livre ; mais il ne sait pas où il mettait ce livre…

J’ai reçu une lettre de Jeanne ce matin ; elle me dit que tu sembles être en froid avec Berthe depuis quelques jours. Est-ce que ce serait grave ? Ce ne serait pas le moyen, mon cher Yves, de la décider à te suivre dans ta thébaïde.

As-tu fait les achats de machinerie pour notre fabrique de conserves de tomates ? Si mes négociations avec le père Desgranges ne sont pas trop laborieuses, dans trois mois, nous serons prêts à les recevoir.

Quant au bois nécessaire à nos constructions, nous aurons sur les lieux tout ce qu’il nous faut ; il souffle par ici un tel vent de destruction, une telle rage de convertir les belles forêts vertes en argent que le village regorge de billots. Encore un malheur que cause à nos campagnes la cupidité de leurs habitants !

Je commence demain les réparations de ton castel. Je doublerai les planchers en bon érable et sitôt les jours d’été arrivés je ferai venir un peintre qui fera à ta vieille demeure une jolie toilette.

J’oubliais de te dire que j’ai été aux renseignements au sujet de la jeune fille en noir qui t’avait si vivement intéressé sur notre chemin vers la gare. C’est une cousine éloignée du Docteur Durand, une orpheline qu’il a recueillie dernièrement après la mort de sa mère.

C’est une jeune fille de très bonne famille, diplômée après un cours brillant chez les Dames Ursulines de Québec. De plus elle est excellente musicienne, a beaucoup de talent pour la peinture et est actuellement occupée à peindre les oiseaux empaillés du curé. Ce brave curé vient d’imaginer de faire un livre sur les oiseaux de notre province et a retenu expressément ses services pour illustrer ce volume de pages en couleurs.

Si j’ajoute à ces informations que j’ai été présenté avant-hier soir à la dite jeune fille (style de notaire) par le Docteur Durand chez qui j’ai passé une agréable soirée, qu’elle est plus jolie encore que je ne l’avais pensé, qu’elle est très instruite et on ne peut plus gentille et qu’enfin, si je n’attendais pas autre chose que la fortune que tu m’as promise pour me marier avec Jeanne, je lui ferais un brin de cour, tu en sauras aussi long que moi, mon vieux Yves, et tu pourras en rêver cette nuit, si ta jolie poupée de Berthe continue à t’être cruelle. Tu vois, je suis déjà un rentier presque parfait, je commère comme une vieille femme.

Affectueusement à toi,
Paul.
Yves Marin à Paul Lauzon.

Bien cher Paul : —

Je viens de recevoir ta lettre au moment où je me disposais à aller signer la commande de notre machinerie. J’ai choisi ce qu’il y avait de plus moderne et tu en trouveras sous ce pli les devis et plans, ce qui te permettra de pouvoir commencer incessamment les constructions et en arrêter la disposition par avance.

J’ai également pris des dispositions avec deux raffineries de sucre pour que l’on t’envoie leurs cotes. De plus tu recevras demain les notes que j’ai recueillies au cours des visites faites aux fabriques de conserves et confiseries de cette ville et j’en suis arrivé comme tu le pourras constater, à la conclusion que pour la confiserie, nous ne saurions trouver de meilleurs procédés que ceux employés par les braves femmes de nos campagnes ; nul produit sur le marché n’est supérieur à leurs confitures. Quant à la sauce aux tomates (Katsup), ne va pas non plus chercher de recettes au loin, demande à la première commère du village de te donner la sienne et nos citadins s’en lécheront les lèvres de contentement.

Quant à mes études sur l’industrie toilière je t’avoue que je patauge dans les ténèbres. Je fouille les bibliothèques et à chaque nouveau traité que je lis, je m’aperçois que j’y vois de moins en moins clair ; de sorte que d’ici quelques semaines je vais suivre ton conseil et piquer une pointe outre-mer afin d’y étudier sur place les industries de la toile et de la laine. Mon regret dans cette affaire est que je te laisse seul ici en charge des travaux d’inauguration qui sont toujours très ardus et ingrats ; mais j’espère que tu ne m’en voudras pas trop et en plus je te promets de travailler ferme au succès de notre grande entreprise.

Il y aurait bien les toileries américaines ; mais on y travaille tellement sur une haute échelle que je ne crois pas que ce genre nous convienne, surtout si nous voulons faire un travail de propagande, de petites industries établies sur des bases peu coûteuses et pouvant se répéter à l’infini sur des points différents de la Province.

Tu m’excuseras auprès des Lambert. Malgré mon grand désir, je ne pourrai être des leurs. Je leur ferai parvenir cette semaine un cadeau qui je l’espère me fera pardonner mon absence.

Quant à ta jeune perfection d’orpheline, malgré tout le bien que tu m’en dis, je ne me suis pas hasardé à en rêver, ma jolie poupée de Berthe, comme tu la nommes, me causant trop de tribulations pour que je fasse la folie d’aller m’embarquer sur une autre galère.

Mon pauvre Paul, comme tu es un heureux mortel d’avoir une bonne et affectueuse petite amie comme Jeanne, un cœur dévoué, une âme sans artifice !!! Berthe me fait enrager avec ses égoïsmes journaliers, sa frivolité, ses brusques sautes d’humeur. Depuis trois jours je ne l’ai pas vue et si j’écoutais mon gros bon sens, je m’arrangerais pour ne la plus rencontrer ; mais que nous sommes faibles. Je m’ennuie comme un fou et au milieu de mon travail, sa gracieuse image souriante et menue se présente à mon esprit et l’entraîne loin, bien loin des sérieuses études en un rêve rieur et frivole.

Demain je vais retourner chez elle, attiré malgré moi par ce charme irrésistible émanant de ses moindres gestes, du sourire de ses lèvres, de son léger babil. D’avance je sais quelle série de reproches m’attend pour avoir ainsi osé la bouder quelques jours. Je vais encaisser le tout sans protester chien docile qui lèche la main de celui qui le bat, et si je puis obtenir la moindre parole d’affection, je m’en reviendrai heureux comme un prince. Ah ! mon vieux Paul, je me fais honte à moi-même !  !

Affectueusement ton ami,
Yves.