Théâtre en liberté/La Grand'mère
LA GRAND’MÈRE
LA MARGRAVE. | CHARLES, six ans. |
LE DUC CHARLES. | CÉCILE, sept ans. |
EMMA GEMMA. | ADÈLE, un an. |
HERR GROOT. | Un Sergent. |
Bourgeois et Paysans. |
SCÈNE PREMIÈRE.
L’homme qui loge ici, le connaissez-vous ?
Non.
Il ne parle à personne.
On ne sait pas son nom.
La maison est d’aspect pauvre.
Sans le sou.
Quel métier fait-il ?
Qu’on sache, c’est qu’il vit tout seul, et qu’il vit là.
Seul ?
Avec une femme et trois petits qu’il a.
Diable !
Il me fait l’effet d’un fou.
Venir dans ce désert louer cette masure !
Je soupçonne qu’il doit peu payer son loyer.
C’est quelque mauvais gueux sans gîte et sans foyer.
Des fois, la nuit, de loin, je le vois qui regarde
Les étoiles qui sont dans le ciel.
Ça, c’est très dangereux.
Ça peut porter malheur.
Si nous le dénoncions ?
Ce doit être un voleur.
SCÈNE II.
Évanouissez-vous, gens de peu ! Quelqu’un passe.
C’est ici.
La cahute est misérable et basse.
J’attends vos ordres.
Moi, bonhomme, vos conseils.
L’histoire d’Angleterre offre deux cas pareils.
Jacques, duc de Grafton, fut l’amant d’une fille
Bourgeoise et de fort basse et petite famille,
Qui semblait l’adorer, c’est toujours comme ça ;
Il en eut des enfants, madame ; il la chassa ;
Ce fut très bien.
Ce duc me plaît.
Georges, duc de Bedfort, s’éprit d’une servante ;
Il en eut des enfants, si bien qu’on jasa d’eux ;
Il l’épousa ; ce fut très bien.
Très bien tous deux ?
Oui.
L’un blâme et dément l’autre ; on ne peut se soustraire
À ceci que l’un d’eux fut aveugle, caduc,
Inepte, absurde !
Se trompe.
Jacques chasse Goton, George épouse Phlipote ;
Si Jacque a bien fait, George a mal fait, et Bedfort
Ne peut avoir raison sans que Grafton ait tort.
Madame la duchesse a raison.
— Sur quoi, maître ?
Étant duchesse, aux ducs vous devez vous connaître.
Votre grâce ne peut mal raisonner.
Si je raisonne bien, lequel de ces deux lords
A bien agi ? Parlez.
Approuve.
Ils sont anglais, et nous allemands ; laissons-les.
Votre oncle l’électeur de Hanovre est anglais.
Je suis margrave en Prusse et duchesse en Hanovre,
Mais je n’ai rien d’anglais ; passons. — Donc il est pauvre ?
Très pauvre.
En vérité, c’est monstrueux.
Qu’étant savant, il fait des herbiers dans les bois.
Il doit avoir un peu d’argent caché, qu’il mange.
Voyons, comprenez-moi, c’est une histoire étrange.
Mon fils Charle est proscrit. Le chef de ma maison,
L’empereur, a banni mon fils avec raison.
Je le cherche. Voilà dix ans qu’il se dérobe.
Cet enfant, qui jadis ne quittait pas ma robe,
Et que j’avais toujours près de moi, maintenant
De fils s’est fait rebelle, et de prince manant.
J’enrageais. Je le hais de braver ma puissance.
L’autre jour tout à coup j’eus vent de sa présence
Dans un pays à moi que je ne connais point ;
Ce duché-ci. J’accours.
Votre duché, madame, étant un lieu d’asile,
Naturellement s’offre à tous ceux qu’on exile.
Du reste, il n’est ici que depuis peu. Vraiment,
On demeure interdit qu’un margrave allemand
Soit venu s’établir dans cet endroit sylvestre.
Vous êtes sénéchal, bailli, shériff, bourgmestre.
J’arrive. Informez-moi.
Voici votre palais.
À peine ai-je eu le temps d’en ouvrir les volets.
— Et vous dites qu’il est marié, c’est horrible !
Marié.
Devant qui ? devant quoi ?
Sur la Bible.
Et qu’il a trois enfants !
Pas plus.
C’est la Bible qui fait de ces sottises-là !
Quand il a réussi quelque herbier magnifique…
Eh bien ?
Il va le vendre à la ville.
Un fils de Charlemagne et de Josomirgot !
La volonté du ciel soit faite !
Oh ! j’écume. Un garçon qui pourrait être, en somme,
Bel esprit à Potsdam, à Versailles bel homme !
Je n’aurais jamais cru que mon fils émigrât.
Taudis abject ! trop bon encor pour cet ingrat !
Au fait, puisqu’on le chasse, il faut bien qu’il s’exile.
Mais pourquoi se fait-il chasser, cet imbécile ?
Monsieur est philosophe. Il fronde les abus.
Il éclate de rire au nez des rois fourbus.
Il veut penser, lui prince ! il veut jouer un rôle.
On le jette à la porte. On fait bien. Va-t’en, drôle !
Mais est-ce une raison pour se mésallier !
Je comprends qu’il se fasse, ainsi qu’un écolier,
Bannir pour un fatras d’opinions diverses,
Bonnes aux gens de rien, et chez les rois perverses ;
Progrès, raison, devoirs, droits, est-ce que je sais !
Mais que, flanqué dehors, il n’en ait point assez !
Mais que des algonquins il se fasse copiste,
Qu’il vive en de tels trous qu’on perd dix ans sa piste,
Qu’il vienne se cacher au désert comme un loup,
Qu’il ose, ensorcelé par une rien du tout,
L’épouser, comme si l’on épousait ! qu’il aille
Faire des tas d’enfants dans les bois ! qu’il travaille
Pour vivre ! qu’il fréquente un endroit où l’on vend !
Qu’il se connaisse en herbe, en foin ! qu’il soit savant !
C’est lâche ! c’est affreux ! je voudrais être morte.
Alcade, comprends-tu ? que le diable t’emporte !
Je…
À force de marcher dans sa chambre en songeant,
Avec tout le vieux sang qui vous bout dans les veines
On finit par s’emplir l’esprit de choses vaines,
Et par savoir par cœur les fleurs de son tapis.
Qu’est-ce que je disais ?
— Quant à la femme, elle est ce qu’elle est. Je devine
Que la vilaine est jeune, adorable, divine,
Qu’elle a charmé mon fils sans penser au profit,
Qu’elle a mille vertus, et cela me suffit,
Je n’en veux pas. Beauté, soit. Vénus dans sa conque
Viendrait, ayant pour père un échevin quelconque,
Que je dirais : Allez être belle plus loin.
Vous n’êtes point ma bru.
— Qu’on n’imagine pas que, si je le rencontre,
Je faiblirai. Nenni. Le cœur, c’est une montre ;
Vous ne le montez pas, il s’arrête. Ah ! dauphin,
Nous allons voir ! je suis exaspérée enfin !
C’est laid, ce bois. Des pins, quelques méchants cytises.
Aimer, cela fait faire aux hommes des bêtises,
Je le sais. On roucoule, eh oui, mais, un beau jour
On dit : je suis stupide, et l’on rentre à la cour,
Et l’on se débarbouille, et que Dieu vous bénisse,
Et, guéri de Javotte, on épouse Arthénice.
Et pas même un sofa ! Quelle chute ! — Un buffet,
Quatre chaises de paille ! Oh ! comme c’est bien fait !
Qui les a mariés ? quelque béat sinistre ?
Un morave ?
Un pasteur selon Augsbourg.
Un fanatique ! un rustre ! On déteste les grands.
On leur fait ce bon tour de mêler tous les rangs !
Altesse…
Qu’une bourgeoise ait eu l’audace de lui plaire !
Trois enfants ! c’est à mettre un homme au cabanon.
Ce n’est pas que je sois une momie. Eh non,
J’ai l’esprit de mon siècle, et n’en fais pas mystère,
J’écris de temps en temps à d’Alembert ; Voltaire
M’adresse des quatrains ; ça ne m’empêche pas
De faire aller mon peuple à la baguette.
Taisez-vous ! — C’est ainsi qu’on rend heureux les hommes.
— Je dépense pour vous, donc soyez économes. —
Voilà comme un bon roi parle en père aux manants.
Ce sont ces trois enfants qui sont impertinents.
On peut se tirer d’un. Mais de trois ! quelle faute !
Un guêpier de marmots !
La baraque est peu haute.
Des livres — Montesquieu, Jean-Jacques, Diderot. —
S’y plaire, c’est fort bien, mais y croire, c’est trop.
— Je croirais au bon Dieu, s’il fallait que je crusse
À quelque chose. Il veut singer le roi de Prusse.
Au fait, ce Frédéric fut jadis à mon gré ;
C’est un roi d’athéisme et de gloire tigré ;
Il a des gens d’esprit à sa cour ; c’est un sage.
Au surplus, je ferai casser ce mariage.
— Nous le remarierons avec d’autres appas
Ayant couronne au front comme il sied. Ce n’est pas
Que je le blâme fort de ce libertinage
D’opinions qu’on a d’ordinaire à son âge.
Il a de qui tenir. L’empereur ni le roi
Ne me font peur, je suis chez eux comme chez moi,
Mon humeur à Schœnbrunn prend ses aises, ricane,
Gronde, et je fais sonner le plancher sous ma canne.
— Je hais les préjugés, ça sent le renfermé.
Mais un duc est un duc. — Oh ! j’aurais tant aimé
Avoir des petits-fils, j’entends des petits princes !
On leur donne des noms d’états et de provinces.
Bavière, embrasse-moi. Saxe, viens te coiffer.
Tyrol, laissez le chat, vous vous ferez griffer.
C’est charmant. Je suis bien à plaindre. Vieillir seule !
Être grand’mère est doux, je ne suis qu’une aïeule.
Tout à l’heure j’étais seule en ce grand palais,
Plus ils sont beaux, étant vides, plus ils sont laids.
Mon pas était lugubre en ces salles profondes.
Je disais : Il faudrait ici des têtes blondes.
La femme c’est l’énigme, et l’enfant c’est le mot.
Pour avoir pris à temps dans ses bras un marmot,
La feue impératrice a gardé la Hongrie.
— C’est puissant, les enfants ! — Oh ! je suis bien aigrie ! —
Gertrude de Lusace était ce qu’il fallait.
Elle eût, certe, épousé mon fils, beau comme il est,
Et cette noce aurait enchanté l’Allemagne,
Car de cette façon le sang de Charlemagne
Se serait rajeuni dans le sang d’Attila.
Quand je songe qu’avec cette Gertrude-là
Mon fils m’eût pu donner des enfants ! — C’est infâme,
Au lieu d’une princesse, il épouse une femme !
J’ai tant aimé ce fils. Oh ! je le hais. Frappons.
Cadi, que puis-je ici ? quels sont mes droits ? réponds.
Votre altesse est ici souveraine, et chez elle.
Ce peuple est bon. Il est votre peuple avec zèle.
Amen.
Ce pays est à vous.
Comment l’appelle-t-on ?
Golgau.
Soit.
Tante de l’empereur, reine.
Quels droits est-ce que j’ai ?
Faire vos volontés, c’est tout votre devoir.
Bonnes lois. — Vous tiendrez ma présence secrète.
Qu’est-ce que votre altesse en ce moment décrète ?
Que vous êtes un sot d’abord.
Et puis ?
Que je vais être enfin heureuse, si je puis.
Si je veux en prison fourrer mon fils ?
Vous fourrez son altesse en prison.
Et la femme ?
Au couvent.
Au couvent. C’est bien.
Sous les verrous.
Quel est le juge ?
Moi.
Quel est le code ?
Vous.
Et si l’on résistait ?
Vous avez une armée.
Ah !
De dix hommes.
Bon.
C’est…
Qui ?
Monseigneur.
Je veux frapper, les yeux fermés. C’est mon devoir.
Il est avec sa femme et ses enfants.
Il l’ose !
Surtout, tais-toi !
C’est malaisé.
Que tout soit prêt. Pas de retards.
Je ferai déclarer ces enfants-là bâtards.
Oh ! l’affreux petit nid qu’a fait là ce rebelle !
La cabane est difforme.
Et je le voudrais voir encor plus mal logé
Avec ses sauvageons, dans la rage que j’ai.
SCÈNE III.
J’appelle ça l’été. C’est superbe. Les branches
Sont joyeuses, — je t’aime, — et que de choses blanches !
Les lys, les papillons, les colombes ! Le ciel
N’endosse pas son bleu de Prusse officiel,
Il s’humanise, il a de très jolis nuages.
On devine dans l’ombre un tas de mariages,
De l’abeille et du thym, de l’herbe et du rayon.
Dessine donc ce lierre, as-tu là ton crayon ?
Charles, tu ne sais pas, je suis toute contente.
Emma !
Je ne crains rien. Qui donc pourrait trahir ici ?
Nous sommes innocents, et la nature aussi.
La forêt est pour nous ; je serais curieuse
De savoir si j’ai fait quelque chose à l’yeuse ;
Les fleurs n’ont nul motif de nous vouloir du mal.
Ce bailli m’a bien l’air un peu d’un animal,
J’en suis quitte pour fuir s’il vient dans la clairière,
Et je lui fais la moue en riant par derrière.
Le bonheur fait l’effet, ne l’éprouves-tu pas ?
Qu’on est chaque matin remariés tout bas ;
On sent quelqu’un, très loin et tout près, qui dans l’ombre
Met sur vous en silence une grande main sombre ;
On chante, on rit, on sent que l’âme est à genoux ;
Et l’on a sur le front je ne sais quoi de doux,
L’air, le printemps, le ciel, l’amour profond des choses,
Des bénédictions faites avec les roses.
Oh !
Comment nommes-tu ce gentil jasmin-là ?
Un troëne.
Tous ces buissons. Partout des fleurs. Vois le beau saule !
La petite fait bien ses dents, elle est très drôle,
Elle égratigne avec son petit doigt vermeil.
Il me semble que Dieu m’a donné le soleil !
Charles, j’ai le soleil.
Oh ! je t’aime. Les mots ne peuvent pas le dire.
Voilà neuf ans, et c’est toujours le premier jour.
Et monseigneur le prince est payé de retour !
Prince ! est-ce qu’on est prince ? on est homme, on est libre.
Le peuple veut que, roi, je lui fasse équilibre ?
Voyons sa signature au bas de ce contrat.
Personne n’est à moi, que moi.
Et moi ? tu ne veux pas, dis, que je t’appartienne ?
Ange ! oh oui, prends mon âme et je prendrai la tienne.
Tu n’es pas prince. Soit. Ni Habsbourg, ni Bourbon.
Et moi, je ne suis pas un ange. C’est très bon
D’être une femme. On a des enfants. Trop de gloire
Ça gêne. Un ange vit sans manger et sans boire.
Moi, je dîne, j’ai faim, tu sais comme je bois,
Et j’aime bien manger des fraises dans les bois.
Un ange est impalpable, il fuit, rien ne le touche.
Un baiser, c’est bien doux. Si l’on n’a pas de bouche,
Comment faire ? Et la nuit, si l’on ne dort jamais,
On s’en va donc planer seule sur des sommets.
C’est trop beau. Non. J’ai peur de l’azur, je me sauve.
J’aime mieux nos repas sur l’herbe, notre alcôve,
Nos fleurs, notre sommeil ensemble, nos rideaux,
Et des mioches au sein que des ailes au dos.
Oh ! qu’il vienne jamais une heure où je préfère
Le paradis à Charle et le ciel à la terre,
Il faut rayer cela de vos papiers, bon Dieu.
Reste femme, et sois ange.
Ah ! ça me trouble un peu.
La naissance implacable est attachée à l’homme.
Oui, si je n’étais point par malheur ce qu’on nomme
Un prince, je dirais : un éden m’est échu.
Tant pis, il fait si chaud que j’ôte mon fichu.
On est chez soi. Cette ombre est très peu fréquentée.
C’est égal, je serais bien trop décolletée,
Si nous n’étions pas seuls.
Ève, vous me tentez.
Ce saule est dans Virgile. — Oh ! viens à mes côtés.
À la condition que vous serez très sage.
Je t’obéirai. Viens. L’aube est sur ton visage.
Quel rendez-vous d’oiseaux que ce vert carrefour !
Viens !
Charles, autour de nous toute l’ombre est amour.
Viens !
Et cette âme, c’est toi. Ma tête fatiguée
Se pose sur ton sein, point d’appui du proscrit.
L’ombre, te voyant rire, a confiance, et rit.
Les roses pour s’ouvrir attendent que tu passes.
Nous sommes acceptés là-haut par les espaces,
Et, tu dis vrai, les champs, les halliers noirs, les monts
Sont de notre parti, puisque nous nous aimons.
Ici rien n’est méchant, rien, pas même l’ortie.
Que c’est charmant, l’étang, l’aurore, la sortie
Des nids au point du jour, chacun risquant son vol,
L’herbe en fleur, Dieu partout, la nuit, le rossignol ;
Toute cette harmonie est une sombre joute,
Exquise en son mystère, et ta beauté s’ajoute
À la forêt, au lac, à l’étoile des cieux.
Le chêne, en te voyant, frémit, ce pauvre vieux ;
La source offre son eau, la ronce offre ses mûres,
Et les ruisseaux, les prés, les parfums, les murmures,
Semblent n’avoir pour but que d’être autour de toi.
Emma, tu vas, tu viens, tu me parles, sans quoi
Je mourrais. Avec nous l’ombre est de connivence ;
Peut-être quelque bras pour nous saisir s’avance,
Mais cet âpre désert nous cache, et, doucement,
Nous adopte, gagné par ton enchantement.
On te sent dans ces bois une espèce de fée.
Tu dois, à ton insu d’un nimbe d’or coiffée,
Être une sainte ailleurs, dont c’est la fête ici.
Tu m’aimais à seize ans ! Oui, tout te dit : merci !
L’épanouissement universel t’encense.
Être une grâce, Emma, c’est être une puissance.
Ô solitude ! on aime, et vivre semble aisé.
C’est l’été, c’est midi, tout pardonne apaisé.
L’eau court sous les cressons, l’oiseau dans l’azur plonge,
Et les arbres profonds ont l’air de faire un songe.
Dieu tient l’homme, et l’emplit d’amour, en se servant
Des bois, du mois de mai, du nuage et du vent.
La vie auprès de toi, que sais-je ? c’est le charme.
Nos enfants sur le seuil, dans les fleurs une larme,
Tout jusqu’à ces gazons qui languissent le soir,
Prétextes à te mettre aux mains un arrosoir,
Et quelque pâtre au loin dont on entend la flûte !
Vois-tu, je n’admets pas, mon ange, une minute,
Que je puisse être au monde et ne point t’adorer.
Oh ! rire prouve moins le bonheur que pleurer.
Ces larmes, c’est la joie.
Ô ma femme !
Et nous, père !
Ils sont jaloux.
Grand Dieu, sois bon dans ta lumière,
Sois clément ! Je les mets sous ta garde.
Ce cri d’inquiétude ? as-tu des craintes ?
Non.
Nous sommes ici bien cachés.
Contre mon cœur, devant cette forêt sincère.
Non, rien ne peut tromper ici, tout est bonté.
Les bois, les fleurs, les champs disent la vérité.
La nature est l’azur qui n’a pas de mensonge.
Dans ce rayon qu’on voit, c’est Dieu qui se prolonge.
Ayons foi.
Menons-nous les enfants dans le bois ?
Je vous suis.
Tenez-vous par la main tous les trois.
Je vais mettre, un chapeau.
Veille aux enfants, Cécile.
SCÈNE IV.
L’empereur aurait-il découvert mon asile ?
J’ai vu des gens armés rôder dans les taillis.
On ne me prendrait pas vivant ! — Tous ces baillis
Sont autant d’espions.
Charle !
Oui !
La vie est un cachot dont j’ouvre la fenêtre,
Et je m’évade. — Chose étrange qu’au milieu
De l’amour, des baisers, des parfums, du ciel bleu,
Une sinistre idée obscurément vous ronge,
Et que la mort, serpent, rampe au fond de ce songe !
Non ! cela ne se peut, je me serai trompé.
J’ai l’esprit d’alguazils et de sbires frappé.
— Pourtant, précaution.
S’ils étaient sur ma trace ! Oh ! la sombre aventure !
Femme ! enfants !
Entends-tu tout ça rire aux éclats ?
Oui ! — Ma mère que j’aime est contre nous, hélas !
Les enfants sont déjà bien loin dans le bocage.
J’y vais.
Le pauvre oiseau n’a pas d’eau dans sa cage.
Deux balles. Un peu plus de poudre. Liberté,
Te voilà.
Que fais-tu donc ?
Tu vois, j’arrange la volière.
SCÈNE V
Œil au guet, sabre au poing, mousquets en bandoulière ;
Cernez bien tout le bois, et faites de façon
Qu’aucun de vous ne soit vu de cette maison.
Venir quand je crierai : venez ! c’est la consigne.
Bien.
Vous leur crierez : venez.
Non, je n’ai plus d’enfant !
Qu’on ait soin de ne pas tirer, s’il se défend.
C’est dit. Menons à fin toutes ces aventures.
Ils sont dehors ?
Ils vont rentrer.
Les deux voitures ?…
Sont là.
De bons chevaux ?
Donc le prince ?…
En prison.
Et la dame ?…
Je ne sens pas du tout que ma colère baisse.
— L’abbesse consent-elle, Herr Groot ?
C’est vous l’abbesse.
Ah !
La chose, et le bon Dieu ne s’aperçoit de rien.
Le chapitre, étant noble, a de droit votre altesse
Pour abbesse.
Cette dame en cellule.
Au pain, à l’eau ?
Pas de zèle. Enfermer suffit.
SCÈNE VI.
Au fond, Les Soldats.
Ça c’est pour les lapins, et ça c’est pour les poules.
Oh ! les barreaux de fer, les cloîtres, les cagoules,
J’abhorre tout cela, mais j’ai tant de courroux
Que j’irais leur tirer moi-même les verrous !
Écoute, amusons-nous.
Qui reçoit un monsieur.
J’ai la rage dans l’âme.
Pendant qu’ils parlent, sans la voir, elle se rapproche d’eux pas à pas.
Vois-tu bien, tu seras la dame.
Être la dame, moi.
Pourquoi ?
Un garçon.
C’est égal. — Je te dirai Madame.
Mais, pour être une dame, il faut être une femme.
Je suis un homme, moi.
Ne fait rien. Tu seras la dame. Tiens-toi là.
Je descends de cheval auprès de ta fenêtre ;
Moi, je suis un monsieur.
Le monsieur.
Je voudrais savoir votre raison.
Quand on est une fille, on n’est pas un garçon.
Est-il brute !
Un monsieur qui s’appelle Cécile !
Je mettrai ton chapeau, ce n’est pas difficile.
J’entre dans la cour ; toi, tu dis : Il est fort bien,
Ce jeune homme ! On aboie.
Et qui fera le chien ?
Adèle.
Adèle ! Oh ! non !
Pourquoi donc, monsieur Charle ?
Elle ne parle pas.
Elle aboiera.
Houab !
Houab !
C’est aisé !
Non.
Pourquoi ?
Parce qu’il me déplaît d’être la dame, à moi !
Je te dirais : Ce chien, madame, est-il à vendre ?
Non.
Le vilain enfant qui ne veut rien comprendre !
Je ne vends pas ma sœur.
Mais c’est le chien !
Non.
Si.
qui viennent d’entrer.
SCÈNE VII.
Mais, mes pauvres enfants, vous êtes mal ici.
Vous n’avez même pas de meubles, votre chambre
Est en plein nord, il doit y geler en décembre.
Quelle idée avez-vous de vous cacher ainsi ?
Venez chez moi, chez toi, Charles.
Vous serez mieux. Venez. Nous serons tous ensemble.
L’aînée est ton portrait, et celui-ci ressemble,
Mon Charle, à son grand-père, à croire qu’on le voit.
C’est toi le maître. Ici l’empereur est sans droit.
Je te déclare duc, je me mets en tutelle.
Oh ! la toute petite, houab ! houab ! quel âge a-t-elle ?
Ayez pitié de moi, je ne vous ai rien fait.
Comme c’est long, dix ans ! Cet exil m’étouffait.
Je ne suis pas méchante. Ah ! vous voyez, je pleure.
Dieu ! je vais donc avoir deux Charles à cette heure.
Vous ne l’avez pas vue, elle faisait le chien.
Venez, il ne faut pas qu’elle manque de rien.
Je rêvais d’en avoir une toute pareille.
Pourquoi me laissez-vous seule, moi qui suis vieille !
Ton fils a déjà, Charle, un esprit étonnant.
Je n’ai pas bien longtemps à vivre maintenant.
Venez. Hein, voulez-vous ? Ma vie est bien amère
Depuis dix ans.
Madame !…
Appelle-moi ta mère !
H. H. 1865. | 18 juin — 24 juin. |