L’ombre du beffroi/27

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Édouard Garand (17p. 42-44).

CHAPITRE V

LA CITÉ DU SILENCE


Trois jours durant sévit le feu, détruisant tout sur son passage. Le quatrième jour, une pluie torrentielle tomba, et pendant huit jours, il plut « à boire debout » pour nous servir d’une expression populaire.

Henri Fauvet, Raymond Le Briel, le Docteur Carrol et Karl Markstien se dévouèrent, jour et nuit, portant secours, autant qu’il leur était possible de le faire, recueillant, dans leurs fourgons, plus d’un malheureux, plus d’une malheureuse qui, fous de peur, essayait de fuir le danger, en se jetant dans un danger plus grand. Souvent, ces pauvres affolés fuyaient, les habits enflammés, sans songer que, plus ils essayaient ainsi de fuir le feu, plus ils l’activaient. Plus d’une mère affolée avait été sauvée par nos dévoués amis, alors qu’elle se sauvait, emportant dans ses bras, son enfant… brûlé à mort, en certains cas. Que de plaintes ! Que de gémissements ils entendirent ! Que d’épouvantables catastrophes, dont ils furent témoins !…

Mais, jetons un voile sur ce sinistre, et occupons-nous des sinistrés.

Au Beffroi, à l’Eden et au Grandchesne, on avait établi des hôpitaux. Au Beffroi, dont le rez-de-chaussée avait été converti en salle d’hôpital, il y avait dix-neuf malades, blessés ou brûlés. À l’Eden il y en avait treize, et au Grandchesne, sept. Marcelle et Dolorès, aidées de Mme Emmanuel, de V. P. et de Cyp, se dévouaient, nuit et jour. Rose avait été envoyée chez Raymond Le Briel, afin qu’elle put aider la vieille ménagère de l’Eden. Olga et Wanda, elles non plus, ne se croisaient pas les bras. Bref, ceux que nous connaissons firent tout ce qu’il leur était possible de faire, sans se soucier des fatigues et des inconvénients que cela leur occasionnait.

Karl Markstien, connu plutôt sous le nom du Docteur Karl, dans les environs, allait « d’un hôpital à l’autre ». Il encourageait les malades, prescrivait des remèdes et des onguents, recommandant, de préférence, pour les brûlures : « l’onguent Angélique ». Sans doute, cet onguent vous est inconnu, et il n’y a pas lieu d’en être étonné, car, il avait été inventé par cette bonne Mme Emmanuel. C’était d’une recette très facile ; du sain doux, mêlé à de l’huile d’olive.

Quand Karl vint, pour la première fois, au Beffroi, il vit que les brûlures des malades avaient été recouvertes d’onguent.

— Quel est cet onguent ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas, répondit Marcelle. C’est Mme Emmanuel qui l’a fait.

Mme Emmanuel, ayant dit le secret de sa recette à Karl, celui-ci l’approuva. On ne pouvait désirer mieux ; cet onguent, appliqué sur les brûlures, procurait un soulagement presqu’immédiat, quoique peu durable.

Mme Emmanuel, demanda, Karl, quel est votre prénom ?

— Si vous voulez parler de mon nom de baptême, M. le Docteur, répondit la brave femme, je vous le dirai avec plaisir, car, dans le temps, c’était considéré le plus beau nom qu’il y eut ; je me nomme Angélique.

Karl parvint à ne pas sourire.

— Eh ! bien, Mme Emmanuel, dit-il, votre onguent, nous le nommerons « l’onguent Angélique » (on ne pourrait vraiment trouver un nom plus joli et plus… rassurant), et je le recommanderai à l’Eden, aussi bien qu’au Grandchesne… avec votre permission, s’entend !

Après cela, Mme Emmanuel ne jurait plus que par le Docteur Karl.

Mlle Dolorès, dit-elle, le Docteur Karl Markstien, n’est-ce pas que c’est un jeune homme aimable et bon ?… Vraiment, selon moi, il est…

— Angélique, acheva cette folle de Dolorès.

Ce ne fut que dans la dernière semaine de juin que, tous les malades guéris et repartis, on put reprendre la vie accoutumée.

— Marcelle, dit, un soir. Henri Fauvet, j’ai une assez triste nouvelle à t’annoncer.

— Une triste nouvelle, dites-vous, père ?

— Voici : la maison où tu es née, la maison de Febro, tu sais, est brûlée ; elle se trouvait sur le parcours du feu.

— Ah ! fit Marcelle.

— Je le regrette d’autant plus, que je faisais des démarches, depuis quelque temps, pour acheter cette propriété.

— Y avait-il quelqu’un dans la maison, lorsqu’elle a brûlé, père ?

— Je ne le crois pas, ma fille. Cyril Florentin, le mari de Febro, est mort, dit-on, et personne ne devait demeurer dans sa maison… Du moins, on le croit… Cependant, les uns ont affirmé avoir vu de la fumée s’échapper de la cheminée, quelques jours avant le sinistre.

— Un chemineau qui se sera retiré dans la maison, sans doute, dit Marcelle.

— C’est probable.

— Père, demanda Marcelle, qui donc a sonné la cloche, dans le beffroi, la nuit du feu ? Le savez-vous ?

Malgré lui, Henri Fauvet frissonna. C’est qu’il croyait voir encore l’Ombre du Beffroi, tel qu’il l’avait vue, cette nuit-là. Qui donc, en effet, aurait pu sonner la cloche, si ce n’était pas le moine, dont la visite avait été si étrange ?

— Vous ne répondez pas, père ?

— Vraiment, Marcelle, je ne sais que répondre ! Le vent a dû agiter la cloche et…

— Mais, il ne ventait pas, cette nuit là, père chéri ! Vous le savez, il faut que le vent souffle fort pour faire osciller la cloche… Croyez-vous à l’Ombre du Beffroi ? demanda Marcelle.

— Quel enfantillage, Marcelle ! s’écria Henri Fauvet, avec un éclat de rire que Dolorès, qui était présente, trouva assez singulier ; ce rire sonnait un peu faux, lui semblait-il.

La cloche de la porte d’entrée, sonnant, en ce moment, interrompit la conversation. C’était le Docteur Carrol, qui venait inviter Henri Fauvet et les deux jeunes filles à passer la journée du lendemain au Grandchesne.

— Olga et Wanda ne vous ont pas accompagné, Docteur ? demanda Marcelle

— Pas cette fois. Je suis venu à cheval, Mlle Marcelle, répondit le médecin. J’arrive de l’Eden, ajouta-t-il. M. Le Briel sera ici, à dix heures, demain matin ; il viendra vous chercher pour vous conduire chez-nous. C’est promis, n’est-ce pas ?

— Nous acceptons votre invitation avec le plus grand plaisir Docteur Carrol, répondit Henri Fauvet. N’est-ce pas, Marcelle ? N’est-ce pas, Dolorès ?

— Certes ! dirent, ensemble, les deux jeunes filles.

— Vos jeunes filles ont perdu quelque peu de leur teint, dit le médecin en s’adressant à Henri Fauvet. Je leur préparerai un tonique, le même que je fais prendre à Olga et Wanda. Ce tonique, il faudra le prendre régulièrement, Mesdemoiselles, ajouta-t-il.

— Nous le prendrons, c’est promis, Docteur, fit Marcelle ; mais à la condition que vous restiez à dîner avec nous.

— Impossible, chère enfant, impossible ! Mes filles seraient inquiètes. À demain, sans faute ! Nous vous attendrons pour le dîner ; ne nous désappointez pas.

— Pas de danger ! s’exclama Dolorès en riant. Les distractions étant rares en ces régions : une journée passée au Grandchesne, c’était tout un événement pour Marcelle et Dolorès.

Ce fut une journée fort agréable que celle passée chez le Docteur Carrol. Inutile de dire quelle réception chaleureuse fut faite aux invités. La vieille Martha s’était surpassée dans la confection des mets et le dîner se prit gaiement dans la confortable et riante salle à manger du Grandchesne.

Après le dîner, Olga et Wanda proposèrent qu’on lit une longue promenade à pied et qu’on allât visiter la « Cité du Silence », ainsi nommée par Wanda, à cause de la forme particulière des rochers, en cet endroit, et qui semblaient représenter des châteaux, des villas, des tourelles, des ponts, des clochers, etc., etc.

— C’est, je crois, dit-elle à Marcelle, un les endroits les plus pittoresques de la terre…

— Auquel vous avez donné un nom très poétique, Mlle Wanda, dit Raymond Le Briel.

— Nous accompagnerez-vous, père ? demanda Olga au médecin.

— Je n’y tiens pas, Olga. Les longues marches me fatiguent. Car, je vous en avertis, tous, la Cité du Silence est à trois bons milles d’ici, dit le médecin.

— Trois milles ? Mais, ce n’est rien ! dit Marcelle. Père, Dolorès et moi, nous parcourons souvent plus de distance que cela, sans fatigue !

— Tout de même, je me ferai remplacer par Karl ; une lieue ne lui pèse guère aux pieds, d’ailleurs, répondit le Docteur Carrol. J’ai un malade à visiter ; je profiterai de votre absence pour me rendre chez lui.

On partit gaiement, et quand enfin on arriva à la merveilleuse cité, ce furent des exclamations de la part de tous.

— C’est merveilleux !

— C’est splendide !

— C’est admirable !

— C’est à n’en pas croire ses yeux !

— L’illusion est parfaite !

— Voyez donc ce clocher ! s’écria Henri Fauvet. Style gothique, je crois.

— Et ce vieux château ! Et ce pont-lévis qui y conduit !

— Et là-bas, cette jolie villa, au toit recouvert de mousses de différentes nuances ! dit Marcelle.

— Puis, dans le fond, cet imposant édifice ! fit Dolorès. Ça doit être l’Hôtel de Ville, ou le Palais de Justice.

— Vous aviez raison, Mlle Wanda, fit Raymond Le Briel, cet endroit doit être le plus beau de la terre ! Mais, reprit-il, votre Cité du Silence n’est pas une cité abandonnée ; il y a là quelqu’un !

— Quelqu’un ?

— Oui… Entre le château et le clocher, je viens d’apercevoir un être humain.

— Un être humain, dans cette solitude, au milieu de ces rochers ! Impossible ! s’exclama Olga.

— Pourtant… j’ai bien vu… commença Raymond.

— Que je voudrais m’en assurer ! fit Olga.

— Ce serait impossible, Mlle Olga, répondit Karl. Comment traverser ce lac, dans lequel se mire la Cité du Silence ? Ce lac n’est, prétend-on, qu’un gouffre sans fond ?… Voyez comme l’eau en est noire…

— Vous avez raison. M. Karl, dit Olga, ce serait impossible… D’ailleurs, s’il y a là un être humain, c’est qu’il recherche la solitude et ce serait indélicat à nous de le déranger, en essayant de pénétrer dans sa retraite.

— Qui sait les chambres que contiennent ces châteaux, ces villes ! dit Dolorès.

— Il est certain que les grottes naturelles ne doivent pas faire défaut dans la Cité du Silence, répondit Henri Fauvet. Mais, songeons à retourner au Grandchesne, mes enfants.

— Merci de nous avoir fait voir de si merveilleuses choses, Mlle Wanda, fit Raymond. Quant à moi, j’y reviendrai… et bientôt… Oui, je reviendrai ! se dit-il, in petto. Je veux savoir qui habite la Cité du Silence, et je le saurai ! Car, aussi vrai que j’existe, cet être humain est une femme… Quelque pauvre sinistrée, peut-être ?… Après un feu de forêt, il se trouve souvent des gens sans abri, et cette cité de pierre… Je reviendrai !

— Qu’imaginer de plus grandiose ! s’exclama Dolorès, au moment où l’on se préparait à partir.

— Vous l’avez bien nommée la « Cité du Silence », Mlle Wanda ! dit Karl.

— Seul, le Créateur eut pu créer semblable merveille, répondit Wanda.

— C’est la Cité de Dieu ! dit, révérencieusement, Marcelle.

Une sorte de solennité avait envahi le groupe formé par nos amis, et cette impression les accompagna jusqu’au Grandchesne.

— Comme vous voilà solennels ! s’écria le Docteur Carrol, en les apercevant.

— C’est vrai, dit Raymond, en riant. Je vous assure, Docteur, que rien n’est impressionnant et imposant comme cette Cité du Silence !

— J’irai peut-être voir cela, un de ces jours, répondit le médecin.

— Moi, j’y retournerai, fit Marcelle. Je ne saurais définir l’impression que m’a faite cette cité silencieuse, et ce n’est qu’à grand regret que je l’ai quittée… On eut dit que quelque chose m’y retenait… quelque chose de puissant, que je ne puis expliquer ni définir…

— Je suis dans le même cas que toi, ma fille ! dit Henri Fauvet, et c’est assez étrange… Mais, parlons d’autre chose ; nous finirons par ennuyer le Docteur Carrol, et il serait tenté de croire que nous avons tous un peu la berlue.

On rit de bon cœur, ce qui atténua, en quelque sorte, la trop mélancolique impression qu’avait produite sur tous la « Cité du Silence ».