L’oublié/VIII

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La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 91-102).

VIII


On chantait beaucoup à Ville-Marie. Pour adoucir le poids des heures vagues et traînantes, M. de Maisonneuve s’était efforcé de développer ce goût. Au fort, les hymnes à la Vierge charmaient souvent les longues veillées d’hiver, et aux offices divins, cet important accessoire du culte n’était jamais négligé.

Il y avait une chapelle au fort ; mais la chapelle de l’hôpital servait d’église paroissiale, et les simples chants des colons-soldats remuaient toujours profondément Élisabeth. L’amour et l’enthousiasme se fondaient en son cœur avec la ferveur religieuse ; cependant le sentiment qui avait tout à coup rempli sa vie ne suffisait plus à lui donner le bonheur, et, quand elle était seule, des larmes brûlantes mouillaient souvent son visage.

Le major continuait de se dépenser à l’œuvre de Ville-Marie avec la même générosité et, en apparence, avec la même allégresse. Il venait moins souvent à l’hôpital ; et un observateur attentif aurait peut-être trouvé qu’il évitait Mlle  Moyen, mais cette pensée ne pouvait venir à Élisabeth.

Pour elle, Lambert Closse était un être à part, surhumain… possédé tout entier par une passion héroïque, et touché de la seule gloire de Dieu. Cependant l’histoire de l’amour est l’histoire du genre humain ; et aux jours des persécutions, dans les prisons horribles où les chrétiens attendaient le jour du martyre, l’amour a parfois troublé le cœur de ceux qui venaient de confesser le Christ.

Pris de l’austère passion qui veut le sacrifice entier — Lambert Closse résistait à son inclination pour Élisabeth ; mais Claude de Brigeac s’y laissait entraîner. Aux pieds de cette enfant si cruellement frappée, il aurait voulu jeter le monde et les étoiles. Plusieurs fois, il avait sollicité l’honneur de protéger la jeune fille durant ses promenades. La seule idée de veiller sur elle pendant qu’elle jouissait de l’air, du soleil, de la liberté le plongeait dans le ravissement. Dans les songes ailés de sa pure jeunesse, que de coups n’avait-il pas donnés et reçus pour elle… quels drames terribles et charmants il composait… Mlle  Mance ne lui accordait pas la faveur qu’il implorait ; mais, de temps en temps, il apercevait Élisabeth, ses cheveux blonds débordant, suivant la saison, de son bonnet de fourrure ou de son chapeau de paille.

À Ville-Marie, c’était toujours la même vie. L’audace des Iroquois n’était pas abattue. Loin de là, ils poursuivaient et tuaient jusqu’aux portes de Québec les Hurons fugitifs qui avaient demandé protection aux Français.[1] Dans une descente, ils firent prisonniers quatre-vingt de ces malheureux et défilèrent en plein jour sous les canons du fort Saint-Louis, et le gouverneur n’osa rien tenter pour secourir les alliés.

Cependant, ces sauvages, les plus féroces et les plus intrépides des hommes, semblèrent tout à coup las de la guerre. Ils demandèrent des missionnaires et la paix. Ils proposèrent même au gouverneur général de former un établissement français dans leur pays.

M. de Lauzon y consentit : et au mois de juillet 1656, cinquante-cinq hommes commandés par le major Dupuis partirent de Québec. « Les habitants de Québec, répandus sur le rivage, dit Garneau, virent avec tristesse s’éloigner leurs compatriotes qu’ils considéraient comme des victimes livrées à la perfidie des sauvages. »

Cette suspension d’armes rendit la vie plus triste encore à Ville-Marie, car les Iroquois y débarquaient en toute occasion ; et pour ne pas attirer sur les Français établis à Gannentaha d’horribles représailles, les colons étaient obligés de supporter leurs insolences. Personne n’en souffrait plus que Lambert Closse.

— Je m’assure que ces démons trament quelque chose d’infernal, disait-il parfois à Claude de Brigeac. Ah ! pourquoi M. de Lauzon s’est-il laissé ainsi berner ?

Cependant le temps s’écoulait ; le printemps était arrivé et Maisonneuve devait être en route pour Montréal.

Cette seule pensée soulageait le major : et, par un beau jour d’avril, il s’en allait, calme et serein, exercer les hommes au tir, quand il fut arrêté par la sœur Bourgeois qui revenait de l’hôpital.

— Commandant, lui demanda-t-elle, vous souvenez-vous de cet Iroquois mortellement blessé que vous avez fait porter à l’hôpital, il y a déjà longtemps ?



— Il vit encore ?

— Ce serait un grand soulagement s’il était mort : car maintenant les Iroquois demandent souvent à le voir et, à l’hôpital, on n’ose pas les éconduire.

Il sembla au major qu’on lui serrait la gorge — qu’on lui étreignait le cœur — et avec un vague geste de détresse, il répondit :

— Que voulez-vous, sœur Marguerite ? je n’y puis rien… nous sommes forcés d’accueillir ces serpents.

— Je ne voulais pas m’en plaindre, répondit Marguerite Bourgeois. D’ailleurs, il est mourant, et voici pourquoi je vous en parle… Il est suffisamment instruit et serait disposé à se faire baptiser ; mais ce qu’il a entendu dire de la loi du pardon lui fait mépriser le christianisme. Vous savez comme la passion de la vengeance est terrible dans ces cœurs sauvages. Il dit que l’homme qui ne se venge pas est un lâche… que les robes noires et les femmes n’y entendent rien — que là-dessus il ne pourrait croire qu’un guerrier et qu’il faudrait savoir ce qu’en pense le Diable blanc.

— Et vous voulez que j’aille le lui dire ? demanda le major souriant.

— J’ose vous en prier, commandant, répondit la sœur Bourgeois, dont le pâle visage s’était éclairé d’une joie vive.

— Eh bien ! quoique je n’espère rien de mes paroles, j’irai, ou plutôt, j’y vais, dit Lambert Closse.

Et saluant, il traversa la Place d’Armes, et fut bientôt à l’hôpital où il demanda d’abord à voir Mlle  Mance qui souffrait des suites d’une chute.

Élisabeth était auprès d’elle. Lorsqu’elle vit entrer le major, sa candide physionomie trahit son émotion, et son trouble n’échappa point au héros qui arriva vite au but de sa visite.

Élisabeth se leva aussitôt sans rien dire, pour le conduire auprès de l’Iroquois. Si précaire qu’elle fût, la paix avait vidé les salles, les rideaux à carreaux bleus et blancs tombaient à plis raides autour des lits.

— Vous n’avez plus que ce sauvage de bien malade ? demanda le major.

— Oui, et vous allez le trouver entouré d’alênes, de ciseaux, de couteaux, d’aiguilles, de sonnettes, etc., répondit Mlle  Moyen. Ses parents qui sont venus le voir lui ont apporté ces bagatelles dont ils attendent sa guérison.

— C’est l’une des superstitions indiennes, fit Lambert Closse, qui tâchait de réagir contre le charme de la présence de la jeune fille.

— Ils ont tant recommandé qu’on laissât ces objets sous ses yeux, que l’on n’a pas osé les ôter, poursuivit Élisabeth.

— Le malade est trop faible pour qu’il y ait quelque chose à appréhender ? demanda le major, qui avait froncé le sourcil.

— Il est mourant, comme vous allez voir, répondit Mlle  Moyen, ouvrant la porte d’une petite chambre.

L’Iroquois, enveloppé de couvertures, était assis dans un grand fauteuil de bois. Il ne semblait plus qu’un squelette ; mais quand il aperçut le major, un éclair de joie brilla dans ses yeux agrandis par la souffrance.

— Mon frère est bien mal, je le vois avec regret, dit Lambert Closse, s’asseyant près de lui.

— Cœur-de-Roc sera bientôt dans le pays des âmes ; mais, avant de fermer ses yeux à la lumière du jour, il est heureux de les attacher sur le grand guerrier blanc, répondit le sauvage d’une voix éteinte.

— Il paraît que mon frère veut causer avec moi. Qu’il parle, mes oreilles sont ouvertes, dit le major.

— Avant de parler, les hommes sages songent à ce qu’ils vont dire… Fumons d’abord le calumet de paix, dit le moribond, dont la main décharnée et tremblante cherchait parmi les objets déposés sur une table, près de lui… Il y prit un calumet finement sculpté, le chargea… l’alluma et le présenta solennellement au Français.

Lambert Closse se leva pour le recevoir. Comme il allait, sans défiance, reprendre son siège, le mourant, galvanisé par la haine, bondit tout à coup et son bras armé d’un couteau s’abattit sur le major qui lui tournait le dos : jamais le héros n’avait été plus en péril. Mais agitée d’une inquiétude qu’elle trouvait folle, Élisabeth avait suivi les mouvements du sauvage. Prompte comme la pensée, elle s’élança, et détourna le coup.

L’Iroquois lui jeta un regard de rage ; le couteau s’échappa de sa main, une bave hideuse monta à ses lèvres ; un frisson convulsif agita tout son corps, puis les nerfs, tendus par un effort surhumain, se débandèrent comme les cordes d’un arc ; les yeux fixes, embrasés roulèrent dans leurs orbites, et il tomba lourdement sur le plancher.

Élisabeth et le major se regardaient sans rien dire, dans un profond saisissement. Une joie intense, une joie divine rayonnait dans les yeux de la jeune fille. Elle s’était blessée en saisissant l’arme, mais elle ne s’en apercevait pas… malgré le large filet de sang qui découlait de sa main, elle ne défaillait pas… et, lui, le fort, l’héroïque tremblait.

La faible main qui s’était levée pour le défendre l’avait asservi… l’amour l’enflammait jusqu’au transport. Mais la vue du sang arrêta sur ses lèvres les paroles délicieuses et brûlantes. Il bondit aux pieds d’Élisabeth, saisit sa main, s’efforçant de comprimer l’épanchement du sang et sa voix éplorée retentit à travers l’hôpital.

  1. Ceux des Hurons qui avaient échappé à leurs ennemis vinrent demander la protection du gouverneur français. « Les infortunés s’étaient échappés par le lac Nipissing et la rivière des Outaouais… route écartée dans laquelle cependant ils avaient trouvé de terribles marques du passage des Iroquois ; et après deux jours de repos à Montréal, où ils n’osèrent rester, tant leur épouvante était profonde, ils atteignirent enfin Québec où ils furent reçus avec toute l’attention que méritaient de si grands malheurs. » (Garneau, Hist. du Canada, I, p. 144.)