L’ombre du beffroi/40

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Édouard Garand (17p. 65-67).

CHAPITRE VIII

MORPHINOMANE ?…


La première partie de la veillée du lendemain se passa dans l’étude, car il faisait trop frais pour se tenir dehors.

Les tableaux ne devaient commencer qu’à neuf heures. Le Docteur Carrol et sa femme étaient arrivés au Beffroi dans le courant de l’après-midi ; ils ne devaient retourner au Grandchesne que le lendemain, ramenant avec eux Olga, Wanda et Karl.

Or, il y avait une demi-heure qu’on causait tous ensemble, quand Henri Fauvet dit ;

— Mesdames et Messieurs, je vais vous faire servir du vin de Cathaba, dont j’ai reçu une caisse, hier ; ça mettra un peu de couleur aux joues de ceux qui doivent figurer dans les tableaux, ce soir.

— Ce n’est pas de refus, M. Fauvet ! répondit Gaston, et tous de rire.

— Moi, si vous voulez bien m’excuser, dit Marcelle, je crois que je vais aller me jeter sur mon lit un peu, jusqu’à ce qu’il soit temps de m’habiller pour les tableaux vivants.

— Es-tu malade, Marcelle ? demanda Henri Fauvet, d’une voix très inquiète. Tu me parais un peu pâle.

— Je ne me suis jamais si bien portée de ma vie, petit père ! répondit-elle. Seulement, j’ai un très léger mal de tête.

— Alors, ma chérie, oui, nous allons t’excuser, bien sûr ! Je t’enverrai porter un verre de vin, tout à l’heure ; promets-moi que tu le boiras, jusqu’à la dernière goutte, Marcelle.

— Je vous le promets, père.

V. P. étant venu apporter le vin, Henri Fauvet lui dit d’en envoyer porter un verre à Marcelle, qui s’était retirée dans sa chambre. Au moment où le domestique se retirait, son maître le rappela pour lui donner un ordre, mais V. P. ne l’entendit pas.

Iris Claudier, s’esquivant, arriva dans le corridor, au moment où V. P. se disposait à monter l’escalier en spirale.

— V. P., lui dit-elle, M. Fauvet désire vous parler tout de suite.

Déposant le plateau contenant le verre de vin sur un guéridon, le domestique retourna à l’étude et Iris resta seule, quelques moments, dans le corridor, puis elle retourna se joindre aux autres, sans que personne ne se fut aperçu de son absence.

Il était huit heures moins le quart quand ceux et celles qui prenaient part aux tableaux parlèrent d’aller s’habiller.

Iris, quoiqu’elle ne figurât dans aucun tableau, fut la première rendue au second étage. À la course, elle se dirigea vers la chambre de Marcelle. Celle-ci dormait profondément, si profondément même que rien au monde n’eut pu la réveiller… Iris l’appela par son nom, elle la secoua, elle lui prit les deux mains et l’assit sur son lit ; mais Marcelle retomba lourdement sur ses oreillers…

— Hé hé hé ! rit la secrétaire de Mme  de Bienencour. Elle en a pour huit à dix heures, à dormir ainsi… Quel scandale, tout à l’heure !… Le Docteur Carrol étant ici, M. Fauvet aura recours à lui, pour tirer sa fille de ce sommeil… pas du tout naturel… Et le verdict sera : morphinomane ! Morphinomane, comme sa mère !… Gaétan, mon cousin, comment digérerez-vous cela, je me le demande !

Entendant marcher et parler dans le corridor, en bas, Iris quitta précipitamment la chambre de Marcelle et entra dans celle de Mme  de Bienencour. Ayant fermé la porte, elle attendit que chacun fut occupé à sa toilette pour redescendre dans l’étude ; mais, à peine y fut-elle installée, que Dolorès vint trouver Mme  de Bienencour et lui dit :

Mme  de Bienencour, Marcelle dort, et si profondément que je n’ose l’éveiller… Que dois-je faire ?

— Laissez-la dormir encore un peu, Dolorès, répondit la tante de Gaétan. Marcelle, vous le savez, est très vive pour s’habiller ; nous l’éveillerons un quart d’heure avant le temps, ce sera assez tôt.

Iris Claudier se pencha sur le livre qu’elle faisait semblant de lire, pour cacher un sourire moqueur et méchant.

— Quel scandale, tout à l’heure, mes amis, quel scandale ! se disait-elle, et d’avance, ainsi qu’un chat auquel on présente un morceau de choix, elle se pourléchait les lèvres, la vilaine.

Ce fut Dolorès qui fut prête la première. Elle descendit au salon, où Gaston l’attendait.

— Ô ma Dolorès ! Que vous êtes belle ! s’écria le jeune homme épris. Que diriez-vous d’une promenacde sur la terrasse, avant les tableaux vivants ?

— Mais, il fait froid, n’est-ce pas ?

— Qu’importe ! Enveloppez-vous chaudement et venez ! Ne me refusez pas, ma Dolorès !

Ils sortirent sur la terrasse et se promenèrent longtemps ; c’est pourquoi, lorsqu’arriva l’heure des tableaux, Dolorès se rappela soudain qu’elle avait oublié de réveiller Marcelle.

— Marcelle est-elle prête, Dolorès ? lui demanda Mme  de Bienencour, au moment où la jeune fille passait auprès d’elle.

— Oh ! Mme  de Bienencour, répondit Dolorès, je suis allée faire une promenade avec Gaston, et j’ai oublié de réveiller Marcelle !

— Qu’y a-t-il ? demanda, à ce moment, Henri Fauvet. Marcelle…

— Marcelle… J’ai oublié de la réveiller, M. Fauvet, répéta Dolorès.

— Marcelle serait-elle malade, M. Fauvet ? demanda Gaétan, qui venait de s’approcher.

— Malade ? Non. Mais elle n’a pas été réveillée.

— Marcelle n’est pas encore descendue ? demandèrent, alors, plusieurs voix.

— C’est de ma faute ! dit Dolorès, qui fut prise de l’envie de pleurer. Je devais la réveiller, et j’ai oublié de le faire… Je le regrette…

— Ma pauvre enfant, répondit Henri Fauvet, posant, en souriant, sa main sur l’épaule de la jeune fille, il n’y a pas péril en la demeure, tu sais ! Va réveiller Marcelle ; les tableaux n’en seront retardés que d’un petit quart d’heure, et d’ailleurs, nous n’en sommes pas à une minute près. Va !

Dolorès se dirigea vers la porte… Iris Claudier avait peine à contenir sa joie, une joie si méchante, qu’il nous répugne d’en parler.

— Enfin ! Enfin ! se disait-elle. L’heure a sonné… Ah ! ils ne savent pas de quel… tableau ils vont être régalés, dans quelques instants maintenant, tous ces braves gens… Quel scandale, Seigneur !

Dolorès allait franchir le seuil de la porte du salon, quand cette porte s’ouvrit, et apparut une radieuse vision.

— Marcelle !

Ce fut un cri unanime, spontané. Elle était bien belle aussi, toute vêtue de dentelle noire la fille de Henri Fauvet !… Tous l’entourèrent… Le Docteur Carrol, qui observait attentivement la jeune fille, vit ses yeux se poser un instant sur Raymond Le Briel.

— Qu’elle est brillante, ce soir, notre Étoile du Nord ! s’écria Jeannine.

— Vous l’avez dit ! répondit Olga.

— Marcelle, ma chérie, dit Henri Fauvet, entourant de son bras la taille de sa fille, Dolorès se disposait à aller te réveiller ; mais te voilà enfin !

— Chère, chère Marcelle ! s’exclama Dolorès, en donnant un baiser à la jeune fille. Sais-tu, je commençais à être réellement inquiète de toi ! Tu dormais si profondément, tout à l’heure, d’un sommeil qui paraissait à peine naturel, que je…

— Est-ce qu’on n’a pas un baiser pour son père ? demanda, en souriant, Henri Fauvet.

— Père ! Petit père ! fit-elle, entourant de ses bras le cou de Henri Fauvet.

— Ma fille ! Mon adorée ! murmura Henri Fauvet. Mais, mon enfant… assurément, ce ne sont pas des larmes que je vois dans tes yeux ?… Qu’y a-t-il, ma toute chérie ?

— Rien, rien, père… Je suis un peu fatiguée ; voilà tout.

— Marcelle, dit Gaétan, en s’approchant du groupe un peu isolé que formait Henri Fauvet et sa fille, ce sera bientôt les tableaux vivants ; venez, je vous prie.

Elle prit le bras de Gaétan, et il la conduisit dans les « coulisses », qui avaient été aménagées, en arrière de l’estrade, que V. P. avait érigée, pour l’occasion.

Quiconque eut pris la peine de jeter les yeux sur Iris Claudier, eut été effrayé, presque, de l’expression de déception, de colère et de haine qui recouvrait ses traits… Cette entrée triomphale de Marcelle… C’était à n’y rien comprendre… Mais, il y avait une heure à peine, elle avait été sous l’influence de la morphine, à un tel point, qu’elle avait résisté aux traitements les plus brusques… Et, au moment où tout allait se déclarer, où le terrible scandale allait éclater, où son rêve, à elle Iris, allait se réaliser, où Marcelle Fauvet serait méprisée de ses meilleurs amis, elle arrivait, belle à ravir, charmant les regards, adorée de Gaétan de Bienencour, de son père, de Raymond Le Briel, aimée de tous !

— Je croyais que j’allais triompher enfin, se disait Iris Claudier, et c’est elle, Marcelle Fauvet qui triomphe !… C’est à n’y rien comprendre ; c’est même fort mystérieux… Mais, le Beffroi n’est-il pas le domaine du mystère ?… Ciel ! Ne parviendrai-je jamais à me venger de Mlle  Fauvet, qui m’a enlevé le cœur de Gaétan ?… Que je la hais, Seigneur ! Que je la liais !

Iris dut quitter précipitamment le salon, afin de cacher à tous les larmes de rage dont ses yeux de chat étaient remplis. Elle alla se promener un peu sur la terrasse, espérant ainsi rafraîchir son cerveau en feu.

Quand elle revint au salon, elle constata une chose qui le mettait toujours en colère : encore, cette fois, personne ne s’était aperçut de son absence.