L’oublié/X

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La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 113-120).

X


La vie du major était infiniment précieuse à Maisonneuve et à ses colons. La blessure reçue par lui avait donc fort accru l’intérêt qu’Élisabeth inspirait. Elle le sentait ; et, parfois, il lui semblait que l’amour du héros lui faisait une auréole.

Le mariage était fixé au mois d’août. À peine arrivé, Maisonneuve avait fait faire une trouée dans le fief en bois debout, seule fortune du major.

Dans la clairière, des ouvriers lui bâtissaient une maison. Cette maison, grande, massive, s’élevait où est aujourd’hui l’hôpital anglais.

Lambert Closse la vit grandir avec plaisir ; mais personne ne pouvant le remplacer auprès de la petite garnison, il devait continuer de demeurer au fort après son mariage.

Les tragiques événements qui l’avaient rendue orpheline revenaient encore fréquemment à la pensée d’Élisabeth ; et, en son âme passionnément tendre, ces funèbres souvenirs tempéraient l’excès du bonheur. Durant ces jours délicieux des fiançailles, que de fois elle se reporta à son arrivée à Ville-Marie. Cette heure divine où l’amour était entré inconnu dans son cœur, il lui semblait qu’elle allait durer toujours. Si terriblement qu’elle eût souffert, elle était trop jeune encore pour ressentir l’angoisse du bonheur. Aucune crainte ne venait l’agiter ; elle croyait naïvement à la paix conclue, et son fiancé se gardait bien de porter la moindre atteinte à ses illusions.

Il souffrait beaucoup de ne pouvoir lui faire une vie douce. Un jour qu’il lui exprimait ce regret, elle le regarda de ses yeux profonds, et lui dit :

« Que m’importe la sécurité et les petites aises… Pour être avec vous, j’irais vivre au pays des Iroquois ; oui, je consentirais à les entendre hurler sans cesse. »

— En êtes-vous bien sûre ? lui demanda le major souriant.

Mais il sentait qu’elle n’exagérait guère, et son extrême amour le ravissait. Lui qui n’était venu à Montréal que pour y mourir, s’y trouvait maintenant passionnément heureux. Quand il voyait le doux visage de sa fiancée s’illuminer à son approche, il ne sentait plus la terre sous ses pieds : et à la pensée qu’il faudrait quitter cette adorable enfant pour courir au feu, une angoisse inconnue lui traversait le cœur comme une lame. Cela l’inquiétait.

« Je m’amollis, disait-il parfois à la jeune fille ; ne l’oubliez pas, il faut qu’au besoin je trouve en votre cœur une réserve d’inspirations généreuses. »

Ces humbles paroles qu’elle sentait dites sérieusement touchaient Élisabeth ; mais la pensée d’être pour l’athlète une force, un appui, la faisait toujours rire.

Si l’amour est le bien suprême, jamais fiancée plus riche que Mlle  Moyen ne marcha à l’autel.

C’est avec une confiance sans bornes, pleine de délices qu’elle mit sa main dans la main de Lambert Closse et reçut la bénédiction du prêtre. Sa candide physionomie reflétait à ce moment tant de calme, un bonheur si parfait que le héros en frémit ; et Élisabeth sentit trembler sa main pendant qu’il lui passait au doigt l’anneau nuptial.

Aucune douleur ne devait lui faire oublier le ravissement de ce jour ; mais son bonheur fut bientôt traversé d’alarmes, car d’horribles meurtres commis par les Iroquois reçus à Ville-Marie prouvèrent quel fonds on pouvait faire sur la parole de ces barbares.

Le gouverneur-général, révolté de ces perfidies, ordonna de retenir prisonniers tous ceux qui se présenteraient aux habitations.

Que l’atroce guerre fût sur le point de se rallumer, cela devenait évident : et cette seule pensée glaçait le sang dans les veines d’Élisabeth.

— Pourquoi tant vous alarmer ? lui disait le major. J’aime tant à vous voir heureuse : et le bon Dieu n’a pas, que je sache, abdiqué sa souveraineté.

À Ville-Marie, chacun parlait de tout ce qu’il y avait à redouter ; mais on ne reprenait pas facilement les premières habitudes de prudence. Pour y ramener les colons, M. de Maisonneuve dut user d’autorité ; et, un dimanche, à l’issue de la grande messe, maître Bénigne Basset lut l’ordonnance suivante, qui fut ensuite affichée, selon l’usage, sur un poteau près de l’église :

« Paul de Maisonneuve, gouverneur de l’île de Montréal et des terres qui en dépendent :

« Quoiqu’on ait toutes sortes de motifs de se tenir sur ses gardes, dans ce lieu de Ville-Marie, pour éviter les surprises des Iroquois, surtout depuis le massacre qu’ils ont fait des Hurons entre les bras des Français contre la foi publique, et le meurtre de quelques-uns des principaux de ce lieu, le 25 octobre dernier, néanmoins par une négligence universelle, les choses en sont venues à ce point que les ennemis pourraient s’emparer avec beaucoup de facilité de cette habitation, s’il n’y était pourvu par quelque règlement. En conséquence, nous ordonnons ce qui suit :

« 1o Chacun tiendra ses armes en état et marchera ordinairement armé, tant pour sa sûreté personnelle que pour donner secours à ceux qui pourraient en avoir besoin ;

« 2o Nous ordonnons à tous ceux qui n’auraient point d’armes d’en acheter et de s’en fournir suffisamment, ainsi que des munitions, et nous défendons d’en vendre ou d’en traiter aux sauvages alliés, qu’au préalable, chacun des colons n’en retienne ce qui sera nécessaire pour sa défense ;

« 3o Pour que tous fassent leur travail en sûreté, autant qu’il est possible, les travailleurs se joindront plusieurs de compagnie et ne travailleront que dans les lieux d’où ils puissent se retirer facilement en cas de nécessité ;

« 4o De plus, chacun regagnera le lieu de sa demeure tous les soirs, lorsque la cloche du fort sonnera la retraite et fermera ensuite sa porte. Défense d’aller et de venir la nuit, après la retraite, si ce n’est pour quelque nécessité absolue qu’on ne peut remettre au lendemain ;

« 5o Personne, sans notre permission, n’ira plus loin à la chasse que dans l’étendue des terres défrichées, ni à la pêche sur le fleuve, plus loin que le grand courant ;

« 6o Le présent règlement commencera d’être exécuté selon sa forme et teneur, cinq jours après sa publication. Le tout, à peine, envers les contrevenants, de telles punitions que nous jugerons à propos.

Fait au Fort de Ville-Marie, le dix-huitième jour de mars 1658.