L’iris bleu/Chapitre XX

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Éditions Édouard Garand (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 55-58).

CHAPITRE XX


Journal d’Andrée Deshaies
(Extraits)
3 juillet 1920.

Il fait un beau soleil et une agréable chaleur réconfortante ce matin. Tout chante et sourit, l’herbe est tellement verte, les oiseaux gazouillent avec tant d’entrain que l’on se sent du bonheur malgré soi. Cependant au milieu de ce concert de gaieté, de beauté et d’harmonie, je me sens triste… Le soleil a beau se faire plus beau et caressant comme un mari infidèle qui nous revient après quelques jours de délaissement, je ne me sens pas de goût pour aller herboriser. Et mes iris qui m’attendent toujours ? Je me demande comment je vais parvenir à les cueillir. Je ne suis pourtant pas pour me risquer moi-même dans cette affreuse grenouillère. Dois-je demander au cousin Jean ? Ce pauvre Jean, il est bien trop préoccupé de son petit malade ; et puis, il me rirait au nez. Mais oui ! il ne peut concevoir que l’on puisse aimer les fleurs autrement que sur leur tige. Il y aurait Monsieur le Curé… Au fait, pourquoi pas ? Ça ne doit pas lui faire peur des grenouilles.

Cet après-midi visite de Jeanne. Quelle est joyeuse, cette bonne Jeanne, comme elle est heureuse avec son gros Paul ! Elle ne s’est pas aperçue de la pluie. Ma grande foi du bon Dieu, comme dit Victoire, peut-on vraiment être aussi heureuse ? Elle ne m’a pas parlé de leur ami, s’il doit revenir bientôt, s’il leur écrit, etc. Ses grands projets semblent bien définitivement à l’eau… J’ai retrouvé ma bonne Jeanne d’autrefois, des jours d’avant que l’Autre revienne.

3 juillet (soirée)

Au souper le cousin Jean était radieux, son petit malade est maintenant hors de danger. Encore un qui ne s’est pas aperçu de la tristesse de la pluie des jours derniers, ces quelques jours, il les a vécus comme en un songe ; il était corps et âme à la lutte qu’il livrait ; mais quelle joie dans la victoire ! À voir ce bon cousin ce soir, rajeuni de dix ans, comme on comprend les joies et les consolations à puiser dans le dévouement et le sacrifice. Victoire aussi était heureuse ; elle a passé l’après-midi chez les Lambert, elle en est revenue toute ragaillardie. Moi seule faisais tache à cette gaieté ambiante et je suis montée à ma chambre vers les huit heures, là, j’ai en vain demandé à mes études un peu de distraction. Non, cela n’était pas comme autrefois, je ne pouvais arrêter mon esprit un seul instant, je me sentais affreusement lasse et triste…

Comme j’allais me mettre au lit, j’entends la voix du Curé : « Docteur, il est sorti ! »

— Qui est sorti ?

— Qui est sorti ? Mais mon livre, mon cher ami, je viens de recevoir le premier exemplaire par la poste de ce soir ; tenez, voyez comme il a bonne mine !

Je m’empresse de descendre et en m’apercevant, Monsieur Ferrier accourt à ma rencontre :

— Il est sorti, Mademoiselle Andrée, il est sorti notre cher volume !…

Je reçois de ses mains émues et tremblantes ce volume autrefois attendu avec une si grande impatience et auquel, depuis quelques jours, je n’avais pas songé. Oui ! c’est bien tel que je me l’étais figuré, mes dessins ont assez bonne mine et le volume lui-même, avec son joli papier glacé, son caractère encore frais, son élégante couverture est charmante et je suis toute surprise de ne pas me sentir plus d’enthousiasme…

— Oh ! Mademoiselle ! s’exclama le vieillard chez qui ce n’est pas l’enthousiasme qui fait défaut, comme je vous dois de remerciements pour votre judicieuse et délicate collaboration, non seulement pour vos planches en couleurs qui sont parfaites, mais aussi pour ce travail de chaque jour dont j’ai si largement abusé, pour cette confiance que vous avez su m’infiltrer et qui m’a permis de mener à bonne fin ce grand travail de ma vie. Mon ami, mon cher ami, comme je suis heureux ! ajouta-t-il en s’adressant au cousin qui, lui-même ayant été le témoin des travaux du bon pasteur, de ses enthousiasmes, de ses rêves, se sentait plus ému qu’il n’aurait voulu le laisser paraître.

— Ce n’est pas tout, ajouta Monsieur Ferrier, avez-vous lu « Le Devoir » de ce soir ? Et comme mon cousin n’avait pas encore déplié son courrier, le nouvel auteur sortit la feuille nationaliste qu’il étala devant nos yeux. En première page, en bon caractère gras, le titre du nouveau livre frappa notre attention « Les hôtes de nos bois et de nos champs ».

« C’est un beau et bon livre, dû à la plume modeste d’un vénérable curé de campagne que nous avons le plaisir de présenter au public, » commençait l’article qui ne tarissait pas d’éloges sur le travail bénédictin du curé.

— C’est très flatteur, Curé, ce que l’on dit de vous, je commence à craindre pour votre modestie…

— Mon cher Docteur, c’est surtout flatteur pour mes petits oiseaux qui m’ont fourni le sujet de mes études.

— D’ailleurs, ce qu’on dit de vos travaux n’a rien d’exagéré. Moi qui fus votre compagnon depuis au-delà de vingt ans, je sais que vous méritez toutes ces louanges.

— Et, tenez, Mademoiselle, avez-vous lu le premier paragraphe ayant trait à l’illustration de mon ouvrage ? Quel éloge discret l’on fait à votre talent, à la pureté des lignes de vos dessins, à leur richesse de coloris ! Cette partie de l’article m’a fait autant de plaisir que le bien qu’on y dit de moi !

La conversation a roulé durant deux heures sur le volume nouvellement paru et sur le succès éventuel qui l’attendait. Ce brave homme de Curé, c’est un peu un grand enfant, il voulait absolument qu’à mon tour j’écrive un volume sur la flore canadienne ; mais Dieu merci, j’aime mes fleurs pour moi, mon herbier est un petit coin qui me parle sourire, tendresse et joliesse quand je me sens triste et esseulée ; mais personne n’y mettra jamais le nez !!!

J’oubliais de dire que je suis retournée à mes iris, ce soir, avant souper. Hélas ! ces pauvres fleurs ne pouvaient être éternelles ! Fleurs, elles n’ont vécu que ce que vivent les fleurs, quelques jours seulement ! (Encore un peu, et je plagiais Malherbe !) Les pétales en sont tombés, pistils et étamines sont flétris et la capsule commence déjà à se montrer. Heureusement, des boutons commencent à poindre qui vont d’ici quelques jours s’épanouir, et pour un iris perdu j’en aurai vingt après-demain.

4 juillet 1920.

Aujourd’hui dimanche, je me sens encore plus lasse et plus triste. Le soleil est trop ardent, il cherche avec trop d’artifices à nous faire oublier son absence de la semaine dernière. Au fait est-ce bien le soleil ? À trois ou quatre reprises, je me suis surprise à penser à mon merle blanc et, de ne pas le rencontrer à chaque pas comme j’en avais la désagréable habitude, je me sens presque déçue. Ce que c’est que la force de l’habitude ! On s’habitue même aux choses désagréables, et lorsqu’elles nous manquent, on se sent toute chose ! À la messe, en dépit de toute ma bonne volonté, je fus affreusement distraite, je n’ai pu suivre le sermon de Monsieur Ferrier qui (voulait prêcher pour sa paroisse ?) nous a longuement entretenus sur les beautés de l’humilité.

En dépit de ma meilleure application, je ne pouvais détacher mes esprits de cette première visite à la petite église alors qu’assistant aux funérailles de Pierre Marin, je pleurai tant de larmes sur le deuil affreux qui venait de me frapper moi-même.

Rentrée dans ma chambre je ne pus retenir mes sanglots ; mais à travers mes pleurs j’entrevoyais la figure triste de Monsieur Yves rendant les derniers devoirs à cet oncle qu’il n’avait que très peu connu, mais dont il voulait être solidaire devant la mort. Je me suis reproché cette vision comme une profanation aux larmes que je donnais à ma pauvre maman…

Ce soir, visite chez Jeanne que j’ai trouvée comme toujours, au septième ciel.

5 juillet 1920.

Le soleil, les oiseaux, les fleurs, cela m’ennuie à la longue… Je ne me sens aucune joie à herboriser, aucun plaisir à courir les champs et ce méchant cousin qui sourit de ma tristesse. Comme je lui disais pour la vingtième fois que je m’ennuyais, il m’a répondu avec un sourire ironique :

— Que veux-tu ma pauvre Andrée, c’est le Créateur Qui a fait cette constatation : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ! » et tu sais, quand il disait l’homme, il comprenait aussi la femme, car, suivant un vieil adage juridique, « l’homme est un terme générique qui embrasse la femme ! »

— Dites plutôt embarrasse cousin ! Quant à celui qui m’embarrassera ou, comme vous le prétendez, qui m’embrassera, il est encore loin !

— Qui sait ? qui sait ! conclut-il en souriant.

Le Curé nous est arrivé ce soir avec des lettres de ses libraires. Il paraît que son ouvrage s’enlève rapidement. La Maison Déom en a vendu une trentaine d’exemplaires, samedi. Au « Devoir », où l’ouvrage a été imprimé, les commandes affluent. Serait-il sur le chemin de la gloire, ce bon Curé ; mais alors, et son sermon d’hier sur la modestie ! Pauvre Curé, il serait lui-même le premier embarrassé s’il devenait célèbre !

Autre événement important il paraît qu’Il est de retour. Notre nouveau grand homme vient de Le rencontrer à sa descente du train, si joyeux de revenir, paraît-il, qu’on aurait cru à le voir, qu’il revenait des prisons d’Allemagne. Inutile de dire qu’il a lu le nouveau volume, qu’il en a été charmé et qu’il n’a pas fait défaut d’en faire l’éloge à son auteur.

Tout de même cela me fait quelque chose de Le savoir de retour. Nous allons recommencer notre bonne petite guerre, cela brisera la monotonie. Demain, j’irai voir mes iris bleus, ils doivent être épanouis. Mais comment vais-je parvenir à les cueillir ? Je ne puis m’adresser au Curé, un homme célèbre ! Dieu que c’est embêtant !

6 juillet 1920.

Je viens d’être méchante et impolie, et Dieu sait cependant que ce fut bien involontairement ; mais aussi pourquoi se donner en tordant, que malgré toute ma bonne volonté, tel spectacle ? C’était si drôle, si risible, si je n’ai pu me défendre d’un ridicule éclat de rire… A-t-il entendu ? Ce pauvre jeune homme, comme il doit me détester alors !

Ce matin, j’étais sortie de très bonne heure à la recherche de quelques fleurs de sumac, ce que nos gens appellent l’herbe à puce, et qui est un poison violent s’il faut en croire ceux qui s’y sont frottés. En apprenant ma décision, Victoire s’est tout d’abord récriée : « Mais ce Docteur est fou, ma grande foi du bon Dieu, de vous laisser faire de pareilles embardées ! De l’herbe à puce, ma pauvre Demoiselle, vous allez revenir le corps tout couvert de boutons ! etc. »

Bref, pour calmer les anxiétés maternelles de cette brave femme, j’avais consenti à apporter des gants de cuir, et comme je lui demandais où j’en pourrais trouver, elle m’a répondu avec sa bonhomie grognarde : « De l’herbe à puce, Mademoiselle, mais c’est commun ici comme Barabbas dans la Passion ; tenez, allez dans le bois d’abattis sur le chemin d’en bas de Salvail, vous en trouverez tant et plus ! » Mais c’était tout près de mes iris, alors. Je pars donc joyeusement et j’étais en train de faire une ample provision de ces fleurs gracieuses et délicates, si jolies même que l’on serait à cent lieues de les croire aussi novices, lorsque je vois arriver un cavalier sur la route, et ce cavalier je le reconnais immédiatement : c’était Lui, mon adversaire, le dernier représentant de la noble et vieille famille des Marin.

Jusque là rien d’anormal ; mais ce pauvre garçon qui d’habitude montait une rossinante à garantir contre tout accident, avait eu la malencontreuse idée de changer sa monture et se pavanait aujourd’hui sur un beau et fringant cheval noir plus habitué à la voiture de plaisance qu’à la selle.

Notre héros, fumant son éternelle cigarette regardait dans le vague. Tout à coup, la monture, insultée d’un coup de cravache que lui avait infligé sans raison son cavalier, fait un mouvement brusque et fait rouler son homme par terre, cependant que tournant bride, elle reprend au galop le chemin de la maison. De ma cachette où j’avais été le témoin impuissant de la catastrophe, je poussai un cri de terreur et allais m’empresser d’accourir au secours de l’écuyer malheureux quand le voyant se relever maugréant, je crus préférable de ne pas révéler ma présence.

Oh ! alors, si vous aviez été témoin comme moi de son air ahuri ! Sa monture étant disparue comme par enchantement, il restait là, stupéfait, troublé, surpris, estomaqué. Il regarda d’abord devant lui, sur la route, pas de cheval ; et lorsqu’il eut enfin la pensée de regarder en arrière, il y avait beau temps que son Bucéphale avait tourné le coin de la route. Alors, sa pauvre figure prit une expression si comiquement terrifiée que je ne pus retenir un fort éclat de rire, que d’ailleurs je regrettai amèrement ; mais que faire, ce qui est fait est, il n’y a plus à y revenir.

Comme réveillé soudain d’un mauvais songe, il résolut de continuer à pied sa promenade si pompeusement inaugurée. Il coupa à travers champs et passa à quelques pas de moi. M’a-t-il vue ? A-t-il entendu mon rire fou ? Oh ! alors comme il doit me détester…

Tout de même, je réalise que j’ai manqué de charité, j’aurais dû lui porter secours dans sa chute, il a pu se blesser sans le réaliser immédiatement. J’aurais dû ne pas le laisser revenir seul, pourquoi ne me suis-je pas offerte pour l’accompagner à son retour. Une chute c’est si dangereux ; cousin Jean disait l’autre jour que souvent à la suite d’un choc ou d’une chute, un vaisseau interne se brise sans que l’on n’en éprouve sur le coup le moindre malaise ; mais quelques instants plus tard, la mort arrive foudroyante. Au lieu de le secourir charitablement, j’ai ri bêtement ; s’il m’a entendue, il a dû en souffrir… Mon Dieu, que je suis méchante, je n’avais pas sur le coup réalisé comme j’avais été méchante !!! Ce pauvre Monsieur Yves, peut-être expire-t-il en ce moment seul dans un champ désert… Que je suis inquiète. Je vais envoyer Victoire aux nouvelles.

6 juillet 1920 (3 h. p. m.)

Victoire est revenue en souriant… Mon beau cavalier est sain et sauf. Il a retrouvé sa monture qui l’attendait en broutant l’herbe devant la grange. Lambert, qui avait vu arriver le cheval sans son maître, était allé au devant de lui et ne tarda pas à le rencontrer qui revenait en pestant et jurait qu’on ne le reprendrait plus. Vive Dieu ! comme disaient les croisés, j’ai un gros poids de moins sur la conscience.

6 juillet 1920. (soirée)

Nouvelle visite à mes iris cet après-midi. Ils sont complètement épanouis et demain je devrai les cueillir si je ne veux pas me faire jouer le même tour que l’autre jour. Décidément, je n’ose demander le secours ni du cousin, ni du Curé, j’irai seule. Après tout, ce ne doit pas être si mauvais que cela des grenouilles !

La poste de ce soir m’a apporté une longue lettre de Laure. Elle est littéralement conquise par l’œuvre de notre curé. Elle a acheté le volume et l’a lu tout d’un trait. Et mes pages en couleurs donc ! Elle ne tarit pas de louanges sur mes pauvres dessins. À Québec paraît-il, l’ouvrage a déjà un grand succès. Enfin, elle me promet sa visite pour la fin de l’été, si je lui promets de lui présenter l’auteur de « Les Hôtes de nos Bois et de nos Champs ». Inutile de dire que je vais lui répondre dans l’affirmative, mais il ne faudrait pas montrer sa lettre au Curé, il serait capable de se dérober.

Pourquoi donc cette bonne Laure termine-t-elle sa lettre en me demandant quand je serai la femme du jeune notaire ? Est-ce que les sots bruits qui courent les rues ici se seraient rendus jusqu’à Québec ?

Visite de Jeanne ce soir. La pauvre Jeanne s’est crue obligée de me raconter en détail l’accident survenu à leur ami. Chère Jeanne, si elle s’était doutée que j’étais au courant de cet accident !… Il paraît que Monsieur Marin est affecté plus que de raison de cet accident insignifiant. M’aurait-il vue ? Aurait-il entendu mon sot éclat de rire ? Alors comme il doit me détester. Vraiment, c’est dommage…