L’ombre du beffroi/26

La bibliothèque libre.
Édouard Garand (17p. 40-42).

CHAPITRE IV

LE PRESSENTIMENT DE RAYMOND LE BRIEL


On était au 7 juin. Raymond Le Briel avait dîné au Beffroi. Il ne se pressait pas pour retourner chez lui, car la lune devait se montrer de bonne heure, et Aquilon, son cheval, aurait bientôt parcouru les cinq milles séparant le Beffroi de l’Eden.

Raymond adorait Marcelle. Combien de fois il avait été tenté de la demander en mariage ! Mais il craignait un refus, qui lui fermerait, en quelque sorte, les portes du Beffroi. Marcelle lui donnait toutes les preuves d’une grande amitié, mais c’était tout, et ce n’était pas ainsi que le jeune homme voulait être aimé, bien sûr… Il attendrait encore quelque temps, avant de risquer la proposition… En attendant, il était toujours le très bienvenu chez les Fauvet ; il ne quitterait pas, pour ainsi dire, la proie pour l’ombre.

— Que ! temps splendide nous avons ! s’écria Marcelle, en ce soir du 7 juin, alors qu’elle et son père, Dolorès et Raymond étaient assis sur un banc, qui avait été placé sur le bord de la Rivière des Songes. Pas un nuage au ciel ! C’est ravissant !

— C’est ainsi que devrait toujours être l’été, dit Dolorès : du beau temps, jamais de pluie… La pluie, c’est si détestable !

— La pluie a son utilité, cependant, Mlle Lecoupret, répondit Raymond. La terre est altérée, fort altérée, et les semences sont très en retard, à cause de la sécheresse que nous avons. Demandons la pluie ; demandons-la à grands cris… pour plus d’une raison. Et un nuage passa sur les traits du jeune homme.

— Vous me faites penser à notre ménagère Mme Emmanuel, M. Le Briel, fit Marcelle, en riant. Chaque matin, elle observe le firmament, puis elle secoue la tête et dit d’un air désolé : « Pas de pluie, encore aujourd’hui ! Que Dieu nous garde » !

Mme Emmanuel a toujours demeuré dans ce district, n’est-ce pas ? demanda gravement Raymond.

Toujours… Excepté durant les quelques années qu’elle a passées, avec nous, à Québec, répondit Henri Fauvet.

— L’autre jour, reprit Marcelle, pendant, une heure à peu près, le soleil a été obscurci d’un nuage et Mme Emmanuel était littéralement folle de joie. « La pluie ! La pluie enfin ! disait-elle ; Dieu est bon » !

— Et la brave femme dansait, dans les corridors, tant sa joie était grande, ajouta Dolorès, en souriant.

Mme Emmanuel connaît ces régions, et c’est pourquoi… commença Raymond, puis il changea subitement de sujet. Allons ! reprit-il. Il faut que je parte !

— Pas avant d’avoir bu une tasse de café et mangé du gâteau, que Dolorès a confectionné, de ses blanches mains ! dit Marcelle. Viens, Dolorès ! Nous allons préparer, pour M. Le Briel, le coup de l’étrier !

Les deux jeunes filles étant parties, en courant, du côté de la maison, Henri Fauvet demanda au jeune homme :

— M. Le Briel, cette absence de pluie a l’air de vous inquiéter beaucoup. Puis-je savoir pourquoi ? Ce ne sont pas seulement les semences qui vous causent tant d’inquiétudes, je le sais !

— C’est vrai, M. Fauvet, je suis fort inquiet, comme le sont, d’ailleurs, tous ceux qui sont familiers avec cette région… Cette sécheresse peut occasionner la plus grande des calamités : un feu de forêt.

— Un feu de forêt, dites-vous, M. Le Briel ! Mais… Je croyais que ces sortes de choses n’étaient à craindre que durant l’automne, alors qu’on prépare la nouvelle terre, qu’on fait brûler les souches d’arbres… que sais-je ?…

— Sans doute, M. Fauvet ; mais, je vous assure que la sécheresse est un malheur, un grand malheur ! La terre se fend, par endroits, tant elle est cuite ; les arbres, l’herbe ; tout est devenu matière inflammable. Un feu de campement, mal éteint, l’allumette d’un fumeur, jetée négligemment sur le sol, au milieu d’aiguilles de pin, par exemple, et le résultat est épouvantable. Oh ! combien peu ils songent, ces négligents, ces indifférents, aux catastrophes que peuvent parfois produire un simple acte d’imprudence !

— Ce n’est guère rassurant ce que vous me dites, Le Briel, fit Henri Fauvet. J’ai entendu parler si souvent des feux de forêt ; on dit que c’est épouvantable.

— Un feu de forêt, c’est la pire des calamités, et ce n’est pas sans raison qu’il jette la terreur dans tous les cœurs. Imaginez un mur de flammes, de cinquante à soixante pieds de haut, un mur mobile, qui va s’avançant, lentement, mais sûrement, détruisant tout sur son passage… Il faut avoir vu cette horrible chose pour la bien comprendre…

— Mon Dieu ! dit Henri Fauvet.

— Espérons que nous serons épargnés, reprit Raymond ; mais, depuis quelques jours, il y a de la fumée dans l’air… Voyez-vous, M. Fauvet, certaines parties de forêt pourraient bien être incendiées, sans que nous le sachions encore.

— Comment ! Vous craignez…

— Je ne sais pas… J’ai comme le pressentiment d’une catastrophe, que la pluie seule pourrait empêcher. Mais, voilà les jeunes filles ; il ne faut pas les effrayer, donc, changeons le sujet de notre conversation.

Raymond s’élança à la rencontre de Marcelle et Dolorès, qui portaient, entr’elles, un plateau sur lequel étaient quatre tasses de café et une corbeille contenant des gâteaux.

Après le départ de Raymond, Henri Fauvet se sentit mal à l’aise. Il aurait désiré garder le jeune homme au Beffroi… Pourquoi ?… Il n’eut pu l’expliquer, mais, les choses qu’il venait d’entendre étaient peu rassurantes ; pour le cas où un malheur arriverait, on eut été plus nombreux ; voilà.

— Suis-je stupide ! se dit le père de Marcelle, en haussant les épaules. Parce que Le Briel m’a parlé de feux de forêts ce soir, cela ne signifie pas qu’il arrivera quelque catastrophe cette nuit. Allons ! Pensons à autre chose ; Marcelle finirait pas s’apercevoir que je suis préoccupé.

À dix heures, les jeunes filles se retirèrent dans leurs chambres et Henri Fauvet resta seul, dans son étude. Mais, c’est en vain qu’il essaya de lire. Il résolut donc d’aller se mettre au lit. Au moment où il se disposait à monter l’escalier, V. P. passa dans le corridor, faisant « sa ronde d’inspection » comme il le disait.

— V. P., dit Henri Fauvet, entre donc dans mon étude ; j’ai à t’entretenir de quelque chose.

— Certainement, M. Henri ! répondit le domestique.

— V. P., demanda Henri Fauvet, quand ils eurent pénétré dans l’étude, as-tu déjà entendu parler de feux de forêts ?

— Si j’en ai entendu parler, M. Henri ! Certes, oui ! Mme Emmanel ne nous entretient que de cela, depuis quelque temps ; depuis qu’il fait une si grande sécheresse. Cette pauvre femme a tellement peur du feu, qu’elle n’en dort pas des nuits, nous dit-elle. Elle assure même qu’il y a de la fumée dans l’air et que…

— Pauvre femme ! fit Henri Fauvet. Je présume qu’elle a du être témoin de quelque feu de forêt, jadis, et c’est pourquoi elle craint tant.

— Elle a été, en quelque sorte, la victime d’un de ces feux, M. Henri, répondit V. P. Elle s’est vue obligée de se sauver, emportant dans ses bras son bébé, une petite, âgée de quelques mois. Sa petite Marie-Ange, nous en parle-t-elle assez souvent ! Fuyant devant de vraies montagnes de flammes, son Nap cramponné à ses jupes et portant Marie-Ange. Elle et sa petite reçurent tout de même, des brûlures. L’enfant en mourut, et Mme Emmanuel porte, à son bras droit, de terribles cicatrices, souvenirs de ce feu. Vous le savez, M. Henri, j’ai insisté pour que nous ayons, autour du Beffroi un système moderne d’arrosage

— Ah ! je comprends ton idée maintenant ! Tu as bien fait d’insister ! Mais, peut-être pleuvra-t-il demain ; le malheur redouté serait ainsi écarté.

— Espérons-le M. Henri, espérons-le ! dit V. P.

Arrivé dans sa cambre à coucher, Henri Fauvet sortit sur le balcon en fer forgé et jeta les yeux dehors. Tout était d’un calme absolu, un de ces calmes qu’on ne peut concevoir même, à moins d’en être témoin. Le firmament, tout constellé d’étoiles, semblait sourire à la terre et lui promettre une nuit paisible. Une légère brise faisait à peine ployer les arbres, et la Rivière des Songes fredonnait comme une douce berceuse.

Quoique peu rassuré, Henri Fauvet commença ses préparatifs pour se mettre au lit. Il y avait toujours une lampe au verre dépoli qui brûlait dans le corridor, toute la nuit. Le propriétaire du Beffroi n’allumait que très rarement la lumière dans sa chambre à coucher ; celle du corridor lui paraissant suffisante. Il ne fermait jamais sa porte, pour dormir, car il aimait, disait-il, à avoir connaissance, lorsqu’il s’éveillait, de ce qui se passait dans la maison.

Oh, ce soir-là, au moment de se coucher, il crut entendre un léger bruit, dans le corridor. Il s’avança sur le seuil de sa porte et écouta… Oui, il y avait du bruit… Un bruit étrange… comme un frôlement sur le plancher… C’était près de l’escalier montant au grenier… Il irait voir ce qu’il y avait !…

Soudain, il eut une exclamation étouffée et ses yeux s’agrandirent démesurément… À l’autre extrémité du corridor, il venait d’apercevoir la plus singulière chose !… Est-ce qu’il rêvait ?… Non, il était parfaitement éveillé, et ce qu’il voyait, c’était bien un moine… Un moine, à la robe de bure, retenue à la taille par un cordon… Un moine, dont le capuchon rabattu cachait complètement les traits…

— L’Ombre du Beffroi ! murmura Henri Fauvet.

Allait-il rester là, figé, et se laisser envahir par la peur ?… Non ! Il irait à la poursuite de cette ombre, sans perdre un instant !

Il s’élança dans le corridor. Mais, au premier mouvement qu’il fit, le moine disparut.

Sans qu’il s’en rendit compte, une sueur froide pointa au front de Henri Fauvet. Tout de même, s’emparant de la lampe du corridor, il gravit l’escalier, il parvint au grenier ; il monta même dans le beffroi… Nulle part il ne revit l’apparition…

— L’Ombre du Beffroi ! répéta-t-il. C’est donc vrai que cette ancienne abbaye est hantée ?

Ses recherches ayant été vaines, il retourna dans sa chambre, puis, s’étant mis au lit, il finit par s’endormir.

Il dormit pendant deux ou trois heures peut-être. Ce qui l’éveilla brusquement, ce fut la cloche du Beffroi, sonnant à toute volée. Ce n’était pas le tintement lent produit par le vent, cette sorte de glas du bronze, oscillant sur ses supports, cette fois. Non. La cloche, comme mue par une main puissante, faisait vibrer toute la maison.

Aussitôt, Henri Fauvet fut debout. Il courut à sa fenêtre, car sa chambre lui parut être éclairée comme en plein jour ; la calamité pressentie par Raymond Le Briel avait fondu sur le district : ses forêts étaient en feu !

À ce moment, Mme Emmanuel arriva dans le corridor, et, toute affolée, elle se mit à crier ;

— Au feu ! Au feu !

En un clin d’œil, Marcelle, Dolorès et les domestiques furent sur pied.

— Au feu ! Au feu ! ne cessait de crier Mme Emmanuel.

— C’est un feu de forêt ! dit Dolorès.

— Alors, que Dieu ait pitié de nous ! s’exclama Rose.

— Mais, qui donc sonne la cloche ainsi ? demanda Marcelle.

— Tiens ! C’est bien vrai ! fit Dolorès. Nous sommes tous ici… Qui donc sonne la cloche, dans le beffroi ?

— Je… Je ne… sais pas… balbutia Henri Fauvet.

— C’est l’Ombre du Beffroi ! s’exclama Marcelle. L’ombre du moine ! Père, j’ai peur !

— Voyons, Marcelle, je t’en prie ! dit Henri Fauvet. Je vais aller voir ce qui se passe, là-haut, et…

— Non ! Non, père ! N’y allez pas ! cria Marcelle.

Tout à coup, la cloche cessa de sonner ; mais, au loin, le feu semblait redoubler de furie.

— V. P., dit Henri Fauvet, va vite atteler les chevaux au fourgon ; j’irai prêter secours, si je le puis. Cyp, ajouta-t-il, tu m’accompagneras, et je te charge, V. P., de veiller sur le Beffroi et celles qu’il contient, durant mon absence.

La cloche de la porte d’entrée sonna. Henri Fauvet alla ouvrir, et il se trouva en présence de Raymond Le Briel.

— J’ai entendu sonner la cloche du Beffroi, M. Fauvet, dit-il, et je savais que vous étiez debout. Je m’en vais sur le lieu du sinistre, afin d’essayer de porter secours.

— Je vous accompagne, Le Briel !

— Oh ! père ! pleura Marcelle, qui venait d’accourir. Le danger…

— Au revoir, ma toute chérie ! répondit Henri Fauvet, en pressant sa fille sur son cœur. Au revoir, Dolorès ! ajouta-t-il. V. P., encore une fois, je te confie la garde de toutes… Mme Emmanuel, Rose, tenez tout prêt, pour le cas où nous vous ramènerions des blessés !

Ce-disant, Henri Fauvet alla rejoindre Raymond, qui, lui aussi, avait fait atteler des chevaux à son fourgon, et bientôt, tous deux se perdirent dans la nuit.