L’ombre du beffroi/41

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Édouard Garand (17p. 67-68).

CHAPITRE IX

LE MIROIR DES ANGES


L’auditoire, qui assistait aux tableaux vivants, n’était pas nombreux. À part les invités, il y avait les domestiques : Mme  Emmanuel, Rose, V. P., Cyp, et aussi Nap, le fils de Mme  Emmanuel (on se souvient de lui), arrivé au Beffroi dans le courant de l’après-midi, accompagné de sa femme et de leurs deux enfants.

Après chaque tableau, donc, ceux qui venaient de figurer, allaient se placer parmi « le public », de manière à créer un auditoire. Prenaient part aux tableaux : Marcelle, Gaétan, Dolorès, Gaston, Yolande et Raymond.

Ce n’est pas notre intention de parler longuement des tableaux vivants, qui furent représentés, ce soir-là, au Beffroi. On avait choisi, pour commencer, des événements de la vie de Napoléon 1er ; son mariage avec Joséphine (Dolorès faisait une sympathique Joséphine) son divorce, son mariage avec Marie-Louise, etc., etc., cette dernière représentée par Yolande. Gaston, malgré ses yeux bleus et sa chevelure blonde, qu’on avait cachée sous une perruque brune, était parvenu à se donner un air tout à fait « Napoléonique », pour parler comme Mme  de Bienencour. Pour le divorce, Gaétan et les autres jeunes gens étaient vêtus en cardinaux. Bref, ce fut assez bien réussi, et tous furent applaudis, dans cette première partie du programme.

La deuxième partie, devait être des scènes de l’opéra « Faust ». Marcelle faisait une charmante Marguerite, avec ses magnifiques cheveux blonds ramenés sur sa poitrine en deux longues nattes, ses yeux violets baisés modestement, excepté quand elle devait les lever sur Faust, représenté par Raymond Le Briel. Gaétan n’avait pas voulu accepter ce rôle, prétendant qu’il ne s’y entendait guère ; on l’avait donc offert à Raymond qui, pour être près de celle qu’il adorait, n’avait eu garde de refuser. Gaston Archer remplissait le rôle de Mephisto, à son grand amusement et à celui de tous. Gaétan, cependant, avait accepté un rôle, dans ce tableau ; celui du frère de Marguerite, qui, au dernier acte, revient de loin, venger la mort de sa mère et le déshonneur de sa sœur.

En attendant qu’on commençât les tableaux de Faust, Fred Cyr joua quelques morceaux sur le piano, puis Dolorès chanta.

— Marcelle, voulez-vous nous jouer quelque chose ? demanda soudain Gaétan.

— Je regrette infiniment de vous refuser, mais je ne suis pas du tout disposée à jouer ce soir, M. de Bienencour. Cependant…

— « M. de Bienencour » murmura Gaétan. Marcelle ! Qu’y a-t-il ? Pourquoi ne m’appelez-vous pas Gaétan ?… Ô ma bien-aimée, si je vous ai offensée, de quelque manière que ce soit, ne me le pardonnerez-vous pas ?

— Vous ne m’avez pas offensée, Gaétan, croyez-le ! Mais, je vous en prie, n’insistez pas pour me faire jouer ce soir !

— C’est bien, ma toute chérie, je n’insisterai pas… Une autre fois…

— Peut-être Mlle  Fauvet nous chanterait-elle quelque chose ? demanda, à ce moment, Raymond Le Briel, qui venait de s’approcher, avec Mme  de Bienencour et Olga.

— Oh ! oui, Marcelle ! Chantez donc !… fit Olga. Savez-vous, ajouta-t-elle, je n’ai jamais entendu chanter Marcelle, jamais !

— Plusieurs d’entre nous sommes dans le même cas que vous, je crois, Mlle  Carrol, dit Raymond en souriant. Ne nous chanterez-vous pas quelque chose, Mlle  Fauvet ?

— Si quelqu’un veut m’accompagner au piano, je chanterai bien, répondit-elle.

Fred Cyr s’offrit, entendu qu’il improvisait si facilement. Il présenta son bras à la jeune fille et la conduisit au piano.

Gaétan avait pâli. Comment ! Marcelle refusait de jouer, quand il l’en priait et elle acceptait de chanter, quand Raymond Le Briel le lui demandait ! Malgré lui, Gaétan crispait les poings ; à la moindre provocation, il se serait jeté sur Raymond et l’aurait obligé de se battre.

Raymond, de son côté, s’était un peu éloigné des autres invités. Dissimulé par une portière, il regardait la jeune fille qu’il aimait si follement, tandis qu’elle chantait ce qui suit :

LE MIROIR DES ANGES

Dites, connaissez-vous ce lac aux eaux étranges
Dans lesquelles se mire une étrange cité,
Très au loin, dans le nord ?… C’est, le Miroir des Anges ;
Rien ici-bas, n’en peut égaler la beauté.
On voit, s’y reflétant, la Cité du Silence,
Au-dessus de laquelle est le dôme des cieux ;
Et ces nuages blancs… n’ont-ils pas l’apparence
De longs voiles drapant des anges radieux ?
Un soir, je contemplais de ce lac admirable
La surface limpide, et j’entendis soudain
Un doux bruissement ; un groupe incomparable
D’oiseaux se dirigeait vers un pays lointain.
J’eus une illusion : les formes angéliques
Dans le firmament bleu, semblèrent déployer
Leurs ailes, au-dessus de la nappe mystique…
Dans l’espace, bientôt, je les vis s’envoler…
Je pense bien souvent à ces ondes étranges
Dans lesquelles se mire une étrange cité,
Très au loin, dans le nord… Oh ! ce Miroir des Anges !
Rien ici-bas n’en peut égaler la beauté.


Raymond se félicita de s’être éloigné des autres invités, car il ne pouvait retenir ses larmes… Cette chanson… le Miroir des Anges, lui rappelait de si doux souvenirs !… Elle le reportait à son excursion de l’avant-veille, à la Cité du Silence ; il revoyait le Miroir des Anges, ainsi nommé par la jeune fille elle-même…

— Ô mon Dieu, que je l’aime ! se disait-il.

De frénétiques applaudissements accueillirent la chanson.

— Encore, Marcelle ! Encore ! s’écria Yolande.

— Une chanson, c’est bien assez, Yolande, je crois.

— Ma chère Marcelle, dit, à ce moment, Dolorès, quelle voix admirable tu as ! Et dire que je ne m’en doutais pas ! Tu es trop modeste vraiment, ma chère : cacher un si beau talent !

— Marcelle, dit soudain la voix altérée de Henri Fauvet, quelle belle voix tu possèdes… et je ne m’en doutais même pas !… Ô mon enfant, continua-t-il, tu me fais beaucoup penser à ta mère, ce soir… Ainsi vêtue, et… Vous souvenez-vous, Mme  de Bienencour, reprit-il, en s’adressant à cette dame qui, elle aussi, s’était approchée, vous souvenez-vous comme Ondine aimait à se revêtir de dentelle noire ?

— Oh ! oui, je m’en souviens bien ! répondit Mme  de Bienencour. Je me souviens aussi qu’elle chantait à ravir ; évidemment, Marcelle a hérité de ce don, de sa mère.

— Ma bien-aimée ! fit Henri Fauvet, en pressant sa fille contre son cœur.

— Père ! répondit-elle, les yeux remplis de larmes.

Mais voilà que Gaston, qui avait été nommé maître de cérémonie, venait de monter sur l’estrade, pour annoncer que la deuxième partie du programme allait commencer. On allait représenter quelques scènes de ce poème des poèmes, intitulé Faust. Ceux et celles qui devaient figurer dans ces tableaux étaient priés de se rendre dans les coulisses, afin de revêtir, sans retard, les costumes appropriés à leurs rôles.

— Va, ma Marcelle ! dit Henri Fauvet.

Aussitôt, elle se dirigea vers les coulisses, accompagnée de Gaétan, de Raymond et de Gaston.