L’ombre du beffroi/25

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 38-40).

CHAPITRE III

L’HOSPITALIER BEFFROI


Trois jours après le départ des Carrol, du Beffroi, Henri Fauvet reçut une dépêche de Dolorès, lui annonçant que sa tante, Mme  de Pont-Joly, était morte. Aussitôt, il entra dans l’étude où se tenait sa fille et lui dit ;

— Marcelle, je viens de recevoir un télégramme de Dolorès.

— De Dolorès ? Est-ce que…

— Sa tante, Mme  de Pont-Joly, est morte.

— Ah ! Pauvre Dolorès ! s’écria Marcelle.

— Pauvre Dolorès, en effet, ma chérie ; elle est vraiment pauvre, et seule au monde maintenant.

— Mais… Mme  de Pont-Joly n’était-elle pas riche, père ? demanda Marcelle. Elle aimait beaucoup Dolorès et…

— Je vais t’expliquer la situation actuelle de ton amie, en peu de mots, dit Henri Fauvet à sa fille : Mme  de Pont-Joly jouissait d’une grosse rente viagère ; voilà !

— Une rente, viagère, seulement ?

— Oui. Quand M. de Pont-Joly épousa la tante de Dolorès, il était veuf et père d’un garçon de quatorze ans, Adolphe de Pont-Joly, qui, aujourd’hui s’il a tenu les promesses de jadis, doit être un triste sire. Après le mariage de son père, Adolphe quitta la maison, pour toujours ; mais non sans avoir abreuvé sa belle-mère d’injures. M. de Pont-Joly jura alors, de ne jamais lui pardonner…

— Je le crois bien ! fit Marcelle. Cette bonne Mme  de Pont-Joly !

— Cependant, sur son lit de mort, M. de Pont-Joly fit son testament, en faveur de son fils, à la condition que celui-ci payerait à Mme  de Pont-Joly une grosse rente viagère.

— Ainsi, Dolorès…

— Dolorès, mon enfant, à part les bijoux et dentelles de sa tante, qui lui en a fait donation devant notaire, ne possède rien au monde… pas même un toit pour s’abriter.

— Il y a le Beffroi, père, dit doucement Marcelle.

— Oui, ma chérie, il y a le Beffroi ! Ce soir même, je partirai pour Québec et j’en ramènerai Dolorès… Désires-tu m’accompagner, Marcelle ? demanda Henri Fauvet.

— Non, père, répondit-elle. Vous ne serez pas longtemps absent ; je resterai ici et préparerai la chambre de mon amie. Pauvre, pauvre Dolorès !

— Elle sera ici chez elle. Le Beffroi est assez grand pour nous contenir tous, et tant que Dolorès se plaira avec nous…

— Quelque chose me dit que nous ne la garderons pas bien longtemps, cependant, dit Marcelle en souriant. Avez-vous remarqué, père, combien M. Archer a eu l’air d’admirer Dolorès ?

— Non, je ne l’ai pas remarqué, mignonne, répondit Henri Fauvet. Mais, je ne pourrais souhaiter un meilleur mari à Dolorès que le fils de mon plus intime ami… Allons ! ajouta-t-il. Je vais faire mes préparatifs de départ. Il est déjà quatre heures et le train part à sept heures, à une dizaine de milles d’ici !

Aussitôt arrivé à Québec, et après avoir retenu sa chambre à l’hôtel, Henri Fauvet se rendit chez Mme  de Bienencour, et il fut heureux de constater que cette dame avait retrouvé sa santé et sa joyeuse humeur.

— Ah ! M. Fauvet ! L’homme du Nord ! dit, en riant, Mme  de Bienencour. Soyez le bienvenu, des milliers de fois !

— J’espère que vous êtes tout à fait remise de votre indisposition de l’hiver dernier, chère Madame ? demanda Henri Fauvet.

— Merci, M. Fauvet, ça va mieux, beaucoup mieux, sauf quelques petites douleurs rhumatismales qui me sont restées, je suis parfaitement guérie. Tiens ! Voilà Gaétan !

En effet, Gaétan entrait dans le salon. Il vint, hâtivement saluer Henri Fauvet… le père de Marcelle !

— M. Fauvet ! s’exclama-t-il. Quelle surprise ! Comment vous portez-vous ? Et Mlle  Fauvet ? Elle ne vous a pas accompagné ?

— Non, M. de Bienencour, Marcelle ne m’a pas accompagné. Vous le savez sans doute, du moins, vous le devinez, je suis venu chercher Dolorès.

— Cette pauvre Dolorès ! s’écria Mme  de Bienencour. Je lui ai envoyé un mot, par Iris, ce matin, et je me propose d’aller la chercher cet après-midi et l’amener ici. Adolphe de Pont-Joly et sa femme ont pris possession de la maison, et soyez certain, M. Fauvet, qu’ils ne feront pas la vie belle à Dolorès !

— J’emmènerai Dolorès au Beffroi ; Marcelle l’attend.

— L’hospitalier Beffroi ! fit, en souriant, Mme  de Bienencour.

À ce moment, un domestique vint annoncer que la voiture était à la porte.

— Puisque vous vous rendez chez les de Pont-Joly, M. Fauvet, veuillez m’accompagner, dit Mme  de Bienencour. Nous ramènerons Dolorès avec nous.

Quand ils arrivèrent chez les de Pont-Joly, un domestique les fit entrer au salon ; il était sous l’impression, évidemment, que la famille était dans cette pièce. Mais il se trompait. De la bibliothèque, des voix parvinrent à Mme  de Bienencour et à Henri Fauvet.

— Ainsi, Mlle  Lecoupret, disait une voix aigre et désagréable, une voix de femme, n’oubliez pas que nous n’avons aucune obligation envers vous. Vous êtes la nièce de Mme  de Pont-Joly et Mme  de Pont-Joly est morte. Puisque Mme  de Bienencour vous offre l’hospitalité, croyez-moi, vous feriez bien de l’accepter le plus tôt possible… Nous avons besoin de la chambre que vous occupez, dans cette maison, d’ailleurs…

— C’est bien, Madame, répondit la voix de Dolorès. J’accepterai, avec une reconnaissance infinie l’hospitalité de Mme  de Bienencour, qui a toujours été la bonne amie de ma tante. Je vais préparer mes malles…

— Et n’oubliez pas que vous n’avez droit qu’à vos effets personnels, Mlle  Lecoupret ! dit une voix d’homme ; celle d’Adolphe de Pont-Joly, cette fois. Les dentelles, les bijoux de votre tante…

— M’appartiennent en propre, M. de Pont-Joly, acheva Dolorès. Ma tante m’en a fait donation, devant notaire.

— Il faudra voir cela… cette donation, je veux dire. En attendant…

— Pardon, M. de Pont-Joly ! dit, soudain, Mme  de Bienencour, qui venait d’entrer dans la bibliothèque.

Mme  de Bienencour ! s’écria Dolorès, qui vint se placer à côté de cette dame. Oh ! Mme  de Bienencour, emmenez-moi chez-vous !

— Je suis venue te chercher, Dolorès.

— Je suis sûre que Mlle  Lecoupret doit vous être fort reconnaissante de l’hospitalité que vous lui offrez, Mme  de Bienencour, dit d’un ton mielleux, Mme  de Pont-Joly ; car, sans cela…

Mlle  Lecoupret aura toujours un toit pour l’abriter et des cœurs pour l’aimer, tant que je vivrai, interrompit Henri Fauvet, qui venait d’entrer, à la suite de Mme  de Bienencour.

— M. Fauvet ! Oh ! cher M. Fauvet ! s’écria Dolorès, qui se suspendit, en pleurant, au cou du père de son amie.

— J’ai ordre de Marcelle de te ramener avec moi au Beffroi, dit Henri Fauvet, en souriant. Nous partirons demain. En attendant, va préparer tes malles ; nous nous rencontrerons chez Mme  de Bienencour, ce soir.

— Ne viendrez-vous pas prendre le déjeuner avec nous, M. Fauvet ? demanda Mme  de Bieneucour. De fait, pourquoi n’êtes-vous pas venu directement aux Terrasses, en arrivant ? J’aurais été fort heureuse de vous offrir l’hospitalité.

— Merci, Madame ! Mais, il y a certaines affaires que je désire régler tandis que je suis à Québec. À ce soir, sans faute, cependant ! répondit le père de Marcelle, puis il quitta la maison des de Pont-Joly.

En descendant les marches de l’escalier, il croisa Gaston Archer.

— M. Fauvet ! s’écria Gaston. Vous, à Québec ! Quelle surprise !

— Je suis venu chercher Mlle  Lecoupret ; je vais la ramener au Beffroi, où Marcelle l’attend.

— Ainsi, Mlle  Fauvet ne vous a pas accompagné, cette fois ?

— Non. Elle a préféré être sur les lieux, pour recevoir Dolorès.

— Vous proposez-vous de retourner tout de suite dans le nord, M. Fauvet ?

— Oui, tout de suite demain.

— Alors, je cours offrir mes sympathies à Mlle  Lecoupret ; en même temps, je lui ferai mes adieux. Au revoir, M. Fauvet ! dit Gaston, en franchissant le reste des degrés conduisant à la maison.

— Tu choisis mal ton temps, Gaston, dit Henri Fauvet. Mlle  Dolorès est à préparer ses malles, aidée par Mme  de Bienencour, dans le moment. Pourquoi n’attends-tu pas à ce soir ? Nous irons, ensemble dîner et veiller aux Terrasses.

— Ah ! Mlle  Lecoupret va se retirer immédiatement chez Mme  de Bienencour ?

— Oui. Les de Pont-Joly se sont installés dans la maison, et ce n’est plus tenable pour Dolorès.

— Pauvre Mlle  Dolorès ! fit Gaston.

— Je t’invite à déjeuner avec moi, à l’hôtel, mon garçon, dit Henri Fauvet. Acceptes-tu ?

— Je dis que c’est bien aimable à vous de m’inviter et je n’aurai garde de refuser, cher M. Fauvet.

— Au revoir donc ! À tout à l’heure ! Nous déjeunons à une heure précise.

Le programme que Henri Fauvet s’était tracé fut exécuté à la lettre ; il vaqua à ses affaires d’abord, puis il déjeuna avec Gaston, ensuite, on dîna, tous ensemble aux Terrasses.

Pendant la veillée, on fit des projets pour l’été, puis Gaston dit ;

— M. Fauvet, j’aurais une grande faveur à vous demander… J’ose à peine, cependant…

— Qu’est-ce, Gaston ?… « Demandez et vous recevrez » a dit le Seigneur, tu sais.

— Ce serait d’arrêter chez-nous, demain, au lieu de continuer tout droit dans le nord. Mon père et ma mère seraient si heureux de vous revoir, M. Fauvet, et aussi, ils désirent vivement faire la connaissance de Mlle  Lecoupret. Ne refusez pas, je vous prie !

— Cela retarderait notre arrivée au Beffroi d’un jour, répondit Henri Fauvet ; mais, si Dolorès n’y a pas d’objections, nous allons accepter ton invitation. Qu’en dis-tu, Dolorès ?

— Rien ne me serait plus agréable, répondit Dolorès, souriant et rougissant en même temps.

M. et Mme  Archer attendaient leurs visiteurs à la gare. Quelle joie, pour eux, de revoir Henri Fauvet et de faire la connaissance de Dolorès, dont Gaston leur avait parlé si souvent !

Une confortable berline de famille les transporta tous au Vieux Manoir ; c’est sous ce nom que leur propriété était désignée. Aussi, la grande maison blanche, devant laquelle la berline s’arrêta, ressemblait-elle beaucoup aux manoirs de jadis (peut être en était-ce un d’ailleurs).

— Oh ! fit Dolorès, en apercevant la maison. C’est splendide le Vieux Manoir, splendide !

M. et Mme  Archer aimèrent tout de suite Dolorès ; la jeune fille, de son côté, raffola de l’homme aimable et courtois qu’était Émile Archer, ainsi que la dame charmante et douce qu’était Mme  Archer. Gaston était au comble de ses joies : avoir Dolorès sous son toit ! Que pouvait-il désirer de plus ou de mieux… pour le moment ?

Le lendemain, Henri Fauvet et Dolorès durent faire leurs adieux aux Archer et reprendre la route du nord. Gaston alla les accompagner jusqu’à Montréal, puis on se sépara, mais avec promesse de se revoir.

Quelle réception ils eurent, au Beffroi ! Marcelle les attendait, sur le pont du Tocsin, et c’est à pied qu’ils parcoururent le chemin, du pont à la maison.

— Chère Dolorès ! s’écria Marcelle. Tout est prêt pour te recevoir. Je t’ai donné ton ancienne chambre, que nous appelons toujours « la chambre de Dolorès » d’ailleurs. Tu es la bienvenue, des milliers et des milliers de fois ! Tu seras ma sœur, Dolorès. Tu le sais, j’ai toujours désiré avoir une sœur ; eh ! bien…

— J’ai deux filles maintenant ! dit Henri Fauvet, en souriant.

— Cher M. Fauvet ! Chère Marcelle ! fit Dolorès, tandis que des larmes coulaient sur ses joues. Je n’ai pas essayé de vous remercier de l’empressement que vous avez mis à venir à mon secours… C’est que je…

— Qu’il n’en soit pas question, Dolorès, dit Henri Fauvet. Inutile de te dire que, en apprenant la nouvelle du décès de ta tante de Pont-Joly, rien ne nous a semblé plus naturel, à Marcelle et à moi, que de t’offrir l’abri de notre toit et l’affection de nos cœurs.

— L’hospitalier Beffroi… murmura Dolorès, ainsi que l’avait fait Mme  de Bienencour, quelques jours plus tôt.

Dolorès fut vite installée au Beffroi. Raymond Le Briel, le premier, vint lui rendre visite, puis vinrent le Docteur Carrol et ses deux filles.

Le temps s’écoulait agréablement. Un jour, Dolorès constata qu’il y avait déjà un mois et demi qu’elle avait quitté la ville de Québec. L’été était arrivé ; le bel été, qui ramènerait Gaston Archer dans le nord, pensait-elle… L’été, qui ramènerait peut être Gaétan de Bienencour, se disait Marcelle.