LMUN/Tome II

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LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME SECOND.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME SECOND.



LXIIIe NUIT. 
 1
Histoire de Zobéïde 
 2
LXIVe NUIT. 
 11
LXVe NUIT. 
 18
LXVIe NUIT. 
 24
LXVIIe NUIT. 
 31
Histoire d’Amine 
 32
LXVIIIe NUIT. 
 42
LXIXe NUIT. 
 52
Histoire de Sindbad le marin 
 58
LXXe NUIT. 
 62
Premier voyage de Sindbad le marin 
 66
LXXIe NUIT. 
 70
LXXIIe NUIT. 
 79
Second voyage de Sindbad le marin 
 84
LXXIIIe NUIT. 
 86
LXXIVe NUIT. 
 94
Troisième voyage de Sindbad le marin 
 101
LXXVe NUIT. 
 103
LXXVIe NUIT. 
 112
LXXVIIe NUIT. 
 118
LXXVIIIe NUIT. 
 123
Quatrième voyage de Sindbad le marin 
 125
LXXIXe NUIT. 
 127
LXXXe NUIT. 
 132
LXXXIe NUIT. 
 141
LXXXIIe NUIT. 
 146
Cinquième voyage de Sindbad le marin 
 153
LXXXIIIe NUIT. 
 155
LXXXIVe NUIT. 
 161
LXXXVe NUIT. 
 167
Sixième voyage de Sindbad le marin 
 171
LXXXVIe NUIT. 
 177
LXXXVIIe NUIT. 
 184
LXXXVIIIe NUIT. 
 192
Septième et dernier voyage de Sindbad le marin 
 196
LXXXIXe NUIT. 
 203
XCe NUIT. 
 212
Les trois pommes 
 216
XCIe NUIT. 
 220
XCIIe NUIT. 
 229
Histoire de la Dame massacrée, et du jeune homme son mari 
 230
XCIIIe NUIT. 
 238
Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan 
 244
XCIVe NUIT. 
 255
XCVe NUIT. 
 262
XCVIe NUIT. 
 268
XCVIIe NUIT. 
 272
XCVIIIe NUIT. 
 277
XCIXe NUIT. 
 281
Ce NUIT. 
 286
CIIIe NUIT. 
 291
CIVe NUIT. 
 300
CVe NUIT. 
 306
CVIe NUIT. 
 311
CVIIe NUIT. 
 314
CVIIIe NUIT. 
 318
CIXe NUIT. 
 321
CXe NUIT. 
 326
CXIe NUIT. 
 330
CXIIe NUIT. 
 334
CXIIIe NUIT. 
 339
CXIVe NUIT. 
 342
CXVe NUIT. 
 346
CXVIe NUIT. 
 351
CXVIIe NUIT. 
 355
CXVIIIe NUIT. 
 361
CXIXe NUIT. 
 367
CXXe NUIT. 
 371
CXXIe NUIT. 
 376
CXXIIe NUIT. 
 383
CXXIIIe NUIT. 
 389
Histoire du petit Bossu 
 390
CXXIVe NUIT. 
 396
CXXVe NUIT. 
 399
CXXVIe NUIT. 
 404
CXXVIIe NUIT. 
 407
CXXVIIIe NUIT. 
 410
Histoire que raconta le marchand chrétien 
 413
CXXIXe NUIT. 
 415
CXXXe NUIT. 
 419
CXXXIe NUIT. 
 422
CXXXIIe NUIT. 
 426
CXXXIIIe NUIT. 
 432
CXXXIVe NUIT. 
 436
CXXXVe NUIT. 
 440
CXXXVIe NUIT. 
 444
CXXXVIIe NUIT. 
 448
CXXXVIIIe NUIT. 
 453
CXXXIXe NUIT. 
 458
CXLe NUIT. 
 462
Histoire racontée par le pourvoyeur du sultan de Casgar 
 465
CXLIe NUIT. 
 468
CXLIIe NUIT. 
 472
CXLIIIe NUIT. 
 476
CXLIVe NUIT. 
 481
CXLVe NUIT. 
 486
CXLVIe NUIT. 
 491
CXLVIIe NUIT. 
 497
CXLVIIIe NUIT. 
 502
CXLIXe NUIT. 
 507
fin de la table.

AVERTISSEMENT


Le lecteur ne trouvera plus à chaque nuit : Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, etc[1]. Comme cette répétition a choqué plusieurs personnes d’esprit, on l’a retranchée pour s’accommoder à leur délicatesse. Le traducteur espère que les savans lui pardonneront l’infidélité qu’il fait en cela à son original, puisqu’il a d’ailleurs si religieusement conservé le genre et le caractère des contes orientaux, qu’il a rendu par-là son ouvrage digne de leur bibliothèque. Il avoit pressenti que cette répétition pourroit bien déplaire aux Français ; mais par une timidité assez rare dans un auteur qui traduit un livre peu connu, il n’osa pas s’écarter de son texte. Le succès qu’a eu le premier volume qu’il a déjà donné au public, doit répondre de la réussite des autres, qui ne contiennent pas des choses moins merveilleuses ni moins agréables.

LXIIIe NUIT.

« Ma chère sœur, s’écria Dinarzade sur la fin de la nuit, dites-nous, je vous en conjure, l’histoire de Zobéïde, car cette dame la raconta sans doute au calife. » « Elle n’y manqua pas, répondit Scheherazade. » Dès que le prince l’eut rassurée par le discours qu’il venoit de faire, elle lui donna de cette sorte la satisfaction qu’il lui demandoit :

HISTOIRE
DE ZOBÉÏDE.


« Commandeur des croyans, dit-elle, l’histoire que j’ai à raconter à votre majesté, est une des plus surprenantes dont on ait jamais ouï parler. Les deux chiennes noires et moi, sommes trois sœurs nées d’une même mère et d’un même père ; et je vous dirai par quel accident étrange elles ont été changées en chiennes. Les deux dames qui demeurent avec moi, et qui sont ici présentes, sont aussi mes sœurs de même père, mais d’une autre mère. Celle qui a le sein couvert de cicatrices, se nomme Amine ; l’autre s’appelle Safie, et moi Zobéïde.

» Après la mort de notre père, le bien qu’il nous avoit laissé, fut partagé entre nous également ; et lorsque mes deux dernières sœurs eurent reçu leur portion, elles se séparèrent et allèrent demeurer en particulier avec leur mère. Mes deux autres sœurs et moi restâmes avec la nôtre, qui vivoit encore, et qui depuis en mourant nous laissa à chacune mille sequins.

» Lorsque nous eûmes touché ce qui nous appartenoit, mes deux aînées, car je suis la cadette, se marièrent, suivirent leurs maris, et me laissèrent seule. Peu de temps après leur mariage, le mari de la première vendit tout ce qu’il avoit de biens et de meubles, et avec l’argent qu’il en put faire, et celui de ma sœur, ils passèrent tous deux en Afrique. Là, le mari dépensa en bonne chère et en débauche tout son bien et celui que ma sœur lui avoit apporté. Ensuite se voyant réduit à la dernière misère, il trouva un prétexte pour la répudier, et la chassa.

» Elle revint à Bagdad, non sans avoir souffert des maux incroyables dans un si long voyage. Elle revint se réfugier chez moi, dans un état si digne de pitié, qu’elle en auroit inspiré aux cœurs les plus durs. Je la reçus avec toute l’affection qu’elle pouvoit attendre de moi. Je lui demandai pourquoi je la voyois dans une si malheureuse situation ; elle m’apprit en pleurant la mauvaise conduite de son mari, et l’indigne traitement qu’il lui avoit fait. Je fus touchée de son malheur, et j’en pleurai avec elle. Je la fis ensuite entrer au bain, je lui donnai de mes propres habits, je lui dis : « Ma sœur, vous êtes mon ainée, et je vous regarde comme ma mère. Pendant votre absence, Dieu a béni le peu de bien qui m’est tombé en partage, et l’emploi que j’en fais à nourrir et à élever des vers à soie. Comptez que je n’ai rien qui ne soit à vous, et dont vous ne puissiez disposer comme moi-même. »

» Nous demeurâmes toutes deux, et vécûmes ensemble pendant plusieurs mois en bonne intelligence. Comme nous nous entretenions souvent de notre troisième sœur, et que nous étions surprises de ne pas apprendre de ses nouvelles, elle arriva en aussi mauvais état que notre aînée. Son mari l’avoit traitée de la même sorte ; je la reçus avec la même amitié.

» Quelque temps après, mes deux sœurs, sous prétexte qu’elles m’étoient à charge, me dirent qu’elles étoient dans le dessein de se remarier. Je leur répondis que si elles n’avoient pas d’autres raisons que celle de m’être à charge, elles pouvoient continuer de demeurer avec moi en toute sûreté ; que mon bien suffisoit pour nous entretenir toutes trois d’une manière conforme à notre condition.

« Mais, ajoutai-je, je crains plutôt que vous n’ayez véritablement envie de vous remarier. Si cela étoit, je vous avoue que j’en serois fort étonnée. Après l’expérience que vous avez eue du peu de satisfaction qu’on a dans le mariage, y pouvez-vous penser une seconde fois ? Vous savez combien il est rare de trouver un mari parfaitement honnête homme. Croyez-moi, continuons de vivre ensemble le plus agréablement qu’il nous sera possible. »

» Tout ce que je leur dis, fut inutile. Elles avoient pris la résolution de se remarier ; elles l’exécutèrent. Mais elles revinrent me trouver au bout de quelques mois, et me firent mille excuses de n’avoir pas suivi mon conseil. « Vous êtes notre cadette, me dirent-elles, mais vous êtes plus sage que nous. Si vous voulez bien nous recevoir encore dans votre maison, et nous regarder comme vos esclaves, il ne nous arrivera plus de faire une si grande faute. » « Mes chères sœurs, leur répondis-je, je n’ai point changé à votre égard depuis notre dernière séparation, revenez et jouissez avec moi de ce que j’ai. » Je les embrassai, et nous demeurâmes ensemble comme auparavant.

» Il y avoit un an que nous vivions dans une union parfaite ; et voyant que Dieu avoit béni mon petit fonds, je formai le dessein de faire un voyage par mer, et de hasarder quelque chose dans le commerce. Pour cet effet, je me rendis avec mes deux sœurs à Balsora, où j’achetai un vaisseau tout équipé, que je chargeai de marchandises que j’avois fait venir de Bagdad. Nous mîmes à la voile avec un vent favorable, et nous sortîmes bientôt du golfe Persique. Quand nous fûmes en pleine mer, nous prîmes la route des Indes ; et après vingt jours de navigation, nous vîmes terre. C’étoit une montagne fort haute, au pied de laquelle nous aperçûmes une ville de grande apparence. Comme nous avions le vent frais, nous arrivâmes de bonne heure au port, et nous y jetâmes l’ancre.

» Je n’eus pas la patience d’attendre que mes sœurs fussent en état de m’accompagner ; je me fis débarquer seule, et j’allai droit à la porte de la ville. J’y vis une garde nombreuse de gens assis, et d’autres qui étoient debout avec un bâton à la main. Mais ils avoient tous l’air si hideux, que j’en fus effrayée. Remarquant toutefois qu’ils étoient immobiles, et qu’ils ne remuoient pas même les yeux, je me rassurai ; et m’étant approchée d’eux, je reconnus qu’ils étoient pétrifiés.

» J’entrai dans la ville et passai par plusieurs rues où il y avoit des hommes d’espace en espace dans toutes sortes d’attitudes ; mais ils étoient tous sans mouvement et pétrifiés. Au quartier des marchands, je trouvai la plupart des boutiques fermées, et j’aperçus dans celles qui étoient ouvertes, des personnes aussi pétrifiées. Je jetai la vue sur les cheminées, et n’en voyant pas sortir de fumée, cela me fit juger que tout ce qui étoit dans les maisons, de même que ce qui étoit dehors, étoit changé en pierres.

» Étant arrivée dans une vaste place au milieu de la ville, je découvris une grande porte couverte de plaques d’or, et dont les deux battans étoient ouverts. Une portière d’étoffe de soie paroissoit tirée devant, et l’on voyoit une lampe suspendue au-dessus de la porte. Après avoir considéré le bâtiment, je ne doutai pas que ce ne fût le palais du prince qui régnoit en ce pays-là. Mais fort étonnée de n’avoir rencontré aucun être vivant, j’allai jusque-là, dans l’espérance d’en trouver quelqu’un. Je levai la portière ; et, ce qui augmenta ma surprise, je ne vis sous le vestibule que quelques portiers ou gardes pétrifiés, les uns debout, et les autres assis, ou à demi couchés.

» Je traversai une grande cour, où il y avoit beaucoup de monde : les uns sembloient aller, et les autres venir, et néanmoins ils ne bougeoient de leur place, parce qu’ils étoient pétrifiés comme ceux que j’avois déjà vus. Je passai dans une seconde cour, et de celle-là dans une troisième ; mais ce n’étoit partout qu’une solitude, et il y régnoit un silence affreux.

» M’étant avancée dans une quatrième cour, je vis en face un très-beau bâtiment dont les fenêtres étoient fermées d’un treillis d’or massif. Je jugeai que c’étoit l’appartement de la reine. J’y entrai. Il y avoit dans une grande salle plusieurs eunuques noirs pétrifiés. Je passai ensuite dans une chambre très-richement meublée, où j’aperçus une dame aussi changée en pierre. Je reconnus que c’étoit la reine à une couronne d’or qu’elle avoit sur la tête, et à un collier de perles très-rondes et plus grosses que des noisettes. Je les examinai de près, et il me parut qu’on ne pouvoit rien voir de plus beau.

» J’admirai quelque temps les richesses et la magnificence de cette chambre, et sur-tout le tapis de pied, les coussins, et le sofa garni d’une étoffe des Indes à fond d’or, avec des figures d’hommes et d’animaux en argent trait d’un travail admirable…

Scheherazade auroit continué de parler ; mais la clarté du jour vint mettre fin à sa narration. Le sultan fut charmé de ce récit. « Il faut, dit-il en se levant, que je sache à quoi aboutira cette étonnante pétrification d’hommes. »

LXIVe NUIT.

Dinarzade, qui avoit pris beaucoup de plaisir au commencement de l’histoire de Zobéïde, ne manqua pas d’appeler la sultane avant le jour, en la suppliant de lui apprendre ce que vit encore Zobéïde dans ce palais singulier où elle étoit entrée. Voici, répondit Scheherazade, comment cette dame continua de raconter son histoire au calife :

» Sire, dit-elle, de la chambre de la reine pétrifiée je passai dans plusieurs autres appartemens et cabinets propres et magnifiques, qui me conduisirent dans une chambre d’une grandeur extraordinaire, où il y avoit un trône d’or massif, élevé de quelques degrés, et enrichi de grosses émeraudes enchâssées, et sur le trône, un lit d’une riche étoffe, sur laquelle éclatoit une broderie de perles. Ce qui me surprit plus que tout le reste, ce fut une lumière brillante qui partoit de dessus ce lit. Curieuse de savoir ce qui la rendoit, je montai ; et avançant la tête, je vis sur un petit tabouret un diamant gros comme un œuf d’autruche, et si parfait, que je n’y remarquai nul défaut. Il brilloit tellement, que je ne pouvois en soutenir l’éclat en le regardant au jour.

» Il y avoit au chevet du lit, de l’un et de l’autre côté, un flambeau allumé dont je ne compris pas l’usage. Cette circonstance néanmoins me fit juger qu’il y avoit quelqu’un de vivant dans ce superbe palais ; car je ne pouvois croire que ces flambeaux pussent s’entretenir allumés d’eux-mêmes. Plusieurs autres singularités m’arrêtèrent dans cette chambre, que le seul diamant dont je viens de parler, rendoit inestimable.

» Comme toutes les portes étoient ouvertes ou poussées seulement, je parcourus encore d’autres appartemens aussi beaux que ceux que j’avois déjà vus. J’allai jusqu’aux offices et aux garde-meubles qui étoient remplis de richesses infinies, et je m’occupai si fort de toutes ces merveilles, que je m’oubliai moi-même. Je ne pensois plus ni à mon vaisseau ni à mes sœurs, je ne songeois qu’à satisfaire ma curiosité. Cependant la nuit s’approchoit, et son approche m’avertissant qu’il étoit temps de me retirer, je voulus reprendre le chemin des cours par où j’étois venue ; mais il ne me fut pas aisé de le retrouver. Je m’égarai dans les appartemens ; et me trouvant dans la grande chambre où étoit le trône, le lit, le gros diamant et les flambeaux allumés, je résolus d’y passer la nuit, et de remettre au lendemain de grand matin à regagner mon vaisseau. Je me jetai sur le lit, non sans quelque frayeur de me voir seule dans un lieu si désert, et ce fut sans doute cette crainte qui m’empêcha de dormir.

» Il étoit environ minuit, lorsque j’entendis la voix comme d’un homme qui lisoit l’Alcoran de la même manière et du ton que nous avons coutume de le lire dans nos temples. Cela me donna beaucoup de joie. Je me levai aussitôt, et prenant un flambeau pour me conduire, j’allai de chambre en chambre du côté où j’entendois la voix. Je m’arrêtai à la porte d’un cabinet d’où je ne pouvois douter qu’elle ne partit. Je posai le flambeau à terre, et regardant par une fente, il me parut que c’étoit un oratoire. En effet, il y avoit, comme dans nos temples, une niche qui marquoit où il falloit se tourner pour faire la prière, des lampes suspendues et allumées, et deux chandeliers avec de gros cierges de cire blanche, allumés de même.

» Je vis aussi un petit tapis étendu, de la forme de ceux qu’on étend chez nous pour se poser dessus et faire sa prière. Un jeune homme de bonne mine assis sur ce tapis, récitoit avec grande attention l’Alcoran qui étoit posé devant lui sur un petit pupitre. À cette vue, ravie d’admiration, je cherchois en mon esprit comment il se pouvoit faire qu’il fût le seul vivant dans une ville où tout le monde étoit pétrifié, et je ne doutois pas qu’il n’y eût en cela quelque chose de très-merveilleux.

» Comme la porte n’étoit que poussée, je l’ouvris ; j’entrai, et me tenant debout devant la niche, je fis cette prière à haute voix : « Louange à Dieu qui nous a favorisés d’une heureuse navigation ! Qu’il nous fasse la grâce de nous protéger de même jusqu’à notre arrivée en notre pays. Écoutez-moi, seigneur, et exaucez ma prière. »

» Le jeune homme jeta les jeux sur moi, et me dit : « Ma bonne dame, je vous prie de me dire qui vous êtes, et ce qui vous a amenée en cette ville désolée. En récompense, je vous apprendrai qui je suis, ce qui m’est arrivé, pour quel sujet les habitans de cette ville sont réduits en l’état où vous les avez vus, et pourquoi moi seul je suis sain et sauf dans un désastre si épouvantable. »

» Je lui racontai en peu de mots d’où je venois, ce qui m’avoit engagée à faire ce voyage, et de quelle manière j’avois heureusement pris port après une navigation de vingt jours. En achevant, je le suppliai de s’acquitter à son tour de la promesse qu’il m’avoit faite, et je lui témoignai combien j’étois frappée de la désolation affreuse que j’avois remarquée dans tous les endroits où j’avois passé.

« Ma chère dame, dit alors le jeune homme, donnez-vous un moment de patience. » À ces mots, il ferma l’Alcoran, le mit dans un étui précieux, et le posa dans la niche. Je pris ce temps-là pour le considérer attentivement, et je lui trouvai tant de grâce et de beauté, que je sentis des mouvemens que je n’avois jamais sentis jusqu’alors. Il me fit asseoir près de lui, et avant qu’il commençât son discours, je ne pus m’empêcher de lui dire d’un air qui lui fit connoître les sentimens qu’il m’avoit inspirés : « Aimable seigneur, cher objet de mon ame, on ne peut attendre avec plus d’impatience que je l’attends, l’éclaircissement de tant de choses surprenantes qui ont frappé ma vue depuis le premier pas que j’ai fait pour entrer en cette ville ; et ma curiosité ne sauroit être assez tôt satisfaite. Parlez, je vous en conjure ; apprenez-moi par quel miracle vous êtes seul en vie parmi tant de personnes mortes d’une manière inouie. »

Scheherazade s’interrompit en cet endroit, et dit à Schahriar : « Sire, votre majesté ne s’aperçoit peut-être pas qu’il est jour. Si je continuois de parler, j’abuserois de votre attention. » Le sultan se leva, résolu d’entendre, la nuit suivante, la suite de cette merveilleuse histoire.

LXVe NUIT.

Dinarzade pria sa sœur, le lendemain avant le jour, de reprendre l’histoire de Zobéïde, et de raconter ce qui se passa entr’elle et le jeune homme vivant qu’elle rencontra dans ce palais dont elle avoit fait une si belle description. « Je vais vous satisfaire, répondit la sultane : » Zobéïde poursuivit son histoire dans ces termes :

« Madame, me dit le jeune homme, vous m’avez fait assez voir que vous avez la connoissance du vrai Dieu, par la prière que vous venez de lui adresser. Vous allez entendre un effet très-remarquable de sa grandeur et de sa puissance. Je vous dirai que cette ville étoit la capitale d’un puissant royaume, dont le roi mon père portoit le nom. Ce prince, toute sa cour, les habitans de la ville, et tous ses autres sujets étoient mages, adorateurs du feu, et de Nardoun, ancien roi des géans rebelles à Dieu.

» Quoique né d’un père et d’une mère idolâtres, j’ai eu le bonheur d’avoir dans mon enfance pour gouvernante une bonne dame musulmane, qui savoit l’Alcoran par cœur, et l’expliquoit parfaitement bien. « Mon prince, me disoit-elle souvent, il n’y a qu’un vrai Dieu. Prenez garde d’en reconnoître et d’en adorer d’autres. » Elle m’apprit à lire en arabe ; et le livre qu’elle me donna pour m’exercer, fut l’Alcoran. Dès que je fus capable de raison, elle m’expliqua tous les points de cet excellent livre, et elle m’en inspiroit tout l’esprit à l’insu de mon père et de tout le monde. Elle mourut ; mais ce fut après m’avoir fait toutes les instructions dont j’avois besoin pour être pleinement convaincu des vérités de la religion musulmane. Depuis sa mort, j’ai persisté constamment dans les sentimens qu’elle m’a fait prendre, et j’ai en horreur le faux dieu Nardoun et l’adoration du feu.

» Il y a trois ans et quelques mois, qu’une voix bruyante se fit tout-à-coup entendre par toute la ville si distinctement, que personne ne perdit une de ces paroles qu’elle dit :

« Habitans, abandonnez le culte de Nardoun et du feu. Adorez le Dieu unique qui fait miséricorde. »

» La même voix se fit ouïr trois années de suite ; mais personne ne s’étant converti, le dernier jour de la troisième, à trois ou quatre heures du matin, tous les habitans généralement furent changés en pierres en un instant, chacun dans l’état et la posture où il se trouva. Le roi mon père éprouva le même sort : il fut métamorphosé en une pierre noire, tel qu’on le voit dans un endroit de ce palais, et la reine ma mère eut une pareille destinée.

» Je suis le seul sur qui Dieu n’ait pas fait tomber ce châtiment terrible. Depuis ce temps-là, je continue de le servir avec plus de ferveur que jamais ; et je suis persuadé, ma belle dame, qu’il vous envoie pour ma consolation : je lui en rends des grâces infinies ; car je vous avoue que cette solitude m’est bien ennuyeuse. »

» Tout ce récit, et particulièrement ces derniers mots, achevèrent de m’enflammer pour lui. » Prince, lui dis-je, il n’en faut pas douter, c’est la Providence qui m’a attirée dans votre port, pour vous présenter l’occasion de vous éloigner d’un lieu si funeste. Le vaisseau sur lequel je suis venue, peut vous persuader que je suis en quelque considération à Bagdad, où j’ai laissé d’autres biens assez considérables. J’ose vous y offrir une retraite jusqu’à ce que le puissant Commandeur des croyans, le Vicaire du grand Prophète que vous reconnoissez, vous ait rendu tous les honneurs que vous méritez. Ce célèbre prince demeure à Bagdad ; et il ne sera pas plutôt informé de votre arrivée en sa capitale, qu’il vous fera connoître qu’on n’implore pas en vain son appui. Il n’est pas possible que vous demeuriez davantage dans une ville où tous les objets doivent vous être insupportables. Mon vaisseau est à votre service, et vous en pouvez disposer absolument. » Il accepta l’offre, et nous passâmes le reste de la nuit à nous entretenir de notre embarquement.

» Dès que le jour parut, nous sortîmes du palais, et nous nous rendîmes au port, où nous trouvâmes mes sœurs, le capitaine et mes esclaves fort en peine de moi. Après avoir présenté mes sœurs au prince, je leur racontai ce qui m’avoit empêchée de revenir au vaisseau le jour précédent, la rencontre du jeune prince, son histoire et le sujet de la désolation d’une si belle ville.

» Les matelots employèrent plusieurs jours à débarquer les marchandises que j’avois apportées, et à embarquer à leur place tout ce qu’il y avoit de plus précieux dans le palais en pierreries, en or et en argent. Nous laissâmes les meubles et une infinité de pièces d’orfévrerie, parce que nous ne pouvions les emporter. Il nous auroit fallu plusieurs vaisseaux pour transporter à Bagdad toutes les richesses que nous avions devant les yeux.

» Après que nous eûmes chargé le vaisseau des choses que nous y voulûmes mettre, nous prîmes les provisions et l’eau dont nous jugeâmes avoir besoin pour notre voyage. À l’égard des provisions, il nous en restoit encore beaucoup de celles que nous avions embarquées à Balsora. Enfin nous mîmes à la voile avec un vent tel que nous pouvions le souhaiter…

En achevant ces paroles, Scheherazade vit qu’il étoit jour. Elle cessa de parler, et le sultan se leva sans rien dire ; mais il se proposa d’entendre jusqu’à la fin l’histoire de Zobéïde et de ce jeune prince, conservé si miraculeusement.

LXVIe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade, impatiente de savoir quel seroit le succès de la navigation de Zobéïde, appela la sultane. « Ma chère sœur, lui dit-elle, poursuivez de grâce l’histoire d’hier ; dites-nous si le jeune prince et Zobéïde arrivèrent heureusement à Bagdad. » « Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade. » Zobéïde reprit ainsi son histoire, en s’adressant toujours au calife :

» Sire, dit-elle, le jeune prince, mes sœurs et moi, nous nous entretenions tous les jours agréablement ensemble ; mais, hélas, notre union ne dura pas long-temps ! Mes sœurs devinrent jalouses de l’intelligence qu’elles remarquèrent entre le jeune prince et moi, et me demandèrent un jour malicieusement ce que nous ferions de lui, lorsque nous serions arrivées à Bagdad. Je m’aperçus bien qu’elles ne me faisoient cette question que pour découvrir mes sentimens. C’est pourquoi, faisant semblant de tourner la chose en plaisanterie, je leur répondis que je le prendrois pour mon époux ; ensuite me tournant vers le prince, je lui dis : « Mon prince, je vous supplie d’y consentir. D’abord que nous serons à Bagdad, mon dessein est de vous offrir ma personne pour être votre très-humble esclave, pour vous rendre mes services, et vous reconnoître pour le maître absolu de mes volontés. »

« Madame, répondit le prince, je ne sais si vous plaisantez ; mais pour moi, je vous déclare fort sérieusement devant mesdames vos sœurs, que dès ce moment j’accepte de bon cœur l’offre que vous me faites, non pas pour vous regarder comme une esclave, mais comme ma dame et ma maîtresse, et je ne prétends avoir aucun empire sur vos actions. » Mes sœurs changèrent de couleur à ce discours, et je remarquai depuis ce temps-là qu’elles n’avoient plus pour moi les mêmes sentimens qu’auparavant.

» Nous étions dans le golfe Persique, et nous approchions de Balsora, où, avec le bon vent que nous avions toujours, j’espérois que nous arriverions le lendemain. Mais la nuit, pendant que je dormois, mes sœurs prirent leur temps, et me jetèrent à la mer ; elles traitèrent de la même sorte le prince, qui fut noyé. Je me soutins quelques momens sur l’eau ; et par bonheur, ou plutôt par miracle, je trouvai fond. Je m’avançai vers une noirceur qui me paroissoit terre, autant que l’obscurité me permettoit de la distinguer. Effectivement je gagnai une plage ; et le jour me fit connoître que j’étois dans une petite isle déserte, située environ à vingt milles de Balsora. J’eus bientôt fait sécher mes habits au soleil ; et en marchant, je remarquai plusieurs sortes de fruits et même de l’eau douce ; ce qui me donna quelqu’espérance que je pourrois conserver ma vie.

» Je me reposois à l’ombre, lorsque je vis un serpent ailé fort gros et fort long, qui s’avançoit vers moi en se démenant à droite et à gauche, et tirant la langue ; cela me fit juger que quelque mal le pressoit. Je me levai ; et m’apercevant qu’il étoit suivi d’un autre serpent plus gros, qui le tenoit par la queue, et faisoit ses efforts pour le dévorer, j’en eus pitié. Au lieu de fuir, j’eus la hardiesse et le courage de prendre une pierre qui se trouva par hasard auprès de moi ; je la jetai de toute ma force contre le plus gros serpent ; je le frappai à la tête, et l’écrasai. L’autre se sentant en liberté, ouvrit aussitôt ses ailes, et s’envola ; je le regardai long-temps en l’air comme une chose extraordinaire ; mais l’ayant perdu de vue, je me rassis à l’ombre dans un autre endroit, et je m’endormis.

» À mon réveil, imaginez-vous quelle fut ma surprise de voir près de moi une femme noire, qui avoit des traits vifs et agréables, et qui tenoit à l’attache deux chiennes de la même couleur. Je me mis sur mon séant, et lui demandai qui elle étoit. « Je suis, me répondit-elle, le serpent que vous avez délivré de son cruel ennemi, il n’y a pas long-temps. J’ai cru ne pouvoir mieux reconnoître le service important que vous m’avez rendu, qu’en faisant l’action que je viens de faire. J’ai su la trahison de vos sœurs ; et pour vous en venger, d’abord que j’ai été libre par votre généreux secours, j’ai appelé plusieurs de mes compagnes, qui sont fées comme moi ; nous avons transporté toute la charge de votre vaisseau dans vos magasins de Bagdad, après quoi nous l’avons submergé. Ces deux chiennes noires sont vos deux sœurs, à qui j’ai donné cette forme. Ce châtiment ne suffit pas, et je veux que vous les traitiez encore de la manière que je vous dirai. »

» À ces mots, la fée m’embrassa étroitement d’un de ses bras, et les deux chiennes de l’autre, et nous transporta chez moi à Bagdad, où je vis dans mon magasin toutes les richesses dont mon vaisseau avoit été chargé. Avant que de me quitter, elle me livra les deux chiennes, et me dit : « Sous peine d’être changée comme elles en chienne, je vous ordonne de la part de celui qui confond les mers, de donner toutes les nuits cent coups de fouet à chacune de vos sœurs, pour les punir du crime qu’elles ont commis contre votre personne et contre le jeune prince qu’elles ont noyé. » Je fus obligée de lui promettre que j’exécuterois son ordre.

Depuis ce temps-là, je les ai traitées chaque nuit à regret, de la même manière dont votre majesté a été témoin. Je leur témoigne par mes pleurs avec combien de douleurs et de répugnance, je m’acquitte d’un si cruel devoir ; et vous voyez bien qu’en cela je suis plus à plaindre qu’à blâmer. S’il y a quelque chose qui me regarde, dont vous puissiez souhaiter d’être informé, ma sœur Amine vous en donnera l’éclaircissement par le récit de son histoire. »

Après avoir écouté Zobéïde avec admiration, le calife fit prier par son grand visir l’agréable Amine de vouloir bien lui expliquer pourquoi elle étoit marquée de cicatrices…

« Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, il est jour, et je ne dois pas arrêter davantage votre majesté. » Schahriar, persuadé que l’histoire que Scheherazade avoit à raconter, seroit le dénouement des précédentes, dit en lui-même : « Il faut que je me donne le plaisir tout entier. » Il se leva, et résolut de laisser vivre encore la sultane ce jour-là.

LXVIIe NUIT.

Dinarzade souhaitoit passionnément d’entendre l’histoire d’Amine ; c’est pourquoi s’étant réveillée de très-bonne heure, elle conjura la sultane de lui apprendre pourquoi l’aimable Amine avoit tout le sein couvert de cicatrices. « J’y consens, répondit Scheherazade : » et pour ne pas perdre le temps, vous saurez qu’Amine, s’adressant au calife, commença son histoire dans ces termes :

HISTOIRE
D’AMINE.


« Commandeur des croyans, dit-elle, pour ne pas répéter les choses dont votre majesté a déjà été instruite par l’histoire de ma sœur, je vous dirai que ma mère ayant pris une maison pour passer son veuvage en particulier, me donna en mariage, avec le bien que mon père m’avoit laissé, à un des plus riches héritiers de cette ville.

» La première année de notre mariage n’étoit pas écoulée, que je demeurai veuve et en possession de tout le bien de mon mari, qui montoit à quatre-vingt-dix mille sequins. Le revenu seul de cette somme suffisoit de reste pour me faire passer ma vie fort honnêtement. Cependant, dès que les premiers six mois de mon deuil furent passés, je me fis faire dix habits différens, d’une si grande magnificence, qu’ils revenoient à mille sequins chacun, et je commençai au bout de l’année à les porter[2].

« Un jour que j’étois seule occupée à mes affaires domestiques, on me vint dire qu’une dame demandoit à me parler. J’ordonnai qu’on la fît entrer. C’étoit une personne fort avancée en âge. Elle me salua en baisant la terre, et me dit en demeurant sur ses genoux : « Ma bonne dame, je vous supplie d’excuser la liberté que je prends de vous venir importuner : la confiance que j’ai en votre charité, me donne cette hardiesse. Je vous dirai, mon honorable dame, que j’ai une fille orpheline qui doit se marier aujourd’hui, qu’elle et moi sommes étrangères, et que nous n’avons pas la moindre connoissance en cette ville. Cela nous donne de la confusion ; car nous voudrions faire connoître à la famille nombreuse avec laquelle nous allons faire alliance, que nous ne sommes pas des inconnues, et que nous avons quelque crédit. C’est pourquoi, ma charitable dame, si vous avez pour agréable d’honorer ces noces de votre présence, nous vous aurons d’autant plus d’obligation, que les dames de notre pays connoîtront que nous ne sommes pas regardées ici comme des misérables, quand elles apprendront qu’une personne de votre rang n’aura pas dédaigné de nous faire un si grand honneur. Mais, hélas, si vous rejetez ma prière, quelle mortification pour nous ! Nous ne savons à qui nous adresser. »

» Ce discours, que la pauvre dame entremêla de larmes, me toucha de compassion. « Ma bonne mère, lui dis-je, ne vous affligez pas ; je veux bien vous faire le plaisir que vous me demandez : dites-moi où il faut que j’aille ; je ne veux que le temps de m’habiller un peu proprement. » La vieille dame, transportée de joie à cette réponse, fut plus prompte à me baiser les pieds, que je ne le fus à l’en empêcher. « Ma charitable dame, reprit-elle en se relevant, Dieu vous récompensera de la bonté que vous avez pour vos servantes, et comblera votre cœur de satisfaction, de même que vous en comblez le nôtre. Il n’est pas encore besoin que vous preniez cette peine ; il suffira que vous veniez avec moi sur le soir, à l’heure que je viendrai vous prendre. Adieu, madame, ajouta-t-elle, jusqu’à l’honneur de vous voir. »

» Aussitôt qu’elle m’eut quittée, je pris celui de mes habits qui me plaisoit davantage, avec un collier de grosses perles, des bracelets, des bagues et des pendans d’oreilles de diamans les plus fins et les plus brillans. J’eus un pressentiment de ce qui me devoit arriver.

» La nuit commençoit à paroître, lorsque la vieille dame arriva chez moi, d’un air qui marquoit beaucoup de joie. Elle me baisa la main, et me dit : « Ma chère dame, les parentes de mon gendre, qui sont les premières dames de la ville, sont assemblées. Vous viendrez quand il vous plaira : me voilà prête à vous servir de guide. » Nous partîmes aussitôt ; elle marcha devant moi, et je la suivis avec un grand nombre de mes femmes esclaves proprement habillées. Nous nous arrêtâmes dans une rue fort large, nouvellement balayée et arrosée, à une grande porte éclairée par un fanal, dont la lumière me fit lire cette inscription qui étoit au-dessus de la porte, en lettres d’or : « C’est ici la demeure éternelle des plaisirs et de la joie » La vieille dame frappa, et l’on ouvrit à l’instant.

» On me conduisit au fond de la cour, dans une grande salle, où je fus reçue par une jeune dame d’une beauté sans pareille. Elle vint au-devant de moi ; et après m’avoir embrassée et fait asseoir près d’elle dans un sofa, où il y avoit un trône d’un bois précieux, rehaussé de diamans : « Madame, me dit-elle, on vous a fait venir ici pour assister à des noces ; mais j’espère que ces noces seront autres que celles que vous vous imaginez. J’ai un frère, qui est le mieux fait et le plus accompli de tous les hommes ; il est si charmé du portrait qu’il a entendu faire de votre beauté, que son sort dépend de vous, et qu’il sera très-malheureux, si vous n’avez pitié de lui. Il sait le rang que vous tenez dans le monde ; et je puis vous assurer que le sien n’est pas indigne de votre alliance. Si mes prières, madame, peuvent quelque chose sur vous, je les joins aux siennes, et vous supplie de ne pas rejeter l’offre qu’il vous fait de vous recevoir pour femme. »

» Depuis la mort de mon mari, je n’avois pas encore eu la pensée de me remarier ; mais je n’eus pas la force de refuser une si belle personne. D’abord que j’eus consenti à la chose par un silence accompagné d’une rougeur qui parut sur mon visage, la jeune dame frappa des mains : un cabinet s’ouvrit aussitôt, et il en sortit un jeune homme d’un air si majestueux, et qui avoit tant de grâce, que je m’estimai heureuse d’avoir fait une si belle conquête. Il prit place auprès de moi ; et je connus par l’entretien que nous eûmes, que son mérite étoit encore au-dessus de ce que sa sœur m’en avoit dit.

» Lorsqu’elle vit que nous étions contens l’un de l’autre, elle frappa des mains une seconde fois, et un cadi[3] entra, qui dressa notre contrat de mariage, le signa, et le fit signer aussi par quatre témoins qu’il avoit amenés avec lui. La seule chose que mon nouvel époux exigea de moi, fut que je ne me ferois point voir, ni ne parlerois à aucun homme qu’à lui ; et il me jura qu’à cette condition, j’aurois tout sujet d’être contente de lui. Notre mariage fut conclu et achevé de cette manière ; ainsi je fus la principale actrice des noces auxquelles j’avois été invitée seulement.

» Un mois après notre mariage, ayant besoin de quelqu’étoffe, je demandai à mon mari la permission de sortir pour aller faire cette emplette. Il me l’accorda, et je pris pour m’accompagner la vieille dame dont j’ai déjà parlé, qui étoit de la maison, et deux de mes femmes esclaves. Quand nous fûmes dans la rue des marchands, la vieille dame me dit : « Ma bonne maîtresse, puisque vous cherchez une étoffe de soie, il faut que je vous mène chez un jeune marchand que je connois ici ; il en a de toutes sortes ; et sans vous fatiguer à courir de boutique en boutique, je puis vous assurer que vous trouverez chez lui ce que vous ne trouveriez pas ailleurs. » Je me laissai conduire, et nous entrâmes dans la boutique d’un jeune marchand assez bien fait. Je m’assis, et lui fis dire par la vieille dame, de me montrer les plus belles étoffes de soie qu’il eût. La vieille vouloit que je lui fisse la demande moi-même ; mais je lui dis qu’une des conditions de mon mariage étoit de ne parler à aucun homme qu’à mon mari, et que je ne devois pas y contrevenir.

» Le marchand me montra plusieurs étoffes, dont l’une m’ayant agréé plus que les autres, je lui fis demander combien il l’estimoit. Il répondit à la vieille ; « Je ne la lui vendrai ni pour or ni pour argent ; mais je lui en ferai un présent, si elle veut bien me permettre de la baiser à la joue. J’ordonnai à la vieille de lui dire qu’il étoit bien hardi de me faire cette proposition. Mais au lieu de m’obéir, elle me représenta que ce que le marchand demandoit, n’étoit pas une chose fort importante, qu’il ne s’agissoit point de parler, mais seulement de présenter la joue, et que ce seroit une affaire bientôt faite. J’avois tant d’envie d’avoir l’étoffe, que je fus assez simple pour suivre ce conseil. La vieille dame et mes femmes se mirent devant, afin qu’on ne me vît pas, et je me dévoilai ; mais au lieu de me baiser, le marchand me mordit jusqu’au sang. La douleur et la surprise furent telles, que j’en tombai évanouie, et je demeurai assez long-temps en cet état, pour donner au marchand celui de fermer sa boutique et de prendre la fuite. Lorsque je fus revenue à moi, je me sentis la joue toute ensanglantée. La vieille dame et mes femmes avoient eu soin de la couvrir d’abord de mon voile, afin que le monde qui accourut, ne s’aperçût de rien, et crût que ce n’étoit qu’une foiblesse qui m’avoit prise…

Scheherazade, en achevant ces dernières paroles, aperçût le jour, et se tut. Le sultan trouva ce qu’il venoit d’entendre assez extraordinaire, et se leva fort curieux d’en apprendre la suite.

LXVIIIe NUIT.

Scheherazade, adressant dès le matin la parole à Dinarzarde : Voici, ma sœur, lui dit-elle, comment Amine reprit son histoire :

» La vieille qui m’accompagnoit, poursuivit-elle, extrêmement mortifiée de l’accident qui m’étoit arrivé, tâcha de me rassurer. « Ma bonne maîtresse, me dit-elle, je vous demande pardon ; je suis cause de ce malheur. Je vous ai amenée chez ce marchand, parce qu’il est de mon pays ; et je ne l’aurois jamais cru capable d’une si grande méchanceté ; mais ne vous affligez pas : ne perdons point de temps, retournons au logis ; je vous donnerai un remède qui vous guérira en trois jours si parfaitement, qu’il n’y paroîtra pas la moindre marque. » Mon évanouissement m’avoit rendue si foible, qu’à peine pouvois-je marcher. J’arrivai néanmoins au logis ; mais je tombai une seconde fois en foiblesse, en entrant dans ma chambre. Cependant la vieille m’appliqua son remède ; je revins à moi, et me mis au lit.

» La nuit venue, mon mari arriva ; il s’aperçut que j’avois la tête enveloppée ; il me demanda ce que j’avois. Je répondis que c’étoit un mal de tête, et j’espérois qu’il en demeureroit là ; mais il prit une bougie, et voyant que j’étois blessée à la joue : « D’où vient cette blessure, me dit-il ? » Quoique je ne fusse pas fort criminelle, je ne pouvois me résoudre à lui avouer la chose : faire cet aveu à un mari, me paroissoit choquer la bienséance. Je lui dis que comme j’allois acheter une étoffe de soie, avec la permission qu’il m’en avoit donnée, un porteur chargé de bois avoit passé si près de moi dans une rue fort étroite, qu’un bâton m’avoit fait une égratignure au visage, mais que c’étoit peu de chose.

» Cette raison mit mon mari en colère. « Cette action, me dit-il, ne demeurera pas impunie. Je donnerai demain ordre au lieutenant de police d’arrêter tous ces brutaux de porteurs, et de les faire tous pendre. » Dans la crainte que j’eus d’être cause de la mort de tant d’innocens, je lui dis : « Seigneur, je serois fâchée qu’on fit une si grande injustice ; gardez-vous bien de la commettre : je me croirois indigne de pardon, si j’avois causé ce malheur. » « Dites-moi donc sincèrement, reprit-il, ce que je dois penser de votre blessure. »

» Je lui repartis qu’elle m’avoit été faite par l’inadvertance d’un vendeur de balais monté sur son âne ; qu’il venoit derrière moi, la tête tournée d’un autre côté ; que son âne m’avoit poussée si rudement, que j’étois tombée, et que j’avois donné de la joue contre du verre. « Cela étant, dit alors mon mari, le soleil ne se lèvera pas demain, que le grand visir Giafar ne soit averti de cette insolence. Il fera mourir tous ces marchands de balais. » « Au nom de Dieu, seigneur, interrompis-je, je vous supplie de leur pardonner ; ils ne sont pas coupables. » « Comment donc, madame, dit-il ; que faut-il que je croie ? Parlez, je veux absolument apprendre de votre bouche la vérité. » « Seigneur, lui répondis-je, il m’a pris un étourdissement, et je suis tombée ; voilà le fait. »

» À ces dernières paroles, mon époux perdit patience. « Ah, s’écria-t-il, c’est trop long-temps écouter des mensonges. » En disant cela, il frappa des mains, et trois esclaves entrèrent. « Tirez-la hors du lit, leur dit-il, étendez-la au milieu de la chambre. » Les esclaves exécutèrent son ordre ; et comme l’un me tenoit par la tête, et l’autre par les pieds, il commanda au troisième d’aller prendre un sabre ; et quand il l’eut apporté : « Frappe, lui dit-il, coupe-lui le corps en deux, et va le jeter dans le Tigre. Qu’il serve de pâture aux poissons : c’est le châtiment que je fais aux personnes à qui j’ai donné mon cœur, et qui me manquent de foi. » Comme il vit que l’esclave ne se hâtoit pas d’obéir : « Frappe donc, continua-t-il. Qui t’arrête ? Qu’attends-tu ? » « Madame, me dit alors l’esclave, vous touchez au dernier moment de votre vie : voyez s’il y a quelque chose dont vous vouliez disposer avant votre mort. »

» Je demandai la liberté de dire un mot. Elle me fut accordée. Je soulevai la tête, et regardant mon époux bien tendrement : « Hélas, lui dis-je, en quel état me voilà réduite ! Il faut donc que je meure dans mes plus beaux jours. » Je voulois poursuivre ; mais mes larmes et mes soupirs m’en empêchèrent. Cela ne toucha pas mon époux. Au contraire, il me fit des reproches, auxquels il eût été inutile de repartir. J’eus recours aux prières ; mais il ne les écouta pas, et il ordonna à l’esclave de faire son devoir. En ce moment la vieille dame qui avoit été nourrice de mon époux, entra ; et se jetant à ses pieds pour tâcher de l’apaiser : « Mon fils, lui dit-elle, pour prix de vous avoir nourri et élevé, je vous conjure de m’accorder sa grâce. Considérez que l’on tue celui qui tue, et que vous allez flétrir votre réputation, et perdre l’estime des hommes. Que ne diront-ils point d’une colère si sanglante ? » Elle prononça ces paroles d’un air si touchant, et elle les accompagna de tant de larmes, qu’elles firent une forte impression sur mon époux. « Hé bien, dit-il à sa nourrice, pour l’amour de vous je lui donne la vie. Mais je veux qu’elle porte des marques qui la fassent souvenir de son crime. »

» À ces mots, un esclave par son ordre, me donna de toute sa force sur les côtes et sur la poitrine, tant de coups d’une petite canne pliante qui enlevoit la peau et la chair, que j’en perdis connoissance. Après cela, il me fit porter par les mêmes esclaves, ministres de sa fureur, dans une maison où la vieille eut grand soin de moi. Je gardai le lit quatre mois. Enfin je guéris ; mais les cicatrices que vous vîtes hier, contre mon intention, me sont restées depuis. Dès que je fus en état de marcher et de sortir, je voulus retourner à la maison que j’avois eue de mon premier mari ; mais je n’y trouvai que la place. Mon second époux, dans l’excès de la colère, ne s’étoit pas contenté de la faire abattre, il avoit fait même raser toute la rue où elle étoit située. Cette violence étoit sans doute inouie ; mais contre qui aurois-je fait ma plainte ? L’auteur avoit pris des mesures pour se cacher, et je n’ai pu le connoître. D’ailleurs, quand je l’aurois connu, ne voyois-je pas bien que le traitement qu’on me faisoit, partoit d’un pouvoir absolu ? Aurois-je osé m’en plaindre ?

» Désolée, dépourvue de toutes choses, j’eus recours à ma chère sœur Zobéïde, qui vient de raconter son histoire à votre majesté, et je lui fis le récit de ma disgrâce. Elle me reçut avec sa bonté ordinaire, et m’exhorta à la supporter patiemment. « Voilà quel est le monde, dit-elle, il nous ôte ordinairement nos biens ou nos amis, ou nos amans, et souvent le tout ensemble. » En même temps pour me prouver ce qu’elle me disoit, elle me raconta la perte du jeune prince, causée par la jalousie de ses deux sœurs. Elle m’apprit ensuite de quelle manière elles avoient été changées en chiennes. Enfin, après m’avoir donné mille marques d’amitié, elle me présenta ma cadette, qui s’étoit retirée chez elle après la mort de notre mère.

» Ainsi, remerciant Dieu de nous avoir toutes trois rassemblées, nous résolûmes de vivre libres sans nous séparer jamais. Il y a long-temps que nous menons cette vie tranquille ; et comme je suis chargée de la dépense de la maison, je me fais un plaisir d’aller moi-même faire les provisions dont nous avons besoin. J’en allai acheter hier, et les fis apporter par un porteur, homme d’esprit et d’humeur agréable, que nous retînmes pour nous divertir. Trois Calenders survinrent au commencement de la nuit, et nous prièrent de leur donner retraite jusqu’à ce matin. Nous les reçûmes à une condition qu’ils acceptèrent ; et après les avoir fait asseoir à notre table, ils nous régaloient d’un concert à leur mode, lorsque nous entendîmes frapper à notre porte. C’etoit trois marchands de Moussoul de fort bonne mine, qui nous demandèrent la même grâce que les Calenders ; nous la leur accordâmes à la même condition. Mais ils ne l’observèrent ni les uns ni les autres ; néanmoins, quoique nous fussions en état aussi bien qu’en droit de les punir, nous nous contentâmes d’exiger d’eux le récit de leur histoire ; et nous bornâmes notre vengeance à les renvoyer ensuite, et à les priver de la retraite qu’ils nous avoient demandée. »

Le calife Haroun Alraschid fut très-content d’avoir appris ce qu’il vouloit savoir, et témoigna publiquement l’admiration que lui causoit tout ce qu’il venoit d’entendre…

« Mais, sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour qui commence à paroître, ne me permet pas de raconter à votre majesté ce que fit le calife pour mettre fin à l’enchantement des deux chiennes noires. » Schahriar, jugeant que la sultane acheveroit la nuit suivante l’histoire des cinq dames et des trois Calenders, se leva, et lui laissa encore la vie jusqu’au lendemain.

LXIXe NUIT.

« Au nom de Dieu, ma sœur, s’écria Dinarzade avant le jour, je vous prie de nous raconter comment les deux chiennes noires reprirent leur première forme, et ce que devinrent les trois Calenders. » « Je vais satisfaire votre curiosité, répondit Scheherazade. » Alors adressant son discours à Schahriar, elle poursuivit dans ces termes :

Sire, le calife ayant satisfait sa curiosité, voulut donner des marques de sa grandeur et de sa générosité aux Calenders princes, et faire sentir aussi aux trois dames des effets de sa bonté. Sans se servir du ministère de son grand-visir, il dit lui-même à Zobéïde : « Madame, cette fée qui se fit voir d’abord à vous en serpent, et qui vous a imposé une si rigoureuse loi, cette fée ne vous a-t-elle point parlé de sa demeure, ou plutôt ne vous promit-elle pas de vous revoir et de rétablir les deux chiennes en leur premier état ? »

« Commandeur des croyans, répondit Zobéïde, j’ai oublié de dire à votre majesté, que la fée me mit entre les mains un petit paquet de cheveux, en me disant qu’un jour j’aurois besoin de sa présence, et qu’alors si je voulois seulement brûler deux brins de ces cheveux, elle seroit à moi dans le moment, quand elle seroit au-delà du mont Caucase. « Madame, reprit le calife, où est ce paquet de cheveux ? » Elle repartit que depuis ce temps-là, elle avoit eu grand soin de le porter toujours avec elle. En effet, elle le tira ; et ouvrant un peu la portière qui la cachoit, elle le lui montra. « Hé bien, répliqua le calife, faisons venir la fée ; vous ne sauriez l’appeler plus à propos, puisque je le souhaite. »

Zobéïde y ayant consenti, on apporta du feu, et Zobéïde mit dessus tout le paquet de cheveux. À l’instant même le palais s’ébranla, et la fée parut devant le calife, sous la figure d’une dame habillée très-magnifiquement. « Commandeur des croyans, dit-elle à ce prince, vous me voyez prête à recevoir vos commandemens. La dame qui vient de m’appeler par votre ordre, m’a rendu un service important. Pour lui en marquer ma reconnoissance, je l’ai vengée de la perfidie de ses sœurs, en les changeant en chiennes ; mais si votre majesté le desire, je vais leur rendre leur figure naturelle. »

« Belle fée, lui répondit le calife, vous ne pouvez me faire un plus grand plaisir : faites-leur cette grâce ; après cela, je chercherai les moyens de les consoler d’une si rude pénitence ; mais auparavant, j’ai encore une prière à vous faire en faveur de la dame qui a été si cruellement maltraitée par un mari inconnu. Comme vous savez une infinité de choses, il est à croire que vous n’ignorez pas celle-ci : obligez-moi de me nommer le barbare qui ne s’est pas contenté d’exercer sur elle une si grande cruauté, mais qui lui a même enlevé très-injustement tout le bien qui lui appartenoit. Je m’étonne qu’une action si injuste, si inhumaine, et qui fait tort à mon autorité, ne soit pas venue jusqu’à moi.»

« Pour faire plaisir à votre majesté, répliqua la fée, je remettrai les deux chiennes en leur premier état ; je guérirai la dame de ses cicatrices, de manière qu’il ne paroîtra pas que jamais elle ait été frappée ; et ensuite je vous nommerai celui qui l’a fait maltraiter ainsi. »

Le calife envoya prendre les deux chiennes chez Zobéïde ; et lorsqu’on les eut amenées, on présenta une tasse pleine d’eau à la fée, qui l’avoit demandée. Elle prononça dessus des paroles que personne n’entendit, et elle en jeta sur Amine et sur les deux chiennes. Elles furent changées en deux dames d’une beauté surprenante, et les cicatrices d’Amine disparurent. Alors la fée dit au calife : « Commandeur des croyans, il faut vous découvrir présentement qui est l’époux inconnu que vous cherchez. Il vous appartient de fort près, puisque c’est le prince Amin, votre fils aîné, frère du prince Mamoun, son cadet. Étant devenu passionnément amoureux de cette dame, sur le récit qu’on lui avoit fait de sa beauté, il trouva un prétexte pour l’attirer chez lui, où il l’épousa. À l’égard des coups qu’il lui a fait donner, il est excusable en quelque façon. La dame son épouse avoit eu un peu trop de facilité ; et les excuses qu’elle lui avoit apportées, étoient capables de faire croire qu’elle avoit fait plus de mal qu’il n’y en avoit. C’est tout ce que je puis dire pour satisfaire votre curiosité. » En achevant ces paroles, elle salua le calife, et disparut.

Ce prince, rempli d’admiration, et content des changemens qui venoient d’arriver par son moyen, fit des actions dont il sera parlé éternellement. Il fit premièrement appeler le prince Amin, son fils, lui dit qu’il savoit son mariage secret, et lui apprit la cause de la blessure d’Amine. Le prince n’attendit pas que son père lui parlât de la reprendre, il la reprit à l’heure même.

Le calife déclara ensuite qu’il donnoit son cœur et sa main à Zobéïde, et proposa les trois autres sœurs aux trois Calenders, fils de rois, qui les acceptèrent pour femmes avec beaucoup de reconnoissance. Le calife leur assigna à chacun un palais magnifique dans la ville de Bagdad ; il les éleva aux premières charges de son empire, et les admit dans ses conseils. Le premier cadi de Bagdad, appelé avec des témoins, dressa les contrats de mariage ; et le fameux calife Haroun Alraschid, en faisant le bonheur de tant de personnes qui avoient éprouvé des disgrâces incroyables, s’attira mille bénédictions.

Il n’étoit pas jour encore lorsque Scheherazade acheva cette histoire, qui avoit été tant de fois interrompue et continuée. Cela lui donna lieu d’en commencer une autre. Ainsi adressant la parole au sultan, elle lui dit :


Notes
  1. Cet avertissement est de M. Galland. La suppression n’a lieu qu’à commencer de l’histoire de Sindbad le marin, page 58.
  2. Tout ce qui est dit ici sur le deuil, est non-seulement contraire aux usages de Mahométans ; mais même aux préceptes de l’Alcoran. En général, on ne connoît point de deuil parmi les sectateurs de Mahomet : les défenses de l’alcoran sont là-dessus expresses ; et pour punir une personne qui s’arracheroit les cheveux en signe de deuil : « le grand Dieu, disent-ils, lui bâtiroit autant de maisons dans l’enfer, qu’elle se seroit arrachée de poils sur la tête » ; ils croient encore que Dieu retrécira le tombeau de tous ceux qui auront porté les habits noirs pendant leur vie, et qu’ils ressusciteront aveugles. Cette opinion tient à celle de la parfaite résignation aux volontés de Dieu, qui est un des dogmes fondamentaux du Mahométisme, et que l’on a souvent, mais, mal-à-propos, confondu avec le fatalisme. Cependant les Persans, sectateurs d’Ali, ont un deuil de quarante jours ; ils portent pendant neuf jours seulement des vêtemens d’une couleur foncée ; mais ils ont pour l’habillement noir la même aversion que les autres Mahométans.
  3. Ce mot vient du mot arabe Kadi, juge. C’est le nom qu’on donne aux juges des causes civiles, dans presque tout l’Orient. Ils font aussi les fonctions de notaire.

HISTOIRE
DE SINDBAD LE MARIN.


Sire, sous le règne de ce même calife Haroun Alraschid, dont je viens de parler, il y avoit à Bagdad un pauvre porteur qui se nommoit Hindbad. Un jour qu’il faisoit une chaleur excessive, il portoit une charge très-pesante d’une extrémité de la ville à une autre. Comme il étoit fort fatigué du chemin qu’il avoit déjà fait, et qu’il lui en restoit encore beaucoup à faire, il arriva dans une rue où régnoit un doux zéphir, et dont le pavé étoit arrosé d’eau de rose. Ne pouvant désirer un vent plus favorable pour se reposer et reprendre de nouvelles forces, il posa sa charge à terre et s’assit dessus auprès d’une grande maison.

Il se sut bientôt très-bon gré de s’être arrêté en cet endroit ; car son odorat fut agréablement frappé d’un parfum exquis de bois d’aloës et de pastilles, qui sortoit par les fenêtres de cet hôtel, et qui, se mêlant avec l’odeur de l’eau de rose, achevoit d’embaumer l’air. Outre cela, il ouït en dedans un concert de divers instrumens, accompagnés du ramage harmonieux d’un grand nombre de rossignols et d’autres oiseaux particuliers au climat de Bagdad. Cette gracieuse mélodie et la fumée de plusieurs sortes de viandes qui se faisoient sentir, lui firent juger qu’il y avoit là quelque festin, et qu’on s’y réjouissoit. Il voulut savoir qui demeuroit en cette maison qu’il ne connoissoit pas bien, parce qu’il n’avoit pas eu occasion de passer souvent par cette rue. Pour satisfaire sa curiosité, il s’approcha de quelques domestiques qu’il vit à la porte, magnifiquement habillés, et demanda à l’un d’entr’eux comment s’appeloit le maître de cet hôtel. « Hé quoi, lui répondit le domestique, vous demeurez à Bagdad, et vous ignorez que c’est ici la demeure du seigneur Sindbad le marin, de ce fameux voyageur qui a parcouru toutes les mers que le soleil éclaire ? » Le porteur, qui avoit ouï parler des richesses de Sindbad, ne put s’empêcher de porter envie à un homme dont la condition lui paroissoit aussi heureuse qu’il trouvoit la sienne déplorable. L’esprit aigri par ses réflexions, il leva les yeux au ciel, et dit assez haut pour être entendu : « Puissant créateur de toutes choses, considérez la différence qu’il y a entre Sindbad et moi ; je souffre tous les jours mille fatigues et mille maux ; et j’ai bien de la peine à me nourrir, moi et ma famille, de mauvais pain d’orge, pendant que l’heureux Sindbad dépense avec profusion d’immenses richesses, et mène une vie pleine de délices. Qu’a-t-il fait pour obtenir de vous une destinée si agréable ? Qu’ai-je fait pour en mériter une si rigoureuse ? » En achevant ces paroles, il frappa du pied contre terre, comme un homme entièrement possédé de sa douleur et de son désespoir.

Il étoit encore occupé de ses tristes pensées, lorsqu’il vit sortir de l’hôtel un valet qui vint à lui, et qui, le prenant par le bras, lui dit : « Venez, suivez-moi, le seigneur Sindbad, mon maître, veut vous parler. »

Le jour qui parut en cet endroit, empêcha Scheherazade de continuer cette histoire ; mais elle la reprit ainsi le lendemain :

LXXe NUIT.

Sire, votre majesté peut aisément s’imaginer qu’Hindbad ne fut pas peu surpris du compliment qu’on lui faisoit. Après le discours qu’il venoit de tenir, il avoit sujet de craindre que Sindbad ne l’envoyât chercher pour lui faire quelque mauvais traitement ; c’est pourquoi il voulut s’excuser sur ce qu’il ne pouvoit abandonner sa charge au milieu de la rue ; mais le valet de Sindbad l’assura qu’on y prendroit garde, et le pressa tellement sur l’ordre dont il étoit chargé, que le porteur fut obligé de se rendre à ses instances.

Le valet l’introduisit dans une grande salle, où il y avoit un bon nombre de personnes autour d’une table couverte de toutes sortes de mets délicats. On voyoit à la place d’honneur un personnage grave, bien fait et vénérable par une longue barbe blanche ; et derrière lui, étoit debout une foule d’officiers et de domestiques fort empressés à le servir. Ce personnage étoit Sindbad. Le porteur, dont le trouble s’augmenta à la vue de tant de monde et d’un festin si superbe, salua la compagnie en tremblant. Sindbad lui dit de s’approcher ; et après l’avoir fait asseoir à sa droite, il lui servit à manger lui-même, et lui fit donner à boire d’un excellent vin, dont le buffet étoit abondamment garni.

Sur la fin du repas, Sindbad, remarquant que ses convives ne mangeoient plus, prit la parole ; et s’adressant à Hindbad, qu’il traita de frère, selon la coutume des Arabes lorsqu’ils se parlent familièrement, lui demanda comment il se nommoit, et quelle étoit sa profession. « Seigneur, lui répondit-il, je m’appelle Hindbad. » « Je suis bien aise de vous voir, reprit Sindbad, et je vous réponds que la compagnie vous voit aussi avec plaisir ; mais je souhaiterois d’apprendre de vous-même ce que vous disiez tantôt dans la rue. » Sindbad, avant que de se mettre à table, avoit entendu tout son discours par la fenêtre ; et c’étoit ce qui l’avoit engagé à le faire appeler.

À cette demande, Hindbad, plein de confusion, baissa la tête, et repartit : « Seigneur, je vous avoue que ma lassitude m’avoit mis en mauvaise humeur, et il m’est échappé quelques paroles indiscrètes que je vous supplie de me pardonner. » « Oh ne croyez pas, reprit Sindbad, que je sois assez injuste pour en conserver du ressentiment. J’entre dans votre situation ; au lieu de vous reprocher vos murmures, je vous plains ; mais il faut que je vous tire d’une erreur où vous me paroissez être à mon égard. Vous vous imaginez, sans doute, que j’ai acquis sans peine et sans travail toutes les commodités et le repos dont vous voyez que je jouis ; désabusez-vous. Je ne suis parvenu à un état si heureux, qu’après avoir souffert durant plusieurs années tous les travaux du corps et de l’esprit que l’imagination peut concevoir. Oui, seigneurs, ajouta-t-il en s’adressant à toute la compagnie, je puis vous assurer que ces travaux sont si extraordinaires, qu’ils sont capables d’ôter aux hommes les plus avides de richesses, l’envie fatale de traverser les mers pour en acquérir. Vous n’avez peut-être entendu parler que confusément de mes étranges aventures, et des dangers que j’ai courus sur mer dans les sept voyages que j’ai faits ; et puisque l’occasion s’en présente, je vais vous en faire un rapport fidèle : je crois que vous ne serez pas fâchés de l’entendre. »

Comme Sindbad vouloit raconter son histoire, particulièrement à cause du porteur, avant que de la commencer, il ordonna qu’on fît porter la charge qu’il avoit laissée dans la rue, au lieu où Hindbad marqua qu’il souhaitoit qu’elle fût portée. Après cela, il parla dans ces termes :

PREMIER VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« J’avois hérité de ma famille des biens considérables, j’en dissipai la meilleure partie dans les débauches de ma jeunesse ; mais je revins de mon aveuglement, et rentrant en moi-même, je reconnus que les richesses étoient périssables, et qu’on en voyoit bientôt la fin quand on les ménageoit aussi mal que je faisois. Je pensai de plus que je consumois malheureusement dans une vie déréglée, le temps, qui est la chose du monde la plus précieuse. Je considérai encore que c’étoit la dernière et la plus déplorable de toutes les misères, que d’être pauvre dans la vieillesse. Je me souvins de ces paroles du grand Salomon, que j’avois autrefois ouï dire à mon père : « Il est moins fâcheux d’être dans le tombeau que dans la pauvreté. »

» Frappé de toutes ces réflexions, je ramassai les débris de mon patrimoine. Je vendis à l’encan en plein marché, tout ce que j’avois de meubles. Je me liai ensuite avec quelques marchands qui négocioient par mer. Je consultai ceux qui me parurent capables de me donner de bons conseils. Enfin, je résolus de faire profiter le peu d’argent qui me restoit ; et dès que j’eus pris cette résolution, je ne tardai guère à l’exécuter. Je me rendis à Balsora[1], où je m’embarquai avec plusieurs marchands sur un vaisseau que nous avions équipé à frais communs.

» Nous mîmes à la voile, et prîmes la route des Indes orientales par le golfe Persique, qui est formé par les côtes de l’Arabie heureuse à la droite, et par celles de Perse à la gauche, et dont la plus grande largeur est de soixante et dix lieues, selon la commune opinion. Hors de ce golfe, la mer du Levant, la même que celle des Indes, est très-spacieuse : elle a d’un côté pour bornes les côtes d’Abyssinie, et quatre mille cinq cents lieues de longueur jusqu’aux isles de Vakvak[2]. Je fus d’abord incommodé de ce qu’on appelle le mal de mer ; mais ma santé se rétablit bientôt, et depuis ce temps-là, je n’ai point été sujet à cette maladie.

» Dans le cours de notre navigation, nous abordâmes à plusieurs isles, et nous y vendîmes ou échangeâmes nos marchandises. Un jour que nous étions à la voile, le calme nous prit vis-à-vis une petite isle presque à fleur d’eau, qui ressembloit à une prairie par sa verdure. Le capitaine fit plier les voiles, et permit de prendre terre aux personnes de l’équipage qui voulurent y descendre. Je fus du nombre de ceux qui y débarquèrent. Mais dans le temps que nous nous divertissions à boire et à manger, et à nous délasser de la fatigue de la mer, l’isle trembla tout-à-coup, et nous donna une rude secousse…

À ces mots, Scheherazade s’arrêta, parce que le jour commençoit à paroître. Elle reprit ainsi son discours sur la fin de la nuit suivante :

LXXIe NUIT.

Sire, Sindbad poursuivant son histoire : « On s’aperçut, dit-il, du tremblement de l’isle dans le vaisseau, d’où l’on nous cria de nous rembarquer promptement ; que nous allions tous périr ; que ce que nous prenions pour une isle, étoit le dos d’une baleine. Les plus diligens se sauvèrent dans la chaloupe, d’autres se jetèrent à la nage. Pour moi, j’étois encore sur l’isle, ou plutôt sur la baleine, lorsqu’elle se plongea dans la mer, et je n’eus que le temps de me prendre à une pièce de bois qu’on avoit apportée du vaisseau pour faire du feu. Cependant le capitaine, après avoir reçu sur son bord les gens qui étoient dans la chaloupe, et recueilli quelques-uns de ceux qui nageoient, voulut profiter d’un vent frais et favorable qui s’étoit élevé, il fit hisser les voiles, et m’ôta par-là l’espérance de gagner le vaisseau.

» Je demeurai donc à la merci des flots, poussé tantôt d’un côté, et tantôt d’un autre ; je disputai contr’eux ma vie tout le reste du jour et de la nuit suivante. Je n’avois plus de force le lendemain, et je désespérois d’éviter la mort, lorsqu’une vague me jeta heureusement contre une isle. Le rivage en étoit haut et escarpé, et j’aurois eu beaucoup de peine à y monter, si quelques racines d’arbres que la fortune sembloit avoir conservées en cet endroit pour mon salut, ne m’en eussent donné le moyen. Je m’étendis sur la terre, où je demeurai à demi mort, jusqu’à ce qu’il fût grand jour et que le soleil parût.

» Alors, quoique je fusse très-foible à cause du travail de la mer, et parce que je n’avois pris aucune nourriture depuis le jour précédent, je ne laissai pas de me traîner en cherchant des herbes bonnes à manger. J’en trouvai quelques-unes, et j’eus le bonheur de rencontrer une source d’eau excellente, qui ne contribua pas peu à me rétablir. Les forces m’étant revenues, je m’avançai dans l’île, marchant sans tenir de route assurée. J’entrai dans une belle plaine, où j’aperçus de loin un cheval qui paissoit. Je portai mes pas de ce côté-là, flottant entre la crainte et la joie ; car j’ignorois si je n’allois pas chercher ma perte plutôt qu’une occasion de mettre ma vie en sûreté. Je remarquai en approchant que c’étoit une cavale attachée à un piquet. Sa beauté attira mon attention ; mais pendant que je la regardois, j’entendis la voix d’un homme qui parloit sous terre. Un moment après, cet homme parut, vint à moi, et me demanda qui j’étois. Je lui racontai mon aventure ; après quoi me prenant par la main, il me fit entrer dans une grotte, où il y avoit d’autres personnes qui ne furent pas moins étonnées de me voir, que je l’étois de les trouver là.

» Je mangeai de quelques mets qu’ils me présentèrent ; puis leur ayant demandé ce qu’ils faisoient dans un lieu qui me paroissoit si désert, ils répondirent qu’ils étoient palefreniers du roi Mihrage, souverain de cette isle ; que chaque année, dans la même saison, ils avoient coutume d’y amener les cavales du roi, qu’ils attachoient de la manière que je l’avois vu, pour les faire couvrir par un cheval marin qui sortoit de la mer ; que le cheval marin, après les avoir couvertes, se mettoit en état de les dévorer ; mais qu’ils l’en empêchoient par leurs cris, et l’obligeoient à rentrer dans la mer ; que les cavales étant pleines, ils les ramenoient, et que les chevaux qui en naissoient, étoient destinés pour le roi, et appelés chevaux marins. Ils ajoutèrent qu’ils devoient partir le lendemain, et que si je fusse arrivé un jour plus tard, j’aurois péri infailliblement, parce que les habitations étoient éloignées, et qu’il m’eût été impossible d’y arriver sans guide.

» Tandis qu’ils m’entretenoient ainsi, le cheval marin sortit de la mer, comme ils me l’avoient dit, se jeta sur la cavale, la couvrit et voulut ensuite la dévorer ; mais au grand bruit que firent les palefreniers, il lâcha prise, et alla se replonger dans la mer.

» Le lendemain, ils reprirent le chemin de la capitale de l’isle avec les cavales, et je les accompagnai. À notre arrivée, le roi Mihrage à qui je fus présenté, me demanda qui j’étois, et par quelle aventure je me trouvois dans ses états. Dès que j’eus pleinement satisfait sa curiosité, il me témoigna qu’il prenoit beaucoup de part à mon malheur. En même temps, il ordonna qu’on eût soin de moi, et que l’on me fournît toutes les choses dont j’aurois besoin. Cela fut exécuté de manière que j’eus sujet de me louer de sa générosité et de l’exactitude de ses officiers.

» Comme j’étois marchand, je fréquentai les gens de ma profession. Je recherchois particulièrement ceux qui étoient étrangers, tant pour apprendre d’eux des nouvelles de Bagdad, que pour en trouver quelqu’un avec qui je pusse y retourner ; car la capitale du roi Mihrage est située sur le bord de la mer, et a un beau port où il aborde tous les jours des vaisseaux de différens endroits du monde. Je cherchois aussi la compagnie des savans des Indes, et je prenois plaisir à les entendre parler ; mais cela ne m’empêchoit pas de faire ma cour au roi très-régulièrement, ni de m’entretenir avec des gouverneurs et de petits rois, ses tributaires, qui étoient auprès de sa personne. Ils me faisoient mille questions sur mon pays ; et de mon côté, voulant m’instruire des mœurs et des lois de leurs états, je leur demandois tout ce qui me sembloit mériter ma curiosité.

Il y a sous la domination du roi Mihrage, une isle qui porte le nom de Cassel. On m’avoit assuré qu’on y entendoit toutes les nuits un son de tymbales ; ce qui a donné lieu à l’opinion qu’ont les matelots, que Degial y fait sa demeure[3]. Il me prit envie d’être témoin de cette merveille, et je vis dans mon voyage des poissons longs de cent et de deux cents coudées, qui font plus de peur que de mal. Ils sont si timides, qu’on les fait fuir en frappant sur des ais. Je remarquai d’autres poissons qui n’étoient que d’une coudée, et qui ressembloient par la tête à des hiboux.

» À mon retour, comme j’étois un jour sur le port, un navire y vint aborder. Dès qu’il fut à l’ancre, on commença à décharger les marchandises ; et les marchands à qui elles appartenoient, les faisoient transporter dans des magasins. En jetant les yeux sur quelques ballots et sur l’écriture qui marquoit à qui ils étoient, je vis mon nom dessus. Après les avoir attentivement examinés, je ne doutai pas que ce ne fussent ceux que j’avois fait charger sur le vaisseau où je m’étois embarqué à Balsora. Je reconnus même le capitaine ; mais comme j’étois persuadé qu’il me croyoit mort, je l’abordai, et lui demandai à qui appartenoient les ballots que je voyois. « J’avois sur mon bord, me répondit-il, un marchand de Bagdad, qui se nommoit Sindbad. Un jour que nous étions près d’une isle, à ce qu’il nous paroissoit, il mit pied à terre avec plusieurs passagers dans cette isle prétendue, qui n’étoit autre chose qu’une baleine d’une grosseur énorme, qui s’étoit endormie à fleur d’eau. Elle ne se sentit pas plutôt échauffée par le feu qu’on avoit allumé sur son dos pour faire la cuisine, qu’elle commença à se mouvoir et à s’enfoncer dans la mer. La plupart des personnes qui étoient dessus, se noyèrent, et le malheureux Sindbad fut de ce nombre. Ces ballots étoient à lui, et j’ai résolu de les négocier jusqu’à ce que je rencontre quelqu’un de sa famille à qui je puisse rendre le profit que j’aurai fait avec le principal. » « Capitaine, lui dis-je alors, je suis ce Sindbad que vous croyez mort, et qui ne l’est pas : ces ballots sont mon bien et ma marchandise… »

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; mais elle continua le lendemain de cette sorte :

LXXIIe NUIT.

Sindbad, poursuivant son histoire, dit à la compagnie :

» Quand le capitaine du vaisseau m’entendit parler ainsi : « Grand Dieu, s’écria-t-il, à qui se fier aujourd’hui ? Il n’y a plus de bonne foi parmi les hommes. J’ai vu de mes propres yeux périr Sindbad ; les passagers qui étoient sur mon bord, l’ont vu comme moi ; et vous osez dire que vous êtes ce Sindbad ! Quelle audace ! À vous voir, il semble que vous soyez un homme de probité ; cependant vous dites une horrible fausseté pour vous emparer d’un bien qui ne vous appartient pas. » « Donnez-vous patience, repartis-je au capitaine, et me faites la grâce d’écouter ce que j’ai à vous dire. » « Hé bien, reprit-il, que direz-vous ? Parlez, je vous écoute. » Je lui racontai alors de quelle manière je m’étois sauvé, et par quelle aventure j’avais rencontré les palefreniers du roi Mihrage, qui m’avoient amené à sa cour.

» Il se sentit ébranlé de mon discours ; mais il fut bientôt persuadé que je n’étois pas un imposteur ; car arriva des gens de son navire qui me reconnurent et me firent de grands complimens, en me témoignant la joie qu’ils avoient de me revoir. Enfin, il me reconnut aussi lui-même ; et se jetant à mon cou : « Dieu soit loué, me dit-il, de ce que vous êtes heureusement échappé d’un si grand danger ; je ne puis assez vous marquer le plaisir que j’en ressens. Voilà votre bien, prenez-le, il est à vous : faites-en ce qu’il vous plaira. » Je le remerciai, je louai sa probité ; et pour la reconnoître, je le priai d’accepter quelques marchandises que je lui présentai ; mais il les refusa.

» Je choisis ce qu’il y avoit de plus précieux dans mes ballots, et j’en fis présent au roi Mihrage. Comme ce prince savoit la disgrâce qui m’étoit arrivée, il me demanda où j’avois pris des choses si rares. Je lui contai par quel hasard je venois de les recouvrer ; il eut la bonté de m’en témoigner de la joie ; il accepta mon présent et m’en fit de beaucoup plus considérables. Après cela, je pris congé de lui, et me rembarquai sur le même vaisseau. Mais avant mon embarquement, j’échangeai les marchandises qui me restaient contre d’autres du pays. J’emportai avec moi du bois d’aloës, de sandal, du camphre, de la muscade, du clou de girofle, du poivre, et du gingembre. Nous passâmes par plusieurs isles, et nous abordâmes enfin à Balsora, d’où j’arrivai en cette ville avec la valeur d’environ cent mille sequins. Ma famille me reçut, et je la revis avec tous les transports que peut causer une amitié vive et sincère. J’achetai des esclaves de l’un et de l’autre sexe, de belles terres, et je fis une grosse maison. Ce fut ainsi que je m’établis, résolu d’oublier les maux que j’avois soufferts, et de jouir des plaisirs de la vie. »

Sindbad s’étant arrêté en cet endroit, ordonna aux joueurs d’instrumens de recommencer leurs concerts, qu’il avoit interrompus par le récit de son histoire. On continua jusqu’au soir de boire et de manger ; et lorsqu’il fut temps de se retirer, Sindbad se fit apporter une bourse de cent sequins, et la donnant au porteur : « Prenez, Hindbad, lui dit-il, retournez chez vous, et revenez demain entendre la suite de mes aventures. » Le porteur se retira fort confus de l’honneur et du présent qu’il venoit de recevoir. Le récit qu’il en fit à son logis, fut très-agréable à sa femme et à ses enfans, qui ne manquèrent pas de remercier Dieu du bien que la Providence leur faisoit par l’entremise de Sindbad.

Hindbad s’habilla le lendemain plus proprement que le jour précédent, et retourna chez le voyageur libéral, qui le reçut d’un air riant, et lui fit mille caresses. D’abord que les conviés furent tous arrivés, on servit et l’on tint table fort long-temps. Le repas fini, Sindbad prit la parole, et s’adressant à la compagnie : « Seigneurs, dit-il, je vous prie de me donner audience, et de vouloir bien écouter les aventures de mon second voyage ; elles sont plus dignes de votre attention que celles du premier. » Tout le monde garda le silence, et Sindbad parla en ces termes :


Notes
  1. Ou Bassora, grande ville d’Asie, au-dessous du confluent du Tigre et de l’Euphrate, dans l’Irac Arabique, fondée par les ordres d’Omar, troisième calife, en 636. Les Turcs en sont les maîtres depuis 1668. Il s’y fait un très-grand commerce.
  2. Ces isles, selon les Arabes, sont au-delà de la Chine, et ainsi appelées d’un arbre qui porte un fruit de ce nom. Ce sont probablement les isles du Japon.
  3. Degial ou l’Ante-Christ. Les Mahométans croient, comme les Chrétiens, que l’Ante-Christ viendra pervertir les hommes à la fin du monde ; mais ils croient de plus qu’il n’aura qu’un œil et qu’un sourcil ; qu’il conquerra toute la terre, excepté la Mecque, Medine, Tarse et Jérusalem, qui seront préservées par des anges qu’il verra à l’entour ; enfin, ils ajoutent qu’il sera vaincu par Jésus-Christ, qui viendra le combattre.

SECOND VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« J’avois résolu, après mon premier voyage, de passer tranquillement le reste de mes jours à Bagdad, comme j’eus l’honneur de vous le dire hier. Mais je ne fus pas long-temps sans m’ennuyer d’une vie oisive ; l’envie de voyager et de négocier par mer, me reprit : j’achetai des marchandises propres à faire le trafic que je méditois, et je partis une seconde fois avec d’autres marchands dont la probité m’étoit connue. Nous nous embarquâmes sur un bon navire ; et après nous être recommandés à Dieu, nous commençâmes notre navigation.

» Nous allions d’isles en isles, et nous y faisions des trocs fort avantageux. Un jour nous descendîmes dans une de ces isles, couverte de plusieurs sortes d’arbres fruitiers, mais si déserte, que nous n’y découvrîmes aucune habitation, ni même aucune personne. Nous allâmes prendre l’air dans les prairies et le long des ruisseaux qui les arrosoient.

» Pendant que les uns se divertissoient à cueillir des fleurs, et les autres des fruits, je pris mes provisions et du vin que j’avois apporté, et je m’assis près d’une eau coulante entre de grands arbres qui formoient un bel ombrage. Je fis un assez bon repas de ce que j’avois ; après quoi le sommeil vint s’emparer de mes sens. Je ne vous dirai pas si je dormis long-temps ; mais quand je me réveillai, je ne vis plus le navire à l’ancre…

Là, Scheherazade fut obligée d’interrompre son récit, parce qu’elle vit que le jour paroissoit, mais la nuit suivante elle continua de cette manière le second voyage de Sindbad :

LXXIIIe NUIT.

» Je fus bien étonné, dit Sindbad, de ne plus voir le vaisseau à l’ancre ; je me levai, je regardai de toutes parts, et je ne vis pas un des marchands qui étoient descendus dans l’isle avec moi. J’aperçus seulement le navire à la voile, mais si éloigné que je le perdis de vue peu de temps après.

» Je vous laisse à imaginer les réflexions que je fis dans un état si triste. Je pensai mourir de douleur. Je poussai des cris épouvantables ; je me frappai la tête, et me jetai par terre, où je demeurai long-temps abymé dans une confusion mortelle de pensées toutes plus affligeantes les unes que les autres. Je me reprochai cent fois de ne m’être pas contenté de mon premier voyage, qui devoit m’avoir fait perdre pour jamais l’envie d’en faire d’autres. Mais tous mes regrets étoient inutiles, et mon repentir hors de saison.

» À la fin, je me résignai à la volonté de Dieu ; et sans savoir ce que je deviendrois, je montai au haut d’un grand arbre, d’où je regardai de tous côtés pour voir si je ne découvrirois rien qui pût me donner quelqu’espérance. En jetant les yeux sur la mer, je ne vis que de l’eau et le ciel ; mais ayant aperçu du côté de la terre quelque chose de blanc, je descendis de l’arbre ; et avec ce qui me restoit de vivres, je marchai vers cette blancheur, qui étoit si éloignée, que je ne pouvois pas bien distinguer ce que c’étoit.

Lorsque j’en fus à une distance raisonnable, je remarquai que c’étoit une boule blanche, d’une hauteur et d’une grosseur prodigieuse. Dès que j’en fus près, je la touchai, et la trouvai fort douce. Je tournai à l’entour, pour voir s’il n’y avoit point d’ouverture ; je n’en pus découvrir aucune, et il me parut qu’il étoit impossible de monter dessus, tant elle étoit unie. Elle pouvoit avoir cinquante pas en rondeur.

» Le soleil alors étoit prêt à se coucher. L’air s’obscurcit tout-à-coup, comme s’il eût été couvert d’un nuage épais. Mais si je fus étonné de cette obscurité, je le fus bien davantage, quand je m’aperçus que ce qui la causoit, étoit un oiseau d’une grandeur et d’une grosseur extraordinaire, qui s’avançoit de mon côté en volant. Je me souvins d’un oiseau appelé Roc, dont j’avois souvent ouï parler aux matelots, et je conçus que la grosse boule que j’avois tant admirée, devoit être un œuf de cet oiseau. En effet, il s’abattit et se posa dessus, comme pour le couver. En le voyant venir, je m’étois serré fort près de l’œuf, de sorte que j’eus devant moi un des pieds de l’oiseau ; et ce pied étoit aussi gros qu’un gros tronc d’arbre. Je m’y attachai fortement avec la toile dont mon turban étoit environné, dans l’espérance que le Roc, lorsqu’il reprendroit son vol le lendemain, m’emporteroit hors de cette isle déserte. Effectivement, après avoir passé la nuit en cet état, d’abord qu’il fut jour, l’oiseau s’envola, et m’enleva si haut, que je ne voyois plus la terre ; puis il descendit tout-à-coup avec tant de rapidité, que je ne me sentois pas. Lorsque le Roc fut posé, et que je me vis à terre, je déliai promptement le nœud qui me tenoit attaché à son pied. J’avois à peine achevé de me détacher, qu’il donna du bec sur un serpent d’une longueur inouïe. Il le prit, et s’envola aussitôt.

» Le lieu où il me laissa, étoit une vallée très-profonde, environnée de toutes parts de montagnes si hautes qu’elles se perdoient dans la nue, et tellement escarpées, qu’il n’y avoit aucun chemin par où l’on y pût monter. Ce fut un nouvel embarras pour moi ; et comparant cet endroit à l’isle déserte que je venois de quitter, je trouvai que je n’avois rien gagné au change.

» En marchant par cette vallée, je remarquai qu’elle étoit parsemée de diamans, dont il y en avoit d’une grosseur surprenante ; je pris beaucoup de plaisir à les regarder ; mais j’aperçus bientôt de loin des objets qui diminuèrent fort ce plaisir, et que je ne pus voir sans effroi. C’étoit un grand nombre de serpens si gros et si longs, qu’il n’y en avoit pas un qui n’eût englouti un éléphant. Ils se retiroient pendant le jour dans leurs antres où ils se cachoient à cause du Roc leur ennemi, et ils n’en sortoient que la nuit.

» Je passai la journée à me promener dans la vallée, et à me reposer de temps en temps dans les endroits les plus commodes. Cependant le soleil se coucha ; et à l’entrée de la nuit, je me retirai dans une grotte où je jugeai que je serois en sûreté. J’en bouchai l’entrée, qui étoit basse et étroite, avec une pierre assez grosse pour me garantir des serpens, mais qui n’étoit pas assez juste pour empêcher qu’il n’y entrât un peu de lumière. Je soupai d’une partie de mes provisions, au bruit des serpens qui commencèrent à paroître. Leurs affreux sifflemens me causèrent une frayeur extrême, et ne me permirent pas, comme vous pouvez penser, de passer la nuit fort tranquillement. Le jour étant venu, les serpens se retirèrent. Alors je sortis de ma grotte en tremblant, et je puis dire que je marchai long-temps sur des diamans sans en avoir la moindre envie. À la fin, je m’assis ; et malgré l’inquiétude dont j’étois agité, comme je n’avois pas fermé l’œil de toute la nuit, je m’endormis après avoir fait encore un repas de mes provisions. Mais j’étois à peine assoupi, que quelque chose qui tomba près de moi avec grand bruit, me réveilla. C’étoit une grosse pièce de viande fraîche ; et dans le moment, j’en vis rouler plusieurs autres du haut des rochers en différens endroits.

» J’avois toujours tenu pour un conte fait à plaisir, ce que j’avois ouï dire plusieurs fois à des matelots et à d’autres personnes, touchant la vallée des diamans, et l’adresse dont se servoient quelques marchands pour en tirer ces pierres précieuses. Je connus bien qu’ils m’avoient dit la vérité. En effet, ces marchands se rendent auprès de cette vallée dans le temps que les aigles ont des petits. Ils découpent de la viande et la jettent par grosses pièces dans la vallée, les diamans sur la pointe desquels elles tombent, s’y attachent. Les aigles, qui sont en ce pays-là plus forts qu’ailleurs, vont fondre sur ces pièces de viande, et les emportent dans leurs nids au haut des rochers, pour servir de pâture à leurs aiglons. Alors les marchands courant aux nids, obligent, par leurs cris, les aigles à s’éloigner, et prennent les diamans qu’ils trouvent attachés aux pièces de viande. Ils se servent de cette ruse, parce qu’il n’y a pas d’autre moyen de tirer les diamans de cette vallée, qui est un précipice dans lequel on ne sauroit descendre.

» J’avois cru jusque-là qu’il ne me seroit pas possible de sortir de cet abyme, que je regardois comme mon tombeau ; mais je changeai de sentiment ; et ce que je venois de voir, me donna lieu d’imaginer le moyen de conserver ma vie…

Le jour qui parut en cet endroit, imposa silence à Scheherazade ; mais elle poursuivit cette histoire le lendemain.

LXXIVe NUIT.

Sire, dit-elle, en s’adressant toujours au sultan des Indes, Sindbad continua de raconter les aventures de son second voyage à la compagnie qui l’écoutoit : « Je commençai, dit-il, par amasser les plus gros diamans qui se présentèrent à mes yeux, et j’en remplis le sac de cuir[1] qui m’avoit servi à mettre mes provisions de bouche. Je pris ensuite la pièce de viande qui me parut la plus longue ; je l’attachai fortement autour de moi avec la toile de mon turban, et en cet état je me couchai le ventre contre terre, la bourse de cuir attachée à ma ceinture de manière qu’elle ne pouvoit tomber.

« Je ne fus pas plutôt en cette situation, que les aigles vinrent chacun se saisir d’une pièce de viande qu’ils emportèrent ; et un des plus puissans m’ayant enlevé de même avec le morceau de viande dont j’étois enveloppé, me porta au haut de la montagne jusque dans son nid. Les marchands ne manquèrent point alors de crier pour épouvanter les aigles ; et lorsqu’ils les eurent obligés à quitter leur proie, un d’entr’eux s’approcha de moi ; mais il fut saisi de crainte quand il m’aperçut. Il se rassura pourtant ; et au lieu de s’informer par quelle aventure je me trouvois là, il commença à me quereller, en me demandant pourquoi je lui ravissois son bien. « Vous me parlerez, lui dis-je, avec plus d’humanité, lorsque vous m’aurez mieux connu. Consolez-vous, ajoutai-je, j’ai des diamans pour vous et pour moi plus que n’en peuvent avoir tous les autres marchands ensemble. S’ils en ont, ce n’est que par hasard ; mais j’ai choisi moi-même au fond de la vallée ceux que j’apporte dans cette bourse que vous voyez. » En disant cela, je la lui montrai. Je n’avois pas achevé de parler, que les autres marchands qui m’aperçurent s’attroupèrent autour de moi fort étonnés de me voir, et j’augmentai leur surprise par le récit de mon histoire. Ils n’admirèrent pas tant le stratagème que j’avois imaginé pour me sauver, que ma hardiesse à le tenter.

Ils m’emmenèrent au logement où ils demeuroient tous ensemble ; et là, ayant ouvert ma bourse en leur présence, la grosseur de mes diamans les surprit, et ils m’avouèrent que dans toutes les cours où ils avoient été, ils n’en avoient pas vu un qui en approchât. Je priai le marchand à qui appartenoit le nid où j’avois été transporté, car chaque marchand avoit le sien ; je le priai, dis-je, d’en choisir pour sa part autant qu’il en voudroit. Il se contenta d’en prendre un seul, encore le prit-il des moins gros ; et comme je le pressois d’en recevoir d’autres sans craindre de me faire tort : « Non, me dit-il, je suis fort satisfait de celui-ci, qui est assez précieux pour m’épargner la peine de faire désormais d’autres voyages pour l’établissement de ma petite fortune. »

» Je passai la nuit avec ces marchands, à qui je racontai une seconde fois mon histoire pour la satisfaction de ceux qui ne l’avoient pas entendue. Je ne pouvois modérer ma joie, quand je faisois réflexion que j’étois hors des périls dont je vous ai parlé. Il me sembloit que l’état où je me trouvois, étoit un songe, et je ne pouvois croire que je n’eusse plus rien à craindre.

» Il y avoit déjà plusieurs jours que les marchands jetoient des pièces de viande dans la vallée ; et comme chacun paroissoit content des diamans qui lui étoient échus, nous partîmes le lendemain tous ensemble, et nous marchâmes par de hautes montagnes où il y avoit des serpens d’une longueur prodigieuse, que nous eûmes le bonheur d’éviter. Nous gagnâmes le premier port, d’où nous passâmes à l’isle de Roha, où croît l’arbre dont on tire le camphre, et qui est si gros et si touffu, que cent hommes y peuvent être à l’ombre aisément. Le suc dont se forme le camphre, coule par une ouverture que l’on fait au haut de l’arbre, et se reçoit dans un vase où il prend consistance, et devient ce qu’on appelle camphre. Le suc ainsi tiré, l’arbre se sèche et meurt.

» Il y a dans la même isle des rhinocéros, qui sont des animaux plus petits que l’éléphant, et plus grands que le bufle ; ils ont une corne sur le nez, longue environ d’une coudée : cette corne est solide et coupée par le milieu d’une extrémité à l’autre. On voit dessus des traits blancs qui représentent la figure d’un homme. Le rhinocéros se bat avec l’éléphant, le perce de sa corne par-dessous le ventre, l’enlève, et le porte sur sa tête ; mais comme le sang et la graisse de l’éléphant lui coulent sur les yeux, et l’aveuglent, il tombe par terre ; et ce qui va vous étonner, le Roc vient qui les enlève tous deux entre ses griffes, et les emporte pour nourrir ses petits.

» Je passe sous silence plusieurs autres particularités de cette isle, de peur de vous ennuyer. J’y échangeai quelques-uns de mes diamans contre de bonnes marchandises. De là nous allâmes à d’autres isles ; et enfin après avoir touché à plusieurs villes marchandes de terre ferme, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. J’y fis d’abord de grandes aumônes aux pauvres, et je jouis honorablement du reste de mes richesses immenses que j’avois apportées et gagnées avec tant de fatigues. »

Ce fut ainsi que Sindbad raconta son second voyage. Il fit donner encore cent sequins à Hindbad, qu’il invita à venir le lendemain entendre le récit du troisième. Les conviés retournèrent chez eux, et revinrent le jour suivant à la même heure, de même que le porteur, qui avoit déjà presque oublié sa misère passée. On se mit à table ; et après le repas, Sindbad ayant demandé audience, fit de cette sorte le détail de son troisième voyage :


Notes
  1. Les Orientaux qui voyagent mettent leurs provisions dans un sac de cuir.

TROISIÈME VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« J’eus bientôt perdu, dit-il, dans les douceurs de la vie que je menois, le souvenir des dangers que j’avois courus dans mes deux voyages ; mais comme j’étois à la fleur de mon âge, je m’ennuyai de vivre dans le repos ; et m’étourdissant sur les nouveaux périls que je voulois affronter, je partis de Bagdad avec de riches marchandises du pays que je fis transporter à Balsora. Là je m’embarquai encore avec d’autres marchands. Nous fîmes une longue navigation, et nous abordâmes à plusieurs ports, où nous fîmes un commerce considérable.

» Un jour que nous étions en pleine mer, nous fûmes battus d’une tempête horrible qui nous fit perdre notre route. Elle continua plusieurs jours, et nous poussa devant le port d’une isle où le capitaine auroit fort souhaité de se dispenser d’entrer ; mais nous fûmes bien obligés d’y aller mouiller. Lorsqu’on eut plié les voiles, le capitaine nous dit : « Cette isle, et quelques autres voisines, sont habitées par des sauvages tous velus qui vont venir nous assaillir. Quoique ce soit des nains, notre malheur veut que nous ne fassions pas la moindre résistance, parce qu’ils sont en plus grand nombre que les sauterelles, et que s’il nous arrivoit d’en tuer quelqu’un, ils se jeteroient tous sur nous et nous assommeroient. »

Le jour qui vint éclairer l’appartement de Schahriar, empêcha Scheherazade d’en dire davantage. La nuit suivante elle reprit la parole en ces termes :

LXXVe NUIT.

» Le discours du capitaine, dit Sindbad, mit tout l’équipage dans une grande consternation, et nous connûmes bientôt que ce qu’il venoit de nous dire, n’étoit que trop véritable. Nous vîmes paroître une multitude innombrable de sauvages hideux, couverts par tout le corps d’un poil roux, et hauts seulement de deux pieds. Ils se jetèrent à la nage, et environnèrent en peu de temps notre vaisseau. Ils nous parloient en approchant ; mais nous n’entendions pas leur langage. Ils se prirent aux bords et aux cordages du navire, et grimpèrent de tous côtés jusqu’au tillac avec une si grande agilité et avec tant de vîtesse, qu’il ne paroissoit pas qu’ils posassent leurs pieds.

Nous leur vîmes faire cette manœuvre avec la frayeur que vous pouvez vous imaginer, sans oser nous mettre en défense, ni leur dire un seul mot, pour tâcher de les détourner de leur dessein, que nous soupçonnions d’être funeste. Effectivement, ils déplièrent les voiles, coupèrent le câble de l’ancre sans se donner la peine de la retirer ; et après avoir fait approcher de terre le vaisseau, ils nous firent tous débarquer. Ils emmenèrent ensuite le navire dans une autre isle d’où ils étoient venus. Tous les voyageurs évitoient avec soin celle où nous étions alors ; et il étoit très-dangereux de s’y arrêter pour la raison que vous allez entendre ; mais il nous fallut prendre notre mal en patience.

» Nous nous éloignâmes du rivage, et en nous avançant dans l’île, nous trouvâmes quelques fruits et des herbes dont nous mangeâmes, pour prolonger le dernier moment de notre vie le plus qu’il nous étoit possible ; car nous nous attendions tous à une mort certaine. En marchant, nous aperçûmes assez loin de nous un grand édifice, vers lequel nous tournâmes nos pas. C’étoit un palais bien bâti et fort élevé, qui avoit une porte d’ébène à deux battans, que nous ouvrîmes en la poussant. Nous entrâmes dans la cour, et nous vîmes en face un vaste appartement avec un vestibule où il y avoit, d’un côté, un monceau d’ossemens humains, et de l’autre, une infinité de broches à rôtir. Nous tremblâmes à ce spectacle ; et comme nous étions fatigués d’avoir marché, les jambes nous manquèrent : nous tombâmes par terre, saisis d’une frayeur mortelle, et nous y demeurâmes très-long-temps immobiles.

» Le soleil se couchoit ; et tandis que nous étions dans l’état pitoyable que je viens de vous dire, la porte de l’appartement s’ouvrit avec beaucoup de bruit, et aussitôt nous en vîmes sortir une horrible figure d’homme noir, de la hauteur d’un grand palmier. Il avoit au milieu du front un seul œil rouge et ardent comme un charbon allumé ; les dents de devant qu’il avoit fort longues et fort aiguës, lui sortoient de la bouche, qui n’étoit pas moins fendue que celle d’un cheval ; et la lèvre inférieure lui descendoit sur la poitrine. Ses oreilles ressembloient à celles d’un éléphant, et lui couvroient les épaules. Il avoit les ongles crochus et longs comme les griffes des plus grands oiseaux. À la vue d’un géant si effroyable, nous perdîmes tous connoissance, et demeurâmes comme morts.

» À la fin, nous revînmes à nous, et nous le vîmes assis sous le vestibule, qui nous examinoit de tout son œil. Quand il nous eut bien considérés, il s’avança vers nous ; et s’étant approché, il étendit la main sur moi, me prit par la nuque du cou, et me tourna de tous côtés comme un boucher qui manie une tête de mouton. Après m’avoir bien regardé, voyant que j’étois si maigre, que je n’avois que la peau et les os, il me lâcha. Il prit les autres tour-à-tour, les examina de la même manière ; et comme le capitaine étoit le plus gras de tout l’équipage, il le tint d’une main, ainsi que j’aurois tenu un moineau, et lui passa une broche au travers du corps ; ayant ensuite allumé un grand feu, il le fit rôtir, et le mangea à son souper dans l’appartement où il s’étoit retiré. Ce repas achevé, il revint sous le vestibule où il se coucha, et s’endormit en ronflant d’une manière plus bruyante que le tonnerre. Son sommeil dura jusqu’au lendemain matin. Pour nous, il ne nous fut pas possible de goûter la douceur du repos, et nous passâmes la nuit dans la plus cruelle inquiétude dont on puisse être agité. Le jour étant venu, le géant se réveilla, se leva, sortit, et nous laissa dans le palais.

» Lorsque nous le crûmes éloigné, nous rompîmes le triste silence que nous avions gardé toute la nuit, et nous affligeant tous comme à l’envi l’un de l’autre, nous fîmes retentir le palais de plaintes et de gémissemens. Quoique nous fussions en assez grand nombre, et que nous n’eussions qu’un seul ennemi, nous n’eûmes pas d’abord la pensée de nous délivrer de lui par sa mort. Cette entreprise, bien que fort difficile à exécuter, étoit pourtant celle que nous devions naturellement former.

» Nous délibérâmes sur plusieurs autres partis, mais nous ne nous déterminâmes à aucun ; et nous soumettant à ce qu’il plairoit à Dieu d’ordonner de notre sort, nous passâmes la journée à parcourir l’isle, en nous nourrissant de fruits et de plantes comme le jour précédent. Sur le soir, nous cherchâmes quelqu’endroit à nous mettre à couvert ; mais nous n’en trouvâmes point, et nous fûmes obligés malgré nous de retourner au palais.

» Le géant ne manqua pas d’y revenir et de souper encore d’un de nos compagnons ; après quoi il s’endormit et ronfla jusqu’au jour qu’il sortit, et nous laissa comme il avoit déjà fait. Notre condition nous parut si affreuse, que plusieurs de nos camarades furent sur le point d’aller se précipiter dans la mer, plutôt que d’attendre une mort si étrange ; et ceux-là excitoient les autres à suivre leur conseil. Mais un de la compagnie prenant alors la parole : « Il nous est défendu, dit-il, de nous donner nous-mêmes la mort ; et quand cela seroit permis, n’est-il pas plus raisonnable que nous songions au moyen de nous défaire du barbare qui nous destine un trépas si funeste ? »

» Comme il m’étoit venu dans l’esprit un projet sur cela, je le communiquai à mes camarades, qui l’approuvèrent. « Mes frères, leur dis-je alors, vous savez qu’il y a beaucoup de bois le long de la mer ; si vous m’en croyez, construisons plusieurs radeaux qui puissent nous porter ; et lorsqu’ils seront achevés, nous les laisserons sur la côte jusqu’à ce que nous jugions à propos de nous en servir. Cependant, nous exécuterons le dessein que je vous ai proposé pour nous délivrer du géant ; s’il réussit, nous pourrons attendre ici avec patience qu’il passe quelque vaisseau qui nous retire de cette isle fatale ; si au contraire nous manquons notre coup, nous gagnerons promptement nos radeaux, et nous nous mettrons en mer. J’avoue qu’en nous exposant à la fureur des flots sur de si fragiles bâtimens, nous courons risque de perdre la vie ; mais quand nous devrions périr, n’est-il pas plus doux de nous laisser ensevelir dans la mer, que dans les entrailles de ce monstre, qui a déjà dévoré deux de nos compagnons ? » Mon avis fut goûté de tout le monde, et nous construisîmes des radeaux capables de porter trois personnes.

» Nous retournâmes au palais vers la fin du jour, et le géant y arriva peu de temps après nous. Il fallut encore nous résoudre à voir rôtir un de nos camarades. Mais enfin, voici de quelle manière nous nous vengeâmes de la cruauté du géant. Après qu’il eut achevé son détestable souper, il se coucha sur le dos et s’endormit. D’abord que nous l’entendîmes ronfler selon sa coutume, neuf des plus hardis d’entre nous, et moi, nous prîmes chacun une broche, nous en mîmes la pointe dans le feu pour la faire rougir, et ensuite nous la lui enfonçâmes dans l’œil en même temps, et nous le lui crevâmes.

» La douleur que sentit le géant, lui fit pousser un cri effroyable. Il se leva brusquement, et étendit les mains de tous côtés pour se saisir de quelqu’un de nous, afin de le sacrifier à sa rage ; mais nous eûmes le temps de nous éloigner de lui, et de nous jeter contre terre dans des endroits où il ne pouvoit nous rencontrer sous ses pieds. Après nous avoir cherchés vainement, il trouva la porte à tâtons, et sortit avec des hurlemens épouvantables…

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; mais la nuit suivante, elle reprit ainsi cette histoire.

LXXVIe NUIT.

» Nous sortîmes du palais après le géant, poursuivit Sindbad, et nous nous rendîmes au bord de la mer dans l’endroit où étoient nos radeaux. Nous les mîmes d’abord à l’eau, et nous attendîmes qu’il fît jour pour nous jeter dessus, supposé que nous vissions le géant venir à nous avec quelque guide de son espèce ; mais nous nous flattions que s’il ne paroissoit pas lorsque le soleil seroit levé, et que nous n’entendissions plus ses hurlemens que nous ne cessions pas d’ouïr, ce seroit une marque qu’il auroit perdu la vie ; et en ce cas, nous nous proposions de rester dans l’isle, et de ne pas nous risquer sur nos radeaux. Mais à peine fut-il jour, que nous aperçûmes notre cruel ennemi, accompagné de deux géans à-peu-près de sa grandeur qui le conduisoient, et d’un assez grand nombre d’autres encore qui marchoient devant lui à pas précipités.

» À cet objet, nous ne balançâmes point à nous jeter sur nos radeaux, et nous commençâmes à nous éloigner du rivage à force de rames. Les géans, qui s’en aperçurent, se munirent de grosses pierres, accoururent sur la rive, entrèrent même dans l’eau jusqu’à la moitié du corps, et nous les jetèrent si adroitement, qu’à la réserve du radeau sur lequel j’étois, tous les autres en furent brisés, et les hommes qui étoient dessus, se noyèrent[1]. Pour moi et mes deux compagnons, comme nous ramions de toutes nos forces, nous nous trouvâmes les plus avancés dans la mer, et hors de la portée des pierres.

» Quand nous fûmes en pleine mer, nous devînmes le jouet du vent et des flots qui nous jetoient tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, et nous passâmes ce jour-là et la nuit suivante dans une cruelle incertitude de notre destinée ; mais le lendemain, nous eûmes le bonheur d’être poussés contre une isle où nous nous sauvâmes avec bien de la joie. Nous y trouvâmes d’excellens fruits qui nous furent d’un grand secours pour réparer les forces que nous avions perdues.

» Sur le soir, nous nous endormîmes sur le bord de la mer ; mais nous fûmes réveillés par le bruit qu’un serpent, long comme un palmier, faisoit de ses écailles en rampant sur la terre. Il se trouva si près de nous, qu’il engloutit un de mes deux camarades, malgré les cris et les efforts qu’il put faire pour se débarrasser du serpent, qui, le secouant à plusieurs reprises, l’écrasa contre terre, et acheva de l’avaler. Nous prîmes aussitôt la fuite, mon autre camarade et moi ; et quoique nous fussions assez éloignés, nous entendîmes quelque temps après un bruit qui nous fit juger que le serpent rendoit les os du malheureux qu’il avoit surpris. En effet, nous les vîmes le lendemain avec horreur. « Ô Dieu, m’écriai-je alors, à quoi sommes-nous exposés ! Nous nous réjouissions hier d’avoir dérobé nos vies à la cruauté d’un géant et à la fureur des eaux, et nous voilà tombés dans un péril qui n’est pas moins terrible. »

» Nous remarquâmes, en nous promenant, un gros arbre fort haut, sur lequel nous projetâmes de passer la nuit suivante pour nous mettre en sûreté. Nous mangeâmes encore des fruits comme le jour précédent ; et à la fin du jour, nous montâmes sur l’arbre. Nous entendîmes bientôt le serpent, qui vint en sifflant jusqu’au pied de l’arbre où nous étions. Il s’éleva contre le tronc, et rencontrant mon camarade qui étoit plus bas que moi, il l’engloutit tout d’un coup, et se retira.

» Je demeurai sur l’arbre jusqu’au jour, et alors j’en descendis plus mort que vif. Effectivement je ne pouvois attendre un autre sort que celui de mes deux compagnons ; et cette pensée me faisant frémir d’horreur, je fis quelques pas pour m’aller jeter dans la mer ; mais comme il est doux de vivre le plus long-temps qu’on peut, je résistai à ce mouvement de désespoir, et me soumis à la volonté de Dieu, qui dispose à son gré de notre vie.

» Je ne laissai pas toutefois d’amasser une grande quantité de menu bois, de ronces et d’épines sèches. J’en fis plusieurs fagots que je liai ensemble, après en avoir fait un grand cercle autour de l’arbre, et j’en liai quelques-uns en travers par-dessus pour me couvrir la tête. Cela étant fait, je m’enfermai dans ce cercle à l’entrée de la nuit, avec la triste consolation de n’avoir rien négligé pour me garantir du cruel sort qui me menaçoit. Le serpent ne manqua pas de revenir et de tourner autour de l’arbre, cherchant à me dévorer ; mais il n’y put réussir, à cause du rempart que je m’étois fabriqué, et il fit en vain jusqu’au jour le manége d’un chat qui assiége une souris dans un asile qu’il ne peut forcer. Enfin, le jour étant venu, il se retira ; mais je n’osai sortir de mon fort que le soleil ne parût.

» Je me trouvai si fatigué du travail qu’il m’avoit donné, j’avois tant souffert de son haleine empestée, que la mort me paroissant préférable à cette horreur, je m’éloignai de l’arbre ; et sans me souvenir de la résignation où j’étois le jour précédent, je courus vers la mer dans le dessein de m’y précipiter la tête la première…

À ces mots, Scheherazade voyant qu’il étoit jour, cessa de parler. Le lendemain, elle continua cette histoire, et dit au sultan :

LXXVIIe NUIT.

Sire, Sindbad, poursuivant son troisième voyage : » Dieu, dit-il, fut touché de mon désespoir : au moment où j’allois me jeter dans la mer, j’aperçus un navire assez éloigné du rivage. Je criai de toute ma force pour me faire entendre, et je dépliai la toile de mon turban pour qu’on me remarquât. Cela ne fut pas inutile : tout l’équipage m’aperçut, et le capitaine m’envoya la chaloupe. Quand je fus à bord, les marchands et les matelots me demandèrent avec beaucoup d’empressement par quelle aventure je m’étois trouvé dans cette isle déserte ; et après que je leur eus raconté tout ce qui m’étoit arrivé, les plus anciens me dirent, qu’ils avoient plusieurs fois entendu parler des géans qui demeuroient dans cette isle, qu’on leur avoit assuré que c’étoient des anthropophages, et qu’ils mangeoient les hommes crus aussi bien que rôtis. À l’égard des serpens, ils ajoutèrent qu’il y en avoit en abondance dans cette isle ; qu’ils se cachoient le jour, et se montroient la nuit. Après qu’ils m’eurent témoigné qu’ils avoient bien de la joie de me voir échappé à tant de périls, comme ils ne doutoient pas que je n’eusse besoin de manger, ils s’empressèrent de me régaler de ce qu’ils avoient de meilleur ; et le capitaine, remarquant que mon habit étoit tout en lambeaux, eut la générosité de m’en faire donner un des siens.

» Nous courûmes la mer quelque temps ; nous touchâmes à plusieurs isles, et nous abordâmes enfin à celle de Salahat, d’où l’on tire le sandal, qui est un bois de grand usage dans la médecine. Nous entrâmes dans le port, et nous y mouillâmes. Les marchands commencèrent à faire débarquer leurs marchandises pour les vendre ou les échanger. Pendant ce temps-là, le capitaine m’appela et me dit : « Frère, j’ai en dépôt des marchandises qui appartenoient à un marchand qui a navigué quelque temps sur mon navire. Comme ce marchand est mort, je les fais valoir, pour en rendre compte à ses héritiers lorsque j’en rencontrerai quelqu’un. » Les ballots dont il entendoit parler, étoient déjà sur le tillac. Il me les montra, en me disant : « Voilà les marchandises en question ; j’espère que vous voudrez bien vous charger d’en faire commerce, sous la condition du droit dû à la peine que vous prendrez. » J’y consentis, en le remerciant de ce qu’il me donnoit occasion de ne pas demeurer oisif.

» L’écrivain du navire enregistroit tous les ballots avec les noms des marchands à qui ils appartenoient. Comme il eut demandé au capitaine sous quel nom il vouloit qu’il enregistrât ceux dont il venoit de me charger : « Écrivez, lui répondit le capitaine, sous le nom de Sindbad le Marin. » Je ne pus m’entendre nommer sans émotion ; et envisageant le capitaine, je le reconnus pour celui qui, dans mon second voyage, m’avoit abandonné dans l’isle où je m’étois endormi au bord d’un ruisseau, et qui avoit remis à la voile sans m’attendre ou me faire chercher. Je ne me l’étois pas remis d’abord, à cause du changement qui s’étoit fait en sa personne depuis le temps que je ne l’avois vu.

» Pour lui, qui me croyoit mort, il ne faut pas s’étonner s’il ne me reconnut pas. « Capitaine, lui dis-je, est-ce que le marchand à qui étoient ces ballots, s’appeloit Sindbad ? » « Oui, me répondit-il, il se nommoit de la sorte, il étoit de Bagdad, et s’étoit embarqué sur mon vaisseau à Balsora. Un jour que nous descendîmes dans une isle pour faire de l’eau et prendre quelques rafraîchissemens, je ne sais par quelle méprise je remis à la voile sans prendre garde qu’il ne s’étoit pas embarqué avec les autres. Nous ne nous en aperçûmes, les marchands et moi, que quatre heures après. Nous avions le vent en poupe, et si frais, qu’il ne nous fut pas possible de revirer de bord pour aller le reprendre. » « Vous le croyez donc mort, repris-je ? » « Assurément, repartit-il. » « Hé bien, capitaine, lui répliquai-je, ouvrez les yeux, et connoissez ce Sindbad que vous laissâtes dans cette isle déserte. Je m’endormis au bord d’un ruisseau, et quand je me réveillai, je ne vis plus personne de l’équipage. » À ces mots, le capitaine s’attacha à me regarder…

Scheherazade, en cet endroit, s’apercevant qu’il étoit jour, fut obligée de garder le silence. Le lendemain, elle reprit ainsi le fil de sa narration :

LXXVIIIe NUIT.

» Le capitaine, dit Sindbad, après m’avoir fort attentivement considéré, me reconnut enfin. « Dieu soit loué, s’écria-t-il en m’embrassant ; je suis ravi que la fortune ait réparé ma faute. Voilà vos marchandises que j’ai toujours pris soin de conserver et de faire valoir dans tous les ports où j’ai abordé. Je vous les rends avec le profit que j’en ai tiré. » Je les pris, en témoignant au capitaine toute la reconnoissance que je lui devois.

» De l’isle de Salahat, nous allâmes à une autre, où je me fournis de clous de girofle, de canelle et d’autres épiceries. Quand nous nous en fûmes éloignés, nous vîmes une tortue qui avoit vingt coudées, en longueur et en largeur ; nous remarquâmes aussi un poisson qui tenoit de la vache ; il avoit du lait, et sa peau est d’une si grande dureté, qu’on en fait ordinairement des boucliers. J’en vis un autre qui avoit la figure et la couleur d’un chameau. Enfin, après une longue navigation, j’arrivai à Balsora, et de là je revins en cette ville de Bagdad avec tant de richesses, que j’en ignorois la quantité. J’en donnai encore aux pauvres une partie considérable, et j’ajoutai d’autres grandes terres à celles que j’avois déjà acquises. »

Sindbad acheva ainsi l’histoire de son troisième voyage. Il fit donner ensuite cent autres sequins à Hindbad, en l’invitant au repas du lendemain et au récit du quatrième voyage. Hindbad et la compagnie se retirèrent ; et le jour suivant étant revenu, Sindbad prit la parole sur la fin du dîner, et continua ses aventures :


Notes
  1. Ce conte est une imitation évidente de Polyphème. Voy. l’Odyssée, chant IX.

QUATRIÈME VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« Les plaisirs, dit-il, et les divertissemens que je pris après mon troisième voyage, n’eurent pas des charmes assez puissans pour me déterminer à ne pas voyager davantage. Je me laissai encore entraîner à la passion de trafiquer et de voir des choses nouvelles. Je mis donc ordre à mes affaires ; et ayant fait un fonds de marchandises de débit dans les lieux où j’avois dessein d’aller, je partis. Je pris la route de la Perse, dont je traversai plusieurs provinces, et j’arrivai à un port de mer où je m’embarquai. Nous mîmes à la voile, et nous avions déjà touché à plusieurs ports de terre ferme et à quelques isles orientales, lorsque faisant un jour un grand trajet, nous fûmes surpris d’un coup de vent, qui obligea le capitaine à faire amener les voiles, et à donner tous les ordres nécessaires pour prévenir le danger dont nous étions menacés. Mais toutes nos précautions furent inutiles ; la manœuvre ne réussit pas bien ; les voiles furent déchirées en mille pièces ; et le vaisseau ne pouvant plus être gouverné, donna sur des récifs, et se brisa de manière qu’un grand nombre de marchands et de matelots se noya, et que la charge périt…

Scheherazade en étoit là quand elle vit paroître le jour. Elle s’arrêta, et Schahriar se leva. La nuit suivante, elle reprit ainsi le quatrième voyage :

LXXIXe NUIT.

» J’eus le bonheur, continua Sindbad, de même que plusieurs autres marchands et matelots, de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par un courant vers une isle qui étoit devant nous. Nous y trouvâmes des fruits et de l’eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous nous y reposâmes même la nuit dans l’endroit où la mer nous avoit jetés, sans avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire. L’abattement où nous étions de notre disgrâce, nous en avoit empêchés.

» Le jour suivant, d’abord que le soleil fut levé, nous nous éloignâmes du rivage ; et avançant dans l’isle, nous y aperçûmes des habitations, où nous nous rendîmes. À notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très-grand nombre ; ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes, en firent une espèce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs maisons.

» Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi, dans un même lieu. D’abord on nous fit asseoir, et l’on nous servit d’une certaine herbe, en nous invitant par signes à en manger. Mes camarades, sans faire réflexion que ceux qui la servoient n’en mangeoient pas, ne consultèrent que leur faim qui pressoit, et se jetèrent dessus ces mets avec avidité. Pour moi, par un pressentiment de quelque supercherie, je ne voulus pas seulement en goûter, et je m’en trouvai bien ; car peu de temps après, je m’aperçus que l’esprit avoit tourné à mes compagnons, et qu’en me parlant, ils ne savoient ce qu’ils disoient.

» On me servit ensuite du riz préparé avec de l’huile de coco, et mes camarades, qui n’avoient plus de raison, en mangèrent extraordinairement. J’en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs avoient d’abord présenté de cette herbe pour nous troubler l’esprit, et nous ôter par-là le chagrin que la triste connoissance de notre sort nous devoit causer ; et ils nous donnoient du riz pour nous engraisser. Comme ils étoient anthropophages, leur intention étoit de nous manger quand nous serions devenus gras. C’est ce qui arriva à mes camarades, qui ignoroient leur destinée, parce qu’ils avoient perdu leur bon sens. Puisque j’avois conservé le mien, vous jugez bien, Seigneurs, qu’au lieu d’engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que je n’étois. La crainte de la mort dont j’étois incessamment frappé, tournoit en poison tous les alimens que je prenois. Je tombai dans une langueur qui me fut fort salutaire ; car les noirs ayant assommé et mangé mes compagnons, en demeurèrent là ; et me voyant sec, décharné, malade, ils remirent ma mort à un autre temps.

» Cependant j’avois beaucoup de liberté, et l’on ne prenoit presque pas garde à mes actions. Cela me donna lieu de m’éloigner un jour des habitations des noirs, et de me sauver. Un vieillard qui m’aperçut, et qui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir ; mais au lieu de lui obéir, je redoublai mes pas, et je fus bientôt hors de sa vue. Il n’y avoit alors que ce vieillard dans les habitations ; tous les autres noirs s’étoient absentés, et ne devoient revenir que sur la fin du jour, ce qu’ils avoient coutume de faire assez souvent. C’est pourquoi, étant assuré qu’ils ne seroient plus à temps de courir après moi lorsqu’ils apprendroient ma fuite, je marchai jusqu’à la nuit. Alors je m’arrêtai pour prendre un peu de repos, et manger de quelques vivres dont j’avois fait provision. Mais je repris bientôt mon chemin, et continuai de marcher pendant sept jours, en évitant les endroits qui me paroissoient habités. Je vivois de cocos[1], qui me fournissoient en même temps de quoi boire et de quoi manger.

» Le huitième jour, j’arrivai près de la mer, j’aperçus tout-à-coup des gens blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y avoit là une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, et je ne fis nulle difficulté de m’approcher d’eux…

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; et la suivante, elle poursuivit dans ces termes :

LXXXe NUIT.

» Les gens qui cueilloient du poivre, continua Sindbad, vinrent au-devant de moi. Dès qu’ils me virent, ils me demandèrent en arabe qui j’étois, et d’où je venois. Ravi de les entendre parler comme moi, je satisfis volontiers leur curiosité, en leur racontant de quelle manière j’avois fait naufrage, et étois venu dans cette isle, où j’étois tombé entre les mains des noirs. « Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes ! Par quel miracle êtes-vous échappé à leur cruauté ? » Je leur fis le même récit que vous venez d’entendre, et ils furent merveilleusement étonnés.

» Je demeurai avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent amassé la quantité de poivre qu’ils voulurent ; après quoi ils me firent embarquer sur le bâtiment qui les avoit amenés, et nous nous rendîmes dans une autre isle d’où ils étoient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui étoit un bon prince. Il eut la patience d’écouter le récit de mon aventure, qui le surprit. Il me fit donner ensuite des habits, et commanda qu’on eût soin de moi.

» L’isle où je me trouvois, étoit fort peuplée et abondante en toutes sortes de choses, et l’on faisoit un grand commerce dans la ville où le roi demeuroit. Cet agréable asile commença à me consoler de mon malheur ; et les bontés que ce généreux prince avoit pour moi, achevèrent de me rendre content. En effet, il n’y avoit personne qui fût mieux que moi dans son esprit, et par conséquent il n’y avoit personne dans sa cour ni dans la ville, qui ne cherchât l’occasion de me faire plaisir. Ainsi, je fus bientôt regardé comme un homme né dans cette isle, plutôt que comme un étranger.

» Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire : tout le monde, le roi même, montoit à cheval sans bride et sans étriers. Cela me fit prendre la liberté de lui demander un jour pourquoi sa majesté ne se servoit pas de ces commodités. Il me répondit, que je lui parlois de choses dont on ignoroit l’usage dans ses états.

» J’allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d’une selle sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis moi-même de bourre et de cuir, et l’ornai d’une broderie d’or. Je m’adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que je lui montrai, et je lui fis faire aussi des étriers.

» Quand ces choses furent dans un état parfait, j’allai les présenter au roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus, et fut si satisfait de cette invention, qu’il m’en témoigna sa joie par de grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me firent tous des présens qui m’enrichirent en peu de temps. J’en fis aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville ; ce qui me mit dans une grande réputation, et me fit considérer de tout le monde.

» Comme je faisois ma cour au roi très-exactement, il me dit un jour : « Sindbad, je t’aime, et je sais que tous mes sujets qui te connoissent, te chérissent à mon exemple. J’ai une prière à te faire, et il faut que tu m’accordes ce que je vais te demander. » « Sire, lui répondis-je, il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour marquer mon obéissance à votre majesté ; elle a sur moi un pouvoir absolu. » « Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t’arrête en mes états, et que tu ne songes plus à ta patrie. » Comme je n’osois résister à la volonté du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, sage et riche. Après les cérémonies des noces, je m’établis chez la dame, avec laquelle je vécus quelque temps dans une union parfaite. Néanmoins je n’étois pas trop content de mon état. Mon dessein étoit de m’échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad, dont mon établissement, tout avantageux qu’il étoit, ne pouvoit me faire perdre le souvenir.

» J’étois dans ces sentimens, lorsque la femme d’un de mes voisins, avec lequel j’avois contracté une amitié fort étroite, tomba malade et mourut. J’allai chez lui pour le consoler ; et le trouvant plongé dans la plus vive affliction : « Dieu vous conserve, lui dis-je en l’abordant, et vous donne une longue vie. » « Hélas, me répondit-il, comment voulez-vous que j’obtienne la grâce que vous me souhaitez ? Je n’ai plus qu’une heure à vivre. » « Oh, repris-je, ne vous mettez pas dans l’esprit une pensée si funeste ; j’espère que cela n’arrivera pas, et que j’aurai le plaisir de vous posséder encore long-temps. » « Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée ; pour ce qui est de moi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l’on m’enterre aujourd’hui avec ma femme. Telle est la coutume que nos ancêtres ont établie dans cette isle, et qu’ils ont inviolablement gardée : le mari vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut me sauver ; tout le monde subit cette loi. »

» Dans le temps qu’il m’entretenoit de cette étrange barbarie, dont la nouvelle m’effraya cruellement, les parens, les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister aux funérailles. On revêtit le cadavre de la femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses noces, et on la para de tous ses joyaux.

» On l’enleva ensuite dans une bière découverte, et le convoi se mit en marche. Le mari étoit à la tête du deuil, et suivoit le corps de sa femme. On prit le chemin d’une haute montagne ; et lorsqu’on y fut arrivé, on leva une grosse pierre qui couvroit l’ouverture d’un puits profond, et l’on y descendit le cadavre, sans lui rien ôter de ses habillemens et de ses joyaux. Après cela, le mari embrassa ses parens et ses amis, et se laissa mettre sans résistance dans une bière, avec un pot d’eau et sept petits pains auprès de lui ; puis on le descendit de la même manière qu’on avoit descendu sa femme. La montagne s’étendoit en longueur, et servoit de bornes à la mer, et le puits étoit très-profond. La cérémonie achevée, on remit la pierre sur l’ouverture.

» Il n’est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent, n’en parurent presque pas touchées, par l’habitude de voir souvent la même chose. Je ne pus m’empêcher de dire au roi ce que je pensois là-dessus. « Sire, lui dis-je, je ne saurois assez m’étonner de l’étrange coutume qu’on a dans vos états, d’enterrer les vivans et les morts ! J’ai bien voyagé, j’ai fréquenté des gens d’une infinité de nations, et je n’ai jamais ouï parler d’une loi si cruelle. » « Que veux-tu, Sindbad, me répondit le roi ; c’est une loi commune, et j’y suis soumis moi-même : je serai enterré vivant avec la reine mon épouse, si elle meurt la première. » « Mais, Sire, lui dis-je, oserois-je demander à votre majesté si les étrangers sont obligés d’observer cette coutume ? » « Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question ; ils n’en sont pas exceptés lorsqu’ils sont mariés dans cette isle. »

» Je m’en retournai tristement au logis avec cette réponse. La crainte que ma femme ne mourût la première, et qu’on ne m’enterrât tout vivant avec elle, me faisoit faire des réflexions très-mortifiantes. Cependant, quel remède apporter à ce mal ? Il fallut prendre patience, et m’en remettre à la volonté de Dieu. Néanmoins je tremblois à la moindre indisposition que je voyois à ma femme ; mais hélas, j’eus bientôt la frayeur toute entière ! Elle tomba véritablement malade, et mourut en peu de jours…

Scheherazade, à ces mots, mit fin à son discours pour cette nuit. Le lendemain, elle en reprit la suite de cette manière :

LXXXIe NUIT.

» Jugez de ma douleur, poursuivit Sindbad : être enterré tout vif ne me paroissoit pas une fin moins déplorable que celle d’être dévoré par des anthropophages ; il falloit pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour, voulut honorer de sa présence le convoi ; et les personnes les plus considérables de la ville, me firent aussi l’honneur d’assister à mon enterrement.

» Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma femme dans une bière avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie, je suivois immédiatement la bière de ma femme, les yeux baignés de larmes, et déplorant mon malheureux destin. Avant que d’arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur l’esprit des spectateurs. Je m’adressai au roi premièrement, ensuite à ceux qui se trouvèrent autour de moi ; et m’inclinant devant eux jusqu’à terre, pour baiser le bord de leur habit, je les suppliois d’avoir compassion de moi. « Considérez, disois-je, que je suis un étranger, qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse ; et que j’ai une autre femme et des enfans dans mon pays. » J’eus beau prononcer ces paroles d’un air touchant, personne n’en fut attendri ; au contraire, on se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l’on m’y descendit un moment après dans une autre bière découverte, avec un vase rempli d’eau, et sept pains. Enfin, cette cérémonie si funeste pour moi étant achevée, on remit la pierre sur l’ouverture du puits, nonobstant l’excès de ma douleur et mes cris pitoyables.

» À mesure que j’approchois du fond, je découvrois, à la faveur du peu de lumière qui venoit d’en haut, la disposition de ce lieu souterrain. C’étoit une grotte fort vaste, et qui pouvoit bien avoir cinquante coudées de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable qui sortoit d’une infinité de cadavres, que je voyois à droite et à gauche ; je crus même entendre quelques-uns des derniers qu’on y avoit descendus vifs, pousser les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque je fus en bas, je sortis promptement de la bière, et m’éloignai des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, où je demeurai long-temps plongé dans les pleurs. Alors, faisant réflexion sur mon triste sort : « Il est vrai, disois-je, que Dieu dispose de nous, selon les décrets de sa providence ; mais, pauvre Sindbad, n’est-ce pas par ta faute que tu te vois réduit à mourir d’une mort si étrange ? Plût à Dieu que tu eusses péri dans quelqu’un des naufrages dont tu es échappé, tu n’aurois pas à mourir d’un trépas si lent et si terrible en toutes ses circonstances. Mais tu te l’es attiré par ta maudite avarice. Ah ! malheureux, ne devois-tu pas plutôt demeurer chez toi, et jouir tranquillement du fruit de tes travaux ! »

» Telles étoient les inutiles plaintes dont je faisois retentir la grotte en me frappant la tête et l’estomac de rage et de désespoir, et m’abandonnant tout entier aux pensées les plus désolantes. Néanmoins, (vous le dirai-je ?) au lieu d’appeler la mort à mon secours, quelque misérable que je fusse, l’amour de la vie se fit encore sentir en moi, et me porta à prolonger mes jours. J’allai à tâtons et en me bouchant le nez, prendre le pain et l’eau qui étoient dans ma bière, et j’en mangeai.

» Quoique l’obscurité qui régnoit dans la grotte, fût si épaisse que l’on ne distinguoit pas le jour d’avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de retrouver ma bière ; et il me sembla que la grotte étoit plus spacieuse et plus remplie de cadavres, qu’elle ne m’avoit paru d’abord. Je vécus quelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin n’en ayant plus, je me préparai à mourir…

Scheherazade cessa de parler à ces derniers mots. La nuit suivante, elle reprit la parole en ces termes :

LXXXIIe NUIT.

» Je n’attendois plus que la mort, continua Sindbad, lorsque j’entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une personne vivante. Le mort étoit un homme. Il est naturel de prendre des résolutions extrêmes dans les dernières extrémités. Dans le temps qu’on descendoit la femme, je m’approchai de l’endroit où sa bière devoit être posée ; et quand je m’aperçus que l’on recouvroit l’ouverture du puits, je donnai sur la tête de la malheureuse deux ou trois grands coups d’un gros os dont je m’étois saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l’assommai ; et comme je ne faisois cette action inhumaine que pour profiter du pain et de l’eau qui étoient dans la bière, j’eus des provisions pour quelques jours. Au bout de ce temps-là, on descendit encore une femme morte et un homme vivant, je tuai l’homme de la même manière, et comme par bonheur pour moi il y eut alors une espèce de mortalité dans la ville, je ne manquai pas de vivres, en mettant toujours en œuvre la même industrie.

» Un jour que je venois d’expédier encore une femme, j’entendis souffler et marcher. J’avançai du côté d’où partoit le bruit ; j’ouïs souffler plus fort à mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose qui prenoit la fuite. Je suivis cette espèce d’ombre qui s’arrêtoit par reprises, et souffloit toujours en fuyant à mesure que j’en approchois. Je la poursuivis si long-temps, et j’allai si loin, que j’aperçus enfin une lumière qui ressembloit à une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière, la perdant quelquefois, selon les obstacles qui me la cachoient, mais je la retrouvais toujours ; et à la fin, je découvris qu’elle venoit par une ouverture du rocher, assez large pour y passer.

» À cette découverte, je m’arrêtai quelque temps pour me remettre de l’émotion violente avec laquelle je venois de marcher ; puis m’étant avancé jusqu’à l’ouverture, j’y passai, et me trouvai sur le bord de la mer. Imaginez-vous l’excès de ma joie. Il fut tel, que j’eus de la peine à me persuader que ce n’étoit pas une imagination. Lorsque je fus convaincu que c’étoit une chose réelle, et que mes sens furent rétablis en leur assiette ordinaire, je compris que la chose que j’avois ouïe souffler et que j’avois suivie, étoit un animal sorti de la mer, qui avoit coutume d’entrer dans la grotte pour s’y repaître de corps morts.

» J’examinai la montagne, et remarquai qu’elle étoit située entre la ville et la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu’elle étoit tellement escarpée, que la nature ne l’avoit pas rendue pratiquable. Je me prosternai sur le rivage pour remercier Dieu de la grâce qu’il venoit de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte pour aller prendre du pain, que je revins manger à la clarté du jour, de meilleur appétit que je n’avois fait depuis que l’on m’avoit enterré dans ce lieu ténébreux.

» J’y retournai encore, et j’allai ramasser à tâtons dans les bières tous les diamans, les rubis, les perles, les bracelets d’or, et enfin toutes les riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le bord de la mer. J’en fis plusieurs ballots que je liai proprement avec des cordes qui avoient servi à descendre les bières, et dont il y avoit une grande quantité. Je les laissai sur le rivage en attendant une bonne occasion, sans craindre que la pluie les gâtât ; car alors ce n’en étoit pas la saison.

» Au bout de deux ou trois jours, j’aperçus un navire qui ne faisoit que de sortir du port, et qui vint passer près de l’endroit où j’étois. Je fis signe de la toile de mon turban, et je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m’entendit, et l’on détacha la chaloupe pour me venir prendre. À la demande que les matelots me firent, par quelle disgrâce je me trouvois en ce lieu, je répondis que je m’étois sauvé d’un naufrage depuis deux jours avec les marchandises qu’ils voyoient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le lieu où j’étois, et si ce que je leur disois, étoit vraisemblable, se contentèrent de ma réponse, et m’emmenèrent avec mes ballots.

» Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine, satisfait en lui-même du plaisir qu’il me faisoit, et occupé du commandement du navire, eut aussi la bonté de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir fait. Je lui présentai quelques-unes de mes pierreries ; mais il ne voulut pas les accepter.

» Nous passâmes devant plusieurs isles, et entr’autres devant l’isle des Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib[2], par un vent ordinaire et réglé, et de six journées de l’isle de Kela, où nous abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d’Inde, et du camphre très-excellent.

» Le roi de l’isle de Kela est très-riche, très-puissant, et son autorité s’étend sur toute l’isle des Cloches, qui a deux journées d’étendue, et dont les habitans sont encore si barbares, qu’ils mangent la chair humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette isle, nous remîmes à la voile, et abordâmes à plusieurs autres ports. Enfin j’arrivai heureusement à Bagdad avec des richesses infinies, dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des faveurs qu’il m’avoit faites, je fis de grandes aumônes, tant pour l’entretien de plusieurs mosquées, que pour la subsistance des pauvres, et me donnai tout entier à mes parens et à mes amis, en me divertissant, et en faisant bonne chère avec eux. »

Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième voyage, qui causa encore plus d’admiration à ses auditeurs que les trois précédens. Il fit un nouveau présent de cent sequins à Hindbad, qu’il pria comme les autres de revenir le jour suivant à la même heure pour dîner chez lui, et entendre le détail de son cinquième voyage. Hindbad et les autres conviés prirent congé de lui et se retirèrent. Le lendemain, lorsqu’ils furent tous rassemblés, ils se mirent à table ; et à la fin du repas, qui ne dura pas moins que les autres, Sindbad commença de cette sorte le récit de son cinquième voyage :


Notes
  1. Fruit du cocotier. Ce fruit est gros comme un melon et quelquefois davantage. Les Indiens tirent du fil de la première écorce du coco et en font de la toile. La chair du coco est agréable ; il y a dans le coco, frais cueilli, une liqueur bonne à boire.
  2. Nom arabe de l’isle de Ceylan.

CINQUIÈME VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« Les plaisirs, dit-il, eurent encore assez de charmes pour effacer de ma mémoire toutes les peines et les maux que j’avois soufferts, sans pouvoir m’ôter l’envie de faire de nouveaux voyages. C’est pourquoi j’achetai des marchandises, je les fis emballer et charger sur des voitures, et je partis avec elles pour me rendre au premier port de mer. Là, pour ne pas dépendre d’un capitaine, et pour avoir un navire à mon commandement, je me donnai le loisir d’en faire construire et équiper un à mes frais. Dès qu’il fut achevé, je le fis charger ; je m’embarquai dessus ; et comme je n’avois pas de quoi faire une charge entière, je reçus plusieurs marchands de différentes nations avec leurs marchandises.

» Nous fîmes voile au premier bon vent, et prîmes le large. Après une longue navigation, le premier endroit où nous abordâmes, fut une isle déserte où nous trouvâmes l’œuf d’un Roc d’une grosseur pareille à celui dont vous m’avez entendu parler ; il renfermoit un petit Roc près d’éclore, dont le bec commençoit à paroître…

À ces mots, Scheherazade se tut, parce que le jour se faisoit déjà voir dans l’appartement du sultan des Indes. La nuit suivante, elle reprit son discours.

LXXXIIIe NUIT.

Sindbad le marin, dit-elle, continuant de raconter son cinquième voyage :

» Les marchands, poursuivit-il, qui s’étoient embarqués sur mon navire, et qui avoient pris terre avec moi, cassèrent l’œuf à grands coups de haches, et firent une ouverture par où ils tirèrent le petit Roc par morceaux, et le firent rôtir. Je les avois avertis sérieusement de ne pas toucher à l’œuf ; mais ils ne voulurent pas m’écouter.

» Ils eurent à peine achevé le régal qu’ils venoient de se donner, qu’il parut en l’air assez loin de nous, deux gros nuages. Le capitaine que j’avois pris à gage pour conduire mon vaisseau, sachant par expérience ce que cela signifioit, s’écria que c’étoient le père et la mère du petit Roc ; et il nous pressa tous de nous rembarquer au plus vîte, pour éviter le malheur qu’il prévoyoit. Nous suivîmes son conseil avec empressement, et nous remîmes à la voile en diligence.

» Cependant les deux Rocs approchèrent en poussant des cris effroyables, qu’ils redoublèrent quand ils eurent vu l’état où l’on avoit mis l’œuf, et que leur petit n’y étoit plus. Dans le dessein de se venger, ils reprirent leur vol du côté d’où ils étoient venus, et disparurent quelque temps, pendant que nous fîmes force de voiles pour nous éloigner, et prévenir ce qui ne laissa pas de nous arriver.

» Ils revinrent, et nous remarquâmes qu’ils tenoient entre leurs griffes chacun un morceau de rocher d’une grosseur énorme. Lorsqu’ils furent précisément au-dessus de mon vaisseau, ils s’arrêtèrent, et se soutenant en l’air, l’un lâcha la pièce de rocher qu’il tenoit ; mais par l’adresse du timonier qui détourna le navire d’un coup de timon, elle ne tomba pas dessus ; elle tomba à côté dans la mer, qui s’entr’ouvrit d’une manière que nous en vîmes presque le fond. L’autre oiseau, pour notre malheur, laissa tomber sa roche si justement au milieu du vaisseau, qu’elle le rompit et le brisa en mille pièces. Les matelots et les passagers furent tous écrasés du coup, ou submergés. Je fus submergé moi-même ; mais en revenant au-dessus de l’eau, j’eus le bonheur de me prendre à une pièce du débris. Ainsi, en m’aidant tantôt d’une main, tantôt de l’autre, sans me dessaisir de ce que je tenois, avec le vent et le courant qui m’étoient favorables, j’arrivai enfin à une isle dont le rivage étoit fort escarpé. Je surmontai néanmoins cette difficulté, et me sauvai.

» Je m’assis sur l’herbe, pour me remettre un peu de ma fatigue ; après quoi je me levai et m’avançai dans l’isle pour reconnoître le terrain. Il me sembla que j’étois dans un jardin délicieux, je voyois par-tout des arbres chargés de fruits, les uns verds, les autres mûrs, et des ruisseaux d’une eau douce et claire qui faisoient d’agréables détours. Je mangeai de ces fruits que je trouvai excellens, et je bus de cette eau qui m’invitoit à boire.

» La nuit venue, je me couchai sur l’herbe dans un endroit assez commode ; mais je ne dormis pas une heure entière, et mon sommeil fut souvent interrompu par la frayeur de me voir seul dans un lieu si désert. Ainsi j’employai la meilleure partie de la nuit à me chagriner, et à me reprocher l’imprudence que j’avois eue de n’être pas demeuré chez moi, plutôt que d’avoir entrepris ce dernier voyage. Ces réflexions me menèrent si loin, que je commençai à former un dessein contre ma propre vie ; mais le jour, par sa lumière, dissipa mon désespoir. Je me levai, et marchai entre les arbres, non sans quelqu’appréhension.

» Lorsque je fus un peu avant dans l’isle, j’aperçus un vieillard qui me parut fort cassé. Il étoit assis sur le bord d’un ruisseau ; je m’imaginai d’abord que c’étoit quelqu’un qui avoit fait naufrage comme moi. Je m’approchai de lui, je le saluai, et il me fit seulement une inclination de tête. Je lui demandai ce qu’il faisoit là ; mais au lieu de me répondre, il me fit signe de le charger sur mes épaules, et de le passer au-delà du ruisseau, en me faisant comprendre que c’étoit pour aller cueillir des fruits.

» Je crus qu’il avoit besoin que je lui rendisse service ; c’est pourquoi, l’ayant chargé sur mon dos, je passai le ruisseau. « Descendez, lui dis-je alors, en me baissant pour faciliter sa descente. » Mais au lieu de se laisser aller à terre (j’en ris encore toutes les fois que j’y pense), ce vieillard qui m’avoit paru décrépit, passa légèrement autour de mon col ses deux jambes, dont je vis que la peau ressembloit à celle d’une vache, et se mit à califourchon sur mes épaules en me serrant si fortement la gorge, qu’il sembloit vouloir m’étrangler. La frayeur me saisit en ce moment, et je tombai évanoui…

Scheherazade fut obligée de s’arrêter à ces paroles, à cause du jour qui paroissoit. Elle poursuivit ainsi cette histoire sur la fin de la nuit suivante :

LXXXIVe NUIT.

» Nonobstant mon évanouissement, dit Sindbad, l’incommode vieillard demeura toujours attaché à mon col ; il écarta seulement un peu les jambes pour me donner lieu de revenir à moi. Lorsque j’eus repris mes esprits, il m’appuya fortement contre l’estomac un de ses pieds, et de l’autre me frappant rudement le côté, il m’obligea de me relever malgré moi. Étant debout, il me fit marcher sous des arbres ; il me forçoit de m’arrêter pour cueillir et manger les fruits que nous rencontrions. Il ne quittoit point prise pendant le jour ; et quand je voulois me reposer la nuit, il s’étendoit par terre avec moi, toujours attaché à mon col. Tous les matins il ne manquoit pas de me pousser pour m’éveiller ; ensuite il me faisoit lever et marcher en me pressant de ses pieds. Représentez-vous, seigneurs, la peine que j’avois de me voir chargé de ce fardeau, sans pouvoir m’en défaire.

» Un jour que je trouvai en mon chemin plusieurs calebasses sèches qui étoient tombées d’un arbre qui en portoit, j’en pris une assez grosse ; et après l’avoir bien nettoyée, j’exprimai dedans le jus de plusieurs grappes de raisins, fruit que l’isle produisoit en abondance, et que nous rencontrions à chaque pas. Lorsque j’en eus rempli la calebasse, je la posai dans un endroit où j’eus l’adresse de me faire conduire par le vieillard plusieurs jours après. Là, je pris la calebasse, et la portant à ma bouche, je bus d’un excellent vin qui me fit oublier pour quelque temps le chagrin mortel dont j’étois accablé. Cela me donna de la vigueur. J’en fus même si réjoui, que je me mis à chanter et à sauter en marchant.

» Le vieillard, qui s’aperçut de l’effet que cette boisson avoit produit en moi, et que je le portois plus légèrement que de coutume, me fit signe de lui en donner à boire : je lui présentai la calebasse, il la prit ; et comme la liqueur lui parut agréable, il l’avala jusqu’à la dernière goutte. Il y en avoit assez pour l’enivrer ; aussi s’enivra-t-il, et bientôt la fumée du vin lui montant à la tête, il commença à chanter à sa manière, et à se trémousser sur mes épaules. Les secousses qu’il se donnoit, lui firent rendre ce qu’il avoit dans l’estomac ; et ses jambes se relâchèrent peu à peu ; de sorte que voyant qu’il ne me serroit plus, je le jetai par terre où il demeura sans mouvement. Alors je pris une très-grosse pierre, et lui en écrasai la tête.

» Je sentis une grande joie de m’être délivré pour jamais de ce maudit vieillard, et je marchai vers le bord de la mer, où je rencontrai des gens d’un navire qui venoit de mouiller là pour faire de l’eau, et prendre en passant quelques rafraîchissemens. Ils furent extrêmement étonnés de me voir, et d’entendre le détail de mon aventure. « Vous étiez tombé, me dirent-ils, entre les mains du vieillard de la mer, et vous êtes le premier qu’il n’ait pas étranglé ; il n’a jamais abandonné ceux dont il s’étoit rendu maître, qu’après les avoir étouffés ; et il a rendu cette isle fameuse par le nombre de personnes qu’il a tuées : les matelots et les marchands qui y descendoient, n’osoient s’y avancer qu’en bonne compagnie. »

» Après m’avoir informé de ces choses, ils m’emmenèrent avec eux dans leur navire, dont le capitaine se fit un plaisir de me recevoir lorsqu’il apprit tout ce qui m’étoit arrivé. Il remit à la voile ; et après quelques jours de navigation, nous abordâmes au port d’une grande ville, dont les maisons étoient bâties de bonnes pierres.

» Un des marchands du vaisseau qui m’avoit pris en amitié, m’obligea de l’accompagner, et me conduisit dans un logement destiné pour servir de retraite aux marchands étrangers. Il me donna un grand sac ; ensuite m’ayant recommandé à quelques gens de la ville qui avoient un sac comme moi, et les ayant priés de me mener avec eux amasser du coco : « Allez, me dit-il, suivez-les, faites comme vous les verrez faire, et ne vous écartez pas d’eux, car vous mettriez votre vie en danger. » Il me donna des vivres pour la journée, et je partis avec ces gens.

» Nous arrivâmes à une grande forêt d’arbres extrêmement hauts et fort droits, et dont le tronc étoit si lisse, qu’il n’étoit pas possible de s’y prendre pour monter jusques aux branches où étoient les fruits. Tous les arbres étoient des cocotiers dont nous voulions abattre le fruit et en remplir nos sacs. En entrant dans la forêt, nous vîmes un grand nombre de gros et de petits singes, qui prirent la fuite devant nous dès qu’ils nous aperçurent, et qui montèrent jusqu’au haut des arbres avec une agilité surprenante…

Scheherazade vouloit poursuivre ; mais le jour qui paroissoit, l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :

LXXXVe NUIT.

» Les marchands avec qui j’étois, continua Sindbad, ramassèrent des pierres et les jetèrent de toute leur force au haut des arbres contre les singes. Je suivis leur exemple, et je vis que les singes, instruits de notre dessein, cueilloient les cocos avec ardeur, et nous les jetoient avec des gestes qui marquoient leur colère et leur animosité. Nous ramassions les cocos, et nous jetions de temps en temps des pierres pour irriter les singes. Par cette ruse, nous remplissions nos sacs de ce fruit, qu’il nous eût été impossible d’avoir autrement.

» Lorsque nous en eûmes plein nos sacs, nous nous en retournâmes à la ville, où le marchand qui m’avoit envoyé à la forêt, me donna la valeur du sac de cocos que j’avois apporté. « Continuez, me dit-il, et allez tous les jours faire la même chose jusqu’à ce que vous ayez gagné de quoi vous reconduire chez vous. » Je le remerciai du bon conseil qu’il me donnoit ; et insensiblement je fis un si grand amas de cocos, que j’en avois pour une somme considérable.

» Le vaisseau sur lequel j’étois venu, avoit fait voile avec des marchands qui l’avoient chargé de cocos qu’ils avoient achetés. J’attendis l’arrivée d’un autre qui aborda bientôt au port de la ville pour faire un pareil chargement. Je fis embarquer dessus tout le coco qui m’appartenoit ; et lorsqu’il fut prêt à partir, j’allai prendre congé du marchand à qui j’avois tant d’obligation. Il ne put s’embarquer avec moi, parce qu’il n’avoit pas encore achevé ses affaires.

» Nous mîmes à la voile, et prîmes la route de l’isle où le poivre croît en plus grande abondance. De là, nous gagnâmes l’isle de Comari[1], qui porte la meilleure espèce de bois d’aloës, et dont les habitans se sont fait une loi inviolable de ne pas boire de vin, ni de souffrir aucun lieu de débauche. J’échangeai mon coco dans ces deux isles contre du poivre et du bois d’aloës, et me rendis, avec d’autres marchands, à la pêche des perles, où je pris des plongeurs à gage pour mon compte. Ils m’en pêchèrent un grand nombre de très-grosses et de très-parfaites. Je me remis en mer avec joie sur un vaisseau qui arriva heureusement à Balsora ; de là, je revins à Bagdad, où je fis de très-grosses sommes d’argent du poivre, du bois d’aloës, et des perles que j’avois apportés. Je distribuai en aumônes la dixième partie de mon gain, de même qu’au retour de mes autres voyages, et je cherchai à me délasser de mes fatigues dans toutes sortes de divertissemens. »

Ayant achevé ces paroles, Sindbad fit donner cent sequins à Hindbad, qui se retira avec tous les autres convives. Le lendemain, la même compagnie se trouva chez le riche Sindbad, qui, après l’avoir régalée comme les jours précédens, demanda audience, et fit le récit de son sixième voyage, de la manière que je vais vous le raconter :


Notes
  1. C’est la presqu’isle en deçà du Gange, qui se termine par le cap Comorin.

SIXIÈME VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


» Seigneurs, dit-il, vous êtes sans doute en peine de savoir comment, après avoir fait cinq naufrages et avoir essuyé tant de périls, je pus me résoudre encore à tenter la fortune, et à chercher de nouvelles disgrâces. J’en suis étonné moi-même quand j’y fais réflexion ; et il falloit assurément que j’y fusse entraîné par mon étoile. Quoi qu’il en soit, au bout d’une année de repos, je me préparai à faire un sixième voyage, malgré les prières de mes parens et de mes amis, qui firent tout ce qui leur fut possible pour me retenir.

» Au lieu de prendre ma route par le golfe Persique, je passai encore une fois par plusieurs provinces de la Perse et des Indes, et j’arrivai à un port de mer où je m’embarquai sur un bon navire dont le capitaine étoit résolu à faire une longue navigation. Elle fut très-longue à la vérité, mais en même temps si malheureuse, que le capitaine et le pilote perdirent leur route, de manière qu’ils ignoroient où nous étions. Ils la reconnurent enfin ; mais nous n’eûmes pas sujet de nous en réjouir, tout ce que nous étions de passagers ; et nous fûmes un jour dans un étonnement extrême de voir le capitaine quitter son poste en poussant des cris. Il jeta son turban par terre, s’arracha la barbe, et se frappa la tête comme un homme à qui le désespoir a troublé l’esprit. Nous lui demandâmes pourquoi il s’affligeoit ainsi. « Je vous annonce, nous répondit-il, que nous sommes dans l’endroit de toute la mer le plus dangereux. Un courant très-rapide emporte le navire, et nous allons tous périr dans moins d’un quart-d’heure. Priez Dieu qu’il nous délivre de ce danger. Nous ne saurions en échapper, s’il n’a pitié de nous. » À ces mots, il ordonna de faire ranger les voiles ; mais les cordages se rompirent dans la manœuvre, et le navire, sans qu’il fût possible d’y remédier, fut emporté par le courant au pied d’une montagne inaccessible où il échoua et se brisa, de manière pourtant qu’en sauvant nos personnes, nous eûmes encore le temps de débarquer nos vivres et nos plus précieuses marchandises.

» Cela étant fait, le capitaine nous dit : « Dieu vient de faire ce qui lui a plû. Nous pouvons nous creuser ici chacun notre fosse, et nous dire le dernier adieu, car nous sommes dans un lieu si funeste, que personne de ceux qui y ont été jetés avant nous, ne s’en est retourné chez soi. » Ce discours nous jeta tous dans une affliction mortelle, et nous nous embrassâmes les uns les autres les larmes aux yeux, en déplorant notre malheureux sort.

» La montagne au pied de laquelle nous étions, faisoit la côte d’une isle fort longue et très-vaste. Cette côte étoit toute couverte de débris de vaisseaux qui y avoient fait naufrage ; et par une infinité d’ossemens qu’on y rencontroit d’espace en espace, et qui nous faisoient horreur, nous jugeâmes qu’il s’y étoit perdu bien du monde. C’est aussi une chose presqu’incroyable, que la quantité de marchandises et de richesses qui se présentoient à nos yeux de toutes parts. Tous ces objets ne servirent qu’à augmenter la désolation où nous étions. Au lieu que par tout ailleurs les rivières sortent de leur lit pour se jeter dans la mer, tout au contraire une grosse rivière d’eau douce s’éloigne de la mer, et pénètre dans la côte au travers d’une grotte obscure, dont l’ouverture est extrêmement haute et large. Ce qu’il y a de remarquable dans ce lieu, c’est que les pierres de la montagne sont de cristal, de rubis, ou d’autres pierres précieuses. On y voit aussi la source d’une espèce de poix ou de bitume qui coule dans la mer, que les poissons avalent, et rendent ensuite changé en ambre gris, que les vagues rejetent sur la grève qui en est couverte. Il y croît aussi des arbres dont la plupart sont des aloës, qui ne le cèdent point en bonté à ceux de Comari.

» Pour achever la description de cet endroit qu’on peut appeler un gouffre, puisque jamais rien n’en revient, il n’est pas possible que les navires puissent s’en écarter, lorsqu’une fois ils s’en sont approchés à une certaine distance. S’ils y sont poussés par un vent de mer, le vent et le courant les perdent ; et s’ils s’y trouvent lorsque le vent de terre souffle, ce qui pourroit favoriser leur éloignement, la hauteur de la montagne l’arrête, et cause un calme qui laisse agir le courant qui les emporte contre la côte où ils se brisent comme le nôtre y fut brisé. Pour surcroît de disgrâces, il n’est pas possible de gagner le sommet de la montagne, ni de se sauver par aucun endroit.

» Nous demeurâmes sur le rivage comme des gens qui ont perdu l’esprit, et nous attendions la mort de jour en jour. D’abord nous avions partagé nos vivres également ; ainsi chacun vécut plus ou moins long-temps que les autres, selon son tempérament, et suivant l’usage qu’il fit de ses provisions…

Scheherazade cessa de parler, voyant que le jour commençoit à paroître. Le lendemain, elle continua de cette sorte le récit du sixième voyage de Sindbad :

LXXXVIe NUIT.

» Ceux qui moururent les premiers, poursuivit Sindbad, furent enterrés par les autres ; pour moi, je rendis les derniers devoirs à tous mes compagnons, et il ne faut pas s’en étonner ; car outre que j’avois mieux ménagé qu’eux les provisions qui m’étoient tombées en partage, j’en avois encore en particulier d’autres dont je m’étois bien gardé de faire part à mes camarades. Néanmoins lorsque j’enterrai le dernier, il me restoit si peu de vivres, que je jugeai que je ne pourrois pas aller loin ; de sorte que je creusai moi-même mon tombeau, résolu à me jeter dedans, puisqu’il ne restoit plus personne pour m’enterrer. Je vous avouerai qu’en m’occupant de ce travail, je ne pus m’empêcher de me représenter que j’étois la cause de ma perte, et de me repentir de m’être engagé dans ce dernier voyage. Je n’en demeurai pas même aux réflexions, je m’ensanglantai les mains à belles dents, et peu s’en fallut que je ne hâtasse ma mort.

» Mais Dieu eut encore pitié de moi, et m’inspira la pensée d’aller jusqu’à la rivière qui se perdoit sous la voûte de la grotte. Là, après avoir examiné la rivière avec beaucoup d’attention, je dis en moi-même : « Cette rivière qui se cache ainsi sous la terre, en doit sortir par quelqu’endroit ; en construisant un radeau, et m’abandonnant dessus au courant de l’eau, j’arriverai à une terre habitée, ou je périrai : si je péris, je n’aurai fait que changer de genre de mort ; si je sors au contraire de ce lieu fatal, non-seulement j’éviterai la triste destinée de mes camarades, je trouverai peut-être une nouvelle occasion de m’enrichir. Que sait-on si la fortune ne m’attend pas au sortir de cet affreux écueil, pour me dédommager de mon naufrage avec usure ? »

» Je n’hésitai pas à travailler au radeau après ce raisonnement ; je le fis de bonnes pièces de bois et de gros câbles, car j’en avois à choisir ; je les liai ensemble si fortement, que j’en fis un petit bâtiment assez solide. Quand il fut achevé, je le chargeai de quelques ballots de rubis, d’émeraudes, d’ambre gris, de cristal de roche, et d’étoffes précieuses. Ayant mis toutes ces choses en équilibre, et les ayant bien attachées, je m’embarquai sur le radeau avec deux petites rames que je n’avois pas oublié de faire ; et me laissant aller au cours de la rivière, je m’abandonnai à la volonté de Dieu.

» Sitôt que je fus sous la voûte, je ne vis plus de lumière, et le fil de l’eau m’entraîna sans que je pusse remarquer où il m’emportoit. Je voguai quelques jours dans cette obscurité, sans jamais apercevoir le moindre rayon de lumière. Je trouvai une fois la voûte si basse, qu’elle pensa me blesser la tête ; ce qui me rendit fort attentif à éviter un pareil danger. Pendant ce temps-là, je ne mangeois des vivres qui me restoient, qu’autant qu’il en falloit naturellement pour soutenir ma vie. Mais avec quelque frugalité que je pusse vivre, j’achevai de consommer mes provisions. Alors, sans que je pusse m’en défendre, un doux sommeil vint saisir mes sens. Je ne puis vous dire si je dormis long-temps ; mais en me réveillant, je me vis avec surprise dans une vaste campagne, au bord d’une rivière où mon radeau étoit attaché, et au milieu d’un grand nombre de noirs. Je me levai dès que je les aperçus, et je les saluai. Ils me parlèrent, mais je n’entendois pas leur langage.

En ce moment je me sentis si transporté de joie, que je ne savois si je devois me croire éveillé. Étant persuadé que je ne dormois pas, je m’écriai, et récitai ces vers arabes :

« Invoque la toute-puissance, elle viendra à ton secours : il n’est pas besoin que tu t’embarrasses d’autre chose. Ferme l’œil, et pendant que tu dormiras, Dieu changera ta fortune de mal en bien. »

» Un des noirs qui entendoit l’arabe, m’ayant ouï parler ainsi, s’avança et prit la parole : « Mon frère, me dit-il, ne soyez pas surpris de nous voir. Nous habitons la campagne que vous voyez, et nous sommes venus arroser aujourd’hui nos champs de l’eau de ce fleuve qui sort de la montagne voisine, en la détournant par de petits canaux. Nous avons remarqué que l’eau emportoit quelque chose, nous sommes vîte accourus pour voir ce que c’étoit, et nous avons trouvé que c’étoit ce radeau ; aussitôt l’un de nous s’est jeté à la nage et l’a amené. Nous l’avons arrêté et attaché comme vous le voyez, et nous attendions que vous vous éveillassiez. Nous vous supplions de nous raconter votre histoire, qui doit être fort extraordinaire. Dites-nous comment vous vous êtes hasardé sur cette eau, et d’où vous venez. » Je leur répondis qu’ils me donnassent premièrement à manger, et qu’après cela je satisferois leur curiosité.

» Ils me présentèrent plusieurs sortes de mets ; et quand j’eus contenté ma faim, je leur fis un rapport fidèle de tout ce qui m’étoit arrivé ; ce qu’ils parurent écouter avec admiration. Sitôt que j’eus fini mon discours : « Voilà, me dirent-ils par la bouche de l’interprète qui leur avoit expliqué ce que je venois de dire, voilà une histoire des plus surprenantes. Il faut que vous veniez en informer le roi vous-même : la chose est trop extraordinaire pour lui être rapportée par un autre que par celui à qui elle est arrivée. » Je leur repartis que j’étois prêt à faire ce qu’ils voudroient.

» Les noirs envoyèrent aussitôt chercher un cheval que l’on amena peu de temps après. Ils me firent monter dessus ; et pendant qu’une partie marcha devant moi pour me montrer le chemin, les autres, qui étoient les plus robustes, chargèrent sur leurs épaules le radeau tel qu’il étoit avec les ballots, et commencèrent à me suivre…

Scheherazade, à ces paroles, fut obligée d’en demeurer là, parce que le jour parut. Sur la fin de la nuit suivante, elle reprit le fil de sa narration, et parla dans ces termes :

LXXXVIIe NUIT.

» Nous marchâmes tous ensemble, poursuivit Sindbad, jusques à la ville de Serendib ; car c’étoit dans cette isle que je me trouvois. Les noirs me présentèrent à leur roi. Je m’approchai de son trône où il étoit assis, et le saluai comme on a coutume de saluer les rois des Indes, c’est-à-dire, que je me prosternai à ses pieds et baisai la terre. Ce prince me fit relever ; et me recevant d’un air très-obligeant, il me fit avancer et prendre place auprès de lui. Il me demanda premièrement comment je m’appelois : lui ayant répondu que je me nommois Sindbad, surnommé le Marin, à cause de plusieurs voyages que j’avois faits par mer, j’ajoutai que j’étois habitant de la ville de Bagdad. « Mais, reprit-il, comment vous trouvez-vous dans mes états, et par où y êtes-vous venu ? »

» Je ne cachai rien au roi, je lui fis le même récit que vous venez d’entendre ; et il en fut si surpris et si charmé, qu’il commanda qu’on écrivit mon aventure en lettres d’or pour être conservée dans les archives de son royaume. On apporta ensuite le radeau, et l’on ouvrit les ballots en sa présence. Il admira la quantité de bois d’aloës et d’ambre gris, mais sur-tout les rubis et les émeraudes ; car il n’en avoit point dans son trésor qui en approchassent.

» Remarquant qu’il considéroit mes pierreries avec plaisir, et qu’il en examinoit les plus singulières les unes après les autres, je me prosternai, et pris la liberté de lui dire : « Sire, ma personne n’est pas seulement au service de votre majesté, la charge du radeau est aussi à elle, et je la supplie d’en disposer comme d’un bien qui lui appartient. » Il me dit en souriant : « Sindbad, je me garderai bien d’en avoir la moindre envie, ni de vous ôter rien de ce que Dieu vous a donné. Loin de diminuer vos richesses, je prétends les augmenter ; et je ne veux point que vous sortiez de mes états, sans emporter avec vous des marques de ma libéralité. » Je ne répondis à ces paroles qu’en faisant des vœux pour la prospérité du prince, et qu’en louant sa bonté et sa générosité. Il chargea un de ses officiers d’avoir soin de moi, et me fit donner des gens pour me servir à ses dépens. Cet officier exécuta fidèlement les ordres de son maître, et fit transporter dans le logement où il me conduisit, tous les ballots dont le radeau avoit été chargé.

» J’allois tous les jours à certaines heures faire ma cour au roi, et j’employois le reste du temps à voir la ville, et ce qu’il y avoit de plus digne de ma curiosité.

» L’isle[1] de Serendib est située justement sous la ligne équinoxiale ; ainsi les jours et les nuits y sont toujours de douze heures, et elle a quatre-vingts[2] parasanges de longueur et autant de largeur. La ville capitale est située à l’extrémité d’une belle vallée, formée par une montagne qui est au milieu de l’isle, et qui est bien la plus haute qu’il y ait au monde. En effet, on la découvre en mer de trois journées de navigation. On y trouve le rubis, plusieurs sortes de minéraux ; et tous les rochers sont, pour la plupart, d’émeri, qui est une pierre métallique dont on se sert pour tailler les pierreries. On y voit toutes sortes d’arbres et de plantes rares, sur-tout le cèdre et le coco. On pêche aussi des perles le long de ses rivages et aux embouchures de ses rivières ; et quelques-unes de ses vallées fournissent des diamans. Je fis aussi par dévotion un voyage à la montagne, à l’endroit où Adam fut relégué après avoir été banni du paradis terrestre, et j’eus la curiosité de monter jusqu’au sommet.

» Lorsque je fus de retour dans la ville ; je suppliai le roi de me permettre de retourner en mon pays ; ce qu’il m’accorda d’une manière très-obligeante et très-honorable. Il m’obligea à recevoir un riche présent, qu’il fit tirer de son trésor ; et lorsque j’allai prendre congé de lui, il me chargea d’un autre présent bien plus considérable, et en même temps d’une lettre pour le Commandeur des croyans, notre souverain seigneur, en me disant : « Je vous prie de présenter de ma part ce régal et cette lettre au calife Haroun Alraschid, et de l’assurer de mon amitié. » Je pris le présent et la lettre avec respect, en promettant à sa majesté d’exécuter ponctuellement les ordres dont elle me faisoit l’honneur de me charger. Avant que je m’embarquasse, ce prince envoya chercher le capitaine et les marchands qui devoient s’embarquer avec moi, et leur ordonna d’avoir pour moi tous les égards imaginables.

» La lettre du roi de Serendib étoit écrite sur la peau d’un certain animal fort précieux à cause de sa rareté, et dont la couleur tire sur le jaune. Les caractères de cette lettre étoient d’azur ; et voici ce qu’elle contenoit en langue indienne :

LE ROI DES INDES, DEVANT QUI MARCHENT
MILLE ÉLÉPHANS, QUI DEMEURE DANS UN
PALAIS DONT LE TOIT BRILLE DE L’É-
CLAT DE CENT MILLE RUBIS, ET
QUI POSSÈDE EN SON TRÉSOR
VINGT MILLE COURON-
NES ENRICHIES DE
DIAMANS ; AU
CALIFE HA-
ROUN AL-
RASCHID.

« Quoique le présent que nous vous envoyons, soit peu considérable, ne laissez pas néanmoins de le recevoir en frère et en ami, en considération de l’amitié que nous conservons pour vous dans notre cœur, et dont nous sommes bien aises de vous donner un témoignage. Nous vous demandons la même part dans le vôtre, attendu que nous croyons le mériter, étant d’un rang égal à celui que vous tenez. Nous vous en conjurons en qualité de frère. Adieu. »


» Le présent consistoit premièrement en un vase d’un seul rubis, creusé et travaillé en coupe, d’un demi-pied de hauteur, et d’un doigt d’épaisseur, rempli de perles très-rondes, et toutes du poids d’une demi-drachme ; secondement, en une peau de serpent qui avoit des écailles grandes comme une pièce ordinaire de monnoie d’or, et dont la propriété étoit de préserver de maladie ceux qui couchoient dessus ; troisièmement, en cinquante mille drachmes de bois d’aloës le plus exquis, avec trente grains de camphre de la grosseur d’une pistache ; et enfin tout cela étoit accompagné d’une esclave d’une beauté ravissante, et dont les habillemens étoient couverts de pierreries.

» Le navire mit à la voile ; et après une longue et très-heureuse navigation, nous abordâmes à Balsora, d’où je me rendis à Bagdad. La première chose que je fis après mon arrivée, fut de m’acquitter de la commission dont j’étois chargé…

Scheherazade n’en dit pas davantage, à cause du jour qui se faisoit voir. Le lendemain, elle reprit ainsi son discours :

LXXXVIIIe NUIT.

» Je pris la lettre du roi de Serendib, continua Sindbad, et j’allai me présenter à la porte du Commandeur des croyans, suivi de la belle esclave, et des personnes de ma famille qui portoient les présens dont j’étois chargé. Je dis le sujet qui m’amenoit, et aussitôt l’on me conduisit devant le trône du calife. Je lui fis la révérence en me prosternant ; et après lui avoir fait une harangue très-concise, je lui présentai la lettre et le présent. Lorsqu’il eut lu ce que lui mandoit le roi de Serendib, il me demanda s’il étoit vrai que ce prince fût aussi puissant et aussi riche qu’il le marquoit par sa lettre. Je me prosternai une seconde fois ; et après m’être relevé : « Commandeur des croyans, lui répondis-je, je puis assurer votre majesté qu’il n’exagère pas ses richesses et sa grandeur ; j’en suis témoin. Rien n’est plus capable de causer de l’admiration, que la magnificence de son palais. Lorsque ce prince veut paroître en public, on lui dresse un trône sur un éléphant où il s’assied, et il marche au milieu de deux files composées de ses ministres, de ses favoris et d’autres gens de sa cour. Devant lui, sur le même éléphant, un officier tient une lance d’or à la main, et derrière le trône, un autre est debout qui porte une colonne d’or, au haut de laquelle est une émeraude longue d’environ un demi-pied, et grosse d’un pouce. Il est précédé d’une garde de mille hommes habillés de drap d’or et de soie, et montés sur des éléphans richement caparaçonnés. Pendant que le roi est en marche, l’officier qui est devant lui sur le même éléphant, crie de temps en temps à haute voix :

« Voici le grand monarque, le puissant et redoutable sultan des Indes, dont le palais est couvert de cent mille rubis, et qui possède vingt mille couronnes de diamans ! Voici le monarque couronné, plus grand que ne furent jamais le grand Solima[3] et le grand Mihrage[4] ! »

« Après qu’il a prononcé ces paroles, l’officier qui est derrière le trône, crie à son tour :

« Ce monarque si grand et si puissant doit mourir, doit mourir, doit mourir. »

» L’officier de devant reprend, et crie ensuite :

« Louange à celui qui vit et ne meurt pas. »

» D’ailleurs, le roi de Serendib est si juste, qu’il n’y a pas de juges dans sa capitale, non plus que dans le reste de ses états : ses peuples n’en ont pas besoin. Ils savent et ils observent d’eux-mêmes exactement la justice, et ne s’écartent jamais de leur devoir. Ainsi les tribunaux et les magistrats sont inutiles chez eux. Le calife fut fort satisfait de mon discours. « La sagesse de ce roi, dit-il, paroît en sa lettre, et après ce que vous venez de me dire, il faut avouer que sa sagesse est digne de ses peuples, et ses peuples dignes d’elle. » À ces mots, il me congédia et me renvoya avec un riche présent…

Sindbad acheva de parler en cet endroit, et ses auditeurs se retirèrent ; mais Hindbad reçut auparavant cent sequins. Ils revinrent encore le jour suivant chez Sindbad, qui leur raconta son septième et dernier voyage dans ces termes :


Notes
  1. L’isle de Ceylan est située à 5 d. 55 m. 10 s. E. S.
  2. La parasange est une mesure itinéraire des anciens Perses, qui vaut un peu plus d’une de nos lieues. L’Isle de Ceylan a en effet à-peu-près cent lieues de long ; mais elle n’en a que cinquante et quelques de largeur.
  3. Salomon.
  4. Ancien roi, très-renommé chez les Arabes, par sa puissance et par sa sagesse.

SEPTIÈME ET DERNIER VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


» Au retour de mon sixième voyage, j’abandonnai absolument la pensée d’en faire jamais d’autres. Outre que j’étois dans un âge qui ne demandoit que du repos, je m’étois bien promis de ne plus m’exposer aux périls que j’avois tant de fois courus. Ainsi je ne songeois qu’à passer doucement le reste de ma vie. Un jour que je régalois un nombre d’amis, un de mes gens me vint avertir qu’un officier du calife me demandoit. Je sortis de table et allai au-devant de lui. « Le calife, me dit-il, m’a chargé de venir vous dire qu’il veut vous parler. » Je suivis au palais l’officier, qui me présenta à ce prince, que je saluai en me prosternant à ses pieds. « Sindbad, me dit-il, j’ai besoin de vous ; il faut que vous me rendiez un service ; que vous alliez porter ma réponse et mes présens au roi de Serendib : il est juste que je lui rende la civilité qu’il m’a faite. »

» Le commandement du calife fut un coup de foudre pour moi. « Commandeur des croyans, lui dis-je, je suis prêt à exécuter tout ce que m’ordonnera votre Majesté ; mais je la supplie très-humblement de songer que je suis rebuté des fatigues incroyables que j’ai souffertes. J’ai même fait vœu de ne sortir jamais de Bagdad. » De là je pris occasion de lui faire un long détail de toutes mes aventures, qu’il eut la patience d’écouter jusqu’à la fin. D’abord que j’eus cessé de parler :

« J’avoue, dit-il, que voilà des événemens bien extraordinaires ; mais pourtant il ne faut pas qu’ils vous empêchent de faire pour l’amour de moi, le voyage que je vous propose. Il ne s’agit que d’aller à l’isle de Serendib, vous acquitter de la commission que je vous donne. Après cela, il vous sera libre de vous en revenir. Mais il y faut aller ; car vous voyez bien qu’il ne seroit pas de la bienséance et de ma dignité d’être redevable au roi de cette isle. » Comme je vis que le calife exigeoit cela de moi absolument, je lui témoignai que j’étois prêt à lui obéir. Il en eut beaucoup de joie, et me fît donner mille sequins pour les frais de mon voyage.

» Je me préparai en peu de jours à mon départ ; et sitôt qu’on m’eut livré les présens du calife avec une lettre de sa propre main, je partis et je pris la route de Balsora, où je m’embarquai. Ma navigation fut très-heureuse : j’arrivai à l’isle de Serendib. Là, j’exposai aux ministres la commission dont j’étois chargé, et les priai de me faire donner audience incessamment. Ils n’y manquèrent pas. On me conduisit au palais avec honneur. J’y saluai le roi en me prosternant selon la coutume.

» Ce prince me reconnut d’abord, et me témoigna une joie toute particulière de me revoir. « Ah, Sindbad, me dit-il, soyez le bien-venu ! Je vous jure que j’ai songé à vous très-souvent depuis votre départ. Je bénis ce jour, puisque nous nous voyons encore une fois. » Je lui fis mon compliment ; et après l’avoir remercié de la bonté qu’il avoit pour moi, je lui présentai la lettre et le présent du calife, qu’il reçut avec toutes les marques d’une grande satisfaction.

» Le calife lui envoyoit un lit complet de drap d’or, estimé mille sequins, cinquante robes d’une très-riche étoffe, cent autres de toile blanche, la plus fine du Caire, de Suez, d’Alexandrie et de Cufa[1] ; un autre lit cramoisi, et un autre encore d’une autre façon ; un vase d’agate plus large que profond, épais d’un doigt, et ouvert d’un demi-pied, dont le fond représentoit en bas-relief un homme un genou en terre qui tenoit un arc avec une flèche, prêt à tirer contre un lion ; il lui envoyoit enfin une riche table que l’on croyoit, par tradition, venir du grand Salomon. La lettre du calife étoit conçue en ces termes :

SALUT AU NOM DU SOUVERAIN GUIDE DU
DROIT CHEMIN, AU PUISSANT ET HEUREUX
SULTAN, DE LA PART D’ABDALLA HA-
ROUN ALRASCHID, QUE DIEU A PLA-
CÉ DANS LE LIEU D’HONNEUR
APRÈS SES ANCÊTRES D’HEU-
REUSE MÉMOIRE.

« Nous avons reçu votre lettre avec joie, et nous vous envoyons celle-ci, émanée du conseil de notre Porte, le jardin des esprits supérieurs. Nous espérons qu’en jetant les yeux dessus, vous connoîtrez notre bonne intention, et que vous l’aurez pour agréable. Adieu. »

« Le roi de Serendib eut un grand plaisir de voir que le calife répondoit à l’amitié qu’il lui avoit témoignée. Peu de temps après cette audience, je sollicitai celle de mon congé, que je n’eus pas peu de peine à obtenir. Je l’obtins enfin ; et le roi, en me congédiant, me fit un présent très-considérable. Je me rembarquai aussitôt, dans le dessein de m’en retourner à Bagdad ; mais je n’eus pas le bonheur d’y arriver comme je l’espérois, et Dieu en disposa autrement.

» Trois ou quatre jours après notre départ, nous fûmes attaqués par des corsaires, qui eurent d’autant moins de peine à s’emparer de notre vaisseau, qu’on n’y étoit nullement en état de se défendre. Quelques personnes de l’équipage voulurent faire résistance, mais il leur en coûta la vie ; pour moi et tous ceux qui eurent la prudence de ne pas s’opposer au dessein des corsaires, nous fûmes faits esclaves…

Le jour qui paroissoit, imposa silence à Scheherazade. Le lendemain, elle reprit la suite de cette histoire.

LXXXIXe NUIT.

Sire, dit-elle au sultan des Indes, Sindbad continuant de raconter les aventures de son dernier voyage :

» Après que les corsaires, poursuivit-il, nous eurent tous dépouillés, et qu’ils nous eurent donné de méchans habits au lieu des nôtres, ils nous emmenèrent dans une grande isle fort éloignée, où ils nous vendirent.

» Je tombai entre les mains d’un riche marchand, qui ne m’eut pas plutôt acheté, qu’il me mena chez lui, où il me fit bien manger et habiller proprement en esclave. Quelques jours après, comme il ne s’étoit pas encore bien informé qui j’étois, il me demanda si je ne savois pas quelque métier ? Je lui répondis, sans me faire mieux connoître, que je n’étois pas un artisan, mais un marchand de profession, et que les corsaires qui m’avoient vendu, m’avoient enlevé tout ce que j’avois. « Mais dites-moi, reprit-il, ne pourriez-vous pas tirer de l’arc ? » Je lui repartis que c’étoit un des exercices de ma jeunesse, et que je ne l’avois pas oublié depuis. Alors il me donna un arc et des flèches ; et m’ayant fait monter derrière lui sur un éléphant, il me mena dans une forêt éloignée de la ville de quelques heures de chemin, et dont l’étendue étoit très-vaste. Nous y entrâmes fort avant ; et lorsqu’il jugea à propos de s’arrêter, il me fit descendre. Ensuite me montrant un grand arbre : « Montez sur cet arbre, me dit-il, et tirez sur les éléphans que vous verrez passer ; car il y en a une quantité prodigieuse dans cette forêt. S’il en tombe quelqu’un, venez m’en donner avis. » Après m’avoir dit cela, il me laissa des vivres, reprit le chemin de la ville, et je demeurai sur l’arbre à l’affût pendant toute la nuit.

» Je n’en aperçus aucun pendant tout ce temps-là ; mais le lendemain, d’abord que le soleil fut levé, j’en vis paroître un grand nombre. Je tirai dessus plusieurs flèches, et enfin il en tomba un par terre. Les autres se retirèrent aussitôt, et me laissèrent la liberté d’aller avertir mon patron de la chasse que je venois de faire. En faveur de cette nouvelle, il me régala d’un bon repas, loua mon adresse, et me caressa fort. Puis nous allâmes ensemble à la forêt, où nous creusâmes une fosse dans laquelle nous enterrâmes l’éléphant que j’avois tué. Mon patron se proposoit de revenir lorsque l’animal seroit pourri, et d’enlever les dents pour en faire commerce.

» Je continuai cette chasse pendant deux mois, et il ne se passoit pas de jour que je ne tuasse un éléphant. Je ne me mettois pas toujours à l’affût sur le même arbre, je me plaçois tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre. Un matin que j’attendois l’arrivée des éléphans, je m’aperçus avec un extrême étonnement, qu’au lieu de passer devant moi en traversant la forêt comme à l’ordinaire, ils s’arrêtèrent, et vinrent à moi avec un horrible bruit et en si grand nombre, que la terre en étoit couverte et trembloit sous leurs pas. Ils s’approchèrent de l’arbre où j’étois monté, et l’environnèrent tous, la trompe étendue et les jeux attachés sur moi. À ce spectacle étonnant, je restai immobile, et saisi d’une telle frayeur, que mon arc et mes flèches me tombèrent des mains.

» Je n’étois pas agité d’une crainte vaine. Après que les éléphans m’eurent regardé quelque temps, un des plus gros embrassa l’arbre par le bas avec sa trompe, et fit un si puissant effort, qu’il le déracina et le renversa par terre. Je tombai avec l’arbre ; mais l’animal me prit avec sa trompe, et me chargea sur son dos, où je m’assis plus mort que vif avec le carquois attaché à mes épaules. Il se mit ensuite à la tête de tous les autres qui le suivoient en troupe, et me porta jusqu’à un endroit où m’ayant posé à terre, il se retira avec tous ceux qui l’accompagnoient. Concevez, s’il est possible, l’état où j’étois : je croyois plutôt dormir que veiller. Enfin, après avoir été quelque temps étendu sur la place, ne voyant plus d’éléphant, je me levai, et je remarquai que j’étois sur une colline assez longue et assez large, toute couverte d’ossemens et de dents d’éléphans. Je vous avoue que cet objet me fit faire une infinité de réflexions. J’admirai l’instinct de ces animaux. Je ne doutai point que ce ne fût là leur cimetière, et qu’ils ne m’y eussent apporté exprès pour me l’enseigner, afin que je cessasse de les persécuter, puisque je le faisois dans la vue seule d’avoir leurs dents. Je ne m’arrêtai pas sur la colline, je tournai mes pas vers la ville ; et après avoir marché un jour et une nuit, j’arrivai chez mon patron. Je ne rencontrai aucun éléphant sur ma route ; ce qui me fit connoître qu’ils s’étoient éloignés plus avant dans la forêt, pour me laisser la liberté d’aller sans obstacle à la colline.

» Dès que mon patron m’aperçut : « Ah, pauvre Sindbad, me dit-il, j’étois dans une grande peine de savoir ce que tu pouvois être devenu ! J’ai été à la forêt, j’y ai trouvé un arbre nouvellement déraciné, un arc et des flèches par terre ; et après t’avoir inutilement cherché, je désespérois de te revoir jamais. Raconte-moi, je te prie, ce qui t’est arrivé. Par quel bonheur es-tu encore en vie ? » Je satisfis sa curiosité ; et le lendemain étant allés tous deux à la colline, il reconnut avec une extrême joie la vérité de ce que je lui avois dit. Nous chargeâmes l’éléphant sur lequel nous étions venus, de tout ce qu’il pouvoit porter de dents ; et lorsque nous fûmes de retour : « Mon frère, me dit-il, (car je ne veux plus vous traiter en esclave, après le plaisir que vous venez de me faire par une découverte qui va m’enrichir) que Dieu vous comble de toutes sortes de biens et de prospérités ! Je déclare devant lui que je vous donne la liberté. Je vous avois dissimulé ce que vous allez entendre : les éléphans de notre forêt nous font périr chaque année une infinité d’esclaves que nous envoyons chercher de l’ivoire. Quelques conseils que nous leur donnions, ils perdent tôt ou tard la vie par les ruses de ces animaux. Dieu vous a délivré de leur furie, et n’a fait cette grâce qu’à vous seul. C’est une marque qu’il vous chérit, et qu’il a besoin de vous dans le monde pour le bien que vous y devez faire. Vous me procurez un avantage incroyable : nous n’avons pu avoir d’ivoire jusqu’à présent, qu’en exposant la vie de nos esclaves ; et voilà toute notre ville enrichie par votre moyen. Ne croyez pas que je prétende vous avoir assez récompensé par la liberté que vous venez de recevoir ; je veux ajouter à ce don des biens considérables. Je pourrois engager toute la ville à faire votre fortune ; mais c’est une gloire que je veux avoir moi seul. »

» À ce discours obligeant, je répondis : « Patron, Dieu vous conserve ! La liberté que vous m’accordez, suffit pour vous acquitter envers moi ; et pour toute récompense du service que j’ai eu le bonheur de vous rendre à vous et à votre ville, je ne vous demande que la permission de retourner en mon pays. » « Hé bien, répliqua-t-il, Moçon[2] nous amènera bientôt des navires qui viendront charger de l’ivoire. Je vous renverrai alors, et vous donnerai de quoi vous conduire chez vous. » Je le remerciai de nouveau de la liberté qu’il venoit de me donner, et des bonnes intentions qu’il avoit pour moi. Je demeurai chez lui en attendant le Moçon ; et pendant ce temps-là, nous fîmes tant de voyages à la colline, que nous remplîmes ses magasins d’ivoire. Tous les marchands de la ville qui en négocioient, firent la même chose ; car cela ne leur fut pas long-temps caché.

À ces paroles, Scheherazade apercevant la pointe du jour, cessa de poursuivre son discours. Elle le reprit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

XCe NUIT.

Sire, Sindbad continuant le récit de son septième voyage :

» Les navires, dit-il, arrivèrent enfin ; et mon patron ayant choisi lui-même celui sur lequel je devois m’embarquer, le chargea d’ivoire à demi pour mon compte. Il n’oublia pas d’y faire mettre aussi des provisions en abondance pour mon passage ; et de plus, il m’obligea d’accepter des régals de grand prix, des curiosités du pays. Après que je l’eus remercié autant qu’il me fut possible de tous les bienfaits que j’avois reçus de lui, je m’embarquai. Nous mîmes à la voile ; et comme l’aventure qui m’avoit procuré la liberté, étoit fort extraordinaire, j’en avois toujours l’esprit occupé.

» Nous nous arrêtâmes dans quelques isles pour y prendre des rafraîchissemens. Notre vaisseau étant parti d’un port de terre-ferme des Indes, nous y allâmes aborder ; et là, pour éviter les dangers de la mer jusqu’à Balsora, je fis débarquer l’ivoire qui m’appartenoit, résolu de continuer mon voyage par terre. Je tirai de mon ivoire une grosse somme d’argent ; j’en achetai plusieurs choses rares pour en faire des présens ; et quand mon équipage fut prêt, je me joignis à une grosse caravane de marchands. Je demeurai long-temps en chemin, et je souffris beaucoup ; mais je souffrois avec patience, en faisant réflexion que je n’avois plus à craindre ni les tempêtes, ni les corsaires, ni les serpens, ni tous les autres périls que j’avois courus.

» Toutes ces fatigues finirent enfin : j’arrivai heureusement à Bagdad. J’allai d’abord me présenter au calife, et lui rendre compte de mon ambassade. Ce prince me dit que la longueur de mon voyage lui avoit causé de l’inquiétude ; mais qu’il avoit pourtant toujours espéré que Dieu ne m’abandonneroit point. Quand je lui appris l’aventure des éléphans, il en parut fort surpris ; et il auroit refusé d’y ajouter foi, si ma sincérité ne lui eût pas été connue. Il trouva cette histoire et les autres que je lui racontai, si curieuses, qu’il chargea un de ses secrétaires de les écrire en caractères d’or, pour être conservées dans son trésor. Je me retirai très-content de l’honneur et des présens qu’il me fit ; puis je me donnai tout entier à ma famille, à mes parens et à mes amis. »

Ce fut ainsi que Sindbad acheva le récit de son septième et dernier voyage ; et s’adressant ensuite à Hindbad : « Hé bien, mon ami, ajouta-t-il, avez-vous jamais ouï dire que quelqu’un ait souffert autant que moi, ou qu’aucun mortel se soit trouvé dans des embarras si pressans ? N’est-il pas juste qu’après tant de travaux, je jouisse d’une vie agréable et tranquille ? » Comme il achevoit ces mots, Hindbad s’approcha de lui, et dit, en lui baisant la main : « Il faut avouer, Seigneur, que vous avez essuyé d’effroyables périls ; mes peines ne sont pas comparables aux vôtres. Si elles m’affligent dans le temps que je les souffre, je m’en console par le petit profit que j’en tire. Vous méritez non-seulement une vie tranquille, vous êtes digne encore de tous les biens que vous possédez, puisque vous en faites un si bon usage, et que vous êtes si généreux. Continuez donc de vivre dans la joie jusqu’à l’heure de votre mort. »

Sindbad lui fit donner encore cent sequins, le reçut au nombre de ses amis, lui dit de quitter sa profession de porteur, et de continuer à venir manger chez lui ; qu’il auroit lieu de se souvenir toute sa vie de Sindbad le Marin.

Scheherazade, voyant qu’il n’étoit pas encore jour, continua de parler, et commença une autre histoire.


Notes
  1. Isle de l’Iraque-Arabique, sur le bras le plus occidental de l’Euphrate, à cinquante lieues de Bagdad.
  2. Moussons, vents périodiques qui, dans la mer des Indes, soufflent régulièrement, alternativement et pendant plusieurs mois du couchant au levant, et du levant au couchant. On appelle aussi la Mousson, la saison pendant laquelle règnent ces vents.

LES TROIS POMMES.


Sire, dit-elle, j’ai déjà eu l’honneur d’entretenir votre Majesté d’une sortie que le calife Haroun Alraschid fit une nuit de son palais ; il faut que je vous en raconte encore une autre :

Un jour ce prince avertit le grand-visir Giafar de se trouver au palais la nuit prochaine. « Visir, lui dit-il, je veux faire le tour de la ville, et m’informer de ce qu’on y dit, et particulièrement si on est content de mes officiers de justice. S’il y en a dont on ait raison de se plaindre, nous les déposerons pour en mettre d’autres à leurs places, qui s’acquitteront mieux de leur devoir. Si au contraire il y en a dont on se loue, nous aurons pour eux les égards qu’ils méritent. » Le grand-visir s’étant rendu au palais à l’heure marquée, le calife, lui et Mesrour, chef des eunuques, se déguisèrent pour n’être pas connus, et sortirent tous trois ensemble.

Ils passèrent par plusieurs places et par plusieurs marchés ; et en entrant dans une petite rue, ils virent au clair de la lune un bon-homme à barbe blanche, qui avoit la taille haute, et qui portoit des filets sur sa tête. Il avoit au bras un panier pliant de feuilles de palmier, et un bâton à la main. « À voir ce vieillard, dit le calife, il n’est pas riche : abordons-le, et lui demandons l’état de sa fortune. » « Bon-homme, lui dit le visir, qui es-tu ? » « Seigneur, lui répondit le vieillard, je suis pêcheur, mais le plus pauvre et le plus misérable de ma profession. Je suis sorti de chez moi tantôt sur le midi pour aller pêcher, et depuis ce temps-là jusqu’à présent, je n’ai pas pris le moindre poisson. Cependant j’ai une femme et de petits enfans, et je n’ai pas de quoi les nourrir. »

Le calife, touché de compassion, dit au pêcheur : « Aurois-tu le courage de retourner sur tes pas, et de jeter tes filets encore une fois seulement ? Nous te donnerons cent sequins de ce que tu amèneras. » Le pêcheur, à cette proposition, oubliant toute la peine de la journée, prit le calife au mot, et retourna vers le Tigre avec lui, Giafar et Mesrour, en disant en lui-même : « Ces seigneurs paroissent trop honnêtes et trop raisonnables pour ne pas me récompenser de ma peine ; et quand ils ne me donneroient que la centième partie de ce qu’ils me promettent, ce seroit encore beaucoup pour moi. »

Ils arrivèrent au bord du Tigre ; le pêcheur y jeta ses filets, puis les ayant tirés, il amena un coffre bien fermé et fort pesant qui s’y trouva. Le calife lui fit compter aussitôt cent sequins par le grand-visir, et le renvoya. Mesrour chargea le coffre sur ses épaules par l’ordre de son maître, qui dans l’empressement de savoir ce qu’il y avoit dedans, retourna au palais en diligence. Là, le coffre ayant été ouvert, on y trouva un grand panier pliant de feuilles de palmier, fermé et cousu par l’ouverture avec un fil de laine rouge. Pour satisfaire l’impatience du calife, on ne se donna pas la peine de le découdre ; on coupa promptement le fil avec un couteau, et l’on tira du panier un paquet enveloppé dans un méchant tapis, et lié avec de la corde. La corde déliée et le paquet défait, on vit avec horreur le corps d’une jeune dame, plus blanc que de la neige, et coupé par morceaux…

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, cessa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole de cette manière :

XCIe NUIT.

Sire, votre majesté s’imaginera mieux elle-même que je ne le puis faire comprendre par mes paroles, quel fut l’étonnement du calife à cet affreux spectacle. Mais de la surprise il passa en un instant à la colère ; et lançant au visir un regard furieux : « Ah ! malheureux, lui dit-il, est-ce donc ainsi que tu veilles sur les actions de mes peuples ? On commet impunément sous ton ministère des assassinats dans ma capitale, et l’on jette mes sujets dans le Tigre, afin qu’ils crient vengeance contre moi au jour du jugement. Si tu ne venges promptement le meurtre de cette femme par la mort de son meurtrier, je jure par le saint nom de Dieu, que je te ferai pendre, toi et quarante de ta parenté. » « Commandeur des croyans, lui dit le grand visir, je supplie votre majesté de m’accorder du temps pour faire des perquisitions. » « Je ne te donne que trois jours pour cela, repartit le calife ; c’est à toi d’y songer. »

Le visir Giafar se retira chez lui dans une grande confusion de sentimens. « Hélas, disoit-il, comment, dans une ville aussi vaste et aussi peuplée que Bagdad, pourrai-je déterrer un meurtrier, qui sans doute a commis ce crime sans témoin, et qui est peut-être déjà sorti de cette ville ? Un autre que moi tireroit de prison un misérable, et le feroit mourir pour contenter le calife ; mais je ne veux pas charger ma conscience de ce forfait, et j’aime mieux mourir que de me sauver à ce prix-là. »

Il ordonna aux officiers de police et de justice qui lui obéissoient, de faire une exacte recherche du criminel. Ils mirent leurs gens en campagne, et s’y mirent eux-mêmes, ne se croyant guère moins intéressés que le visir en cette affaire. Mais tous leurs soins furent inutiles : quelque diligence qu’ils y apportèrent, ils ne purent découvrir l’auteur de l’assassinat ; et le visir jugea bien que sans un coup du ciel, c’étoit fait de sa vie.


Effectivement, le troisième jour étant venu, un huissier arriva chez ce malheureux ministre, et le somma de le suivre. Le visir obéit ; et le calife lui ayant demandé où étoit le meurtrier : « Commandeur des croyans, lui répondit-il les larmes aux yeux, je n’ai trouvé personne qui ait pu m’en donner la moindre nouvelle. » Le calife lui fit des reproches remplis d’emportemens et de fureur, et commanda qu’on le pendît devant la porte du palais, lui et quarante des Barmecides[1].

Pendant que l’on travailloit à dresser les potences, et qu’on se saisissoit des quarante Barmecides dans leurs maisons, un crieur public alla par ordre du calife faire ce cri dans tous les quartiers de la ville :

« Qui veut avoir la satisfaction de voir pendre le grand visir Giafar, et quarante des Barmecides ses parens, qu’il vienne à la place qui est devant le palais. »

Lorsque tout fut prêt, le juge criminel et un grand nombre d’huissiers du palais, amenèrent le grand visir avec les quarante Barmecides, les firent disposer chacun au pied de la potence qui lui étoit destinée, et on leur passa autour du cou la corde avec laquelle ils devoient être levés en l’air. Le peuple dont toute la place étoit remplie, ne put voir ce triste spectacle sans douleur, et sans verser des larmes ; car le grand visir Giafar et les Barmecides étoient chéris et honorés pour leur probité, leur libéralité et leur désintéressement, non-seulement à Bagdad, mais même par tout l’empire du calife.

Rien n’empêchoit qu’on n’exécutât l’ordre irrévocable de ce prince trop sévère ; et on alloit ôter la vie aux plus honnêtes gens de la ville, lorsqu’un jeune homme très-bien fait et fort proprement vêtu, fendit la presse, pénétra jusqu’au grand visir ; et après lui avoir baisé la main : « Souverain visir, lui dit-il. Chef des émirs de cette cour, Refuge des pauvres, vous n’êtes pas coupable du crime pour lequel vous êtes ici. Retirez-vous, et me laissez expier la mort de la dame qui a été jetée dans le Tigre. C’est moi qui suis son meurtrier, et je mérite d’en être puni. »

Quoique ce discours causât beaucoup de joie au visir, il ne laissa pas d’avoir pitié du jeune homme dont la physionomie, au lieu de paroître sinistre, avoit quelque chose d’engageant ; et il alloit lui répondre, lorsqu’un grand homme d’un âge déjà fort avancé, ayant aussi fendu la presse, arriva, et dit au visir : « Seigneur, ne croyez rien de ce que vous dit ce jeune homme : nul autre que moi n’a tué la dame qu’on a trouvée dans le coffre ; c’est sur moi seul que doit tomber le châtiment. Au nom de Dieu, je vous conjure de ne pas punir l’innocent pour le coupable. » « Seigneur, reprit le jeune homme, en s’adressant au visir, je vous jure que c’est moi qui ai commis cette méchante action, et que personne au monde n’en est complice. » « Mon fils, interrompit le vieillard, c’est le désespoir qui vous a conduit ici, et vous voulez prévenir votre destinée ; pour moi, il y a long-temps que je suis au monde, je dois en être détaché. Laissez-moi donc sacrifier ma vie pour la vôtre. Seigneur, ajouta-t-il, en s’adressant au grand visir, je vous le répète encore, c’est moi qui suis l’assassin : faites-moi mourir, et ne différez pas. »

La contestation du vieillard et du jeune homme obligea le visir Giafar à les mener tous deux devant le calife, avec la permission de l’officier chargé de présider à cette terrible exécution, qui se faisoit un plaisir de le favoriser. Lorsqu’il fut en présence de ce prince, il baisa la terre par sept fois, et parla de cette manière : « Commandeur des croyans, j’amène à votre majesté ce vieillard et ce jeune homme, qui se disent, tous deux séparément, meurtriers de la dame. » Alors le calife demanda aux accusés, qui des deux avoit massacré la dame si cruellement, et l’avoit jetée dans le Tigre. Le jeune homme assura que c’étoit lui ; mais le vieillard, de son côté, soutenant le contraire : « Allez, dit le calife au grand visir, faites-les pendre tous deux. » « Mais, sire, dit le visir, s’il n’y en a qu’un de criminel, il y auroit de l’injustice à faire mourir l’autre. »

À ces mots, le jeune homme reprit : « Je jure, par le grand Dieu qui a élevé les cieux à la hauteur où ils sont, que c’est moi qui ai tué la dame, qui l’ai coupée par quartiers et jetée dans le Tigre il y a quatre jours. Je ne veux point avoir de part avec les autres au jour du jugement, si ce que je dis n’est pas véritable ; ainsi je suis celui qui doit être puni. » Le calife fut surpris de ce serment, et y ajouta foi, d’autant plus que le vieillard n’y répliqua rien. C’est pourquoi se tournant vers le jeune homme : « Malheureux, lui dit-il, pour quel sujet as-tu commis un crime si détestable ; et quelle raison peux-tu avoir d’être venu t’offrir toi-même à la mort ? » « Commandeur des croyans, répondit-il, si l’on mettoit par écrit tout ce qui s’est passé entre cette dame et moi, ce seroit une histoire qui pourroit être très-utile aux hommes. » « Raconte-nous-la donc, répliqua le calife, je te l’ordonne. » Le jeune homme obéit, et commença son récit de cette sorte.

Scheherazade vouloit continuer ; mais elle fut obligée de remettre cette histoire à la nuit suivante.

XCIIe NUIT.

Schahriar prévint la sultane, et lui demanda ce que le jeune homme avoit raconté au calife Haroun Alraschild. Sire, répondit Scheherazade, il prit la parole, et parla dans ces termes :


Notes
  1. Les Barmecides : nom d’une des familles des plus illustres, après les maisons souveraines de l’Asie. Quelques auteurs la font descendre des anciens rois de Perse. Le premier qui ait illustré cette famille se nommoit Abu-Ali-Iahia-Ben-Khaled-Ben-Barmek. Doué de toutes les vertus civiles et militaires, il fut choisi par le calife Mahadi pour gouverneur d’Haroun-Alraschild, son fils ; il eut quatre enfans nommés Fadhel, Giafar, (c’est celui dont il est ici question) Mohammed et Mussa qui ne dégénérant point de la vertu de leur père, portèrent la réputation des Barmecides jusqu’au plus haut degré où le mérite et la faveur peuvent élever une famille qui n’est pas sur le trône. Les Barmecides ont cela de particulier que la fortune les ayant abandonnés et les ayant fait tomber dans la disgrâce du calife Haroun-Alraschild, la mémoire que les peuples conservèrent du mérite et des qualités de ces grands hommes survécut à leur malheur, de sorte qu’ils ont trouvé presqu’autant d’historiens qui ont écrit leurs vies, que les plus grands princes de l’Orient.

HISTOIRE
DE LA DAME MASSACRÉE, ET DU JEUNE HOMME SON MARI.


« Commandeur des croyans, votre majesté saura que la dame massacrée étoit ma femme, fille de ce vieillard que vous voyez, qui est mon oncle paternel. Elle n’avoit que douze ans quand il me la donna en mariage, et il y en a onze d’écoulés depuis ce temps-là. J’ai eu d’elle trois enfans mâles, qui sont vivans ; et je dois lui rendre cette justice, qu’elle ne m’a jamais donné le moindre sujet de déplaisir. Elle étoit sage, de bonnes mœurs, et mettoit toute son attention à me plaire. De mon côté je l’aimois parfaitement, et je prévenois tous ses désirs, bien loin de m’y opposer.

» Il y a environ deux mois qu’elle tomba malade. J’en eus tout le soin imaginable, et je n’épargnai rien pour lui procurer une prompte guérison. Au bout d’un mois, elle commença à se mieux porter, et voulut aller au bain. Avant que de sortir du logis, elle me dit : « Mon cousin, car elle m’appeloit ainsi par familiarité, j’ai envie de manger des pommes ; vous me feriez un extrême plaisir si vous pouviez m’en trouver ; il y a long-temps que cette envie me tient, et je vous avoue qu’elle s’est augmentée à un point, que si elle n’est bientôt satisfaite, je crains qu’il ne m’arrive quelque disgrâce. » « Très-volontiers, lui répondis-je, je vais faire tout mon possible pour vous contenter. »

» J’allai aussitôt chercher des pommes dans tous les marchés et dans toutes les boutiques ; mais je n’en pus trouver une, quoique j’offrisse d’en donner un sequin. Je revins au logis, fort fâché de la peine que j’avois prise inutilement. Pour ma femme, quand elle fut revenue du bain, et qu’elle ne vit point de pommes, elle en eut un chagrin qui ne lui permit pas de dormir la nuit. Je me levai de grand matin, et allai dans tous les jardins ; mais je ne réussis pas mieux que le jour précédent. Je rencontrai seulement un vieux jardinier qui me dit, que quelque peine que je me donnasse, je n’en trouverois point ailleurs qu’au jardin de votre majesté à Balsora.

» Comme j’aimais passionnément ma femme, et que je ne voulois pas avoir à me reprocher d’avoir négligé de la satisfaire, je pris un habit de voyageur ; et après l’avoir instruite de mon dessein, je partis pour Balsora. Je fis une si grande diligence, que je fus de retour au bout de quinze jours. Je rapportai trois pommes qui m’avoient coûté un sequin la pièce. Il n’y en avoit pas davantage dans le jardin, et le jardinier n’avoit pas voulu me les donner à meilleur marché. En arrivant, je les présentai à ma femme ; mais il se trouva que l’envie lui en étoit passée. Ainsi elle se contenta de les recevoir, et les posa à côté d’elle. Cependant elle étoit toujours malade, et je ne savois quel remède apporter à son mal.

Peu de jours après mon voyage, étant assis dans ma boutique au lieu public où l’on vend toutes sortes d’étoffes fines, je vis entrer un grand esclave noir, de fort méchante mine, qui tenoit à la main une pomme que je reconnus pour une de celles que j’avois apportées de Balsora. Je n’en pouvois douter, puisque je savois qu’il n’y en avoit pas une dans Bagdad ni dans tous les jardins aux environs. J’appelai l’esclave : « Bon esclave, lui dis-je, apprends-moi, je te prie, où tu as pris cette pomme ? » « C’est, me répondit-il en souriant, un présent que m’a fait mon amoureuse. J’ai été la voir aujourd’hui, et je l’ai trouvée un peu malade. J’ai vu trois pommes auprès d’elle, et je lui ai demandé d’où elle les avoit eues ; elle m’a répondu que son bon-homme de mari avoit fait un voyage de quinze jours exprès pour les lui aller chercher, et qu’il les lui avoit apportées. Nous avons fait collation ensemble, et en la quittant, j’en ai pris et emporté une que voici. « 

» Ce discours me mit hors de moi-même. Je me levai de ma place ; et après avoir fermé ma boutique, je courus chez moi avec empressement, et montai à la chambre de ma femme. Je regardai d’abord où étoient les pommes, et n’en voyant que deux, je demandai où étoit la troisième. Alors ma femme ayant tourné la tête du côté des pommes, et n’en ayant aperçu que deux, me répondit froidement : « Mon cousin, je ne sais ce qu’elle est devenue. » À cette réponse, je ne fis pas difficulté de croire que ce que m’avoit dit l’esclave, ne fût véritable. En même temps je me laissai emporter à une fureur jalouse ; et tirant un couteau qui étoit attaché à ma ceinture, je le plongeai dans la gorge de cette misérable. Ensuite je lui coupai la tête et mis son corps par quartiers ; j’en fis un paquet que je cachai dans un panier pliant ; et après avoir cousu l’ouverture du panier avec un fil de laine rouge, je l’enfermai dans un coffre que je chargeai sur mes épaules dès qu’il fut nuit, et que j’allai jeter dans le Tigre.

» Les deux plus petits de mes enfans étoient déjà couchés et endormis, et le troisième étoit hors de la maison ; je le trouvai à mon retour assis près de la porte, et pleurant à chaudes larmes. Je lui demandai le sujet de ses pleurs. « Mon père, me dit-il, j’ai pris ce matin à ma mère, sans qu’elle en ait rien vu, une des trois pommes que vous lui avez apportées. Je l’ai gardée long-temps ; mais comme je jouois tantôt dans la rue avec mes petits frères, un grand esclave qui passoit, me l’a arrachée de la main, et l’a emportée ; j’ai couru après lui en la lui redemandant ; mais j’ai eu beau lui dire qu’elle appartenoit à ma mère qui étoit malade, que vous aviez fait un voyage de quinze jours pour l’aller chercher, tout cela a été inutile. Il n’a pas voulu me la rendre ; et comme je le suivois en criant après lui, il s’est retourné, m’a battu et puis s’est mis à courir de toute sa force par plusieurs rues détournées, de manière que je l’ai perdu de vue. Depuis ce temps-là, j’ai été me promener hors de la ville en attendant que vous revinssiez ; et je vous attendois, mon père, pour vous prier de n’en rien dire à ma mère, de peur que cela ne la rende plus malade. » En achevant ces mots, il redoubla ses larmes.

» Le discours de mon fils me jeta dans une affliction inconcevable. Je reconnus alors l’énormité de mon crime, et je me repentis, mais trop tard, d’avoir ajouté foi aux impostures du malheureux esclave, qui, sur ce qu’il avoit appris de mon fils, avoit composé la funeste fable que j’avois prise pour une vérité. Mon oncle, qui est ici présent, arriva sur ces entrefaites ; il venoit pour voir sa fille ; mais au lieu de la trouver vivante, il apprit par moi-même qu’elle n’étoit plus ; car je ne lui déguisai rien ; et sans attendre qu’il me condamnât, je me déclarai moi-même le plus criminel de tous les hommes. Néanmoins au lieu de m’accabler de justes reproches, il joignit ses pleurs aux miens, et nous pleurâmes ensemble trois jours sans relâche, lui, la perte d’une fille qu’il avoit toujours tendrement aimée, et moi, celle d’une femme qui m’étoit chère, et dont je m’étois privé d’une manière si cruelle, et pour avoir trop légèrement cru le rapport d’un esclave menteur. Voilà, commandeur des croyans, l’aveu sincère que votre Majesté a exigé de moi. Vous savez à présent toutes les circonstances de mon crime, et je vous supplie très-humblement d’en ordonner la punition : quelque rigoureuse qu’elle puisse être, je n’en murmurerai point, et je la trouverai trop légère. »

Le calife fut dans un grand étonnement.

Scheherazade, en prononçant ces derniers mots, s’aperçut qu’il étoit jour : elle cessa de parler. Mais la nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :

XCIIIe NUIT.

Sire, dit-elle, le calife fut extrêmement étonné de ce que le jeune homme venoit de lui raconter. Mais ce prince équitable, trouvant qu’il étoit plus à plaindre qu’il n’étoit criminel, entra dans ses intérêts. « L’action de ce jeune homme, dit-il, est pardonnable devant Dieu, et excusable auprès des hommes. Le méchant esclave est la cause unique de ce meurtre : c’est lui seul qu’il faut punir. C’est pourquoi, continua-t-il, en s’adressant au grand visir, je te donne trois jours pour le trouver. Si tu ne me l’amènes dans ce terme, je te ferai mourir à sa place. »

Le malheureux Giafar qui s’étoit cru hors de danger, fut accablé de ce nouvel ordre du calife ; mais comme il n’osoit rien répliquer à ce prince dont il connoissoit l’humeur, il s’éloigna de sa présence, et se retira chez lui les larmes aux yeux, persuadé qu’il n’avoit plus que trois jours à vivre. Il étoit tellement convaincu qu’il ne trouveroit point l’esclave, qu’il n’en fit pas la moindre recherche. « Il n’est pas possible, disoit-il, que dans une ville telle que Bagdad, où il y a une infinité d’esclaves noirs, je démêle celui dont il s’agit. À moins que Dieu ne me le fasse connoître, comme il m’a déjà fait découvrir l’assassin, rien ne peut me sauver. »

Il passa les deux premiers jours à s’affliger avec sa famille, qui gémissoit autour de lui, en se plaignant de la rigueur du calife. Le troisième étant venu, il se disposa à mourir avec fermeté, comme un ministre intègre, et qui n’avoit rien à se reprocher. Il fit venir des cadis et des témoins qui signèrent le testament qu’il fit en leur présence. Après cela, il embrassa sa femme et ses enfans, et leur dit le dernier adieu. Toute sa famille fondoit en larmes. Jamais spectacle ne fut plus touchant. Enfin, un huissier du palais arriva, qui lui dit que le calife s’impatientoit de n’avoir ni de ses nouvelles, ni de celles de l’esclave noir qu’il lui avoit commandé de chercher. J’ai ordre, ajouta-t-il, de vous mener devant son trône. L’affligé visir se mit en état de suivre l’huissier. Mais comme il alloit sortir, on lui amena la plus petite de ses filles, qui pouvoit avoir cinq ou six ans. Les femmes qui avoient soin d’elle, la venoient présenter à son père, afin qu’il la vît pour la dernière fois.

Comme il avoit pour elle une tendresse particulière, il pria l’huissier de lui permettre de s’arrêter un moment. Alors il s’approcha de sa fille, la prit entre ses bras et la baisa plusieurs fois. En la baisant, il s’aperçut qu’elle avoit dans le sein quelque chose de gros, et qui avoit de l’odeur. « Ma chère petite, lui dit-il, qu’avez-vous dans le sein ? » « Mon cher père, lui répondit-elle, c’est une pomme sur laquelle est écrit le nom du calife notre seigneur et maître. Rihan[1] notre esclave me l’a vendue deux sequins. »

Aux mots de pomme et d’esclave, le grand-visir Giafar fit un cri de surprise mêlé de joie, et mettant aussitôt la main dans le sein de sa fille, il en tira la pomme. Il fit appeler l’esclave qui n’étoit pas loin ; et lorsqu’il fut devant lui : « Maraut, lui dit-il, où as-tu pris cette pomme ? » « Seigneur, répondit l’esclave, je vous jure que je ne l’ai dérobée, ni chez vous, ni dans le jardin du Commandeur des croyans. L’autre jour comme je passois dans une rue auprès de trois ou quatre petits enfans qui jouoient, et dont l’un la tenoit à la main, je la lui arrachai, et l’emportai. L’enfant courut après moi, en me disant que la pomme n’étoit pas à lui, mais à sa mère qui étoit malade ; que son père, pour contenter l’envie qu’elle en avoit, avoit fait un long voyage, d’où il en avoit apporté trois ; que celle-là en étoit une qu’il avoit prise sans que sa mère en sût rien. Il eut beau me prier de la lui rendre, je n’en voulus rien faire ; je l’apportai au logis, et la vendis deux sequins à la petite dame votre fille. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. »

Giafar ne put assez admirer comment la friponnerie d’un esclave avoit été cause de la mort d’une femme innocente, et presque de la sienne. Il mena l’esclave avec lui ; et quand il fut devant le calife, il fit à ce prince un détail exact de tout ce que lui avoit dit l’esclave, et du hasard par lequel il avoit découvert son crime.

Jamais surprise n’égala celle du calife. Il ne put se contenir ni s’empêcher de faire de grands éclats de rire. À la fin, il reprit un air sérieux, et dit au visir, que puisque son esclave avoit causé un si étrange désordre, il méritoit une punition exemplaire. « Je ne puis en disconvenir, sire, répondit le visir ; mais son crime n’est pas irrémissible. Je sais une histoire plus surprenante d’un visir du Caire, nommé Noureddin[2] Ali, et de Bedreddin[3] Hassan de Balsora. Comme votre majesté prend plaisir à en entendre de semblables, je suis prêt à vous la raconter, à condition que si vous la trouvez plus étonnante que celle qui me donne occasion de vous la dire, vous ferez grâce à mon esclave. » « Je le veux bien, repartit le calife ; mais vous vous engagez dans une grande entreprise, et je ne crois pas que vous puissiez sauver votre esclave ; car l’histoire des pommes est fort singulière. »

Giafar prenant alors la parole, commença son récit dans ces termes :


Notes
  1. Ce mot signifie, en arabe, du basilic, plante odoriférante. Les Arabes donnent ce nom à leurs esclaves, comme on donne en France celui de Jasmin à un laquais.
  2. Noureddin signifie, en arabe, la lumière de la religion ;
  3. Bedreddin, la pleine lune de la religion.

HISTOIRE
DE NOUREDDIN ALI, ET DE BEDREDDIN HASSAN.


« Commandeur des croyans, il y avoit autrefois en Égypte un sultan, grand observateur de la justice, bienfaisant, miséricordieux, libéral. Sa valeur le rendoit redoutable à ses voisins. Il aimoit les pauvres, et protégeoit les savans qu’il élevoit aux premières charges. Le visir de ce sultan étoit un homme prudent, sage, pénétrant, consommé dans les belles-lettres et dans toutes les sciences. Ce ministre avoit deux fils très-bien faits, et qui marchoient l’un et l’autre sur ses traces : l’aîné se nommoit Schemseddin[1] Mohammed, et le cadet Noureddin Ali. Ce dernier principalement avoit tout le mérite qu’on peut avoir. Le visir leur père étant mort, le sultan les envoya chercher, et les ayant fait revêtir tous deux d’une robe de visir ordinaire : « J’ai bien du regret, leur dit-il, de la perte que vous venez de faire. Je n’en suis pas moins touché que vous-mêmes. Je veux vous le témoigner ; et comme je sais que vous demeurez ensemble, et que vous êtes parfaitement unis, je vous gratifie l’un et l’autre de la même dignité. Allez, et imitez votre père. »

» Les deux nouveaux visirs remercièrent le sultan de sa bonté, et se retirèrent chez eux, où ils prirent soin des funérailles de leur père. Au bout d’un mois, ils firent leur première sortie ; ils allèrent pour la première fois au conseil du sultan, et depuis ils continuèrent d’y assister régulièrement les jours qu’il s’assembloit. Toutes les fois que le sultan alloit à la chasse, un des deux frères l’accompagnoit, et ils avoient alternativement cet honneur. Un jour qu’ils s’entretenoient après le souper de choses indifférentes, c’étoit la veille d’une chasse où l’aîné devoit suivre le sultan, ce jeune homme dit à son cadet : « Mon frère, puisque nous ne sommes point encore mariés, ni vous ni moi, et que nous vivons dans une si bonne union, il me vient une pensée : épousons tous deux en un même jour deux sœurs que nous choisirons dans quelque famille qui nous conviendra. Que dites-vous de cette idée ? » « Je dis, mon frère, répondit Noureddin Ali, qu’elle est bien digne de l’amitié qui nous unit. On ne peut pas mieux penser, et pour moi, je suis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira. » « Oh, ce n’est pas tout encore, reprit Schemseddin Mohammed, mon imagination va plus loin. Supposé que nos femmes conçoivent la première nuit de nos noces, et qu’ensuite elles accouchent en un même jour, la vôtre d’un fils, et la mienne d’une fille, nous les marierons ensemble quand ils seront en âge. » « Ah pour cela, s’écria Noureddin Ali, il faut avouer que ce projet est admirable ! Ce mariage couronnera notre union, et j’y donne volontiers mon consentement. Mais, mon frère, ajouta-t-il, s’il arrivoit que nous fissions ce mariage, prétendriez-vous que mon fils donnât une dot à votre fille ? » « Cela ne souffre pas de difficulté, repartit l’aîné, et je suis persuadé qu’outre les conventions ordinaires du contrat de mariage, vous ne manqueriez pas d’accorder en son nom, au moins trois mille sequins, trois bonnes terres et trois esclaves. » « C’est de quoi je ne demeure pas d’accord, dit le cadet. Ne sommes-nous pas frères et collègues, revêtus tous deux du même titre d’honneur ? D’ailleurs, ne savons-nous pas bien vous et moi ce qui est juste ? Le mâle étant plus noble que la femelle, ne seroit-ce pas à vous à donner une grosse dot à votre fille ? À ce que je vois, vous êtes homme à faire vos affaires aux dépens d’autrui. »

» Quoique Noureddin Ali dit ces paroles en riant, son frère, qui n’avoit pas l’esprit bien fait, en fut offensé. « Malheur à votre fils, dit-il avec emportement, puisque vous l’osez préférer à ma fille. Je m’étonne que vous ayez été assez hardi pour le croire seulement digne d’elle. Il faut que vous ayez perdu le jugement pour vouloir aller de pair avec moi, en disant que nous sommes collègues. Apprenez, téméraire, qu’après votre imprudence, je ne voudrois pas marier ma fille avec votre fils, quand vous lui donneriez plus de richesses que vous n’en avez. » Cette plaisante querelle de deux frères sur le mariage de leurs enfans qui n’étoient pas encore nés, ne laissa pas d’aller fort loin. Schemseddin Mohammed s’emporta jusqu’aux menaces. « Si je ne devois pas, dit-il, accompagner demain le sultan, je vous traiterois comme vous le méritez ; mais à mon retour, je vous ferai connoître s’il appartient à un cadet de parler à son aîné aussi insolemment que vous venez de faire. » À ces mots, il se retira dans son appartement, et son frère alla se coucher dans le sien.

» Schemseddin Mohammed se leva le lendemain de grand matin, et se rendit au palais, d’où il sortit avec le sultan, qui prit son chemin au-dessus du Caire, du côté des pyramides. Pour Noureddin Ali, il avoit passé la nuit dans de grandes inquiétudes ; et après avoir bien considéré qu’il n’étoit pas possible qu’il demeurât plus long-temps avec un frère qui le traitoit avec tant de hauteur, il forma une résolution. Il fit préparer une bonne mule, se munit d’argent, de pierreries et de quelques vivres ; et ayant dit à ses gens qu’il alloit faire un voyage de deux ou trois jours, et qu’il vouloit être seul, il partit.

» Quand il fut hors du Caire, il marcha par le désert vers l’Arabie. Mais sa mule venant à succomber sur la route, il fut obligé de continuer son chemin à pied. Par bonheur, un courrier qui alloit à Balsora, l’ayant rencontré, le prit en croupe derrière lui. Lorsque le courrier fut arrivé à Balsora, Noureddin Ali mit pied à terre, et le remercia du plaisir qu’il lui avoit fait. Comme il alloit par les rues cherchant où il pourroit se loger, il vit venir un seigneur, accompagné d’une nombreuse suite, et à qui tous les habitans faisoient de grands honneurs en s’arrêtant par respect jusqu’à ce qu’il fût passé. Noureddin Ali s’arrêta comme les autres. C’étoit le grand-visir du sultan de Balsora qui se montroit dans la ville pour y maintenir par sa présence le bon ordre et la paix.

» Ce ministre ayant jeté les yeux par hasard sur le jeune homme, lui trouva la physionomie engageante ; il le regarda avec complaisance ; et comme il passoit près de lui, et qu’il le voyoit en habit de voyageur, il s’arrêta pour lui demander qui il étoit et d’où il venoit. « Seigneur, lui répondit Noureddin Ali, je suis d’Égypte, né au Caire, et j’ai quitté ma patrie par un si juste dépit contre un de mes parens, que j’ai résolu de voyager par tout le monde, et de mourir plutôt que d’y retourner. « Le grand-visir, qui étoit un vénérable vieillard, ayant entendu ces paroles, lui dit : « Mon fils, gardez-vous bien d’exécuter votre dessein. Il n’y a dans le monde que de la misère ; et vous ignorez les peines qu’il vous faudra souffrir. Venez, suivez-moi plutôt, je vous ferai peut-être oublier le sujet qui vous a contraint d’abandonner votre pays. »

» Noureddin Ali suivit le grand-visir de Balsora, qui ayant bientôt connu ses belles qualités, le prit en affection, de manière qu’un jour l’entretenant en particulier, il lui dit : « Mon fils, je suis, comme vous voyez, dans un âge si avancé, qu’il n’y a pas d’apparence que je vive encore long-temps. Le ciel m’a donné une fille unique qui n’est pas moins belle que vous êtes bien fait, et qui est présentement en âge d’être mariée. Plusieurs des plus puissans seigneurs de cette cour me l’ont déjà demandée pour leurs fils ; mais je n’ai pu me résoudre à la leur accorder. Pour vous, je vous aime, et vous trouve si digne de mon alliance, que vous préférant à tous ceux qui l’ont recherchée, je suis prêt à vous accepter pour gendre. Si vous recevez avec plaisir l’offre que je vous fais, je déclarerai au sultan mon maître que je vous ai adopté par ce mariage, et je le supplierai de m’accorder pour vous la survivance de ma dignité de grand-visir dans le royaume de Balsora. En même temps, comme je n’ai plus besoin que de repos dans l’extrême vieillesse où je suis, je ne vous abandonnerai pas seulement la disposition de tous mes biens, mais même l’administration des affaires de l’état. »

» Le grand-visir de Balsora n’eut pas achevé ce discours rempli de bonté et de générosité, que Noureddin Ali se jeta à ses pieds ; et dans des termes qui marquoient la joie et la reconnoissance dont son cœur étoit pénétré, il témoigna qu’il étoit disposé à faire tout ce qu’il lui plairoit. Alors le grand visir appela les principaux officiers de sa maison, leur ordonna de faire orner la grande salle de son hôtel, et préparer un grand repas. Ensuite il envoya prier tous les seigneurs de la cour et de la ville, de vouloir bien prendre la peine de se rendre chez lui. Lorsqu’ils y furent tous assemblés, comme Noureddin Ali l’avoit informé de sa qualité, il dit à ces seigneurs, car il jugea à propos de parler ainsi, pour satisfaire ceux dont il avoit refusé l’alliance : « Je suis bien aise, Seigneurs, de vous apprendre une chose que j’ai tenue secrète jusqu’à ce jour. J’ai un frère qui est grand visir du sultan d’Égypte, comme j’ai l’honneur de l’être du sultan de ce royaume. Ce frère n’a qu’un fils qu’il n’a pas voulu marier à la cour d’Égypte ; et il me l’a envoyé pour épouser ma fille, afin de réunir par-là nos deux branches. Ce fils que j’ai reconnu pour mon neveu à son arrivée, et que je fais mon gendre, est ce jeune seigneur que vous voyez ici et que je vous présente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire l’honneur d’assister à ses noces, que j’ai résolu de célébrer aujourd’hui. » Nul de ces seigneurs ne pouvant trouver mauvais qu’il eût préféré son neveu à tous les grands partis qui lui avoient été proposés, répondirent tous qu’il avoit raison de faire ce mariage ; qu’ils seroient volontiers témoins de la cérémonie, et qu’ils souhaitoient que Dieu lui donnât encore de longues années pour voir les fruits de cette heureuse union.

En cet endroit, Scheherazade voyant paroître le jour, interrompit sa narration, qu’elle reprit ainsi la nuit suivante :

XCIVe NUIT.

Sire, dit-elle, le grand visir Giafar, continuant l’histoire qu’il racontoit au calife :

» Les seigneurs, poursuivit-il, qui s’étoient assemblés chez le grand visir de Balsora, n’eurent pas plutôt témoigné à ce ministre la joie qu’ils avoient du mariage de sa fille avec Noureddin Ali, qu’on se mit à table. On y demeura très-long-temps. Sur la fin du repas, on servit des confitures, dont chacun, selon la coutume, ayant pris ce qu’il put emporter, les cadis entrèrent avec le contrat de mariage à la main. Les principaux seigneurs le signèrent ; après quoi toute la compagnie se retira.

» Lorsqu’il n’y eut plus personne que les gens de la maison, le grand visir chargea ceux qui avoient soin du bain qu’il avoit commandé de tenir prêt, d’y conduire Noureddin Ali, qui y trouva du linge qui n’avoit point encore servi, d’une finesse et d’une propreté qui faisoit plaisir à voir, aussi bien que toutes les autres choses nécessaires. Quand on eut lavé et frotté l’époux, il voulut reprendre l’habit qu’il venoit de quitter ; mais on lui en présenta un autre de la dernière magnificence. Dans cet état, et parfumé d’odeurs les plus exquises, il alla retrouver le grand visir son beau-père, qui fut charmé de sa bonne mine, et qui l’ayant fait asseoir auprès de lui : « Mon fils, lui dit-il, vous m’avez déclaré qui vous êtes, et le rang que vous teniez à la cour d’Égypte ; vous m’avez dit même que vous avez eu un démêlé avec votre frère, et que c’est pour cela que vous vous êtes éloigné de votre pays ; je vous prie de me faire la confidence entière, et de m’apprendre le sujet de votre querelle. Vous devez présentement avoir une parfaite confiance en moi, et ne me rien cacher. »

» Noureddin Ali lui raconta toutes les circonstances de son différend avec son frère. Le grand visir ne put entendre ce récit sans éclater de rire. « Voilà, dit-il, la chose du monde la plus singulière ! Est-il possible mon fils, que votre querelle soit allée jusqu’au point que vous dites pour un mariage imaginaire ? Je suis fâché que vous vous soyez brouillé pour une bagatelle avec votre frère aîné. Je vois pourtant que c’est lui qui a eu tort de s’offenser de ce que vous ne lui avez dit que par plaisanterie, et je dois rendre grâces au ciel d’un différend qui me procure un gendre tel que vous. Mais, ajouta le vieillard, la nuit est déjà avancée, et il est temps de vous retirer. Allez, ma fille votre épouse, vous attend. Demain je vous présenterai au sultan. J’espère qu’il vous recevra d’une manière dont nous aurons lieu d’être tous deux satisfaits. » Noureddin Ali quitta son beau-père pour se rendre à l’appartement de sa femme.

» Ce qu’il y a de remarquable, continua le grand visir Giafar, c’est que le même jour que ces noces se faisoient à Balsora, Schemseddin Mohammed se marioit aussi au Caire ; et voici le détail de son mariage :

» Après que Noureddin Ali se fut éloigné du Caire dans l’intention de n’y plus retourner, Schemseddin Mohammed, son aîné, qui étoit allé à la chasse avec le sultan d’Égypte, étant de retour au bout d’un mois, (le sultan s’étoit laissé emporter à l’ardeur de la chasse, et avoit été absent durant tout ce temps là) il courut à l’appartement de Noureddin Ali ; mais il fut fort étonné d’apprendre, que sous prétexte d’aller faire un voyage de deux ou trois journées, il étoit parti sur une mule le jour même de la chasse du sultan, et que depuis ce temps-là il n’avoit point paru. Il en fut d’autant plus fâché, qu’il ne douta pas que les duretés qu’il lui avoit dites, ne fussent la cause de son éloignement. Il dépêcha un courrier qui passa par Damas, et alla jusqu’à Alep ; mais Noureddin étoit alors à Balsora. Quand le courrier eut rapporté à son retour qu’il n’en avoit appris aucune nouvelle, Schemseddin Mohammed se proposa de l’envoyer chercher ailleurs, et en attendant, il prit la résolution de se marier. Il épousa la fille d’un des premiers et des plus puissans seigneurs du Caire, le même jour que son frère se maria avec la fille du grand visir de Balsora.

» Ce n’est pas tout, Commandeur des croyans, poursuivit Giafar : voici ce qui arriva encore. Au bout de neuf mois, la femme de Schemseddin Mohammed accoucha d’une fille au Caire, et le même jour, celle de Noureddin Ali mit au monde à Balsora un garçon, qui fut nommé Bedreddin Hassan. Le grand visir de Balsora donna des marques de sa joie par de grandes largesses, et par les réjouissances publiques qu’il fit faire pour la naissance de son petit-fils. Ensuite, pour marquer à son gendre combien il étoit content de lui, il alla au palais supplier très-humblement le sultan d’accorder à Noureddin Ali la survivance de sa charge, afin, dit-il, qu’avant sa mort il eût la consolation de voir son gendre grand visir à sa place.

» Le sultan, qui avoit vu Noureddin Ali avec bien du plaisir lorsqu’il lui avoit été présenté après son mariage, et qui depuis ce temps-là en avoit toujours ouï parler fort avantageusement, accorda la grâce qu’on demandoit pour lui, avec tout l’agrément qu’on pouvoit souhaiter. Il le fit revêtir en sa présence de la robe du grand visir.

» La joie du beau-père fut comblée le lendemain, lorsqu’il vit son gendre présider au conseil en sa place, et faire toutes les fonctions de grand visir. Noureddin Ali s’en acquitta si bien, qu’il sembloit avoir toute sa vie exercé cette charge. Il continua dans la suite d’assister au conseil toutes les fois que les infirmités de la vieillesse ne permirent pas à son beau-père de s’y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans après ce mariage, avec la satisfaction de voir un rejeton de sa famille, qui promettoit de la soutenir long-temps avec éclat.

» Noureddin Ali lui rendit les derniers devoirs avec toute l’amitié et la reconnoissance possible ; et sitôt que Bedreddin Hassan, son fils, eut atteint l’âge de sept ans, il le mit entre les mains d’un excellent maître, qui commença à l’élever d’une manière digne de sa naissance. Il est vrai qu’il trouva dans cet enfant un esprit vif, pénétrant, et capable de profiter de tous les bons enseignemens qu’il lui donnoit…

Scheherazade alloit continuer ; mais s’apercevant qu’il étoit jour, elle mit fin à son discours. Elle reprit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

XCVe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar poursuivant l’histoire qu’il racontoit au calife :

» Deux ans après, dit-il, que Bedreddin Hassan eut été mis entre les mains de ce maître, qui lui enseigna parfaitement bien à lire, il lui apprit l’Alcoran par cœur. Noureddin Ali, son père, lui donna d’autres maîtres qui cultivèrent son esprit de telle sorte, qu’à l’âge de douze ans, il n’avoit plus besoin de leur secours. Alors comme tous les traits de son visage étoient formés, il faisoit l’admiration de tous ceux qui le regardoient.

» Jusque-là, Noureddin Ali n’avoit songé qu’à le faire étudier, et ne l’avoit point encore montré dans le monde. Il le mena au palais pour lui procurer l’honneur de faire la révérence au sultan, qui le reçut très-favorablement. Les premiers qui le virent dans les rues, furent si charmés de sa beauté, qu’ils en firent des exclamations de surprise, et qu’ils lui donnèrent mille bénédictions.

» Comme son père se proposoit de le rendre capable de remplir un jour sa place, il n’épargna rien pour cela, et il le fit entrer dans les affaires les plus difficiles, afin de l’y accoutumer de bonne heure. Enfin, il ne négligeoit aucune chose pour l’avancement d’un fils qui lui étoit si cher ; et il commençoit à jouir déjà du fruit de ses peines, lorsqu’il fut attaqué tout-à-coup d’une maladie dont la violence fut telle, qu’il sentit fort bien qu’il n’étoit pas éloigné du dernier de ses jours. Aussi ne se flatta-t-il pas, et il se disposa d’abord à mourir en vrai musulman. Dans ce moment précieux, il n’oublia pas son cher fils Bedreddin ; il le fit appeler, et lui dit : « Mon fils, vous voyez que le monde est périssable ; il n’y a que celui où je vais bientôt passer, qui soit véritablement durable. Il faut que vous commenciez dès-à-présent à vous mettre dans les mêmes dispositions que moi : préparez-vous à faire ce passage sans regret, et sans que votre conscience puisse rien vous reprocher sur les devoirs d’un musulman, ni sur ceux d’un parfait honnête homme. Pour votre religion, vous en êtes suffisamment instruit, et par ce que vous en ont appris vos maîtres, et par vos lectures. À l’égard de l’honnête homme, je vais vous donner quelques instructions que vous tâcherez de mettre à profit. Comme il est nécessaire de se connoître soi-même, et que vous ne pouvez bien avoir cette connoissance que vous ne sachiez qui je suis, je vais vous l’apprendre :

» J’ai pris naissance en Égypte, poursuivit-il ; mon père, votre aïeul, étoit premier ministre du sultan de ce royaume. J’ai moi-même eu l’honneur d’être un des visirs de ce même sultan avec mon frère, votre oncle, qui, je crois, vit encore, et qui se nomme Schemseddin Mohammed. Je fus obligé de me séparer de lui, et je vins en ce pays où je suis parvenu au rang que j’ai tenu jusqu’à présent. Mais vous apprendrez toutes ces choses plus amplement dans un cahier que j’ai à vous donner. »

» En même temps, Noureddin Ali tira ce cahier qu’il avoit écrit de sa propre main et qu’il portoit toujours sur soi, et le donnant à Bedreddin Hassan : « Prenez, lui dit-il, vous le lirez à votre loisir ; vous y trouverez, entr’autres choses, le jour de mon mariage et celui de votre naissance. Ce sont des circonstances dont vous aurez peut-être besoin dans la suite, et qui doivent vous obliger à le garder avec soin. » Bedreddin Hassan, sensiblement affligé de voir son père dans l’état où il étoit, touché de ses discours, reçut le cahier les larmes aux yeux, en lui promettant de ne s’en dessaisir jamais.

» En ce moment, il prit à Noureddin Ali une foiblesse qui fit croire qu’il alloit expirer. Mais il revint à lui, et reprenant la parole : « Mon fils, lui dit-il, la première maxime que j’ai à vous enseigner, c’est « de ne vous pas donner au commerce de toutes sortes de personnes. Le moyen de vivre en sûreté, c’est de se donner entièrement à soi-même, et de ne se pas communiquer facilement.

» La seconde, de ne faire violence à qui que ce soit ; car en ce cas tout le monde se révolteroit contre vous ; et vous devez regarder le monde comme un créancier à qui vous devez de la modération, de la compassion et de la tolérance.

» La troisième, de ne dire mot quand on vous chargera d’injures. On est hors de danger (dit le proverbe), lorsque l’on garde le silence. C’est particulièrement en cette occasion que vous devez le pratiquer. Vous savez aussi à ce sujet qu’un de nos poètes dit que le silence est l’ornement et la sauvegarde de la vie ; qu’il ne faut pas, en parlant, ressembler à la pluie d’orage qui gâte tout. On ne s’est jamais repenti de s’être tû, au lieu que l’on a souvent été fâché d’avoir parlé.

» La quatrième, de ne pas boire de vin ; car c’est la source de tous les vices.

» La cinquième, de bien ménager vos biens ; si vous ne les dissipez pas, ils vous serviront à vous préserver de la nécessité. Il ne faut pas pourtant en avoir trop, ni être avare : pour peu que vous en ayez et que vous le dépensiez à propos, vous aurez beaucoup d’amis ; mais si au contraire vous avez de grandes richesses, et que vous en fassiez un mauvais usage, tout le monde s’éloignera de vous et vous abandonnera. »

» Enfin, Noureddin Ali continua jusqu’au dernier moment de sa vie, à donner de bons conseils à son fils ; et quand il fut mort, on lui fit des obsèques magnifiques…

Scheherazade, à ces paroles, apercevant le jour, cessa de parler et remit au lendemain la suite de cette histoire.

XCVIe NUIT.

La sultane des Indes ayant été réveillée par sa sœur Dinarzade à l’heure ordinaire, elle reprit la parole, et l’adressant à Schariar :

Sire, dit-elle, le calife ne s’ennuyoit pas d’écouter le grand visir Giafard, qui poursuivit ainsi son histoire :

On enterra donc, dit-il, Noureddin Ali avec tous les honneurs dus à sa dignité. Bedreddin Hassan de Balsora, c’est ainsi qu’on le surnomma, à cause qu’il étoit né dans cette ville, eut une douleur inconcevable de la mort de son père. Au lieu de passer un mois, selon la coutume, il en passa deux dans les pleurs et dans la retraite, sans voir personne, et sans sortir même pour rendre ses devoirs au sultan de Balsora, lequel, irrité de cette négligence, et la regardant comme une marque de mépris pour sa cour et pour sa personne, se laissa transporter de colère. Dans sa fureur, il fit appeler le nouveau grand visir ; car il en avoit nommé un dès qu’il avoit appris la mort de Noureddin Ali ; il lui ordonna de se transporter à la maison du défunt, et de la confisquer avec toutes ses autres maisons, terres et effets, sans rien laisser à Bedreddin Hassan, dont il commanda même qu’on se saisît.

» Le nouveau grand visir, accompagné d’un grand nombre d’huissiers du palais, de gens de justice et d’autres officiers, ne différa pas de se mettre en chemin pour aller exécuter sa commission. Un des esclaves de Bedreddin Hassan qui étoit par hasard parmi la foule, n’eut pas plutôt appris le dessein du visir, qu’il prit les devans et courut en avertir son maître. Il le trouva assis sous le vestibule de sa maison, aussi affligé que si son père n’eût fait que de mourir. Il se jeta à ses pieds tout hors d’haleine ; et après lui avoir baisé le bas de la robe : « Sauvez-vous, Seigneur, lui dit-il, sauvez-vous promptement. » « Qu’y a-t-il, lui demanda Bedreddin, en levant la tête ? Quelle nouvelle m’apportes-tu ? » « Seigneur, répondit-il, il n’y a pas de temps à perdre. Le sultan est dans une horrible colère contre vous, et on vient de sa part confisquer tout ce que vous avez, et même se saisir de votre personne. »

» Le discours de cet esclave fidèle et affectionné mit l’esprit de Bedreddin Hassan dans une grande perplexité. « Mais ne puis-je, dit-il, avoir le temps de rentrer et de prendre au moins quelqu’argent et des pierreries ? » « Seigneur, répliqua l’esclave, le grand visir sera dans un moment ici. Partez tout-à-l’heure, sauvez-vous. » Bedreddin Hassan se leva vîte du sofa où il étoit, mit les pieds dans ses babouches ; et après s’être couvert la tête d’un bout de sa robe pour se cacher le visage, s’enfuit sans savoir de quel côté il devoit tourner ses pas, pour échapper au danger qui le menaçoit. La première pensée qui lui vint, fut de gagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. Il courut sans s’arrêter jusqu’au cimetière public ; et comme la nuit s’approchoit, il résolut de l’aller passer au tombeau de son père. C’étoit un édifice d’assez grande apparence en forme de dôme, que Noureddin Ali avoit fait bâtir de son vivant ; mais il rencontra en chemin un juif fort riche qui étoit banquier et marchand de profession. Il revenoit d’un lieu où quelqu’affaire l’avoit appelé, et il s’en retournoit dans la ville. Ce juif ayant reconnu Bedreddin, s’arrêta et le salua fort respectueusement…

En cet endroit le jour venant à paroître, imposa silence à Scheherazade, qui reprit son discours la nuit suivante.

XCVIIe NUIT.

Sire, dit-elle, le calife écoutoit avec beaucoup d’attention le grand-visir Giafar, qui continua de cette manière :

» Le juif, poursuivit-il, qui se nommoit Isaac, après avoir salué Bedreddin Hassan, et lui avoir baisé la main, lui dit : « Seigneur, oserois-je prendre la liberté de vous demander où vous allez à l’heure qu’il est, seul en apparence, un peu agité ? Y a-t-il quelque chose qui vous fasse de la peine ? « « Oui, répondit Bedreddin : je me suis endormi tantôt, et dans mon sommeil, mon père m’est apparu. Il avoit le regard terrible, comme s’il eût été dans une grande colère contre moi. Je me suis réveillé en sursaut et plein d’effroi, et je suis parti aussitôt pour venir faire ma prière sur son tombeau. » « Seigneur, reprit le juif qui ne pouvoit pas savoir pourquoi Bedreddin Hassan étoit sorti de la ville, comme le feu grand visir votre père et mon seigneur, d’heureuse mémoire, avoit chargé en marchandises plusieurs vaisseaux qui sont encore en mer et qui vous appartiennent, je vous supplie de m’accorder la préférence sur tout autre marchand. Je suis en état d’acheter argent comptant la charge de tous vos vaisseaux ; et pour commencer, si vous voulez bien m’abandonner celle du premier qui arrivera à bon port, je vais vous compter mille sequins. Je les ai ici dans ma bourse, et je suis prêt à vous les livrer d’avance. » En disant cela, il tira une grande bourse qu’il avoit sous son bras par-dessous sa robe, et la lui montra cachetée de son cachet.

» Bedreddin Hassan, dans l’état où il étoit, chassé de chez lui, et dépouillé de tout ce qu’il avoit au monde, regarda la proposition du juif comme une faveur du ciel. Il ne manqua pas de l’accepter avec beaucoup de joie. « Seigneur, lui dit alors le juif, vous me donnez donc pour mille sequins le chargement du premier de vos vaisseaux qui arrivera dans ce port ? » « Oui, je vous le vends mille sequins, répondit Bedreddin Hassan, et c’est une chose faite. » Le juif aussitôt lui mit entre les mains la bourse de mille sequins, en s’offrant de les compter. Bedreddin lui en épargna la peine, en lui disant qu’il s’en fioit bien à lui. « Puisque cela est ainsi, reprit le juif, ayez la bonté, Seigneur, de me donner un mot d’écrit du marché que nous venons de faire. » En disant cela, il tira son écritoire qu’il avoit à la ceinture ; et après en avoir pris une petite canne bien taillée pour écrire, il la lui présenta avec un morceau de papier qu’il trouva dans son porte-lettres, et pendant qu’il tenoit le cornet, Bedreddin Hassan écrivit ces paroles :

« Cet écrit est pour rendre témoignage que Bedreddin Hassan de Balsora a vendu au juif Isaac, pour la somme de mille sequins qu’il a reçus, le chargement du premier de ses navires qui abordera dans ce port. »

bedreddin hassan de Balsora.


» Après avoir fait cet écrit, il le donna au juif, qui le mit dans son porte-lettres, et qui prit ensuite congé de lui. Pendant qu’Isaac poursuivoit son chemin vers la ville, Bedreddin Hassan continua le sien vers le tombeau de son père Noureddin Ali. En y arrivant, il se prosterna la face contre terre ; et les yeux baignés de larmes, il se mit à déplorer sa misère. « Hélas ! disoit-il, infortuné Bedreddin, que vas-tu devenir ? Où iras-tu chercher un asile contre l’injuste prince qui te persécute ? N’étoit-ce pas assez d’être affligé de la mort d’un père si chéri, falloit-il que la fortune ajoutât un nouveau malheur à mes justes regrets ? » Il demeura long-temps dans cet état ; mais enfin il se releva ; et ayant appuyé sa tête sur le sépulcre de son père, ses douleurs se renouvelèrent avec plus de violence qu’auparavant, et il ne cessa de soupirer et de se plaindre jusqu’à ce que succombant au sommeil, il leva la tête de dessus le sépulcre, et s’étendit tout de son long sur le pavé où il s’endormit.

» Il goûtoit à peine la douceur du repos, lorsqu’un génie qui avoit établi sa retraite dans ce cimetière pendant le jour, se disposant à courir le monde cette nuit, selon sa coutume, aperçut ce jeune homme dans le tombeau de Noureddin Ali. Il y entra ; et comme Bedreddin étoit couché sur le dos, il fut frappé, ébloui de l’éclat de sa beauté…

Le jour qui paroissoit ne permit pas à Scheherazade de poursuivre cette histoire ; mais le lendemain à l’heure ordinaire, elle continua de cette sorte :

XCVIIIe NUIT.

» Quand le génie, reprit le grand visir Giafard, eut attentivement considéré Bedreddin Hassan, il dit en lui-même : « À juger de cette créature par sa bonne mine, ce ne peut être qu’un ange du paradis terrestre, que Dieu envoie pour mettre le monde en combustion par sa beauté. » Enfin, après l’avoir bien regardé, il s’éleva fort haut dans l’air, où il rencontra par hasard une fée. Ils se saluèrent l’un et l’autre ; ensuite le génie dit à la fée : « Je vous prie de descendre avec moi jusqu’au cimetière où je demeure, et je vous ferai voir un prodige de beauté, qui n’est pas moins digne de votre admiration que de la mienne. » La fée y consentit : ils descendirent tous deux en un instant ; et lorsqu’ils furent dans le tombeau : « Hé bien, dit le génie à la fée, en lui montrant Bedreddin Hassan, avez-vous jamais vu un jeune homme mieux fait et plus beau que celui-ci ? »

» La fée examina Bedreddin avec attention ; puis se tournant vers le génie : « Je vous avoue, lui répondit-elle, qu’il est très-bien fait ; mais je viens de voir au Caire tout-à-l’heure un objet encore plus merveilleux, dont je vais vous entretenir si vous voulez m’écouter. » « Vous me ferez un très-grand plaisir, répliqua le génie. » « Il faut donc que vous sachiez, reprit la fée (car je vais prendre la chose de loin), que le sultan d’Égypte a un visir qui se nomme Schemseddin Mohammed, et qui a une fille âgée d’environ vingt ans. C’est la plus belle et la plus parfaite personne dont on ait jamais ouï parler. Le sultan, informé par la voix publique de la beauté de cette jeune demoiselle, fit appeler le visir, son père, un de ces derniers jours, et lui dit : « J’ai appris que vous avez une fille à marier ; j’ai envie de l’épouser : ne voulez-vous pas bien me l’accorder ? » Le visir, qui ne s’attendoit pas à cette proposition, en fut un peu troublé ; mais il n’en fut pas ébloui ; et au lieu de l’accepter avec joie, ce que d’autres à sa place n’auroient pas manqué de faire, il répondit au sultan : « Sire, je ne suis pas digne de l’honneur que votre majesté me veut faire, et je la supplie très-humblement de ne pas trouver mauvais que je m’oppose à son dessein. Vous savez que j’avois un frère nommé Noureddin Ali, qui avoit comme moi l’honneur d’être un de vos visirs. Nous eûmes ensemble une querelle qui fut cause qu’il disparut tout-à-coup, et je n’ai point eu de ses nouvelles depuis ce temps-là, si ce n’est que j’ai appris, il y a quatre jours, qu’il est mort à Balsora dans la dignité de grand visir du sultan de ce royaume. Il a laissé un fils ; et comme nous nous engageâmes autrefois tous deux à marier nos enfans ensemble, supposé que nous en eussions, je suis persuadé qu’il est mort dans l’intention de faire ce mariage. C’est pourquoi de mon côté, je voudrois accomplir ma promesse, et je conjure votre majesté de me le permettre. Il y a dans cette cour beaucoup d’autres seigneurs qui ont des filles comme moi, et que vous pouvez honorer de votre alliance. »

» Le sultan d’Égypte fut irrité au dernier point contre Schemseddin Mohammed…

Scheherazade se tut en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. La nuit suivante, elle reprit le fil de sa narration, et dit au sultan des Indes, en faisant toujours parler le visir Giafar au calife Haroun Alraschild :

XCIXe NUIT.

» Le sultan d’Égypte, choqué du refus et de la hardiesse de Schemseddin Mohammed, lui dit avec un transport de colère qu’il ne put retenir : « Est-ce donc ainsi que vous répondez à la bonté que j’ai de vouloir bien m’abaisser jusqu’à faire alliance avec vous ? Je saurai me venger de la préférence que vous osez donner sur moi à un autre ; et je jure que votre fille n’aura pas d’autre mari que le plus vil et le plus mal fait de tous mes esclaves. » En achevant ces mots, il renvoya brusquement le visir, qui se retira chez lui plein de confusion, et cruellement mortifié. Aujourd’hui le sultan a fait venir un de ses palfreniers qui est bossu par devant et par derrière, et laid à faire peur ; et après avoir ordonné à Schemseddin Mohammed de consentir au mariage de sa fille avec cet esclave, il a fait dresser et signer le contrat par des témoins en sa présence. Les préparatifs de ces bizarres noces sont achevés ; et à l’heure que je vous parle, tous les esclaves des seigneurs de la cour d’Égypte sont à la porte d’un bain, chacun avec un flambeau à la main. Ils attendent que le palefrenier bossu qui y est, et qui s’y lave, en sorte, pour le mener chez son épouse, qui, de son côté, est déjà coiffée et habillée. Dans le moment que je suis partie du Caire, les dames assemblées se disposoient à la conduire, avec tous ses ornemens nuptiaux, dans la salle où elle doit recevoir le bossu, et où elle l’attend présentement. Je l’ai vue, et je vous assure qu’on ne peut la regarder sans admiration. »

» Quand la fée eut cessé de parler, le génie lui dit : « Quoi que vous puissiez dire, je ne puis me persuader que la beauté de cette fille surpasse celle de ce jeune homme. » « Je ne veux pas disputer contre vous, repliqua la fée, je vous confesse qu’il mériteroit d’épouser la charmante personne qu’on destine au bossu ; et il me semble que nous ferions une action digne de nous, si, nous opposant à l’injustice du sultan d’Égypte, nous pouvions substituer ce jeune homme à la place de l’esclave. » « Vous avez raison, repartit le génie ; vous ne sauriez croire combien je vous sais bon gré de la pensée qui vous est venue. Trompons, j’y consens, la vengeance du sultan d’Égypte ; consolons un père affligé, et rendons sa fille aussi heureuse qu’elle se croit misérable. Je n’oublierai rien pour faire réussir ce projet ; et je suis persuadé que vous ne vous y épargnerez pas ; je me charge de le porter au Caire sans qu’il se réveille, et je vous laisse le soin de le porter ailleurs quand nous aurons exécuté notre entreprise. »

» Après que la fée et le génie eurent concerté ensemble tout ce qu’ils vouloient faire, le génie enleva doucement Bedreddin, et le transportant par l’air d’une vîtesse inconcevable, il alla le poser à la porte d’un logement public et voisin du bain, d’où le bossu étoit près de sortir, avec la suite des esclaves qui l’attendoient.

« Bedreddin Hassan, s’étant réveillé en ce moment, fut fort surpris de se voir au milieu d’une ville qui lui étoit inconnue. Il voulut crier pour demander où il étoit ; mais le génie lui donna un petit coup sur l’épaule, et l’avertit de ne dire mot. Ensuite lui mettant un flambeau à la main : « Allez, lui dit-il, mêlez-vous parmi ces gens que vous voyez à la porte de ce bain, et marchez avec eux jusqu’à ce que vous entriez dans une salle où l’on va célébrer des noces. Le nouveau marié est un bossu que vous reconnoîtrez aisément. Mettez-vous à sa droite en entrant, et dès-à-présent, ouvrez la bourse de sequins que vous avez dans votre sein, pour les distribuer aux joueurs d’instrumens, aux danseurs et aux danseuses dans la marche. Lorsque vous serez dans la salle, ne manquez pas d’en donner aussi aux femmes esclaves que vous verrez autour de la mariée, quand elles s’approcheront de vous. Mais toutes les fois que vous mettrez la main dans la bourse, retirez-la pleine de sequins, et gardez-vous de les épargner. Faites exactement tout ce que je vous dis avec une grande présence d’esprit ; ne vous étonnez de rien ; ne craignez personne, et vous reposez du reste sur une puissance supérieure qui en dispose à son gré. »

Le jeune Bedreddin, bien instruit de tout ce qu’il avoit à faire, s’avança vers la porte du bain. La première chose qu’il fit, fut d’allumer son flambeau à celui d’un esclave ; puis se mêlant parmi les autres, comme s’il eût appartenu à quelque seigneur du Caire, il se mit en marche avec eux, et accompagna le bossu qui sortit du bain, et monta sur un cheval de l’écurie du sultan…

Le jour qui parut, imposa silence à Scheherazade, qui remit la suite de cette histoire au lendemain.

Ce NUIT.

Sire, dit-elle, le visir Giafar continuant de parler au calife :

» Bedreddin Hassan, poursuivit-il, se trouvant près des joueurs d’instrumens, des danseurs et des danseuses qui marchoient immédiatement devant le bossu, tiroit de temps en temps de sa bourse des poignées de sequins qu’il leur distribuoit. Comme il faisoit ses largesses avec une grâce sans pareille et un air très-obligeant, tous ceux qui les recevoient, jetoient les yeux sur lui ; et dès qu’ils l’avoient envisagé, ils le trouvoient si bien fait et si beau, qu’ils ne pouvoient plus en détourner leurs regards.

» On arriva enfin à la porte du visir Schemseddin Hassan, qui étoit bien éloigné de s’imaginer que son neveu fût si près de lui. Des huissiers, pour empêcher la confusion, arrêtèrent tous les esclaves qui portoient des flambeaux, et ne voulurent pas les laisser entrer. Ils repoussèrent même Bedreddin Hassan ; mais les joueurs d’instrumens pour qui la porte étoit ouverte, s’arrêtèrent en protestant qu’ils n’entreroient pas si on ne le laissoit entrer avec eux. « Il n’est pas du nombre des esclaves, disoient-ils, il n’y a qu’à le regarder pour en être persuadé. C’est, sans doute, un jeune étranger qui veut voir par curiosité les cérémonies que l’on observe aux noces en cette ville. » En disant cela, ils le mirent au milieu d’eux, et le firent entrer malgré les huissiers. Ils lui ôtèrent son flambeau qu’ils donnèrent au premier qui se présenta ; et après l’avoir introduit dans la salle, ils le placèrent à la droite du bossu, qui s’assit sur un trône magnifiquement orné près de la fille du visir.

» On la voyoit parée de tous ses atours ; mais il paroissoit sur son visage une langueur, ou plutôt une tristesse mortelle, dont il n’étoit pas difficile de deviner la cause, en voyant à côté d’elle un mari si difforme et si peu digne de son amour. Le trône de ces époux si mal assortis étoit au milieu d’un sofa. Les femmes des émirs, des visirs, des officiers de la chambre du sultan, et plusieurs autres dames de la cour et de la ville, étoient assises de chaque côté un peu plus bas, chacune selon son rang, et toutes habillées d’une manière si avantageuse et si riche, que c’étoit un spectacle très-agréable à voir. Elles tenoient de grandes bougies allumées.

» Lorsqu’elles virent entrer Bedreddin Hassan, elles jetèrent les yeux sur lui ; et admirant sa taille, son air et la beauté de son visage, elles ne pouvoient se lasser de le regarder. Quand il fut assis, il n’y en eut pas une qui ne quittât sa place pour s’approcher de lui et le considérer de plus près ; et il n’y en eut guère qui, en se retirant pour aller reprendre leurs places, ne se sentissent agitées d’un tendre mouvement.

» La différence qu’il y avoit entre Bedreddin Hassan et le palefrenier bossu, dont la figure faisoit horreur, excita des murmures dans l’assemblée. « C’est à ce beau jeune homme, s’écrièrent les dames, qu’il faut donner notre épousée, et non pas à ce vilain bossu. » Elles n’en demeurèrent pas là ; elles osèrent faire des imprécations contre le sultan, qui, abusant de son pouvoir absolu, unissoit la laideur avec la beauté. Elles chargèrent aussi d’injures le bossu, et lui firent perdre contenance, au grand plaisir des spectateurs, dont les huées interrompirent pour quelque temps la symphonie qui se faisoit entendre dans la salle. À la fin, les joueurs d’instrumens recommencèrent leurs concerts, et les femmes qui avoient habillé la mariée, s’approchèrent d’elle…

En prononçant ces dernières paroles, Scheherazade remarqua qu’il étoit jour. Elle garda aussitôt le silence ; et la nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :


Note du Traducteur. La cent et unième et la cent deuxième Nuits sont employées dans l’original à la description de sept robes et de sept parures différentes, dont la fille du visir Schemseddin Mohammed changea au son des instrumens. Comme cette description ne m’a point paru agréable, et que d’ailleurs elle est accompagnée de vers, qui ont, à la vérité, leur beauté en arabe, mais que les Français ne pourroient goûter, je n’ai pas jugé à propos de traduire ces deux Nuits.

CIIIe NUIT.

Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, votre majesté n’a pas oublié que c’est le grand visir Giafar qui parle au calife Haroun Alraschid.

» À chaque fois, poursuivit-il, que la nouvelle mariée changeoit d’habits, elle se levoit de sa place, et suivie de ses femmes, passoit devant le bossu sans daigner le regarder, et alloit se présenter devant Bedreddin Hassan, pour se montrer à lui dans ses nouveaux atours. Alors Bedreddin Hassan, suivant l’instruction qu’il avoit reçue du génie, ne manquoit pas de mettre la main dans sa bourse, et d’en tirer des poignées de sequins qu’il distribuoit aux femmes qui accompagnoient la mariée. Il n’oublioit pas les joueurs et les danseurs, il leur en jetoit aussi. C’étoit un plaisir de voir comme ils se poussoient les uns les autres pour en ramasser ; ils lui en témoignèrent de la reconnoissance, et lui marquoient par signes qu’ils voudroient que la jeune épouse fût pour lui, et non pas pour le bossu. Les femmes qui étoient autour d’elle, lui disoient la même chose ; et ne se soucioient guère d’être entendues du bossu, à qui elles faisoient mille niches ; ce qui divertissoit fort tous les spectateurs.

» Lorsque la cérémonie de changer d’habits tant de fois fut achevée, les joueurs d’instrumens cessèrent de jouer, et se retirèrent en faisant signe à Bedreddin Hassan de demeurer. Les dames firent la même chose en se retirant après eux avec tous ceux qui n’étoient pas de la maison. La mariée entra dans un cabinet où ses femmes la suivirent pour la déshabiller, et il ne resta plus dans la salle que le palefrenier bossu, Bedreddin Hassan, et quelques domestiques. Le bossu, qui en vouloit furieusement à Bedreddin qui lui faisoit ombrage, le regarda de travers, et lui dit : « Et toi, qu’attends-tu ? Pourquoi ne te retires-tu pas comme les autres ? Marche. » Comme Bedreddin n’avoit aucun prétexte pour demeurer là, il sortit assez embarrassé de sa personne ; mais il n’étoit pas hors du vestibule, que le génie et la fée se présentèrent à lui, et l’arrêtèrent. « Où allez-vous, lui dit le génie ? Demeurez : le bossu n’est plus dans la salle, il en est sorti pour quelque besoin ; vous n’avez qu’à y rentrer et vous introduire dans la chambre de la mariée. Lorsque vous serez seul avec elle, dites-lui hardiment que vous êtes son mari ; que l’intention du sultan a été de se divertir du bossu ; et que pour apaiser ce mari prétendu, vous lui avez fait apprêter un bon plat de crême dans son écurie. Dites-lui là-dessus tout ce qui vous viendra dans l’esprit pour la persuader. Étant fait comme vous êtes, cela ne sera pas difficile, et elle sera ravie d’avoir été trompée si agréablement. Cependant nous allons donner ordre que le bossu ne rentre pas, et ne vous empêche point de passer la nuit avec votre épouse ; car c’est la vôtre et non pas la sienne. »

» Pendant que le génie encourageoit ainsi Bedreddin, et l’instruisoit de ce qu’il devoit faire, le bossu étoit véritablement sorti de la salle. Le génie s’introduisit où il étoit, prit la figure d’un gros chat noir, et se mit à miauler d’une manière épouvantable. Le bossu cria après le chat, et frappa des mains pour le faire fuir ; mais le chat, au lieu de se retirer, se roidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés, et regarda fièrement le bossu en miaulant plus fort qu’auparavant, et en grandissant de manière qu’il parut bientôt gros comme un ânon. Le bossu, à cet objet, voulut crier au secours ; mais la frayeur l’avoit tellement saisi, qu’il demeura la bouche ouverte sans pouvoir proférer une parole. Pour ne pas lui donner de relâche, le génie se changea à l’instant en un puissant buffle, et sous cette forme, lui cria d’une voix qui redoubla sa peur : Vilain bossu. À ces mots, l’effrayé palefrenier se laissa tomber sur le pavé, et se couvrant la tête de sa robe pour ne pas voir cette bête effroyable, il lui répondit en tremblant : « Prince souverain des buffles, que demandez-vous de moi ? » « Malheur à toi, lui repartit le génie : tu as la témérité d’oser te marier avec ma maîtresse ! » « Eh, Seigneur, dit le bossu, je vous supplie de me pardonner : si je suis criminel, ce n’est que par ignorance ; je ne savois pas que cette dame eût un buffle pour amant. Commandez-moi ce qui vous plaira, je vous jure que je suis prêt à vous obéir. » « Par la mort, répliqua le génie, si tu sors d’ici, ou que tu ne gardes pas le silence jusqu’à ce que le soleil se lève ; si tu dis le moindre mot, je t’écraserai la tête. Alors, je te permets de sortir de cette maison ; mais je t’ordonne de te retirer bien vîte sans regarder derrière toi ; et si tu as l’audace d’y revenir, il t’en coûtera la vie. » En achevant ces paroles, le génie se transforma en homme, prit le bossu par les pieds ; et après l’avoir levé la tête en bas contre le mur : « Si tu branles, ajouta-t-il, avant que le soleil soit levé, comme je te l’ai déjà dit, je te prendrai par les pieds, et je te casserai la tête en mille pièces contre cette muraille. »

» Pour revenir à Bedreddin Hassan, encouragé par le génie et par la présence de la fée, il étoit rentré dans la salle et s’étoit coulé dans la chambre nuptiale, où il s’assit en attendant le succès de son aventure. Au bout de quelque temps la mariée arriva, conduite par une bonne vieille, qui s’arrêta à la porte, exhortant le mari à bien faire son devoir, sans regarder si c’étoit le bossu ou un autre ; après quoi elle la ferma et se retira.

» La jeune épouse fut extrêmement surprise de voir au lieu du bossu, Bedreddin Hassan qui se présenta à elle de la meilleure grâce du monde. « Hé quoi, mon cher ami, lui dit-elle, vous êtes ici à l’heure qu’il est ? Il faut donc que vous soyez camarade de mon mari ? » « Non, Madame, répondit Bedreddin, je suis d’une autre condition que ce vilain bossu. » « Mais, reprit-elle, vous ne prenez pas garde que vous parlez mal de mon époux. » « Lui, votre époux, Madame, repartit-il ! Pouvez-vous conserver si long-temps cette pensée ? Sortez de votre erreur : tant de beautés ne seront pas sacrifiées au plus méprisable de tous les hommes. C’est moi, Madame, qui suis l’heureux mortel à qui elles sont réservées. Le sultan a voulu se divertir en faisant cette supercherie au visir votre père, et il m’a choisi pour votre véritable époux. Vous avez pu remarquer combien les dames, les joueurs d’instrumens, les danseurs, vos femmes et tous les gens de votre maison se sont réjouis de cette comédie. Nous avons renvoyé le malheureux bossu, qui mange à l’heure qu’il est un plat de crême dans son écurie, et vous pouvez compter que jamais il ne paroîtra devant vos beaux yeux. »

» À ce discours, la fille du visir, qui étoit entrée plus morte que vive dans la chambre nuptiale, changea de visage, prit un air gai, qui la rendit si belle, que Bedreddin en fut charmé. « Je ne m’attendois pas, lui dit-elle, à une surprise si agréable, et je m’étois déjà condamnée à être malheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est d’autant plus grand, que je vais posséder en vous un homme digne de ma tendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller, et se mit au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voir possesseur de tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mit son habit sur un siége et sur la bourse que le juif lui avoit donnée, laquelle étoit encore pleine, malgré tout ce qu’il en avoit tiré. Il ôta son turban, pour en prendre un de nuit qu’on avoit préparé pour le bossu, et il alla se coucher en chemise et en caleçon[2]. Le caleçon étoit de satin bleu, et attaché avec un cordon tissu d’or…

L’aurore qui se faisoit voir, obligea Scheherazade à s’arrêter. La nuit suivante, ayant été réveillée à l’heure ordinaire, elle reprit le fil de cette histoire, et la continua dans ces termes :

CIVe NUIT.

» Lorsque les deux amans se furent endormis, poursuivit le grand-visir Giafar, le génie, qui avoit rejoint la fée, lui dit qu’il étoit temps d’achever ce qu’ils avoient si bien commencé et conduit jusqu’alors. « Ne nous laissons pas surprendre, ajouta-t-il, par le jour qui paroîtra bientôt ; allez et enlevez le jeune homme sans l’éveiller. »

» La fée se rendit dans la chambre des amans, qui dormoient profondément, enleva Bedreddin Hassan dans l’état où il étoit, c’est-à-dire, en chemise et en caleçon ; et volant avec le génie d’une vîtesse merveilleuse jusqu’à la porte de Damas en Syrie, ils y arrivèrent précisément dans le temps que les ministres des mosquées préposés pour cette fonction, appeloient le peuple à haute voix à la prière de la pointe du jour[3]. La fée posa doucement à terre Bedreddin, et le laissant près de la porte, s’éloigna avec le génie.

» On ouvrit la porte de la ville, et les gens qui s’étoient déjà assemblés en grand nombre pour sortir, furent extrêmement surpris de voir Bedreddin Hassan étendu par terre, en chemise et en caleçon. L’un disoit : « Il a tellement été pressé de sortir de chez sa maîtresse, qu’il n’a pas eu le temps de s’habiller. » « Voyez un peu, disoit l’autre, à quels accidens on est exposé : il aura passé une bonne partie de la nuit à boire avec ses amis ; il se sera enivré, sera sorti ensuite pour quelque nécessité, et au lieu de rentrer, il sera venu jusqu’ici sans savoir ce qu’il faisoit, et le sommeil l’y aura surpris. » D’autres en parloient autrement, et personne ne pouvoit deviner par quelle aventure il se trouvoit là. Un petit vent qui commençoit alors à souffler, leva sa chemise, et laissa voir sa poitrine qui étoit plus blanche que la neige. Ils furent tous tellement étonnés de cette blancheur, qu’ils firent un cri d’admiration qui réveilla le jeune homme. Sa surprise ne fut pas moins grande que la leur de se voir à la porte d’une ville où il n’étoit jamais venu, et environné d’une foule de gens qui le considéroient avec attention. « Messieurs, leur dit-il, apprenez-moi de grâce où je suis, et ce que vous souhaitez de moi ? » L’un d’eux prit la parole, et lui répondit : « Jeune homme, on vient d’ouvrir la porte de cette ville ; et en sortant, nous vous avons trouvé couché ici dans l’état où vous voilà. Nous nous sommes arrêtés à vous regarder. Est-ce que vous avez passé ici la nuit ? Et savez-vous bien que vous êtes à une des portes de Damas ? » « À une des portes de Damas, répliqua Bedreddin ! Vous vous moquez de moi : en me couchant cette nuit, j’étois au Caire. » À ces mots, quelques-uns touchés de compassion, dirent que c’étoit dommage qu’un jeune homme si bien fait eût perdu l’esprit, et ils passèrent leur chemin.

« Mon fils, lui dit un bon vieillard, vous n’y pensez pas : puisque vous êtes ce matin à Damas, comment pouviez-vous être hier au soir au Caire ? Cela ne peut pas être. » « Cela est pourtant très-vrai, repartit Bedreddin ; et je vous jure même que je passai toute la journée d’hier à Balsora. » À peine eut-il achevé ces paroles, que tout le monde fit un grand éclat de rire, et se mit à crier : « C’est un fou, c’est un fou. » Quelques-uns néanmoins le plaignoient à cause de sa jeunesse ; et un homme de la compagnie lui dit : « Mon fils, il faut que vous ayez perdu la raison ; vous ne songez pas à ce que vous dites : est-il possible qu’un homme soit le jour à Balsora, la nuit au Caire, et le matin à Damas ? Vous n’êtes pas sans doute bien éveillé ; rappelez vos esprits. » « Ce que je dis, reprit Bedreddin Hassan, est si véritable, qu’hier au soir j’ai été marié dans la ville du Caire.» Tous ceux qui avoient ri auparavant, redoublèrent leurs ris à ce discours. « Prenez-y bien garde, lui dit la même personne qui venoit de lui parler, il faut que vous ayez rêvé tout cela, et que cette illusion vous soit restée dans l’esprit. » « Je sais bien ce que je dis, répondit le jeune homme. Dites-moi vous-même comment il est possible que je sois allé en songe au Caire, où je suis persuadé que j’ai été effectivement, où l’on a par sept fois amené devant moi mon épouse parée d’un nouvel habillement chaque fois ; et où enfin j’ai vu un affreux bossu qu’on prétendoit lui donner ? Apprenez-moi encore ce que sont devenus ma robe, mon turban et la bourse de sequins que j’avois au Caire ? »

» Quoiqu’il assurât que toutes ces choses étoient réelles, les personnes qui l’écoutoient n’en firent que rire ; ce qui le troubla, de sorte qu’il ne savoit plus lui-même ce qu’il devoit penser de tout ce qui lui étoit arrivé…

Le jour qui commençoit à éclairer l’appartement de Schahriar, imposa silence à Scheherazade, qui continua ainsi son récit le lendemain :

CVe NUIT.

» Sire, continua le visir Giafar, après que Bedreddin Hassan se fut opiniâtré à soutenir que tout ce qu’il avoit dit, étoit véritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le monde le suivit en criant : « C’est un fou, c’est un fou. » À ces cris, les uns mirent la tête aux fenêtres, les autres se présentèrent à leurs portes ; et d’autres se joignant à ceux qui environnoient Bedreddin, crioient comme eux : « C’est un fou, sans savoir de quoi il s’agissoit. » Dans l’embarras où étoit ce jeune homme, il arriva devant la maison d’un pâtissier qui ouvroit sa boutique, et il entra dedans pour se dérober aux huées du peuple qui le suivoit.

» Ce pâtissier avoit été autrefois chef d’une troupe d’Arabes vagabonds qui détroussoient les caravanes ; et quoiqu’il fût venu s’établir à Damas, où il ne donnoit aucun sujet de plainte contre lui, il ne laissoit pas d’être craint de tous ceux qui le connoissoient. C’est pourquoi dès le premier regard qu’il jeta sur la populace qui suivoit Bedreddin, il la dissipa. Le pâtissier voyant qu’il n’y avoit plus personne, fit plusieurs questions au jeune homme ; il lui demanda qui il étoit, et ce qui l’avoit amené à Damas. Bedreddin Hassan ne lui cacha ni sa naissance ni la mort du grand visir son père ; il lui conta ensuite de quelle manière il étoit sorti de Balsora, et comment, après s’être endormi la nuit précédente sur le tombeau de son père, il s’étoit trouvé à son réveil au Caire, où il avoit épousé une dame. Enfin, il lui marqua la surprise où il étoit de se voir à Damas sans pouvoir comprendre toutes ces merveilles.

« Votre histoire est des plus surprenantes, lui dit le pâtissier ; mais si vous voulez suivre mon conseil, vous ne ferez confidence à personne de toutes les choses que vous venez de me dire, et vous attendrez patiemment que le ciel daigne finir les disgrâces dont il permet que vous soyez affligé. Vous n’avez qu’à demeurer avec moi jusqu’à ce temps-là ; et comme je n’ai pas d’enfans, je suis prêt à vous reconnoître pour mon fils, si vous y consentez. Après que je vous aurai adopté, vous irez librement par la ville, et vous ne serez plus exposé aux insultes de la populace. »

» Quoique cette adoption ne fît pas honneur au fils d’un grand visir, Bedreddin ne laissa pas d’accepter la proposition du pâtissier, jugeant bien que c’étoit le meilleur parti qu’il devoit prendre dans la situation où étoit sa fortune. Le pâtissier le fit habiller, prit des témoins, et alla déclarer devant un cadi qu’il le reconnoissoit pour son fils ; après quoi Bedreddin demeura chez lui sous le simple nom de Hassan, et apprit la pâtisserie.

» Pendant que cela se passoit à Damas, la fille de Schemseddin Mohammed se réveilla ; et ne trouvant pas Bedreddin auprès d’elle, crut qu’il s’étoit levé sans vouloir interrompre son repos, et qu’il reviendroit bientôt. Elle attendoit son retour, lorsque le visir Schemseddin Mohammed, son père, vivement touché de l’affront qu’il croyoit avoir reçu du sultan d’Égypte, vint frapper à la porte de son appartement, résolu de pleurer avec elle sa triste destinée. Il l’appela par son nom ; et elle n’eut pas plutôt entendu sa voix, qu’elle se leva pour lui aller ouvrir la porte. Elle lui baisa la main, et le reçut d’un air si satisfait, que le visir, qui s’attendoit à la trouver baignée de pleurs et aussi affligée que lui, en fut extrêmement surpris. « Malheureuse, lui dit-il en colère, est-ce ainsi que tu parois devant moi ? Après l’affreux sacrifice que tu viens de consommer, peux-tu m’offrir un visage si content ?…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce que le jour parut. La nuit suivante, elle reprit son discours, et dit au sultan des Indes :

CVIe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar continuant de raconter l’histoire de Bedreddin Hassan :

» Quand la nouvelle mariée, poursuivit-il, vit que son père lui reprochoit la joie qu’elle faisoit paroître, elle lui dit : « Seigneur, ne me faites point, de grâce, un reproche si injuste : ce n’est pas le bossu que je déteste plus que la mort ; ce n’est pas ce monstre que j’ai épousé. Tout le monde lui a fait tant de confusion, qu’il a été contraint de s’aller cacher, et de faire place à un jeune homme charmant, qui est mon véritable mari. » « Quelle fable me contez-vous, interrompit brusquement Schemseddin Mohammed ? Quoi, le bossu n’a pas couché cette nuit avec vous ? » « Non, Seigneur, répondit-elle, je n’ai point couché avec d’autres personnes qu’avec le jeune homme dont je vous parle, qui a de grands yeux et de grands sourcils noirs. » À ces paroles, le visir perdit patience, et se mit dans une furieuse colère contre sa fille. « Ah, méchante, lui dit-il, voulez-vous me faire perdre l’esprit par le discours que vous me tenez ? » « C’est vous, mon père, repartit-elle, qui me faites perdre l’esprit à moi-même par votre incrédulité. » « Il n’est donc pas vrai, répliqua le visir, que le bossu… « Hé, laissons là le bossu, interrompit-elle avec précipitation. Maudit soit le bossu ! Entendrai-je toujours parler du bossu ? Je vous le répète encore, mon père, ajouta-t-elle, je n’ai point passé la nuit avec lui, mais avec le cher époux que je vous dis, et qui ne doit pas être loin d’ici. »

» Schemseddin Mohammed sortit pour l’aller chercher ; mais au lieu de le trouver, il fut dans une surprise extrême de rencontrer le bossu qui avoit la tête en bas, les pieds en haut, dans la même situation où l’avoit mis le génie. « Que veut dire cela, lui dit-il ? Qui vous a mis en cet état ? » Le bossu, reconnoissant le visir, lui répondit : « Ah, ah, c’est donc vous qui vouliez me donner en mariage la maîtresse d’un buffle, l’amoureuse d’un vilain génie ? Je ne serai pas votre dupe, et vous ne m’y attraperez pas. »

Scheherazade en étoit là lorsqu’elle aperçut la première lumière du jour. Quoiqu’il n’y eût pas long-temps qu’elle parlât, elle n’en dit pas davantage cette nuit. Le lendemain, elle reprit ainsi la suite de sa narration, et dit au sultan des Indes :

CVIIe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar poursuivant son histoire :

» Schemseddin Mohammed, continua-t-il, crut que le bossu extravaguoit quand il l’entendit parler de cette sorte, et il lui dit : « Ôtez-vous de là, mettez-vous sur vos pieds. » « Je m’en garderai bien, repartit le bossu, à moins que le soleil ne soit levé. Sachez qu’étant venu ici hier au soir, il parut tout-à-coup devant moi un chat noir, qui devint insensiblement gros comme un buffle ; je n’ai pas oublié ce qu’il me dit. C’est pourquoi allez à vos affaires et me laissez ici. » Le visir, au lieu de se retirer, prit le bossu par les pieds, et l’obligea à se relever. Cela étant fait, le bossu sortit en courant de toute sa force, sans regarder derrière lui ; il se rendit au palais, se fit présenter au sultan d’Égypte, et le divertit fort en lui racontant le traitement que lui avoit fait le génie.

» Schemseddin Mohammed retourna dans la chambre de sa fille, plus étonné et plus incertain qu’auparavant de ce qu’il vouloit savoir. « Hé bien, fille abusée, lui dit-il, ne pouvez-vous m’éclaircir davantage sur une aventure qui me rend interdit et confus ? » « Seigneur, répondit-elle, je ne puis vous apprendre autre chose que ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire. Mais voici, ajouta-t-elle, l’habillement de mon époux qu’il a laissé sur cette chaise, il vous donnera peut-être l’éclaircissement que vous cherchez. » En disant ces paroles, elle présenta le turban de Bedreddin au visir, qui le prit, et qui après l’avoir bien examiné de tous côtés : « Je le prendrois, dit-il, pour un turban de visir, s’il n’étoit à la mode de Moussoul. » Mais s’apercevant qu’il y avoit quelque chose de cousu entre l’étoffe et la doublure, il demanda des ciseaux ; ayant décousu, il trouva un papier plié. C’étoit le cahier que Noureddin Ali avoit donné en mourant à Bedreddin, son fils, qui l’avoit caché en cet endroit pour le mieux conserver. Schemseddin Mohammed ayant ouvert le cahier, reconnut le caractère de son frère Noureddin Ali, et lut ce titre : Pour mon fils Bedreddin Hassan. Avant qu’il pût faire ses réflexions, sa fille lui mit entre les mains la bourse qu’elle avoit trouvée sous l’habit. Il l’ouvrit aussi, et elle étoit remplie de sequins, comme je l’ai déjà dit ; car malgré les largesses que Bedreddin Hassan avoit faites, elle étoit toujours demeurée pleine par les soins du génie et de la fée. Il lut ces mots sur l’étiquette de la bourse : Mille sequins appartenant au juif Isaac ; et ceux-ci au-dessus, que le juif avoit écrits avant que de se séparer de Bedreddin Hassan : Livré à Bedreddin Hassan pour le chargement qu’il m’a vendu du premier des vaisseaux qui ont ci-devant appartenu à Noureddin Ali, son père, d’heureuse mémoire, lorsqu’il aura abordé en ce port. Il n’eut pas achevé cette lecture, qu’il fit un cri, et s’évanouit…

Scheherazade vouloit continuer ; mais le jour parut, et le sultan des Indes se leva, résolu d’entendre la suite de cette histoire.

CVIIIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade ayant repris la parole, dit à Schahriar, en continuant à faire parler le visir Giafar :

» Sire, le visir Schemseddin Mohammed étant revenu de son évanouissement par le secours de sa fille et des femmes qu’elle avoit appelées : « Ma fille, dit-il, ne vous étonnez pas de l’accident qui vient de m’arriver : la cause en est telle, qu’à peine y pourrez-vous ajouter foi. Cet époux qui a passé la nuit avec vous, est votre cousin, le fils de Noureddin Ali. Les mille sequins qui sont dans cette bourse, me font souvenir de la querelle que j’eus avec ce cher frère ; c’est sans doute le présent de noce qu’il vous fait. Dieu soit loué de toutes choses, et particulièrement de cette aventure merveilleuse qui montre si bien sa puissance. » Il regarda ensuite l’écriture de son frère, et la baisa plusieurs fois en versant une grande abondance de larmes. « Que ne puis-je, disoit-il, aussi bien que je vois ces traits qui me causent tant de joie, voir ici Noureddin lui-même, et me réconcilier avec lui ! »

» Il lut le cahier d’un bout à l’autre : il y trouva les dates de l’arrivée de son frère à Balsora, de son mariage, de la naissance de Bedreddin Hassan ; et lorsqu’après avoir confronté à ces dates celles de son mariage et de la naissance de sa fille au Caire, il eut admiré le rapport qu’il y avoit entr’elles, et fait enfin réflexion que son neveu étoit son gendre, il se livra tout entier à la joie. Il prit le cahier et l’étiquette de la bourse, les alla montrer au sultan, qui lui pardonna le passé, et qui fut tellement charmé du récit de cette histoire, qu’il la fit mettre par écrit avec ses circonstances, pour la faire passer à la postérité.

» Cependant le visir Schemseddin Mohammed ne pouvoit comprendre pourquoi son neveu avoit disparu ; il espéroit néanmoins le voir arriver à tous momens, et il l’attendoit avec la dernière impatience pour l’embrasser. Après l’avoir inutilement attendu pendant sept jours, il le fit chercher par tout le Caire ; mais il n’en apprit aucune nouvelle, quelques perquisitions qu’il en pût faire. Cela lui causa beaucoup d’inquiétude. « Voilà, disoit-il, une aventure fort singulière : jamais personne n’en a éprouvé une pareille. »

» Dans l’incertitude de ce qui pouvoit arriver dans la suite, il crut devoir mettre lui-même par écrit l’état où étoit alors sa maison ; de quelle manière les noces s’étoient passées ; comment la salle et la chambre de sa fille étoient meublées. Il fit aussi un paquet du turban, de la bourse et du reste de l’habillement de Bedreddin, et renferma sous la clef…

La sultane Scheherazade fut obligée d’en demeurer là, parce qu’elle vit que le jour paroissoit. Sur la fin de la nuit suivante, elle poursuivit cette histoire dans ces termes :

CIXe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar continuant de parler au calife :

» Au bout de quelques jours, dit-il, la fille du visir Schemseddin Mohammed s’aperçut qu’elle étoit grosse ; et en effet, elle accoucha d’un fils dans le terme de neuf mois. On donna une nourrice à l’enfant, avec d’autres femmes et des esclaves pour le servir, et son aïeul le nomma Agib[4].

» Lorsque ce jeune Agib eut atteint l’âge de sept ans, le visir Schemseddin Mohammed, au lieu de lui faire apprendre à lire au logis, l’envoya à l’école chez un maître qui avoit une grande réputation, et deux esclaves avoient soin de le conduire et de le ramener tous les jours. Agib jouoit avec ses camarades. Comme ils étoient tous d’une condition au-dessous de la sienne, ils avoient beaucoup de déférence pour lui ; et en cela, ils se régloient sur le maître d’école qui lui passoit bien des choses qu’il ne leur pardonnoit pas à eux. La complaisance aveugle qu’on avoit pour Agib, le perdit : il devint fier, insolent ; il vouloit que ses compagnons souffrissent tout de lui, sans vouloir rien souffrir d’eux. Il dominoit partout ; et si quelqu’un avoit la hardiesse de s’opposer à ses volontés, il lui disoit mille injures, et alloit souvent jusqu’aux coups. Enfin, il se rendit insupportable à tous les écoliers, qui se plaignirent de lui au maître d’école. Il les exhorta d’abord à prendre patience ; mais quand il vit qu’ils ne faisoient qu’irriter par-là l’insolence d’Agib, et fatigué lui-même des peines qu’il lui faisoit : « Mes enfans, dit-il à ses écoliers, je vois bien qu’Agib est un petit insolent ; je veux vous enseigner un moyen de le mortifier de manière qu’il ne vous tourmentera plus ; je crois même qu’il ne reviendra plus à l’école. Demain, lorsqu’il sera venu et que vous voudrez jouer ensemble, rangez-vous autour de lui, et que quelqu’un dise tout haut :

« Nous voulons jouer, mais c’est à condition que ceux qui joueront, diront leur nom, celui de leur mère et de leur père. Nous regarderons comme des bâtards ceux qui refuseront de le faire, et nous ne souffrirons pas qu’ils jouent avec nous. »

» Le maître d’école leur fit comprendre l’embarras où ils jetteroient Agib par ce moyen, et ils se retirèrent chez eux pleins de joie.

» Le lendemain, dès qu’ils furent tous assemblés, ils ne manquèrent pas de faire ce que leur maître leur avoit enseigné ; ils environnèrent Agib, et l’un d’entr’eux prenant la parole : « Jouons, dit-il, à un jeu ; mais à condition que celui qui ne pourra pas dire son nom, le nom de sa mère et de son père, n’y jouera pas. » Ils répondirent tous, et Agib lui-même, qu’ils y consentoient. Alors celui qui avoit parlé, les interrogea l’un après l’autre, et ils satisfirent tous à la condition, excepté Agib, qui répondit : « Je me nomme Agib, ma mère s’appelle Dame de beauté, et mon père Schemseddin Mohammed, visir du sultan. »

» À ces mots, tous les enfans s’écrièrent : « Agib, que dites-vous ? Ce n’est point là le nom de votre père : c’est celui de votre grand-père. » « Que Dieu vous confonde, répliqua-t-il, en colère ! Quoi, vous osez dire que le visir Schemseddin Mohammed n’est pas mon père ! » Les écoliers lui repartirent avec de grands éclats de rire : « Non, non ; il n’est que votre aïeul, et vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous garderons bien même de nous approcher de vous. » En disant cela, ils s’éloignèrent de lui en le raillant, et ils continuèrent de rire entr’eux. Agib fut mortifié de leurs railleries, et se mit à pleurer.

» Le maître d’école qui étoit aux écoutes, et qui avoit tout entendu, entra sur ces entrefaites, et s’adressant à Agib : « Agib, lui dit-il, ne savez-vous pas encore que le visir Schemseddin Mohammed n’est pas votre père ? Il est votre aïeul, père de votre mère Dame de beauté. Nous ignorons, comme vous, le nom de votre père ; nous savons seulement que le sultan avoit voulu marier votre mère avec un de ses palfreniers qui étoit bossu, mais qu’un génie coucha avec elle. Cela est fâcheux pour vous, et doit vous apprendre à traiter vos camarades avec moins de fierté que vous n’avez fait jusqu’à présent… »

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, mit fin à son discours. Elle en reprit le fil la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CXe NUIT.

» Sire, le petit Agib, piqué des plaisanteries de ses compagnons, sortit brusquement de l’école, et retourna au logis en pleurant. Il alla d’abord à l’appartement de sa mère Dame de beauté, laquelle, alarmée de le voir si affligé, lui en demanda le sujet avec empressement. Il ne put répondre que par des paroles entrecoupées de sanglots, tant il étoit pressé de sa douleur ; et ce ne fut qu’à plusieurs reprises qu’il put raconter la cause mortifiante de son affliction. Quand il eut achevé : « Au nom de Dieu, ma mère, ajouta-t-il, dites-moi, s’il vous plaît, qui est mon père ? » « Mon fils, répondit-elle, votre père est le visir Schemseddin Mohammed, qui vous embrasse tous les jours. » « Vous ne me dites pas la vérité, reprit-il, ce n’est pas mon père, c’est le vôtre. Mais moi, de quel père suis-je fils ? » À cette demande, Dame de beauté rappelant dans sa mémoire la nuit de ses noces, suivie d’un si long veuvage, commença à répandre des larmes, en regrettant amèrement la perte d’un époux aussi aimable que Bedreddin.

» Dans le temps que Dame de beauté pleuroit d’un côté, et Agib de l’autre, le visir Schemseddin Mohammed entra, et voulut savoir la cause de leur affliction. Dame de beauté la lui apprit, et lui raconta la mortification qu’Agib avoit reçue à l’école. Ce récit toucha vivement le visir, qui joignit ses pleurs à leurs larmes, et qui, jugeant par-là que tout le monde tenoit des discours contre l’honneur de sa fille, en fut au désespoir. Frappé de cette cruelle pensée, il alla au palais du sultan ; et après s’être prosterné à ses pieds, il le supplia très-humblement de lui accorder la permission de faire un voyage dans les provinces du levant, et particulièrement à Balsora, pour aller chercher son neveu Bedreddin Hassan, disant qu’il ne pouvoit souffrir qu’on pensât dans la ville qu’un génie eût couché avec sa fille Dame de beauté. Le sultan entra dans les peines du visir, approuva sa résolution, et lui permit de l’exécuter : il lui fit même expédier une patente par laquelle il prioit, dans les termes les plus obligeans, les princes et les seigneurs des lieux où pourroit être Bedreddin, de consentir que le visir l’emmenât avec lui.

« Schemseddin Mohammed ne trouva pas de paroles assez fortes pour remercier dignement le sultan de la bonté qu’il avoit pour lui. Il se contenta de se prosterner devant ce prince une seconde fois ; mais les larmes qui couloient de ses yeux, marquèrent assez sa reconnoissance. Enfin, il prit congé du sultan, après lui avoir souhaité toutes sortes de prospérités. Lorsqu’il fut de retour au logis, il ne songea qu’à disposer toutes choses pour son départ. Les préparatifs en furent faits avec tant de diligence, qu’au bout de quatre jours, il partit, accompagné de sa fille Dame de beauté, et d’Agib, son petit-fils…

Scheherazade s’apercevant que le jour commençoit à paroître, cessa de parler en cet endroit. Le sultan des Indes se leva fort satisfait du récit de la sultane, et résolut d’entendre la suite de cette histoire. Scheherazade contenta sa curiosité la nuit suivante, et reprit la parole dans ces termes :

CXIe NUIT.

Sire, le grand-visir Giafar adressant toujours la parole au calife Haroun Alraschild :

» Schemseddin Mohammed, dit-il, prit la route de Damas avec sa fille Dame de beauté, et Agib, son petit-fils. Ils marchèrent dix-neuf jours de suite sans s’arrêter en nul endroit ; mais le vingtième, étant arrivés dans une fort belle prairie peu éloignée des portes de Damas, ils mirent pied à terre, et firent dresser leurs tentes sur le bord d’une rivière qui passe au travers de la ville, et rend ses environs très-agréables.

» Le visir Schemseddin Mohammed déclara qu’il vouloit séjourner deux jours dans ce beau lieu, et que le troisième il continueroit son voyage. Cependant il permit aux gens de sa suite d’aller à Damas. Ils profitèrent presque tous de cette permission, les uns poussés par la curiosité de voir une ville dont ils avoient ouï parler si avantageusement, les autres pour y vendre des marchandises d’Égypte qu’ils avoient apportées, ou pour y acheter des étoffes et des raretés du pays. Dame de beauté, souhaitant que son fils Agib eût aussi la satisfaction de se promener dans cette célèbre ville, ordonna à l’eunuque noir qui servoit de gouverneur à cet enfant, de l’y conduire et de bien prendre garde qu’il ne lui arrivât quelqu’accident.

» Agib, magnifiquement habillé, se mit en marche avec l’eunuque, qui avoit à la main une grosse canne. Ils ne furent pas plutôt entrés dans la ville, qu’Agib, qui étoit beau comme le jour, attira sur lui les yeux de tout le monde. Les uns sortoient de leurs maisons pour le voir de plus près, les autres mettoient la tête aux fenêtres ; et ceux qui passoient dans les rues, ne se contentoient pas de s’arrêter pour le regarder, ils l’accompagnoient pour avoir le plaisir de le considérer plus long-temps. Enfin, il n’y avoit personne qui ne l’admirât et qui ne donnât mille bénédictions au père et à la mère qui avoient mis au monde un si bel enfant. L’eunuque et lui arrivèrent par hasard devant la boutique où étoit Bedreddin Hassan ; et là, ils se virent entourés d’une si grande foule de peuple, qu’ils furent obligés de s’arrêter.

» Le pâtissier qui avoit adopté Bedreddin Hassan, étoit mort depuis quelques années, et lui avoit laissé, comme à son héritier, sa boutique avec tous ses autres biens. Bedreddin étoit donc alors maître de la boutique, et il exerçoit la profession de pâtissier si habilement, qu’il étoit en grande réputation dans Damas. Voyant que tant de monde assemblé devant sa porte, regardoit avec beaucoup d’attention Agib et l’eunuque noir, il se mit à les regarder aussi…

Scheherazade, à ces mots, voyant paroître le jour, se tut ; Schahriar se leva fort impatient de savoir ce qui se passeroit entre Agib et Bedreddin. La sultane satisfit son impatience sur la fin de la nuit suivante, et reprit ainsi la parole :

CXIIe NUIT.

» Bedreddin Hassan, poursuivit le visir Giafar, ayant jeté les yeux particulièrement sur Agib, se sentit aussitôt tout ému sans savoir pourquoi. Il n’étoit pas frappé, comme le peuple, de l’éclatante beauté de ce jeune garçon ; son trouble et son émotion avoient une autre cause qui lui étoit inconnue. C’étoit la force du sang qui agissoit dans ce tendre père, lequel, interrompant ses occupations, s’approcha d’Agib, et lui dit d’un air engageant : « Petit Seigneur, qui m’avez gagné l’âme, faites-moi la grâce d’entrer dans ma boutique et de manger quelque chose de ma façon, afin que pendant ce temps-là j’aie le plaisir de vous admirer à mon aise. » Il prononça ces paroles avec tant de tendresse, que les larmes lui en vinrent aux jeux. Le petit Agib en fut touché, et se tourna vers l’eunuque : « Ce bon-homme, lui dit-il, a une physionomie qui me plaît ; et il me parle d’une manière si affectueuse, que je ne puis me défendre de faire ce qu’il souhaite. Entrons chez lui, et mangeons de sa pâtisserie. » « Ah vraiment, lui dit l’esclave, il feroit beau voir qu’un fils de visir, comme vous, entrât dans la boutique d’un pâtissier pour y manger ; ne croyez pas que je le souffre. » « Hélas, mon petit Seigneur, s’écria alors Bedreddin Hassan, on est bien cruel de confier votre conduite à un homme qui vous traite avec tant de dureté. » Puis s’adressant à l’eunuque : « Mon bon ami, ajouta-t-il, n’empêchez pas ce jeune seigneur de m’accorder la grâce que je lui demande : ne me donnez pas cette mortification. Faites-moi plutôt l’honneur d’entrer avec lui chez moi ; et par-là, vous ferez connoître que si vous êtes brun au-dehors comme la châtaigne, vous êtes blanc aussi au-dedans comme elle. Savez-vous bien, poursuivit-il, que je sais le secret de vous rendre blanc, de noir que vous êtes ? » L’eunuque se mit à rire à ce discours, et demanda à Bedreddin ce que c’étoit que ce secret. « Je vais vous l’apprendre, répondit-il. « Aussitôt il lui récita des vers à la louange des eunuques noirs, disant que c’étoit par leur ministère que l’honneur des sultans, des princes et de tous les grands étoit en sûreté. L’eunuque fut charmé de ces vers ; et cessant de résister aux prières de Bedreddin, laissa entrer Agib dans sa boutique, et y entra aussi lui-même.

» Bedreddin Hassan sentit une extrême joie d’avoir obtenu ce qu’il avoit désiré avec tant d’ardeur ; et se remettant au travail qu’il avoit interrompu : « Je faisois, dit-il, des tartes à la crême ; il faut, s’il vous plaît, que vous en mangiez ; je suis persuadé que vous les trouverez excellentes : car ma mère qui les fait admirablement bien, m’a appris à les faire, et l’on vient en prendre chez moi de tous les endroits de cette ville. » En achevant ces mots, il tira du four une tarte à la crême ; et après avoir mis dessus des grains de grenade et du sucre, il la servit devant Agib, qui la trouva délicieuse. L’eunuque, à qui Bedreddin en présenta aussi, en porta le même jugement.

» Pendant qu’ils mangeoient tous deux, Bedreddin Hassan examinoit Agib avec une grande attention ; et se représentant en le regardant qu’il avoit peut-être un semblable fils de la charmante épouse dont il avoit été sitôt et si cruellement séparé, cette pensée fit couler de ses yeux quelques larmes. Il se préparoit à faire des questions au petit Agib sur le sujet de son voyage à Damas ; mais cet enfant n’eut pas le temps de satisfaire sa curiosité, parce que l’eunuque qui le pressoit de s’en retourner sous les tentes de son aïeul, l’emmena dès qu’il eut mangé. Bedreddin Hassan ne se contenta pas de les suivre de l’œil, il ferma sa boutique promptement, et marcha sur leurs pas…

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, cessa de poursuivre cette histoire. Schahriar se leva, résolu de l’entendre toute entière, et de laisser vivre la sultane jusqu’à ce temps-là.

CXIIIe NUIT.

Le lendemain avant le jour, Dinarzade réveilla sa sœur, qui reprit ainsi son discours :

» Bedreddin Hassan, continua le visir Giafar, courut donc après Agib et l’eunuque, et les joignit avant qu’ils fussent arrivés à la porte de la ville. L’eunuque s’étant aperçu qu’il les suivoit, en fut extrêmement surpris. « Importun que vous êtes, lui dit-il en colère, que demandez-vous ? » « Mon bon ami, lui répondit Bedreddin, ne vous fâchez pas, j’ai hors de la ville une petite affaire dont je me suis souvenu, et à laquelle il faut que j’aille donner ordre. » Cette réponse n’apaisa point l’eunuque, qui, se tournant vers Agib, lui dit : « Voilà ce que vous m’avez attiré. Je l’avois bien prévu, que je me repentirois de ma complaisance : vous avez voulu entrer dans la boutique de cet homme ; je ne suis pas sage de vous l’avoir permis. » « Peut-être, dit Agib, a-t-il effectivement affaire hors de la ville ; et les chemins sont libres pour tout le monde. » En disant cela, ils continuèrent de marcher l’un et l’autre sans regarder derrière eux, jusqu’à ce qu’étant arrivés près des tentes du visir, ils se retournèrent pour voir si Bedreddin les suivoit toujours. Alors Agib remarquant qu’il étoit à deux pas de lui, rougit et pâlit successivement, selon les divers mouvemens qui l’agitoient. Il craignoit que le visir, son aïeul, ne vînt à savoir qu’il étoit entré dans la boutique d’un pâtissier, et qu’il y avoit mangé. Dans cette crainte, ramassant une assez grosse pierre qui se trouva à ses pieds, il la lui jeta, le frappa au milieu du front, et lui couvrit le visage de sang ; après quoi se mettant à courir de toute sa force, il se sauva sous les tentes avec l’eunuque, qui dit à Bedreddin Hassan, qu’il ne devoit pas se plaindre de ce malheur qu’il avoit mérité et qu’il s’étoit attiré lui-même.

» Bedreddin reprit le chemin de la ville en étanchant le sang de sa plaie avec son tablier qu’il n’avoit pas ôté. « J’ai tort, disoit-il en lui-même, d’avoir abandonné ma maison pour faire tant de peine à cet enfant ; car il ne m’a traité de cette manière, que parce qu’il a cru sans doute que je méditois quelque dessein funeste contre lui. » Étant arrivé chez lui, il se fit panser, et se consola de cet accident, en faisant reflexion qu’il y avoit sur la terre une infinité de gens encore plus malheureux que lui…

Le jour qui paroissoit, imposa silence à la sultane des Indes. Schahriar se leva en plaignant Bedreddin, et fort impatient de savoir la suite de cette histoire.

CXIVe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Scheherazade adressant la parole au sultan des Indes : Sire, dit-elle, le grand-visir Giafar poursuivit ainsi l’histoire de Bedreddin Hassan :

» Bedreddin, dit-il, continua d’exercer sa profession de pâtissier à Damas, et son oncle Schemseddin Mohammed en partit trois jours après son arrivée. Il prit la route d’Emese, d’où il se rendit à Hamach[5], et de là à Alep où il s’arrêta deux jours. D’Alep il alla passer l’Euphrate, entra dans la Mésopotamie ; et après avoir traversé Mardin, Moussoul, Sengira, Diarbekir[6] et plusieurs autres villes, arriva enfin à Balsora, où d’abord il fit demander audience au sultan, qui ne fut pas plutôt informé du rang de Schemseddin Mohammed, qu’il la lui donna. Il le reçut même très-favorablement, et lui demanda le sujet de son voyage à Balsora. « Sire, répondit le visir Schemseddin Mohammed, je suis venu pour apprendre des nouvelles du fils de Noureddin Ali, mon frère, qui a eu l’honneur de servir votre majesté. » « Il y a long-temps que Noureddin Ali est mort, reprit le sultan. À l’égard de son fils, tout ce qu’on vous en pourra dire, c’est qu’environ deux mois après la mort de son père, il disparut tout-à-coup, et que personne ne l’a vu depuis ce temps-là, quelque soin que j’aie pris de le faire chercher. Mais sa mère, qui est fille d’un de mes visirs, vit encore. » Schemseddin Mohammed lui demanda la permission de la voir et de l’emmener en Égypte. Le sultan y ayant consenti, il ne voulut pas différer au lendemain à se donner cette satisfaction ; il se fit enseigner où demeuroit cette dame, et se rendit chez elle à l’heure même, accompagné de sa fille et de son petit-fils.

» La veuve de Noureddin Ali demeuroit toujours dans l’hôtel où avoit demeuré son mari jusqu’à sa mort. C’étoit une très-belle maison, superbement bâtie et ornée de colonnes de marbre ; mais Schemseddin Mohammed ne s’arrêta pas à l’admirer. En arrivant, il baisa la porte et un marbre sur lequel étoit écrite en lettres d’or le nom de son frère. Il demanda à parler à sa belle-sœur. Les domestiques lui dirent qu’elle étoit dans un petit édifice en forme de dôme, qu’ils lui montrèrent au milieu d’une cour très-spacieuse. En effet, cette tendre mère avoit coutume d’aller passer la meilleure partie du jour et de la nuit dans cet édifice qu’elle avoit fait bâtir pour représenter le tombeau de Bedreddin Hassan qu’elle croyoit mort, après l’avoir si long-temps attendu en vain. Elle y étoit alors occupée à pleurer ce cher fils, et Schemseddin Mohammed la trouva ensevelie dans une affliction mortelle.

» Il lui fit son compliment ; et après l’avoir suppliée de suspendre ses larmes et ses gémissemens, il lui apprit qu’il avoit l’honneur d’être son beau-frère, et lui dit la raison qui l’avoit obligé de partir du Caire, et de venir à Balsora…

En achevant ces mots, Scheherazade voyant paroître le jour, cessa de poursuivre son récit ; mais elle en reprit le fil de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :

CXVe NUIT.

» Schemseddin Mohammed, continua le visir Giafar, après avoir instruit sa belle-sœur de tout ce qui s’étoit passé au Caire la nuit des noces de sa fille, après lui avoir conté la surprise que lui avoit causée la découverte du cahier cousu dans le turban de Bedreddin, lui présenta Agib et Dame de beauté.

» Quand la veuve de Noureddin Ali, qui étoit demeurée assise comme une femme qui ne prenoit plus de part aux choses du monde, eut compris par le discours qu’elle venoit d’entendre, que le cher fils qu’elle regrettoit tant, pouvoit vivre encore, elle se leva, embrassa très-étroitement Dame de beauté et son petit-fils Agib ; et reconnoissant, dans ce dernier, les traits de Bedreddin, elle versa des larmes d’une nature bien différente de celles qu’elle répandoit depuis si long-temps. Elle ne pouvoit se lasser de baiser ce jeune homme, qui, de son côté recevoit ses embrassemens avec toutes les démonstrations de joie dont il étoit capable. « Madame, dit Schemseddin Mohammed, il est temps de finir vos regrets et d’essuyer vos larmes : il faut vous disposer à venir en Égypte avec nous. Le sultan de Balsora me permet de vous emmener, et je ne doute pas que vous n’y consentiez. J’espère que nous rencontrerons enfin votre fils mon neveu ; et si cela arrive, son histoire, la vôtre, celle de ma fille et la mienne, mériteront d’être écrites pour être transmises à la postérité. »

» La veuve de Noureddin Ali écouta cette proposition avec plaisir, et fit travailler dès ce moment aux préparatifs de son départ. Pendant ce temps-là, Schemseddin Mohammed demanda une seconde audience ; et ayant pris congé du sultan, qui le renvoya comblé d’honneurs, avec un présent considérable pour le sultan d’Égypte, il partit de Balsora, et reprit le chemin de Damas.

» Lorsqu’il fut près de cette ville, il fit dresser ses tentes hors de la porte par laquelle il devoit entrer, et dit qu’il y séjourneroit trois jours, pour faire reposer son équipage, et pour acheter ce qu’il trouveroit de plus curieux et de plus digne d’être présenté au sultan d’Égypte.

» Pendant qu’il étoit occupé à choisir lui-même les plus belles étoffes que les principaux marchands avoient apportées sous ses tentes, Agib pria l’eunuque noir, son conducteur, de le mener promener dans la ville, disant qu’il souhaitoit voir les choses qu’il n’avoit pas eu le temps de voir en passant, et qu’il seroit bien aise aussi d’apprendre des nouvelles du pâtissier à qui il avoit donné un coup de pierre. L’eunuque y consentit, marcha vers la ville avec lui, après en avoir obtenu la permission de sa mère, Dame de beauté.

» Ils entrèrent dans Damas par la porte du palais, qui étoit la plus proche des tentes du visir Schemseddin Mohammed. Ils parcoururent les grandes places, les lieux publics et couverts où se vendoient les marchandises les plus riches, et virent l’ancienne mosquée des Ommiades[7], dans le temps qu’on s’y assembloit pour faire la prière d’entre le midi et le coucher du soleil. Ils passèrent ensuite devant la boutique de Bedreddin Hassan, qu’ils trouvèrent encore occupé à faire des tartes à la crême. « Je vous salue, lui dit Agib, regardez-moi : vous souvenez-vous de m’avoir vu ? » À ces mots, Bedreddin jeta les jeux sur lui ; et le reconnoissant (ô surprenant effet de l’amour paternel !) il sentit la même émotion que la première fois : il se troubla ; et au lieu de lui répondre, il demeura long-temps sans pouvoir proférer une seule parole. Néanmoins ayant rappelé ses esprits : « Mon petit Seigneur, lui dit-il, faites-moi la grâce d’entrer encore une fois chez moi avec votre gouverneur : venez goûter d’une tarte à la crême. Je vous supplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous suivant hors de la ville : je ne me possédois pas, je ne savois ce que je faisois ; vous m’entraîniez après vous sans que je pusse résister à une si douce violence…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. Le lendemain, elle reprit de cette manière la suite de son discours :

CXVIe NUIT.

» Commandeur des croyans, poursuivit le visir Giafar, Agib étonné d’entendre ce que lui disoit Bedreddin, répondit : « Il y a de l’excès dans l’amitié que vous me témoignez, et je ne veux point entrer chez vous que vous ne vous soyez engagé par serment à ne me pas suivre quand j’en serai sorti. Si vous me le promettez et que vous soyez homme de parole, je vous reviendrai voir encore demain, pendant que le visir mon aïeul achètera de quoi faire présent au sultan d’Égypte. » « Mon petit seigneur, reprit Bedreddin Hassan, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. » À ces mots, Agib et l’eunuque entrèrent dans la boutique.

» Bedreddin leur servit aussitôt une tarte à la crême, qui n’étoit pas moins délicate ni moins excellente que celle qu’il leur avoit présentée la première fois. « Venez, lui dit Agib, asseyez-vous auprès de moi et mangez avec nous. » Bedreddin s’étant assis, voulut embrasser Agib pour lui marquer la joie qu’il avoit de se voir à ses côtés ; mais Agib le repoussa en lui disant : « Tenez-vous en repos, votre amitié est trop vive. Contentez-vous de me regarder et de m’entretenir. » Bedreddin obéit, et se mit à chanter une chanson dont il composa sur-le-champ les paroles à la louange d’Agib. Il ne mangea point, et ne fit autre chose que servir ses hôtes. Lorsqu’ils eurent achevé de manger, il leur présenta à laver[8] et une serviette très-blanche pour s’essuyer les mains. Il prit ensuite un vase de sorbet, et leur en prépara plein une grande porcelaine où il mit de la neige[9] fort propre. Puis présentant la porcelaine au petit Agib : « Prenez, lui dit-il : c’est un sorbet de rose, le plus délicieux qu’on puisse trouver dans toute cette ville ; jamais vous n’en avez goûté de meilleur. » Agib en ayant bu avec plaisir, Bedreddin Hassan, reprit la porcelaine et la présenta aussi à l’eunuque, qui but à longs traits toute la liqueur jusqu’à la dernière goutte.

» Enfin Agib et son gouverneur rassasiés, remercièrent le pâtissier de la bonne chère qu’il leur avoit faite, et se retirèrent en diligence, parce qu’il étoit déjà un peu tard. Ils arrivèrent sous les tentes de Schemseddin Mohammed, et allèrent d’abord à celle des dames. La grand’mère d’Agib fut ravie de le revoir ; et comme elle avait toujours son fils Bedreddin dans l’esprit, elle ne put retenir ses larmes en embrassant Agib. « Ah mon fils, lui dit-elle, ma joie seroit parfaite, si j’avois le plaisir d’embrasser votre père Bedreddin Hassan, comme je vous embrasse. » Elle se mettoit alors à table pour souper ; elle le fit asseoir auprès d’elle, lui fit plusieurs questions sur sa promenade ; et en lui disant qu’il ne devoit pas manquer d’appétit, elle lui servit un morceau d’une tarte à la crême qu’elle avoit elle-même faite, et qui étoit excellente ; car on a déjà dit qu’elle les savoit mieux faire que les meilleurs pâtissiers. Elle en présenta aussi à l’eunuque ; mais ils en avoient tellement mangé l’un et l’autre chez Bedreddin, qu’ils n’en pouvoient pas seulement goûter…

Le jour qui paroissoit, empêcha Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais sur la fin de la suivante, elle continua son récit dans ces termes :

CXVIIe NUIT.

» Agib eut à peine touché au morceau de tarte à la crême qu’on lui avoit servi, que feignant de ne le pas trouver à son goût, il le laissa tout entier ; et Schaban[10], (c’est le nom de l’eunuque), fit la même chose. La veuve de Noureddin Ali s’aperçut du peu de cas que son petit-fils faisoit de sa tarte. « Hé quoi, mon fils, lui dit-elle, est-il possible que vous méprisiez ainsi l’ouvrage de mes propres mains ? Apprenez que personne au monde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la crême, excepté votre père Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le grand art d’en faire de pareilles. » « Ah, ma bonne grande mère, s’écria Agib, permettez-moi de vous dire que si vous n’en savez pas faire de meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui vous surpasse dans ce grand art : nous venons d’en manger chez lui une qui vaut beaucoup mieux que celle-ci. »

» À ces paroles, la grand’mère regardant l’eunuque de travers : « Comment Schaban, lui dit-elle avec colère ! Vous a-t-on commis la garde de mon petit-fils pour le mener manger chez des pâtissiers comme un gueux ? » « Madame, répondit l’eunuque, il est bien vrai que nous nous sommes entretenus quelque temps avec un pâtissier, mais nous n’avons pas mangé chez lui. » « Pardonnez-moi, interrompit Agib, nous sommes entrés dans sa boutique, et nous y avons mangé d’une tarte à la crême. » La dame, plus irritée qu’auparavant contre l’eunuque, se leva de table assez brusquement, courut à la tente de Schemseddin Mohammed, qu’elle informa du délit de l’eunuque, dans des termes plus propres à animer le visir contre le délinquant, qu’à lui faire excuser sa faute.

» Schemseddin Mohammed, qui étoit naturellement emporté, ne perdit pas une si belle occasion de se mettre en colère. Il se rendit à l’instant sous la tente de sa belle-sœur, et dit à l’eunuque : « Quoi, malheureux, tu as la hardiesse d’abuser de la confiance que j’ai en toi ! » Schaban, quoique suffisamment convaincu par le témoignage d’Agib, prit le parti de nier encore le fait. Mais l’enfant soutenant toujours le contraire : « Mon grand père, dit-il à Schemseddin Mohammed, je vous assure que nous avons si bien mangé l’un et l’autre, que nous n’avons pas besoin de souper : le pâtissier nous a même régalés d’une grande porcelaine de sorbet. » « Hé bien, méchant esclave, s’écria le visir en se tournant vers l’eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir que vous êtes entrés tous deux chez un pâtissier, et que vous y avez mangé ? » Schaban eut encore l’effronterie de jurer que cela n’étoit pas vrai. « Tu es un menteur, lui dit alors le visir : je crois plutôt mon petit-fils que toi. Néanmoins si tu peux manger toute cette tarte à la crême qui est sur la table, je serai persuadé que tu dis la vérité. « 

» Schaban, quoiqu’il en eût jusqu’à la gorge, se soumit à cette épreuve, et prit un morceau de la tarte à la crême ; mais il fut obligé de le retirer de sa bouche, car le cœur lui souleva. Il ne laissa pas pourtant de mentir encore, en disant qu’il avoit tant mangé le jour précédent, que l’appétit ne lui étoit pas encore revenu. Le visir irrité de tous les mensonges de l’eunuque, et convaincu qu’il étoit coupable, le fit coucher par terre, et commanda qu’on lui donnât la bastonnade. Le malheureux poussa de grands cris en souffrant ce châtiment, et confessa la vérité. « Il est vrai, s’écria-t-il, que nous avons mangé une tarte à la crême chez un pâtissier, et elle étoit cent fois meilleure que celle qui est sur cette table. »

» La veuve de Noureddin Ali crut que c’étoit par dépit contr’elle et pour la mortifier, que Schaban louoit la tarte du pâtissier. C’est pourquoi s’adressant à lui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes à la crême de ce pâtissier soient plus excellentes que les miennes. Je veux m’en éclaircir ; tu sais où il demeure ; va chez lui et m’apportes une tarte à la crême tout-à-l’heure. » En parlant ainsi, elle fit donner de l’argent à l’eunuque pour acheter la tarte, et il partit. Étant arrivé à la boutique de Bedreddin : « Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de l’argent, donnez-moi une tarte à la crême ; une de nos dames souhaite d’en goûter. » Il y en avoit alors de toutes chaudes ; Bedreddin choisit la meilleure, et la donnant à l’eunuque : « Prenez celle-ci, dit-il, je vous la garantis excellente, et je puis vous assurer que personne au monde n’est capable d’en faire de semblables, si ce n’est ma mère qui vit peut-être encore. »

» Schaban revint en diligence sous les tentes avec sa tarte à la crême. Il la présenta à la veuve de Noureddin Ali, qui la prit avec empressement. Elle en rompit un morceau pour le manger ; mais elle ne l’eut pas plutôt porté à sa bouche, qu’elle fit un grand cri et qu’elle tomba évanouie. Schemseddin Mohammed qui étoit présent, fut extrêmement étonné de cet accident ; il jeta de l’eau lui-même au visage de sa belle-sœur, et s’empressa fort à la secourir. Dès qu’elle fut revenue de sa foiblesse : « Ô dieu, s’écria-t-elle, il faut que ce soit mon fils, mon cher fils Bedreddin, qui ait fait cette tarte… »

La clarté du jour, en cet endroit vint imposer silence à Scheherazade. Le sultan des Indes se leva pour faire sa prière et aller tenir son conseil ; et la nuit suivante, la sultane poursuivit ainsi l’histoire de Bedreddin Hassan :

CXVIIIe NUIT.

» Quand le visir Schemseddin Mohammed eut entendu dire à sa belle-sœur qu’il falloit que ce fût Bedreddin Hassan qui eût fait la tarte à la crême que l’eunuque venoit d’apporter, il sentit une joie inconcevable ; mais venant à faire réflexion que cette joie étoit sans fondement, et que selon toutes les apparences, la conjecture de la veuve de Noureddin devoit être fausse, il lui dit : « Mais, Madame, pourquoi avez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver un pâtissier au monde qui sache aussi bien faire des taries à la crême que votre fils ? » « Je conviens, répondit-elle, qu’il y a peut-être des pâtissiers capables d’en faire d’aussi bonnes ; mais comme je les fais d’une manière toute singulière, et que nul autre que mon fils n’a ce secret, il faut absolument que ce soit lui qui ait fait celle-ci. Réjouissons-nous, mon frère, ajouta-t-elle avec transport, nous avons enfin trouvé ce que nous cherchons et desirons depuis si long-temps. » « Madame, répliqua le visir, modérez, je vous prie, votre impatience, nous saurons bientôt ce que nous en devons penser. Il n’y a qu’à faire venir ici le pâtissier : si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnoîtrez bien, ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux, et que vous le voyiez sans qu’il vous voye ; car je ne veux pas que notre reconnoissance se fasse à Damas : j’ai dessein de la prolonger jusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose de vous donner un divertissement très-agréable. »

» En achevant ces paroles, il laissa les dames sous leur tente, et se rendit sous la sienne. Là il fit venir cinquante de ses gens, et leur dit : « Prenez chacun un bâton, et suivez Schaban qui va vous conduire chez un pâtissier de cette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez, brisez tout ce que vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande pourquoi vous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est pas lui qui a fait la tarte à la crême qu’on a été prendre chez lui. S’il vous répond qu’oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien et me l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui faire le moindre mal. Allez, et ne perdez pas de temps. »

» Le visir fut promptement obéi ; ses gens armés de bâtons et conduits par l’eunuque noir, se rendirent en diligence chez Bedreddin Hassan, où ils mirent en pièces les plats, les chaudrons, les casseroles, les tables, et tous les autres meubles et ustensiles qu’ils trouvèrent, et inondèrent sa boutique de sorbet, de crême et de confitures. À ce spectacle, Bedreddin Hassan fort étonné, leur dit d’un ton de voix pitoyable : « Hé bonnes gens, pourquoi me traitez-vous de la sorte ? De quoi s’agit-il ? Qu’ai-je fait ? » « N’est-ce pas vous, dirent-ils, qui avez fait la tarte à la crême que vous avez vendue à l’eunuque que vous voyez ? » « Oui, c’est moi-même, répondit-il ; qu’y trouve-t-on à dire ? Je défie qui que ce soit d’en faire une meilleure. » Au lieu de lui repartir, ils continuèrent de briser tout, et le four même ne fut pas épargné.

» Cependant les voisins étant accourus au bruit, et fort surpris de voir cinquante hommes armés commettre un pareil désordre, demandoient le sujet d’une si grande violence ; et Bedreddin encore une fois dit à ceux qui la lui faisoient : « Apprenez-moi, de grâce, quel crime je puis avoir commis, pour rompre et briser ainsi tout ce qu’il y a chez moi ? » « N’est-ce pas vous, répondirent-ils, qui avez fait la tarte à la crême que vous avez vendue à cet eunuque ? » « Oui, oui, c’est moi, repartit-il, je soutiens qu’elle est bonne, et je ne mérite pas le traitement injuste que vous me faites. » Ils se saisirent de sa personne sans l’écouter ; et après lui avoir arraché la toile de son turban, ils s’en servirent pour lui lier les mains derrière le dos ; puis le tirant par force de sa boutique, ils commencèrent à l’emmener.

» La populace qui s’étoit assemblée là, touchée de compassion pour Bedreddin, prit son parti, et voulut s’opposer au dessein des gens de Schemseddin Mohammed ; mais il survint en ce moment des officiers du gouverneur de la ville, qui écartèrent le peuple et favorisèrent l’enlèvement de Bedreddin, parce que Schemseddin Mohammed étoit allé chez le gouverneur de Damas pour l’informer de l’ordre qu’il avoit donné, et pour lui demander main-forte ; et ce gouverneur qui commandoit sur toute la Syrie au nom du sultan d’Égypte, n’avoit eu garde de rien refuser au visir de son maître. On entraînoit donc Bedreddin malgré ses cris et ses larmes…

Scheherazade n’en put dire davantage à cause du jour qu’elle vit paroître ; mais le lendemain, elle reprit sa narration, et dit au sultan des Indes :

CXIXe NUIT.

Sire, le visir Giafar continuant de parler au calife :

» Bedreddin Hassan, dit-il, avoit beau demander en chemin aux personnes qui l’emmenoient, ce que l’on avoit trouvé dans sa tarte à la crême, on ne lui répondoit rien. Enfin il arriva sous les tentes, où on le fit attendre jusqu’à ce que Schemseddin Mohammed fût revenu de chez le gouverneur de Damas.

» Le visir étant de retour, demanda des nouvelles du pâtissier ; on le lui amena. « Seigneur, lui dit Bedreddin les larmes aux yeux, faites-moi la grâce de me dire en quoi je vous ai offensé. » « Ah, malheureux, répondit le visir, n’est-ce pas toi qui as fait la tarte à la crême que tu m’as envoyée ? » « J’avoue que c’est moi, repartit Bedreddin. Quel crime ai-je commis en cela ? « « Je te châtierai comme tu le mérites, répliqua Schemseddin Mohammed, et il t’en coûtera la vie pour avoir fait une si méchante tarte. « « Hé bon Dieu, s’écria Bedreddin, qu’est-ce que j’entends ! Est-ce un crime digne de mort d’avoir fait une méchante tarte à la crême ? » « Oui, dit le visir, et tu ne dois pas attendre de moi un autre traitement. »

» Pendant qu’ils s’entretenoient ainsi tous deux, les dames, qui s’étoient cachées, observoient avec attention Bedreddin, qu’elles n’eurent pas de peine à reconnoître, malgré le long temps quelles ne l’avoient vu. La joie qu’elles en eurent, fut telle, qu’elles en tombèrent évanouies. Quand elles furent revenues de leur évanouissement, elles vouloient s’aller jeter au cou de Bedreddin ; mais la parole qu’elles avoient donnée au visir de ne se point montrer, l’emporta sur les plus tendres mouvemens de l’amour et de la nature.

» Comme Schemseddin Mohammed avoit résolu de partir cette même nuit, il fit plier les tentes et préparer les voitures pour se mettre en marche ; et à l’égard de Bedreddin, il ordonna qu’on le mît dans une caisse bien fermée, et qu’on le chargeât sur un chameau. D’abord que tout fut prêt pour le départ, le visir et les gens de sa suite se mirent en chemin. Ils marchèrent le reste de la nuit et le jour suivant sans se reposer. Ils ne s’arrêtèrent qu’à l’entrée de la nuit. Alors on tira Bedreddin Hassan de sa caisse pour lui faire prendre de la nourriture ; mais on eut soin de le tenir éloigné de sa mère et de sa femme ; et pendant vingt jours que dura le voyage, on le traita de la même manière.

» En arrivant au Caire, on campa aux environs de la ville par ordre du visir Schemseddin Mohammed, qui se fit amener Bedreddin, devant lequel il dit à un charpentier qu’il avoit fait venir : « Va chercher du bois et dresse promptement un poteau. » « Hé, Seigneur, dit Bedreddin, que prétendez-vous faire de ce poteau ? » « T’y attacher, repartit le visir, et te faire ensuite promener par tous les quartiers de la ville, afin qu’on voie en ta personne un indigne pâtissier qui fait des tartes à la crême sans y mettre de poivre. » À ces mots, Bedreddin Hassan s’écria d’une manière si plaisante, que Schemseddin Mohammed eut bien de la peine à garder son sérieux : « Grand Dieu, c’est donc pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crême, qu’on veut me faire souffrir une mort aussi cruelle qu’ignominieuse ! »

En achevant ces mots, Scheherazade remarquant qu’il étoit jour, se tut, et Schahriar se leva en riant de tout son cœur de la frayeur de Bedreddin, et fort curieux d’entendre la suite de cette histoire, que la sultane reprit de cette sorte le lendemain avant le jour :

CXXe NUIT.

Sire, le calife Haroun Alraschild, malgré sa gravité, ne put s’empêcher de rire quand le visir Giafar lui dit que Schemseddin Mohammed menaçoit de faire mourir Bedreddin pour n’avoir pas mis du poivre dans la tarte à la crême qu’il avoit vendue à Schaban.

« Hé quoi, disoit Bedreddin, faut-il qu’on ait tout rompu et brisé dans ma maison, qu’on m’ait emprisonné dans une caisse, et qu’enfin on s’apprête à m’attacher à un poteau ; et tout cela parce que je ne mets pas de poivre dans une tarte à la crême ! Hé grand Dieu, qui a jamais ouï parler d’une pareille chose ? Sont-ce là des actions de Musulmans, de personnes qui font profession de probité, de justice, et qui pratiquent toutes sortes de bonnes œuvres ? » En disant cela, il fondoit en larmes ; puis recommençant ses plaintes : « Non, reprenoit-il, jamais personne n’a été traité si injustement ni si rigoureusement. Est-il possible qu’on soit capable d’ôter la vie à un homme pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crême ? Que maudites soient toutes les tartes à la crême, aussi bien que l’heure où je suis né ! Plût à Dieu que je fusse mort en ce moment ! »

» Le désolé Bedreddin ne cessa de se lamenter ; et lorsqu’on apporta le poteau et les clous pour l’y clouer, il poussa de grands cris à ce spectacle terrible : « Ô ciel, dit-il, pouvez-vous souffrir que je meure d’un trépas infâme et douloureux ? Et cela pour quel crime ! Ce n’est point pour avoir volé, ni pour avoir tué, ni pour avoir renié ma religion : c’est pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crême ! »

» Comme la nuit étoit alors déjà assez avancée, le visir Schemseddin Mohammed fit remettre Bedreddin dans sa caisse, et lui dit : « Demeure là jusqu’à demain ; le jour ne se passera pas que je ne te fasse mourir. » On emporta la caisse, et l’on en chargea le chameau qui l’avoit apportée depuis Damas. On rechargea en même temps tous les autres chameaux ; et le visir étant monté à cheval, fit marcher devant lui le chameau qui portoit son neveu, et entra dans la ville, suivi de tout son équipage. Après avoir passé plusieurs rues où personne ne parut, parce que tout le monde s’étoit retiré, il se rendit à son hôtel, où il fit décharger la caisse, avec défense de l’ouvrir que lorsqu’il l’ordonneroit.

» Tandis qu’on déchargeoit les autres chameaux, il prit en particulier la mère de Bedreddin Hassan et sa fille ; et s’adressant à la dernière : « Dieu soit loué, lui dit-il, ma fille, de ce qu’il nous a fait si heureusement rencontrer votre cousin et votre mari. Vous vous souvenez bien apparemment de l’état où étoit votre chambre la première nuit de vos noces : allez, faites-y mettre toutes choses comme elles étoient alors. Si pourtant vous ne vous en souveniez pas, je pourrois y suppléer par l’écrit que j’en ai fait faire. De mon côté, je vais donner ordre au reste. »

» Dame de beauté alla exécuter avec joie ce que venoit de lui ordonner son père, qui commença aussi à disposer toutes choses dans la salle, de la même manière qu’elles étoient lorsque Bedreddin Hassan s’y étoit trouvé avec le palefrenier bossu du sultan d’Égypte. À mesure qu’il lisoit l’écrit, ses domestiques mettoient chaque meuble à sa place. Le trône ne fut pas oublié, non plus que les bougies allumées. Quand tout fut préparé dans la salle, le visir entra dans la chambre de sa fille, où il posa l’habillement de Bedreddin avec la bourse de sequins. Cela étant fait, il dit à Dame beauté : « Déshabillez-vous, ma fille, et vous couchez. Dès que Bedreddin sera entré dans cette chambre, plaignez-vous de ce qu’il a été dehors trop long-temps, et dites lui que vous avez été bien étonnée en vous réveillant de ne le pas trouver auprès de vous. Pressez-le de se remettre au lit, et demain matin vous nous divertirez, votre belle-mère et moi, en nous rendant compte de ce qui se sera passé entre vous et lui cette nuit. » À ces mots, il sortit de l’appartement de sa fille, et lui laissa la liberté de se coucher…

Scheherazade vouloit poursuivre son récit, mais le jour qui commença à paroître, l’en empêcha.

CXXIe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, le sultan des Indes, qui avoit une extrême impatience d’apprendre comment se dénoueroit l’histoire de Bedreddin, réveilla lui-même Scheherazade, et l’avertit de la continuer ; ce qu’elle fit en ces termes :

» Schemseddin Mohammed, dit le visir Giafar au calife, fit sortir de la salle tous les domestiques qui y étoient, et leur ordonna de s’éloigner, à la réserve de deux ou trois qu’il fit demeurer. Il les chargea d’aller tirer Bedreddin hors de la caisse, de le mettre en chemise et en caleçon, de le conduire en cet état dans la salle, de l’y laisser tout seul, et d’en fermer la porte.

» Bedreddin Hassan, quoiqu’accablé de douleur, s’étoit endormi pendant tout ce temps-là, si bien que les domestiques du visir l’eurent plutôt tiré de la caisse, mis en chemise et en caleçon, qu’il ne fut réveillé ; et ils le transportèrent dans la salle si brusquement, qu’ils ne lui donnèrent pas le loisir de se reconnoître. Quand il se vit seul dans la salle, il promena sa vue de toutes parts ; et les choses qu’il voyoit, rappelant dans sa mémoire le souvenir de ses noces, il s’aperçut avec étonnement que c’étoit la même salle où il avoit vu le palefrenier bossu. Sa surprise augmenta encore, lorsque s’étant approché doucement de la porte d’une chambre qu’il trouva ouverte, il vit dedans son habillement au même endroit où il se souvenoit de l’avoir mis la nuit de ses noces. « Bon Dieu, dit-il en se frottant les yeux, suis-je endormi, suis-je éveillé ? »

» Dame de beauté qui l’observoit, après s’être divertie de son étonnement, ouvrit tout-à-coup les rideaux de son lit, et avançant la tête : « Mon cher Seigneur, lui dit-elle d’un ton assez tendre, que faites-vous à la porte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeuré dehors bien long-temps. J’ai été fort surprise en me réveillant de ne vous pas trouver à mes côtés. » Bedreddin Hassan changea de visage, lorsqu’il reconnut que la dame qui lui parloit, étoit cette charmante personne avec laquelle il se souvenoit d’avoir couché. Il entra dans la chambre ; mais au lieu d’aller au lit, comme il étoit plein des idées de tout ce qui lui étoit arrivé depuis dix ans, et qu’il ne pouvoit se persuader que tous ces événemens se fussent passés en une seule nuit, il s’approcha de la chaise où étoient ses habits et la bourse de sequins ; et après les avoir examinés avec beaucoup d’attention : « Par le grand Dieu vivant, s’écria-t-il, voilà des choses que je ne puis comprendre ! » La dame, qui prenoit plaisir à voir son embarras, lui dit : « Encore une fois, Seigneur, venez vous remettre au lit. À quoi vous amusez-vous ? » À ces paroles, il s’avança vers Dame de beauté : « Je vous supplie, madame, lui dit-il, de m’apprendre s’il y a long-temps que je suis auprès de vous. » « La question me surprend, répondit-elle : est-ce que vous ne vous êtes pas levé d’auprès de moi tout-à-l’heure ? Il faut que vous ayez l’esprit bien préoccupé. » « Madame, reprit Bedreddin, je me souviens, il est vrai, d’avoir été près de vous ; mais je me souviens aussi d’avoir depuis demeuré dix ans à Damas. Si j’ai en effet couché cette nuit avec vous, je ne puis pas en avoir été éloigné si long-temps. Ces deux choses sont opposées. Dites-moi, de grâce, ce que j’en dois penser ; si mon mariage avec vous est une illusion, ou si c’est un songe que mon absence ? » « Oui, Seigneur, repartit Dame de beauté, vous avez rêvé, sans doute, que vous avez été à Damas. » « Il n’y a donc rien de si plaisant, s’écria Bedreddin en faisant un éclat de rire. Je suis assuré, madame, que ce songe va vous paroître très-réjouissant. Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis trouvé à la porte de Damas en chemise et en caleçon, comme je suis en ce moment ; que je suis entré dans la ville aux huées d’une populace qui me suivoit en m’insultant ; que je me suis sauvé chez un pâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier, et m’a laissé tous ses biens en mourant ; qu’après sa mort, j’ai tenu sa boutique. Enfin, madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures qui seroient trop longues à raconter ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai pas mal fait de m’éveiller : sans cela, on m’alloit clouer à un poteau. » « Eh pour quel sujet, dit Dame de beauté en faisant l’étonnée, vouloit-on vous traiter si cruellement ? Il falloit donc que vous eussiez commis un crime énorme ? » « Point du tout, répondit Bedreddin, c’étoit pour la chose du monde la plus bizarre et la plus ridicule. Tout mon crime étoit d’avoir vendu une tarte à la crême où je n’avois pas mis de poivre. » « Ah pour cela, dit Dame de beauté en riant de toute sa force, il faut avouer qu’on vous faisoit une horrible injustice. » « Oh, madame, répliqua-t-il, ce n’est pas tout encore : pour cette maudite tarte à la crême, où l’on me reprochoit de n’avoir pas mis de poivre, on avoit tout rompu et tout brisé dans ma boutique ; on m’avoit lié avec des cordes, et enfermé dans une caisse où j’étois si étroitement, qu’il me semble que je m’en sens encore ! Enfin, on avoit fait venir un charpentier, et on lui avoit commandé de dresser un poteau pour me pendre ! Mais Dieu soit béni de ce que tout cela n’est que l’ouvrage du sommeil. »

Scheherazade, en cet endroit, apercevant le jour, cessa de parler. Schahriar ne put s’empêcher de rire de ce que Bedreddin Hassan avoit pris une chose réelle pour un songe. « Il faut convenir, dit-il, que cela est très-plaisant, et je suis persuadé que le lendemain le visir Schemseddin Mohammed et sa belle-sœur s’en divertirent extrêmement. » « Sire, répondit la sultane, c’est ce que j’aurai l’honneur de vous raconter la nuit prochaine, si votre Majesté veut bien me laisser vivre jusqu’à ce temps-là. » Le sultan des Indes se leva sans rien répliquer à ces paroles ; mais il étoit fort éloigné d’avoir une autre pensée.

CXXIIe NUIT.

Scheherazade, réveillée avant le jour, reprit ainsi la parole : » Sire, Bedreddin ne passa pas tranquillement la nuit ; il se réveilloit de temps en temps, et se demandoit à lui-même s’il rêvoit ou s’il étoit éveillé. Il se défioit de son bonheur ; et cherchant à s’en assurer, il ouvroit les rideaux, et parcouroit des yeux toute la chambre. « Je ne me trompe pas, disoit-il : voilà la même chambre où je suis entré à la place du bossu ; et je suis couché avec la belle dame qui lui étoit destinée. » Le jour qui paroissoit, n’avoit pas encore dissipé son inquiétude, lorsque le visir Schemseddin Mohammed, son oncle, frappa à la porte, et entra presqu’en même temps pour lui donner le bon jour.

» Bedreddin Hassan fut dans une surprise extrême de voir paroître subitement un homme qu’il connoissoit si bien, mais qui n’avoit plus l’air de ce juge terrible qui avoit prononcé l’arrêt de sa mort. « Ah, c’est donc vous, s’écria-t-il, qui m’avez traité si indignement et condamné à une mort qui me fait encore horreur, pour une tarte à la crême où je n’avois pas mis de poivre ! » Le visir se prit à rire, et pour le tirer de la peine, lui conta comment, par le ministère d’un génie (car le récit du bossu lui avoit fait soupçonner l’aventure), il s’étoit trouvé chez lui, et avoit épousé sa fille à la place du palefrenier du sultan. Il lui apprit ensuite que c’étoit par le cahier écrit de la main de Noureddin Ali, qu’il avoit découvert qu’il étoit son neveu ; et enfin il lui dit qu’en conséquence de cette découverte, il étoit parti du Caire, et étoit allé jusqu’à Balsora pour le chercher et apprendre de ses nouvelles. « Mon cher neveu, ajouta-t-il en l’embrassant avec beaucoup de tendresse, je vous demande pardon de tout ce que je vous ai fait souffrir depuis que je vous ai reconnu. J’ai voulu vous ramener chez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vous devez trouver d’autant plus charmant, qu’il vous a coûté plus de peine. Consolez-vous de toutes vos afflictions par la joie de vous voir rendu aux personnes qui vous doivent être les plus chères. Pendant que vous vous habillerez, je vais avertir votre mère, qui est dans une grande impatience de vous embrasser, et je vous amènerai votre fils que vous avez vu à Damas, et pour qui vous vous êtes senti tant d’inclination sans le connoître. »

» Il n’y a pas de paroles assez énergiques pour bien exprimer quelle fut la joie de Bedreddin lorsqu’il vit sa mère et son fils Agib. Ces trois personnes ne cessoient de s’embrasser et de faire paroître tous les transports que le sang et la plus vive tendresse peuvent inspirer. La mère dit les choses du monde les plus touchantes à Bedreddin : elle lui parla de la douleur que lui avoit causée une si longue absence, et des pleurs qu’elle avoit versés. Le petit Agib, au lieu de fuir comme à Damas les embrassemens de son père, ne se lassoit point de les recevoir ; et Bedreddin Hassan, partagé entre deux objets si dignes de son amour, ne croyoit pas leur pouvoir donner assez de marques de son affection.

» Pendant que ces choses se passoient chez Schemseddin Mohammed, ce visir étoit allé au palais rendre compte au sultan de l’heureux succès de son voyage. Le sultan fut si charmé du récit de cette merveilleuse histoire, qu’il la fit écrire pour être conservée soigneusement dans les archives du Royaume. Aussitôt que Schemseddin Mohammed fut de retour au logis, comme il avoit fait préparer un superbe festin, il se mit à table avec sa famille ; et toute sa maison passa la journée dans de grandes réjouissances. »

Le visir Giafar ayant ainsi achevé l’histoire de Bedreddin Hassan, dit au calife Haroun Alraschild : « Commandeur des croyans, voilà ce que j’avois à raconter à votre majesté. » Le calife trouva cette histoire si surprenante, qu’il accorda sans hésiter la grâce de l’esclave Rihan ; et pour consoler le jeune homme de la douleur qu’il avoit de s’être privé lui-même malheureusement d’une femme qu’il aimoit beaucoup, ce prince le maria avec une de ses esclaves, le combla de biens, et le chérit jusqu’à sa mort.

« Mais, Sire, ajouta Scheherazade, remarquant que le jour commençoit à paroître, quelqu’agréable que soit l’histoire que je viens de raconter, j’en sais une autre qui l’est encore davantage. Si votre Majesté souhaite de l’entendre la nuit prochaine, je suis assurée qu’elle en demeurera d’accord. » Schahriar se leva sans rien dire, et fort incertain de ce qu’il avoit à faire. « La bonne sultane, dit-il en lui-même, raconte de fort longues histoires ; et quand une fois elle en a commencé une, il n’y a pas moyen de refuser de l’entendre toute entière. Je ne sais si je ne devrois pas la faire mourir aujourd’hui ; mais non, ne précipitons rien : l’histoire dont elle me fait fête, est peut-être plus divertissante que toutes celles qu’elle m’a racontées jusqu’ici ; il ne faut pas que je me prive du plaisir de l’entendre ; après qu’elle m’en aura fait le récit, j’ordonnerai sa mort. »

CXXIIIe NUIT.

Dinarzade ne manqua pas de réveiller avant le jour la sultane des Indes, laquelle après avoir demandé à Schahriar la permission de commencer l’histoire qu’elle avoit promis de raconter, prit ainsi la parole :


Notes
  1. Schemseddin signifie le soleil de la religion ; Mohammed est le même nom que Mahomet.
  2. Tous les Orientaux couchent en caleçon : cette circonstance est nécessaire pour l’intelligence de la suite.
  3. Il y a cinq prières d’obligation par jour, dans la religion mahométane : la première doit se faire à midi ; car c’est par le midi que les Mahométans commencent le jour civil ; et ils prennent le midi du moment que le soleil passe le point vertical de l’hémisphère, qu’on appelle le zénith. La seconde prière est celles qu’ils appellent du vepre : elle se fait depuis que le soleil est descendu à quarante-cinq degrés de l’horizon, jusqu’à ce que la moitié de son disque disparoisse. La troisième prière est appelée prière de la nuit, dont le temps est depuis qu’il ne fait plus assez clair pour distinguer un fil noir d’avec un blanc, et ce qu’il faut de temps par-delà pour faire trois des prostrations requises dans la prière, ce qui va à cinq ou six minutes de temps jusqu’à minuit. La quatrième prière est celle qu’ils appellent prière du dormir, dont le temps n’est point limité ; car il suffit qu’on la fasse après la prière précédente, et avant de se coucher. La cinquième prière est appelée prière du matin : on peut la faire depuis que les étoiles ont disparu, jusqu’à midi. Les temps de ces prières sont annoncés par des crieurs d’office, qui avertissent du haut des mosquées, quand il est temps de faire l’oraison.
  4. Ce mot signifie, en Arabe, merveilleux.
  5. Emese ou Hems, Hamach ou Ham, sont deux villes de Syrie, situées sur l’Oronte, aujourd’hui dans le gouvernement du pacha de Damas.
  6. Quatre villes de la Mésopotamie, aujourd’hui le Diarbeck. Moussoul, ou Mosul, est sur la rive droite du Tigre. Elle est commerçante ; on en tire des maroquins jaunes. C’est de cette ville que sont venues les mousselines. Elle est située vis-à-vis l’emplacement où étoit Ninive. — Diarbekir est l’ancienne Amide. Elle est aujourd’hui la capitale du Diarbeck ; elle est située sur le Tigre. Les chrétiens y sont au nombre de plus de vingt mille. Il s’y fait un grand commerce de toile rouge, de coton et maroquin de la même couleur, qui s’exportent en Europe.
  7. Nom des califes de Damas, qui leur vint d’Ommiah, un de leurs ancêtres. Voyez la note, p. 233, Ier vol.
  8. Comme les Mahométans se lavent les mains cinq fois le jour lorsqu’ils vont faire leur prière, ils ne croient pas avoir besoin de se laver avant que de manger ; mais ils se lavent après, parce qu’ils mangent sans fourchette.
  9. C’est ainsi que l’on rafraîchit la boisson promptement dans tout le Levant, où l’on a l’usage de la neige.
  10. Les Orientaux donnent ordinairement ce nom aux eunuques noirs.

HISTOIRE
DU PETIT BOSSU.


Il y avoit autrefois à Casgar[1], aux extrémités de la grande Tartarie, un tailleur qui avoit une très-belle femme qu’il aimoit beaucoup, et dont il étoit aimé de même. Un jour qu’il travailloit, un petit bossu vint s’asseoir à l’entrée de sa boutique, et se mit à chanter en jouant du tambour de basque. Le tailleur prit plaisir à l’entendre, et résolut de l’emmener dans sa maison pour réjouir sa femme ; il se dit à lui-même : « Avec ses chansons il nous divertira tous deux ce soir. » Il lui en fit la proposition, et le bossu l’ayant acceptée, il ferma sa boutique et le mena chez lui.

Dès qu’ils y furent arrivés, la femme du tailleur, qui avoit déjà mis le couvert, parce qu’il étoit temps de souper, servit un bon plat de poisson qu’elle avoit préparé. Ils se mirent tous trois à table ; mais en mangeant, le bossu avala par malheur une grosse arrête ou un os, dont il mourut en peu de momens, sans que le tailleur et sa femme y pussent remédier. Ils furent l’un et l’autre d’autant plus effrayés de cet accident, qu’il étoit arrivé chez eux, et qu’ils avoient sujet de craindre que si la justice venoit à le savoir, on ne les punît comme des assassins. Le mari néanmoins trouva un expédient pour se défaire du corps mort ; il fit réflexion qu’il demeuroit dans le voisinage un médecin juif ; et là-dessus avant formé un projet, pour commencer à l’exécuter, sa femme et lui prirent le bossu, l’un par les pieds, autre par la tête, et le portèrent jusqu’au logis du médecin. Ils frappèrent à sa porte, où aboutissoit un escalier très-roide par où l’on montoit à sa chambre. Une servante descend aussitôt, même sans lumière, ouvre, et demande ce qu’ils souhaitent. « Remontez, s’il vous plaît, répondit le tailleur, et dites à votre maître que nous lui amenons un homme bien malade pour qu’il lui ordonne quelque remède. Tenez, ajouta-t-il, en lui mettant en main une pièce d’argent, donnez-lui cela par avance, afin qu’il soit persuadé que nous n’avons pas dessein de lui faire perdre sa peine. » Pendant que la servante remonta pour faire part au médecin juif d’une si bonne nouvelle, le tailleur et sa femme portèrent promptement le corps du bossu au haut de l’escalier, le laissèrent là, et retournèrent chez eux en diligence.

Cependant la servante ayant dit au médecin qu’un homme et une femme l’attendoient à la porte, et le prioient de descendre pour voir un malade qu’ils avoient amené, et lui ayant remis entre les mains l’argent qu’elle avoit reçu, il se laissa transporter de joie : se voyant payé d’avance, il crut que c’étoit une bonne pratique qu’on lui amenoit, et qu’il ne falloit pas négliger. « Prends vîte de la lumière, dit-il à sa servante, et suis-moi. » En disant cela, il s’avança vers l’escalier avec tant de précipitation, qu’il n’attendit point qu’on l’éclairât ; et venant à rencontrer le bossu, il lui donna du pied dans les côtes si rudement, qu’il le fit rouler jusqu’au bas de l’escalier ; peu s’en fallut qu’il ne tombât et ne roulât avec lui. « Apporte donc vîte de la lumière, cria-t-il à sa servante. » Enfin elle arriva ; il descendit avec elle, et trouvant que ce qui avoit roulé, étoit un homme mort, il fut tellement effrayé de ce spectacle, qu’il invoqua Moïse, Aaron, Josué, Esdras, et tous les autres prophètes de sa loi. « Malheureux que je suis, disoit-il, pourquoi ai-je voulu descendre sans lumière ? J’ai achevé de tuer ce malade qu’on m’avoit amené. Je suis cause de sa mort, et si le bon âne d’Esdras[2] ne vient à mon secours, je suis perdu. Hélas, on va bientôt me tirer de chez moi comme un meurtrier ! »

Malgré le trouble qui l’agitoit, il ne laissa pas d’avoir la précaution de fermer sa porte, de peur que par hasard quelqu’un venant à passer par la rue, ne s’aperçût du malheur dont il se croyoit la cause. Il prit ensuite le cadavre, le porta dans la chambre de sa femme, qui faillit à s’évanouir quand elle le vit entrer avec cette fatale charge. « Ah, c’est fait de nous, s’écria-t-elle, si nous ne trouvons moyen de mettre cette nuit hors de chez nous ce corps mort ! Nous perdrons indubitablement la vie si nous le gardons jusqu’au jour. Quel malheur ! Comment avez-vous donc fait pour tuer cet homme ? » « Il ne s’agit point de cela, repartit le juif, il s’agit de trouver un remède à un mal si pressant…

« Mais, Sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je ne fais pas réflexion qu’il est jour. » À ces mots, elle se tut, et la nuit suivante, elle poursuivit de cette sorte l’histoire du petit bossu :

CXXIVe NUIT.

Le médecin et sa femme délibérèrent ensemble sur le moyen de se délivrer du corps mort pendant la nuit. Le médecin eut beau rêver, il ne trouva nul stratagême pour sortir d’embarras ; mais sa femme, plus fertile en inventions, dit : « Il me vient une pensée : portons ce cadavre sur la terrasse de notre logis, et le jetons par la cheminée dans la maison du Musulman notre voisin. »

Ce Musulman étoit un des pourvoyeurs du sultan : il étoit chargé du soin de fournir l’huile, le beurre, et toutes sortes de graisses. Il avoit chez lui son magasin, où les rats et les souris faisoient un grand dégât.

Le médecin juif ayant approuvé l’expédient proposé, sa femme et lui prirent le bossu, le portèrent sur le toît de leur maison ; et après lui avoir passé des cordes sous les aisselles, ils le descendirent par la cheminée dans la chambre du pourvoyeur ; si doucement, qu’il demeura planté sur ses pieds contre le mur comme s’il eût été vivant. Lorsqu’ils le sentirent en bas, ils retirèrent les cordes et le laissèrent dans l’attitude que je viens de dire. Ils étoient à peine descendus et rentrés dans leur chambre, quand le pourvoyeur entra dans la sienne. Il revenoit d’un festin de noces auquel il avoit été invité ce soir-là, et il avoit une lanterne à la main. Il fut assez surpris de voir à la faveur de sa lumière, un homme debout dans sa cheminée ; mais comme il étoit naturellement courageux, et qu’il s’imagina que c’étoit un voleur, il se saisit d’un gros bâton, avec quoi courant droit au bossu : « Ah, ah, lui dit-il, je m’imaginois que c’étoient les rats et les souris qui mangeoient mon beurre et mes graisses, et c’est toi qui descends par la cheminée pour me voler ! Je ne crois pas qu’il te reprenne jamais envie d’y revenir. » En achevant ces mots, il frappa le bossu et lui donna plusieurs coups de bâton. Le cadavre tomba le nez contre terre ; le pourvoyeur redouble ses coups ; mais remarquant enfin que le corps qu’il frappe est sans mouvement, il s’arrête pour le considérer. Alors voyant que c’étoit un cadavre, la crainte commença de succéder à la colère. « Qu’ai-je fait, misérable, dit-il ? Je viens d’assommer un homme : ah, j’ai porté trop loin ma vengeance ! Grand Dieu, si vous n’avez pitié de moi, c’est fait de ma vie ! Maudits soient mille fois les graisses et les huiles qui sont cause que j’ai commis une action si criminelle. » Il demeura pâle et défait ; il croyoit déjà voir les ministres de la justice qui le traînoient au supplice ; il ne savoit quelle résolution il devoit prendre…

L’aurore qui paroissoit, obligea Scheherazade à mettre fin à son discours ; mais elle en reprit le fil sur la fin de la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CXXVe NUIT.

Sire, le pourvoyeur du sultan de Casgar en frappant le bossu, n’avoit pas pris garde à sa bosse : lorsqu’il s’en aperçut, il fit des imprécations contre lui. « Maudit bossu, s’écria-t-il, chien de bossu, plût à Dieu que tu m’eusses volé toutes mes graisses, et que je ne t’eusse point trouvé ici : je ne serois pas dans l’embarras où je suis pour l’amour de toi et de ta vilaine bosse ! Étoiles qui brillez aux cieux, ajouta-t-il, n’ayez de la lumière que pour moi dans un danger si évident. » En disant ces paroles, il chargea le bossu sur ses épaules, sortit de sa chambre, alla jusqu’au bout de la rue, où l’ayant posé debout et appuyé contre une boutique, il reprit le chemin de sa maison sans regarder derrière lui.

Quelques momens avant le jour, un marchand chrétien qui étoit fort riche et qui fournissoit au palais du sultan la plupart des choses dont on y avoit besoin, après avoir passé la nuit en débauche, s’avisa de sortir de chez lui pour aller au bain. Quoiqu’il fût ivre, il ne laissa pas de remarquer que la nuit étoit fort avancée, et qu’on alloit bientôt appeler à la prière de la pointe du jour ; c’est pourquoi, précipitant ses pas, il se hâtoit d’arriver au bain, de peur que quelque Musulman en allant à la mosquée, ne le rencontrât et ne le menât en prison comme un ivrogne. Néanmoins quand il fut au bout de la rue, il s’arrêta pour quelque besoin contre la boutique où le pourvoyeur du sultan avoit mis le corps du bossu, lequel venant à être ébranlé, tomba sur le dos du marchand, qui, dans la pensée que c’étoit un voleur qui l’attaquoit, le renversa par terre d’un coup de poing qu’il lui déchargea sur la tête ; il lui en donna beaucoup d’autres ensuite, et se mit à crier au voleur.

Le garde du quartier vint à ses cris ; et voyant que c’étoit un Chrétien qui maltraitoit un Musulman, (car le bossu étoit de notre religion) : « Quel sujet avez-vous, lui dit-il, de maltraiter ainsi un Musulman ? » « Il a voulu me voler, répondit le marchand, et il s’est jeté sur moi pour me prendre à la gorge. » « Vous vous êtes assez vengé, répliqua le garde en le tirant par le bras, ôtez-vous de là. » En même temps il tendit la main au bossu pour l’aider à se relever ; mais remarquant qu’il étoit mort : « Oh, oh, poursuivit-il, c’est donc ainsi qu’un Chrétien a la hardiesse d’assassiner un Musulman ! » En achevant ces mots, il arrêta le Chrétien, et le mena chez le lieutenant de police, où on le mit en prison jusqu’à ce que le juge fut levé et en état d’interroger l’accusé. Cependant le marchand chrétien revint de son ivresse, et plus il faisoit de réflexions sur son aventure, moins il pouvoit comprendre comment de simples coups de poing avoient été capables d’ôter la vie à un homme.

Le lieutenant de police, sur le rapport du garde, et ayant vu le cadavre qu’on avoit apporté chez lui, interrogea le marchand chrétien, qui ne put nier un crime qu’il n’avoit pas commis. Comme le bossu appartenoit au sultan, car c’étoit un de ses bouffons, le lieutenant de police ne voulut pas faire mourir le Chrétien sans avoir auparavant appris la volonté du prince. Il alla au palais pour cet effet rendre compte de ce qui se passoit au sultan, qui lui dit : « Je n’ai point de grâce à accorder à un Chrétien qui tue un Musulman : allez, faites votre charge. » À ces paroles, le juge de police fit dresser une potence, envoya des crieurs par la ville pour publier qu’on alloit pendre un Chrétien qui avoit tué un Musulman.

Enfin on tira le marchand de prison, on l’amena au pied de la potence ; et le bourreau après lui avoir attaché la corde au cou, alloit l’élever en l’air, lorsque le pourvoyeur du sultan fendant la presse, s’avança en criant au bourreau : « Attendez, attendez ; ne vous pressez pas : ce n’est pas lui qui a commis le meurtre, c’est moi. » Le lieutenant de police qui assistoit à l’exécution, se mit à interroger le pourvoyeur, qui lui raconta de point en point de quelle manière il avoit tué le bossu, et il acheva en disant qu’il avoit porté son corps à l’endroit où le marchand chrétien l’avoit trouvé. « Vous alliez, ajouta-t-il, faire mourir un innocent, puisqu’il ne peut pas avoir tué un homme qui n’étoit plus en vie. C’est bien assez pour moi d’avoir assassiné un Musulman, sans charger encore ma conscience de la mort d’un Chrétien qui n’est pas criminel » …

Le jour qui commençoit à paroître, empêcha Scheherazade de poursuivre son discours ; mais elle en reprit la suite sur la fin de la nuit suivante :

CXXVIe NUIT.

Sire, dit-elle, le pourvoyeur du sultan de Casgar s’étant accusé lui-même publiquement d’être l’auteur de la mort du bossu, le lieutenant de police ne put se dispenser de rendre justice au marchand. « Laisse, dit-il au bourreau, laisse aller le Chrétien, et pends cet homme à sa place, puisqu’il est évident par sa propre confession, qu’il est le coupable. » Le bourreau lâcha le marchand, mit aussitôt la corde au cou du pourvoyeur ; et dans le temps qu’il alloit l’expédier, il entendit la voix du médecin juif, qui le prioit instamment de suspendre l’exécution, et qui se faisoit faire place pour se rendre au pied de la potence.

Quand il fut devant le juge de police : « Seigneur, lui dit-il, ce Musulman que vous voulez faire pendre, n’a pas mérité la mort ; c’est moi seul qui suis criminel. Hier, pendant la nuit, un homme et une femme que je ne connois pas, vinrent frapper à ma porte avec un malade qu’ils m’amenoient. Ma servante alla ouvrir sans lumière, reçut d’eux une pièce d’argent pour me venir dire de leur part de prendre la peine de descendre pour voir le malade. Pendant qu’elle me parloit, ils apportèrent le malade au haut de l’escalier, et puis disparurent. Je descendis sans attendre que ma servante eût allumé une chandelle ; et dans l’obscurité, venant à donner du pied contre le malade, je le fis rouler jusqu’au bas de l’escalier. Enfin je vis qu’il étoit mort, et que c’étoit le Musulman bossu dont on veut aujourd’hui venger le trépas. Nous prîmes le cadavre, ma femme et moi ; nous le portâmes sur notre toît, d’où nous le passâmes sur celui du pourvoyeur, notre voisin, que vous alliez faire mourir injustement, et nous le descendîmes dans sa chambre par sa cheminée. Le pourvoyeur l’ayant trouvé chez lui, l’a traité comme un voleur, l’a frappé et a cru l’avoir tué ; mais cela n’est pas, comme vous le voyez par ma déposition. Je suis donc le seul auteur du meurtre ; et quoique je le sois contre mon intention, j’ai résolu d’expier mon crime, pour n’avoir pas à me reprocher la mort de deux Musulmans, en souffrant que vous ôtiez la vie au pourvoyeur du sultan, dont je viens vous révéler l’innocence. Renvoyez-le donc, s’il vous plaît, et me mettez à sa place, puisque personne que moi n’est cause de la mort du bossu. » …

La sultane Scheherazade fut obligée d’interrompre son récit en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il étoit jour. Schahriar se leva, et le lendemain ayant témoigné qu’il souhaitoit d’apprendre la suite de l’histoire du bossu, Scheherazade satisfit ainsi sa curiosité :

CXXVIIe NUIT.

Sire, dit-elle, dès que le juge de police fut persuadé que le médecin juif étoit le meurtrier, il ordonna au bourreau de se saisir de sa personne, et de mettre en liberté le pourvoyeur du sultan. Le médecin avoit déjà la corde au cou, et alloit cesser de vivre, quand on entendit la voix du tailleur, qui prioit le bourreau de ne pas passer plus avant, et qui faisoit ranger le peuple pour s’avancer vers le lieutenant de police, devant lequel étant arrivé : « Seigneur, lui dit-il, peu s’en est fallu que vous n’ayez fait perdre la vie à trois personnes innocentes ; mais si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, vous allez connoître le véritable assassin du bossu. Si sa mort doit être expiée par une autre, c’est par la mienne. Hier vers la fin du jour, comme je travaillois dans ma boutique, et que j’étois en humeur de me réjouir, le bossu à demi ivre arriva, et s’assit. Il chanta quelque temps, et je lui proposai de venir passer la soirée chez moi. Il y consentit, et je l’emmenai. Nous nous mîmes à table, et je servis un morceau de poisson ; en le mangeant, une arrête ou un os s’arrêta dans son gosier, et quelque chose que nous pûmes faire, ma femme et moi, pour le soulager, il mourut en peu de temps. Nous fûmes fort affligés de sa mort ; et de peur d’en être repris, nous portâmes le cadavre à la porte du médecin juif. Je frappai, et je dis à la servante qui vint ouvrir, de remonter promptement, et de prier son maître de notre part de descendre pour voir un malade que nous lui amenions ; et afin qu’il ne refusât pas de venir, je la chargeai de lui remettre en main propre une pièce d’argent que je lui donnai. Dès qu’elle fut remontée, je portai le bossu au haut de l’escalier sur la première marche, et nous sortîmes aussitôt ma femme et moi pour nous retirer chez nous. Le médecin, en voulant descendre, fit rouler le bossu ; ce qui lui a fait croire qu’il étoit cause de sa mort. Puisque cela est ainsi, ajouta-t-il, laissez aller le médecin, et faites-moi mourir. »

Le lieutenant de police et tous les spectateurs ne pouvoient assez admirer les étranges événemens dont la mort du bossu avoit été suivie. « Lâche donc le médecin juif, dit le juge au bourreau, et pends le tailleur, puisqu’il confesse son crime. Il faut avouer que cette histoire est bien extraordinaire, et qu’elle mérite d’être écrite en lettres d’or. » Le bourreau ayant mis en liberté le médecin, passa une corde au cou du tailleur…

« Mais, Sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, je vois qu’il est déjà jour ; il faut, s’il vous plaît, remettre la suite de cette histoire à demain. » Le sultan des Indes y consentit, et se leva pour aller à ses fonctions ordinaires.

CXXVIIIe NUIT.

La sultane ayant été réveillée par sa sœur, reprit ainsi la parole :

Sire, pendant que le bourreau se préparoit à pendre le tailleur, le sultan de Casgar, qui ne pouvoit se passer long-temps du bossu, son bouffon, ayant demandé à le voir, un de ses officiers lui dit : « Sire, le bossu dont votre Majesté est en peine, après s’être enivré hier, s’échappa du palais contre sa coutume pour aller courir par la ville, et il s’est trouvé mort ce matin. On a conduit devant le juge de police un homme accusé de l’avoir tué, et aussitôt le juge a fait dresser une potence. Comme on alloit pendre l’accusé, un homme est arrivé, et après celui-là un autre, qui s’accusent eux-mêmes, et se déchargent l’un l’autre. Il y a long-temps que cela dure, et le lieutenant de police est actuellement occupé à interroger un troisième homme qui se dit le véritable assassin. »

À ce discours, le sultan de Casgar envoya un huissier au lieu du supplice : « Allez, lui dit-il, en toute diligence dire au juge de police qu’il m’amène incessamment les accusés, et qu’on m’apporte aussi le corps du pauvre bossu que je veux voir encore une fois. » L’huissier partit, et arrivant dans le temps que le bourreau commençoit à tirer la corde pour pendre le tailleur, il cria de toute sa force que l’on eût à suspendre l’exécution. Le bourreau ayant reconnu l’huissier, n’osa passer outre, et lâcha le tailleur. Après cela, l’huissier ayant joint le lieutenant de police, déclara la volonté du sultan. Le juge obéit, prit le chemin du palais avec le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, et fit porter par quatre de ses gens le corps du bossu.

Lorsqu’ils furent tous devant le sultan, le juge de police se prosterna aux pieds de ce prince ; et quand il fut relevé, lui raconta fidèlement tout ce qu’il savoit de l’histoire du bossu, Le sultan la trouva si singulière, qu’il ordonna à son historiographe particulier de l’écrire avec toutes ses circonstances ; puis s’adressant à toutes les personnes qui étoient présentes : « Avez-vous jamais, leur dit-il, rien entendu de plus surprenant que ce qui vient d’arriver à l’occasion du bossu, mon bouffon ? » Le marchand chrétien, après s’être prosterné jusqu’à toucher la terre de son front, prit alors la parole : « Puissant monarque, dit-il, je sais une histoire plus étonnante que celle dont on vient de vous faire le récit ; je vais vous la raconter si votre Majesté veut m’en donner la permission. Les circonstances en sont telles, qu’il n’y a personne qui puisse les entendre sans en être touché. » Le sultan lui permit de la dire, ce qu’il fit en ces termes :


Notes
  1. Casgar ou Casghar, royaume d’Asie, dans la Tartarie ; il a environ cent soixante lieues de long sur cent de large. Ce sont aujourd’hui les Calmoucks qui en sont Seigneurs, sous l’autorité de l’empereur de la Chine, qui en fait la conquête en 1759. La capitale porte le même nom que le royaume.
  2. Cet âne est celui qui, selon les Mahométans, servit de monture à Esdras quand il vint de la captivité de Babylone à Jérusalem.

HISTOIRE
QUE RACONTA LE MARCHAND CHRÉTIEN.


« Sire, avant que je m’engage dans le récit que votre Majesté consent que je lui fasse, je lui ferai remarquer, s’il lui plaît, que je n’ai pas l’honneur d’être né dans un endroit qui relève de son empire. Je suis étranger, natif du Caire en Égypte, Cophte de nation[1], et Chrétien de religion. Mon père étoit courtier, et il avoit amassé des biens assez considérables qu’il me laissa en mourant. Je suivis son exemple, et embrassai sa profession. Comme j’étois un jour au Caire dans le logement public des marchands de toutes sortes de grains, un jeune marchand très-bien fait et proprement vêtu, monté sur un âne, vint m’aborder. Il me salua, et ouvrant un mouchoir où il y avoit une montre de sésame : « Combien vaut, me dit-il, la grande mesure de sésame de la qualité de celui que vous voyez ? »

Scheherazade apercevant le jour, se tut en cet endroit ; mais elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CXXIXe NUIT.

Sire, le marchand chrétien continuant de raconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il venoit de commencer :

» J’examinai, dit-il, le sésame que le jeune marchand me montroit, et je lui répondis qu’il valoit, au prix courant, cent dragmes d’argent la grande mesure. « Voyez, me dit-il, les marchands qui en voudront pour ce prix-là, et venez jusqu’à la porte de la Victoire, où vous verrez un khan séparé de toute autre habitation : je vous attendrai là. » En disant ces paroles, il partit, et me laissa la montre de sésame, que je fis voir à plusieurs marchands de la place, qui me dirent tous qu’ils en prendroient tant que je leur en voudrois donner, à cent dix dragmes d’argent la mesure ; et à ce compte, je trouvois à gagner avec eux dix dragmes par mesure. Flatté de ce profit, je me rendis à la porte de la Victoire, où le jeune marchand m’attendoit. Il me mena dans son magasin qui étoit plein de sésame. Il y en avoit cent cinquante grandes mesures, que je fis mesurer et charger sur des ânes, et je les vendis cinq mille dragmes d’argent. « De cette somme, me dit le jeune homme, il y a cinq cents dragmes pour votre droit, à dix par mesure, je vous les accorde ; et pour ce qui est du reste qui m’appartient, comme je n’en ai pas besoin présentement, retirez-le de vos marchands, et me le gardez jusqu’à ce que j’aille vous le demander. » Je lui répondis qu’il seroit prêt toutes les fois qu’il voudroit le venir prendre, ou me l’envoyer demander. Je lui baisai la main en le quittant, et me retirai fort satisfait de sa générosité.

» Je fus un mois sans le revoir : au bout de ce temps-là, je le vis reparoître. « Où sont, me dit-il, les quatre mille cinq cents dragmes que vous me devez ? » « Elles sont toutes prêtes, lui répondis-je, et je vais les compter tout-à-l’heure. » Comme il étoit monté sur son âne, je le priai de mettre pied à terre, et de me faire l’honneur de manger un morceau avec moi avant que de les recevoir. « Non, me dit-il, je ne puis descendre à présent ; j’ai une affaire pressante qui m’appelle ici près ; mais je vais revenir, et en repassant, je prendrai mon argent, que je vous prie de tenir prêt. » Il disparut en achevant ces paroles. Je l’attendis, mais ce fut inutilement, et il ne revint qu’un mois encore après. « Voilà, dis-je en moi-même, un jeune marchand qui a bien de la confiance en moi, de me laisser entre les mains, sans me connoître, une somme de quatre mille cinq cents dragmes d’argent ! Un autre que lui n’en useroit pas ainsi, et craindroit que je ne la lui emportasse. » Il revint à la fin du troisième mois : il étoit encore monté sur son âne, mais plus magnifiquement habillé que les autres fois…

Scheherazade voyant que le jour commençoit à paroître, n’en dit pas davantage cette nuit. Sur la fin de la suivante, elle poursuivit de cette manière, en faisant toujours parler le marchand chrétien au sultan de Casgar :

CXXXe NUIT.

» D’abord que j’aperçus le jeune marchand, j’allai au-devant de lui, je le conjurai de descendre, et lui demandai s’il ne vouloit donc pas que je lui comptasse l’argent que j’avois à lui. « Cela ne presse pas, me répondit-il d’un air gai et content. Je sais qu’il est en bonne main ; je viendrai le prendre quand j’aurai dépensé tout ce que j’ai, et qu’il ne me restera plus autre chose. Adieu, ajouta-t-il, attendez-moi à la fin de la semaine. » À ces mots, il donna un coup de fouet à son âne, et je l’eus bientôt perdu de vue. « Bon, dis-je en moi-même, il me dit de l’attendre à la fin de la semaine, et selon son discours, je ne le reverrai peut-être de long-temps. Je vais cependant faire valoir son argent ; ce sera un revenant bon pour moi. »

» Je ne me trompai pas dans ma conjecture : l’année se passa avant que j’entendisse parler du jeune homme. Au bout de l’an, il parut aussi richement vêtu que la dernière fois, mais il me sembloit avoir quelque chose dans l’esprit. Je le suppliai de me faire l’honneur d’entrer chez moi. « Je le veux bien pour cette fois, me répondit-il, mais à condition que vous ne ferez pas de dépense extraordinaire pour moi. » « Je ne ferai que ce qui vous plaira, repris-je ; descendez donc de grâce. » Il mit pied à terre, et entra chez moi. Je donnai des ordres pour le régal que je voulois lui faire ; et en attendant qu’on servît, nous commençâmes à nous entretenir. Quand le repas fut prêt, nous nous assîmes à table. Dès le premier morceau, je remarquai qu’il le prit de la main gauche, et je fus étonné de voir qu’il ne se servoit nullement de la droite. Je ne savois ce que j’en devois penser. « Depuis que je connois ce marchand, disois-je en moi-même, il m’a toujours paru très-poli, seroit-il possible qu’il en usât ainsi par mépris pour moi ? Par quelle raison ne se sert-il pas de sa main droite ? »

Le jour qui éclairoit l’appartement du sultan des Indes, ne permit pas à Scheherazade de continuer cette histoire ; mais elle en reprit la suite le lendemain, et dit à Schahriar :

CXXXIe NUIT.

Sire, le marchand chrétien étoit fort en peine de savoir pourquoi son hôte ne mangeoit que de la main gauche. » Après le repas, dit-il, lorsque mes gens eurent desservi et se furent retirés, nous nous assîmes tous deux sur un sofa. Je présentai au jeune homme d’une tablette excellente pour la bonne bouche, et il la prit encore de la main gauche. « Seigneur, lui dis-je alors, je vous supplie de me pardonner la liberté que je prends de vous demander d’où vient que vous ne vous servez pas de votre main droite ; vous y avez mal apparemment ? » Il fit un grand soupir au lieu de me répondre ; et tirant son bras droit qu’il avoit tenu caché jusqu’alors sous sa robe, il me montra qu’il avoit la main coupée, de quoi je fus extrêmement étonné. « Vous avez été choqué, sans doute, me dit-il, de me voir manger de la main gauche ; mais jugez si j’ai pu faire autrement. » « Peut-on vous demander, repris-je, par quel malheur vous avez perdu votre main droite ? » Il versa des larmes à cette demande ; et après les avoir essuyées, il me conta son histoire, comme je vais vous la raconter :

« Vous saurez, me dit-il, que je suis natif de Bagdad, fils d’un père riche, et des plus distingués de la ville par sa qualité et par son rang. À peine étois-je entré dans le monde, que fréquentant des personnes qui avoient voyagé, et qui disoient des merveilles de l’Égypte, et particulièrement du grand Caire, je fus frappé de leurs discours, et j’eus envie d’y faire un voyage ; mais mon père vivoit encore, et il ne m’en auroit pas donné la permission. Il mourut enfin, et sa mort me laissant maître de mes actions, je résolus d’aller au Caire. J’employai une très-grosse somme d’argent en plusieurs sortes d’étoffes fines de Bagdad et de Moussoul, et je me mis en chemin.

» En arrivant au Caire, j’allai descendre au khan qu’on appelle le khan de Mesrour ; j’y pris un logement avec un magasin, dans lequel je fis mettre les ballots que j’avois apportés avec moi sur des chameaux. Cela fait, j’entrai dans ma chambre pour me reposer et me remettre de la fatigue du chemin, pendant que mes gens à qui j’avois donné de l’argent, allèrent acheter des vivres, et firent la cuisine. Après le repas, j’allai voir le château, quelques mosquées, les places publiques et d’autres endroits qui méritoient d’être vus.

» Le lendemain, je m’habillai proprement, et après avoir fait tirer de quelques-uns de mes ballots de très-belles et de très-riches étoffes, dans l’intention de les porter à un bezestein[2], pour voir ce qu’on en offriroit ; j’en chargeai quelques-uns de mes esclaves, et me rendis au bezestein des Circassiens. J’y fus bientôt environné d’une foule de courtiers et de crieurs qui avoient été avertis de mon arrivée. Je partageai des essais d’étoffes entre plusieurs crieurs qui les allèrent crier et faire voir dans tout le bezestein ; mais tous les marchands en offrirent beaucoup moins que ce qu’elles me coûtoient d’achat et de frais de voiture. Cela me fâcha ; et comme j’en marquois mon ressentiment aux crieurs : « Si vous voulez nous en croire, me disent-ils, nous vous enseignerons du moyen de ne rien perdre sur vos étoffes… »

En cet endroit, Scheherazade s’arrêta, parce qu’elle vit paroître le jour. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette manière :

CXXXIIe NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar :

» Les courtiers et les crieurs, me dit le jeune homme, m’ayant promis de m’enseigner le moyen de ne pas perdre sur mes marchandises, je leur demandai ce qu’il falloit faire pour cela. Les distribuer à plusieurs marchands, repartirent-ils, ils les vendront en avril, et deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, vous irez recevoir l’argent qu’ils en auront fait. Par-là vous gagnerez au lieu de perdre, et les marchands gagneront aussi quelque chose. Cependant vous aurez la liberté de vous divertir et de vous promener dans la ville et sur le Nil. »

» Je suivis leur conseil : je les menai avec moi à mon magasin, d’où je tirai toutes mes marchandises ; et retournant au bezestein, je les distribuai à différens marchands qu’ils m’avoient indiqués comme les plus solvables, et qui me donnèrent un reçu en bonne forme, signé par des témoins, sous la condition que je ne leur demanderois rien le premier mois.

» Mes affaires ainsi disposées, je n’eus plus l’esprit occupé d’autres choses que de plaisirs. Je contractai amitié avec diverses personnes à-peu-près de mon âge, qui avoient soin de me bien faire passer mon temps. Le premier mois s’étant écoulé, je commençai à voir mes marchands deux fois la semaine, accompagné d’un officier public pour examiner leurs livres de vente, et d’un changeur pour régler la bonté et la valeur des espèces qu’ils me comptoient. Ainsi, les jours de recette quand je me retirois au khan de Mesrour où j’étois logé, j’emportois une bonne somme d’argent. Cela n’empêchoit pas que les autres jours de la semaine, je n’allasse passer la matinée tantôt chez un marchand, et tantôt chez un autre ; je me divertissois à m’entretenir avec eux, et à voir ce qui se passoit dans le bezestein.

» Un lundi que j’étois assis dans la boutique d’un de ces marchands, qui se nommoit Bedreddin, une dame de condition, comme il étoit aisé de le connoître à son air, à son habillement, et par une esclave fort proprement mise qui la suivoit, entra dans la boutique, et s’assit près de moi. Cet extérieur, joint à une grâce naturelle qui paroissoit en tout ce qu’elle faisoit, me prévint en sa faveur, et me donna une grande envie de la mieux connoître que je ne faisois. Je ne sais si elle ne s’aperçut pas que je prenois plaisir à la regarder, et si mon attention ne lui plaisoit point ; mais elle haussa le crêpon qui lui descendoit sur le visage par-dessus la mousseline qui le cachoit, et me laissa voir de grands yeux noirs dont je fus charmé. Enfin elle acheva de me rendre très-amoureux d’elle par le son agréable de sa voix et par ses manières honnêtes et gracieuses, lorsqu’en saluant le marchand, elle lui demanda des nouvelles de sa santé depuis le temps qu’elle ne l’avoit vu.

» Après s’être entretenue quelque temps avec lui de choses indifférentes, elle lui dit qu’elle cherchoit une certaine étoffe à fond d’or ; qu’elle venoit à sa boutique comme à celle qui étoit la mieux assortie de tout le bezestein ; et que s’il en avoit, il lui feroit un grand plaisir de lui en montrer. Bedreddin lui en montra plusieurs pièces, à l’une desquelles s’étant arrêtée, et lui en ayant demandé le prix, il la lui laissa à onze cents dragmes d’argent. « Je consens à vous en donner cette somme, lui dit-elle ; je n’ai pas d’argent sur moi, mais j’espère que vous voudrez bien me faire crédit jusqu’à demain, et me permettre d’emporter l’étoffe : je ne manquerai pas de vous envoyer demain les onze cents dragmes dont nous convenons pour elle. » « Madame, lui répondit Bedreddin, je vous ferois crédit avec plaisir, et vous laisserois emporter l’étoffe si elle m’appartenoit ; mais elle appartient à cet honnête jeune homme que vous voyez ; et c’est aujourd’hui que je dois lui en compter l’argent. » « Hé d’où vient, reprit la dame fort étonnée, que vous en usez de cette sorte avec moi ? N’ai-je pas coutume de venir à votre boutique ? Et toutes les fois que j’ai acheté des étoffes, et que vous avez bien voulu que je les aie emportées sans les payer à l’instant, ai-je jamais manqué de vous envoyer de l’argent dès le lendemain ? » Le marchand en demeura d’accord. « Il est vrai, madame, repartit-il ; mais j’ai besoin d’argent aujourd’hui. » « Hé bien, voilà votre étoffe, dit-elle en la lui jetant ! Que Dieu vous confonde, vous et tout ce qu’il y a de marchands ! Vous êtes tous faits les uns comme les autres : vous n’avez aucun égard pour personne. » En achevant ces paroles, elle se leva brusquement, et sortit fort irritée contre Bedreddin…

Là, Scheherazade voyant que le jour paroissoit, cessa de parler. La nuit suivante, elle continua de cette manière :

CXXIIIe NUIT.

Le marchand chrétien poursuivant son histoire : « Quand je vis, me dit le jeune homme, que la dame se retiroit, je sentis bien que mon cœur s’intéressoit pour elle ; je la rappelai : « Madame, lui dis-je, faites-moi la grâce de revenir ; peut-être trouverai-je moyen de vous contenter l’un et l’autre. » Elle revint, en me disant que c’étoit pour l’amour de moi. « Seigneur Bedreddin, dis-je alors au marchand, combien dites-vous que vous voulez vendre cette étoffe qui m’appartient ? » « Onze cents dragmes d’argent, répondit-il ; je ne puis la donner à moins. » « Livrez-la donc à cette dame, repris-je, et qu’elle l’emporte. Je vous donne cent dragmes de profit, et je vais vous faire un billet de la somme à prendre sur les autres marchandises que vous avez. » Effectivement je fis le billet, le signai, et le mis entre les mains de Bedreddin. Ensuite présentant l’étoffe à la dame, je lui dis : « Vous pouvez l’emporter, madame ; et quant à l’argent, vous me l’enverrez demain ou un autre jour, ou bien je vous fais présent de l’étoffe, si vous voulez. » « Ce n’est pas comme je l’entends, reprit-elle. Vous en usez avec moi d’une manière si honnête et si obligeante, que je serois indigne de paroître devant les hommes si je ne vous en témoignois pas de la reconnoissance. Que Dieu, pour vous en récompenser, augmente vos biens, vous fasse vivre long-temps après moi, vous ouvre la porte des cieux à votre mort, et que toute la ville publie votre générosité ! »

» Ces paroles me donnèrent de la hardiesse. « Madame, lui dis-je, laissez-moi voir votre visage pour prix de vous avoir fait plaisir : ce sera me payer avec usure. » À ces mots, elle se tourna de mon côté, ôta la mousseline qui lui couvroit le visage, et offrit à mes yeux une beauté surprenante. J’en fus tellement frappé, que je ne pus lui rien dire pour lui exprimer ce que j’en pensois. Je ne me serois jamais lassé de la regarder ; mais elle se recouvrit promptement le visage, de peur qu’on ne l’aperçût ; et après avoir abaissé le crêpon, elle prit la pièce d’étoffe, et s’éloigna de la boutique, où elle me laissa dans un état bien différent de celui où j’étois en y arrivant. Je demeurai long-temps dans un trouble et dans un désordre étrange. Avant de quitter le marchand, je lui demandai s’il connoissoit la Dame ? « Oui, me répondit-il, elle est fille d’un émir qui lui a laissé en mourant des biens immenses. »

» Quand je fus de retour au khan de Mesrour, mes gens me servirent à souper ; mais il me fut impossible de manger. Je ne pus même fermer l’œil de toute la nuit, qui me parut la plus longue de ma vie. Dès qu’il fut jour, je me levai dans l’espérance de revoir l’objet qui troubloit mon repos ; et dans le dessein de lui plaire, je m’habillai plus proprement encore que le jour précédent. Je retournai à la boutique de Bedreddin…

« Mais Sire, dit Scheherazade, le jour que je vois paroître, m’empêche de continuer mon récit. » Après avoir dit ces paroles, elle se tut ; et la nuit suivante, elle reprit sa narration dans ces termes :

CXXXIVe NUIT.

Sire, le jeune homme de Bagdad racontant ses aventures au marchand chrétien : » Il n’y avoit pas long-temps, dit-il, que j’étois arrivé à la boutique de Bedreddin, lorsque je vis venir la dame, suivie de son esclave, et plus magnifiquement vêtue que le jour d’auparavant. Elle ne regarda pas le marchand ; et s’adressant à moi seul : « Seigneur, me dit-elle, vous voyez que je suis exacte à tenir la parole que je vous donnai hier. Je viens exprès pour vous apporter la somme dont vous voulûtes bien répondre pour moi sans me connoître, par une générosité que je n’oublierai jamais. » « Madame, lui répondis-je, il n’étoit pas besoin de vous presser si fort : j’étois sans inquiétude sur mon argent, et je suis fâché de la peine que vous avez prise. » « Il n’étoit pas juste, reprit-elle, que j’abusasse de votre honnêteté. » En disant cela, elle me mit l’argent entre les mains, et s’assit près de moi.

Alors profitant de l’occasion que j’avois de l’entretenir, je lui parlai de l’amour que je sentois pour elle ; mais elle se leva et me quitta brusquement, comme si elle eût été fort offensée de la déclaration que je venois de lui faire. Je la suivis des yeux tant que je la pus voir ; et dès que je ne la vis plus, je pris congé du marchand, et je sortis du bezestein sans savoir où j’allois. Je rêvois à cette aventure, lorsque je sentis qu’on me tiroit par derrière. Je me tournai aussitôt pour voir ce que ce pouvoit être, et je reconnus avec plaisir l’esclave de la dame dont j’avois l’esprit occupé. « Ma maîtresse, me dit-elle, qui est cette jeune personne à qui vous venez de parler dans la boutique d’un marchand, voudroit bien vous dire un mot ; prenez, s’il vous plaît, la peine de me suivre. » Je la suivis ; et je trouvai en effet sa maîtresse qui m’attendoit dans la boutique d’un changeur où elle étoit assise.

» Elle me fit asseoir auprès d’elle, et prenant la parole : « Mon cher Seigneur, me dit-elle, ne soyez pas surpris que je vous aie quitté un peu brusquement ; je n’ai pas jugé à propos devant ce marchand, de répondre favorablement à l’aveu que vous m’avez fait des sentimens que je vous ai inspirés. Mais bien loin de m’en offenser, je confesse que je prenois plaisir à vous entendre, et je m’estime infiniment heureuse d’avoir pour amant un homme de votre mérite. Je ne sais quelle impression ma vue a pu faire d’abord sur vous ; mais pour moi, je puis vous assurer qu’en vous voyant, je me suis senti de l’inclination pour vous. Depuis hier, je n’ai fait que penser aux choses que vous me dîtes, et mon empressement à vous venir chercher si matin, doit bien vous prouver que vous ne me déplaisez pas. » « Madame, repris-je, transporté d’amour et de joie, je ne pouvois rien entendre de plus agréable que ce que vous avez la bonté de me dire. On ne sauroit aimer avec plus de passion que je vous aime depuis l’heureux moment que vous parûtes à mes yeux ; ils furent éblouis de tant de charmes, et mon cœur se rendit sans résistance. » « Ne perdons pas le temps en discours inutiles, interrompit-elle : je ne doute pas de votre sincérité, et vous serez bientôt persuadé de la mienne. Voulez-vous me faire l’honneur de venir chez moi, ou si vous souhaitez que j’aille chez vous ? » « Madame, lui répondis-je, je suis un étranger logé dans un khan, qui n’est pas un lieu propre à recevoir une dame de votre rang et de votre mérite. »

Scheherazade alloit poursuivre, mais elle fut obligée d’interrompre son discours, parce que le jour paroissoit. Le lendemain, elle continua de cette sorte, en faisant toujours parler le jeune homme de Bagdad :

CXXXVe NUIT.

» Il est plus à propos, madame, poursuivit-il, que vous ayez la bonté de m’enseigner votre demeure : j’aurai l’honneur de vous aller voir chez vous. La dame y consentit. « Il est, dit-elle, vendredi après demain ; venez ce jour-là, après la prière du midi. Je demeure dans la rue de la Dévotion. Vous n’avez qu’à demander la maison d’Abon Schamma, surnommé Bercour, autrefois chef des émirs ; vous me trouverez là. » À ces mots, nous nous séparâmes, et je passai le lendemain dans une grande impatience.

» Le vendredi, je me levai de bon matin, je pris le plus bel habit que j’eusse, avec une bourse où je mis cinquante pièces d’or ; et monté sur un âne que j’avois retenu dès le jour précédent, je partis accompagné de l’homme qui me l’avoit loué. Quand nous fûmes arrivés dans la rue de la Dévotion, je dis au maître de l’âne de demander où étoit la maison que je cherchois ; on la lui enseigna, et il m’y mena. Je descendis à la porte, je le payai bien et le renvoyai, en lui recommandant de bien remarquer la maison où il me laissoit, et de ne pas manquer de m’y venir prendre le lendemain matin, pour me remener au khan de Mesrour.

» Je frappai à la porte, et aussitôt deux petites esclaves blanches comme la neige et très-proprement habillées, vinrent ouvrir. « Entrez, s’il vous plaît, me dirent-elles, notre maîtresse vous attend impatiemment. Il y a deux jours qu’elle ne cesse de parler de vous. » J’entrai dans la cour, et je vis un grand pavillon élevé sur sept marches, entouré d’une grille qui le séparoit d’un jardin d’une beauté admirable. Outre les arbres qui ne servoient qu’à l’embellir et qu’à former de l’ombre, il y en avoit une infinité d’autres chargés de toutes sortes de fruits. Je fus charmé du ramage d’un grand nombre d’oiseaux qui mêloient leurs chants au murmure d’un jet d’eau d’une hauteur prodigieuse, qu’on voyoit au milieu d’un parterre émaillé de fleurs. D’ailleurs, ce jet d’eau étoit très-agréable à voir : quatre dragons dorés paroissoient aux angles du bassin qui étoit en quarré, et ces dragons jetoient de l’eau en abondance, mais de l’eau plus claire que le cristal de roche. Ce lieu plein de délices, me donna une haute idée de la conquête que j’avois faite. Les deux petites esclaves me firent entrer dans un salon magnifiquement meublé ; et pendant que l’une courut avertir sa maîtresse de mon arrivée, l’autre demeura avec moi, et me fit remarquer toutes les beautés du salon…

En achevant ces derniers mots, Scheherazade cessa de parler, à cause qu’elle vit paroître le jour. Schahriar se leva fort curieux d’apprendre ce que feroit le jeune homme de Bagdad dans le salon de la dame du Caire. La sultane contenta le lendemain la curiosité de ce prince, en reprenant ainsi cette histoire :

CXXXVIe NUIT.

Sire, le marchand chrétien continuant de parler au sultan de Casgar, poursuivit de cette manière :

» Je n’attendis pas long-temps dans le salon, me dit le jeune homme ; la dame que j’aimois y arriva bientôt, fort parée de perles et de diamans, mais plus brillante encore par l’éclat de ses yeux que par celui de ses pierreries. Sa taille, qui n’étoit plus cachée par son habillement de ville, me parut la plus fine et la plus avantageuse du monde. Je ne vous parlerai point de la joie que nous eûmes de nous revoir ; car c’est une chose que je ne pourrois que foiblement exprimer. Je vous dirai seulement qu’après les premiers complimens, nous nous assîmes tous deux sur un sofa, où nous nous entretînmes avec toute la satisfaction imaginable. On nous servit ensuite les mets les plus délicats et les plus exquis. Nous nous mîmes à table ; et après le repas, nous recommençâmes à nous entretenir jusqu’à la nuit. Alors on nous apporta d’excellent vin et des fruits propres à exciter à boire, et nous bûmes au son des instrumens que les esclaves accompagnèrent de leurs voix. La dame du logis chanta elle-même, et acheva, par ses chansons, de m’attendrir et de me rendre le plus passionné de tous les amans. Enfin Je passai la nuit à goûter toutes sortes de plaisirs.

» Le lendemain matin, après avoir mis adroitement sous le chevet du lit la bourse et les cinquante pièces d’or que j’avois apportées, je dis adieu à la dame, qui me demanda quand je la reverrois. « Madame, lui répondis-je, je vous promets de revenir ce soir. » Elle parut ravie de ma réponse, me conduisit jusqu’à la porte ; et en nous séparant, elle me conjura de tenir ma promesse.

» Le même homme qui m’avoit amené, m’attendoit avec son âne. Je montai dessus et revins au khan de Mesrour. En renvoyant l’homme, je lui dis que je ne le payois pas, afin qu’il me vînt reprendre l’après-dîner à l’heure que je lui marquai.

» D’abord que je fus de retour dans mon logement, mon premier soin fut de faire acheter un bon agneau et plusieurs sortes de gâteaux que j’envoyai à la dame par un porteur. Je m’occupai ensuite d’affaires sérieuses, jusqu’à ce que le maître de l’âne fût arrivé. Alors je partis avec lui, et me rendis chez la dame, qui me reçut avec autant de joie que le jour précédent, et me fit un régal aussi magnifique que le premier.

» En la quittant le lendemain, je lui laissai encore une bourse de cinquante pièces d’or, et je revins au khan de Mesrour…

À ces mots, Scheherazade ayant aperçu le jour, en avertit le sultan des Indes, qui se leva sans lui rien dire. Sur la fin de la nuit suivante, elle reprit ainsi la suite de l’histoire commencée :

CXXXVIIe NUIT.

Le marchand chrétien parlant toujours au sultan de Casgar : » Le jeune homme de Bagdad, dit-il, poursuivit son histoire dans ces termes : « Je continuai de voir la dame tous les jours, et de lui laisser chaque fois une bourse de cinquante pièces d’or ; et cela dura jusqu’à ce que les marchands à qui j’avois donné mes marchandises à vendre, et que je voyois régulièrement deux fois la semaine, ne me dûrent plus rien. Enfin je me trouvai sans argent et sans espérance d’en avoir.

» Dans cet état affreux, et prêt à m’abandonner à mon désespoir, je sortis du khan sans savoir ce que je faisois, et m’en allai du côté du château, où il y avoit un grand nombre de peuple assemblé pour voir un spectacle que donnoit le sultan d’Égypte. Lorsque je fus arrivé dans le lieu où étoit tout ce monde, je me mêlai parmi la foule, et me trouvai par hasard près d’un cavalier bien monté et fort proprement habillé, qui avoit à l’arçon de sa selle un sac à demi ouvert, d’où sortoit un cordon de soie verte. En mettant la main sur le sac, je jugeai que le cordon devoit être celui d’une bourse qui étoit dedans. Pendant que je faisois ce jugement, il passa de l’autre côté du cavalier un porteur chargé de bois, et il passa si près, que le cavalier fut obligé de se tourner vers lui pour empêcher que le bois ne touchât et ne déchirât son habit. En ce moment, le démon me tenta : je pris le cordon d’une main, et m’aidant de l’autre à élargir le sac, je tirai la bourse sans que personne s’en aperçut. Elle étoit pesante, et je ne doutai point qu’il n’y eût dedans de l’or ou de l’argent.

» Quand le porteur fut passé, le cavalier qui avoit apparemment quelque soupçon de ce que j’avois fait pendant qu’il avoit eu la tête tournée, mit aussitôt la main dans son sac, et n’y trouvant pas sa bourse, me donna un si grand coup de sa hache d’armes, qu’il me renversa par terre. Tous ceux qui furent témoins de cette violence, en furent touchés, et quelques-uns mirent la main sur la bride du cheval pour arrêter le cavalier, et lui demander pour quel sujet il m’avoit frappé, s’il lui étoit permis de maltraiter ainsi un Musulman. « De quoi vous mêlez-vous, leur répondit-il d’un ton brusque ? Je ne l’ai pas fait sans raison : c’est un voleur. » À ces paroles, je me relevai ; et à mon air, chacun prenant mon parti, s’écria qu’il étoit un menteur, qu’il n’étoit pas croyable qu’un jeune homme tel que moi, eût commis la méchante action qu’il m’imputoit. Enfin ils soutenoient que j’étois innocent ; et tandis qu’ils retenoient son cheval pour favoriser mon évasion, par malheur pour moi, le lieutenant de police, suivi de ses gens, passa par-là ; voyant tant de monde assemblé autour du cavalier et de moi, il s’approcha et demanda ce qui étoit arrivé. Il n’y eut personne qui n’accusât le cavalier de m’avoir maltraité injustement, sous prétexte de l’avoir volé.

» Le lieutenant de police ne s’arrêta pas à tout ce qu’on lui disoit ; il demanda au cavalier s’il ne soupçonnoit pas quelqu’autre que moi de l’avoir volé. Le cavalier répondit que non, et lui dit les raisons qu’il avoit de croire qu’il ne se trompoit pas dans ses soupçons. Le lieutenant de police, après l’avoir écouté, ordonna à ses gens de m’arrêter et de me fouiller ; ce qu’ils se mirent en devoir d’exécuter aussitôt ; et l’un d’entr’eux m’ayant ôté la bourse, la montra publiquement. Je ne pus soutenir cette honte, j’en tombai évanoui. Le lieutenant de police se fit apporter la bourse…

« Mais, Sire, voilà le jour, dit Scheherazade en se reprenant. Si votre Majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, elle entendra la suite de l’histoire. » Schahriar qui n’avoit pas un autre dessein, se leva sans lui répondre, et alla remplir ses devoirs.

CXXXVIIIe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, la sultane adressa ainsi la parole à Schahriar : Sire, le jeune homme de Bagdad poursuivant son histoire :

» Lorsque le lieutenant de police, dit-il, eut la bourse entre les mains, il demanda au cavalier si elle étoit à lui, et combien il y avoit mis d’argent. Le cavalier la reconnut pour celle qui lui avoit été prise, et assura qu’il y avoit dedans vingt sequins. Le juge l’ouvrit, et après y avoir effectivement trouvé vingt sequins, il la lui rendit. Aussitôt il me fit venir devant lui : « Jeune homme, me dit-il, avouez-moi la vérité : est-ce vous qui avez pris la bourse de ce cavalier ? n’attendez pas que j’emploie les tourmens pour vous le faire confesser. »

Alors baissant les yeux, je dis en moi-même : « Si je nie le fait, la bourse dont on m’a trouvé saisi, me fera passer pour un menteur. » Ainsi, pour éviter un double châtiment, je levai la tête, et confessai que c’étoit moi. Je n’eus pas plutôt fait cet aveu, que le lieutenant de police, après avoir pris des témoins, commanda qu’on me coupât la main. La sentence fut exécutée sur-le-champ, ce qui excita la pitié de tous les spectateurs ; je remarquai même sur le visage du cavalier, qu’il n’en étoit pas moins touché que les autres. Le lieutenant de police vouloit encore me faire couper un pied ; mais je suppliai le cavalier de demander ma grâce ; il la demanda, et l’obtint.

» Lorsque le juge eut passé son chemin, le cavalier s’approcha de moi. « Je vois bien, me dit-il en me présentant la bourse, que c’est la nécessité qui vous a fait faire une action si honteuse et si indigne d’un jeune homme aussi bien fait que vous ; mais tenez, voilà cette bourse fatale, je vous la donne, et je suis très-fâché du malheur qui vous est arrivé. » En achevant ces paroles, il me quitta ; et comme j’étois très-foible à cause du sang que j’avois perdu, quelques honnêtes gens du quartier eurent la charité de me faire entrer chez eux, et de me faire boire un verre de vin. Ils pansèrent aussi mon bras, et mirent ma main dans un linge, que j’emportai avec moi attachée à ma ceinture.

» Quand je serois retourné au khan de Mesrour dans ce triste état, je n’y aurois pas trouvé le secours dont j’avois besoin. C’étoit aussi hasarder beaucoup que d’aller me présenter à la jeune dame. « Elle ne voudra peut-être plus me voir, dis-je, lorsqu’elle aura appris mon infamie. » Je ne laissai pas néanmoins de prendre ce parti ; et afin que le monde qui me suivoit, se lassât de m’accompagner, je marchai par plusieurs rues détournées, et me rendis enfin chez la dame, où j’arrivai si foible et si fatigué, que je me jetai sur le sofa, le bras droit sous ma robe ; car je me gardai bien de le faire voir.

» Cependant la dame, avertie de mon arrivée et du mal que je souffrois, vint avec empressement ; et me voyant, pâle et défait : « Ma chère ame, me dit-elle, qu’avez-vous donc ? » Je dissimulai. « Madame, lui répondis-je, c’est un grand mal de tête qui me tourmente. » Elle en parut très-affligée. » Asseyez-vous, reprit-elle (car je m’étois levé pour la recevoir) ; dites-moi comment cela vous est venu ? Vous vous portiez si bien la dernière fois que j’eus le plaisir de vous voir ! Il y a quelqu’autre chose que vous me cachez : apprenez-moi ce que c’est. » Comme je gardois le silence, et qu’au lieu de répondre, les larmes couloient de mes yeux : « Je ne comprends pas, dit-elle, ce qui peut vous affliger ; vous en aurois-je donné quelque sujet sans y penser ? Et venez-vous ici exprès pour m’annoncer que vous ne m’aimez plus ? » « Ce n’est point cela, madame, lui repartis-je en soupirant, et un soupçon si injuste augmente encore mon mal. »

» Je ne pouvois me résoudre à lui en déclarer la véritable cause. La nuit étant venue, on servit le souper ; elle me pria de manger ; mais ne pouvant me servir que de la main gauche, je la suppliai de m’en dispenser, m’excusant sur ce que je n’avois nul appétit. « Vous en aurez, me dit-elle, quand vous m’aurez découvert ce que vous me cachez avec tant d’opiniâtreté. Votre dégoût, sans doute, ne vient que de la peine que vous avez à vous y déterminer. » « Hélas, madame, repris-je, il faudra bien enfin que je m’y détermine. » Je n’eus pas prononcé ces paroles, qu’elle me versa à boire ; et me présentant la tasse : « Prenez, dit-elle, et buvez, cela vous donnera du courage. » J’avançai donc la main gauche, et pris la tasse…

À ces mots, Scheherazade apercevant le jour, cessa de parler ; mais la nuit suivante, elle poursuivit son discours de cette manière :

CXXXIXe NUIT.

» Lorsque j’eus la tasse à la main, dit le jeune homme, je redoublai mes pleurs et poussai de nouveaux soupirs. « Qu’avez-vous donc à soupirer et à pleurer si amèrement, me dit alors la dame, et pourquoi prenez-vous la tasse de la main gauche plutôt que de la droite ? » « Ah, madame, lui répondis-je, excusez-moi, je vous en conjure : c’est que j’ai une tumeur à la main droite.» « Montrez-moi cette tumeur, repliqua-t-elle, je la veux percer. » Je m’en excusai, en disant qu’elle n’étoit pas encore en état de l’être, et je vidai toute la tasse qui étoit très-grande. Les vapeurs du vin, ma lassitude et l’abattement où j’étois, m’eurent bientôt assoupi, et je dormis d’un profond sommeil, qui dura jusqu’au lendemain.

» Pendant ce temps-là, la dame voulant savoir quel mal j’avois à la main droite, leva ma robe qui la cachoit, et vit avec tout l’étonnement que vous pouvez penser, qu’elle étoit coupée, et que je l’avois apportée dans un linge. Elle comprit d’abord sans peine, pourquoi j’avois tant résisté aux pressantes instances qu’elle m’avoit faites, et elle passa la nuit à s’affliger de ma disgrâce, ne doutant pas qu’elle ne me fût arrivée pour l’amour d’elle.

» À mon réveil, je remarquai fort bien sur son visage, qu’elle étoit saisie d’une vive douleur. Néanmoins, pour ne me pas chagriner, elle ne me parla de rien. Elle me fit servir un consommé de volaille qu’on m’avoit préparé par son ordre, me fit manger et boire, pour me donner, disoit-elle, les forces dont j’avois besoin. Après cela, je voulus prendre congé d’elle ; mais me retenant par ma robe : « Je ne souffrirai pas, dit-elle, que vous sortiez d’ici. Quoique vous ne m’en disiez rien, je suis persuadée que je suis la cause du malheur que vous vous êtes attiré. La douleur que j’en ai ne me laissera pas vivre long-temps ; mais avant que je meure, il faut que j’exécute un dessein que je médite en votre faveur. » En disant cela, elle fit appeler un officier de justice et des témoins, et me fit dresser une donation de tous ses biens. Après qu’elle eut renvoyé tous ses gens satisfaits de leurs peines, elle ouvrit un grand coffre où étoient toutes les bourses dont je lui avois fait présent depuis le commencement de nos amours. « Elles sont toutes entières, me dit-elle, je n’ai pas touché à une seule : tenez, voilà la clef du coffre ; vous en êtes le maître. » Je la remerciai de sa générosité et de sa bonté. « Je compte pour rien, reprit-elle, ce que je viens de faire pour vous, et je ne serai pas contente que je ne meure encore, pour vous témoigner combien je vous aime. » Je la conjurai par tout ce que l’amour a de plus puissant, d’abandonner une résolution si funeste ; mais je ne pus l’en détourner ; et le chagrin de me voir manchot, lui causa une maladie de cinq ou six semaines, dont elle mourut.

» Après avoir regretté sa mort autant que je le devois, je me mis en possession de tous ses biens qu’elle m’avoit fait connoître ; et le sésame que vous avez pris la peine de vendre pour moi en faisoit une partie…

Scheherazade vouloit continuer sa narration ; mais le jour qui paroissoit l’en empêcha. La nuit suivante, elle reprit ainsi le fil de son discours :

CXLe NUIT.

Le jeune homme de Bagdad acheva de raconter son histoire de cette sorte au marchand chrétien : « Ce que vous venez d’entendre, poursuivit-il, doit m’excuser auprès de vous d’avoir mangé de la main gauche ; je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée pour moi. Je ne puis assez reconnoître votre fidélité ; et comme j’ai, Dieu merci, assez de bien, quoique j’en aie dépensé beaucoup, je vous prie de vouloir accepter le présent que je vous fais de la somme que vous me devez. Outre cela, j’ai une proposition à vous faire. Ne pouvant plus demeurer davantage au Caire, après l’affaire que je viens de vous conter, je suis résolu d’en partir pour n’y revenir jamais. Si vous voulez me tenir compagnie, nous négocierons ensemble, et nous partagerons également le gain que nous ferons. »

» Quand le jeune homme de Bagdad eut achevé son histoire, dit le marchand chrétien, je le remerciai le mieux qu’il me fut possible du présent qu’il me faisoit ; et quant à sa proposition de voyager avec lui, je lui dis que je l’acceptois très-volontiers, en l’assurant que ses intérêts me seroient toujours aussi chers que les miens.

» Nous prîmes jour pour notre départ, et lorsqu’il fut arrivé, nous nous mîmes en chemin. Nous avons passé par la Syrie et par la Mésopotamie, traversé toute la Perse, où, après nous être arrêtés dans plusieurs villes, nous sommes enfin venus, Sire, jusqu’à votre capitale. Au bout de quelque temps, le jeune homme m’ayant témoigné qu’il avoit dessein de repasser dans la Perse et de s’y établir, nous fîmes nos comptes, et nous nous séparâmes très-satisfaits l’un de l’autre. Il partit ; et moi, Sire, je suis resté dans cette ville, où j’ai l’honneur d’être au service de votre Majesté. Voilà l’histoire que j’avois à vous conter : ne la trouvez-vous pas plus surprenante que celle du bossu ? »

Le sultan de Casgar se mit en colère contre le marchand chrétien : « Tu es bien hardi, me dit-il, d’oser me faire le récit d’une histoire si peu digne de mon attention, et de la comparer à celle du bossu. Peux-tu te flatter de me persuader que les fades aventures d’un jeune débauché, sont plus admirables que celles de mon bouffon ? Je vais vous faire pendre tous quatre, pour venger sa mort. »

À ces paroles, le pourvoyeur effrayé se jeta aux pieds du sultan : « Sire, dit-il, je supplie votre Majesté de suspendre sa juste colère, de m’écouter et de nous faire grâce à tous quatre, si l’histoire que je vais conter à votre Majesté, est plus belle que celle du bossu. » « Je t’accorde ce que tu me demandes, répondit le sultan : parle. » Le pourvoyeur prit alors la parole, et dit :


Notes
  1. Cophte ou Copte, nom qu’on donne aux chrétiens originaires d’Égypte, et qui sont de la secte des Jacobites ou des Eutichéens.
  2. Lieu public où se vendent des étoffes de soie et autres marchandises précieuses.

HISTOIRE
RACONTÉE PAR LE POURVOYEUR DU SULTAN DE CASGAR.


« Sire, une personne de considération m’invita hier aux noces d’une de ses filles. Je ne manquai pas de me rendre chez elle sur le soir à l’heure marquée, et je me trouvai dans une assemblée de docteurs, d’officiers de justice et d’autres personnes les plus distinguées de cette ville. Après les cérémonies, on servit un festin magnifique ; on se mit à table, et chacun mangea de ce qu’il trouva le plus à son goût. Il y avoit, entr’autres choses, une entrée accommodée avec de l’ail, qui étoit excellente, et dont tout le monde vouloit avoir ; et comme nous remarquâmes qu’un des convives ne s’empressoit pas d’en manger, quoiqu’elle fût devant lui, nous l’invitâmes à mettre la main au plat et à nous imiter. Il nous conjura de ne le point presser là-dessus : « Je me garderai bien, nous dit-il, de toucher à un ragoût où il y aura de l’ail : je n’ai point oublié ce qu’il m’en coûte pour en avoir goûté autrefois. » Nous le priâmes de nous raconter ce qui lui avoit causé une si grande aversion pour l’ail. Mais sans lui donner le temps de nous répondre : « Est-ce ainsi, lui dit le maître de la maison, que vous faites honneur à ma table ? Ce ragoût est délicieux, ne prétendez pas vous exempter d’en manger : il faut que vous me fassiez cette grâce, comme les autres. » « Seigneur, lui repartit le convive, qui étoit un marchand de Bagdad, ne croyez pas que j’en use ainsi par une fausse délicatesse ; je veux bien vous obéir si vous le voulez absolument ; mais ce sera à condition qu’après en avoir mangé, je me laverai, s’il vous plaît, les mains quarante fois avec du kali[1], quarante autres fois avec de la cendre de la même plante, et autant de fois avec du savon. Vous ne trouverez pas mauvais que j’en use ainsi, pour ne pas contrevenir au serment que j’ai fait de ne manger jamais de ragoût à l’ail qu’à cette condition.

En achevant ces paroles, Scheherazade voyant paroître le jour, se tut ; et Schahriar se leva fort curieux de savoir pourquoi ce marchand avoit juré de se laver six-vingt fois après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. La sultane contenta sa curiosité de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :

CXLIe NUIT.

Le pourvoyeur parlant au sultan de Casgar : » Le maître du logis, poursuivit-il, ne voulant pas dispenser le marchand de manger du ragoût à l’ail, commanda à ses gens de tenir prêts un bassin et de l’eau avec du kali, de la cendre de la même plante, et du savon, afin que le marchand se lavât autant de fois qu’il lui plairoit. Après avoir donné cet ordre, il s’adressa au marchand : « Faites donc comme nous, lui dit-il, et mangez. Le kali, la cendre de la même plante, et le savon ne vous manqueront pas. »

» Le marchand, comme en colère de la violence qu’on lui faisoit, avança la main, prit un morceau qu’il porta en tremblant à sa bouche, et le mangea avec une répugnance dont nous fûmes tous fort étonnés. Mais ce qui nous surprit davantage, nous remarquâmes qu’il n’avoit que quatre doigts et point de pouce ; et personne jusque-là ne s’en étoit encore aperçu, quoiqu’il eût déjà mangé d’autres mets. Le maître de la maison prit aussitôt la parole : « Vous n’avez point de pouce, lui dit-il ; par quel accident l’avez-vous perdu ? Il faut que ce soit à quelque occasion dont vous ferez plaisir à la compagnie de l’entretenir. » « Seigneur, répondit-il, ce n’est pas seulement à la main droite que je n’ai point de pouce, je n’en ai point non plus à la gauche. » En même temps il avança la main gauche, et nous fit voir que ce qu’il nous disoit étoit véritable. « Ce n’est pas tout encore, ajouta-t-il : le pouce me manque de même à l’un et à l’autre pied ; et vous pouvez m’en croire. Je suis estropié de cette manière par une aventure inouie que je ne refuse pas de vous raconter, si vous voulez bien avoir la patience de l’entendre : elle ne vous causera pas moins d’étonnement qu’elle vous fera de pitié. Mais permettez-moi de me laver les mains auparavant. » À ces mots, il se leva de table ; et après s’être lavé les mains six-vingt fois, il revint prendre sa place, et nous fit le récit de son histoire en ces termes :

« Vous saurez, Seigneurs, que sous le règne du calife Haroun Alraschild, mon père vivoit à Bagdad où je suis né, et passoit pour un des plus riches marchands de la ville. Mais comme c’étoit un homme attaché à ses plaisirs, qui aimoit la débauche et négligeoit le soin de ses affaires, au lieu de recueillir de grands biens à sa mort, j’eus besoin de toute l’économie imaginable pour acquitter les dettes qu’il avoit laissées. Je vins pourtant à bout de les payer toutes ; et par mes soins, ma petite fortune commença à prendre une face assez riante.

» Un matin que j’ouvrois ma boutique, une dame montée sur une mule, accompagnée d’un eunuque, et suivie de deux esclaves, passa près de ma porte et s’arrêta. Elle mit pied à terre à l’aide de l’eunuque, qui lui prêta la main, et lui dit : « Madame, je vous l’avois bien dit, que vous veniez de trop bonne heure : vous voyez qu’il n’y a encore personne au bezestein ; si vous aviez voulu me croire, vous vous seriez épargné la peine que vous aurez d’attendre. » Elle regarda de toutes parts, et voyant en effet qu’il n’y avoit pas d’autres boutiques ouvertes que la mienne, elle s’en approcha en me saluant, et me pria de lui permettre qu’elle s’y reposât en attendant que les autres marchands arrivassent. Je répondis à son compliment comme je devois…

Scheherazade n’en seroit pas demeurée en cet endroit, si le jour qu’elle vit paroître, ne lui eût imposé silence. Le sultan des Indes, qui souhaitoit d’entendre la suite de cette histoire, attendit avec impatience la nuit suivante.

CXLIIe NUIT.

La sultane ayant été réveillée par sa sœur Dinarzade, adressa la parole au sultan : « Sire, dit-elle, le marchand continua de cette sorte le récit qu’il avoit commencé : »

» La dame s’assit dans ma boutique, et remarquant qu’il n’y avoit personne que l’eunuque et moi dans tout le bezestein, elle se découvrit le visage pour prendre l’air. Je n’ai jamais rien vu de si beau : la voir et l’aimer passionnément, ce fut la même chose pour moi ; j’eus toujours les yeux attachés sur elle. Il me parut que mon attention ne lui étoit pas désagréable, car elle me donna tout le temps de la regarder à mon aise ; et elle ne se couvrit le visage que lorsque la crainte d’être aperçue, l’y obligea.

» Après qu’elle se fut remise dans le même état qu’auparavant, elle me dit qu’elle cherchoit plusieurs sortes d’étoffes des plus belles et des plus riches qu’elle me nomma, et elle me demanda si j’en avois. « Hélas, madame, lui répondis-je, je suis un jeune marchand qui ne fais que commencer à m’établir : je ne suis pas encore assez riche pour faire un si grand négoce, et c’est une mortification pour moi de n’avoir rien à vous présenter de ce qui vous a fait venir au bezestein ; mais pour vous épargner la peine d’aller de boutique en boutique, d’abord que les marchands seront venus, j’irai, si vous le trouvez bon, prendre chez eux tout ce que vous souhaitez ; ils m’en diront le prix au juste ; et sans aller plus loin, vous ferez ici vos emplettes. » Elle y consentit, et j’eus avec elle un entretien qui dura d’autant plus long-temps, que je lui faisois accroire que les marchands qui avoient les étoffes qu’elle demandoit, n’étoient pas encore arrivés.

» Je ne fus pas moins charmé de son esprit que je l’avois été de la beauté de son visage ; mais il fallut enfin me priver du plaisir de sa conversation ; je courus chercher les étoffes qu’elle desiroit ; et quand elle eut choisi celles qui lui plurent, nous en arrêtâmes le prix à cinq mille dragmes d’argent monnoyé. J’en fis un paquet que je donnai à l’eunuque, qui le mit sous son bras. Elle se leva ensuite, et partit après avoir pris congé de moi ; je la conduisis des yeux jusqu’à la porte du bezestein, et je ne cessai de la regarder qu’elle ne fut remontée sur sa mule.

» La dame n’eut pas plutôt disparu, que je m’aperçus que l’amour m’avoit fait faire une grande faute. Il m’avoit tellement troublé l’esprit, que je n’avois pas pris garde qu’elle s’en alloit sans payer, et que je ne lui avois pas seulement demandé qui elle étoit, ni où elle demeuroit. Je fis réflexion pourtant que j’étois redevable d’une somme considérable à plusieurs marchands, qui n’auroient peut-être pas la patience d’attendre. J’allai m’excuser auprès d’eux le mieux qu’il me fut possible, en leur disant que je connoissois la dame. Enfin je revins chez moi aussi amoureux qu’embarrassé d’une si grosse dette…

Scheherazade, en cet endroit, vit paroître le jour, et cessa de parler. La nuit suivante, elle continua de cette manière :

CXLIIIe NUIT.

» J’avois prié mes créanciers, poursuivit le marchand, de vouloir bien attendre huit jours pour recevoir leur paiement : la huitaine échue, ils ne manquèrent pas de me presser de les satisfaire. Je les suppliai de m’accorder le même délai ; ils y consentirent ; mais dès le lendemain, je vis arriver la dame montée sur sa mule, avec la même suite et à la même heure que la première fois. Elle vint droit à ma boutique. « Je vous ai fait un peu attendre, me dit-elle ; mais enfin je vous apporte l’argent des étoffes que je pris l’autre jour ; portez-le chez un changeur : qu’il voie s’il est de bon aloi, et si le compte y est. » L’eunuque, qui avoit l’argent, vint avec moi chez le changeur, et la somme se trouva juste et toute de bon argent. Je revins, et j’eus encore le bonheur d’entretenir la dame jusqu’à ce que toutes les boutiques du bezestein fussent ouvertes. Quoique nous ne parlassions que de choses très-communes, elle leur donnoit néanmoins un tour qui les faisoit paroître nouvelles, et qui me fit voir que je ne m’étois pas trompé, quand, dès la première conversation, j’avois jugé qu’elle avoit beaucoup d’esprit.

» Lorsque les marchands furent arrivés, et qu’ils eurent ouvert leurs boutiques, je portai ce que je devois à ceux chez qui j’avois pris des étoffes à crédit, et je n’eus pas de peine à obtenir d’eux qu’ils m’en confiassent d’autres que la dame m’avoit demandées. J’en levai pour mille pièces d’or, et la dame emporta encore la marchandise sans la payer, sans me rien dire, ni sans se faire connoître. Ce qui m’étonnoit, c’est qu’elle ne hasardoit rien, et que je demeurois sans caution et sans certitude d’être dédommagé en cas que je ne la revisse plus. « Elle me paie une somme assez considérable, me disois-je en moi-même ; mais elle me laisse redevable d’une autre qui l’est encore davantage. Seroit-ce une trompeuse, et seroit-il possible qu’elle m’eût leurré d’abord pour me mieux ruiner ? Les marchands ne la connoissent pas ; et c’est à moi qu’ils s’adresseront. » Mon amour ne fut pas assez puissant pour m’empêcher de faire là-dessus des réflexions chagrinantes. Mes alarmes augmentèrent même de jour en jour pendant un mois entier, qui s’écoula sans que je reçusse aucune nouvelle de la dame. Enfin, les marchands s’impatientèrent ; et pour les satisfaire, j’étois prêt à vendre tout ce que j’avois, lorsque je la vis revenir un matin dans le même équipage que les autres fois.

« Prenez votre trébuchet, me dit-elle, pour peser l’or que je vous apporte. » Ces paroles achevèrent de dissiper ma frayeur, et redoublèrent mon amour. Avant que de compter les pièces d’or, elle me fit plusieurs questions ; entr’autres, elle me demanda si j’étois marié. Je lui répondis que non, et que je ne l’avois jamais été. Alors, en donnant l’or à l’eunuque, elle lui dit : « Prêtez-nous votre entremise pour terminer notre affaire. » L’eunuque se mit à rire ; et m’ayant tiré à l’écart, me fit peser l’or. Pendant que je le pesois, l’eunuque me dit à l’oreille : « À vous voir, je connois parfaitement que vous aimez ma maîtresse, et je suis surpris que vous n’ayez pas la hardiesse de lui découvrir votre amour ; elle vous aime encore plus que vous ne l’aimez. Ne croyez pas qu’elle ait besoin de vos étoffes ; elle ne vient ici uniquement que parce que vous lui avez inspiré une passion violente : c’est à cause de cela qu’elle vous a demandé si vous étiez marié. Vous n’avez qu’à parler, il ne tiendra qu’à vous de l’épouser, si vous voulez. » « Il est vrai, lui répondis-je, que j’ai senti naître de l’amour pour elle, dès le premier moment que je l’ai vue ; mais je n’osois aspirer au bonheur de lui plaire. Je suis tout à elle, et je ne manquerai pas de reconnoître le bon office que vous me rendez. »

» Enfin, j’achevai de peser les pièces d’or ; et pendant que je les remettois dans le sac, l’eunuque se tourna du côté de la dame, et lui dit que j’étois très-content : c’étoit le mot dont ils étoient convenus entr’eux. Aussitôt la dame, qui étoit assise, se leva, et partit en me disant qu’elle m’enverroit l’eunuque, et que je n’aurois qu’à faire ce qu’il me diroit de sa part.

» Je portai à chaque marchand l’argent qui lui étoit dû, et j’attendis impatiemment l’eunuque durant quelques jours. Il arriva enfin.

« Mais, Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, voilà le jour qui paroît. » À ces mots, elle garda le silence. Le lendemain, elle reprit ainsi le fil de son discours :

CXLIVe NUIT.

» Je fis bien des amitiés à l’eunuque, dit le marchand de Bagdad, et je lui demandai des nouvelles de la santé de sa maîtresse. « Vous êtes, me répondit-il, l’amant du monde le plus heureux ; elle est malade d’amour. On ne peut avoir plus d’envie de vous voir qu’elle en a ; et si elle disposoit de ses actions, elle viendroit vous chercher, et passeroit volontiers avec vous tous les momens de sa vie. » « À son air noble et à ses manières honnêtes, lui dis-je, j’ai jugé que c’étoit quelque dame de considération. » « Vous ne vous êtes pas trompé dans ce jugement, répliqua l’eunuque : elle est favorite de Zobéïde, épouse du calife, qui l’aime d’autant plus chèrement, qu’elle l’a élevée dès son enfance, et qu’elle se repose sur elle de toutes les emplettes qu’elle a à faire. Dans le dessein qu’elle a de se marier, elle a déclaré à l’épouse du Commandeur des croyans, qu’elle avoit jeté les yeux sur vous, et lui a demandé son consentement. Zobéïde lui a dit qu’elle y consentoit ; mais qu’elle vouloit vous voir auparavant, afin de juger si elle avoit fait un bon choix, et qu’en ce cas-là, elle feroit les frais de noces. C’est pourquoi, vous voyez que votre bonheur est certain. Si vous avez plu à la favorite, vous ne plairez pas moins à la maîtresse, qui ne cherche qu’à lui faire plaisir, et qui ne voudroit pas contraindre son inclination. Il ne s’agit donc plus que de venir au palais, et c’est pour cela que vous me voyez ici : c’est à vous de prendre votre résolution. » « Elle est toute prise, lui repartis-je, et je suis prêt à vous suivre partout où vous voudrez me conduire. » « Voilà qui est bien, reprit l’eunuque ; mais vous savez que les hommes n’entrent pas dans les appartemens des dames du palais, et qu’on ne peut vous y introduire qu’en prenant des mesures qui demandent un grand secret : la favorite en a pris de justes. De votre côté, faites tout ce qui dépendra de vous ; mais sur-tout soyez discret, car il y va de votre vie. »

» Je l’assurai que je ferois exactement tout ce qui me seroit ordonné. « Il faut donc, me dit-il, que ce soir, à l’entrée de la nuit, vous vous rendiez à la mosquée que Zobéide, épouse du calife, a fait bâtir sur le bord du Tigre, et que là vous attendiez qu’on vous vienne chercher. » Je consentis à tout ce qu’il voulut. J’attendis la fin du jour avec impatience ; et quand elle fut venue, je partis. J’assistai à la prière d’une heure et demie après le soleil couché, dans la mosquée, où je demeurai le dernier.

» Je vis bientôt aborder un bateau dont tous les rameurs étoient eunuques ; ils débarquèrent et apportèrent dans la mosquée plusieurs grands coffres, après quoi ils se retirèrent ; il n’en resta qu’un seul, que je reconnus pour celui qui avoit toujours accompagné la dame, et qui m’avoit parlé le matin. Je vis entrer aussi la dame ; j’allai au-devant d’elle, en lui témoignant que j’étois prêt à exécuter ses ordres. « Nous n’avons pas de temps à perdre, me dit-elle ; en disant cela, elle ouvrit un des coffres, et m’ordonna de me mettre dedans : c’est une chose, ajouta-t-elle, nécessaire pour votre sûreté et pour la mienne. Ne craignez rien, et laissez-moi disposer du reste. » J’en avois trop fait pour reculer ; je fis ce qu’elle desiroit, et aussitôt elle referma le coffre à la clef. Ensuite l’eunuque qui étoit dans sa confidence, appela les autres eunuques qui avoient apporté les coffres, et les fit tous reporter dans le bateau ; puis la dame et son eunuque s’étant rembarqués, on commença à ramer pour me mener à l’appartement de Zobéide.

» Pendant ce temps-là, je faisois de sérieuses réflexions ; et considérant le danger où j’étois, je me repentis de m’y être exposé. Je fis des vœux et des prières qui n’étoient guère de saison.

» Le bateau aborda devant la porte du palais du calife ; on déchargea les coffres, qui furent portés à l’appartement de l’officier des eunuques qui garde la clef de celui des dames, et n’y laisse rien entrer sans l’avoir bien visité auparavant. Cet officier étoit couché ; il fallut l’éveiller et le faire lever.

« Mais, Sire, dit Scheherazade en cet endroit, je vois le jour qui commence à paroître. » Schahriar se leva pour aller tenir son conseil ; et dans la résolution d’entendre le lendemain la suite d’une histoire qu’il avoit écoutée jusque-là avec plaisir.

CXLVe NUIT.

Quelques momens avant le jour, la sultane des Indes s’étant réveillée, poursuivit de cette manière l’histoire du marchand de Bagdad :

» L’officier des eunuques, continua-t-il, fâché de ce qu’on avoit interrompu son sommeil, querella fort la favorite de ce qu’elle revenoit si tard. « Vous n’en serez pas quitte à si bon marché que vous vous l’imaginez, lui dit-il : pas un de ces coffres ne passera que je ne l’aie fait ouvrir, et que je ne l’aie exactement visité. » En même temps, il commanda aux eunuques de les apporter devant lui l’un après l’autre, et de les ouvrir. Ils commencèrent par celui où j’étois enfermé ; ils le prirent et le portèrent. Alors je fus saisi d’une frayeur que je ne puis exprimer : je me crus au dernier moment de ma vie.

» La favorite qui avoit la clef, protesta qu’elle ne la donneroit pas, et ne souffriroit jamais qu’on ouvrît ce coffre-là. « Vous savez bien, dit-elle, que je ne fais rien venir qui ne soit pour le service de Zobéide, votre maîtresse et la mienne. Ce coffre particulièrement est rempli de marchandises précieuses, que des marchands nouvellement arrivés m’ont confiées. Il y a de plus un nombre de bouteilles d’eau de la fontaine de Zemzem[2], envoyées de la Mecque : si quelqu’une venoit à se casser, les marchandises en seroient gâtées, et vous en répondriez ; la femme du Commandeur des croyans sauroit bien se venger de votre insolence. » Enfin elle parla avec tant de fermeté, que l’officier n’eut pas la hardiesse de s’opiniâtrer à vouloir faire la visite, ni du coffre où j’étois, ni des autres, « Passez donc, dit-il en colère, marchez. » On ouvrit l’appartement des dames, et l’on y porta tous les coffres.

» À peine y furent-ils, que j’entendis crier tout-à-coup : « Voilà le calife, voilà le calife. » Ces paroles augmentèrent ma frayeur à un point, que je ne sais comment je n’en mourus pas sur-le-champ : c’étoit effectivement le calife. « Qu’apportez-vous donc dans ces coffres, dit-il à la favorite ? «  « Commandeur des croyans, répondit-elle, ce sont des étoffes nouvellement arrivées, que l’épouse de votre Majesté a souhaité qu’on lui montrât. » « Ouvrez, ouvrez, reprit le calife, je les veux voir aussi. » Elle voulut s’en excuser, en lui représentant que ces étoffes n’étoient propres que pour des dames, et que ce seroit ôter à son épouse le plaisir qu’elle se faisoit de les voir la première. « Ouvrez, vous dis-je, répliqua-t-il, je vous l’ordonne. » Elle lui remontra encore que sa Majesté, en l’obligeant à manquer à sa maîtresse, l’exposoit à sa colère. « Non, non, repartit-il, je vous promets qu’elle ne vous en fera aucun reproche. Ouvrez seulement, et ne me faites pas attendre plus long-temps. »

» Il fallut obéir ; et je sentis alors de si vives alarmes, que j’en frémis encore toutes les fois que j’y pense. Le calife s’assit, et la favorite fit porter devant lui tous les coffres l’un après l’autre, et les ouvrit. Pour tirer les choses en longueur, elle lui faisoit remarquer toutes les beautés de chaque étoffe en particulier. Elle vouloit mettre sa patience à bout ; mais elle n’y réussit pas. Comme elle n’étoit pas moins intéressée que moi à ne pas ouvrir le coffre où j’étois, elle ne s’empressoit point à le faire apporter, et il ne restoit plus que celui-là à visiter : « Achevons, dit le calife, voyons encore ce qu’il y a dans ce coffre. » Je ne puis dire si j’étois vif ou mort en ce moment ; mais je ne croyois pas échapper à un si grand danger…

Scheherazade, à ces derniers mots, vit paroître le jour : elle interrompit sa narration ; mais sur la fin de la nuit suivante elle continua ainsi :

CXLVIe NUIT.

» Lorsque la favorite de Zobéide, poursuivit le marchand de Bagdad, vit que le calife vouloit absolument qu’elle ouvrît le coffre où j’étois : « Pour celui-ci, dit-elle, votre Majesté me fera, s’il lui plaît, la grâce de me dispenser de lui faire voir ce qu’il y a dedans : ce sont des choses que je ne lui puis montrer qu’en présence de son épouse. » « Voilà qui est bien, dit le calife, je suis content, faites emporter vos coffres. » Elle les fit enlever aussitôt et porter dans sa chambre, où je commençai à respirer.

» Dès que les eunuques qui les avoient apportés se furent retirés, elle ouvrît promptement celui où j’étois prisonnier. « Sortez, me dit-elle, en me montrant la porte d’un escalier qui conduisoit à une chambre au-dessus : montez, et allez m’attendre. » Elle n’eut pas fermé la porte sur moi, que le calife entra, et s’assit sur le coffre d’où je venois de sortir. Le motif de cette visite étoit un mouvement de curiosité qui ne me regardoit pas. Ce prince vouloit faire des questions sur ce qu’elle avoit vu ou entendu dans la ville. Ils s’entretinrent tous deux assez long-temps ; après quoi il la quitta enfin, et se retira dans son appartement.

» Lorsqu’elle se vit libre, elle me vint trouver dans la chambre où j’étois monté, et me fit bien des excuses de toutes les alarmes qu’elle m’avoit causées. « Ma peine, me dit-elle, n’a pas été moins grande que la vôtre ; vous n’en devez pas douter, puisque j’ai souffert pour l’amour de vous et pour moi qui courois le même péril. Une autre à ma place n’auroit peut-être pas eu le courage de se tirer si bien d’une occasion si délicate. Il ne falloit pas moins de hardiesse ni de présence d’esprit ; ou plutôt il falloit avoir tout l’amour que j’ai pour vous, pour sortir de cet embarras ; mais rassurez-vous, il n’y a plus rien à craindre. » Après nous être entretenus quelque temps avec beaucoup de tendresse : « Il est temps, me dit-elle, de vous reposer : couchez-vous. Je ne manquerai pas de vous présenter demain à Zobéide ma maîtresse, à quelque heure du jour ; et c’est une chose facile, car le calife ne la voit que la nuit. » Rassuré par ces discours, je dormis assez tranquillement ; ou si mon sommeil fut quelquefois interrompu par des inquiétudes, ce furent des inquiétudes agréables, causées par l’espérance de posséder une dame qui avoit tant d’esprit et de beauté.

» Le lendemain, la favorite de Zobéide, avant que de me faire paroître devant sa maîtresse, m’instruisit de la manière dont je devois soutenir sa présence, me dit à-peu-près les questions que cette princesse me feroit, et me dicta les réponses que j’y devois faire. Après cela, elle me conduisit dans une salle où tout étoit d’une propreté, d’une richesse et d’une magnificence surprenante. Je n’y étois pas entré, que vingt dames esclaves, d’un âge déjà avancé, toutes vêtues d’habits riches et uniformes, sortirent du cabinet de Zobéide, et vinrent se ranger devant un trône en deux files égales, avec une grande modestie. Elles furent suivies de vingt autres dames toutes jeunes, et habillées de la même sorte que les premières, avec cette différence pourtant, que leurs habits avoient quelque chose de plus galant. Zobéide parut au milieu de celles-ci avec un air majestueux, et si chargée de pierreries et de toutes sortes de joyaux, qu’à peine pouvoit-elle marcher. Elle alla s’asseoir sur le trône. J’oubliois de vous dire que sa dame favorite l’accompagnoit, et qu’elle demeura debout à sa droite, pendant que les dames esclaves, un peu plus éloignées, étoient en foule des deux côtés du trône.

» D’abord que la femme du calife fut assise, les esclaves qui étoient entrées les premières, me firent signe d’approcher. Je m’avançai au milieu des deux rangs qu’elles formoient, et me prosternai la tête contre le tapis qui étoit sous les pieds de la princesse. Elle m’ordonna de me relever, et me fit l’honneur de s’informer de mon nom, de ma famille et de l’état de ma fortune, à quoi je satisfis assez à son gré. Je m’en aperçus non-seulement à son air, elle me le fit même connoître par les choses qu’elle eut la bonté de me dire. « J’ai bien de la joie, me dit-elle, que ma fille (c’est ainsi qu’elle appeloit sa dame favorite), car je la regarde comme telle, après le soin que j’ai pris de son éducation, ait fait un choix dont je suis contente ; je l’approuve et je consens que vous vous mariez tous deux. J’ordonnerai moi-même les apprêts de vos noces, mais auparavant, j’ai besoin de ma fille pour dix jours ; pendant ce temps-là, je parlerai au calife et obtiendrai son consentement, et vous demeurerez ici : on aura soin de vous… »

En achevant ces paroles, Scheherazade aperçut le jour et cessa de parler. Le lendemain, elle reprit la parole de cette manière :

CXLVIIe NUIT.

» Je demeurai donc dix jours dans l’appartement des dames du calife, continua le marchand de Bagdad. Durant tout ce temps-là, je fus privé du plaisir de voir la dame favorite ; mais on me traita si bien par son ordre, que j’eus sujet d’ailleurs d’être très-satisfait.

» Zobéide entretint le calife de la résolution qu’elle avoit prise de marier sa favorite ; et ce prince, en lui laissant la liberté de faire là-dessus ce qui lui plairoit, accorda une somme considérable à la favorite pour contribuer de sa part à son établissement. Les dix jours écoulés, Zobéide fit dresser le contrat de mariage qui lui fut apporté en bonne forme. Les préparatifs des noces se firent : on appela les musiciens, les danseurs et les danseuses, et il y eut pendant neuf jours de grandes réjouissances dans le palais. Le dixième jour étant destiné pour la dernière cérémonie du mariage, la dame favorite fut conduite au bain d’un côté, et moi d’un autre ; et sur le soir m’étant mis à table, on me servit toutes sortes de mets et de ragoûts : entr’autres, un ragoût à l’ail, comme celui dont on vient de me forcer de manger. Je le trouvai si bon, que je ne touchai presque point aux autres mets. Mais, pour mon malheur, m’étant levé de table, je me contentai de m’essuyer les mains au lieu de les bien laver ; et c’étoit une négligence qui ne m’étoit jamais arrivée jusqu’alors.

» Comme il étoit nuit, on suppléa à la clarté du jour par une grande illumination dans l’appartement des dames. Les instrumens se firent entendre, on dansa, on fit mille jeux : tout le palais retentissoit de cris de joie. On nous introduisit, ma femme et moi, dans une grande salle, où l’on nous fit asseoir sur deux trônes. Les femmes qui la servoient, lui firent changer plusieurs fois d’habits, et lui peignirent le visage de différentes manières, selon la coutume pratiquée au jour des noces ; et chaque fois qu’on lui changeoit d’habillement, on me la faisoit voir.

« Enfin toutes ces cérémonies finirent, et l’on nous conduisit dans la chambre nuptiale. D’abord qu’on nous y eut laissés seuls, je m’approchai de mon épouse pour l’embrasser ; mais au lieu de répondre à mes transports, elle me repoussa fortement, et se mit à faire des cris épouvantables qui attirèrent bientôt dans la chambre toutes les dames de l’appartement, qui voulurent savoir le sujet de ses cris. Pour moi, saisi d’un long étonnement, j’étois demeuré immobile, sans avoir eu seulement la force de lui en demander la cause. « Notre chère sœur, lui dirent-elles, que vous est-il donc arrivé depuis le peu de temps que nous vous avons quittée ? Apprenez-le-nous, afin que nous vous secourions. » « Ôtez, s’écria-t-elle, ôtez-moi de devant les yeux ce vilain homme que voilà. » « Hé, madame, lui dis-je, en quoi puis-je avoir eu le malheur de mériter votre colère ? » « Vous êtes un vilain, me répondit-elle en furie, vous avez mangé de l’ail, et vous ne vous êtes pas lavé les mains ! Croyez-vous que je veuille souffrir qu’un homme si mal-propre s’approche de moi pour m’empester ? Couchez-le par terre, ajouta-t-elle en s’adressant aux dames, et qu’on m’apporte un nerf de bœuf. » Elles me renversèrent aussitôt, et tandis que les unes me tenoient par les bras et les autres par les pieds, ma femme, qui avoit été servie en diligence, me frappa impitoyablement jusqu’à ce que les forces lui manquèrent. Alors elle dit aux dames : « Prenez-le : qu’on l’envoie au lieutenant de police, et qu’on lui fasse couper la main dont il a mangé du ragoût à l’ail. « « À ces paroles, je m’écriai : « Grand Dieu, je suis rompu et brisé de coups, et pour surcroît d’affliction, on me condamne encore à avoir la main coupée ! Et pourquoi ? Pour avoir mangé d’un ragoût à l’ail, et pour avoir oublié de me laver les mains ! Quelle colère pour un si petit sujet ! Peste soit du ragoût à l’ail ! Maudit soit le cuisinier qui l’a apprêté, et celui qui l’a servi ! »

La sultane Scheherazade remarquant qu’il étoit jour, s’arrêta en cet endroit. Schahriar se leva en riant de toute sa force de la colère de la dame favorite, et fort curieux d’apprendre le dénouement de cette histoire.

CXLVIIIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade, réveillée avant le jour, reprit ainsi le fil de son discours de la nuit précédente :

» Toutes les dames, dit le marchand de Bagdad, qui m’avoient vu recevoir mille coups de nerf de bœuf, eurent pitié de moi, lorsqu’elles entendirent parler de me faire couper la main. « Notre chère sœur et notre bonne dame, dirent-elles à la favorite, vous poussez trop loin votre ressentiment. C’est un homme, à la vérité, qui ne sait pas vivre, qui ignore votre rang et les égards que vous méritez ; mais nous vous supplions de ne pas prendre garde à la faute qu’il a commise, et de la lui pardonner. « « Je ne suis pas satisfaite, reprit-elle, je veux qu’il apprenne à vivre, et qu’il porte des marques si sensibles de sa mal-propreté, qu’il ne s’avisera de sa vie de manger d’un ragoût à l’ail sans se souvenir ensuite de se laver les mains. « Elles ne se rebutèrent pas de son refus ; elles se jetèrent à ses pieds, et lui baisant la main : « Notre bonne dame, lui dirent-elles, au nom de Dieu, modérez votre colère, et accordez-nous la grâce que nous vous demandons. « Elle ne leur répondit rien, mais elle se leva ; et après m’avoir dit mille injures, elle sortit de la chambre. Toutes les dames la suivirent, et me laissèrent seul dans une affliction inconcevable.

» Je demeurai dix jours sans avoir personne qu’une vieille esclave qui venoit m’apporter à manger. Je lui demandai des nouvelles de la dame favorite. « Elle est malade, me dit la vieille esclave, de l’odeur empoisonnée que vous lui avez fait respirer. Pourquoi aussi n’avez-vous pas eu soin de vous laver les mains après avoir mangé de ce maudit ragoût à l’ail ? » « Est-il possible, dis-je alors en moi-même, que la délicatesse de ces dames soit si grande, et qu’elles soient si vindicatives pour une faute si légère ? « J’aimois cependant ma femme, malgré sa cruauté, et je ne laissai pas de la plaindre.

» Un jour l’esclave me dit : « Votre épouse est guérie, elle est allée au bain, et elle m’a dit qu’elle vous viendroit voir demain. Ainsi, ayez encore patience, et tâchez de vous accommoder à son humeur. C’est d’ailleurs une personne très-sage, très-raisonnable et très-chérie de toutes les dames qui sont auprès de Zobéide, notre respectable maîtresse. »

» Véritablement ma femme vint le lendemain, et me dit d’abord : « Il faut que je sois bien bonne de venir vous revoir après l’offense que vous m’avez faite. Mais je ne puis me résoudre à me réconcilier avec vous, que je ne vous aie puni comme vous le méritez, pour ne vous être pas lavé les mains après avoir mangé d’un ragoût à l’ail. » En achevant ces mots, elle appela des dames, qui me couchèrent par terre par son ordre ; et après qu’elles m’eurent lié, elle prit un rasoir, et eut la barbarie de me couper elle-même les quatre pouces. Une des dames appliqua d’une certaine racine pour arrêter le sang ; mais cela n’empêcha pas que je ne m’évanouisse par la quantité que j’en avois perdu, et par le mal que j’avois souffert.

» Je revins de mon évanouissement, et l’on me donna du vin à boire pour me faire reprendre des forces. « Ah, madame, dis-je alors à mon épouse, si jamais il m’arrive de manger d’un ragoût à l’ail, je vous jure qu’au lieu d’une fois, je me laverai les mains six-vingts fois avec du kali, de la cendre de la même plante, et du savon ! » « Hé bien, dit ma femme, à cette condition, je veux bien oublier le passé, et vivre avec vous comme avec mon mari. »

» Voilà, Seigneur, ajouta le marchand de Bagdad en s’adressant à la compagnie, la raison pourquoi vous ayez vu que j’ai refusé de manger du ragoût à l’ail qui étoit devant moi… »

Le jour qui commençoit à paroître, ne permit pas à Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais le lendemain, elle reprit la parole dans ces termes :

CXLIXe NUIT.

Sire, le marchand de Bagdad acheva de raconter ainsi son histoire :

» Les dames n’appliquèrent pas seulement sur mes plaies de la racine que j’ai dite pour étancher le sang, elles y mirent aussi du baume de la Mecque, qu’on ne pouvoit pas soupçonner d’être falsifié, puisqu’elles l’avoient pris dans l’apothicairerie du calife. Par la vertu de ce baume admirable, je fus parfaitement guéri en peu de jours, et nous demeurâmes ensemble, ma femme et moi, dans la même union que si je n’eusse jamais mangé de ragoût à l’ail. Mais comme j’avois toujours joui de ma liberté, je m’ennuyois fort d’être enfermé dans le palais du calife ; néanmoins je n’en voulois rien témoigner à mon épouse, de peur de lui déplaire. Elle s’en aperçut ; elle ne demandoit pas mieux elle-même que d’en sortir. La reconnoissance seule la retenoit auprès de Zobéïde. Mais elle avoit de l’esprit, et elle représenta si bien à sa maîtresse la contrainte où j’étois de ne pas vivre dans la ville avec les gens de ma condition, comme j’avois toujours fait, que cette bonne princesse aima mieux se priver du plaisir d’avoir auprès d’elle sa favorite, que de ne lui pas accorder ce que nous souhaitions tous deux également.

» C’est pourquoi, un mois après notre mariage, je vis paroître mon épouse avec plusieurs eunuques qui portoient chacun un sac d’argent. Quand ils se furent retirés : « Vous ne m’avez rien marqué, dit-elle, de l’ennui que vous cause le séjour de la cour ; mais je m’en suis fort bien aperçue, et j’ai heureusement trouvé moyen de vous rendre content. Zobéïde, ma maîtresse, nous permet de nous retirer du palais, et voilà cinquante mille sequins dont elle nous fait présent pour nous mettre en état de vivre commodément dans la ville. Prenez-en dix mille, et allez nous acheter une maison. »

» J’en eus bientôt trouvé une pour cette somme ; et l’ayant fait meubler magnifiquement, nous y allâmes loger. Nous prîmes un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe, et nous nous donnâmes un fort bel équipage. Enfin, nous commençâmes à mener une vie fort agréable ; mais elle ne fut pas de longue durée. Au bout d’un an, ma femme tomba malade, et mourut en peu de jours.

» J’aurois pu me remarier et continuer de vivre honorablement à Bagdad ; mais l’envie de voir le monde, m’inspira un autre dessein. Je vendis ma maison ; et après avoir acheté plusieurs sortes de marchandises, je me joignis à une caravane, et passai en Perse. De là, je pris la route de Samarcande[3], d’où je suis venu m’établir en cette ville. »

» Voilà, Sire, dit le pourvoyeur qui parloit au sultan de Casgar, l’histoire que raconta hier ce marchand de Bagdad à la compagnie où je me trouvai. « Cette histoire, dit le sultan, a quelque chose d’extraordinaire ; mais elle n’est pas comparable à celle du petit bossu. » Alors le médecin juif s’étant avancé, se prosterna devant le trône de ce prince, et lui dit en se relevant : « Sire, si votre Majesté veut avoir aussi la bonté de m’écouter, je me flatte qu’elle sera satisfaite de l’histoire que j’ai à lui conter. » « Hé bien, parle, lui dit le sultan ; mais si elle n’est pas plus surprenante que celle du bossu, n’espère pas que je te donne la vie… »

La sultane Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’il étoit jour. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :

FIN DU TOME SECOND.

Notes
  1. Plante qui croît au bord de la mer, qu’on recueille, et qu’on brûle verte. Ses cendres sont ce qu’on nomme la Soude. On appelle aussi cette plante Soude.
  2. Cette fontaine est à la Mecque ; et, selon les Mahométans, c’est la source que Dieu fit paroître en faveur d’Agar, après qu’Abraham eut été obligé de la chasser. On boit de son eau par dévotion, et l’on en envoie, en présent, aux princes et aux princesses.
  3. Samarcande, ancienne et grande ville d’Asie, au pays des Usbecks, capitale du royaume du même nom, avec une académie célèbre, et un château où Tamerlan faisoit sa résidence ordinaire. On y fait un grand commerce, sur-tout des fruits exquis qui viennent dans son terrain. Elle est dans une belle situation sur la rivière de Sogde, assez près des frontières de Perse.

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Cet ouvrage a été publié le 25 avril 2024 à 16 h 02 (UTC).

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