L’oublié/IX

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La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 103-111).

IX


Quand Étienne Bouchard, docteur de l’hôpital, arriva auprès de Mlle  Moyen, il la trouva si rayonnante qu’il ne put réprimer un geste de surprise.

Pendant que le chirurgien passait et repassait l’aiguille d’argent dans les bords de la blessure, la flamme radieuse ne s’éteignit point dans le regard de la jeune fille, pas une plainte ne s’échappa de ses lèvres ; et sur cette pauvre terre qui emporte les humains à travers l’espace, il n’y avait peut-être pas, ce jour-là, de bonheur comparable au bonheur d’Élisabeth.

Profondément aimante, elle était à l’âge de la sensibilité extrême, des espérances infinies ; et celui qu’elle aimait sans le savoir, celui qui portait au front l’auréole, elle venait de le sauver de la mort… Lui, le fort, l’intrépide, elle l’avait vu à ses pieds, tout frémissant d’inquiétude et de tendresse.

Il lui semblait qu’elle avait en elle de quoi éterniser le ravissement de cette heure.

Tous les bruits se taisaient ; elle entendait toujours sa voix si émue, si pénétrante.

Oh, comme elle aimait sa blessure ! comme elle aimait sa souffrance !

Le pansement terminé, Lambert Closse avait quitté l’hôpital. Malgré toute sa force d’âme, il ne pouvait cacher son trouble et son bonheur.

Le sang d’Élisabeth avait rougi ses mains ; et ce sang versé pour lui lui mettait de la neige et du feu dans les veines.

Ce soir-là, inconscient du danger, il resta longtemps à marcher sur la grève.

L’amour avait triomphé des partis pris surnaturels, héroïques. Il se sentait enivré et confus. Un charme inconnu l’enlevait à l’âpre réalité, aux obligations austères ; sa jeunesse était revenue ardente, entière. Comme au printemps, tout chantait, tout s’illuminait ; et, par delà le présent sur cette terre douce et sacrée de Ville-Marie, il apercevait, comme en un rêve, son foyer où Élisabeth l’attendait, inquiète, passionnément aimante.

Le lendemain, de bonne heure, il se présenta chez Mlle  Mance.

— Je vais bien vous étonner, lui dit-il.

— Moi ! qu’y a-t-il donc ? demanda l’héroïne, cherchant à lire sur son visage. Est-ce une mauvaise nouvelle ?

— Vous en jugerez, répondit le major qui se sentit rougir.

Il avait l’air calme : mais sous ce calme apparent, on sentait une agitation profonde ; et, l’instinct féminin aidant, cette rougeur sur sa joue mâle mit Mlle  Mance sur la voie.

— Il s’agit d’Élisabeth ? de sa belle conduite d’hier ? demanda-t-elle en souriant.

— Ah ! bonne amie, merci, de me faciliter ce que j’ai à vous dire. Le fait est que j’ai présumé de mes forces… que me voilà fou de cette enfant… j’en meurs de honte… mais je n’y puis rien.

— Tant mieux ! répondit Mlle  Mance ravie du tour que prenait l’entretien… Il faut une protection à Élisabeth : et, sans flatterie, la vôtre n’est pas à dédaigner… Mais comment cela vous a-t-il pris ?… C’est son courage qui vous a touché ?

— Le sais-je ? s’écria le major ; qui dira comment et pourquoi l’amour entre dans le cœur ? Mais il y fait bien des bouleversements… Ah ! comme on sait peu ce qui nous attend ! Dieu le sait, je ne suis venu ici que pour faire mon métier de soldat… Je voulais m’immoler à cette belle œuvre de Ville-Marie… et voilà qu’il me faut un foyer… du bonheur… Je suis bien humilié, et pourtant je me sens si heureux, ajouta-t-il, avec une confusion charmante. Voyons, voulez-vous transmettre à Mlle  Moyen ma demande ?

— De tout mon cœur, répondit Mlle  Mance, qui avait deviné depuis longtemps l’amour d’Élisabeth.

— Mais il faudra lui dire que jamais je ne quitterai Montréal. Je ne le pourrais sans me mépriser moi-même… Et je n’ai d’autre bien qu’un fief en bois debout… En m’acceptant pour mari, c’est donc une vie de privations, d’alarmes et de périls que Mlle  Moyen acceptera… Cette paix n’est qu’un leurre. Pour avoir la paix, il faudrait aller attaquer les Iroquois dans leur pays, et malheureusement c’est impossible. Québec même n’a qu’une garnison insuffisante.

Malgré les tristes prévisions du major, Mlle  Mance jubilait. Ce mariage lui semblait un coup de la Providence, l’une de ces unions privilégiées écrites au ciel ; et c’est le cœur débordant de joie qu’elle passa dans la chambre d’Élisabeth. Plus pâle qu’à l’ordinaire, et enveloppée d’un long peignoir, la jeune fille était assise à la fenêtre ouverte, dans une attitude pensive et touchante.

Mlle  Mance examina d’abord sa main blessée qu’elle portait en écharpe, puis l’enveloppant avec précaution, elle lui dit d’un air radieux :

— Voilà une blessure qui va avoir de graves conséquences.

— De graves conséquences ? répéta Élisabeth avec un effarouchement candide.

— Vous sentez-vous assez remise pour vous occuper de choses sérieuses ? demanda Mlle  Mance, s’asseyant près d’elle.

Et comme la jeune fille la regardait avec des yeux pleins de trouble, elle poursuivit :

— Vous savez que de grandes faveurs suivent souvent les grandes épreuves. Vous savez que Dieu veille sur les orphelins.

— Je le remercie tous les jours de m’avoir conduite près de vous, répondit Mlle  Moyen.

— Mais je ne puis pas vous tenir lieu de famille. Il vous faut une autre protection, le bon Dieu le sait bien : aussi il a incliné vers vous l’un des cœurs les plus nobles, les plus généreux qu’il ait jamais faits.

Et, caressant les beaux cheveux de la jeune fille qu’elle voyait fort agitée, elle continua.

— Votre absence me laissera un vide cruel — un vide que personne ne remplira jamais, — mais pourtant c’est avec bonheur que je vous remettrai entre les mains de Lambert Closse.

— Lui ! s’écria Élisabeth, se levant toute droite. Il m’aimerait…

Ses yeux s’étaient illuminés et couvraient de clarté tout son visage. Mais cette flamme radieuse s’éteignit et elle dit humblement :

— Non, cela ne se peut pas… S’il me demande en mariage, c’est parce qu’il croit que je lui ai sauvé la vie…

— Vous éclaircirez ce point-là avec votre futur, mon enfant, répondit gaiement Mlle  Mance.

Restée seule, Élisabeth se jeta à genoux et remercia Dieu de toutes les forces de son âme.

Se peut-il qu’il m’aime ? se demandait-elle, n’osant croire à tant de bonheur et repassant tout ce qu’elle connaissait de ce si beau et si grand caractère.

Quand le major vint chercher sa réponse, elle le remercia avec une humilité fière et touchante de ce qu’elle appelait sa générosité.

— Ma générosité !… mais je vous aime, s’écria Lambert Closse. Et tendrement, gravement, il lui raconta comment il avait lutté contre son cœur… parce qu’il voulait se dévouer tout entier à l’œuvre de Ville-Marie.

Élisabeth l’écoutait comme dans un rêve ; il lui semblait que son cœur s’ouvrait à une mer de délices ; sans qu’elle s’en aperçut, les larmes ruisselaient sur son visage, et lorsque le major se tut et se pencha, attendant sa réponse :

— Ah ! dit-elle, naïvement, souriant à travers ses pleurs, que je suis heureuse que vous n’ayez pas tous les héroïsmes !

La sœur Bourgeois fut seule à remarquer la tristesse de Claude de Brigeac et l’altération de ses traits. Elle s’en préoccupait avec la bonté des saints ; et, un jour, elle se hasarda à dire au jeune homme qui fuyait toute conversation :

— Est-ce le mal du pays qui vous travaille ? Regrettez-vous d’être venu au Canada, M. de Brigeac… ou seriez-vous malade ?

— Non, sœur Marguerite, je ne suis point malade, répondit Claude de Brigeac ; mais j’ai oublié que ce n’est pas le bonheur que je suis venu chercher à Montréal… et j’expie.