L’or maudit/2

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Police Journal Enr (Aventures de cow-boys No. 1p. 4-11).

CHAPITRE II

L’ABBÉ TACHÉ


Ce n’était pas un chemin.

Non.

Les voitures, lourdes mais rares, n’avaient pas réussi avec leurs roues à tuer l’herbe et à faire paraître la terre ; elles avaient simplement aplani le foin en deux traces imprécises.

Deux chevaux percherons aux muscles de fer et à la prestance pesante, tiraient et hâlaient une grosse ouaguine aux roues de cercle d’acier de trois quart de pouce d’épaisseur.

Sur le siège à l’avant de la ouaguine étaient assis un homme et une fille.

L’homme, dans la trentaine à peine, avait une figure dont la douceur était contrariée par des sourcils épais et une forte et dure barbe noire.

Sa soutane en faisait un prêtre catholique.

La jeune fille qui l’accompagnait était jolie à croquer avec ses fossettes, son nez retroussé et ses yeux pétillants de gaieté.

— Oncle Taché, dit-elle, regardez comme c’est beau !

Autour d’eux la plaine ondulait gracieusement sous la caresse chaude de rayons du soleil.

L’abbé Taché soupira :

— J’ai peur, peur pour toi, ma petite Huguette.

La jeune fille remarqua :

— À votre place, mon oncle, j’aurais honte. N’avez-vous pas consulté Monseigneur l’évêque de Montréal à mon sujet ? Ne vous a-t-il pas dit textuellement : « Mon fils, vous pouvez amener avec vous la fille de votre frère mort hélas ! Huguette me semble faite de l’étoffe des Madeleine de Verchères, des Laura Secord et des Florence Nightingale. Elle fera une épouse idéale et la mère des enfants du plus chanceux des cow-boys de l’Ouest canadien. »

Huguette reprit :

— N’est-ce pas que Monseigneur a dit ça ?

— Oui, mais…

— Mais quoi ?

— Ma nièce, il y a dans ce pays où domine encore le démon, des embûches, des traquenards qu’une innocente jeune fille ignore…

Huguette regarda son oncle de ses yeux francs et interrogateurs.

L’abbé Taché rougit.

— Voyons, mon oncle, expliquez-moi ces traquenards et ces embûches.

Gauchement le saint homme fit prendre une tangente à la conversation :

— Je me demande, dit-il, si du haut du ciel, ton père Gédéon ne me jette pas en ce moment des regards réprobateurs…

— Certainement non, mon oncle, car papa ne disait-il pas souvent que dans un pays neuf il fallait non seulement des hommes forts mais surtout des femmes simples ?

— C’est vrai, mais…

— Encore un mais ?

Le prêtre ne répondit pas.

Le soleil était chaud.

L’Abbé Taché essuya son front avec un mouchoir de batiste rouge.

— Pourquoi n’enlevez-vous pas votre soutane, mon oncle, si vous avez chaud ? Monseigneur vous a autorisé…

Gravement le prêtre dit :

— Les chevaliers du moyen-âge se gardaient bien d’enlever leurs boucliers, leurs cottes de maille et leurs armures au combat. Eh bien, Huguette, la soutane du prêtre est une armure dans l’incessante conquête des âmes. L’Ange Gabriel annonça à Marie la venue du fils de Dieu ; la soutane, elle annonce aux hommes la venue du représentant du Marcheur de Galilée…

— Quel sera le sujet de votre premier sermon à Squeletteville ?

Le prêtre se recueillit :

— Salounes, vulgaires danseuses, boisson, boisson, gambligne, Sodôme et Gomorrhe, la débauche, le feu du ciel…

Huguette sourit et dit :

— Ajoutez à cela la femme de Loth et vous aurez un sermon… salé, mon oncle.

Il protesta :

— Oh, comment peux-tu parler avec légèreté des saintes écritures, ma nièce ? C’est mal, très mal…

Un long silence suivit.

Les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes.

L’une des bêtes se tourna la tête vers ses maîtres et hennit.

La jeune fille sauta en bas de la ouaguine :

— Bobo et Baba veulent leur portion d’avoine, laissez faire, mon oncle, je vais la leur donner.

Elle emplit deux sacs et les passa au cou des chevaux qui la récompensèrent d’un amical coup de museau.

Bientôt ils eurent terminé leur repas délicieux et ravigotant et Huguette leur enleva leurs sacs.

Comme elle remontait dans la voiture, son oncle tira sur les cordeaux et dit :

— Guidap, Bobo, guidap, Baba.

La voiture s’ébranla.

Pendant une lieue le trajet se fit en silence.

Le prêtre était à mettre la dernière main à la lutte contre le démon qui serait dur à déloger de son château-fort de l’Ouest.

Huguette, elle, songeait à ses années de couvent, à ses compagnons, à ses amies, à tout ce qu’elle avait quitté pour accompagner son oncle, et un léger nuage de tristesse imprécisa son âme.

Soudain elle demanda :

— Mon oncle ?

— Oui… ?

— Y a-t-il des enfants à Squeletteville ?

Le bon prêtre, d’abord interloqué, finit par sourire :

— Là où il y a des hommes qui mangent, qui usent leurs vêtements et qui font des trous à leurs chaussettes, il y a nécessairement des femmes. N’y en a-t-il même pas dans les collèges et les presbytères ?

— Ce n’est pas des femmes que je vous parle mais des enfants…

De nouveau le prêtre rougit.

Cette fois légèrement.

Puis il affirma :

— Je crois pouvoir dire sans crainte de me tromper qu’il y a des enfants à Squeletteville.

— Oh, que je suis contente !

Son oncle la regarda avec des yeux de muette interrogation.

Elle dit :

— Vous savez, mon oncle, que j’ai fait un cours complet…

Le prêtre laissa un sourire moqueur rôder dans les coins de ses lèvres.

— Sapristi, mon oncle, êtes-vous en train de rire de moi ?

— Ne le mérites-tu pas un peu, mon enfant ? N’aurais-tu pas décroché la fameuse médaille Louis-Hippolyte Lafontaine sans ta paressomanie scolaire ?

Elle se piqua :

— N’empêche que j’ai passé mes examens avec succès !

— Oui, oui, mais où veux-tu donc en venir ?

— Bien, je suis instruite et il y a à Squeletteville des enfants ignorants ; je suis toute désignée comme maîtresse d’école.

La figure du prêtre s’illumina d’un sourire béatifique :

— Oh, Huguette, s’écria-t-il, mon dernier regret de ta présence dans ce territoire semé d’embûches et de périls, vient de s’envoler…

— Vous êtes content maintenant de m’avoir emmenée, mon oncle ?

— Oui, oui.

— Mais pourquoi ?

Le prêtre dit d’une voix douce et grave :

— Pendant que je tenterai de diriger vers Dieu la génération d’aujourd’hui, tu enseigneras les grandes vérités éternelles à la génération de demain, tu prépareras les enfants, tu construiras le solage auquel le prêtre ajoutera le reste de la maison de Dieu…

Les percherons hennirent.

Puis d’un commun accord, ils prirent le petit trot.

— Mais qu’ont-ils donc ?

Huguette opina :

— Ils doivent sentir l’eau fraîche.

En effet les bêtes s’immobilisèrent bientôt le long d’un petit cric à l’eau diaphane.

Pendant que Bobo et Baba buvaient, une plainte faible, humaine, se fit entendre.

Bobo releva la tête et hennit.

Baba l’imita.

Le prêtre et sa nièce se regardèrent.

Nouveau gémissement.

Ça semblait venir de derrière une ondulation de la plaine, de l’autre côté du cric.

Huguette dit :

— Je vais voir.

— Non, non, pas toute seule.

— Me pensez-vous faite en porcelaine, mon oncle ?

— Je t’accompagne, petite.

— Attendez.

La jeune fille releva légèrement sa jupe pour atteindre sa besace d’où elle sortit un pistolet de vague dénomination…

— Oh, fit le prêtre, je ne savais pas que tu étais armée ; je ne sais si je dois permettre…

— N’ayez pas peur, mon oncle ; il n’est pas chargé ; j’ai eu beau fouiller et fouiller dans les affaires de papa, je n’ai pu trouver de balles.

Une troisième plainte se fit entendre.

Prudemment le prêtre et la jeune fille contournèrent le talus.

Tout de suite ils virent un homme étendu dans l’herbe, un chapeau ecclésiastique près de lui.

L’Abbé Taché vit alors le collet romain de l’étranger et s’écria :

— C’est un ministre protestant ; ah, le pauvre homme, il faut le sauver.

Le ministre ouvrit les yeux :

— Tiens, un cauchemar, fit-il, je vois un papiste.

Mais tout de suite, un sourire corrigea l’insulte.

Le blessé tenta de se lever.

Vainement.

Il retomba.

L’abbé Taché et Huguette lui prirent chacun un bras et le conduisirent sur le bord du cric où ils le couchèrent.

La jeune fille se rendit à la ouaguine d’où elle revint avec une chaudière, des serviettes et du savon.

Le prêtre avait, pendant ce temps, localisé la blessure.

La balle avait traversé l’épaule par en arrière.

Quand elle vit la blessure, Huguette s’écria :

— Mais le pauvre homme a été blessé dans le dos ; c’est un coup de traître.

Son oncle, qu’elle croyait être la douceur même dit avec une rage qu’il avait à peine à contenir :

— En plus d’être un traître, celui qui a tiré ce pauvre ministre dans le dos est un pharisaïque hypocrite.

Huguette pansa la blessure puis l’enveloppa avec du vieux linge blanc et immaculé en un bandage savant.

— Merci, dit l’inconnu.

L’Abbé se présenta :

— Je suis Étienne Taché, prêtre catholique.

— Révérend Hugh Pander, dit le blessé.

Le prêtre reprit :

— Vous allez vous en venir avec nous ; nous vous préparerons un lit de foin parmi nos bagages à l’arrière de la ouaguine.

Le révérend murmura :

— Je veux vous parler d’abord. Éloignez mademoiselle.

L’Abbé Taché dit à sa nièce :

— Huguette, veux-tu aller préparer un lit de foin pour le révérend à l’arrière de la voiture ?

— Certainement, mon oncle.

Elle s’éloigna.

Hugh Pander dit :

— Aux yeux de la police, je suis un criminel, un assassin.

Le prêtre tressaillit.

— Cependant, reprit le révérend, je n’ai rien à me reprocher.

— AH ?

— Tous ceux que j’ai abattus étaient des criminels qui méritaient la mort et que la police, trahissant son devoir et violant son serment d’office, protégeait. J’ai la conscience tranquille.

Le prêtre protesta :

— Jésus a dit : TU NE TUERAS POINT ! Mais (sourire) nous ne discuterons pas théologie. Je suis non seulement prêtre mais confesseur actuellement, mon fils ? Regrettez-vous vos péchés et avez-vous le ferme-propos de ne pas recommencer ?

Le révérend murmura :

— Oui, mon père.

Le prêtre lui donna l’absolution.

Pander demanda :

— Me livrerez-vous au chef de police de Squeletteville si je vous accompagne ?

L’abbé Taché le regarda avec étonnement :

— Mon chef de police n’est pas de ce monde.

— Mais puisque je vous ai dit que je suis un hors-la-loi…

— Chut, mon ami, le prêtre ne sait plus rien de ce que vous avez dit au confesseur.

— … Huguette, viens ici.

Pander demanda :

— Vous ne me vendrez pas ?

Le prêtre se dressa et devint pour un instant l’éternel représentant de Dieu sur la terre :

— Je ne suis pas Judas, mon ami. Ne connaissez-vous pas que la confession pour le prêtre est un secret inviolable… ?

x x x

La ouaguine s’ébranla avec ses trois passagers.

Pander était dissimulé par une couverte de laine d’habitant et par un coffre de cèdre et une commode gigantesque.

Il demanda :

— Eh, l’abbé, si vous êtes jamais en danger, soyez sûr que je serai là. Et votre nièce est comprise dans cette promesse…

— Merci, mon révérend.

Deux heures se passèrent.

Soudain l’horizon fut coupaillé de barres indécises.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? voulut savoir le prêtre.

Huguette haussa les épaules :

— Je suis sûre que je n’en sais rien, mon oncle.

Le blessé se dressa sur son céans.

Regarda.

Et dit :

— C’est Squeletteville.

Quelques minutes plus tard la bourgade se précisa.

Pander dit :

— M. L’Abbé ?

— Oui révérend ?

— Nous arrivons au camp de mineurs. C’est dangereux pour vous autres. Servez-vous du fouet et traversez le camp au grand galop.

— Mais pourquoi ?

— Parce que c’est plus prudent. Sandy Dougald, le plus gros rancher de la région, est le grand boss de ce camp. En plus c’est un bandit, un voleur et un assassin.

Ils arrivaient au camp.

Avec répugnance l’Abbé Taché donna du fouet aux deux percherons qui du trot sautèrent vite au galop.

D’un trou entre deux boîtes, le ministre surveillait la situation.

Soudain il vit Dougald et le jeune Monroe qui s’approchaient au trot de leurs montures.

— Plus vite, plus vite, hurla-t-il.

À ce moment Artie s’empara de la bride de Baba et fit stopper les deux bêtes.

Dougald, lui, salua en une raillerie cynique le prêtre, puis après avoir jeté un long regard grossier à Huguette dit :

— Beau brin de fille.

Pander sortit ses deux pistolets et vérifia :

— Ils sont bien chargés, murmura-t-il.

Mais Dougald s’enhardissait :

— Un curé, bava-t-il, ça n’a pas besoin de femme. Alors la petite m’appartient ; qui dit le contraire ?

Huguette, effrayée, terrorisée, se tassa contre son oncle qui plaça sur son épaule une main protectrice.

Tenant son lourd colt d’une main, Dougald attira de l’autre la jeune fille à lui.

Le révérend tira et la balle alla frapper le colt qui tomba des mains du bandit millionnaire.

Celui-ci sortit son nouveau colt.

Zligne.

Le pistolet alla rejoindre son frère.

Monroe parut, tenant lui aussi ses deux armes.

Il ne les tint pas longtemps.

Pander, de deux coups de feu, leur fit mordre la poussière.

Le révérend ordonna :

— Vite, l’abbé, au galop.

Cette fois les chevaux, énervés par les coups de feu, ne se firent pas prier pour faire de la vitesse.

Ils entraient quelques minutes plus tard, sous les regards ébahis de quelques curieux, dans Squeletteville.

L’Abbé immobilisa ses bêtes devant la cabane que l’enseigne indiquait comme étant la station de police.

— Whoa…

Baptiste et Marchildon sortirent.

Le chef eut peine à prendre un air de fête pour accueillir le prêtre venu à sa demande expresse.

Gérard, le jeune policeman, n’avait d’yeux que pour la jolie Huguette à qui il aida à descendre de voiture.

Soudain Pander dit :

— Verchères ?

Le vieux Baptiste, intrigué, s’approcha de la voiture.

— Qui va là ?

— Le révérend Pander, et je t’ai au bout de mon pistolet.

— Que veux-tu ?

— Je sais que je puis me fier à ta parole d’honneur, chef ; je suis blessé ; oh, une blessure légère ; mais j’ai perdu beaucoup de sang ; il me faut quelques jours de repos avant de reprendre la route ; m’accorderas-tu refuge et me laisseras-tu ma liberté ?

Baptiste réfléchit…

Longuement…

Pesa le pour.

Pesa le contre.

Au fond, si le révérend manquait d’orthodoxie, il n’était pas un criminel dans la littérale acceptation du mot.

Ses méthodes de nettoyage de l’Ouest étaient illégales ; mais elles obtenaient des résultats remarquables.

Pander dit :

— Tu m’accordes refuge ?

— Oui.

— Tu ne m’arrêteras pas ? Tu me laisseras partir ?

— Non, ou du moins pas tout de suite. Dougald a détruit en quelques heures mon travail de pacification de plus de 25 ans. J’ai besoin d’un allié, mon révérend ; et c’est toi que je choisis. Je t’assermenterai quand tu seras rétabli ; nous vaincrons bien à nous deux Sandy Dougald et sa bande. Quand cette besogne sera terminée, tu pourras partir. Dès ce moment-là notre trêve prendra fin.

C’était un mercredi.

Ce fut le dimanche suivant que commença le bal sacrilège.