LMUN/Tome III

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LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME TROISIÈME.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME TROISIÈME.



CLe NUIT. 
 1
Histoire racontée par le médecin juif 
 2
CLIe NUIT. 
 7
CLIIe NUIT. 
 12
CLIIIe NUIT. 
 17
CLIVe NUIT. 
 22
CLVe NUIT. 
 27
CLVIe NUIT. 
 35
CLVIIe NUIT. 
 39
Histoire que raconta le tailleur 
 45
CLVIIIe NUIT. 
 47
CLIXe NUIT. 
 54
CLXe NUIT. 
 61
CLXIe NUIT. 
 66
CLXIIe NUIT. 
 71
CLXIIIe NUIT. 
 75
CLXIVe NUIT. 
 79
CLXVe NUIT. 
 84
CLXVIe NUIT. 
 93
Histoire du Barbier 
 100
CLXVIIe NUIT. 
 102
Histoire du premier frère du Barbier 
 107
CLXVIIIe NUIT. 
 110
CLXIXe NUIT. 
 116
CLXXe NUIT. 
 120
Histoire du second frère du Barbier 
 122
CLXXIe NUIT. 
 128
CLXXIIe NUIT. 
 135
CLXXIIIe NUIT. 
 139
Histoire du troisième frère du Barbier 
 140
CLXXIVe NUIT. 
 149
Histoire du quatrième frère du Barbier 
 154
CLXXVe NUIT. 
 160
CLXXVIe NUIT. 
 166
Histoire du cinquième frère du Barbier 
 167
CLXXVIIe NUIT. 
 174
CLXXVIIIe NUIT. 
 181
CLXXIXe NUIT. 
 187
CLXXXe NUIT. 
 194
Histoire du sixième frère du Barbier 
 197
CLXXXIe NUIT. 
 204
CLXXXIIe NUIT. 
 212
CLXXXIIIe NUIT. 
 218
CLXXXIVe NUIT. 
 223
CLXXXVe NUIT. 
 228
Histoire d’Aboulhasan Ali Ebn Becar, et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild 
 229
CLXXXVIe NUIT. 
 236
CLXXXVIIe NUIT. 
 246
CLXXXVIIIe NUIT. 
 251
CLXXXIXe NUIT. 
 259
CXCe NUIT. 
 266
CXCIe NUIT. 
 273
CXCIIe NUIT. 
 282
CXCIIIe NUIT. 
 289
CXCIVe NUIT. 
 297
CXCVe NUIT. 
 303
CXCVIe NUIT. 
 309
CXCVIIe NUIT. 
 311
CXCVIIIe NUIT. 
 316
CXCIXe NUIT. 
 324
CCe NUIT. 
 331
CCIe NUIT. 
 338
CCIIe NUIT. 
 344
CCIIIe NUIT. 
 351
CCIVe NUIT. 
 357
CCVe NUIT. 
 367
CCVIe NUIT. 
 377
CCVIIe NUIT. 
 384
CCVIIIe NUIT. 
 393
CCIXe NUIT. 
 402
CCXe NUIT. 
 411
CCXIe NUIT. 
 423
Histoire des amours de Camaralzaman, prince de l’isle des Enfans de Khaledan, et de Badoure, princesse de la Chine 
 424
CCXIIe NUIT. 
 433
CCXIIIe NUIT. 
 438
CCXIVe NUIT. 
 450
CCXVe NUIT. 
 461
CCXVIe NUIT. Suite de l’histoire de Camaralzaman 
 471
CCXVIIe NUIT. 
 481
Suite de l’histoire de la princesse de la Chine 
 488
CCXVIIIe NUIT. 
 492
Histoire de Marzavan, avec la suite de celle de Camaralzaman 
 501
CCXIXe NUIT. 
 504
CCXXe NUIT. 
 515
CCXXIe NUIT. 
 525
CCXXIIe NUIT. 
 535
fin de la table.

CLe NUIT.

Sire, dit Scheherazade, le médecin juif voyant le sultan de Casgar disposé à l’entendre, prit ainsi la parole :

HISTOIRE
RACONTÉE PAR LE MÉDECIN JUIF.


« Sire, pendant que j’étudiois en médecine à Damas, et que je commençois à y exercer ce bel art avec quelque réputation, un esclave me vint chercher pour aller voir un malade chez le gouverneur de la ville. Je m’y rendis, et l’on m’introduisit dans une chambre où je trouvai un jeune homme très-bien fait, fort abattu du mal qu’il souffroit. Je le saluai en m’asseyant près de lui ; il ne répondit point à mon compliment, mais il me fit signe des yeux pour me marquer qu’il m’entendoit, et qu’il me remercioit. « Seigneur, lui dis-je, je vous prie de me donner la main, que je vous tâte le pouls. » Au lieu de tendre la main droite, il me présenta la gauche, de quoi je fus extrêmement surpris. « Voilà, dis-je en moi-même, une grande ignorance, de ne savoir pas que l’on présente la main droite à un médecin, et non pas la gauche. « Je ne laissai pas de lui tâter le pouls ; et après avoir écrit une ordonnance, je me retirai.

» Je continuai mes visites pendant neuf jours ; et toutes les fois que je lui voulus tâter le pouls, il me tendit la main gauche. Le dixième jour, il me parut se bien porter, et je lui dis qu’il n’avoit plus besoin que d’aller au bain. Le gouverneur de Damas qui étoit présent, pour me marquer combien il étoit content de moi, me fit revêtir en sa présence d’une robe très-riche, en me disant qu’il me faisoit médecin de l’hôpital de la ville, et médecin ordinaire de sa maison, où je pouvois aller librement manger à sa table quand il me plairoit.

» Le jeune homme me fit aussi de grandes amitiés, et me pria de l’accompagner au bain. Nous y entrâmes ; et quand ses gens l’eurent déshabillé, je vis que la main droite lui manquoit. Je remarquai même qu’il n’y avoit pas long-temps qu’on la lui avoit coupée : c’étoit aussi la cause de sa maladie que l’on m’avoit cachée ; et tandis qu’on y appliquoit des médicamens propres à le guérir promptement, on m’avoit appelé pour empêcher que la fièvre qui l’avoit pris, n’eût de mauvaises suites. Je fus assez surpris et fort affligé de le voir en cet état ; il le remarqua bien sur mon visage. « Médecin, me dit-il, ne vous étonnez pas de me voir la main coupée ; je vous en dirai quelque jour le sujet, et vous entendrez une histoire des plus surprenantes. »

» Après que nous fûmes sortis du bain, nous nous mîmes à table, nous nous entretînmes ensuite, et il me demanda s’il pouvoit, sans altérer sa santé, s’aller promener hors de la ville, au jardin du gouverneur. Je lui répondis que non-seulement il le pouvoit, mais qu’il lui étoit même très-salutaire de prendre l’air. « Si cela est, répliqua-t-il, et que vous vouliez bien me tenir compagnie, je vous conterai là mon histoire. » Je repartis que j’étois tout à lui le reste de la journée. Aussitôt il commanda à ses gens d’apporter de quoi faire la collation ; puis nous parûmes et nous nous rendîmes au jardin du gouverneur. Nous y fîmes deux ou trois tours de promenade ; et après nous être assis sur un tapis que ses gens étendirent sous un arbre qui faisoit un bel ombrage, le jeune homme me fit de cette sorte le récit de son histoire :

« Je suis né à Moussoul, et ma famille est une des plus considérables de la ville. Mon père étoit l’aîné de dix enfans que mon aïeul laissa en mourant, tous en vie et mariés. Mais de ce grand nombre de frères, mon père fut le seul qui eut des enfans, encore n’eut-il que moi. Il prit un très-grand soin de mon éducation, et me fit apprendre tout ce qu’un enfant de ma condition ne devoit pas ignorer…

« Mais, Sire, dit Scheherazade en s’arrêtant en cet endroit, l’aurore qui paroît, m’impose silence. » À ces mots, elle se tut, et le sultan se leva.

CLIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade reprit la suite de son discours de la nuit précédente. Le médecin juif, dit-elle, continuant de parler au sultan de Gasgar :

» Le jeune homme de Moussoul, ajouta-t-il, poursuivit ainsi son histoire :

» J’étois déjà grand, et je commençois à fréquenter le monde, lorsqu’un vendredi je me trouvai à la prière de midi avec mon père et mes oncles, dans la grande mosquée de Moussoul. Après la prière, tout le monde se retira, hors mon père et mes oncles, qui s’assirent sur le tapis qui régnoit par toute la mosquée. Je m’assis aussi avec eux ; et s’entretenant de plusieurs choses, la conversation tomba insensiblement sur les voyages. Ils vantèrent les beautés et les singularités de quelques royaumes et de leurs villes principales ; mais un de mes oncles dit, que si l’on en vouloit croire le rapport uniforme d’une infinité de voyageurs, il n’y avoit pas au monde un plus beau pays que l’Égypte, et un plus beau fleuve que le Nil ; et ce qu’il en raconta, m’en donna une si grande idée, que dès ce moment je conçus le désir d’y voyager. Ce que mes autres oncles purent dire pour donner la préférence à Bagdad et au Tigre, en appelant Bagdad le véritable séjour de la religion musulmane et la métropole de toutes les villes de la terre, ne fit pas la même impression sur moi. Mon père appuya le sentiment de celui de ses frères qui avoit parlé en faveur de l’Égypte, ce qui me causa beaucoup de joie. « Quoi qu’on en veuille dire, s’écria-t-il, qui n’a pas vu l’Égypte, n’a pas vu ce qu’il y a de plus singulier au monde. La terre y est toute d’or, c’est-à-dire, si fertile, qu’elle enrichit ses habitans. Toutes les femmes y charment, ou par leur beauté, ou par leurs manières agréables. Si vous me parlez du Nil, y a-t-il un fleuve plus admirable ? Quelle eau fut jamais plus légère et plus délicieuse ? Le limon même qu’il entraîne avec lui dans son débordement, n’engraisse-t-il pas les campagnes, qui produisent sans travail mille fois plus que les autres terres avec toute la peine que l’on prend à les cultiver ? Écoutez ce qu’un poète, obligé d’abandonner l’Égypte, disoit aux Égyptiens :

« Votre Nil vous comble tous les jours de biens ; c’est pour vous uniquement qu’il vient de si loin. Hélas, en m’éloignant de vous, mes larmes vont couler aussi abondamment que ses eaux ! Vous allez continuer de jouir de ses douceurs, tandis que je suis condamné à m’en priver malgré moi. »

« Si vous regardez, ajouta mon père, du côté de l’isle que forment les deux branches du Nil les plus grandes, quelle variété de verdure, quel émail de toutes sortes de fleurs, quelle quantité prodigieuse de villes, de bourgades, de canaux et de mille autres objets agréables ! Si vous tournez les yeux de l’autre côté en remontant vers l’Éthiopie, combien d’autres sujets d’admiration ! Je ne puis mieux comparer la verdure de tant de campagnes arrosées par les différens canaux du Nil, qu’à des émeraudes brillantes enchâssées dans de l’argent. N’est-ce pas la ville de l’univers la plus vaste, la plus peuplée et la plus riche, que le grand Caire ? Que d’édifices magnifiques, tant publics que particuliers ! Si vous allez jusqu’aux Pyramides, vous serez saisis d’étonnement ; vous demeurerez immobiles à l’aspect de ces masses de pierres d’une grosseur énorme qui s’élèvent jusqu’aux cieux ! Vous serez obligés d’avouer qu’il faut que les Pharaons qui ont employé à les construire tant de richesses et tant d’hommes, aient surpassé tous les monarques qui sont venus après eux, non-seulement en Égypte, mais sur la terre même, en magnificence et en invention, pour avoir laissé des monumens si dignes de leur mémoire. Ces monumens si anciens, que les savans ne sauroient convenir entr’eux du temps qu’on les a élevés, subsistent encore aujourd’hui et dureront autant que les siècles. Je passe sous silence les villes maritimes du royaume d’Égypte, comme Damiette, Rosette, Alexandrie, où je ne sais combien de nations vont chercher mille sortes de grains et de toiles, et mille autres choses pour la commodité et les délices des hommes. Je vous en parle avec connoissance : j’y ai passé quelques années de ma jeunesse, que je compterai tant que je vivrai pour les plus agréables de toute ma vie. »

Scheherazade parloit ainsi lorsque la lumière du jour qui commençait à naître, vint frapper ses yeux : elle demeura aussitôt dans le silence ; mais sur la fin de la nuit suivante, elle reprit le fil de son discours de cette sorte :



CLIIe NUIT.

» Mes oncles n’eurent rien à répliquer à mon père, poursuivit le jeune homme de Moussoul, et demeurèrent d’accord de tout ce qu’il venoit de dire du Nil, du Caire et de tout le royaume d’Égypte. Pour moi, j’en eus l’imagination si remplie, que je n’en dormis pas de la nuit. Peu de temps après, mes oncles firent bien connoître eux-mêmes combien ils avoient été frappés du discours de mon père. Ils lui proposèrent de faire tous ensemble le voyage d’Égypte : il accepta la proposition ; et comme ils étoient de riches marchands, ils résolurent de porter avec eux des marchandises qu’ils y pussent débiter. J’appris qu’ils faisoient les préparatifs de leur départ : j’allai trouver mon père ; je le suppliai, les larmes aux yeux, de me permettre de l’accompagner et de m’accorder un fonds de marchandises pour en faire le débit moi-même. « Vous êtes encore trop jeune, me dit-il, pour entreprendre le voyage d’Égypte : la fatigue en est trop grande ; et de plus, je suis persuadé que vous vous y perdriez. » Ces paroles ne m’ôtèrent pas l’envie de voyager ; j’employai le crédit de mes oncles auprès de mon père : ils obtinrent enfin que j’irois seulement jusqu’à Damas, où ils me laisseroient pendant qu’ils continueroient leur voyage jusqu’en Égypte. « La ville de Damas, dit mon père, a aussi ses beautés, et il faut qu’il se contente de la permission que je lui donne d’aller jusque-là. » Quelque désir que j’eusse de voir l’Égypte, après ce que je lui en avois ouï dire, il étoit mon père, je me soumis à sa volonté.

» Je partis donc de Moussoul avec mes oncles et lui. Nous traversâmes la Mésopotamie ; nous passâmes l’Euphrate ; nous arrivâmes à Alep, où nous séjournâmes peu de jours ; et de là nous nous rendîmes à Damas, dont l’abord me surprit très-agréablement. Nous logeâmes tous dans un même khan. Je vis une ville grande, peuplée, remplie de beau monde et très-bien fortifiée. Nous employâmes quelques jours à nous promener dans tous ces jardins délicieux qui sont aux environs, comme nous le pouvons voir d’ici ; et nous convînmes que l’on avoit raison de dire, que Damas étoit au milieu d’un paradis. Mes oncles enfin songèrent à continuer leur route ; ils prirent soin auparavant de vendre mes marchandises ; ce qu’ils firent si avantageusement pour moi, que j’y gagnai cinq cent pour cent, Cette vente produisit une somme considérable, dont je fus ravi de me voir possesseur.

» Mon père et mes oncles me laissèrent donc à Damas, et poursuivirent leur voyage. Après leur départ, j’eus une grande attention à ne pas dépenser mon argent inutilement. Je louai néanmoins une maison magnifique : elle étoit toute de marbre, ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur ; elle avoit un jardin où l’on voyoit de très-beaux jets d’eau. Je la meublai, non pas à la vérité aussi richement que la magnificence du lieu le demandoit, mais du moins assez proprement pour un jeune homme de ma condition. Elle avoit autrefois appartenu à un des pricipaux seigneurs de la ville, nommé Modoun Abdalraham, et elle appartenoit alors à un riche marchand joaillier, à qui je n’en payois que deux scherifs[1] par mois. J’avois un assez grand nombre de domestiques ; je vivois honorablement, je donnois quelquefois à manger aux gens avec qui j’avois fait connoissance, et quelquefois j’allois manger chez eux : c’est ainsi que je passois le temps à Damas en attendant le retour de mon père. Aucune passion ne troubloit mon repos ; et le commerce des honnêtes gens faisoit mon unique occupation.

» Un jour que j’étois assis à la porte de ma maison, et que je prenois le frais, une dame fort proprement habillée, et qui paroissoit fort bien faite, vint à moi, et me demanda si je ne vendois pas des étoffes ? En disant cela, elle entra dans le logis…

En cet endroit, Scheherazade voyant qu’il étoit jour, se tut ; et la nuit suivante, elle reprit la parole dans ces termes :

CLIIIe NUIT.

» Quand je vis, dit le jeune homme de Moussoul, que la dame étoit entrée dans ma maison, je me levai, je fermai la porte, et je la fis entrer dans une salle où je la priai de s’asseoir. « Madame, lui dis-je, j’ai eu des étoffes qui étoient dignes de vous être montrées ; mais je n’en ai plus présentement, et j’en suis très-fâché. » Elle ôta le voile qui lui couvroit le visage, et fit briller à mes yeux une beauté dont la vue me fit sentir des mouvemens que je n’avois point encore sentis. « Je n’ai pas besoin d’étoffes, me répondit-elle, je viens seulement pour vous voir et passer la soirée avec vous, si vous l’avez pour agréable : je ne vous demande qu’une légère collation. »

» Ravi d’une si bonne fortune, je donnai ordre à mes gens de nous apporter plusieurs sortes de fruits et des bouteilles de vin. Nous fûmes servis promptement, nous mangeâmes, nous bûmes, nous nous réjouîmes jusqu’à minuit ; enfin, je n’avois point encore passé de nuit si agréablement que je passai celle-là. Le lendemain matin, je voulus mettre dix scherifs dans la main de la dame ; mais elle la retira brusquement. « Je ne suis pas venue vous voir dans un esprit d’intérêt, et vous me faites une injure. Bien loin de recevoir de l’argent de vous, je veux que vous en receviez de moi, autrement je ne vous reverrai plus. » En même temps elle tira dix scherifs de sa bourse, et me força de les prendre. « Attendez-moi dans trois jours, me dit-elle, après le coucher du soleil. » À ces mots, elle prit congé de moi ; et je sentis qu’en partant, elle emportoit mon cœur avec elle.

» Au bout de trois jours, elle ne manqua pas de venir à l’heure marquée, et je ne manquai pas de la recevoir avec toute la joie d’un homme qui l’attendoit impatiemment. Nous passâmes la soirée et la nuit comme la première fois ; et le lendemain en me quittant, elle promit de me revenir voir encore dans trois jours ; mais elle ne voulut point partir que je n’eusse reçu dix nouveaux scherifs.

« Étant revenue pour la troisième fois, et lorsque le vin nous eut échauffés tous deux, elle me dit : « Mon cher cœur, que pensez-vous de moi, ne suis-je pas belle et amusante ? » « Madame, lui répondis-je, cette question, ce me semble, est assez inutile : toutes les marques d’amour que je vous donne, doivent vous persuader que je vous aime. Je suis charmé de vous voir et de vous posséder ! Vous êtes ma reine, ma sultane ! Vous faites tout le bonheur de ma vie ! » « Ah, je suis assurée, me dit-elle, que vous cesseriez de tenir ce langage, si vous aviez vu une dame de mes amies qui est plus jeune et plus belle que moi ! Elle a l’humeur si enjouée, qu’elle feroit rire les gens les plus mélancoliques. Il faut que je vous l’amène ici. Je lui ai parlé de vous ; et sur ce que je lui en ai dit, elle meurt d’envie de vous voir. Elle m’a priée de lui procurer ce plaisir ; mais je n’ai pas osé la satisfaire sans vous en avoir parlé auparavant. » « Madame, repris-je, vous ferez ce qu’il vous plaira ; mais quelque chose que vous me puissiez dire de votre amie, je défie tous ses attraits de vous ravir mon cœur, qui est si fortement attaché à vous, que rien n’est capable de l’en détacher. » « Prenez-j bien garde, répliqua-t-elle ; je vous avertis que je vais mettre votre amour à une étrange épreuve. »

» Nous en demeurâmes là, et le lendemain en me quittant, au lieu de dix scherifs, elle m’en donna quinze que je fus obligé d’accepter. « Souvenez-vous, me dit-elle, que vous aurez dans deux jours une nouvelle hôtesse, songez à la bien recevoir ; nous viendrons à l’heure accoutumée, après le coucher du soleil. » Je fis orner la salle, et préparer une belle collation pour le jour qu’elles devoient venir…

Scheherazade s’interrompit en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il étoit jour. La nuit suivante elle reprit la parole dans ces termes :

CLIVe NUIT.

Sire, le jeune homme de Moussoul continuant de raconter son histoire au médecin juif :

» J’attendis, dit-il, les deux dames avec impatience, et elles arrivèrent enfin à l’entrée de la nuit. Elles se dévoilèrent l’une et l’autre ; et si j’avois été surpris de la beauté de la première, j’eus sujet de l’être bien davantage lorsque je vis son amie. Elle avoit des traits réguliers, un visage parfait, un teint vif, et des yeux si brillans, que j’en pouvois à peine soutenir l’éclat. Je la remerciai de l’honneur qu’elle me faisoit, et la suppliai de m’excuser si je ne la recevois pas comme elle le méritoit. « Laissons-là les complimens, me dit-elle, ce seroit à moi à vous en faire sur ce que vous avez permis que mon amie m’amenât ici ; mais puisque vous voulez bien me souffrir, quittons les cérémonies, et ne songeons qu’à nous réjouir. »

» Comme j’avois donné ordre qu’on nous servît la collation d’abord que les dames seroient arrivées, nous nous mîmes bientôt à table. J’étois vis-à-vis de la nouvelle venue, qui ne cessoit de me regarder en souriant. Je ne pus résister à ses regards vainqueurs, et elle se rendit maîtresse de mon cœur sans que je pusse m’en défendre. Mais elle prit aussi de l’amour en m’en inspirant ; et loin de se contraindre, elle me dit des choses assez vives.

» L’autre dame, qui nous observoit, n’en fit d’abord que rire. « Je vous l’avois bien dit, s’écria-t-elle en m’adressant la parole, que vous trouveriez mon amie charmante, et je m’aperçois que vous avez déjà violé le serment que vous m’avez fait de m’être fidèle. » « Madame, lui répondis-je en riant aussi comme elle, vous auriez sujet de vous plaindre de moi si je manquois de civilité pour une dame que vous m’avez amenée et que vous chérissez ; vous pourriez me reprocher l’une et l’autre que je ne saurois pas faire les honneurs de ma maison. »

» Nous continuâmes de boire ; mais à mesure que le vin nous échauffoit, la nouvelle dame et moi nous nous agacions avec si peu de retenue, que son amie en conçut une jalousie violente dont elle nous donna bientôt une marque bien funeste. Elle se leva, et sortit en nous disant qu’elle alloit revenir ; mais peu de momens après, la dame qui étoit restée avec moi, changea de visage ; il lui prit de grandes convulsions ; et enfin elle rendit l’ame entre mes bras, tandis que j’appelois du monde pour m’aider à la secourir. Je sortis aussitôt, je demandois l’autre dame ; mes gens me dirent qu’elle avoit ouvert la porte de la rue, et qu’elle s’en étoit allée. Je soupçonnai alors, et rien n’étoit plus véritable, que c’étoit elle qui avoit causé la mort de son amie. Effectivement, elle avoit eu l’adresse et la malice de mettre d’un poison très-violent dans la dernière tasse qu’elle lui avoit présentée elle-même.

» Je fus vivement affligé de cet accident. « Que ferai-je, dis-je alors en moi-même ? Que vais-je devenir ? » Comme je crus qu’il n’y avoit pas de temps à perdre, je fis lever par mes gens, à la clarté de la lune et sans bruit, une des grandes pièces de marbre dont la cour de ma maison étoit pavée, et fis creuser en diligence une fosse où ils enterrèrent le corps de la jeune dame. Après qu’on eut remis la pièce de marbre, je pris un habit de voyage avec tout ce que j’avois d’argent, et je fermai tout, jusqu’à la porte de ma maison, que je scellai et cachetai de mon sceau. J’allai trouver le marchand joaillier qui en étoit le propriétaire ; je lui payai ce que je lui devois de loyer, avec une année d’avance ; et lui donnant la clef, je le priai de me la garder : « Une affaire pressante, lui dis-je, m’oblige à m’absenter pour quelque temps ; il faut que j’aille trouver mes oncles au Caire. » Enfin je pris congé de lui ; et dans le moment, je montai à cheval, et partis avec mes gens qui m’attendoient…

Le jour qui commençoit à paroître, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. La nuit suivante, elle reprit son discours de cette sorte :

CLVe NUIT.

» Mon voyage fut heureux, poursuivit le jeune homme de Moussoul ; j’arrivai au Caire sans avoir fait aucune mauvaise rencontre. J’y trouvai mes oncles, qui furent fort étonnés de me voir. Je leur dis pour excuse, que je m’étois ennuyé de les attendre, et que ne recevant d’eux aucunes nouvelles, mon inquiétude m’avoit fait entreprendre ce voyage. Ils me reçurent fort bien, et promirent de faire en sorte que mon père ne me sût pas mauvais gré d’avoir quitté Damas sans sa permission. Je logeai avec eux dans le même khan, et vis tout ce qu’il y avoit de beau à voir au Caire.

« Comme ils avoient achevé de vendre leurs marchandises, ils parloient de s’en retourner à Moussoul, et ils commençoient déjà à faire les préparatifs de leur départ ; mais n’ayant pas vu tout ce que j’avois envie de voir en Égypte, je quittai mes oncles, et allai me loger dans un quartier fort éloigné de leur khan, et je ne parus point qu’ils ne fussent parti. Ils me cherchèrent long-temps par toute la ville ; mais ne me trouvant point, ils jugèrent que le remords d’être venu en Égypte contre la volonté de mon père, m’avoit obligé de retourner à Damas sans leur en rien dire, et ils partirent dans l’espérance de m’y rencontrer, et de me prendre en passant.

» Je restai donc au Caire après leur départ, et j’y demeurai trois ans pour satisfaire pleinement la curiosité que j’avois de voir toutes les merveilles de l’Égypte. Pendant ce temps-là, j’eus soin d’envoyer de l’argent au marchand joaillier, en lui mandant de me conserver sa maison ; car j’avois dessein de retourner à Damas, et de m’y arrêter encore quelques années. Il ne m’arriva point d’aventure au Caire qui mérite de vous être racontée ; mais vous allez, sans doute, être fort surpris de celle que j’éprouvai quand je fus de retour à Damas.

» En arrivant en cette ville, j’allai descendre chez le marchand joaillier, qui me reçut avec joie, et qui voulut m’accompagner lui-même jusque dans ma maison, pour me faire voir que personne n’y étoit entré pendant mon absence. En effet, le sceau étoit encore en son entier sur la serrure. J’entrai, et trouvai toutes choses dans le même état où je les avois laissées.

» En nettoyant et en balayant la salle où j’avois mangé avec les dames, un de mes gens trouva un collier d’or en forme de chaîne, où il y avoit d’espace en espace dix perles très-grosses et très-parfaites ; il me l’apporta, et je le reconnus pour celui que j’avois vu au col de la jeune dame qui avoit été empoisonnée. Je compris qu’il s’étoit détaché, et qu’il étoit tombé sans que je m’en fusse aperçu. Je ne pus le regarder sans verser des larmes, en me souvenant d’une personne si aimable, et que j’avois vue mourir d’une manière si funeste. Je l’enveloppai et le mis précieusement dans mon sein.

» Je passai quelques jours à me remettre de la fatigue de mon voyage ; après quoi, je commençai à voir les gens avec qui j’avois fait autrefois connoissance. Je m’abandonnai à toutes sortes de plaisirs, et insensiblement je dépensai tout mon argent. Dans cette situation, au lieu de vendre mes meubles, je résolus de me défaire du collier ; mais je me connoissois si peu en perles, que je m’y pris fort mal, comme vous l’allez entendre.

» Je me rendis au bezestein, où tirant à part un crieur, et lui montrant le collier, je lui dis que je le voulois vendre, et que je le priois de le faire voir aux principaux joailliers. Le crieur fut surpris de voir ce bijou. « Ah, la belle chose, s’écria-t-il, après l’avoir regardé long-temps avec admiration ! Jamais nos marchands n’ont rien vu de si riche ! Je vais leur faire un grand plaisir ; et vous ne devez pas douter qu’ils ne le mettent à un haut prix à l’envi l’un de l’autre. » Il me mena à une boutique, et il se trouva que c’étoit celle du propriétaire de ma maison. « Attendez-moi ici, me dit le crieur, je reviendrai bientôt vous apporter la réponse. »

« Tandis qu’avec beaucoup de secret il alla de marchand en marchand montrer le collier, je m’assis près du joaillier, qui fut bien aise de me voir, et nous commençâmes à nous entretenir de choses indifférentes. Le crieur revint ; et me prenant en particulier, au lieu de me dire qu’on estimoit le collier pour le moins deux mille scherifs, il m’assura qu’on n’en vouloit donner que cinquante. « C’est qu’on m’a dit, ajouta-t-il, que les perles étoient fausses : voyez si vous voulez le donner à ce prix-là. » Comme je le crus sur sa parole, et que j’avois besoin d’argent. « Allez, lui dis-je, je m’en rapporte à ce que vous me dites, et à ceux qui s’y connoissent mieux que moi : livrez-le, et m’en apportez l’argent tout-à-l’heure. »

» Le crieur m’étoit venu offrir cinquante scherifs de la part du plus riche joaillier du bezestein, qui n’avoit fait cette offre que pour me sonder et savoir si je connoissois bien la valeur de ce que je mettois en vente. Ainsi, il n’eut pas plutôt appris ma réponse, qu’il mena le crieur avec lui chez le lieutenant de police, à qui montrant le collier : « Seigneur, dit-il, voilà un collier qu’on m’a volé ; et le voleur, déguisé en marchand, a eu la hardiesse de venir l’exposer en vente, et il est actuellement dans le bezestein. Il se contente, poursuivit-il, de cinquante scherifs pour un joyau qui en vaut deux mille : rien ne sauroit mieux prouver que c’est un voleur. »

» Le lieutenant de police m’envoya arrêter sur-le-champ ; et lorsque je fus devant lui, il me demanda si le collier qu’il tenoit à la main n’étoit pas celui que je venois de mettre en vente au bezestein ? Je lui répondis qu’oui. « Et est-il vrai, reprit-il, que vous le voulez livrer pour cinquante scherifs ? » J’en demeurai d’accord. « Hé bien, dit-il alors d’un ton moqueur, qu’on lui donne la bastonnade : il nous dira bientôt avec son bel habit de marchand, qu’il n’est qu’un franc voleur ; qu’on le batte jusqu’à ce qu’il l’avoue. » La violence des coups de bâton me fit faire un mensonge : je confessai, contre la vérité, que j’avois volé le collier ; et aussitôt le lieutenant de police me fit couper la main.

» Cela causa un grand bruit dans le bezestein, et je fus à peine de retour chez moi, que je vis arriver le propriétaire de la maison. « Mon fils, me dit-il, vous paroissez un jeune homme si sage et si bien élevé, comment est-il possible que vous ayez commis une action aussi indigne que celle dont je viens d’entendre parler ? Vous m’avez instruit vous-même de votre bien, et je ne doute pas qu’il ne soit tel que vous me l’avez dit. Que ne m’avez-vous demandé de l’argent ? Je vous en aurois prêté ; mais après ce qui vient d’arriver, je ne puis souffrir que vous logiez plus long-temps dans ma maison : prenez votre parti ; allez chercher un autre logement. » Je fus extrêmement mortifié de ces paroles ; je priai le joaillier, les larmes aux yeux, de me permettre de rester encore trois jours dans sa maison ; ce qu’il m’accorda.

« Hélas, m’écriai-je, quel malheur et quel affront ! Oserai-je retourner à Moussoul ? Tout ce que je pourrai dire à mon père, sera-t-il capable de lui persuader que je suis innocent ? »

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. Le lendemain, elle continua cette histoire dans ces termes :

CLVIe NUIT.

» Trois jours après que ce malheur me fut arrivé, dit le jeune homme de Moussoul, je vis avec étonnement entrer chez moi une troupe de gens du lieutenant de police avec le propriétaire de ma maison, et le marchand qui m’avoit accusé faussement de lui avoir volé le collier de perles. Je leur demandai ce qui les amenoit ; mais au lieu de me répondre, ils me lièrent et me garrottèrent en m’accablant d’injures, en me disant que le collier appartenoit au gouverneur de Damas, qui l’avoit perdu depuis plus de trois ans, et qu’en même temps une de ses filles avoit disparu. Jugez de l’état où je me trouvai en apprenant cette nouvelle ! Je pris néanmoins ma résolution. « Je dirai la vérité au gouverneur, disois-je en moi-même, ce sera à lui de me pardonner ou de me faire mourir. »

» Lorsqu’on m’eut conduit devant lui, je remarquai qu’il me regarda d’un œil de compassion, et j’en tirai un bon augure. Il me fit délier ; et puis s’adressant au marchand joaillier, mon accusateur, et au propriétaire de ma maison : « Est-ce là, leur dit-il, l’homme qui a exposé en vente le collier de perles ? « Ils ne lui eurent pas plutôt répondu qu’oui, qu’il dit : « Je suis assuré qu’il n’a pas volé le collier, et je suis fort étonné qu’on lui ait fait une si grande injustice. » Rassuré par ces paroles : « Seigneur, m’écriai-je, je vous jure que je suis en effet très-innocent. Je suis persuadé même que le collier n’a jamais appartenu à mon accusateur, que je n’ai jamais vu, et dont l’horrible perfidie est cause qu’on m’a traité si indignement. Il est vrai que j’ai confessé que j’avois fait le vol ; mais j’ai fait cet aveu contre ma conscience, pressé par les tourmens, et pour une raison que je suis prêt à vous dire, si vous avez la bonté de vouloir m’écouter. » « J’en sais déjà assez, répliqua le gouverneur, pour vous rendre tout-à-l’heure une partie de la justice qui vous est due. Qu’on ôte d’ici, continua-t-il, le faux accusateur, et qu’il souffre le même supplice qu’il a fait souffrir à ce jeune homme, dont l’innocence m’est connue. »

» On exécuta sur-le-champ l’ordre du gouverneur. Le marchand joaillier fut emmené et puni comme il le méritoit. Après cela, le gouverneur ayant fait sortir tout le monde, me dit : « Mon fils, racontez-moi sans crainte de quelle manière ce collier est tombé entre vos mains, et ne me déguisez rien. » Alors je lui découvris tout ce qui s’étoit passé, et lui avouai que j’avois mieux aimé passer pour un voleur, que de révéler cette tragique aventure. « Grand Dieu, s’écria le gouverneur dès que j’eus achevé de parler, vos jugemens sont incompréhensibles, et nous devons nous y soumettre sans murmurer ! Je reçois avec une soumission entière le coup dont il vous a plu de me frapper. » Ensuite m’adressant la parole : « Mon fils, me dit-il, après avoir écouté la cause de votre disgrâce, dont je suis très-affligé, je veux vous faire aussi le récit de la mienne. Apprenez que je suis père de ces deux dames dont vous venez de m’entretenir… »

En achevant ces derniers mots, Scheherazade vit paroître le jour ; elle interrompit sa narration, et sur la fin de la nuit suivante, elle continua de cette manière :

CLVIIe NUIT.

Sire, dit-elle, voici le discours que le gouverneur de Damas tint au jeune homme de Moussoul : « Mon fils, dit-il, sachez donc que la première dame qui a eu l’effronterie de vous aller chercher jusque chez vous, étoit l’aînée de toutes mes filles. Je l’avois mariée au Caire à un de ses cousins, au fils de mon frère. Son mari mourut ; elle revint chez moi corrompue par mille méchancetés qu’elle avoit apprises en Égypte. Avant son arrivée, sa cadette, qui est morte d’une manière si déplorable entre vos bras, étoit fort sage, et ne m’avoit jamais donné aucun sujet de me plaindre de ses mœurs. Son aînée fit avec elle une liaison étroite, et la rendit insensiblement aussi méchante qu’elle. Le jour qui suivit la mort de sa cadette, comme je ne la vis pas en me mettant à table, j’en demandai des nouvelles à son aînée qui étoit revenue au logis ; mais au lieu de me répondre, elle se mit à pleurer si amèrement, que j’en conçus un présage funeste. Je la pressai de m’instruire de ce que je voulois savoir. « Mon père, me répondit-elle en sanglotant, je ne puis vous dire autre chose, sinon que ma sœur prit hier son plus bel habit, son beau collier de perles, sortit, et n’a point paru depuis. » Je fis chercher ma fille par toute la ville, mais je ne pus rien apprendre de son malheureux destin. Cependant l’aînée qui se repentoit sans doute de sa fureur jalouse, ne cessa de s’affliger et de pleurer la mort de sa sœur : elle se priva même de toute nourriture, et mit fin par-là à ses déplorables jours. Voilà, continua le gouverneur, quelle est la condition des hommes ; tels sont les malheurs auxquels ils sont exposés ! Mais, mon fils, ajouta-t-il, comme nous sommes tous deux également infortunés, unissons nos déplaisirs, ne nous abandonnons point l’un l’autre. Je vous donne en mariage une troisième fille que j’ai : elle est plus jeune que ses sœurs, et ne leur ressemble nullement par sa conduite. Elle a même plus de beauté qu’elles n’en ont eue ; et je puis vous assurer qu’elle est d’une humeur propre à vous rendre heureux. Vous n’aurez pas d’autre maison que la mienne, et après ma mort, vous serez vous et elle mes seuls héritiers. »

« Seigneur, lui dis-je, je suis confus de toutes vos bontés, et je ne pourrai jamais vous en marquer assez de reconnoissance. » « Brisons là, interrompit-il, ne consumons pas le temps en vains discours. » En disant cela, il fit appeler des témoins ; ensuite j’épousai sa fille sans cérémonie.

» Il ne se contenta pas d’avoir fait punir le marchand joaillier qui m’avoit faussement accusé, il fit confisquer à mon profit tous ses biens, qui sont très-considérables. Enfin, depuis que vous venez chez le gouverneur, vous avez pu voir en quelle considération je suis auprès de lui. Je vous dirai de plus qu’un homme envoyé par mes oncles en Égypte exprès pour m’y chercher, ayant en passant découvert que j’étois en cette ville, me rendit hier une lettre de leur part. Ils me mandent la mort de mon père, et m’invitent à aller recueillir sa succession à Moussoul ; mais comme l’alliance et l’amitié du gouverneur m’attachent à lui, et ne me permettent pas de m’en éloigner, j’ai renvoyé l’exprès avec une procuration pour me faire tenir tout ce qui m’appartient. Après ce que vous venez d’entendre, j’espère que vous me pardonnerez l’incivilité que je vous ai faite durant le cours de ma maladie, en vous présentant la main gauche au lieu de la droite. »

» Voilà, dit le médecin juif au sultan de Casgar, ce que me raconta le jeune homme de Moussoul. Je demeurai à Damas tant que le gouverneur vécut ; après sa mort, comme j’étois à la fleur de mon âge, j’eus la curiosité de voyager. Je parcourus toute la Perse, et allai dans les Indes ; et enfin je suis venu m’établir dans votre capitale, où j’exerce avec honneur la profession de médecin. »

Le sultan de Casgar trouva cette dernière histoire assez agréable. « J’avoue, dit-il au Juif, que ce que tu viens de raconter est extraordinaire ; mais franchement, l’histoire du bossu l’est encore davantage et bien plus réjouissante ; ainsi, n’espère pas que je te donne la vie non plus qu’aux autres ; je vais vous faire pendre tous quatre. » « Attendez de grâce, Sire, s’écria le tailleur en s’avançant et se prosternant aux pieds du sultan : puisque votre Majesté aime les histoires plaisantes, celle que j’ai à lui conter, ne lui déplaira pas. » « Je veux bien t’écouter aussi, lui dit le sultan ; mais ne te flatte pas que je te laisse vivre, à moins que tu ne me dises quelqu’aventure plus divertissante que celle du bossu. » Alors le tailleur, comme s’il eût été sûr de son fait, prit la parole avec confiance, et commença son récit dans ces termes :


Notes
  1. Un scherif est la même chose qu’un sequin. Ce mot est dans nos anciens auteurs.

HISTOIRE
QUE RACONTA LE TAILLEUR.


« Sire, un bourgeois de cette ville me fit l’honneur, il y a deux jours, de m’inviter à un festin qu’il donnoit hier matin à ses amis : je me rendis chez lui de très-bonne heure, et j’y trouvai environ vingt personnes.

» Nous n’attendions plus que le maître de la maison qui étoit sorti pour quelqu’affaire, lorsque nous le vîmes arriver accompagné d’un jeune étranger très-proprement habillé, fort bien fait, mais boiteux. Nous nous levâmes tous ; et pour faire honneur au maître du logis, nous priâmes le jeune homme de s’asseoir avec nous sur le sofa. Il étoit prêt à le faire, lorsqu’apercevant un barbier qui étoit de notre compagnie, il se retira brusquement en arrière, et voulut sortir. Le maître de la maison, surpris de son action, l’arrêta. « Où allez-vous, lui dit-il ? Je vous amène avec moi pour me faire l’honneur d’être d’un festin que je donne à mes amis, et à peine êtes-vous entré que vous voulez sortir. » « Seigneur, répondit le jeune homme, au nom de Dieu, je vous supplie de ne me pas retenir, et de permettre que je m’en aille. Je ne puis voir sans horreur cet abominable barbier que voilà : quoiqu’il soit né dans un pays où tout le monde est blanc, il ne laisse pas de ressembler à un Éthiopien ; mais il a l’ame encore plus noire et plus horrible que le visage…

Le jour qui parut en cet endroit, empêcha Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais la nuit suivante, elle reprit ainsi sa narration :

CLVIIIe NUIT.

» Nous demeurâmes tous fort surpris de ce discours, continua le tailleur, et nous commençâmes à concevoir une très-mauvaise opinion du barbier, sans savoir si le jeune étranger avoit raison de parler de lui dans ces termes. Nous protestâmes même que nous ne souffririons point à notre table un homme dont on nous faisoit un si horrible portrait. Le maître de la maison pria l’étranger de nous apprendre le sujet qu’il avoit de haïr le barbier.

« Seigneurs, nous dit alors le jeune homme, vous saurez que ce maudit barbier est cause que je suis boiteux, et qu’il m’est arrivé la plus cruelle affaire qu’on puisse imaginer ; c’est pourquoi j’ai fait serment d’abandonner tous les lieux où il seroit, et de ne pas demeurer même dans une ville où il demeureroit : c’est pour cela que je suis sorti de Bagdad où je le laissai, et que j’ai fait un si long voyage pour venir m’établir en cette ville au milieu de la grande Tartarie, comme en un endroit où je me flattois de ne le voir jamais. Cependant, contre mon attente, je le trouve ici : cela m’oblige, Seigneurs, à me priver malgré moi de l’honneur de me divertir avec vous. Je veux m’éloigner de votre ville dès aujourd’hui, et m’aller cacher, si je puis, dans des lieux où il ne vienne pas s’offrir à ma vue. »

» En achevant ces paroles, il voulut nous quitter ; mais le maître du logis le retint encore, le supplia de demeurer avec nous, et de nous raconter la cause de l’aversion qu’il avoit pour le barbier, qui, pendant tout ce temps-là, avoit les yeux baissés et gardoit le silence. Nous joignîmes nos prières à celles du maître de la maison ; et enfin le jeune homme, cédant à nos instances, s’assit sur le sofa, et après avoir tourné le dos au barbier, de peur de le voir, nous raconta ainsi son histoire :

« Mon père tenoit dans la ville de Bagdad un rang à pouvoir aspirer aux premières charges ; mais il préféra toujours une vie tranquille à tous les honneurs qu’il pouvoit mériter. Il n’eut que moi d’enfant ; et quand il mourut, j’avois déjà l’esprit formé, et j’étois en âge de disposer des grands biens qu’il m’avoit laissés. Je ne les dissipai point follement ; j’en fis un usage qui m’attira l’estime de tout le monde.

» Je n’avois point encore eu de passion, et loin d’être sensible à l’amour, j’avouerai, peut-être à ma honte, que j’évitois avec soin le commerce des femmes. Un jour que j’étois dans une rue, je vis venir devant moi une grande troupe de dames ; pour ne les pas rencontrer, j’entrai dans une petite rue devant laquelle je me trouvois, et je m’assis sur un banc près d’une porte. J’étois vis-à-vis d’une fenêtre où il y avoit un vase de très-belles fleurs, et j’avois les yeux attachés dessus, lorsque la fenêtre s’ouvrit : je vis paroître une jeune dame dont la beauté m’éblouit. Elle jeta d’abord les yeux sur moi ; et en arrosant le vase de fleurs d’une main plus blanche que l’albâtre, elle me regarda avec un souris qui m’inspira autant d’amour pour elle, que j’avois eu d’aversion jusque-là pour toutes les femmes. Après avoir arrosé ses fleurs, et m’avoir lancé un regard plein de charmes, qui acheva de me percer le cœur, elle referma sa fenêtre, et me laissa dans un trouble et dans un désordre inconcevable.

» J’y serois demeuré bien long-temps, si le bruit que j’entendis dans la rue, ne m’eût pas fait rentrer en moi-même. Je tournai la tête en me levant, et vis que c’étoit le premier cadi de la ville, monté sur une mule, et accompagné de cinq ou six de ses gens : il mit pied à terre à la porte de la maison dont la jeune dame avoit ouvert une fenêtre ; il y entra, ce qui me fit juger qu’il étoit son père.

» Je revins chez moi dans un état bien différent de celui où j’étois lorsque j’en étois sorti : agité d’une passion d’autant plus violente, que je n’en avois jamais senti l’atteinte, je me mis au lit avec une grosse fièvre, qui répandit une grande affliction dans ma maison. Mes parens, qui m’aimoient, alarmés d’une maladie si prompte, accoururent en diligence, et m’importunèrent fort pour en apprendre la cause, que je me gardois bien de leur dire. Mon silence leur causa une inquiétude que les médecins ne purent dissiper, parce qu’ils ne connoissoient rien à mon mal, qui ne fit qu’augmenter par leurs remèdes, au lieu de diminuer.

» Mes parens commençoient à désespérer de ma vie, lorsqu’une vieille dame de leur connoissance, informée de ma maladie, arriva. Elle me considéra avec beaucoup d’attention ; et après m’avoir examiné, elle connut, je ne sais par quel hasard, le sujet de ma maladie. Elle les prit en particulier, les pria de la laisser seule avec moi, et de faire retirer tous mes gens.

» Tout le monde étant sorti de la chambre, elle s’assit au chevet de mon lit : « Mon fils, me dit-elle, vous vous êtes obstiné jusqu’à présent à cacher la cause de votre mal ; mais je n’ai pas besoin que vous me la déclariez : j’ai assez d’expérience pour pénétrer ce secret, et vous ne me désavouerez pas quand je vous aurai dit que c’est l’amour qui vous rend malade. Je puis vous procurer votre guérison, pourvu que vous me fassiez connoître qui est l’heureuse dame qui a su toucher un cœur aussi insensible que le vôtre ; car vous avez la réputation de n’aimer pas les dames, et je n’ai pas été la dernière à m’en apercevoir ; mais enfin ce que j’avois prévu est arrivé ; et je suis ravie de trouver l’occasion d’employer mes talens à vous tirer de peine… »

« Mais, Sire, dit la sultane Scheherazade en cet endroit, je vois qu’il est jour. » Schahriar se leva aussitôt, fort impatient d’entendre la suite d’une histoire dont il avoit écouté le commencement avec plaisir.

CLIXe NUIT.

Sire, dit le lendemain Scheherazade, le jeune homme boiteux poursuivant son histoire :

» La vieille dame, dit-il, m’ayant tenu ce discours, s’arrêta pour entendre ma réponse ; mais quoiqu’il eut fait sur moi beaucoup d’impression, je n’osois découvrir le fond de mon cœur. Je me tournai seulement du côté de la dame, et poussai un profond soupir, sans lui rien dire. « Est-ce la honte, reprit-elle, qui vous empêche de me parler, ou si c’est manque de confiance en moi ? Doutez-vous de l’effet de ma promesse ? Je pourrois vous citer une infinité de jeunes gens de votre connoissance qui ont été dans la même peine que vous, et que j’ai soulagés. »

» Enfin, la bonne dame me dit tant d’autres choses encore, que je rompis le silence ; je lui déclarai mon mal ; je lui appris l’endroit où j’avois vu l’objet qui le causoit, et lui expliquai toutes les circonstances de mon aventure. « Si vous réussissez, lui dis-je, et que vous me procuriez le bonheur de voir cette beauté charmante, et de l’entretenir de la passion dont je brûle pour elle, vous pouvez compter sur ma reconnoissance. » « Mon fils, me répondit la vieille dame, je connois la personne dont vous me parlez ; elle est, comme vous l’avez fort bien jugé, fille du premier cadi de cette ville. Je ne suis point étonnée que vous l’aimiez : c’est la plus belle et la plus aimable dame de Bagdad ; mais, ce qui me chagrine, elle est très-fière et d’un très-difficile accès. Vous savez combien nos gens de justice sont exacts à faire observer les dures lois qui retiennent les femmes dans une contrainte si gênante : ils le sont encore davantage à les observer eux-mêmes dans leurs familles, et le cadi que vous avez vu, est lui seul plus rigide en cela que tous les autres ensemble. Comme ils ne font que prêcher à leurs filles que c’est un grand crime de se montrer aux hommes, elles en sont si fortement prévenues pour la plupart, qu’elles n’ont des yeux dans les rues que pour se conduire, lorsque la nécessité les oblige à sortir. Je ne dis pas absolument que la fille du premier cadi soit de cette humeur ; mais cela n’empêche pas que je ne craigne de trouver d’aussi grands obstacles à vaincre de son côté que de celui du père. Plût à Dieu que vous aimassiez quelqu’autre dame, je n’aurois pas tant de difficultés à surmonter que j’en prévois ! J’y employerai néanmoins tout mon savoir faire ; mais il faudra du temps pour y réussir. Cependant ne laissez pas de prendre courage, et ayez de la confiance en moi. »

» La vieille me quitta ; et comme je me représentai vivement tous les obstacles dont elle venoit de me parler, la crainte que j’eus qu’elle ne réussît pas dans son entreprise, augmenta mon mal. Elle revint le lendemain, et je lus sur son visage qu’elle n’avoit rien de favorable à m’annoncer. En effet, elle me dit : « Mon fils, je ne m’étois pas trompée, j’ai à surmonter autre chose que la vigilance d’un père : vous aimez un objet insensible qui se plaît à faire brûler d’amour pour elle tous ceux qui s’en laissent charmer ; elle ne veut pas leur donner le moindre soulagement. Elle m’a écoutée avec plaisir tant que je ne lui ai parlé que du mal qu’elle vous fait souffrir ; mais d’abord que j’ai seulement ouvert la bouche pour l’engager à vous permettre de la voir et de l’entretenir, elle m’a dit en me jetant un regard terrible : « Vous êtes bien hardie de me faire cette proposition ; je vous défends de me revoir jamais, si vous voulez me tenir de pareils discours. »

» Que cela ne vous afflige pas, poursuivit la vieille, je ne suis pas aisée à rebuter ; et pourvu que la patience ne vous manque pas, j’espère que je viendrai à bout de mon dessein. »

» Pour abréger ma narration, dit le jeune homme, je vous dirai que cette bonne messagère fit encore inutilement plusieurs tentatives en ma faveur auprès de la fière ennemie de mon repos. Le chagrin que j’en eus, irrita mon mal à un point, que les médecins m’abandonnèrent absolument. J’étois donc regardé comme un homme qui n’attendoit que la mort, lorsque la vieille me vint donner la vie.

» Afin que personne ne l’entendît, elle me dit à l’oreille : » Songez au présent que vous avez à me faire pour la bonne nouvelle que je vous apporte. » Ces paroles produisirent un effet merveilleux : je me levai sur mon séant, et lui répondis avec transport : « Le présent ne vous manquera pas. Qu’avez-vous à me dire ? » « Mon cher Seigneur, reprit-elle, vous n’en mourrez pas, et j’aurai bientôt le plaisir de vous voir en parfaite santé, et fort content de moi. Hier lundi j’allai chez la dame que vous aimez, et je la trouvai en bonne humeur ; je pris d’abord un visage triste, je poussai de profonds soupirs en abondance, et laissai couler quelques larmes, « Ma bonne mère, me dit-elle, qu’avez-vous ? Pourquoi paroissez-vous si affligée ? » « Hélas ! ma chère et honorable dame, lui répondis-je, je viens de chez le jeune seigneur de qui je vous parlois l’autre jour ; c’en est fait, il va perdre la vie pour l’amour de vous : c’est un grand dommage, je vous assure, et il y a bien de la cruauté de votre part. « Je ne sais, répliqua-t-elle, pourquoi vous voulez que je sois cause de sa mort ? Comment puis-je y avoir contribué ? » « Comment, lui repartis-je ? Hé, ne vous disois-je pas l’autre jour qu’il étoit assis devant votre fenêtre lorsque vous l’ouvrîtes pour arroser votre vase de fleurs ? Il vit ce prodige de beauté, ces charmes que votre miroir vous représente tous les jours ; depuis ce moment, il languit, et son mal s’est tellement augmenté, qu’il est enfin réduit au pitoyable état que j’ai eu l’honneur de vous dire…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. La nuit suivante, elle poursuivit dans ces termes l’histoire du jeune boiteux de Bagdad :

CLXe NUIT.

Sire, la vieille dame continuant de rapporter au jeune homme malade d’amour, l’entretien qu’elle avoit eu avec la fille du cadi :

» Vous vous souvenez bien, madame, ajoutai-je, avec quelle rigueur vous me traitâtes dernièrement, lorsque je voulus vous parler de sa maladie, et vous proposer un moyen de le délivrer du danger où il étoit : je retournai chez lui après vous avoir quittée ; et il ne connut pas plutôt en me voyant, que je ne lui apportois pas une réponse favorable, que son mal redoubla. Depuis ce temps-là, madame, il est prêt à perdre la vie, et je ne sais si vous pourriez la lui sauver quand vous auriez pitié de lui. »

» Voilà ce que je lui dis, ajouta la vieille. La crainte de votre mort l’ébranla, et je vis son visage changer de couleur. » « Ce que vous me racontez, dit-elle, est-il bien vrai ? Et n’est-il effectivement malade que pour l’amour de moi ? » « Ali, madame, repartis-je, cela n’est que trop véritable ! Plût à Dieu que cela fût faux ! » « Et croyez-vous, reprit-elle, que l’espérance de me voir et de me parler, pût contribuer à le tirer du péril où il est ? » « Peut-être bien, lui dis-je ; et si vous me l’ordonnez, j’essayerai ce remède. » « Hé bien, répliqua-t-elle en soupirant, faites-lui donc espérer qu’il me verra ; mais il ne faut pas qu’il s’attende à d’autres faveurs, à moins qu’il n’aspire à m’épouser, et que mon père ne consente à notre mariage. » « Madame, m’écriai-je, vous avez bien de la bonté : je vais trouver ce jeune seigneur, et lui annoncer qu’il aura le plaisir de vous entretenir. « « Je ne vois pas un temps plus commode à lui faire cette grâce, dit-elle ; que vendredi prochain, pendant que l’on fera la prière de midi. Qu’il observe quand mon père sera sorti pour y aller, et qu’il vienne aussitôt se présenter devant la maison, s’il se porte assez bien pour cela. Je le verrai arriver par ma fenêtre, et je descendrai pour lui ouvrir. Nous nous entretiendrons durant le temps de la prière, et il se retirera avant le retour de mon père. »

» Nous sommes au mardi, continua la vieille : vous pouvez jusqu’à vendredi reprendre vos forces, et vous disposer à cette entrevue. » À mesure que la bonne dame parloit, je sentois diminuer mon mal, ou plutôt je me trouvai guéri à la fin de son discours.

« Prenez, lui dis-je, en lui donnant ma bourse qui étoit toute pleine : c’est à vous seule que je dois ma guérison ; je tiens cet argent mieux employé que celui que j’ai donné aux médecins, qui n’ont fait que me tourmenter pendant ma maladie. »

» La dame m’ayant quitté, je me sentis assez de force pour me lever. Mes parens, ravis de me voir en si bon état, me firent des complimens, et se retirèrent chez eux.

» Le vendredi matin, la vieille arriva dans le temps que je commençois à m’habiller, et que je choisissois l’habit le plus propre de ma garde-robe. « Je ne vous demande pas, me dit-elle, comme vous vous portez : l’occupation où je vous vois, me fait assez connoître ce que je dois penser là-dessus ; mais ne vous baignerez-vous pas avant que d’aller chez le premier cadi ? » « Cela consumeroit trop de temps, lui répondis-je ; je me contenterai de faire venir un barbier, et de me faire raser la tête et la barbe. » Aussitôt j’ordonnai à un de mes esclaves d’en chercher un qui fût habile dans sa profession, et fort expéditif.

» L’esclave m’amena ce malheureux barbier que vous voyez, qui me dit, après m’avoir salué : « Seigneur, il me paroît à votre visage que vous ne vous portez pas bien. » Je lui répondis que je sortois d’une maladie. « Je souhaite, reprit-il, que Dieu vous délivre de toutes sortes de maux, et que sa grâce vous accompagne toujours. » « J’espère, lui repliquai-je, qu’il exaucera ce souhait, dont je vous suis fort obligé. » « Puisque vous sortez d’une maladie, dit-il, je prie Dieu qu’il vous conserve la santé. Dites-moi présentement de quoi il s’agit ; j’ai apporté mes rasoirs et mes lancettes : souhaitez-vous que je vous rase, ou que je vous tire du sang ? » « Je viens de vous dire, repris-je, que je sors de maladie ; et vous devez bien juger que je ne vous ai fait venir que pour me raser ; dépêchez-vous, et ne perdons pas le temps à discourir, car je suis pressé, et l’on m’attend à midi précisément… »

Scheherazade se tut en achevant ces paroles, à cause du jour qui paroissoit. Le lendemain, elle reprit son discours de cette manière :

CLXIe NUIT.

» Le barbier, dit le jeune boiteux de Bagdad, employa beaucoup de temps à déplier sa trousse et à préparer ses rasoirs : au lieu de mettre de l’eau dans son bassin, il tira de sa trousse un astrolabe fort propre, sortit de ma chambre, et alla au milieu de la cour d’un pas grave prendre la hauteur du soleil. Il revint avec la même gravité, et en rentrant : « Vous serez bien aise, Seigneur, me dit-il, d’apprendre que nous sommes aujourd’hui au vendredi dix-huitième de la lune de safar, de l’an 653[1], depuis la retraite de notre grand prophète de la Mecque à Médine, et de l’an 7320[2] de l’époque du grand Iskender aux deux cornes, et que la conjonction de Mars et de Mercure signifie que vous ne pouvez pas choisir un meilleur temps qu’aujourd’hui, à l’heure qu’il est, pour vous faire raser. Mais d’un autre côté, cette même conjonction est d’un mauvais présage pour vous : elle m’apprend que vous courez en ce jour un grand danger, non pas véritablement de perdre la vie, mais d’une incommodité qui vous durera le reste de vos jours. Vous devez m’être obligé de l’avis que je vous donne de prendre garde à ce malheur ; je serois fâché qu’il vous arrivât. »

» Jugez, Seigneur, du dépit que j’eus d’être tombé entre les mains d’un barbier si babillard et si extravagant ! Quel fâcheux contre-temps pour un amant qui se préparoit à un rendez-vous ! J’en fus choqué. « Je me mets peu en peine, lui dis-je en colère, de vos avis et de vos prédictions. Je ne vous ai point appelé pour vous consulter sur l’astrologie ; vous êtes venu ici pour me raser : ainsi, rasez-moi, ou vous retirez, que je fasse venir un autre barbier. »

« Seigneur, me répondit-il avec un flegme à me faire perdre patience, quel sujet avez-vous de vous mettre en colère ? Savez-vous bien que tous les barbiers ne me ressemblent pas, et que vous n’en trouveriez pas un pareil quand vous le feriez faire exprès ? Vous n’avez demandé qu’un barbier ; et vous avez en ma personne le meilleur barbier de Bagdad, un médecin expérimenté, un chimiste très-profond, un astrologue qui ne se trompe point, un grammairien achevé, un parfait rhétoricien, un logicien subtil, un mathématicien accompli dans la géométrie, dans l’arithmétique, dans l’astronomie et dans tous les raffinemens de l’algèbre ; un historien qui sait l’histoire de tous les royaumes de l’univers. Outre cela, je possède toutes les parties de la philosophie : j’ai dans ma mémoire toutes nos lois et toutes nos traditions. Je suis poète, architecte : mais que ne suis-je pas ! Il n’y a rien de caché pour moi dans la nature. Feu monsieur votre père, à qui je rends un tribut de mes larmes toutes les fois que je pense à lui, étoit bien persuadé de mon mérite : il me chérissoit, me caressoit, et ne cessoit de me citer dans toutes les compagnies où il se trouvoit, comme le premier homme du monde. Je veux par reconnoissance et par amitié pour lui, m’attacher à vous, vous prendre sous ma protection, et vous garantir de tous les malheurs dont les astres pourront vous menacer.»

» À ce discours, malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire. « Aurez-vous donc bientôt achevé, babillard importun, et voulez-vous commencer à me raser ? »

En cet endroit, Scheherazade cessa de poursuivre l’histoire du boiteux de Bagdad, parce qu’elle aperçut le jour ; mais la nuit suivante, elle en reprit ainsi la suite :

CLXIIe NUIT.

Le jeune boiteux continuant son histoire : « Seigneur, me répliqua le barbier, vous me faites une injure en m’appelant babillard : tout le monde au contraire me donne l’honorable titre de silencieux. J’avois six frères, que vous auriez pu, avec raison, appeler babillards ; et afin que vous les connoissiez, l’aîné se nommoit Bacbouc, le second Bakbarah, le troisième Bakbac, le quatrième Alcouz, le cinquième Alnaschar, et le sixième Schacabac. C’étoient des discoureurs importuns ; mais moi qui suis leur cadet, je suis grave et concis dans mes discours. »

» De grâce, Seigneur, mettez-vous à ma place : quel parti pouvois-je prendre en me voyant si cruellement assassiné ? « Donnez-lui trois pièces d’or, dis-je à celui de mes esclaves qui faisoit la dépense de ma maison, qu’il s’en aille et me laisse en repos : je ne veux plus me faire raser aujourd’hui. » « Seigneur, me dit alors le barbier, qu’entendez-vous, s’il vous plaît, par ce discours ? Ce n’est pas moi qui suis venu vous chercher ; c’est vous qui m’avez fait venir ; et cela étant ainsi, je jure, foi de Musulman, que je ne sortirai point de chez vous que je ne vous aie rasé. Si vous ne connoissez pas ce que je vaux, ce n’est pas ma faute. Feu monsieur votre père me rendoit plus de justice : toutes les fois qu’il m’envoyoit quérir pour lui tirer du sang, il me faisoit asseoir auprès de lui ; et alors c’étoit un charme d’entendre les belles choses dont je l’entretenois. Je le tenois dans une admiration continuelle ; je l’enlevois ; et quand j’avois achevé : « Ah, s’écrioit-il, vous êtes une source inépuisable de science ! Personne n’approche de la profondeur de votre savoir ! » « Mon cher Seigneur, lui répondois-je, vous me faites plus d’honneur que je ne mérite. Si je dis quelque chose de beau, j’en suis redevable à l’audience favorable que vous avez la bonté de me donner : ce sont vos libéralités qui m’inspirèrent toutes ces pensées sublimes qui ont le bonheur de vous plaire. » Un jour qu’il étoit charmé d’un discours admirable que je venois de lui faire : « Qu’on lui donne, dit-il, cent pièces d’or, et qu’on le revêtisse d’une de mes plus riches robes. » Je reçus ce présent sur-le-champ : aussitôt je tirai son horoscope, et je le trouvai le plus heureux du monde. Je poussai même encore plus loin la reconnoissance, car je lui tirai du sang avec les ventouses. »

Le barbier n’en demeura pas là ; il enfila un autre discours qui dura une grosse demi-heure. Fatigué de l’entendre, et chagrin de voir que le temps s’écouloit sans que j’en fusse plus avancé, je ne savois plus que lui dire. « Non, m’écriai-je, il n’est pas possible qu’il y ait au monde un autre homme qui se fasse comme vous un plaisir de faire enrager les gens… »

La clarté du jour qui se faisoit voir dans l’appartement de Schahriar, obligea Scheherazade à s’arrêter en cet endroit. Le lendemain, elle continua son récit de cette manière :

CLXIIIe NUIT.

» Je crus, dit le jeune boiteux de Bagdad, que je réussirois mieux en prenant le barbier par la douceur. « Au nom de Dieu, lui dis-je, laissez là tous vos beaux discours, et m’expédiez promptement : une affaire de la dernière importance m’appelle hors de chez moi, comme je vous l’ai déjà dit. » À ces mots, il se mit à rire. « Ce seroit une chose bien louable, dit-il, si notre esprit demeuroit toujours dans la même situation, si nous étions toujours sages et prudens : je veux croire néanmoins que si vous vous êtes mis en colère contre moi, c’est votre maladie qui a causé ce changement dans votre humeur ; c’est pourquoi vous avez besoin de quelques instructions, et vous ne pouvez mieux faire que de suivre l’exemple de votre père et de votre aïeul : ils venoient me consulter dans toutes leurs affaires ; et je puis dire, sans vanité, qu’ils se louoient fort de mes conseils. Voyez-vous, Seigneur, on ne réussit presque jamais dans ce qu’on entreprend, si l’on n’a recours aux avis des personnes éclairées. On ne devient point habile homme, dit le proverbe, qu’on ne prenne conseil d’un habile homme. Je vous suis tout acquis, et vous n’avez qu’à me commander. »

« Je ne puis donc gagner sur vous, interrompis-je, que vous abandonniez tous ces longs discours qui n’aboutissent à rien qu’à me rompre la tête, et qu’à m’empêcher de me trouver où j’ai affaire : rasez-moi donc, ou retirez-vous. » En disant cela, je me levai de dépit en frappant du pied contre terre.

» Quand il vit que j’étois fâché tout de bon : « Seigneur, me dit-il, ne vous fâchez pas, nous allons commencer. » Effectivement il me lava la tête, et se mit à me raser ; mais il ne m’eut pas donné quatre coups de rasoir, qu’il s’arrêta pour me dire : « Seigneur, vous êtes prompt ; vous devriez vous abstenir de ces emportemens qui ne viennent que du démon. Je mérite d’ailleurs que vous ayez de la considération pour moi, à cause de mon âge, de ma science et de mes vertus éclatantes… »

« Continuez de me raser, lui dis-je en l’interrompant encore, et ne parlez plus. » « C’est-à-dire, reprit-il, que vous avez quelqu’affaire qui vous presse ; je vais parier que je ne me trompe pas. » « Hé, il y a deux heures, lui repartis-je, que je vous le dis ; vous devriez déjà m’avoir rasé. » « Modérez votre ardeur, répliqua-t-il, vous n’avez peut-être pas bien pensé à ce que vous allez faire : quand on fait les choses avec précipitation, on s’en repent presque toujours. Je voudrois que vous me disiez quelle est cette affaire qui vous presse si fort, je vous en dirois mon sentiment. Vous avez du temps de reste, puisque l’on ne vous attend qu’à midi, et qu’il ne sera midi que dans trois heures. » « Je ne m’arrête point à cela, lui dis-je : les gens d’honneur et de parole préviennent le temps qu’on leur a donné ; mais je ne m’aperçois pas qu’en m’amusant à raisonner avec vous, je tombe dans les défauts des barbiers babillards : achevez vîte de me raser. »

» Plus je témoignois d’empressement, et moins il en avoit à m’obéir. Il quitta son rasoir pour prendre son astrolabe ; puis laissant son astrolabe, il reprit son rasoir…

Scheherazade voyant paroître le jour, garda le silence. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoire commencée :

CLXIVe NUIT.

» Le barbier, continua le jeune boiteux, quitta encore son rasoir, prit une seconde fois son astrolabe, et me laissa à demi rasé pour aller voir quelle heure il étoit précisément. Il revint. « Seigneur, me dit-il, je savois bien que je ne me trompois pas ; il y a encore trois heures jusqu’à midi, j’en suis assuré, ou toutes les règles de l’astronomie sont fausses. » « Juste ciel, m’écriai-je, ma patience est à bout ! Je n’y puis plus tenir. Maudit barbier, barbier de malheur, peu s’en faut que je ne me jette sur toi et que je ne t’étrangle ! » « Doucement, monsieur, me dit-il d’un air froid, sans s’émouvoir de mon emportement, vous ne craignez donc pas de retomber malade ? Ne vous emportez pas, vous allez être servi dans un moment. » En disant ces paroles, il remit son astrolabe dans sa trousse, reprit son rasoir, qu’il repassa sur le cuir qu’il avoit attaché à sa ceinture, et recommença de me raser ; mais en me rasant, il ne put s’empêcher de parler. « Si vous vouliez, Seigneur, me dit-il, m’apprendre quelle est cette affaire que vous avez à midi, je vous donnerois quelque conseil dont vous pourriez vous trouver bien. » Pour le contenter, je lui dis que des amis m’attendoient à midi pour me régaler et se réjouir avec moi du retour de ma santé.

» Quand le barbier entendit parler de régal : « Dieu vous bénisse en ce jour comme en tous les autres, s’écria-t-il ! Vous me faites souvenir que j’invitai hier quatre ou cinq amis à venir manger aujourd’hui chez moi ; je l’avois oublié, et je n’ai encore fait aucuns préparatifs. » « Que cela ne vous embarrasse pas, lui dis-je, quoique j’aille manger dehors, mon garde-manger ne laisse pas d’être toujours bien garni ; je vous fais présent de tout ce qui s’y trouvera : je vous ferai même donner du vin tant que vous en voudrez, car j’en ai d’excellent dans ma cave ; mais il faut que vous acheviez promptement de me raser ; et souvenez-vous qu’au lieu que mon père vous faisoit des présens pour vous entendre parler, je vous en fais moi pour vous faire taire. »

» Il ne se contenta pas de la parole que je lui donnois. « Dieu vous récompense, s’écria-t-il, de la grâce que vous me faites ; mais montrez-moi tout-à-l’heure ces provisions, afin que je voie s’il y aura de quoi bien régaler mes amis : je veux qu’ils soient contens de la bonne chère que je leur ferai. » « J’ai, lui dis-je, un agneau, six chapons, une douzaine de poulets, et de quoi faire quatre entrées. » Je donnai ordre à un enclave d’apporter tout cela sur-le-champ avec quatre grandes cruches de vin. » « Voilà qui est bien, reprit le barbier ; mais il faudroit des fruits et de quoi assaisonner la viande. » Je lui fis encore donner ce qu’il demandoit. Il cessa de me raser pour examiner chaque chose l’une après l’autre ; et comme cet examen dura près d’une demi-heure, je pestois, j’enrageois ; mais j’avois beau pester et enrager, le bourreau ne s’en pressoit pas davantage. Il reprit pourtant le rasoir, et me rasa quelques momens ; puis s’arrêtant tout-à-coup : « Je n’aurois jamais cru, Seigneur, me dit-il, que vous fussiez si libéral : je commence à connoître que feu votre père revit en vous. Certes, je ne méritois pas les grâces dont vous me comblez, et je vous assure que j’en conserverai une éternelle reconnoissance. Car, Seigneur, afin que vous le sachiez, je n’ai rien que ce qui me vient de la générosité des honnêtes gens comme vous : en quoi je ressemble à Zantout, qui frotte le monde au bain ; à Sali, qui vend des pois chiches grillés par les rues ; à Salouz, qui vend des fèves ; à Akerscha, qui vend de herbes ; à Abou-Mekarès, qui arrose les rues pour abattre la poussière ; et à Cassem de la garde du calife : tous ces gens-là n’engendrent point de mélancolie ; ils ne sont ni fâcheux ni querelleurs ; plus contens de leur sort que le calife au milieu de toute sa cour, ils sont toujours gais, prêts à chanter et à danser, et ils ont chacun leur chanson et leur danse particulière, dont ils divertissent toute la ville de Bagdad ; mais ce que j’estime le plus en eux, c’est qu’ils ne sont pas grands parleurs, non plus que votre esclave qui a l’honneur de vous parler. Tenez, Seigneur, voici la chanson et la danse de Zantout qui frotte le monde au bain ; regardez-moi, et voyez si je sais bien l’imiter… »

Scheherazade n’en dit pas davantage, parce qu’elle remarqua qu’il étoit jour. Le lendemain, elle poursuivit sa narration dans ces termes :

CLXVe NUIT.

« Le barbier chanta la chanson et dansa la danse de Zantout, continua le jeune boiteux ; et quoi que je pusse dire pour l’obliger à finir ses bouffonneries, il ne cessa pas qu’il n’eût contrefait de même tous ceux qu’il avoit nommés. Après cela, s’adressant à moi : « Seigneur, me dit-il, je vais faire venir chez moi tous ces honnêtes gens ; si vous m’en croyez, vous serez des nôtres, et vous laisserez là vos amis, qui sont peut-être de grands parleurs, qui ne feront que vous étourdir par leurs ennuyeux discours, et vous faire retomber dans une maladie pire que celle dont vous sortez ; au lieu que chez moi vous n’aurez que du plaisir. »

» Malgré ma colère, je ne pus m’empêcher de rire de ses folies. « Je voudrois, lui dis-je, n’avoir pas affaire, j’accepterois la proposition que vous me faites ; j’irois de bon cœur me réjouir avec vous, mais je vous prie de m’en dispenser, je suis trop engagé aujourd’hui ; je serai plus libre un autre jour, et nous ferons cette partie. Achevez de me raser, et hâtez-vous de vous en retourner : vos amis sont déjà peut-être dans votre maison. » « Seigneur, reprit-il, ne me refusez pas la grâce que je vous demande. Venez vous réjouir avec la bonne compagnie que je dois avoir. Si vous vous étiez trouvé une fois avec ces gens-là, vous en seriez si content, que vous renonceriez pour eux à vos amis. » « Ne parlons plus de cela, lui répondis-je, je ne puis être de votre festin. »

» Je ne gagnai rien par la douceur. « Puisque vous ne voulez pas venir chez moi, répliqua le barbier, il faut donc que vous trouviez bon que j’aille avec vous. Je vais porter chez moi ce que vous m’avez donné ; mes amis mangeront, si bon leur semble, je reviendrai aussitôt. Je ne veux pas commettre l’incivilité de vous laisser aller seul ; vous méritez bien que j’aie pour vous cette complaisance. » « Ciel, m’écriai-je alors, je ne pourrai donc pas me délivrer aujourd’hui d’un homme si fâcheux ! Au nom du grand Dieu vivant, lui dis-je, finissez vos discours importuns ! Allez trouver vos amis : buvez, mangez, réjouissez-vous, et laissez-moi la liberté d’aller avec les miens. Je veux partir seul, je n’ai pas besoin que personne m’accompagne. Aussi bien, il faut que je vous l’avoue, le lieu où je vais n’est pas un lieu où vous puissiez être reçu ; on n’y veut que moi. » « Vous vous moquez, Seigneur, repartit-il : si vos amis vous ont convié à un festin, quelle raison peut vous empêcher de me permettre de vous accompagner ? Vous leur ferez plaisir, j’en suis sûr, de leur mener un homme qui a comme moi le mot pour rire, et qui sait divertir agréablement une compagnie. Quoi que vous me puissiez dire, la chose est résolue, je vous accompagnerai malgré vous.»

» Ces paroles, Seigneurs, me jetèrent dans un grand embarras. « Comment me déferai-je de ce maudit barbier, disois-je en moi-même ? Si je m’obstine à le contredire, nous ne finirons point notre contestation. » D’ailleurs, j’entendois qu’on appeloit déjà pour la première fois à la prière de midi, et qu’il étoit temps de partir ; ainsi je pris le parti de ne dire mot, et de faire semblant de consentir qu’il vînt avec moi. Alors il acheva de me raser ; et cela étant fait, je lui dis : « Prenez quelques-uns de mes gens pour emporter avec vous ces provisions, et revenez, je vous attends ; je ne partirai pas sans vous, »

» Il sortit enfin, et j’achevai promptement de m’habiller. J’entendis appeler à la prière pour la dernière fois : je me hâtai de me mettre en chemin ; mais le malicieux barbier qui avoit jugé de mon intention, s’étoit contenté d’aller avec mes gens jusques à la vue de sa maison, et de les voir entrer chez lui. Il s’étoit caché à un coin de la rue pour m’observer et me suivre. En effet, quand je fus arrivé à la porte du cadi, je me retournai et l’aperçus à l’entrée de la rue : j’en eus un chagrin mortel.

» La porte du cadi étoit à demi ouverte ; et en entrant, je vis la vieille dame qui m’attendoit, et qui après avoir fermé la porte, me conduisit à la chambre de la jeune dame dont j’étois amoureux ; mais à peine commençois-je à l’entretenir, que nous entendîmes du bruit dans la rue. La jeune dame mit la tête à la fenêtre, et vit au travers de la jalousie, que c’étoit le cadi son père qui revenoit de la prière. Je regardai aussi en même temps, et j’aperçus le barbier assis vis-à-vis, au même endroit d’où j’avois vu la jeune dame.

» J’eus alors deux sujets de crainte, l’arrivée du cadi, et la présence du barbier. La jeune dame me rassura sur le premier, en me disant que son père ne montoit à sa chambre que très-rarement ; et que comme elle avoit prévu que ce contre-temps pourroit arriver, elle avoit songé au moyen de me faire sortir sûrement ; mais l’indiscrétion du malheureux barbier me causoit une grande inquiétude ; et vous allez voir que cette inquiétude n’étoit pas sans fondement.

» Dès que le cadi fut rentré chez lui, il donna lui-même la bastonnade à un esclave qui l’avoit méritée, L’esclave poussoit de grands cris qu’on entendoit de la rue. Le barbier crut que c’étoit moi qui criois et qu’on maltraitoit. Prévenu de cette pensée, il fait des cris épouvantables, déchire ses habits, jette de la poussière sur sa tête, appelle au secours tout le voisinage, qui vient à lui aussitôt. On lui demande ce qu’il a, et quel secours on peut lui donner. « Hélas, s’écrie-t-il, on assassine mon maître, mon cher patron ! » Et sans rien dire davantage, il court jusque chez moi, en criant toujours de même, et revient suivi de tous mes domestiques armés de bâtons. Ils frappent avec une fureur qui n’est pas concevable à la porte du cadi, qui envoya un esclave pour voir ce que c’étoit ; mais l’esclave, tout effrayé, retourne vers son maitre : « Seigneur, dit-il, plus de dix mille hommes veulent entrer chez vous par force, et commencent à enfoncer la porte. »

» Le cadi courut aussitôt lui-même ouvrir la porte, et demanda ce qu’on lui vouloit. Sa présence vénérable ne put inspirer du respect à mes gens, qui lui dirent insolemment : « Maudit cadi, chien de cadi, quel sujet avez-vous d’assassiner notre maître ? Que vous a-t-il fait ? » « Bonnes gens, leur répondit le cadi, pourquoi aurois-je assassiné votre maître que je ne connois pas, et qui ne m’a point offensé ? Voilà ma maison ouverte : entrez, voyez, cherchez. » « Vous lui avez donné la bastonnade, dit le barbier ; j’ai entendu ses cris il n’y a qu’un moment. » « Mais encore, répliqua le cadi, quelle offense m’a pu faire votre maître pour m’avoir obligé à le maltraiter comme vous le dites ? Est-ce qu’il est dans ma maison ? Et s’il y est, comment y est-il entré, ou qui peut l’y avoir introduit ? « « Vous ne m’en ferez point accroire avec votre grande barbe, méchant cadi, repartit le barbier, je sais bien ce que je dis. Votre fille aime notre maître, et lui a donné rendez-vous dans votre maison pendant la prière de midi ; vous en avez sans doute été averti ; vous êtes revenu chez vous, vous l’y avez surpris, et lui avez fait donner la bastonnade par vos esclaves ; mais vous n’aurez pas fait cette méchante action impunément : le calife en sera informé, et en fera bonne et briève justice. Laissez-le sortir, et nous le rendez tout à l’heure, sinon nous allons entrer et vous l’arracher, à votre honte. « « Il n’est pas besoin de tant parler, reprit le cadi, ni de faire un si grand éclat : si ce que vous dites est vrai, vous n’avez qu’à entrer et le chercher, je vous en donne la permission. » Le cadi n’eut pas achevé ces mots, que le barbier et mes gens se jetèrent dans la maison comme des furieux, et se mirent à me chercher partout…

Scheherazade, en cet endroit, ayant aperçu le jour, cessa de parler. Schahriar se leva en riant du zèle indiscret du barbier, et fort curieux de savoir ce qui s’étoit passé dans la maison du cadi, et par quel accident le jeune homme pouvoit être devenu boiteux. La sultane satisfit sa curiosité le lendemain, et reprit la parole dans ces termes :

CLXVIe NUIT.

Le tailleur continua de raconter au sultan de Casgar l’histoire qu’il avoit commencée.

» Sire, dit-il, le jeune boiteux poursuivit ainsi :

» Comme j’avois entendu tout ce que le barbier avoit dit au cadi, je cherchai un endroit pour me cacher. Je n’en trouvai point d’autre qu’un grand coffre vide, où je me jetai et que je fermai sur moi. Le barbier, après avoir fureté partout, ne manqua pas de venir dans la chambre où j’étois. Il s’approcha du coffre, l’ouvrit ; et dès qu’il m’eut aperçu, le prit, le chargea sur sa tête et l’emporta ; il descendit d’un escalier assez haut dans une cour qu’il traversa promptement, et enfin il gagna la porte de la rue. Pendant qu’il me portoit, le coffre vint à s’ouvrir par malheur ; et alors ne pouvant souffrir la honte d’être exposé aux regards et aux huées de la populace qui nous suivoit, je me lançai dans la rue avec tant de précipitation, que je me blessai à la jambe de manière que je suis demeuré boiteux depuis ce temps-là. Je ne sentis pas d’abord tout mon mal, et ne laissai pas de me relever pour me dérober à la risée du peuple par une prompte fuite. Je lui jetai même des poignées d’or et d’argent dont ma bourse étoit pleine ; et tandis qu’il s’occupoit à les ramasser, je m’échappai en enfilant des rues détournées. Mais le maudit barbier, profitant de la ruse dont je m’étois servi pour me débarrasser de la foule, me suivit sans me perdre de vue, en me criant de toute sa force : « Arrêtez, Seigneur, pourquoi courez-vous si vite ? Si vous saviez combien j’ai été affligé du mauvais traitement que le cadi vous a fait, à vous qui êtes si généreux et à qui nous avons tant d’obligations, mes amis et moi ! Ne vous l’avois-je pas bien dit, que vous exposiez votre vie par votre obstination à ne vouloir pas que je vous accompagnasse ? Voilà ce qui vous est arrivé par votre faute ; et si de mon côté je ne m’étois pas obstiné à vous suivre pour voir où vous alliez, que seriez-vous devenu ? Où allez-vous donc, Seigneur ? Attendez-moi. »

» C’est ainsi que le malheureux barbier parloit tout haut dans la rue. Il ne se contentoit pas d’avoir causé un si grand scandale dans le quartier du cadi, il vouloit encore que toute la ville en eût connoissance. Dans la rage où j’étois, j’avois envie de l’attendre pour l’étrangler ; mais je n’aurois fait par-là que rendre ma confusion plus éclatante. Je pris un autre parti : comme je m’aperçus que sa voix me livroit en spectacle à une infinité de gens qui paroissoient aux portes ou aux fenêtres, ou qui s’arrêtoient dans les rues pour me regarder, j’entrai dans un khan dont le concierge m’étoit connu. Je le trouvai à la porte, où le bruit l’avoit attiré. « Au nom de Dieu, lui dis-je, faites-moi la grâce d’empêcher que ce furieux n’entre ici après moi. » Il me le promit et me tint parole ; mais ce ne fut pas sans peine, car l’obstiné barbier vouloit entrer malgré lui, et ne se retira qu’après lui avoir dit mille injures ; et jusqu’à ce qu’il fût rentré dans sa maison, il ne cessa d’exagérer à tous ceux qu’il rencontroit, le grand service qu’il prétendoit m’avoir rendu.

» Voilà comme je me délivrai d’un homme si fatigant. Après cela, le concierge me pria de lui apprendre mon aventure. Je la lui racontai. Ensuite je le priai à mon tour de me prêter un appartement jusqu’à ce que je fusse guéri. « Seigneur, me dit-il, ne seriez-vous pas plus commodément chez vous ? » « Je ne veux point y retourner, lui répondis-je : ce détestable barbier ne manqueroit pas de m’y venir trouver ; j’en serois tous les jours obsédé, et je mourrois à la fin de chagrin de l’avoir incessamment devant les yeux. D’ailleurs, après ce qui m’est arrivé aujourd’hui, je ne puis me résoudre à demeurer davantage en cette ville. Je prétends aller où ma mauvaise fortune me voudra conduire. » Effectivement, dès que je fus guéri, je pris tout l’argent dont je crus avoir besoin pour voyager ; et du reste de mon bien, j’en fis une donation à mes parens.

» Je partis donc de Bagdad, Seigneurs, et je suis venu jusqu’ici. J’avois lieu d’espérer que je ne rencontrerois point ce pernicieux barbier dans un pays si éloigné du mien ; et cependant je le trouve parmi vous. Ne soyez donc point surpris de l’empressement que j’ai à me retirer. Vous jugez bien de la peine que me doit faire la vue d’un homme qui est cause que je suis boiteux, et réduit à la triste nécessité de vivre éloigné de mes parens, de mes amis et de ma patrie. » En achevant ces paroles, le jeune boiteux se leva et sortit. Le maître de la maison le conduisit jusqu’à la porte, en lui témoignant le déplaisir qu’il avoit de lui avoir donné, quoiqu’innocemment, un si grand sujet de mortification.

Quand le jeune homme fut parti, continua le tailleur, nous demeurâmes tous fort étonnés de son histoire. Nous jetâmes les yeux sur le barbier, et dîmes qu’il avoit tort, si ce que nous venions d’entendre, étoit véritable. « Messieurs, nous répondit-il en levant la tête qu’il avoit toujours tenue baissée jusqu’alors, le silence que j’ai gardé pendant que ce jeune homme vous a entretenus, vous doit être un témoignage qu’il ne vous a rien avancé dont je ne demeure d’accord. Mais quoi qu’il vous ait pu dire, je soutiens que j’ai dû faire ce que j’ai fait : je vous en rends juges vous-mêmes. Ne s’étoit-il pas jeté dans le péril ; et, sans mon secours, en seroit-il sorti si heureusement ? Il est bien heureux d’en être quitte pour une jambe incommodée. Ne me suis-je pas exposé à un plus grand danger pour le tirer d’une maison où je m’imaginois qu’on le maltraitoit ? A-t-il raison de se plaindre de moi, et de me dire des injures si atroces ? Voilà ce que l’on gagne à servir des gens ingrats. Il m’accuse d’être un babillard ; c’est une pure calomnie : de sept frères que nous étions, je suis celui qui parle le moins et qui ai le plus a esprit en partage. Pour vous en faire convenir, Seigneurs, je n’ai qu’à vous conter mon histoire et la leur. Honorez-moi, je vous prie, de votre attention :


Notes
  1. Cette année 653, de l’hégire, époque commune à tous les Mahométans, répond à l’an 1255, depuis la naissance de J. C. On peut conjecturer de là, que ces contes ont été composés, en Arabe, vers ce temps.
  2. Pour ce qui est de l’an 7320, l’auteur s’est trompé dans cette supposition. L’an 653 de l’hégire, et 1255 de J. C. ne tombe qu’en l’an 1557 de l’ère, ou époque des Seleucides, la même que celle d’Alexandre-le-Grand, qui est ici appelé Iskender aux deux cornes, selon l’expression des Arabes.

HISTOIRE
DU BARBIER.


« Sous le règne du calife Mostanser Billah[1], prince si fameux par ses immenses libéralités envers les pauvres, dix voleurs obsédoient les chemins des environs de Bagdad, et faisoient depuis long-temps des vols et des cruautés inouies. Le calife, averti d’un si grand désordre, fit venir le juge de police quelques jours avant la fête du baïram, et lui ordonna, sous peine de la vie, de les lui amener tous dix…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, pour avertir le sultan des Indes que le jour commençoit à paroître. Ce prince se leva, et la nuit suivante, la sultane reprit son discours de cette manière :

CLXVIIe NUIT.

» Le juge de police, continua le barbier, fit ses diligences et mit tant de monde en campagne, que les dix voleurs furent pris le propre jour du baïram. Je me promenois alors sur le bord du Tigre ; je vis dix hommes assez richement habillés, qui s’embarquoient dans un bateau. J’aurois connu que c’étoient des voleurs pour peu que j’eusse fait attention aux gardes qui les accompagnoient ; mais je ne regardai qu’eux ; et prévenu que c’étoient des gens qui alloient se réjouir et passer la fête en festin, j’entrai dans le bateau pêle-mêle avec eux sans dire mot, dans l’espérance qu’ils voudroient bien me souffrir dans leur compagnie. Nous descendîmes le Tigre, et l’on nous fit aborder devant le palais du calife. J’eus le temps de rentrer en moi-même et de m’apercevoir que j’avois mal jugé d’eux. Au sortir du bateau, nous fûmes environnés d’une nouvelle troupe de gardes du juge de police, qui nous lièrent et nous menèrent devant le calife. Je me laissai lier comme les autres sans rien dire : que m’eût-il servi de parler et de faire quelque résistance ? C’eût été le moyen de me faire maltraiter par les gardes, qui ne m’auroient pas écouté ; car ce sont des brutaux qui n’entendent point raison. J’étois avec des voleurs ; c’étoit assez pour leur faire croire que j’en devois être un.

» Dès que nous fûmes devant le calife, il ordonna le châtiment de ces dix scélérats. « Qu’on coupe, dit-il, la tête à ces dix voleurs. » Aussitôt le bourreau nous rangea sur une file à la portée de sa main, et par bonheur je me trouvai le dernier. Il coupa la tête aux dix voleurs, en commençant par le premier ; et quand il vint à moi, il s’arrêta. Le calife voyant que le bourreau ne me frappoit pas, se mit en colère : « Ne t’ai-je pas commandé, lui dit-il, de couper la tête à dix voleurs ? Pourquoi ne la coupes-tu qu’à neuf ? » « Commandeur des croyans, répondit le bourreau, Dieu me garde de n’avoir pas exécuté l’ordre de votre Majesté : voilà dix corps par terre et autant de têtes que j’ai coupées ; elle peut les faire compter.» Lorsque le calife eut vu lui-même que le bourreau disoit vrai, il me regarda avec étonnement ; et ne me trouvant pas la physionomie d’un voleur : « Bon vieillard, me dit-il, par quelle aventure vous trouvez-vous mêlé avec des misérables qui ont mérité mille morts ? » Je lui répondis : « Commandeur des croyans, je vais vous faire un aveu véritable. J’ai vu ce matin entrer dans un bateau ces dix personnes dont le châtiment vient de faire éclater la justice de votre Majesté ; je me suis embarqué avec eux, persuadé que c’étoient des gens qui alloient se régaler ensemble pour célébrer ce jour qui est le plus célèbre de notre religion. »

» Le calife ne put s’empêcher de rire de mon aventure ; et tout au contraire de ce jeune boiteux qui me traite de babillard, il admira ma discrétion et ma contenance à garder le silence. « Commandeur des croyans, lui dis-je, que votre Majesté ne s’étonne pas si je me suis tu dans une occasion qui auroit excité la démangeaison de parler à un autre. Je fais une profession particulière de me taire ; et c’est par cette vertu que je me suis acquis le titre glorieux de silencieux. C’est ainsi qu’on m’appelle pour me distinguer de six frères que j’eus. C’est le fruit que j’ai tiré de ma philosophie ; enfin cette vertu fait toute ma gloire et mon bonheur. » « J’ai bien de la joie, me dit le calife en souriant, qu’on vous ait donné un titre dont vous faites un si bel usage. Mais apprenez-moi quelle sorte de gens étoient vos frères : vous ressembloient-ils ? » « En aucune manière, lui repartis-je ; ils étoient tous plus babillards les uns que les autres ; et quant à la figure, il y avoit encore grande différence entr’eux et moi : le premier étoit bossu ; le second brèche-dent ; le troisième, borgne ; le quatrième, aveugle ; le cinquième avoit les oreilles coupées ; et le sixième, les lèvres fendues. Il leur est arrivé des aventures qui vous feroient juger de leurs caractères, si j’avois l’honneur de les raconter à votre Majesté. » Comme il me parut que le calife ne demandoit pas mieux que de les entendre, je poursuivis sans attendre son ordre :


Notes
  1. Le calife Mostanser Billah fut élevé à cette dignité l’an 623 de l’hégire, c’est-à-dire, l’an 1226 de Jésus-Christ. Il fut le trente-sixième calife de la race des Abbassides. Voyez la note de la pag. 233 du Ier vol.

HISTOIRE
DU
PREMIER FRÈRE DU BARBIER.


« Sire, lui dis-je, mon frère aîné, qui s’appeloit Bacbouc le bossu, étoit tailleur de profession. Au sortir de son apprentissage, il loua une boutique vis-à-vis d’un moulin ; et comme il n’avoit point encore fait de pratiques, il avoit bien de la peine à vivre de son travail. Le meunier au contraire étoit fort à son aise, et possédoit une très-belle femme. Un jour, mon frère en travaillant dans sa boutique, leva la tête, et aperçut à une fenêtre du moulin la meûnière qui regardoit dans la rue. Il la trouva si belle, qu’il en fut enchanté. Pour la meûnière, elle ne fit nulle attention à lui ; elle ferma sa fenêtre, et ne parut plus de tout le jour. Cependant le pauvre tailleur ne fit autre chose que lever les yeux vers le moulin en travaillant. Il se piqua les doigts plus d’une fois, et son travail de ce jour-là ne fut pas trop régulier. Sur le soir, lorsqu’il fallut fermer sa boutique, il eut de la peine à s’y résoudre, parce qu’il espéroit toujours que la meûnière se feroit voir encore ; mais enfin il fut obligé de la fermer et de se retirer à sa petite maison, où il passa une fort mauvaise nuit. Il est vrai qu’il s’en leva plus matin, et qu’impatient de revoir sa maîtresse, il vola vers sa boutique. Il ne fut pas plus heureux que le jour précédent : la meûnière ne parut qu’un moment de toute la journée. Mais ce moment acheva de le rendre le plus amoureux de tous les hommes. Le troisième jour, il eut sujet d’être plus content que les deux autres. La meûnière jeta les jeux sur lui par hasard, et le surprit dans une attention à la considérer, qui lui fit connoître ce qui se passoit dans son cœur…

Le jour qui paroissoit obligea Scheherazade d’interrompre son récit en cet endroit. Elle en reprit le fil la nuit suivante, et dit au sultan des Indes.

CLXVIIIe NUIT.

Sire, le barbier continuant l’histoire de son frère aîné :

» Commandeur des croyans, poursuivit-il, en parlant toujours au calife Mostanser Billah, vous saurez que la meûnière n’eut pas plutôt pénétré les sentimens de mon frère, qu’au lieu de s’en fâcher, elle résolut de s’en divertir. Elle le regarda d’un air riant ; mon frère la regarda de même, mais d’une manière si plaisante, que la meûnière referma la fenêtre au plus vite, de peur de faire un éclat de rire qui fit connoître à mon frère qu’elle le trouvoit ridicule. L’innocent Bacbouc interpréta cette action à son avantage, et ne manqua pas de se flatter qu’on l’avoit vu avec plaisir.

» La meunière prit donc la résolution de se réjouir de mon frère. Elle avoit une pièce d’une assez belle étoffe dont il y avoit déjà long-temps qu’elle vouloit se faire un habit. Elle l’enveloppa dans un beau mouchoir de broderie de soie, et la lui envoya par une jeune esclave qu’elle avoit. L’esclave, bien instruite, vint à la boutique du tailleur. « Ma maîtresse vous salue, lui dit-elle, et vous prie de lui faire un habit de la pièce d’étoffe que je vous apporte, sur le modèle de celui qu’elle vous envoie en même temps ; elle change souvent d’habit, et c’est une pratique dont vous serez très-content. » Mon frère ne douta plus que la meûnière ne fût amoureuse de lui. Il crut qu’elle ne lui envoyoit du travail, immédiatement après ce qui s’étoit passé entr’elle et lui, qu’afin de lui marquer qu’elle avoit lu dans le fond de son cœur, et de l’assurer du progrès qu’il avoit fait dans le sien. Prévenu de cette bonne opinion, il chargea l’esclave de dire à sa maîtresse qu’il allait tout quitter pour elle, et que l’habit seroit prêt pour le lendemain matin. En effet, il y travailla avec tant de diligence, qu’il l’acheva le même jour.

» Le lendemain, la jeune esclave vint voir si l’habit étoit fait. Bacbouc le lui donna bien plié, en lui disant : « J’ai trop d’intérêt de contenter votre maîtresse, pour avoir négligé son habit ; je veux l’engager, par ma diligence, à ne se servir désormais que de moi. » La jeune esclave fit quelques pas pour s’en aller ; puis se retournant, elle dit tout bas à mon frère : « À propos, j’oubliois de m’acquitter d’une commission qu’on m’a donnée : ma maîtresse m’a chargée de vous faire ses complimens, et de vous demander comment vous avez passé la nuit ; pour elle, la pauvre femme, elle vous aime si fort, qu’elle n’en a pas dormi. » « Dites-lui, répondit avec transport mon benêt de frère, que j’ai pour elle une passion si violente, qu’il y a quatre nuits que je n’ai fermé l’œil. » Après ce compliment de la part de la meûnière, il crut devoir se flatter qu’elle ne le laisserait pas languir dans l’attente de ses faveurs.

» Il n’y avoit pas un quart d’heure que l’esclave avoit quitté mon frère, lorsqu’il la vit revenir avec une pièce de satin. « Ma maîtresse, lui dit-elle, est très-satisfaite de son habit, il lui va le mieux du monde ; mais comme il est très-beau, et qu’elle ne le veut porter qu’avec un caleçon neuf, elle vous prie de lui en faire un au plutôt de cette pièce de satin. » « Cela suffit, répondit Bacbouc, il sera fait aujourd’hui avant que je sorte de ma boutique ; vous n’avez qu’à le venir prendre sur la fin du jour. « La meûnière se montra souvent à sa fenêtre, et prodigua ses charmes à mon frère pour lui donner du courage. Il faisoit beau le voir travailler. Le caleçon fut bientôt fait. L’esclave le vint prendre ; mais elle n’apporta au tailleur ni l’argent qu’il avoit déboursé pour les accompagnemens de l’habit et du caleçon, ni de quoi lui payer la façon de l’un et de l’autre. Cependant ce malheureux amant qu’on amusoit, et qui ne s’en apercevoit pas, n’avoit rien mangé de tout ce jour-là, et fut obligé d’emprunter quelques pièces de monnoie pour acheter de quoi souper. Le jour suivant, dès qu’il fut arrivé à sa boutique, la jeune esclave vint lui dire que le meûnier souhaitoit de lui parler. « Ma maîtresse, ajouta-t-elle, lui a dit tant de bien de vous en lui montrant votre ouvrage, qu’il veut aussi que vous travailliez pour lui. Elle l’a fait exprès, afin que la liaison qu’elle veut former entre lui et vous, serve à faire réussir ce que vous desirez également l’un et l’autre. Mon frère se laissa persuader, et alla au moulin avec l’esclave. Le meûnier le reçut fort bien, et lui présentant une pièce de toile : « J’ai besoin de chemises, lui dit-il, voilà de la toile, je voudrois bien que vous m’en fissiez vingt ; s’il y a du reste, vous me le rendrez… »

Scheherazade, frappée tout-à-coup par la clarté du jour qui commençoit à éclairer l’appartement de Schahriar, se tut en achevant ces dernières paroles. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi l’histoire de Bacbouc :

CLXIXe NUIT.

» Mon frère, continua le barbier, eut du travail pour cinq ou six jours à faire vingt chemises pour le meûnier, qui lui donna ensuite une autre pièce de toile pour en faire autant de caleçons. Lorsqu’ils furent achevés, Bacbouc les porta au meûnier, qui lui demanda ce qu’il lui falloit pour sa peine ? Sur quoi mon frère dit qu’il se contenteroit de vingt dragmes d’argent. Le meûnier appela aussitôt la jeune esclave, et lui dit d’apporter le trébuchet pour voir si la monnoie qu’il alloit donner, étoit de poids. L’esclave, qui avoit le mot, regarda mon frère en colère, pour lui marquer qu’il alloit tout gâter s’il recevoit de l’argent. Il se le tint pour dit ; il refusa d’en prendre, quoiqu’il en eût besoin et qu’il en eût emprunté pour acheter le fil dont il avoit cousu les chemises et les caleçons. Au sortir de chez le meûnier, il vint me prier de lui prêter de quoi vivre, en me disant qu’on ne le payoit pas. Je lui donnai quelques monnoies que j’avois dans ma bourse, et cela le fit subsister durant quelques jours : il est vrai qu’il ne vivoit que de bouillie, et qu’encore n’en mangeoit-il pas tout son soûl.

» Un jour il entra chez le meûnier, qui étoit occupé à faire aller son moulin, et qui croyant qu’il venoit demander de l’argent, lui en offrit ; mais la jeune esclave qui étoit présente, lui fit encore un signe qui empêcha d’en accepter, et le fit répondre au meûnier qu’il ne venoit pas pour cela, mais seulement pour s’informer de sa santé. Le meunier l’en remercia, et lui donna une robe de dessus à faire. Bacbouc la lui rapporta le lendemain. Le meûnier tira sa bourse ; la jeune esclave ne fit en ce moment que regarder mon frère : « Voisin, dit-il au meûnier, rien ne presse ; nous compterons une autre fois. » Ainsi, cette pauvre dupe se retira dans sa boutique avec trois grandes maladies, c’est-à-dire, amoureux, affamé, et sans argent.

» La meûnière étoit avare et méchante ; elle ne se contenta pas d’avoir frustré mon frère de ce qui lui étoit dû, elle excita son mari à tirer vengeance de l’amour qu’il avoit pour elle ; et voici comme ils s’y prirent. Le meûnier invita Bacbouc un soir à souper, et après l’avoir assez mal régalé, il lui dit : « Frère, il est trop tard pour vous retirer chez vous, demeurez ici. » En parlant de cette sorte, il le mena dans un endroit où il y avoit un lit. Il le laissa là, et se retira avec sa femme dans le lieu où ils avoient coutume de coucher. Au milieu de la nuit, le meûnier vint trouver mon frère : « Voisin, lui dit-il, dormez-vous ? Ma mule est malade, et j’ai bien du bled à moudre ; vous me feriez beaucoup de plaisir si vous vouliez tourner le moulin à sa place. » Bacbouc, pour lui marquer qu’il étoit homme de bonne volonté, lui répondit qu’il étoit prêt à lui rendre ce service, qu’on n’avoit seulement qu’à lui montrer comment il falloit faire. Alors le meûnier l’attacha par le milieu du corps de même qu’une mule, pour faire tourner le moulin ; et lui donnant ensuite un grand coup de fouet sur les reins : « Marchez, voisin, lui dit-il. » « Hé pourquoi me frappez-vous, lui dit mon frère ? » « C’est pour vous encourager, répondit le meûnier, car sans cela, ma mule ne marche pas.» Bacbouc fut étonné de ce traitement ; néanmoins il n’osa s’en plaindre. Quand il eut fait cinq ou six tours, il voulut se reposer ; mais le meûnier lui donna une douzaine de coups de fouet bien appliqués, en lui disant : « Courage, voisin, ne vous arrêtez pas, je vous prie ; il faut marcher sans prendre haleine : autrement vous gâteriez ma farine. »

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle vit qu’il étoit jour. Le lendemain, elle reprit son discours de cette sorte :

CLXXe NUIT.

« Le meûnier obligea mon frère à tourner ainsi le moulin pendant le reste de la nuit, continua le barbier. À la pointe du jour, il le laissa sans le détacher, et se retira à la chambre de sa femme. Bacbouc demeura quelque temps en cet état. À la fin, la jeune esclave vint, qui le détacha. « Ah, que nous vous avons plaint, ma bonne maîtresse et moi, s’écria la perfide ! Nous n’avons aucune part au mauvais tour que son mari vous a joué. » Le malheureux Bacbouc ne lui répondit rien, tant il étoit fatigué et moulu de coups ; mais il regagna sa maison en faisant une ferme résolution de ne plus songer à la meûnière.

» Le récit de cette histoire, poursuivit le barbier, fit rire le calife. « Allez, me dit-il, retournez chez vous ; on va vous donner quelque chose de ma part pour vous consoler d’avoir manqué le régal auquel vous vous attendiez. » « Commandeur des croyans, repris-je, je supplie votre majesté de trouver bon que je ne reçoive rien qu’après lui avoir raconté l’histoire de mes autres frères. » Le calife m’ayant témoigné par son silence qu’il étoit disposé à m’écouter, je continuai en ces termes :

HISTOIRE
DU
SECOND FRÈRE DU BARBIER.


» Mon second frère, qui s’appeloit Bakbarah le Brèche-dent, marchant un jour par la ville, rencontra une vieille dans une rue écartée. Elle l’aborda. « J’ai, lui dit-elle, un mot à vous dire, je vous prie de vous arrêter un moment. » Il s’arrêta, en lui demandant ce qu’elle lui vouloit. « Si vous avez le temps de venir avec moi, reprit-elle, je vous mènerai dans un palais magnifique, où vous verrez une dame plus belle que le jour ; elle vous recevra avec beaucoup de plaisir, et vous présentera la collation avec d’excellent vin : il n’est pas besoin de vous en dire davantage. » « Ce que vous me dites est-il bien vrai, répliqua mon frère ? » « Je ne suis pas une menteuse, repartit la vieille ; je ne vous propose rien qui ne soit véritable ; mais écoutez ce que j’exige de vous : il faut que vous soyez sage, que vous parliez peu, et que vous ayez une complaisance infinie. » Bakbarah ayant accepté la condition, elle marcha devant, et il la suivit. Ils arrivèrent à la porte d’un grand palais, où il y avoit beaucoup d’officiers et de domestiques. Quelques-uns voulurent arrêter mon frère ; mais la vieille ne leur eut pas plutôt parlé, qu’ils le laissèrent passer. Alors elle se retourna vers mon frère, et lui dit : « Souvenez-vous au moins que la jeune dame chez qui je vous amène, aime la douceur et la retenue : elle ne veut pas qu’on la contredise. Si vous la contentez en cela, vous pouvez compter que vous obtiendrez d’elle ce que vous voudrez. » Bakbarah la remercia de cet avis, et promit d’en profiter.

» Elle le fit entrer dans un bel appartement. C’étoit un grand bâtiment en quarré, qui répondoit à la magnificence du palais ; une galerie régnoit à l’entour, et l’on voyoit au milieu un très-beau jardin. La vieille le fit asseoir sur un sofa bien garni, et lui dit d’attendre un moment, qu’elle alloit avertir de son arrivée la jeune dame.

» Mon frère, qui n’étoit jamais entré dans un lieu si superbe, se mit à considérer toutes les beautés qui s’offroient à sa vue ; et jugeant de sa bonne fortune par la magnificence qu’il voyoit, il avoit de la peine à contenir sa joie. Il entendit bientôt un grand bruit, qui étoit causé par une troupe d’esclaves enjouées, qui vinrent à lui en faisant des éclats de rire, et il aperçut au milieu d’elles une jeune dame d’une beauté extraordinaire, qui se faisoit aisément reconnoître pour leur maîtresse par les égards qu’on avoit pour elle. Bakbarah, qui s’étoit attendu à un entretien particulier avec la dame, fut extrêmement surpris de la voir arriver en si bonne compagnie. Cependant les esclaves prirent un air sérieux en s’approchant de lui ; et lorsque la jeune dame fut près du sofa, mon frère, qui s’étoit levé, lui fit une profonde révérence. Elle prit la place d’honneur ; et puis l’ayant prié de se remettre à la sienne, elle lui dit d’un ton riant : « Je suis ravie de vous voir, et je vous souhaite tout le bien que vous pouvez désirer. » « Madame, répondit Bakbarah, je ne puis en souhaiter un plus grand que l’honneur que j’ai de paroître devant vous. » « Il me semble que vous êtes de bonne humeur, répliqua-t-elle, et que vous voudrez bien que nous passions le temps agréablement ensemble. »

» Elle commanda aussitôt que l’on servit la collation. En même temps on couvrit une table de plusieurs corbeilles de fruits et de confitures. Elle se mit à table avec les esclaves et mon frère. Comme il étoit placé vis-à-vis d’elle, quand il ouvroit la bouche pour manger, elle s’apercevoit qu’il étoit brèche-dent, et elle le faisoit remarquer aux esclaves qui en rioient de tout leur cœur avec elle. Bakbarah, qui de temps en temps levoit la tête pour la regarder, et qui la voyoit rire, s’imagina que c’étoit de la joie qu’elle avoit de sa venue, et se flatta que bientôt elle écarteroit ses esclaves pour rester avec lui sans témoins. Elle jugea bien qu’il avoit cette pensée ; et prenant plaisir à l’entretenir dans une erreur si agréable, elle lui dit des douceurs, et lui présenta de sa propre main de tout ce qu’il y avoit de meilleur.

» La collation achevée, on se leva de table. Dix esclaves prirent des instrumens, et commencèrent à jouer et à chanter ; d’autres se mirent à danser. Mon frère, pour faire l’agréable, dansa aussi, et la jeune dame même s’en mêla. Après qu’on eut dansé quelque temps, on s’assit pour prendre haleine. La jeune dame se fit donner un verre de vin, et regarda mon frère en souriant, pour lui marquer qu’elle alloit boire à sa santé. Il se leva et demeura debout pendant qu’elle but. Lorsqu’elle eut bu, au lieu de rendre le verre, elle le fit remplir, et le présenta à mon frère, afin qu’il lui fît raison…

Scheherazade vouloit poursuivre son récit ; mais remarquant qu’il étoit jour, elle cessa de parler. La nuit suivante, elle reprit la parole, et dit au sultan des Indes :

CLXXIe NUIT.

Sire, le barbier continuant l’histoire de Bakbarah :

» Mon frère, dit-il, prit le verre de la main de la jeune dame en la lui baisant, et but debout en reconnoissance de la faveur qu’elle lui avoit faite. Ensuite la jeune dame le fit asseoir auprès d’elle, et commença de le caresser. Elle lui passa la main derrière la tête, en lui donnant de temps en temps de petits soufflets. Ravi de ces faveurs, il s’estimoit le plus heureux homme du monde ; il étoit tenté de badiner aussi avec cette charmante personne ; mais il n’osoit prendre cette liberté devant tant d’esclaves qui avoient les jeux sur lui, et qui ne cessoient de rire de ce badinage. La jeune dame continua de lui donner de petits soufflets ; et à la fin lui en appliqua un si rudement, qu’il en fut scandalisé. Il en rougit, et se leva pour s’éloigner d’une si rude joueuse. Alors la vieille qui l’avoit amené, le regarda d’une manière à lui faire connoître qu’il avoit tort, et qu’il ne se souvenoit pas de l’avis qu’elle lui avoit donné d’avoir de la complaisance. Il reconnut sa faute ; et pour la réparer, il se rapprocha de la jeune dame, en feignant qu’il ne s’en étoit pas éloigné par mauvaise humeur. Elle le tira par le bras, le fit encore asseoir près d’elle, et continua de lui faire mille caresses malicieuses. Ses esclaves, qui ne cherchoient qu’à la divertir, se mirent de la partie : l’une donnoit au pauvre Bakbarah des nasardes de toute sa force, l’autre lui tiroit les oreilles à les lui arracher, et d’autres enfin lui appliquoient des soufflets qui passoient la raillerie. Mon frère souffroit tout cela avec une patience admirable ; il affectoit même un air gai, et regardant la vieille avec un souris forcé : « Vous l’avez bien dit, disoit-il, que je trouverois une dame toute bonne, tout agréable, toute charmante ! Que je vous ai d’obligations ! » « Ce n’est rien encore que cela, lui répondit la vieille ; laissez faire, vous verrez bien autre chose. » La jeune dame prit alors la parole, et dit à mon frère : « Vous êtes un brave homme : je suis ravie de trouver en vous tant de douceur et tant de complaisance pour mes petits caprices, et une humeur si conforme à la mienne. » « Madame, repartit Bakbarah, charmé de ces discours, je ne suis plus à moi, je suis tout à vous, et vous pouvez à votre gré disposer de moi. » « Que vous me faites de plaisir, répliqua la dame, en me marquant tant de soumission ! Je suis contente de vous, et je veux que vous le soyez aussi de moi. Qu’on lui apporte, ajouta-t-elle, le parfum et l’eau de rose. » À ces mots, deux esclaves se détachèrent, et revinrent bientôt après, l’une avec une cassolette d’argent où il avoit du bois d’aloës le plus exquis dont elle le parfuma, et l’autre avec de l’eau de rose qu’elle lui jeta au visage et dans les mains. Mon frère ne se possédoit pas, tant il étoit aise de se voir traiter si honorablement.

» Après cette cérémonie, la jeune dame commanda aux esclaves qui avoient déjà joué des instrumens et chanté, de recommencer leurs concerts. Elles obéirent ; et pendant ce temps-là, la dame appela une autre esclave, et lui ordonna d’emmener mon frère avec elle, en lui disant : « Faites-lui ce que vous savez ; et quand vous aurez achevé, ramenez-le-moi. » Bakbarah qui entendit cet ordre, se leva promptement, et s’approchant de la vieille qui s’étoit aussi levée pour accompagner l’esclave et lui, il la pria de lui dire ce qu’on lui vouloit faire. « C’est que notre maîtresse est curieuse, lui répondit tout bas la vieille : elle souhaite de voir comment vous seriez fait déguisé en femme ; et cette esclave qui a ordre de vous mener avec elle, va vous peindre les sourcils, vous raser la moustache, et vous habiller en femme. » « On peut me peindre les sourcils, tant qu’on voudra, répliqua mon frère, j’y consens, parce que je pourrai me laver ensuite ; mais pour me faire raser, vous voyez bien que je ne le dois pas souffrir : comment oserois-je paroître après cela sans moustache ? » « Gardez-vous de vous opposer à ce que l’on exige de vous, reprit la vieille, vous gâteriez vos affaires, qui vont le mieux du monde. On vous aime, on veut vous rendre heureux ; faut-il pour une vilaine moustache renoncer aux plus délicieuses faveurs qu’un homme puisse obtenir ? » Bakbarah se rendit aux raisons de la vieille ; et sans dire un seul mot, il se laissa conduire par l’esclave dans une chambre où on lui peignit les sourcils de rouge. On lui rasa la moustache ; et l’on se mit en devoir de lui raser aussi la barbe. La docilité de mon frère ne put aller jusque-là : « Oh, pour ce qui est de ma barbe, s’écria-t-il, je ne souffrirai point absolument qu’on me la coupe. » L’esclave lui représenta qu’il étoit inutile de lui avoir ôté sa moustache, s’il ne vouloit pas consentir qu’on lui rasât la barbe ; qu’un visage barbu ne convenoit pas avec un habillement de femme ; et qu’elle s’étonnoit qu’un homme qui étoit sur le point de posséder la plus belle personne de Bagdad, fit quelqu’attention à sa barbe. La vieille ajouta au discours de l’esclave de nouvelles raisons ; elle menaça mon frère de la disgrâce de la jeune dame. Enfin elle lui dit tant de choses, qu’il se laissa faire tout ce qu’on voulut.

» Lorsqu’il fut habillé en femme, on le ramena devant la jeune dame, qui se prit si fort à rire en le voyant, qu’elle se renversa sur le sofa où elle étoit assise. Les esclaves en firent autant en frappant des mains, si bien que mon frère demeura fort embarrassé de sa contenance. La jeune dame se releva, et sans cesser de rire, lui dit : « Après la complaisance que vous avez eue pour moi, j’aurois tort de ne pas vous aimer de tout mon cœur ; mais il faut que vous fassiez encore une chose pour l’amour de moi : c’est de danser comme vous voilà. » Il obéit, et la jeune dame et ses esclaves dansèrent avec lui en riant comme des folles. Après qu’elles eurent dansé quelque temps, elles se jetèrent toutes sur le misérable, et lui donnèrent tant de soufflets, tant de coups de poings et de coups de pieds, qu’il en tomba par terre presque hors de lui-même. La vieille lui aida à se relever, pour ne pas lui donner le temps de se fâcher du mauvais traitement qu’on venoit de lui faire. « Consolez-vous, lui dit-elle à l’oreille, vous êtes enfin arrivé au bout des souffrances, et vous allez en recevoir le prix… »

Le jour qui paroissoit déjà, imposa silence en cet endroit à la sultane Scheherazade. Elle poursuivit ainsi la nuit suivante :

CLXXIIe NUIT.

» La vieille, dit le barbier, continua de parler à Bakbarah. « Il ne vous reste plus, ajouta-t-elle, qu’une seule chose à faire, et ce n’est qu’une bagatelle. Vous saurez que ma maîtresse a coutume, lorsqu’elle a un peu bu, comme aujourd’hui, de ne se pas laisser approcher par ceux qu’elle aime, qu’ils ne soient nus en chemise. Quand ils sont en cet état, elle prend un peu d’avantage, et se met à courir devant eux par la galerie et de chambre en chambre, jusqu’à ce qu’ils l’ayent attrappée. C’est encore une de ses bizarreries. Quelqu’avantage qu’elle puisse prendre, léger et dispos comme vous êtes, vous aurez bientôt mis la main sur elle. Mettez-vous donc vîte en chemise ; déshabillez-vous sans faire de façons. »

» Mon bon frère en avoit trop fait pour reculer. Il se déshabilla ; et cependant la jeune dame se fît ôter sa robe, et demeura en jupon pour courir plus légèrement. Lorsqu’ils furent tous deux en état de commencer la course, la jeune dame prit un avantage d’environ vingt pas, et se mit à courir d’une vitesse surprenante. Mon frère la suivit de toute sa force, non sans exciter les ris de toutes les esclaves qui frappoient des mains. La jeune dame, au lieu de perdre quelque chose de l’avantage qu’elle avoit pris d’abord, en gagnoit encore sur mon frère. Elle lui fit faire deux ou trois tours de galerie, et puis enfila une longue allée obscure, où elle se sauva par un détour qui lui étoit connu. Bakbarah, qui la suivoit toujours, l’ayant perdue de vue dans l’allée, fut obligé de courir moins vîte à cause de l’obscurité. Il aperçut enfin une lumière vers laquelle ayant repris sa course, il sortit par une porte qui fut fermée sur lui aussitôt. Imaginez-vous s’il eut lieu d’être surpris de se trouver au milieu d’une rue de corroyeurs. Ils ne le furent pas moins de le voir en chemise, les yeux peints de rouge, sans barbe et sans moustache. Ils commencèrent à frapper des mains, à le huer, et quelques-uns coururent après lui, et lui cinglèrent les fesses avec des peaux. Ils l’arrêtèrent même, le mirent sur un âne qu’ils rencontrèrent par hasard, et le promenèrent par la ville exposé à la risée de toute la populace.

» Pour comble de malheur, en passant devant la maison du juge de police, ce magistrat voulut savoir la cause de ce tumulte. Les corroyeurs lui dirent qu’ils avoient vu sortir mon frère dans l’état où il étoit, par une porte de l’appartement des femmes du grand visir, qui donnoit sur leur rue. Là-dessus, le juge fit donner au malheureux Bakbarah cent coups de bâton sur la plante des pieds, et le fit conduire hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais. »

» Voilà, Commandeur des croyans, dis-je au calife Monstanser Billah, l’aventure de mon second frère, que je voulois raconter à votre Majesté. Il ne savoit pas que les dames de nos seigneurs les plus puissans se divertissent quelquefois à jouer de semblables tours aux jeunes gens qui sont assez sots pour donner dans de semblables piéges… »

Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cet endroit, à cause du jour qu’elle vit paroître. La nuit suivante, elle reprit sa narration, et dit au sultan des Indes :

CLXXIIIe NUIT.

Sire, le barbier, sans interrompre son discours, passa à l’histoire de son troisième frère :

HISTOIRE
DU
TROISIÈME FRÈRE DU BARBIER.


» Commandeur des croyans, dit-il au calife, mon troisième frère, qui se nommoit Bakbac, étoit aveugle, et sa mauvaise destinée l’ayant réduit à la mendicité, il alloit de porte en porte demander l’aumône. Il avoit une si longue habitude de marcher seul dans les rues, qu’il n’avoit pas besoin de conducteur. Il avoit coutume de frapper aux portes, et de ne pas répondre qu’on ne lui eût ouvert. Un jour il frappa à la porte d’une maison ; le maître du logis qui étoit seul, s’écria : « Qui est là ? » Mon frère ne répondit rien à ces paroles, et frappa une seconde fois. Le maître de la maison eut beau demander encore qui étoit à sa porte, personne ne lui répondit. Il descendit, ouvrit et demandoit à mon frère ce qu’il vouloit. « Que vous me donniez quelque chose pour l’amour de Dieu, lui dit Bakbac. » « Vous êtes aveugle, ce me semble, reprit le maître de la maison ? » « Hélas, oui, repartit mon frère ! » « Tendez la main, lui dit le maître. » Mon frère la lui présenta, croyant aller recevoir l’aumône ; mais le maître la lui prit seulement pour l’aider à monter jusqu’à sa chambre. Bakbac s’imagina que c’étoit pour le faire manger avec lui, comme cela lui arrivoit ailleurs assez souvent. Quand ils furent tous deux dans la chambre, le maître lui quitta la main, se mit à sa place, et lui demanda de nouveau ce qu’il souhaitoit. « Je vous ai déjà dit, lui répondit Bakbac, que je vous demandois quelque chose pour l’amour de Dieu. » « Bon aveugle, répliqua le maître, tout ce que je puis faire pour vous, c’est de souhaiter que Dieu vous rende la vue. » « Vous pouviez bien me dire cela à la porte, reprit mon frère, et m’épargner la peine de monter. » « Et pourquoi, innocent que vous êtes, ne répondez-vous pas dès la première fois lorsque vous frappez, et qu’on vous demande qui est là ? D’où vient que vous donnez la peine aux gens de vous aller ouvrir quand on vous parle ? » « Que voulez-vous donc faire de moi, dit mon frère ? » « Je vous le répète encore, répondit le maître, je n’ai rien à vous donner.» « Aidez-moi donc à descendre comme vous m’avez aidé à monter, répliqua Bakbac. » « L’escalier est devant vous, repartit le maître, descendez seul si vous voulez. » Mon frère se mit à descendre ; mais le pied venant à lui manquer au milieu de l’escalier, il se fit bien du mal aux reins et à la tête en glissant jusqu’au bas. Il se releva avec assez de peine, et sortit en se plaignant et en murmurant contre le maître de la maison, qui ne fit que rire de sa chute.

» Comme il sortoit du logis, deux aveugles de ses camarades qui passoient, le reconnurent à sa voix. Ils s’arrêtèrent pour lui demander ce qu’il avoit. Il leur conta ce qui lui étoit arrivé ; et après leur avoir dit que toute la journée il n’avoit rien reçu : « Je vous conjure, ajouta-t-il, de m’accompagner jusque chez moi, afin que je prenne devant vous quelque chose de l’argent que nous avons tous trois en commun, pour m’acheter de quoi souper. » Les deux aveugles y consentirent, il les mena chez lui.

» Il faut remarquer que le maître de la maison où mon frère avoit été si maltraité, étoit un voleur, homme naturellement adroit et malicieux. Il entendit par sa fenêtre ce que Bakbac avoit dit à ses camarades ; c’est pourquoi il descendit, les suivit et entra avec eux dans une méchante maison où logeoit mon frère. Les aveugles s’étant assis, Bakbac dit : « Frères, il faut, s’il vous plaît, fermer la porte, et prendre garde s’il n’y a pas ici quelqu’étranger avec nous. » À ces paroles, le voleur fut fort embarrassé ; mais apercevant une corde qui se trouva par hasard attachée au plancher, il s’y prit et se soutint en l’air, pendant que les aveugles fermèrent la porte, et firent le tour de la chambre en tâtant partout avec leurs bâtons. Lorsque cela fut fait, et qu’ils eurent repris leur place, il quitta la corde et alla s’asseoir doucement près de mon frère, qui, se croyant seul avec les aveugles, leur dit : « Frères, comme vous m’avez fait dépositaire de l’argent que nous recevons depuis long-temps tous trois, je veux vous faire voir que je ne suis pas indigne de la confiance que vous avez en moi. La dernière fois que nous comptâmes, vous savez que nous avions dix mille dragmes, et que nous les mîmes en dix sacs : je vais vous montrer que je n’y ai pas touché. » En disant cela, il mit la main à côté de lui sous de vieilles hardes, tira les sacs l’un après l’autre, et les donnant à ses camarades : « Les voilà, poursuivit-il, vous pouvez juger par leur pesanteur qu’ils sont encore en leur entier ; ou bien nous allons les compter si vous souhaitez. » Ses camarades lui ayant répondu qu’ils se fioient bien à lui, il ouvrit un des sacs et en tira dix dragmes ; les deux autres aveugles en tirèrent chacun autant.

» Mon frère remit ensuite les dix sacs à leur place ; après quoi un des aveugles lui dit, qu’il n’étoit pas besoin qu’il dépensât rien ce jour-là pour son souper, qu’il avoit assez de provisions pour eux trois par la charité des bonnes gens. En même temps il tira de son bissac du pain, du fromage et quelques fruits, mit tout cela sur une table, et puis ils commencèrent à manger. Le voleur, qui étoit à la droite de mon frère, choisissoit ce qu’il y avoit de meilleur, et mangeoit avec eux ; mais quelque précaution qu’il pût prendre pour ne pas faire de bruit, Bakbac l’entendit mâcher, et s’écria aussitôt : « Nous sommes perdus : il y a un étranger avec nous ! » En parlant de la sorte, il étendit la main, et saisit le voleur par le bras ; il se jeta sur lui en criant au voleur et en lui donnant de grands coups de poing. Les autres aveugles se mirent à crier aussi et à frapper le voleur, qui, de son côté, se défendit le mieux qu’il put. Comme il étoit fort et vigoureux, et qu’il avoit l’avantage de voir où il adressoit ses coups, il en portoit de furieux tantôt à l’un et tantôt à l’autre, quand il pouvoit en avoir la liberté ; et il crioit au voleur encore plus fort que ses ennemis. Les voisins accoururent bientôt au bruit, enfoncèrent la porte, et eurent bien de la peine à séparer les combattans ; mais enfin en étant venus à bout, ils leur demandèrent le sujet de leur différend. « Seigneurs, s’écria mon frère qui n’avoit pas quitté le voleur, cet homme que je tiens, est un voleur, qui est entré ici avec nous pour nous enlever le peu d’argent que nous avons. » Le voleur qui avoit fermé les yeux d’abord qu’il avoit vu paroître les voisins, feignit d’être aveugle, et dit alors : « Seigneurs, c’est un menteur ; je vous jure par le nom de Dieu et par la vie du calife, que je suis leur associé, et qu’ils refusent de me donner ma part légitime. Ils se sont tous trois mis contre moi, et je demande justice. » Les voisins ne voulurent pas se mêler de leur contestation, et les menèrent tous quatre au juge de police.

» Quand ils furent devant ce magistrat, le voleur, sans attendre qu’on l’interrogeât, dit en contrefaisant toujours l’aveugle ; « Seigneur, puisque vous êtes commis pour administrer la justice de la part du calife, dont Dieu veuille faire prospérer la puissance, je vous déclarerai que nous sommes également criminels, mes trois camarades et moi. Mais comme nous nous sommes engagés par serment à ne rien avouer que sous la bastonnade, si vous voulez savoir notre crime, vous n’avez qu’à commander qu’on nous la donne, et qu’on commence par moi. » Mon frère voulut parler ; mais on lui imposa silence. On mit le voleur sous le bâton…

À ces mots, Scheherazade remarquant qu’il étoit jour, interrompit sa narration. Elle en reprit ainsi la suite le lendemain :

CLXXIVe NUIT.

» On mit donc le Voleur sous le bâton, dit le barbier, et il eut la constance de s’en laisser donner jusqu’à vingt ou trente coups ; mais faisant semblant de se laisser vaincre par la douleur, il ouvrit un œil premièrement, et bientôt après il ouvrit l’autre en criant miséricorde, et en suppliant le juge de police de faire cesser les coups. Le juge voyant que le voleur le regardoit les yeux ouverts, en fut fort étonné. « Méchant, lui dit-il, que signifie ce miracle ? » « Seigneur, répondit le voleur, je vais vous découvrir un secret important, si vous voulez me faire grâce, et me donner pour gage que vous me tiendrez parole, l’anneau que vous avez au doigt, et qui vous sert de cachet. Je suis prêt à vous révéler tout le mystère. »

» Le juge fit cesser les coups de bâton, lui remit son anneau, et promit de lui faire grâce. « Sur la foi de cette promesse, reprit le voleur, je vous avouerai, Seigneur, que mes camarades et moi nous voyons fort clair tous quatre. Nous feignons d’être aveugles pour entrer librement dans les maisons, et pénétrer jusqu’aux appartemens des femmes, où nous abusons de leur foiblesse. Je vous confesse encore que par cet artifice nous avons gagné dix mille dragmes en société ; j’en ai demandé aujourd’hui à mes confrères deux mille cinq cents qui m’appartiennent pour ma part ; ils me les ont refusées, parce que je leur ai déclaré que je voulois me retirer, et qu’ils ont eu peur que je ne les accusasse ; et sur mes instances à leur demander ma part, ils se sont jetés sur moi, et m’ont maltraité de la manière dont je prends à témoins les personnes qui nous ont amenés devant vous. J’attends de votre justice, Seigneur, que vous me ferez livrer vous-même les deux mille cinq cents dragmes qui me sont dues. Si vous voulez que mes camarades confessent la vérité de ce que j’avance, faites-leur donner trois fois autant de coups de bâton que j’en ai reçus, vous verrez qu’ils ouvriront les yeux comme moi. »

» Mon frère et les deux autres aveugles voulurent se justifier d’une imposture si horrible ; mais le juge ne daigna pas les écouter. « Scélérats, leur dit-il, c’est donc ainsi que vous contrefaites les aveugles, que vous trompez les gens sous prétexte d’exciter leur charité, et que vous commettez de si méchantes actions ? » « C’est une imposture, s’écria mon frère, il est faux qu’aucun de nous voie clair. Nous en prenons Dieu à témoin ! »

» Tout ce que put dire mon frère fut inutile, ses camarades et lui reçurent chacun deux cent coups de bâton. Le juge attendoit toujours qu’ils ouvrissent les yeux, et attribuoit à une grande obstination ce qui n’étoit que l’effet d’une impuissance absolue. Pendant ce temps-là, le voleur disoit aux aveugles : « Pauvres gens que vous êtes, ouvrez les yeux, et n’attendez pas qu’on vous fasse mourir sous le bâton. » Puis s’adressant au juge de police : « Seigneur, lui dit-il, je vois bien qu’ils pousseront leur malice jusqu’au bout, et que jamais ils n’ouvriront les yeux : ils veulent, sans doute, éviter la honte qu’ils auroient de lire leur condamnation dans les regards de ceux qui les verroient. Il vaut mieux leur faire grâce, et envoyer quelqu’un avec moi prendre les dix mille dragmes qu’ils ont cachées. »

» Le juge n’eut garde d’y manquer ; il fit accompagner le voleur par un de ses gens qui lui apporta les dix sacs. Il fit compter deux mille cinq cents dragmes au voleur, et retint le reste pour lui. À l’égard de mon frère et de ses compagnons, il en eut pitié, et se contenta de les bannir. Je n’eus pas plutôt appris ce qui étoit arrivé à mon frère, que je courus après lui. Il me raconta son malheur et je le ramenai secrètement dans la ville. J’aurois bien pu le justifier auprès du juge de police, et faire punir le voleur comme il le méritoit ; mais je n’osai l’entreprendre, de peur de m’attirer à moi-même quelque mauvaise affaire. »

» Ce fut ainsi que j’achevai la triste aventure de mon bon frère l’aveugle. Le calife n’en rit pas moins que de celles qu’il avoit déjà entendues. Il ordonna de nouveau qu’on me donnât quelque chose ; mais sans attendre qu’on exécutât son ordre, je commençai l’histoire de mon quatrième frère :

HISTOIRE
DU
QUATRIÈME FRÈRE DU BARBIER.


« Alcouz étoit le nom de mon quatrième frère. Il devint borgne à l’occasion que j’aurai l’honneur de dire à votre Majesté. Il étoit boucher de profession ; il avoit un talent particulier pour élever et dresser des béliers à se battre, et par ce moyen il s’étoit acquis la connoissance et l’amitié des principaux seigneurs qui se plaisent à voir ces sortes de combats, et qui ont pour cet effet des béliers chez eux. Il étoit d’ailleurs fort achalandé ; il avoit toujours dans sa boutique la plus belle viande qu’il y eût à la boucherie, parce qu’il étoit fort riche, et qu’il n’épargnoit rien pour avoir la meilleure.

» Un jour qu’il étoit dans sa boutique, un vieillard qui avoit une longue barbe blanche, vint acheter six livres de viande, lui en donna l’argent, et s’en alla. Mon frère trouva cet argent si beau, si blanc et si bien monnoyé, qu’il le mit à part dans un coffre dans un endroit séparé. Le même vieillard ne manqua pas, durant cinq mois, de venir prendre chaque jour la même quantité de viande, et de la payer en pareille monnoie, que mon frère continua de mettre à part.

» Au bout de cinq mois, Alcouz voulant acheter une quantité de moutons et les payer en cette belle monnoie, ouvrit le coffre ; mais au lieu de la trouver, il fut dans un étonnement extrême de ne voir que des feuilles coupées en rond à la place où il l’avoit mise. Il se donna des grands coups à la tête, en faisant des cris qui attirèrent bientôt les voisins, dont la surprise égala la sienne, lorsqu’ils eurent appris de quoi il s’agissoit. « Plût à Dieu, s’écria mon frère en pleurant, que ce traître de vieillard arrivât présentement avec son air hypocrite ! » Il n’eut pas plutôt achevé ces paroles, qu’il le vit venir de loin ; il courut au-devant de lui avec précipitation, et mettant la main sur lui : « Musulmans, s’écria-t-il de toute sa force, à l’aide ! Écoutez la friponnerie que ce méchant homme m’a faite. » En même temps il raconta à une assez grande foule de peuple qui s’étoit assemblé autour de lui, ce qu’il avoit déjà conté à ses voisins. Lorsqu’il eut achevé, le vieillard, sans s’émouvoir, lui dit froidement : « Vous feriez fort bien de me laisser aller et de réparer par cette action l’affront que vous me faites devant tant de monde, de crainte que je ne vous en fasse un plus sanglant dont je serois fâché. » « Hé qu’avez-vous à dire contre moi, lui répliqua mon frère ? Je suis un honnête homme dans ma profession, et je ne vous crains pas. » « Vous voulez donc que je le publie, reprit le vieillard du même ton ? Sachez, ajouta-t-il en s’adressant au peuple, qu’au lieu de vendre de la chair de mouton, comme il le doit, il vend de la chair humaine ! » « Vous êtes un imposteur, lui repartit mon frère. » « Non, non, dit alors le vieillard ; à l’heure que je vous parle, il y a un homme égorgé et attaché au dehors de votre boutique comme un mouton ; qu’on y aille, et l’on verra si je dis la vérité. »

» Avant que d’ouvrir le coffre où étoient les feuilles, mon frère avoit tué un mouton ce jour-là, l’avoit accommodé et exposé hors de sa boutique selon sa coutume. Il protesta que ce que disoit le vieillard étoit faux ; mais malgré ses protestations, la populace crédule se laissant prévenir contre un homme accusé d’un fait si atroce, voulut en être éclaircie sur-le-champ. Elle obligea mon frère à lâcher le vieillard, s’assura de lui-même, et courut en fureur jusqu’à sa boutique, où elle vit l’homme égorgé et attaché, comme l’accusateur l’avait dit ; car ce vieillard, qui étoit magicien, avoit fasciné les yeux de tout le monde, comme il les avoit fascinés à mon frère pour lui faire prendre pour de bon argent les feuilles qu’il lui avoit données.

» À ce spectacle, un de ceux qui tenoient Alcouz, lui dit en lui appliquant un grand coup de poing : « Comment, méchant homme, c’est donc ainsi que tu nous fais manger de la chair humaine ? » Et le vieillard, qui ne l’avoit pas abandonné, lui en déchargea un autre dont il lui creva un œil. Toutes les personnes mêmes qui purent approcher de lui, ne l’épargnèrent pas. On ne se contenta pas de le maltraiter, on le conduisit devant le juge de police, à qui l’on présenta le prétendu cadavre, que l’on avoit détaché et apporté pour servir de témoin contre l’accusé. « Seigneur, lui dit le vieillard magicien, vous voyez un homme qui est assez barbare pour massacrer les gens, et qui vend leur chair pour de la viande de mouton. Le public attend que vous fassiez un châtiment exemplaire. » Le juge de police entendit mon frère avec patience ; mais l’argent changé en feuilles lui parut si peu digne de foi, qu’il traita mon frère d’imposteur ; et s’en rapportant au témoignage de ses yeux, il lui fit donner cinq cents coups de bâton.

» Ensuite l’ayant obligé de lui dire où étoit son argent, il lui enleva tout ce qu’il avoit, et le bannit à perpétuité, après l’avoir exposé aux yeux de toute la ville, trois jours de suite, monté sur un chameau…

« Mais, Sire, dit en cet endroit Scheherazade à Schahriar, la clarté du jour que je vois paroître, m’impose silence. » Elle se tut ; et la nuit suivante, elle continua d’entretenir le sultan des Indes dans ces termes :

CLXXVe NUIT.

Sire, le barbier poursuivit ainsi l’histoire d’Alcouz :

» Je n’étois pas à Bagdad, dit-il, lorsqu’une aventure si tragique arriva à mon quatrième frère. Il se retira dans un lieu écarté, où il demeura caché jusqu’à ce qu’il fût guéri des coups de bâton dont il avoit le dos meurtri ; car c’étoit sur le dos qu’on l’avoit frappé. Lorsqu’il fut en état de marcher, il se rendit la nuit par des chemins détournés, à une ville où il n’étoit connu de personne, et il y prit un logement d’où il ne sortoit presque pas. À la fin, ennuyé de vivre toujours enfermé, il alla se promener dans un faubourg, où il entendit tout-à-coup un grand bruit de cavaliers qui venoient derrière lui. Il étoit alors par hasard près de la porte d’une grande maison ; et comme après ce qui lui étoit arrivé, il appréhendoit tout, il craignit que ces cavaliers ne le suivissent pour l’arrêter ; c’est pourquoi il ouvrit la porte pour se cacher ; et après l’avoir refermée, il entra dans une grande cour, où il n’eut pas plutôt paru, que deux domestiques vinrent à lui, et le prenant au collet : « Dieu soit loué, lui dirent-ils, de ce que vous venez vous-même vous livrer à nous ! Vous nous avez donné tant de peine ces trois dernières nuits, que nous n’en avons pas dormi ; et vous n’avez épargné notre vie, que parce que nous avons su nous garantir de votre mauvais dessein. »

» Vous pouvez bien penser que mon frère fut fort surpris de ce compliment. « Bonnes gens, leur dit-il, je ne sais ce que vous me voulez, et vous me prenez sans doute pour un autre. » « Non, non, répliquèrent-ils, nous n’ignorons pas que vous et vos camarades vous êtes de francs voleurs. Vous ne vous contentez pas d’avoir dérobé à notre maître tout ce qu’il avoit, et de l’avoir réduit à la mendicité, vous en voulez encore à sa vie. Voyons un peu si vous n’avez pas le couteau que vous aviez à la main lorsque vous nous poursuiviez hier pendant la nuit. « En disant cela, ils le fouillèrent, et trouvèrent qu’il avoit un couteau sur lui. « Oh, oh, s’écrièrent-ils en le prenant, oserez-vous dire encore que vous n’êtes pas un voleur ? » « Hé quoi, leur répondit mon frère, est-ce qu’on ne peut pas porter un couteau sans être voleur ? Écoutez mon histoire, ajouta-t-il ; au lieu d’avoir une mauvaise opinion de moi, vous serez touchés de mes malheurs. » Bien éloignés de l’écouter, ils se jetèrent sur lui, le foulèrent aux pieds, lui arrachèrent son habit et lui déchirèrent sa chemise. Alors voyant les cicatrices qu’il avoit au dos : « Ah, chien, dirent-ils en redoublant leurs coups, tu veux nous faire accroire que tu es honnête homme ! Et ton dos nous fait voir le contraire. » « Hélas, s’écria mon frère, il faut que mes péchés soient bien grands, puisqu’après avoir été déjà maltraité si injustement, je le suis une seconde fois sans être plus coupable ! »

» Les deux domestiques ne furent nullement attendris de ses plaintes ; ils le menèrent au juge de police, qui lui dit : « Par quelle hardiesse es-tu entré chez eux pour les poursuivre le couteau à la main ? » « Seigneur, répondit le pauvre Alcouz, je suis l’homme du monde le plus innocent, et je suis perdu si vous ne me faites la grâce de m’écouter patiemment : personne n’est plus digne de compassion que moi. » « Seigneur, interrompit alors un des domestiques, voulez-vous écouter un voleur qui entre dans les maisons pour piller et assassiner les gens ? Si vous refusez de nous croire, vous n’avez qu’à regarder son dos. » En parlant ainsi, il découvrit le dos de mon frère et le fit voir au juge, qui, sans autre information, commanda sur-le-champ qu’on lui donnât cent coups de nerfs de bœuf sur les épaules, et ensuite le fit promener par la ville sur un chameau, et crier devant lui : « Voilà de quelle manière on châtie ceux qui entrent par force dans les maisons. »

» Cette promenade achevée, on le mit hors de la ville, avec défense d’y rentrer jamais. Quelques personnes qui le rencontrèrent après cette seconde disgrâce, m’avertirent du lieu où il étoit. J’allai l’y trouver, et le ramenai à Bagdad secrètement, où je l’assistai de tout mon petit pouvoir. »

» Le calife Mostanser Billah, poursuivit le barbier, ne rit pas tant de cette histoire que des autres. Il eut la bonté de plaindre le malheureux Alcouz. Il voulut encore me faire donner quelque chose et me renvoyer ; mais sans donner le temps d’exécuter son ordre, je repris la parole, et lui dis : « Mon souverain Seigneur et maître, vous voyez bien que je parle peu ; et puisque votre Majesté m’a fait la grâce de m’écouter jusqu’ici, qu’elle ait la bonté de vouloir encore entendre les aventures de mes deux autres frères ; j’espère qu’elles ne vous divertiront pas moins que les précédentes. Vous en pourrez faire faire une histoire complète qui ne sera pas indigne de votre bibliothèque. J’aurai donc l’honneur de vous dire que mon cinquième frère se nommoit Alnaschar…

» Mais je m’aperçois qu’il est jour, dit en cet endroit Scheherazade. » Elle garda le silence, et reprit ainsi son discours la nuit suivante :

CLXXVIe NUIT.

Sire, le barbier continua de parler dans ces termes :

HISTOIRE
DU
CINQUIÈME FRÈRE DU BARBIER.


» Alnaschar, tant que vécut notre père, fut très-paresseux. Au lieu de travailler pour gagner sa vie, il n’avoit pas honte de la demander le soir, et de vivre le lendemain de ce qu’il avoit reçu. Notre père mourut accablé de vieillesse, et nous laissa, pour tout bien, sept cents dragmes d’argent. Nous partageâmes également, de sorte que chacun en eut cent pour sa part. Alnaschar, qui n’avoit jamais possédé tant d’argent à la fois, se trouva fort embarrassé sur l’usage qu’il en feroit. Il se consulta long-temps lui-même là-dessus, et il se détermina enfin à les employer en verres, en bouteilles et autres pièces de verrerie, qu’il alla chercher chez un gros marchand. Il mit le tout dans un panier à jour, et choisit une fort petite boutique où il s’assit, le panier devant lui, et le dos appuyé contre le mur, en attendant qu’on vînt acheter de sa marchandise. Dans cette attitude, les jeux attachés sur son panier, il se mit à rêver, et dans sa rêverie, il prononça les paroles suivantes assez haut pour être entendu d’un tailleur qu’il avoit pour voisin : « Ce panier, dit-il, me coûte cent dragmes, et c’est tout ce que j’ai au monde. J’en ferai bien deux cents dragmes en le vendant en détail, et de ces deux cents dragmes que j’emploierai encore en verrerie, j’en ferai quatre cents. Ainsi, j’amasserai par la suite du temps quatre mille dragmes. De quatre mille dragmes, j’irai aisément jusqu’à huit. Quand j’en aurai dix mille, je laisserai aussitôt la verrerie pour me faire joaillier. Je ferai commerce de diamans, de perles, et de toutes sortes de pierreries. Possédant alors des richesses à souhait, j’achèterai une belle maison, de grandes terres, des esclaves, des eunuques, des chevaux : je ferai bonne chère et du bruit dans le monde. Je ferai venir chez moi tout ce qui se trouvera dans la ville de joueurs d’instrumens, de danseurs et de danseuses. Je n’en demeurerai pas là, et j’amasserai, s’il plaît à Dieu, jusqu’à cent mille dragmes. Lorsque je me verrai riche de cent mille dragmes, je m’estimerai autant qu’un prince, et j’enverrai demander en mariage la fille du grand visir, en faisant représenter à ce ministre que j’aurai entendu dire des merveilles de la beauté, de la sagesse, de l’esprit et de toutes les autres qualités de sa fille ; et enfin que je lui donnerai mille pièces d’or pour la première nuit de nos noces. Si le visir étoit assez mal-honnête pour me refuser sa fille, ce qui ne sauroit arriver, j’irois l’enlever à sa barbe, et l’amenerois malgré lui chez moi. D’abord que j’aurai épousé la fille du grand visir, je lui acheterai dix eunuques noirs des plus jeunes et des mieux faits. Je m’habillerai comme un prince ; et monté sur un beau cheval qui aura une selle de fin or avec une housse d’étoffe d’or relevée de diamans et de perles, je marcherai par la ville accompagné d’esclaves devant et derrière moi, et me rendrai à l’hôtel du visir aux yeux des grands et des petits qui me feront de profondes révérences. En descendant chez le visir au pied de son escalier, je monterai au milieu de mes gens rangés en deux files à droite et à gauche ; et le grand visir, en me recevant comme son gendre, me cédera sa place et se mettra au-dessous de moi pour me faire plus d’honneur. Si cela arrive, comme je l’espère, deux de mes gens auront chacun une bourse de mille pièces d’or que je leur aurai fait apporter. J’en prendrai une, et la lui présentant : « Voilà, lui dirai-je, les mille pièces d’or que j’ai promises pour la première nuit de mon mariage. » Et lui offrant l’autre : « Tenez, ajouterai-je, je vous en donne encore autant, pour vous marquer que je suis homme de parole, et que je donne plus que je ne promets. » Après une action comme celle-là, on ne parlera dans le monde que de ma générosité. Je reviendrai chez moi avec la même pompe. Ma femme m’enverra complimenter de sa part par quelqu’officier sur la visite que j’aurai faite au visir son père ; j’honorerai l’officier d’une belle robe, et le renverrai avec un riche présent. Si elle s’avise de m’en envoyer un, je ne l’accepterai pas, et je congédierai le porteur. Je ne permettrai pas qu’elle sorte de son appartement pour quelque cause que ce soit, que je n’en sois averti ; et quand je voudrai bien y entrer, ce sera d’une manière qui lui imprimera du respect pour moi. Enfin, il n’y aura pas de maison mieux réglée que la mienne. Je serai toujours habillé richement. Lorsque je me retirerai avec elle le soir, je serai assis à la place d’honneur, où j’affecterai un air grave, sans tourner la tête à droite ou à gauche. Je parlerai peu ; et pendant que ma femme, belle comme la pleine lune, demeurera debout devant moi avec tous ses atours, je ne ferai pas semblant de la voir. Ses femmes, qui seront autour d’elle y me diront : « Notre cher Seigneur et maître, voilà votre épouse, votre humble servante devant vous : elle attend que vous la caressiez, et elle est bien mortifiée de ce que vous ne daignez pas seulement la regarder ; elle est fatiguée d’être si long-temps debout ; dites-lui au moins de s’asseoir. » Je ne répondrai rien à ce discours, ce qui augmentera leur surprise et leur douleur. Elles se jetteront à mes pieds, et après qu’elles y auront demeuré un temps considérable à me supplier de me laisser fléchir, je lèverai enfin la tête et jetterai sur elle un regard distrait ; puis je me remettrai dans la même attitude. Dans la pensée qu’elles auront que ma femme ne sera pas assez bien ni assez proprement habillée, elles la mèneront dans son cabinet pour lui faire changer d’habit ; et moi cependant je me lèverai de mon côté, et prendrai un habit plus magnifique que celui d’auparavant. Elles reviendront une seconde fois à la charge ; elles me tiendront le même discours, et je me donnerai le plaisir de ne pas regarder ma femme qu’après m’être laissé prier et solliciter avec autant d’instances et aussi long-temps que la première fois. Je commencerai dès le premier jour de mes noces à lui apprendre de quelle manière je prétends en user avec elle le reste de sa vie…

La sultane Scheherazade se tut à ces paroles, à cause du jour qu’elle vit paroître. Elle reprit la suite de son discours le lendemain, et dit au sultan des Indes :

CLXXVIIe NUIT.

Sire, le barbier babillard poursuivit ainsi l’histoire de son cinquième frère :

» Après les cérémonies de nos noces, continua Alnaschar, je prendrai de la main d’un de mes gens qui sera près de moi, une bourse de cinq cents pièces d’or que je donnerai aux coiffeuses, afin qu’elles me laissent seul avec mon épouse. Quand elles se seront retirées, ma femme se couchera la première. Je me coucherai ensuite auprès d’elle, le dos tourné de son côté, et je passerai la nuit sans lui dire un seul mot. Le lendemain, elle ne manquera pas de se plaindre de mes mépris et de mon orgueil à sa mère, femme du grand visir, et j’en aurai la joie au cœur. Sa mère viendra me trouver, me baisera les mains avec respect, et me dira : « Seigneur, (car elle n’osera m’appeler son gendre, de peur de me déplaire en me parlant si familièrement) je vous supplie de ne pas dédaigner de regarder ma fille, et de vous approcher d’elle : je vous assure qu’elle ne cherche qu’à vous plaire, et qu’elle vous aime de toute son ame. » Mais ma belle-mère aura beau parler, je ne lui répondrai pas une syllabe, et je demeurerai ferme dans ma gravité. Alors elle se jettera à mes pieds, me les baisera plusieurs fois, et me dira : « Seigneur, seroit-il possible que vous soupçonnassiez la sagesse de ma fille ? Je vous assure que je l’ai toujours eue devant les yeux, et que vous êtes le premier homme qui l’ait jamais vue en face. Cessez de lui causer une si grande mortification, faites-lui la grâce de la regarder, de lui parler, et de la fortifier dans la bonne intention qu’elle a de vous satisfaire en toute chose. » Tout cela ne me touchera point ; ce que voyant ma belle-mère, elle prendra un verre de vin, et le mettant à la main de sa fille, mon épouse : » Allez, lui dira-t-elle, présentez-lui vous-même ce verre de vin ; il n’aura peut-être pas la cruauté de le refuser d’une si belle main. » Ma femme viendra avec le verre, demeurera debout et toute tremblante devant moi. Lorsqu’elle verra que je ne tournerai point la vue de son côté, et que je persisterai à la dédaigner, elle me dira, les larmes aux jeux : « Mon cœur, ma chère ame, mon aimable Seigneur, je vous conjure par les faveurs dont le ciel vous comble, de me faire la grâce de recevoir ce verre de vin de la main de votre très-humble servante. » Je me garderai bien de la regarder encore, et de lui répondre. « Mon charmant époux, continuera-t-elle en redoublant ses pleurs et en m’approchant le verre de la bouche, je ne cesserai pas que je n’aie obtenu que vous buviez. » Alors, fatigué de ses prières, je lui lancerai un regard terrible, et lui donnerai un bon soufflet sur la joue, en la repoussant du pied si vigoureusement, qu’elle ira tomber bien loin au-delà du sofa.

» Mon frère étoit tellement absorbé dans ses visions chimériques, qu’il représenta l’action avec son pied, comme si elle eût été réelle, et par malheur il en frappa si rudement son panier plein de verrerie, qu’il le jeta du haut de sa boutique dans la rue, de manière que toute la verrerie fut brisée en mille morceaux.

» Le tailleur son voisin qui avoit ouï l’extravagance de son discours, fit un grand éclat de rire lorsqu’il vit tomber le panier. « Oh, que tu es un indigne homme, dit-il à mon frère ! Ne devrois-tu pas mourir de honte de maltraiter ainsi une jeune épouse qui ne t’a donné aucun sujet de te plaindre d’elle ? Il faut que tu sois bien brutal pour mépriser les pleurs et les charmes d’une si aimable personne. Si j’étois à la place du grand visir, ton beau-père, je te ferois donner cent coups de nerf de bœuf, et te ferois promener par la ville avec l’éloge que tu mérites. »

» Mon frère, à cet accident si funeste pour lui, rentra en lui-même ; et voyant que c’étoit par son orgueil insupportable qu’il lui étoit arrivé, il se frappa le visage, déchira ses habits, et se mit à pleurer en poussant des cris qui firent bientôt assembler les voisins, et arrêter les passans qui alloient à la prière de midi. Comme c’étoit un vendredi, il y alloit plus de monde que les autres jours. Les uns eurent pitié d’Alnaschar, et les autres ne firent que rire de son extravagance. Cependant la vanité qu’il s’étoit mis en tête, s’étoit dissipée avec son bien ; et il pleuroit encore son sort amèrement, lorsqu’une dame de considération, montée sur une mule richement caparaçonnée, vint à passer par là. L’état où elle vit mon frère, excita sa compassion. Elle demanda qui il étoit, et ce qu’il avoit à pleurer ? On lui dit seulement que c’étoit un pauvre homme qui avoit employé le peu d’argent qu’il possédoit à l’achat d’un panier de verrerie, que ce panier étoit tombé et que toute la verrerie s’étoit cassée. Aussitôt la dame se tourna du côté d’un eunuque qui l’accompagnoit : « Donnez-lui, dit-elle, ce que vous avez sur vous. « L’eunuque obéit, et mit entre les mains de mon frère une bourse de cinq cents pièces d’or. Alnaschar pensa mourir de joie en la recevant. Il donna mille bénédictions à la dame ; et après avoir fermé sa boutique, où sa présence n’étoit plus nécessaire, il s’en alla chez lui.

» Il faisoit de profondes réflexions sur le grand bonheur qui venoit de lui arriver, lorsqu’il entendit frapper à sa porte. Avant que d’ouvrir, il demanda qui frappoit ; et avant reconnu à la voix que c’étoit une femme, il ouvrit. « Mon fils, lui dit-elle, j’ai une grâce à vous demander : voilà le temps de la prière, je voudrois bien me laver pour être en état de la faire. Laissez-moi, s’il vous plaît, entrer chez vous, et me donnez un vase d’eau. » Mon frère envisagea cette femme, et vit que c’étoit une personne déjà fort avancée en âge. Quoiqu’il ne la connût point, il ne laissa pas de lui accorder ce qu’elle demandoit. Il lui donna un vase plein d’eau, ensuite il reprit sa place ; et toujours occupé de sa dernière aventure, il mit son or dans une espèce de bourse longue et étroite, propre à porter à sa ceinture. La vieille, pendant ce temps-là, fit sa prière ; et lorsqu’elle eut achevé, elle vint trouver mon frère, se prosterna deux fois en frappant la terre de son front, comme si elle eût voulu prier Dieu ; puis s’étant relevée, elle lui souhaita toute sorte de biens…

L’aurore dont la clarté commençoit à paroître, obligea Scheherazade à s’arrêter en cet endroit. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours, en faisant toujours parler le barbier :

CLXXVIIIe NUIT.

La vieille souhaita toute sorte de biens à mon frère, elle le remercia de son honnêteté. Comme elle étoit habillée assez pauvrement, et qu’elle s’humilioit fort devant lui, il crut qu’elle lui demandoit l’aumône, et il lui présenta deux pièces d’or. La vieille se retira en arrière avec surprise, comme si mon frère lui eût fait une injure. « Grand Dieu, lui dit-elle, que veut dire ceci ? Seroit-il possible Seigneur, que vous me prissiez pour une de ces misérables qui font profession d’entrer hardiment chez les gens pour demander l’aumône ? Reprenez votre argent, je n’en ai pas besoin, Dieu merci : j’appartiens à une jeune dame de cette ville qui est pourvue d’une beauté charmante, et qui est avec cela très-riche ; elle ne me laisse manquer de rien. »

« Mon frère ne fut pas assez fin pour s’apercevoir de l’adresse de la vieille, qui n’avoit refusé les deux pièces d’or que pour en attraper davantage. Il lui demanda si elle ne pourroit pas lui procurer l’honneur de voir cette dame : « Très-volontiers, lui répondit-elle, elle sera bien aise de vous épouser, et de vous mettre en possession de tous ses biens en vous faisant maître de sa personne : prenez votre argent et suivez-moi. » Ravi d’avoir trouvé une grosse somme d’argent, et presqu’aussitôt une femme belle et riche, il ferma les yeux à toute autre considération. Il prit les cinq cents pièces d’or, et se laissa conduire par la vieille.

» Elle marcha devant lui, et il la suivit de loin jusqu’à la porte d’une grande maison où elle frappa. Il la rejoignit dans le temps qu’une jeune esclave grecque ouvroit. La vieille le fit entrer le premier, et passer au travers d’une cour bien pavée, et l’introduisit dans une salle dont l’ameublement le confirma dans la bonne opinion qu’on lui avoit fait concevoir de la maîtresse de la maison. Pendant que la vieille alla avertir la jeune dame, il s’assit ; et comme il avoit chaud, il ôta son turban et le mit près de lui. Il vit bientôt entrer la jeune dame, qui le surprit bien plus par sa beauté, que par la richesse de son habillement. Il se leva dès qu’il l’aperçut. La dame le pria d’un air gracieux de prendre sa place, en s’asseyant près de lui. Elle lui marqua bien de la joie de le voir ; et après lui avoir dit quelques douceurs : « Nous ne sommes pas ici assez commodément, ajouta-t-elle, venez, donnez-moi la main. » À ces mots, elle lui présenta la sienne, et le mena dans une chambre écartée, où elle s’entretint encore quelque temps avec lui ; puis elle le quitta, en lui disant : « Demeurez, je suis à vous dans un moment. » Il attendit ; mais au lieu de la dame, un grand esclave noir arriva le sabre à la main, et regardant mon frère d’un œil terrible : «  Que fais-tu ici, lui dit-il fièrement ? » Alnaschar, à cet aspect, fut tellement saisi de frayeur, qu’il n’eut pas la force de répondre. L’esclave le dépouilla, lui enleva l’or qu’il portoit, et lui déchargea plusieurs coups de sabre dans les chairs seulement. Le malheureux en tomba par terre, où il resta sans mouvement, quoiqu’il eût encore l’usage de ses sens. Le noir le croyant mort, demanda du sel ; l’esclave grecque en apporta plein un grand bassin. Ils en frottèrent les plaies de mon frère, qui eut la présence d’esprit, malgré la douleur cuisante qu’il souffroit, de ne donner aucun signe de vie. Le noir et l’esclave grecque s’étant retirés, la vieille qui avoit fait tomber mon frère dans le piége, vint le prendre par les pieds, et le traîna jusqu’à une trappe qu’elle ouvrit. Elle le jeta dedans, et il se trouva dans un lieu souterrain avec plusieurs corps de gens qui avoient été assassinés. Il s’en aperçut dès qu’il fut revenu à lui, car la violence de sa chute lui avoit ôté le sentiment. Le sel dont ses plaies avoient été frottées, lui conserva la vie. Il reprit peu à peu assez de force pour se soutenir ; et au bout de deux jours ayant ouvert la trappe durant la nuit, et remarqué dans la cour un endroit propre à se cacher, il y demeura jusqu’à la pointe du jour. Alors il vit paroître la détestable vieille qui ouvrit la porte de la rue, et partit pour aller chercher une autre proie. Afin qu’elle ne le vît pas, il ne sortit de ce coupe-gorge que quelques momens après elle, et il vint se réfugier chez moi, où il m’apprit toutes les aventures qui lui étoient arrivées en si peu de temps.

» Au bout d’un mois, il fut parfaitement guéri de ses blessures par les remèdes souverains que je lui fis prendre. Il résolut de se venger de la vieille qui l’avoit trompé si cruellement. Pour cet effet, il fit une bourse assez grande pour contenir cinq cents pièces d’or ; et, au lieu d’or, il la remplit de morceaux de verre…

Scheherazade, en achevant ces derniers mots, s’aperçut qu’il étoit jour. Elle n’en dit pas davantage cette nuit ; mais le lendemain, elle poursuivit de cette sorte l’histoire d’Alnaschar :

CLXXIXe NUIT.

« Mon frère, continua le barbier, attacha le sac de verre autour de lui avec sa ceinture, se déguisa en vieille, et prit un sabre, qu’il cacha sous sa robe. Un matin il rencontra la vieille qui se promenoit déjà par la ville, en cherchant l’occasion de jouer un mauvais tour à quelqu’un. Il l’aborda, et contrefaisant la voix d’une femme : « N’auriez-vous pas, lui dit-il, un trébuchet à me prêter ? Je suis une femme de Perse nouvellement arrivée. J’ai apporté de mon pays cinq cents pièces d’or. Je voudrois bien voir si elles sont de poids. » « Bonne femme, lui répondit la vieille, vous ne pouviez mieux vous adresser qu’à moi. Venez, vous n’avez qu’à me suivre, je vous mènerai chez mon fils qui est changeur, il se fera un plaisir de vous les peser lui-même pour vous en épargner la peine. Ne perdons pas de temps, afin de le trouver avant qu’il aille à sa boutique. » Mon frère la suivit jusqu’à la maison où elle l’avoit introduit la première fois, et la porte fut ouverte par l’esclave grecque.

» La vieille mena mon frère dans la salle, où elle lui dit d’attendre un moment, qu’elle alloit faire venir son fils. Le prétendu fils parut sous la forme du vilain esclave noir : « Maudite vieille, dit-il à mon frère, lève-toi et me suis. » En disant ces mots, il marcha devant pour le mener au lieu où il vouloit le massacrer. Alnaschar se leva, le suivit ; et tirant son sabre de dessous sa robe, il le lui déchargea sur le cou par derrière si adroitement, qu’il lui abattit la tête. Il la prit aussitôt d’une main, et de l’autre il traîna le cadavre jusqu’au lieu souterrain où il le jeta avec la tête. L’esclave grecque accoutumée à ce manège, se fit bientôt voir avec le bassin plein de sel ; mais quand elle vit Alnaschar le sabre à la main, et qui avoit quitté le voile dont il s’étoit couvert le visage, elle laissa tomber le bassin et s’enfuit ; mais mon frère courant plus fort qu’elle, la joignit, et lui fit voler la tête de dessus les épaules. La méchante vieille accourut au bruit, et il se saisit d’elle avant qu’elle eût le temps de lui échapper. « Perfide, s’écria-t-il, me reconnois-tu ? » « Hélas, Seigneur, répondit-elle en tremblant, qui êtes-vous ? Je ne me souviens pas de vous avoir jamais vu.» « Je suis, dit-il, celui chez qui tu entras l’autre jour pour te laver et faire ta prière d’hypocrite : t’en souvient-il ? » Alors elle se mit à genoux pour lui demander pardon ; mais il la coupa en quatre pièces.

» Il ne restoit plus que la dame qui ne savoit rien de ce qui venoit de se passer chez elle. Il la chercha, et la trouva dans une chambre où elle pensa s’évanouir quand elle le vit paroître. Elle lui demanda la vie, et il eut la générosité de la lui accorder. « Madame, lui dit-il, comment pouvez-vous être avec des gens aussi méchans que ceux dont je viens de me venger si justement ? » « J’étois, lui répondit-elle, la femme d’un honnête marchand, et la maudite vieille dont je ne connoissois pas la méchanceté, me venoit voir quelquefois. « Madame, me dit-elle un jour, nous avons de belles noces chez nous ; vous y prendriez beaucoup de plaisir, si vous vouliez nous faire l’honneur de vous y trouver. » Je me laissai persuader. Je pris mon plus bel habit avec une bourse de cent pièces d’or. Je la suivis ; elle me mena dans cette maison, où je trouvai ce noir qui me retint par force ; et il y a trois ans que j’y suis avec bien de la douleur. » « De la manière dont ce détestable noir se gouvernoit, reprit mon frère, il faut qu’il ait amassé bien des richesses. » « Il y en a tant, repartit-elle, que vous serez riche à jamais, si vous pouvez les emporter : suivez-moi et vous les verrez. » Elle conduisit Alnaschar dans une chambre où elle lui fit voir effectivement plusieurs coffres pleins d’or, qu’il considéra avec une admiration dont il ne pouvoit revenir. « Allez, dit-elle, et amenez assez de monde pour emporter tout cela. » Mon frère ne se le fit pas dire deux fois ; il sortit, et ne fut dehors qu’autant de temps qu’il lui en fallut pour assembler dix hommes. Il les amena avec lui ; et en arrivant à la maison, il fut fort étonné de trouver la porte ouverte ; mais il le fut bien davantage, lorsqu’étant entré dans la chambre où il avoit vu les coffres, il n’en trouva pas un seul. La dame plus rusée et plus diligente que lui, les avoit fait enlever et avoit disparu elle-même. Au défaut des coffres et pour ne pas s’en retourner les mains vuides, il fit emporter tout ce qu’il put trouver de meubles dans les chambres et dans les garde-meubles, où il y en avoit beaucoup plus qu’il ne lui en falloit pour le dédommager des cinq cents pièces d’or qui lui avoient été volées. Mais en sortant de la maison, il oublia de fermer la porte. Les voisins qui avoient reconnu mon frère et vu les porteurs aller et venir, coururent avertir le juge de police de ce déménagement qui leur avoit paru suspect. Alnaschar passa la nuit assez tranquillement ; mais le lendemain matin, comme il sortoit du logis, il rencontra à sa porte vingt hommes des gens du juge de police qui se saisirent de lui. « Venez avec nous, lui dirent-ils, notre maître veut parler à vous. » Mon frère les pria de se donner un moment de patience, et leur offrit une somme d’argent pour qu’ils le laissassent échapper ; mais au lieu de l’écouter, ils le lièrent et le forcèrent de marcher avec eux. Ils rencontrèrent dans une rue un ancien ami de mon frère qui les arrêta, et s’informa d’eux pour quelle raison ils l’emmenoient ; il leur proposa même une somme considérable pour le lâcher et rapporter au juge de police qu’ils ne l’avoient pas trouvé ; mais ne put rien obtenir d’eux, et ils menèrent Alnaschar au juge de police…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il étoit jour. La nuit suivante elle reprit le fil de sa narration, et dit au sultan des Indes :

CLXXXe NUIT.

» Sire, quand les gardes, poursuivit le barbier, eurent conduit mon frère devant le juge de police, ce magistrat lui dit : « Je vous demande où vous avez pris tous les meubles que vous fîtes porter hier chez vous ? » « Seigneur, répondit Alnaschar, je suis prêt à vous dire la vérité ; mais permettez-moi auparavant d’avoir recours à votre clémence, et de vous supplier de me donner votre parole qu’il ne me sera rien fait. » « Je vous la donne, répliqua le juge. » Alors mon frère lui raconta sans déguisement tout ce qui lui étoit arrivé, et tout ce qu’il avoit fait depuis que la vieille étoit venue faire sa prière chez lui, jusqu’à ce qu’il ne trouva plus la jeune dame dans la chambre où il l’avoit laissée après avoir tué le noir, l’esclave grecque et la vieille. À l’égard de ce qu’il avoit fait emporter chez lui, il supplia le juge de lui en laisser au moins une partie pour le récompenser des cinq cents pièces d’or qu’on lui avoit volées.

» Le juge, sans rien promettre à mon frère, envoya chez lui quelques-uns de ses gens pour enlever tout ce qu’il y avoit ; et lorsqu’on lui eut rapporté qu’il n’y restoit plus rien, et que tout avoit été mis dans son garde-meuble, il commanda aussitôt à mon frère de sortir de la ville, et de n’y revenir de sa vie, parce qu’il craignoit que s’il y demeuroit, il n’allât se plaindre de son injustice au calife. Cependant Alnaschar obéit à l’ordre sans murmurer, et sortit de la ville pour se réfugier dans une autre. En chemin il fut rencontré par des voleurs qui le dépouillèrent, et le mirent nu comme la main. Je n’eus pas plutôt appris cette fâcheuse nouvelle, que je pris un habit et allai le trouver où il étoit. Après l’avoir consolé le mieux qu’il me fut possible, je le ramenai et le fis entrer secrètement dans la ville, où j’en eus autant de soin que de ses autres frères. »

HISTOIRE
DU
SIXIÈME FRÈRE DU BARBIER.


» Il ne me reste plus à vous raconter que l’histoire de mon sixième frère, appelé Schacabac aux lèvres fendues. Il avoit eu d’abord l’industrie de bien faire valoir les cent dragmes d’argent qu’il avoit eues en partage, de même que ses autres frères, de sorte qu’il s’étoit vu fort à son aise ; mais un revers de fortune le réduisit à la nécessité de demander sa vie. Il s’en acquittoit avec adresse, et il s’étudioit sur-tout à se procurer l’entrée des grandes maisons par l’entremise des officiers et des domestiques, pour avoir un libre accès auprès des maîtres, et s’attirer leur compassion.

« Un jour qu’il passoit devant un hôtel magnifique, dont la porte élevée laissoit voir une cour très-spacieuse où il y avoit une foule de domestiques, il s’approcha de l’un d’entr’eux, et lui demanda à qui appartenoit cet hôtel. « Bon homme, lui répondit le domestique, d’où venez-vous pour me faire cette demande ? Tout ce que vous voyez ne vous fait-il pas connoître que c’est l’hôtel d’un Barmecide ?[1] » Mon frère, à qui la générosité et la libéralité des Barmecides étoient connues, s’adressa aux portiers, car il y en avoit plus d’un, et les pria de lui donner l’aumône. « Entrez, lui dirent-ils, personne ne vous en empêche, et adressez-vous vous-même au maître de la maison, il vous renverra content. »

Mon frère ne s’attendoit pas à tant d’honnêteté ; il en remercia les portiers, et entra, avec leur permission, dans l’hôtel, qui étoit si vaste, qu’il mit beaucoup de temps à gagner l’appartement du Barmecide. Il pénétra enfin jusqu’à un grand bâtiment en quarré, d’une très-belle architecture, et entra par un vestibule qui lui fit découvrir un jardin des plus propres, avec des allées de cailloux de différentes couleurs qui réjouissoient la vue. Les appartemens d’en bas qui régnoient à l’entour, étoient presque tous à jour. Ils se fermoient avec de grands rideaux pour garantir du soleil, et on les ouvroit pour prendre le frais quand la chaleur étoit passée.

» Un lieu si agréable auroit causé de l’admiration à mon frère, s’il eut eu l’esprit plus content qu’il ne l’avoit. Il avança, et entra dans une salle richement meublée et ornée de peintures à feuillages d’or et d’azur, où il aperçut un homme vénérable avec une longue barbe blanche, assis sur un sofa à la place d’honneur, ce qui lui fit juger que c’étoit le maître de la maison. En effet, c’étoit le seigneur Barmecide lui-même, qui lui dit d’une manière obligeante qu’il étoit le bien-venu, et lui demanda ce qu’il souhaitoit. « Seigneur, lui répondit mon frère d’un air à lui faire pitié, je suis un pauvre homme qui ai besoin de l’assistance des personnes puissantes et généreuses comme vous. » Il ne pouvoit mieux s’adresser qu’à ce seigneur, qui étoit recommandable par mille belles qualités.

» Le Barmecide parut étonné de la réponse de mon frère ; et portant ses deux mains à son estomac, comme pour déchirer son habit en signe de douleur : « Est-il possible, s’écria-t-il, que je sois à Bagdad, et qu’un homme tel que vous, soit dans la nécessité que vous dites ? Voilà ce que je ne puis souffrir. » À ces démonstrations, mon frère prévenu qu’il alloit lui donner une marque singulière de sa libéralité, lui donna mille bénédictions, et lui souhaita toute sorte de biens. « Il ne sera pas dit, reprit le Barmecide, que je vous abandonne, et je ne prétends pas non plus que vous m’abandonniez. » « Seigneur, répliqua mon frère, je vous jure que je n’ai rien mangé d’aujourd’hui. » « Est-il bien vrai, repartit le Barmecide, que vous soyez à jeun, à l’heure qu’il est ? Hélas, le pauvre homme ! Il meurt de faim ! Holà, garçon, ajouta-t-il en élevant la voix, qu’on apporte vite le bassin et l’eau ; que nous nous lavions les mains. » Quoiqu’aucun garçon ne parût, et que mon frère ne vit ni bassin ni eau, le Barmecide néanmoins ne laissa pas de se frotter les mains comme si quelqu’un eût versé de l’eau dessus ; et en faisant cela, il disoit à mon frère : « Approchez donc, lavez-vous avec moi. » Schacabac jugea bien par-là que le seigneur Barmecide aimoit à rire ; et comme il entendoit lui-même la raillerie, et qu’il n’ignoroit pas la complaisance que les pauvres doivent avoir pour les riches, s’ils en veulent tirer bon parti, il s’approcha et fit comme lui.

« Allons, dit alors le Barmecide, qu’on apporte à manger, et qu’on ne fasse point attendre. » En achevant ces paroles, quoiqu’on n’eût rien apporté, il commença de faire comme s’il eût pris quelque chose dans un plat, de porter à sa bouche et de mâcher à vuide, en disant à mon frère : « Mangez, mon hôte, je vous en prie, agissez aussi librement que si vous étiez chez vous ; mangez donc : pour un homme affamé, il me semble que vous faites la petite bouche. » « Pardonnez-moi, Seigneur, lui répondit Schacabac en imitant parfaitement ses gestes, vous voyez que je ne perds pas de temps, et que je fais assez bien mon devoir. » « Que dites-vous de ce pain, reprit le Barmecide, ne le trouvez-vous pas excellent ? » « Ah, Seigneur, repartit mon frère qui ne voyoit pas plus de pain que de viande, jamais je n’en ai mangé de si blanc ni de si délicat. » « Mangez-en donc tout votre saoul, répliqua le seigneur Barmecide ; je vous assure que j’ai acheté cinq cents pièces d’or la boulangère qui me fait de si bon pain…

Scheherazade vouloit continuer ; mais le jour qui paroissoit, l’obligea de s’arrêter à ces dernières paroles. La nuit suivante, elle poursuivit de cette manière :

CLXXXIe NUIT.

» Le Barmecide, dit le barbier, après avoir parlé de l’esclave sa boulangère, et vanté son pain, que mon frère ne mangeoit qu’en idée, s’écria : « Garçon, apporte-nous un autre plat, Mon brave hôte, dit-il à mon frère, (encore qu’aucun garçon n’eût paru), goûtez de ce nouveau mets, et me dites si jamais vous avez mangé du, mouton cuit avec du blé mondé, qui fût mieux accommodé que celui-là ? » « Il est admirable, lui répondit mon frère ; aussi je m’en donne comme il faut. » « Que vous me faites plaisir, reprit le seigneur Barmecide ! Je vous conjure, par la satisfaction que j’ai de vous voir si bien manger, de ne rien laisser de ce mets, puisque vous le trouvez si fort à votre goût. » Peu de temps après, il demanda une oie à la sauce douce, accommodée avec du vinaigre, du miel, des raisins secs, des pois chiches, et des figues sèches ; ce qui fut apporté comme le plat de viande de mouton. « L’oie est bien grasse, dit le Barmecide, mangez-en seulement une cuisse et une aile. Il faut ménager votre appétit, car il nous revient encore beaucoup d’autres choses.» Effectivement, il demanda plusieurs autres plats de différentes sortes, dont mon frère, en mourant de faim, continua de faire semblant de manger. Mais ce qu’il vanta plus que tout le reste, fut un agneau nourri de pistaches qu’il ordonna qu’on servît, et qui fut servi de même que les plats précédens. « Oh, pour ce mets, dit le seigneur Barmecide, c’est un mets dont on ne mange point ailleurs que chez moi ! Je veux que vous vous en rassasiez. » En disant cela, il fit comme s’il eût eu un morceau à la main, et rapprochant de la bouche de mon frère : « Tenez, lui dit-il, avalez cela : vous allez juger si j’ai tort de vous vanter ce plat ? » Mon frère alongea la tête, ouvrit la bouche, feignit de prendre le morceau, de le mâcher et de l’avaler avec un extrême plaisir. « Je savois bien, reprit le Barmecide, que vous le trouveriez bon. » « Rien au monde n’est plus exquis, repartit mon frère : franchement, c’est une chose délicieuse que votre table. » « Qu’on apporte à présent le ragoût, s’écria le Barmecide ! Je crois que vous n’en serez pas moins content que de l’agneau. Hé bien, qu’en pensez-vous ? » « Il est merveilleux, répondit Schacabac : on y sent tout à-la-fois l’ambre, le clou de girofle, la muscade, le gingembre, le poivre, et les herbes les plus odorantes ; et toutes ces odeurs sont si bien ménagées, que l’une n’empêche pas qu’on ne sente l’autre ! Quelle volupté ! » « Faites honneur à ce ragoût, répliqua le Barmecide ; mangez-en donc, je vous en prie. Holà, garçon, ajouta-t-il en haussant la voix, qu’on nous donne un nouveau ragoût. » « Non pas, s’il vous plaît, interrompit mon frère : en vérité, Seigneur, il n’est pas possible que je mange davantage ; je n’en puis plus. »

« Qu’on desserve donc, dit alors le Barmecide, et qu’on apporte les fruits. » Il attendit un moment, comme pour donner le temps aux officiers de desservir ; après quoi reprenant la parole : « Goûtez de ces amandes, poursuivit-il : elles sont bonnes et fraîchement cueillies. » Ils firent l’un et l’autre de même que s’ils eussent ôté la peau des amandes et qu’ils les eussent mangées. Après cela, le Barmecide invitant mon frère à prendre d’autres choses : « Voilà, lui dit-il, de toutes sortes de fruits, des gâteaux, des confitures sèches, des compotes. Choisissez ce qui vous plaira. » Puis avançant la main, comme s’il lui eût présenté quelque chose : « Tenez, continua-t-il, voici une tablette excellente pour aider à faire la digestion. » Schacabac fit semblant de prendre et de manger. « Seigneur, dit-il, le musc n’y manque pas ! » « Ces sortes de tablettes se font chez moi, répondit le Barmecide ; et en cela, comme en tout ce qui se fait dans ma maison, rien n’est épargné. » Il excita encore mon frère à manger : « Pour un homme, poursuivit-il, qui étiez encore à jeun lorsque vous êtes entré ici, il me paroît que vous n’avez guère mangé. » « Seigneur, lui repartit mon frère, qui avoit mal aux mâchoires à force de mâcher à vuide, je vous assure que je suis tellement rempli, que je ne saurois manger un seul morceau de plus. »

« Mon hôte, reprit le Barmecide, après avoir si bien mangé, il faut que nous buvions[2]. Vous boirez bien du vin ? » « Seigneur, lui dit mon frère, je ne boirai pas de vin, s’il vous plaît, puique cela m’est défendu. » « Vous êtes trop scrupuleux, répliqua le Barmecide : faites comme moi. » « J’en boirai donc par complaisance, repartit Schacabac. À ce que je vois, vous voulez que rien ne manque à votre festin. Mais comme je ne suis point accoutumé à boire du vin, je crains de commettre quelque faute contre la bienséance, et même contre le respect qui vous est dû ; c’est pourquoi je vous prie encore de me dispenser de boire du vin ; je me contenterai de boire de l’eau. » « Non, non, dit le Barmecide, vous boirez du vin. » En même temps il commanda qu’on en apportât ; mais le vin ne fut pas plus réel que la viande et les fruits. Il fit semblant de se verser à boire et de boire le premier ; puis faisant semblant de verser à boire pour mon frère et de lui présenter le verre : « Buvez à ma santé, lui dit-il : sachons un peu si vous trouverez ce vin bon ? » Mon frère feignit de prendre le verre, de le regarder de près comme pour voir si la couleur du vin étoit belle, et de se le porter au nez pour juger si l’odeur en étoit agréable ; puis il fit une profonde inclination de tête au Barmecide, pour lui marquer qu’il prenoit la liberté de boire à sa santé, et enfin il fit semblant de boire avec toutes les démonstrations d’un homme qui boit avec plaisir. « Seigneur, dit-il, je trouve ce vin excellent ; mais il n’est pas assez fort, ce me semble. » « Si vous en souhaitez qui ait plus de force, répondit le Barmecide, vous n’avez qu’à parler : il y en a dans ma cave de plusieurs sortes. Voyez si vous serez content de celui-ci. » À ces mots, il fit semblant de se verser d’un autre vin à lui-même, et puis à mon frère. Il fit cela tant de fois, que Schacabac, feignant que le vin l’avoit échauffé, contrefit l’homme ivre, leva la main et frappa le Barmecide à la tête si rudement, qu’il le renversa par terre. Il voulut même le frapper encore ; mais le Barmecide présentant la main pour éviter le coup, lui cria : « Êtes-vous fou ? » Alors mon frère se retenant, lui dit : « Seigneur, vous avez eu la bonté de recevoir chez vous votre esclave, et de lui donner un grand festin : vous deviez vous contenter de m’avoir fait manger ; il ne falloit pas me faire boire de vin, car je vous avois bien dit que je pourrois vous manquer de respect. J’en suis très-fâché, et je vous en demande mille pardons. »

» À peine eut-il achevé ces paroles, que le Barmecide, au lieu de se mettre en colère, se prit à rire de toute sa force. « Il y a long-temps, lui dit-il, que je cherche un homme de votre caractère… »

« Mais, Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, je ne prends pas garde qu’il est jour. » Schahriar se leva aussitôt ; et la nuit suivante, la sultane continua de parler dans ces termes :

CLXXXIIe NUIT.

Sire, le barbier poursuivant l’histoire de son sixième frère :

» Le Barmecide, ajouta-t-il, fit mille caresses à Schacabac. « Non-seulement, lui dit-il, je vous pardonne le coup que vous m’avez donné, je veux même désormais que nous soyons amis, et que vous n’ayez pas d’autre maison que la mienne. Vous avez eu la complaisance de vous accommoder à mon humeur, et la patience de soutenir la plaisanterie jusqu’au bout ; mais nous allons manger réellement. » En achevant ces paroles, il frappa des mains, et commanda à plusieurs domestiques, qui parurent, d’apporter la table et de servir. Il fut obéi promptement, et mon frère fut régalé des mêmes mets dont il n’avoit goûté qu’en idée. Lorsqu’on eut desservi, on apporta du vin ; et en même temps, un nombre d’esclaves belles et richement habillées entrèrent et chantèrent au son des instrumens quelques airs agréables. Enfin, Schacabac eut tout sujet d’être content des bontés et des honnêtetés du Barmecide, qui le goûta, en usa avec lui familièrement, et lui fît donner un habit de sa garde-robe.

» Le Barmecide trouva dans mon frère tant d’esprit et une si grande intelligence en toutes choses, que peu de jours après il lui confia le soin de toute sa maison et de toutes ses affaires. Mon frère s’acquitta fort bien de son emploi durant vingt années. Au bout de ce temps-là, le généreux Barmecide, accablé de vieillesse, mourut ; et n’ayant pas laissé d’héritiers, on confisqua tous ses biens au profit du prince. On dépouilla mon frère de tous ceux qu’il avoit amassés ; de sorte que se voyant réduit à son premier état, il se joignit à une caravane de pélerins de la Mecque, dans le dessein de faire ce pélerinage à la faveur de leurs charités. Par malheur, la caravane fut attaquée et pillée par un nombre de Bedouins[3] supérieur à celui des pèlerins. Mon frère se trouva esclave d’un Bedouin qui lui donna la bastonnade pendant plusieurs jours pour l’obliger à se racheter. Schacabac lui protesta qu’il le maltraitoit inutilement. « Je suis votre esclave, lui disoit-il, vous pouvez disposer de moi à votre volonté ; mais je vous déclare que je suis dans la dernière pauvreté, et qu’il n’est pas en mon pouvoir de me racheter. » Enfin, mon frère eut beau lui exposer toute sa misère, et tâcher de le fléchir par ses larmes, le Bedouin fut impitoyable ; et de dépit de se voir frustré d’une somme considérable sur laquelle il avoit compté, il prit son couteau et lui fendit les lèvres pour se venger, par cette inhumanité, de la perte qu’il croyoit avoir faite.

» Le Bedouin avoit une femme assez jolie, et souvent quand il alloit faire ses courses, il laissoit mon frère seul avec elle. Alors la femme n’oublioit rien pour consoler mon frère de la rigueur de l’esclavage. Elle lui faisoit assez connoître qu’elle l’aimoit ; mais il n’osoit répondre à sa passion, de peur de s’en repentir, et il évitoit de se trouver seul avec elle, autant qu’elle cherchoit l’occasion d’être seule avec lui. Elle avoit une si grande habitude de badiner et de jouer avec le cruel Schacabac toutes les fois qu’elle le voyoit, que cela lui arriva un jour en présence de son mari. Mon frère, sans prendre garde qu’il les observoit, s’avisa, pour ses péchés, de badiner aussi avec elle. Le Bedouin s’imagina aussitôt qu’ils vivoient tous deux dans une intelligence criminelle ; et ce soupçon le mettant en fureur, il se jeta sur mon frère ; et après l’avoir mutilé d’une manière barbare, il le conduisit sur un chameau au haut d’une montagne déserte où il le laissa. La montagne étoit sur le chemin de Bagdad, de sorte que les passans qui l’avoient rencontré, me donnèrent avis du lieu où il étoit. Je m’y rendis en diligence. Je trouvai l’infortuné Schacabac dans un état déplorable. Je lui donnai le secours dont il avoit besoin, et le ramenai dans la ville. »

» Voilà ce que je racontai au calife Mostanser Billah, ajouta le barbier. Ce prince m’applaudit par de nouveaux éclats de rire. « C’est présentement, me dit-il, que je ne puis douter qu’on ne vous ait donné, à juste titre, le surnom de silencieux : personne ne peut dire le contraire. Pour certaines causes néanmoins, je vous commande de sortir au plus tôt de la ville. Allez, et que je n’entende plus parler de vous. » Je cédai à la nécessité, et voyageai plusieurs années dans des pays éloignés. J’appris enfin que le calife étoit mort ; je retournai à Bagdad, où je ne trouvai pas un seul de mes frères en vie. Ce fut à mon retour en cette ville, que je rendis au jeune boiteux le service important que vous avez entendu. Vous êtes pourtant témoin de son ingratitude, et de la manière injurieuse dont il m’a traité. Au lieu de me témoigner de la reconnoissance, il a mieux aimé me fuir et s’éloigner de son pays. Quand j’eus appris qu’il n’étoit plus à Bagdad, quoique personne ne me sût dire au vrai de quel côté il avoit tourné ses pas, je ne laissai pas toutefois de me mettre en chemin pour le chercher. Il y a long-temps que je cours de province en province ; et lorsque j’y pensois le moins, je l’ai rencontré aujourd’hui. Je ne m’attendois pas à le voir si irrité contre moi… »

Scheherazade, en cet endroit, s’apercevant qu’il étoit jour, se tut ; et la nuit suivante, elle reprit le fil de son discours de cette sorte :

CLXXXIIIe NUIT.

Sire, le tailleur acheva de raconter au sultan de Casgar l’histoire du jeune boiteux et du barbier de Bagdad, de la manière que j’eus l’honneur de dire hier à votre Majesté :

» Quand le barbier, continua-t-il, eut fini son histoire, nous trouvâmes que le jeune homme n’avoit pas eu tort de l’accuser d’être un grand parleur. Néanmoins nous voulûmes qu’il demeurât avec nous, et qu’il fût du régal que le maître de la maison nous avoit préparé. Nous nous mîmes donc à table, et nous nous réjouîmes jusqu’à la prière d’entre le midi et le coucher du soleil. Alors toute la compagnie se sépara ; et je vins travailler à ma boutique en attendant qu’il fût temps de m’en retourner chez moi.

» Ce fut dans cet intervalle que le petit bossu, à demi ivre, se présenta devant ma boutique, qu’il chanta et joua de son tambour de basque. Je crus qu’en l’emmenant au logis avec moi, je ne manquerois pas de divertir ma femme ; c’est pourquoi je l’emmenai. Ma femme nous donna un plat de poisson, et j’en servis un morceau au bossu, qui le mangea sans prendre garde qu’il y avoit une arrête. Il tomba devant nous sans sentiment. Après avoir en vain essayé de le secourir, dans l’embarras où nous mit un accident si funeste, et dans la crainte qu’il nous causa, nous n’hésitâmes point à porter le corps hors de chez nous, et nous le fîmes adroitement recevoir chez le médecin juif. Le médecin juif le descendit dans la chambre du pourvoyeur, et le pourvoyeur le porta dans la rue, où on a cru que le marchand l’avoit tué. Voilà, Sire, ajouta le tailleur, ce que j’avois à dire pour satisfaire votre Majesté. C’est à elle à prononcer si nous sommes dignes de sa clémence ou de sa colère, de la vie ou de la mort. »

Le sultan de Casgar laissa voir sur son visage un air content qui redonna la vie au tailleur et à ses camarades. « Je ne puis disconvenir, dit-il, que je ne sois plus frappé de l’histoire du jeune boiteux, de celle du barbier, et des aventures de ses frères, que de l’histoire de mon bouffon. Mais avant que de vous renvoyer chez vous tous quatre, et qu’on enterre le corps du bossu, je voudrois voir ce barbier qui est cause que je vous pardonne. Puisqu’il se trouve dans ma capitale, il est aisé de contenter ma curiosité. » En même temps il dépêcha un huissier pour l’aller chercher avec le tailleur, qui savoit où il pourroit être.

L’huissier et le tailleur revinrent bientôt, et amenèrent le barbier qu’ils présentèrent au sultan. Le barbier étoit un vieillard qui pouvoit avoir quatre-vingt-dix ans. Il avoit la barbe et les sourcils blancs comme neige, les oreilles pendantes et le nez fort long. Le sultan ne put s’empêcher de rire en le voyant. « Homme silencieux, lui dit-il, j’ai appris que vous saviez des histoires merveilleuses, voudriez-vous bien m’en raconter quelques-unes ? » « Sire, lui répondit le barbier, laissons là, s’il vous plaît, pour le présent, les histoires que je puis savoir. Je supplie très-humblement votre Majesté de me permettre de lui demander ce que font ici devant elle ce Chrétien, ce Juif, ce Musulman, et ce bossu mort que je vois là étendu par terre. » Le sultan sourit de la liberté du barbier, et lui répliqua : « Qu’est-ce que cela vous importe ? » « Sire, repartit le barbier, il m’importe de faire la demande que je fais, afin que votre Majesté sache que je ne suis pas un grand parleur, comme quelques-uns le prétendent, mais un homme justement appelé le silencieux… »

Scheherazade, frappée par la clarté du jour qui commençoit à éclairer l’appartement du sultan des Indes, garda le silence en cet endroit, et reprit son discours la nuit suivante en ces termes :

CLXXXIVe NUIT.

Sire, le sultan de Casgar eut la complaisance de satisfaire la curiosité du barbier. Il commanda qu’on lui racontât l’histoire du petit bossu, puisqu’il paroissoit le souhaiter avec ardeur. Lorsque le barbier l’eut entendue, il branla la tête, comme s’il eût voulu dire qu’il y avoit là-dessous quelque chose de caché qu’il ne comprenoit pas. « Véritablement, s’écria-t-il, cette histoire est surprenante ; mais je suis bien aise d’examiner de près ce bossu. » Il s’en approcha, s’assit par terre, prit la tête sur ses genoux ; et après l’avoir attentivement regardée, il fit tout-à-coup un si grand éclat de rire et avec si peu de retenue, qu’il se laissa aller sur le dos à la renverse, sans considérer qu’il étoit devant le sultan de Casgar. Puis se relevant sans cesser de rire : « On le dit bien, et avec raison, s’écria-t-il encore, qu’on ne meurt pas sans cause. Si jamais histoire a mérité d’être écrite en lettres d’or, c’est celle de ce bossu.»

« À ces paroles, tout le monde regarda le barbier comme un bouffon, ou comme un vieillard qui avoit l’esprit égaré. « Homme silencieux, lui dit le sultan, parlez-moi : qu’avez-vous donc à rire si fort ? » « Sire, répondit le barbier, je jure par l’humeur bienfaisante de votre Majesté, que ce bossu n’est pas mort ; il est encore en vie ; et je veux passer pour un extravagant, si je ne vous le fais voir à l’heure même. » En achevant ces mots, il prit une boîte où il y avoit plusieurs remèdes, qu’il portoit sur lui pour s’en servir dans l’occasion, et il en tira une petite fiole balsamique dont il frotta long-temps le cou du bossu. Ensuite il prit dans son étui un ferrement fort propre qu’il lui mit entre les dents ; et après lui avoir ouvert la bouche, il lui enfonça dans le gosier de petites pincettes, avec quoi il tira le morceau de poisson et l’arrête qu’il fît voir à tout le monde. Aussitôt le bossu éternua, étendit les bras et les pieds, ouvrit les yeux, et donna plusieurs autres signes de vie.

» Le sultan de Casgar et tous ceux qui furent témoins d’une si belle opération, furent moins surpris de voir revivre le bossu, après avoir passé une nuit entière et la plus grande partie du jour sans donner aucun signe de vie, que du mérite et de la capacité du barbier, qu’on commença, malgré ses défauts, à regarder comme un grand personnage. Le sultan, ravi de joie et d’admiration, ordonna que l’histoire du bossu fût mise par écrit avec celle du barbier, afin que la mémoire, qui méritoit si bien d’être conservée, ne s’en éteignit jamais. Il n’en demeura pas là : pour que le tailleur, le médecin juif, le pourvoyeur et le marchand chrétien, ne se ressouvinssent qu’avec plaisir de l’aventure que l’accident du bossu leur avoit causée, il ne les renvoya chez eux qu’après leur avoir donné à chacun une robe fort riche dont il les fit revêtir en sa présence. À l’égard du barbier, il l’honora d’une grosse pension, et le retint auprès de sa personne. « 

La sultane Scheherazade finit ainsi cette longue suite d’aventures auxquelles la prétendue mort du bossu avoit donné occasion. Comme le jour paroissoit déjà, elle se tut ; et sa chère sœur Dinarzade voyant qu’elle ne parloit plus, lui dit : « Ma princesse, ma sultane, je suis d’autant plus charmée de l’histoire que vous venez d’achever, qu’elle finit par un incident à quoi je ne m’attendois pas. J’avois cru le bossu mort absolument. » « Cette surprise m’a fait plaisir, dit Schahriar, aussi bien que les aventures des frères du barbier. » « L’histoire du jeune boiteux de Bagdad m’a encore fort divertie, reprit Dinarzade. » « J’en suis bien aise, ma chère sœur, dit la sultane ; et puisque j’ai eu le bonheur de ne pas ennuyer le sultan, notre seigneur et maître, si sa Majesté me faisoit encore la grâce de me conserver la vie, j’aurois l’honneur de lui raconter demain l’histoire des amours d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild, qui n’est pas moins digne de son attention et de la vôtre que l’histoire du bossu. » Le sultan des Indes, qui étoit assez content des choses dont Scheherazade l’avoit entretenu jusqu’alors, se laissa aller au plaisir d’entendre encore l’histoire qu’elle lui promettoit.

Il se leva pour faire sa prière et tenir son conseil, sans toutefois rien témoigner de sa bonne volonté à la sultane.

CLXXXVe NUIT.

Dinarzade, toujours soigneuse d’éveiller sa sœur, l’appela cette nuit à l’heure ordinaire. « Ma chère sœur, lui dit-elle, le jour paroîtra bientôt ; je vous supplie, en attendant, de nous raconter quelqu’une de ces histoires agréables que vous savez. » « Il n’en faut pas chercher d’autre, dit Schahriar, que celle des amours d’Aboulhassan Ali Ebn Becar et de Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild. » « Sire, dit Scheherazade, je vais contenter votre curiosité. » En même temps elle commença de cette manière :


Notes
  1. V. la note de la p. 222 du tome second.
  2. Les Orientaux, et particulièrement les Mahométans, ne boivent qu’après le repas.
  3. Les Bedouins sont des Arabes errans dans les déserts, qui pillent les caravanes quand elles ne sont pas assez fortes pour leur résister.

HISTOIRE
D’ABOULHASSAN ALI EBN BECAR ET DE SCHEMSELNIHAR, FAVORITE DU CALIFE HAROUN ALRASCHILD.


Sous le règne du calife Haroun Alraschild, il y avoit à Bagdad un droguiste qui se nommoit Aboulhassan Ebn Thaher, homme puissamment riche, bien fait, et très-agréable de sa personne. Il avoit plus d’esprit et de politesse que n’en ont ordinairement les gens de sa profession ; et sa droiture, sa sincérité, et l’enjouement de son humeur, le faisaient aimer et rechercher de tout le monde. Le calife, qui connoissoit son mérite, avoit en lui une confiance aveugle. Il l’estimoit tant, qu’il se reposoit sur lui du soin de faire fournir aux dames ses favorites, toutes les choses dont elles pouvoient avoir besoin. C’étoit lui qui choisissoit leurs habits, leurs ameublemens et leurs pierreries, ce qu’il faisoit avec un goût admirable.

Ses bonnes qualités et la faveur du calife attiroient chez lui les fils des émirs et des autres officiers du premier rang ; sa maison étoit le rendez-vous de toute la noblesse de la cour. Mais parmi les jeunes seigneurs qui l’alloient voir tous les jours, il y en avoit un qu’il considéroit plus que tous les autres, et avec lequel il avoit contracté une amitié particulière. Ce seigneur s’appeloit Aboulhassan Ali Ebn Becar, et tiroit son origine d’une ancienne famille royale de Perse. Cette famille subsistoit encore à Bagdad depuis que par la force de leurs armes, les Musulmans avoient fait la conquête de ce royaume. La nature sembloit avoir pris plaisir à assembler dans ce jeune prince les plus rares qualités du corps et de l’esprit. Il avoit le visage d’une beauté achevée, la taille fine, un air aisé, et une physionomie si engageante, qu’on ne pouvoit le voir sans l’aimer d’abord. Quand il parloit, il s’exprimoit toujours en des termes propres et choisis, avec un tour agréable et nouveau ; le son de sa voix avoit même quelque chose qui charmoit tous ceux qui l’entendoient. Avec cela, comme il avoit beaucoup d’esprit et de jugement, il pensoit et parloit de toutes choses avec une justesse admirable. Il avoit tant de retenue et de modestie, qu’il n’avançoit rien qu’après avoir pris toutes les précautions possibles pour ne pas donner lieu de soupçonner qu’il préférât son sentiment à celui des autres.

Étant fait comme je viens de le représenter, il ne faut pas s’étonner si Ebn Thaher l’avoit distingué des autres jeunes seigneurs de la cour, dont la plupart avoient les vices opposés à ses vertus. Un jour que ce prince étoit chez Ebn Thaher, ils virent arriver une dame montée sur une mule noire et blanche, au milieu de dix femmes esclaves qui l’accompagnoient à pied, toutes fort belles, autant qu’on en pouvoit juger à leur air, et au travers du voile qui leur couvroit le visage. La dame avoit une ceinture couleur de rose, large de quatre doigts, sur laquelle éclatoient des perles et des diamans d’une grosseur extraordinaire ; et pour sa beauté, il étoit aisé de voir qu’elle surpassoit celle de ses femmes, autant que la pleine lune surpasse le croissant qui n’est que de deux jours. Elle venoit de faire quelqu’emplette ; et comme elle avoit à parler à Ebn Thaher, elle entra dans sa boutique qui étoit propre et spacieuse, et il la reçut avec toutes les marques du plus profond respect, en la priant de s’asseoir, et lui montrant de la main la place la plus honorable.

Cependant le prince de Perse ne voulant pas laisser passer une si belle occasion de faire voir sa politesse et sa galanterie, accommodoit le coussin d’étoffe à fond d’or qui devoit servir d’appui à la dame. Après quoi il se retira promptement pour qu’elle s’assît. Ensuite l’ayant saluée en baisant le tapis à ses pieds, il se releva et demeura debout devant elle au bas du sofa. Comme elle en usoit librement chez Ebn Thaher, elle ôta son voile, et fit briller aux yeux du prince de Perse une beauté si extraordinaire, qu’il en fut frappé jusqu’au cœur. De son côté, la dame ne put s’empêcher de regarder le prince, dont la vue fit sur elle la même impression. « Seigneur, lui dit-elle d’un air obligeant, je vous prie de vous asseoir. » Le prince de Perse obéit, et s’assit sur le bord du sofa. Il avoit toujours les yeux attachés sur elle, et il avaloit à longs traits le doux poison de l’amour. Elle s’aperçut bientôt de ce qui se passoit en son ame ; et cette découverte acheva de l’enflammer pour lui. Elle se leva, s’approcha d’Ebn Thaher, et après lui avoir dit tout bas le motif de sa venue, elle lui demanda le nom et le pays du prince de Perse. « Madame, lui répondit Ebn Thaher, ce jeune seigneur dont vous me parlez, se nomme Aboulhassan Ali Ebn Becar, et est prince de race royale. »

La dame fut ravie d’apprendre que la personne qu’elle aimoit déjà passionnément, fût d’une si haute condition. « Vous voulez dire, sans doute, reprit-elle, qu’il descend des rois de Perse ? « « Oui, madame, repartit Ebn Thaher, les derniers rois de Perse sont ses ancêtres. Depuis la conquête de ce royaume, les princes de sa maison se sont toujours rendus recommandables à la cour de nos califes. » « Vous me faites un grand plaisir, dit-elle, de me faire connoître ce jeune seigneur. Lorsque je vous enverrai cette femme, ajouta-t-elle en lui montrant une de ses esclaves, pour vous avertir de me venir voir, je vous prie de l’amener avec vous. Je suis bien aise qu’il voie la magnificence de ma maison, afin qu’il puisse publier que l’avarice ne règne point à Bagdad parmi les personnes de qualité. Vous entendez bien ce que je vous dis. N’y manquez pas ; autrement je serai fâchée contre vous, et ne reviendrai ici de ma vie. « 

Ebn Thaher avoit trop de pénétration pour ne pas juger par ces paroles, des sentimens de la dame. « Ma princesse, ma reine, repartit-il, Dieu me préserve de vous donner jamais aucun sujet de colère contre moi. Je me ferai toujours une loi d’exécuter vos ordres. » À cette réponse, la dame prit congé d’Ebn Thaher en lui faisant une inclination de tête ; et après avoir jeté au prince de Perse un regard obligeant, elle remonta sur sa mule et partit…

La sultane Scheherazade se tut en cet endroit, au grand regret du sultan des Indes, qui fut obligé de se lever à cause du jour qui paroissoit. Elle continua cette histoire la nuit suivante, et dit à Schahriar :

CLXXXVIe NUIT.

Sire, le prince de Perse, éperdument amoureux de la dame, la conduisit des yeux tant qu’il put la voir, et il y avoit déjà long-temps qu’il ne la voyoit plus, qu’il avoit encore la vue tournée du côté qu’elle avoit pris. Ebn Thaher l’avertit qu’il remarquoit que quelques personnes l’observoient, et commençoient à rire de le voir en cette attitude. « Hélas, lui dit le prince, le monde et vous auriez compassion de moi, si vous saviez que la belle dame qui vient de sortir de chez vous, emporte avec elle la meilleure partie de moi-même, et que le reste cherche à n’en pas demeurer séparé ! Apprenez-moi, je vous en conjure, ajouta-t-il, quelle est cette dame tyrannique qui force les gens à l’aimer sans leur donner le temps de se consulter ? » « Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, c’est la fameuse Schemselnihar[1], la première favorite du calife notre maître. » « Elle est ainsi nommée avec justice, interrompit le prince, puisqu’elle est plus belle que le soleil dans un jour sans nuage. » « Cela est vrai, répliqua Ebn Thaher : aussi le Commandeur des croyans l’aime, ou plutôt l’adore. Il m’a commandé très-expressément de lui fournir tout ce qu’elle me demandera, et même de la prévenir, autant qu’il me sera possible, en tout ce qu’elle pourra désirer. »

Il lui parloit de la sorte afin d’empêcher qu’il ne s’engageât dans un amour qui ne pouvoit être que malheureux ; mais cela ne servit qu’à l’enflammer davantage. « Je m’étois bien douté, charmante Schemselnihar, s’écria-t-il, qu’il ne me seroit pas permis d’élever jusqu’à vous ma pensée. Je sens bien toutefois, quoique sans espérance d’être aimé de vous, qu’il ne sera pas en mon pouvoir de cesser de vous aimer. Je vous aimerai donc, et je bénirai mon sort d’être l’esclave de l’objet le plus beau que le soleil éclaire. »

Pendant que le prince de Perse consacroit ainsi son cœur à la belle Schemselnihar, cette dame, en s’en retournant chez elle, songeoit aux moyens de voir le prince, et de s’entretenir en liberté avec lui. Elle ne fut pas plutôt rentrée dans son palais, qu’elle envoya à Ebn Thaher celle de ses femmes qu’elle lui avoit montrée, et à qui elle avoit donné toute sa confiance, pour lui dire de la venir voir, sans différer, avec le prince de Perse. L’esclave arriva à la boutique d’Ebn Thaher dans le temps qu’il parloit encore au prince, et qu’il s’efforçoit de le dissuader, par les raisons les plus fortes, d’aimer la favorite du calife. Comme elle les vit ensemble : « Seigneurs, leur dit-elle, mon honorable maîtresse Schemselnihar, la première favorite du Commandeur des croyans, vous prie de venir à son palais où elle vous attend. » Ebn Thaher, pour marquer combien il étoit prompt à obéir, se leva aussitôt sans rien répondre à l’esclave, et s’avança pour la suivre, non sans quelque répugnance. Pour le prince, il la suivit sans faire réflexion au péril qu’il y avoit dans cette visite. La présence d’Ebn Thaher, qui avoit l’entrée chez la favorite, le mettoit là-dessus hors d’inquiétude. Ils suivirent donc l’esclave qui marchoit un peu devant eux. Ils entrèrent après elle dans le palais du calife, et la joignirent à la porte du petit palais de Schemselnihar, qui étoit déjà ouverte. Elle les introduisit dans une grande salle, où elle les pria de s’asseoir.

Le prince de Perse se crut dans un de ces palais délicieux qu’on nous promet dans l’autre monde. Il n’avoit encore rien vu qui approchât de la magnificence du lieu où il se trouvoit. Les tapis de pied, les coussins d’appui et les autres accompagnemens du sofa, avec les ameublemens, les ornemens et l’architecture, étoient d’une beauté et d’une richesse surprenante. Peu de temps après qu’ils se furent assis, Ebn Thaher et lui, une esclave noire, fort propre, leur servit une table couverte de plusieurs mets très-délicats, dont l’odeur admirable faisoit juger de la finesse des assaisonnemens. Pendant qu’ils mangèrent, l’esclave qui les avoit amenés, ne les abandonna point : elle prit un grand soin de les inviter à manger des ragoûts qu’elle connoissoit pour les meilleurs ; d’autres esclaves leur versèrent d’excellent vin sur la fin du repas. Ils achevèrent enfin, et on leur présenta à chacun séparément un bassin et un beau vase d’or plein d’eau pour se laver les mains ; après quoi on leur apporta le parfum d’aloës dans une cassolette portative qui étoit aussi d’or, dont ils se parfumèrent la barbe et l’habillement. L’eau de senteur ne fut pas oubliée : elle étoit dans un vase d’or enrichi de diamans et de rubis, fait exprès pour cet usage, et elle leur fut jetée dans l’une et dans l’autre main, qu’ils se passèrent sur la barbe et sur tout le visage, selon la coutume. Ils se mirent à leur place ; mais ils étoient à peine assis, que l’esclave les pria de se lever et de la suivre. Elle leur ouvrit une porte de la salle où ils étoient, et ils entrèrent dans un vaste salon d’une structure merveilleuse. C’étoit un dôme d’une figure des plus agréables, soutenu par cent colonnes d’un beau marbre blanc comme de l’albâtre. Les bases et les chapiteaux de ces colonnes étoient ornés d’animaux à quatre pieds, et d’oiseaux dorés de différentes espèces. Le tapis de pied de ce salon extraordinaire, composé d’une seule pièce à fond d’or, rehaussé de bouquets de rose de soie rouge et blanche, et le dôme peint de même à l’arabesque, offroient à la vue un objet des plus charmans. Entre chaque colonne, il y avoit un petit sofa garni de la même sorte, avec de grands vases de porcelaine, de cristal, de jaspe, de jais, de porphire, d’agate, et d’autres matières précieuses, garnis d’or et de pierreries. Les espaces qui étoient entre les colonnes, étoient autant de grandes fenêtres avec des avances à hauteur d’appui, garnies de même que les sofas, qui avoient vue sur un jardin le plus agréable du monde. Ses allées étoient de petits cailloux de différentes couleurs, qui représentoient le tapis de pied, du salon en dôme ; de manière qu’en regardant le tapis en dedans et en dehors, il sembloit que le dôme et le jardin, avec tous les agrémens, fussent sur le même tapis. La vue étoit terminée à l’entour, le long des allées, par deux canaux d’eau claire comme de l’eau de roche, qui gardoient la même figure circulaire que le dôme, et dont l’un plus élevé que l’autre, laissoit tomber son eau en nappe dans le dernier ; et de beaux vases de bronze dorés, garnis l’un après l’autre d’arbrisseaux et de fleurs, étoient posés sur celui-ci d’espace en espace. Ces allées faisoient une séparation entre de grands espaces plantés d’arbres droits et touffus, où mille oiseaux formoient un concert mélodieux, et divertissoient la vue par leurs vols divers, et par les combats tantôt innocens et tantôt sanglans qu’ils se livroient dans l’air.

Le prince de Perse et Ebn Thaher s’arrêtèrent long-temps à examiner cette grande magnificence. À chaque chose qui les frappoit, ils s’écrioient pour marquer leur surprise et leur admiration, particulièrement le prince de Perse qui n’avoit jamais rien vu de comparable à ce qu’il voyoit alors. Ebn Thaher, quoiqu’il fût entré quelquefois dans ce bel endroit, ne laissoit pas d’y remarquer des beautés qui lui paroissoient toutes nouvelles. Enfin, ils ne se lassoient pas d’admirer tant de choses singulières, et ils en étoient encore agréablement occupés, lorsqu’ils aperçurent une troupe de femmes richement habillées. Elles étoient toutes assises au-dehors et à quelque distance du dôme, chacune sur un siège de bois de platane des Indes, enrichi de fil d’argent à compartiment, avec un instrument de musique à la main ; et elles n’attendoient que le moment qu’on leur commandât d’en jouer.

Ils allèrent tous deux se mettre dans l’avance d’où on les voyoit en face, et en regardant à la droite, ils virent une grande cour d’où l’on montoit au jardin par des degrés, et qui étoit environnée de très-beaux appartemens. L’esclave les avoit quittés ; et comme ils étoient seuls, ils s’entretinrent quelque temps. « Pour vous, qui êtes un homme sage, dit le prince de Perse, je ne doute pas que vous ne regardiez avec bien de la satisfaction toutes ces marques de grandeur et de puissance. À mon égard, je ne pense pas qu’il y ait rien au monde de plus surprenant ; mais quand je viens à faire réflexion que c’est ici la demeure éclatante de la trop aimable Schemselnihar, et que c’est le premier monarque de la terre qui l’y retient, je vous avoue que je me crois le plus infortuné de tous les hommes. Il me paroît qu’il n’y a point de destinée plus cruelle que la mienne, d’aimer un objet soumis à mon rival, et dans un lieu où ce rival est si puissant, que je ne suis pas même en ce moment assuré de ma vie. »

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit, parce qu’elle vit paroître le jour. Le lendemain elle reprit la parole, et dit au sultan des Indes :

CLXXXVIIe NUIT.

Sire, Ebn Thaher entendant parler le prince de Perse de la manière que je disois hier à votre Majesté, lui dit : « Seigneur, plût à Dieu que je pusse vous donner des assurances aussi certaines de l’heureux succès de vos amours, que je le puis de la sûreté de votre vie. Quoique ce palais superbe appartienne au calife qui l’a fait bâtir exprès pour Schemselnihar, sous le nom de Palais des Plaisirs Éternels, et qu’il fasse partie du sien propre, néanmoins il faut que vous sachiez que cette dame y vit dans une entière liberté. Elle n’est point obsédée d’eunuques qui veillent sur ses actions. Elle a sa maison particulière dont elle dispose absolument. Elle sort de chez elle pour aller dans la ville, sans en demander permission à personne ; elle rentre lorsqu’il lui plaît ; et jamais le calife ne vient la voir qu’il ne lui ait envoyé auparavant Mesrour, chef de ses eunuques, pour lui en donner avis et se préparer à le recevoir. Ainsi vous devez avoir l’esprit tranquille et donner toute votre attention au concert dont je vois que Schemselnihar veut vous régaler. »

Dans le temps qu’Ebn Thaher achevoit ces paroles, le prince de Perse et lui virent venir l’esclave confidente de la favorite, qui ordonna aux femmes qui étoient assises devant eux, de chanter et de jouer de leurs instrumens. Aussitôt elles jouèrent toutes ensemble comme pour préluder ; et quand elles eurent joué quelque temps, une seule commença de chanter, et accompagna sa voix d’un luth dont elle jouoit admirablement bien. Comme elle avoit été avertie du sujet sur lequel elle devoit chanter, les paroles se trouvèrent si conformes aux sentimens du prince de Perse, qu’il ne put s’empêcher de lui applaudir à la fin du couplet. « Seroit-il possible, s’écria-t-il, que vous eussiez le don de pénétrer dans les cœurs, et que la connoissance que vous avez de ce qui se passe dans le mien, vous eût obligée à nous donner un essai de votre voix charmante par ces mots ? Je ne m’exprimerois pas moi-même en d’autres termes. » La femme ne répondit rien à ce discours. Elle continua et chanta plusieurs autres couplets dont le prince fut si touché, qu’il en répéta quelques-uns les larmes aux yeux ; ce qui faisoit assez connoître qu’il s’en appliquoit le sens. Quand elle eut achevé tous les couplets, elle et ses compagnes se levèrent et chantèrent toutes ensemble, en marquant par leurs paroles, que « la Pleine Lune alloit se lever avec tout son éclat, et qu’on la verroit bientôt s’approcher du Soleil. » Cela signifioit que Schemselnihar alloit paroître, et que le prince de Perse auroit bientôt le plaisir de la voir.

En effet, en regardant du côté de la cour, Ebn Thaher et le prince de Perse remarquèrent que l’esclave confidente s’approchoit, et qu’elle étoit suivie de dix femmes noires qui apportoient avec bien de la peine un grand trône d’argent massif et admirablement travaillé, qu’elle fit poser devant eux à une certaine distance ; après quoi les esclaves noires se retirèrent derrière les arbres à l’entrée d’une allée. Ensuite vingt femmes toutes belles et très-richement habillées d’une parure uniforme, s’avancèrent en deux files, en chantant et en jouant d’un instrument qu’elles tenoient chacune, et se rangèrent auprès du trône autant d’un côté que de l’autre.

Toutes ces choses tenoient le prince de Perse et Ebn Thaher dans une attention d’autant plus grande, qu’ils étoient curieux de savoir à quoi elles se termineroient. Enfin, ils virent paroître à la même porte par où étoient venues les dix femmes noires qui avoient apporté le trône et les vingt autres qui venoient d’arriver, dix autres femmes également belles et bien vêtues qui s’y arrêtèrent quelques momens. Elles attendoient la favorite, qui se montra enfin, et se mit au milieu d’elles…

Le jour qui commençoit à éclairer l’appartement de Schahriar, imposa silence à Scheherazade. La nuit suivante elle poursuivit ainsi :

CLXXXVIIIe NUIT.

Schemselnihar se mit donc au milieu des dix femmes qui l’avoient attendue à la porte. Il étoit aisé de la distinguer autant par sa taille et par son air majestueux, que par une espèce de manteau, d’une étoffe fort légère, or et bleu céleste, qu’elle portoit attaché sur ses épaules, par-dessus son habillement, qui étoit le plus propre, le mieux entendu et le plus magnifique que l’on puisse imaginer. Les perles, les diamans et les rubis qui lui servoient d’ornement, n’étoient pas en confusion : le tout étoit en petit nombre, mais bien choisi et d’un prix inestimable. Elle s’avança avec une majesté qui ne représentoit pas mal le soleil dans sa course au milieu des nuages qui reçoivent sa splendeur sans en cacher l’éclat, et vint s’asseoir sur le trône d’argent qui avoit été apporté pour elle.

Dès que le prince de Perse aperçut Schemselnihar, il n’eut plus d’yeux que pour elle : « On ne demande plus de nouvelles de ce que l’on cherchoit, dit-il à Ebn Thaher, d’abord qu’on le voit, et l’on n’a plus de doute sitôt que la vérité se manifeste. Voyez-vous cette charmante beauté ? C’est l’origine de mes maux : maux que je bénis, et que je ne cesserai de bénir, quelque rigoureux et de quelque durée qu’ils puissent être ! À cet objet, je ne me possède plus moi-même ; mon ame se trouble, se révolte, je sens qu’elle veut m’abandonner. Pars donc, ô mon ame, je te le permets ! Mais que ce soit pour le bien et la conservation de ce foible corps. C’est vous, trop cruel Ebn Thaher, qui êtes cause de ce désordre : vous avez cru me faire un grand plaisir de m’amener ici ; et je vois que j’y suis venu pour achever de me perdre. Pardonnez-moi, continua-t-il en se reprenant, je me trompe, j’ai bien voulu venir, et je ne puis me plaindre que de moi-même. » Il fondit en larmes en achevant ces paroles. « Je suis bien aise, lui dit Ebn Thaher, que vous me rendiez justice. Quand je vous ai appris que Schemselnihar étoit la première favorite du calife, je l’ai fait exprès pour prévenir cette passion funeste que vous vous plaisez à nourrir dans votre cœur. Tout ce que vous voyez ici, doit vous en dégager, et vous ne devez conserver que des sentimens de reconnoissance de l’honneur que Schemselnihar a bien voulu vous faire en m’ordonnant de vous amener avec moi. Rappelez donc votre raison égarée, et vous mettez en état de paroître devant elle, comme la bienséance le demande. La voilà qui approche. Si c’étoit à recommencer, je prendrois d’autres mesures ; mais puisque la chose est faite, je prie Dieu que nous ne nous en repentions pas. Ce que j’ai encore à vous représenter, ajouta-t-il, c’est que l’amour est un traître qui peut vous jeter dans un précipice d’où vous ne vous tirerez jamais. »

Ebn Thaher n’eut pas le temps d’en dire davantage, parce que Schemselnihar arriva. Elle se plaça sur son trône et les salua tous deux par une inclination de tête. Mais elle arrêta ses yeux sur le prince de Perse, et ils se parlèrent l’un et l’autre un langage muet entremêlé de soupirs, par lequel en peu de momens ils se dirent plus de choses qu’ils n’en auroient pu se dire en beaucoup de temps. Plus Schemselnihar regardoit le prince, plus elle trouvoit dans ses regards de quoi se confirmer dans la pensée qu’il ne lui étoit pas indifférent ; et Schemselnihar déjà persuadée de la passion du prince, s’estimoit la plus heureuse personne du monde. Elle détourna enfin les yeux de dessus lui pour commander que les premières femmes qui avoient commencé de chanter, s’approchassent. Elles se levèrent ; et pendant qu’elles s’avançoient, les femmes noires qui sortirent de l’allée où elles étoient, apportèrent leurs siéges et les placèrent près de la fenêtre de l’avance du dôme où étoient Ebn Thaher et le prince de Perse ; de manière que les sièges ainsi disposés avec le trône de la favorite et les femmes qu’elle avoit à ses côtés, formèrent un demi-cercle devant eux.

Lorsque les femmes qui étoient assises auparavant sur ces sièges, eurent repris chacune leur place avec la permission de Schemselnihar qui le leur ordonna par un signe, cette charmante favorite choisit une de ses femmes pour chanter. Cette femme, après avoir employé quelques momens à mettre son luth d’accord, chanta une chanson dont le sens étoit : Que deux amans qui s’aimoient parfaitement, avoient l’un pour l’autre une tendresse sans bornes ; que leurs cœurs en deux corps différens n’en faisoient qu’un, et que lorsque quelqu’obstacle s’opposoit à leurs désirs, ils pouvoient se dire les larmes aux yeux : « Si nous nous aimons, parce que nous nous trouvons aimables, doit-on s’en prendre à nous ? Qu’on s’en prenne à la destinée ! »

Schemselnihar laissa si bien connoître dans ses yeux et par ses gestes, que ces paroles devoient s’appliquer à elle et au prince de Perse, qu’il ne put se contenir. Il se leva à demi, et s’avançant par-dessus le balustre qui lui servoit d’appui, il obligea une des compagnes de la femme qui venoit de chanter de prendre garde à son action. Comme elle étoit près de lui : « Écoutez-moi, lui dit-il, et me faites la grâce d’accompagner de votre luth la chanson que vous allez entendre. » Alors il chanta un air dont les paroles tendres et passionnées exprimoient parfaitement la violence de son amour. D’abord qu’il eut achevé, Schemselnihar suivant son exemple, dit à une de ses femmes : « Écoutez-moi aussi, et accompagnez ma voix. » En même temps, elle chanta d’une manière qui ne fit qu’embraser davantage le cœur du prince de Perse, qui ne lui répondit que par un nouvel air encore plus passionné que celui qu’il avoit déjà chanté.

Ces deux amans s’étant déclaré par leurs chansons leur tendresse mutuelle, Schemselnihar céda à la force de la sienne. Elle se leva de dessus son trône, tout hors d’elle-même, et s’avança vers la porte du salon. Le prince qui connut son dessein, se leva aussitôt et alla au-devant d’elle avec précipitation. Ils se rencontrèrent sous la porte, où ils se donnèrent la main, et s’embrassèrent avec tant de plaisir qu’ils s’évanouirent. Ils seroient tombés, si les femmes qui avoient suivi Schemselnihar, ne les en eussent empêchés. Elles les soutinrent et les transportèrent sur un sofa où elles les firent revenir à force de leur jeter de l’eau de senteur au visage, et de leur faire sentir plusieurs sortes d’odeurs.

Quand ils eurent repris leurs esprits, la première chose que fit Schemselnihar, fut de regarder de tous côtés ; et comme elle ne vit pas Ebn Thaher, elle demanda avec empressement où il étoit. Ebn Thaher s’étoit écarté par respect, tandis que les femmes étoient occupées à soulager leur maîtresse, et craignoit en lui-même avec raison quelque suite fâcheuse de ce qu’il venoit de voir. Dès qu’il eut ouï que Schemselnihar le demandoit, il s’avança et se présenta devant elle…

La sultane Scheherazade cessa de parler en cet endroit, à cause du jour qui paroissoit. La nuit suivante elle poursuivit de cette manière :

CLXXXIXe NUIT.

Schemselnihar fut bien aise de voir Ebn Thaher. Elle lui témoigna sa joie dans ces termes obligeans : « Ebn Thaher, je ne sais comment je pourrai reconnoître les obligations infinies que je vous ai. Sans vous je n’aurois jamais connu le prince de Perse, ni aimé ce qu’il y a au monde de plus aimable. Soyez persuadé pourtant que je ne mourrai pas ingrate, et que ma reconnoissance, s’il est possible, égalera le bienfait dont je vous suis redevable. » Ebn Thaher ne répondit à ce compliment que par une profonde inclination, et qu’en souhaitant à la favorite l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvoit désirer.

Schemselnihar se tourna du côté du prince de Perse qui étoit assis auprès d’elle, et le regardant avec quelque sorte de confusion, après ce qui s’étoit passé entr’eux : « Seigneur, lui dit-elle, je suis bien assurée que vous m’aimez ; et de quelqu’ardeur que vous m’aimiez, vous ne pouvez douter que mon amour ne soit aussi violent que le vôtre. Mais ne nous flattons point : quelque conformité qu’il y ait entre vos sentimens et les miens, je ne vois et pour vous et pour moi, que des peines, que des impatiences, que des chagrins mortels. Il n’y a pas d’autre remède à nos maux que de nous aimer toujours, de nous en remettre à la volonté du ciel, et d’attendre ce qu’il lui plaira d’ordonner de notre destinée. » « Madame, lui répondit le prince de Perse, vous me feriez la plus grande injustice du monde, si vous doutiez un seul moment de la durée de mon amour. Il est uni à mon ame de manière que je puis dire qu’il en fait la meilleure partie, et que je le conserverai après ma mort. Peines, tourmens, obstacles, rien ne sera capable de m’empêcher de vous aimer. » En achevant ces mots, il laissa couler des larmes en abondance, et Schemselnihar ne put retenir les siennes.

Ebn Thaher prit ce temps-là pour parler à la favorite. « Madame, lui dit-il, permettez-moi de vous représenter qu’au lieu de fondre en pleurs, vous devriez avoir de la joie de vous voir ensemble. Je ne comprends rien à votre douleur. Que sera-ce donc, lorsque la nécessité vous obligera de vous séparer ? Mais, que dis-je, vous obligera ? Il y a long-temps que nous sommes ici ; et vous savez, madame, qu’il est temps que nous nous retirions. » « Ah, que vous êtes cruel, repartit Schemselnihar ! Vous qui connoissez la cause de mes larmes, n’auriez-vous pas pitié du malheureux état où vous me voyez ? Triste fatalité ! Qu’ai-je commis pour être soumise à la dure loi de ne pouvoir jouir de ce que j’aime uniquement ? »

Comme elle étoit persuadée qu’Ebn Thaher ne lui avoit parlé que par amitié, elle ne lui sut pas mauvais gré de ce qu’il lui avoit dit ; elle en profita même. En effet, elle fit un signe à l’esclave sa confidente, qui sortit aussitôt, et apporta peu de temps après une collation de fruits sur une petite table d’argent qu’elle posa entre sa maîtresse et le prince de Perse. Schemselnihar choisit ce qu’il y avoit de meilleur, et le présenta au prince, en le priant de manger pour l’amour d’elle. Il le prit et le porta à sa bouche par l’endroit qu’elle avoit touché. Il présenta à son tour quelque chose à Schemselnihar qui le prit aussi et le mangea de la même manière. Elle n’oublia pas d’inviter Ebn Thaher à manger avec eux ; mais se voyant dans un lieu où il ne se croyoit pas en sûreté, il auroit mieux aimé être chez lui, et il ne mangea que par complaisance. Après qu’on eut desservi, on apporta un bassin d’argent avec de l’eau dans un vase d’or, et ils se lavèrent les mains ensemble. Ils se remirent ensuite à leur place ; et alors trois des dix femmes noires apportèrent chacune une tasse de cristal de roche pleine d’un vin exquis, sur une soucoupe d’or qu’elles posèrent devant Schemselnihar, le prince de Perse et Ebn Thaher.

Pour être plus en particulier, Schemselnihar retint seulement auprès d’elle les dix femmes noires avec dix autres qui savoient chanter et jouer des instrumens ; et après qu’elle eut renvoyé tout le reste, elle prit une des tasses, et la tenant à la main, elle chanta des paroles tendres qu’une des femmes accompagna de son luth. Lorsqu’elle eut achevé, elle but ; ensuite elle prit une des deux autres tasses, et la présenta au prince en le priant de boire pour l’amour d’elle, de même qu’elle venoit de boire pour l’amour de lui. Il la reçut avec des transports d’amour et de joie ; mais avant que de boire, il chanta à son tour une chanson qu’une autre femme accompagna d’un instrument, et en chantant, les pleurs lui coulèrent des yeux abondamment ; aussi lui marqua-t-il par les paroles qu’il chantoit, qu’il ne savoit si c’étoit le vin qu’elle lui avoit présenté qu’il alloit boire, ou ses propres larmes. Schemselnihar présenta enfin la troisième tasse à Ebn Thaher, qui la remercia de sa bonté, et de l’honneur qu’elle lui faisoit.

Après cela, elle prit un luth des mains d’une de ses femmes et l’accompagna de sa voix d’une manière si passionnée, qu’il sembloit qu’elle ne se possédoit pas ; et le prince de Perse, les yeux attachés sur elle, demeura immobile comme s’il eût été enchanté. Sur ces entrefaites l’esclave confidente arriva tout émue, et s’adressant à sa maîtresse : « Madame, lui dit-elle, Mesrour et deux autres officiers avec plusieurs eunuques qui les accompagnent, sont à la porte et demandent à vous parler de la part du calife. » Quand le prince de Perse et Ebn Thaher eurent entendu ces paroles, ils changèrent de couleur et commencèrent à trembler comme si leur perte eût été assurée. Mais Schemselnihar qui s’en aperçut, les rassura par un soupir…

La clarté du jour qui paroissoit, obligea Scheherazade d’interrompre là sa narration. Elle la reprit le lendemain de cette sorte :

CXCe NUIT.

Schemselnihar, après avoir rassuré le prince de Perse et Ebn Thaher, chargea l’esclave sa confidente d’aller entretenir Mesrour et les deux autres officiers du calife, jusqu’à ce qu’elle se fût mise en état de les recevoir, et qu’elle lui fît dire de les amener. Aussitôt elle donna ordre qu’on fermât toutes les fenêtres du salon, et qu’on abaissât les toiles peintes qui étoient du côté du jardin ; et après avoir assuré le prince et Ebn Thaher qu’ils y pouvoient demeurer sans crainte, elle sortit par la porte qui donnoit sur le jardin, qu’elle tira et ferma sur eux. Mais quelqu’assurance qu’elle leur eût donnée de leur sûreté, ils ne laissèrent pas de sentir les plus vives alarmes, pendant tout le temps qu’ils furent seuls.

D’abord que Schemselnihar fut dans le jardin avec les femmes qui l’avoient suivie, elle fit emporter les siéges qui avoient servi aux femmes qui jouoient des instrumens, à s’asseoir près de la fenêtre, d’où le prince de Perse et Ebn Thaher les avoient entendus ; et lorsquelle vit les choses dans l’état qu’elle souhaitoit, elle s’assit sur son trône d’argent. Alors elle envoya avertir l’esclave sa confidente d’amener le chef des eunuques, et les deux officiers ses subalternes.

Ils parurent suivis de vingt eunuques noirs tous proprement habillés avec le sabre au côté, avec une ceinture d’or large de quatre doigts. De si loin qu’ils aperçurent la favorite Schemselnihar, ils lui firent une profonde révérence, qu’elle leur rendit de dessus son trône. Quand ils furent plus avancés, elle se leva, et alla au-devant de Mesrour qui marchoit le premier. Elle lui demanda quelle nouvelle il apportoit ; il lui répondit : « Madame, le Commandeur des croyans, qui m’envoie vers vous, m’a chargé de vous témoigner qu’il ne peut vivre plus long-temps sans vous voir. Il a dessein de venir vous rendre visite cette nuit ; je viens vous en avertir pour vous préparer à le recevoir. Il espère, madame, que vous le verrez avec autant de plaisir qu’il a d’impatience d’être à vous. »

À ce discours de Mesrour, la favorite Schemselnihar se prosterna contre terre pour marquer la soumission avec laquelle elle recevoit l’ordre du calife. Lorsqu’elle se fut relevée : « Je vous prie, lui dit-elle, de dire au Commandeur des croyans que je ferai toujours gloire d’exécuter les commandemens de sa Majesté, et que son esclave s’efforcera de la recevoir avec tout le respect qui lui est dû. » En même temps elle ordonna à l’esclave sa confidente de faire mettre le palais en état de recevoir le calife, par les femmes noires destinées à ce ministère. Puis congédiant le chef des eunuques : « Vous voyez, lui dit-elle, qu’il faudra quelque temps pour préparer toutes choses. Faites en sorte, je vous en supplie, qu’il se donne un peu de patience, afin qu’à son arrivée il ne nous trouve pas dans le désordre. »

Le chef des eunuques et sa suite s’étant retirés, Schemselnihar retourna au salon, extrêmement affligée de la nécessité où elle se voyoit de renvoyer le prince de Perse plutôt qu’elle ne s’y étoit attendue. Elle le rejoignit les larmes aux yeux ; ce qui augmenta la frayeur d’Ebn Thaher, qui en augura quelque chose de sinistre. « Madame, lui dit le prince, je vois bien que vous venez m’annoncer qu’il faut nous séparer. Pourvu que je n’aye rien de plus funeste à redouter, j’espère que le ciel me donnera la patience dont j’ai besoin pour supporter votre absence. » « Hélas, mon cher cœur, ma chère ame, interrompit la trop tendre Schemselnihar, que je vous trouve heureux, et que je me trouve malheureuse, quand je compare votre sort avec ma triste destinée ! Vous souffrirez sans doute de ne me voir pas ; mais ce sera toute votre peine, et vous pourrez vous en consoler par l’espérance de me revoir. Pour moi, juste ciel, à quelle rigoureuse épreuve suis-je réduite ? Je ne serai pas seulement privée de la vue de ce que j’aime uniquement, il me faudra soutenir celle d’un objet que vous m’avez rendu odieux ! L’arrivée du calife ne me fera-t-elle pas souvenir de votre départ ? Et comment, occupée de votre chère image, pourrai-je montrer à ce prince la joie qu’il a remarquée dans mes yeux toutes les fois qu’il m’est venu voir ? J’aurai l’esprit distrait en lui parlant ; et les moindres complaisances que j’aurai pour son amour, seront autant de coups de poignard qui me perceront le cœur. Pourrai-je goûter ses paroles obligeantes et ses caresses ? Jugez, prince, à quels tourmens je serai exposée dès que je ne vous verrai plus. » Les larmes qu’elle laissa couler alors, et les sanglots l’empêchèrent d’en dire davantage. Le prince de Perse voulut lui repartir ; mais il n’en eut pas la force : sa propre douleur, et celle que lui faisoit voir sa maîtresse, lui avoient ôté la parole.

Ebn Thaher, qui n’aspiroit qu’à se voir hors du palais, fut obligé de les consoler, en les exhortant à prendre patience. Mais l’esclave confidente vint interrompre : « Madame, dit-elle à Schemselnihar, il n’y a pas de temps à perdre : les eunuques commencent à arriver, et vous savez que le calife paroîtra bientôt. » « Ô ciel, que cette séparation est cruelle, s’écria la favorite ! Hâtez-vous, dit-elle à sa confidente. Conduisez-les tous deux à la galerie qui regarde sur le jardin d’un côté, et de l’autre sur le Tigre, et lorsque la nuit répandra sur la terre sa plus grande obscurité, faites-les sortir par la porte de derrière, afin qu’ils se retirent en sûreté. » À ces mots elle embrassa tendrement le prince de Perse sans pouvoir lui dire un seul mot, et alla au-devant du calife dans le désordre qu’il est aisé de s’imaginer.

Cependant l’esclave confidente conduisit le prince et Ebn Thaher à la galerie que Schemselnihar lui avoit marquée ; et lorsqu’elle les y eut introduits, elle les y laissa et ferma sur eux la porte en se retirant, après les avoir assurés qu’ils n’avoient rien à craindre, et qu’elle viendroit les faire sortir quand il en seroit temps…

« Mais, Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois paroître, m’impose silence. » Elle se tut, et reprenant son discours la nuit suivante :

CXCIe NUIT.

Sire, poursuivit-elle, l’esclave confidente de Schemselnihar s’étant retirée, le prince de Perse et Ebn Thaher oublièrent qu’elle venoit de les assurer qu’ils n’avoient rien à craindre. Ils examinèrent toute la galerie, et ils furent saisis d’une frayeur extrême, lorsqu’ils connurent qu’il n’y avoit pas un seul endroit par où ils pussent s’échapper, au cas que le calife ou quelques-uns de ses officiers s’avisassent d’y venir.

Une grande clarté qu’ils virent tout-à-coup du côté du jardin au travers des jalousies, les obligea de s’en approcher pour voir d’où elle venoit. Elle étoit causée par cent flambeaux de cire blanche, qu’autant de jeunes eunuques noirs portoient à la main. Ces eunuques étoient suivis de plus de cent autres plus âgés, tous de la garde des dames du palais du calife, habillés et armés d’un sabre, de même que ceux dont j’ai déjà parlé ; et le calife marchoit après eux entre Mesrour, leur chef, qu’il avoit à sa droite, et Vassif, leur second officier, qu’il avoit à sa gauche.

Schemselnihar attendoit le calife à l’entrée d’une allée, accompagnée de vingt femmes toutes d’une beauté surprenante, et ornées de colliers et de pendans d’oreilles de gros diamans et d’autres, dont elles avoient la tête toute couverte. Elles chantoient au son de leurs instrumens, et formoient un concert charmant. La favorite ne vit pas plutôt paroître ce prince, qu’elle s’avança et se prosterna à ses pieds. Mais faisant cette action : « Prince de Perse, dit-elle en elle-même, si vos tristes yeux sont témoins de ce que je fais, jugez de la rigueur de mon sort. C’est devant vous que je voudrois m’humilier ainsi. Mon cœur n’y sentiroit aucune répugnance. »

Le calife fut ravi de voir Schemselnihar. « Levez-vous, madame, lui dit-il, approchez-vous. Je me sais mauvais gré à moi-même de m’être privé si long-temps du plaisir de vous voir. En achevant ces paroles, il la prit par la main ; et sans cesser de lui dire des choses obligeantes, il alla s’asseoir sur le trône d’argent que Schemselnihar lui avoit fait apporter. Cette dame s’assit sur un siège devant lui, et les vingt femmes formèrent un cercle autour d’eux sur d’autres siéges, pendant que les jeunes eunuques qui tenoient les flambeaux, se dispersèrent dans le jardin à certaine distance les uns des autres, afin que le calife jouit du frais de la soirée plus commodément.

Lorsque le calife fut assis, il regarda autour de lui, et vit avec une grande satisfaction tout le jardin illuminé d’une infinité d’autres lumières que les flambeaux que tenoient les jeunes eunuques. Mais il prit garde que le salon étoit fermé ; il s’en étonna, et en demanda la raison. On l’avoit fait exprès pour le surprendre. En effet, il n’eut pas plutôt parlé, que les fenêtres s’ouvrirent toutes à la fois, et qu’il le vit illuminé au dehors et en dedans d’une manière bien mieux entendue qu’il ne l’avoit vu auparavant. « Charmante Schemselnihar, s’écria-t-il à ce spectacle, je vous entends. Vous avez voulu me faire connoître qu’il y a d’aussi belles nuits que les plus beaux jours. Après ce que je vois, je n’en puis disconvenir. »

Revenons au prince de Perse et à Ebn Thaher que nous avons laissés dans la galerie. Ebn Thaher ne pouvoit assez admirer tout ce qui s’offroit à sa vue. « Je ne suis pas jeune, dit-il, et j’ai vu de grandes fêtes en ma vie ; mais je ne crois pas que l’on puisse rien voir de si surprenant, ni qui marque plus de grandeur. Tout ce qu’on nous dit des palais enchantés, n’approche pas du prodigieux spectacle que nous avons devant les yeux. Que de richesse et de magnificence à la fois ! »

Le prince de Perse n’étoit pas touché de tous ces objets éclatans qui faisoient tant de plaisir à Ebn Thaher. Il n’avoit des yeux que pour regarder Schemselnihar, et la présence du calife le plongeoit dans une affliction inconcevable. « Cher Ebn Thaher, dit-il, plût à Dieu que j’eusse l’esprit assez libre pour ne m’arrêter, comme vous, qu’à ce qui devroit me causer de l’admiration ! Mais, hélas, je suis dans un état bien différent ! Tous ces objets ne servent qu’à augmenter mon tourment. Puis-je voir le calife tête à tête avec ce que j’aime, et ne pas mourir de désespoir ? Faut-il qu’un amour aussi tendre que le mien soit troublé par un rival si puissant ! Ciel, que mon destin est bizarre et cruel ! Il n’y a qu’un moment que je m’estimois l’amant du monde le plus fortuné, et dans cet instant je me sens frapper le cœur d’un coup qui me donne la mort. Je n’y puis résister, mon cher Ebn Thaher ; ma patience est à bout ; mon mal m’accable, et mon courage y succombe. » En prononçant ces derniers mots, il vit qu’il se passoit quelque chose dans le jardin qui l’obligea de garder le silence, et d’y prêter son attention.

En effet, le calife avoit ordonné à une des femmes qui étoient près de lui, de chanter sur son luth ; et elle commençoit à chanter. Les paroles qu’elle chanta étoient fort passionnées ; et le calife persuadé qu’elle les chantoit par ordre de Schemselnihar qui lui avoit donné souvent de pareils témoignages de tendresse, les expliqua en sa faveur. Mais ce n’étoit pas l’intention de Schemselnihar pour cette fois. Elle les appliquoit à son cher Ali Ebn Becar, et elle se laissa pénétrer d’une si vive douleur d’avoir devant elle un objet dont elle ne pouvoit plus soutenir la présence, qu’elle s’évanouit. Elle se renversa sur le dos de sa chaise qui n’avoit pas de bras d’appui, et elle seroit tombée, si quelques-unes de ses femmes ne l’eussent promptement secourue. Elles l’enlevèrent et l’emportèrent dans le salon.

Ebn Thaher, qui étoit dans la galerie, surpris de cet accident, tourna la tête du côté du prince de Perse, et au lieu de le voir appuyé contre la jalousie pour regarder comme lui, il fut extrêmement étonné de le voir étendu à ses pieds sans mouvement. Il jugea par-là de la force de l’amour dont ce prince était épris pour Schemselnihar ; et il admira cet étrange effet de sympathie, qui lui causa une peine mortelle à cause du lieu où ils se trouvoient. Il fit cependant tout ce qu’il put pour faire revenir le prince, mais ce fut inutilement. Ebn Thaher étoit dans cet embarras, lorsque la confidente de Schemselnihar vint ouvrir la porte de la galerie, et entra hors d’haleine et comme une personne qui ne savoit plus où elle en étoit. « Venez promptement, s’écria-t-elle, que je vous fasse sortir. Tout est ici en confusion, et je crois que voici le dernier de nos jours. » Hé comment voulez-vous que nous partions, répondit Ebn Thaher d’un ton qui marquoit sa tristesse ? Approchez de grâce, et voyez en quel état est le prince de Perse ! » Quand l’esclave le vit évanoui, elle courut chercher de l’eau, sans perdre le temps à discourir, et revint en peu de momens.

Enfin le prince de Perse, après qu’on lui eut jeté de l’eau sur le visage, reprit ses esprits : « Prince, lui dit alors Ebn Thaher, nous courons risque de périr ici vous et moi, si nous y restons davantage ; faites donc un effort, et sauvons-nous au plus vite. » Il étoit si foible qu’il ne put se lever lui seul. Ebn Thaher et la confidente lui donnèrent la main, et le soutenant des deux côtés, ils allèrent jusqu’à une petite porte de fer qui s’ouvroit sur le Tigre. Ils sortirent par là, et s’avancèrent jusque sur le bord d’un petit canal qui communiquoit au fleuve. La confidente frappa des mains, et aussitôt un petit bateau parut et vint à eux avec un seul rameur. Ali Ebn Becar et son compagnon s’embarquèrent, et l’esclave confidente demeura sur le bord du canal. D’abord que le prince se fut assis dans le bateau, il étendit une main du côté du palais, et mettant l’autre sur son cœur : « Cher objet de mon ame, s’écria-t-il d’une voix foible, recevez ma foi de cette main, pendant que je vous assure de celle-ci que mon cœur conservera éternellement le feu dont il brûle pour vous…

En cet endroit Scheherazade s’aperçut qu’il étoit jour. Elle se tut, et la nuit suivante elle reprit la parole dans ces termes :

CXCIIe NUIT.

Cependant le batelier ramoit de toute sa force, et l’esclave confidente de Schemselnihar accompagna le prince de Perse et Ebn Thaher en marchant sur le bord du canal jusqu’à ce qu’ils furent arrivés au courant du Tigre. Alors, comme elle ne pouvoit aller plus loin, elle prit congé d’eux et se retira.

Le prince de Perse étoit toujours dans une grande foiblesse. Ebn Thaher le consoloit et l’exhortoit à prendre courage. « Songez, lui dit-il, que quand nous serons débarqués, nous aurons encore bien du chemin à faire avant que d’arriver chez moi ; car de vous mener à l’heure qu’il est, et dans l’état où vous êtes, jusqu’à votre logis, qui est bien plus éloigné que le mien, je n’en suis pas d’avis : nous pourrions même courir risque d’être rencontrés par le guet. » Ils sortirent enfin du bateau ; mais le prince avoit si peu de force, qu’il ne pouvoit marcher, ce qui mit Ebn Thaher dans un grand embarras. Il se souvint qu’il avoit un ami dans le voisinage ; il traîna le prince jusque-là avec beaucoup de peine. L’ami les reçut avec bien de la joie ; et quand il les eut fait asseoir, il leur demanda d’où ils venoient si tard. Ebn Thaher lui répondit : « J’ai appris ce soir qu’un homme qui me doit une somme d’argent assez considérable, étoit dans le dessein de partir pour un long voyage, je n’ai point perdu de temps, je suis allé le chercher ; et en chemin, j’ai rencontré ce jeune seigneur que vous voyez, et à qui j’ai mille obligations ; comme il connoît mon débiteur, il a bien voulu me faire la grâce de m’accompagner. Nous avons eu assez de peine à mettre notre homme à la raison. Nous en sommes pourtant venus à bout, et c’est ce qui est cause que nous n’avons pu sortir de chez lui que fort tard. En revenant, à quelques pas d’ici, ce bon seigneur, pour qui j’ai toute la considération possible, s’est senti tout-à-coup attaqué d’un mal qui m’a fait prendre la liberté de frapper à votre porte. Je me suis flatté que vous voudriez bien nous faire le plaisir de nous donner le couvert pour cette nuit. »

L’ami d’Ebn Thaher se paya de cette fable, leur dit qu’ils étoient les biens-venus, et offrit au prince de Perse qu’il ne connoissoit pas, toute l’assistance qu’il pouvoit désirer. Mais Ebn Thaher prenant la parole pour le prince, dit que son mal étoit d’une nature à n’avoir besoin que de repos, L’ami comprit par ce discours qu’ils souhaitoient de se reposer : c’est pourquoi il les conduisit dans un appartement, où il leur laissa la liberté de se coucher.

Si le prince de Perse dormit, ce fut d’un sommeil troublé par des songes fâcheux qui lui représentoient Schemselnihar évanouie aux pieds du calife, et l’entretenoient dans son affliction. Ebn Thaher, qui avoit une grande impatience de se revoir chez lui, et qui ne doutoit pas que sa famille ne fût dans une inquiétude mortelle (car il ne lui étoit jamais arrivé de coucher dehors), se leva et partit de bon matin, après avoir pris congé de son ami, qui s’étoit levé pour faire sa prière de la pointe du jour. Enfin il arriva chez lui ; et la première chose que fit le prince de Perse, qui s’étoit fait un grand effort pour marcher, fut de se jeter sur un sofa, aussi fatigué que s’il eût fait un long voyage. Comme il n’étoit pas en état de se rendre à sa maison, Ebn Thaher lui fit préparer une chambre ; afin qu’on ne fût point en peine de lui, il envoya dire à ses gens l’état et le lieu où il étoit. Il pria cependant le prince de Perse d’avoir l’esprit en repos, de commander chez lui, et d’y disposer à son gré de toutes choses. « J’accepte de bon cœur les offres obligeantes que vous me faites, lui dit le prince ; mais que je ne vous embarrasse pas, s’il vous plaît ; je vous conjure de faire comme si je n’étois pas chez vous. Je n’y voudrois pas demeurer un moment, si je croyois que ma présence vous contraignît en la moindre chose. »

D’abord qu’Ebn Thaher eut un moment pour se reconnoître, il apprit à sa famille tout ce qui s’étoit passé au palais de Schemselnihar, et finit son récit en remerciant Dieu de l’avoir délivré du danger qu’il avoit couru. Les principaux domestiques du prince de Perse vinrent recevoir ses ordres chez Ebn Thaher, et l’on y vit bientôt arriver plusieurs de ses amis qu’ils avoient avertis de son indisposition. Ses amis passèrent la meilleure partie de la journée avec lui ; et si leur entretien ne put effacer les tristes idées qui causoient son mal, il en tira du moins cet avantage, qu’elles lui donnèrent quelque relâche. Il vouloit prendre congé d’Ebn Thaher sur la fin du jour ; mais ce fidèle ami lui trouva encore tant de foiblesse, qu’il l’obligea d’attendre au lendemain. Cependant, pour contribuer à le réjouir, il lui donna le soir un concert de voix et d’instrumens ; mais ce concert ne servit qu’à rappeler dans la mémoire du prince celui du soir précédent, et irrita ses ennuis au lieu de les soulager, de sorte que le jour suivant son mal parut avoir augmenté. Alors Ebn Thaher ne s’opposa plus au dessein que le prince avoit de se retirer dans sa maison. Il prit soin lui-même de l’y faire porter ; il l’accompagna, et quand il se vit seul avec lui dans son appartement, il lui représenta toutes les raisons qu’il avoit de faire un généreux effort pour vaincre une passion dont la fin ne pouvoit être heureuse ni pour lui, ni pour la favorite. « Ah, cher Ebn Thaher, s’écria le prince, qu’il vous est aisé de donner ce conseil, mais qu’il m’est difficile de le suivre ! J’en conçois toute l’importance, sans pouvoir en profiter. Je l’ai déjà dit, j’emporterai avec moi dans le tombeau l’amour que j’ai pour Schemselnihar. » Lorsqu’Ebn Thaher vit qu’il ne pourroit rien gagner sur l’esprit du prince, il prit congé de lui et voulut se retirer…

Scheherazade, en cet endroit, voyant paroître le jour, garda le silence ; et le lendemain, elle reprit ainsi son discours :

CXCIIIe NUIT.

Le prince de Perse le retint. « Obligeant Ebn Thaher, lui dit-il, si je vous ai déclaré qu’il n’étoit pas en mon pouvoir de suivre vos sages conseils, je vous supplie de ne pas m’en faire un crime, et de ne pas cesser pour cela de me donner des marques de votre amitié. Vous ne sauriez m’en donner une plus grande, que de m’instruire du destin de ma chère Schemselnihar, si vous en apprenez des nouvelles. L’incertitude où je suis de son sort, les appréhensions mortelles que me cause son évanouissement, m’entretiennent dans la langueur que vous me reprochez. » « Seigneur, lui répondit Ebn Thaher, vous devez espérer que son évanouissement n’aura pas eu de suite funeste, et que sa confidente viendra incessamment m’informer de quelle manière se sera passée la chose. D’abord que je saurai ce détail, je ne manquerai pas de venir vous en faire part. »

Ebn Thaher laissa le prince dans cette espérance, et retourna chez lui, où il attendit inutilement tout le reste du jour la confidente de Schemselnihar. Il ne la vit pas même le lendemain. L’inquiétude où il étoit de savoir l’état de la santé du prince de Perse, ne lui permit pas d’être plus long-temps sans le voir. Il alla chez lui dans le dessein de l’exhorter à prendre patience. Il le trouva au lit aussi malade qu’à l’ordinaire, et environné d’un nombre d’amis et de quelques médecins qui employoient toutes les lumières de leur art pour découvrir la cause de son mal. Dès qu’il aperçut Ebn Thaher, il le regarda en souriant, pour lui témoigner deux choses : l’une, qu’il se réjouissoit de le voir, et l’autre, combien ses médecins, qui ne pouvoient deviner le sujet de sa maladie, se trompoient dans leurs raisonnemens.

Les amis et les médecins se retirèrent les uns après les autres, de sorte qu’Ebn Thaher demeura seul avec le malade. Il s’approcha de son lit pour lui demander comment il se trouvoit depuis qu’il ne l’avoit vu. « Je vous dirai, lui répondit le prince, que mon amour qui prend continuellement de nouvelles forces, et l’incertitude de la destinée de l’aimable Schemselnihar, augmentent mon mal à chaque moment, et me mettent dans un état qui afflige mes parens et mes amis, et déconcerte mes médecins qui n’y comprennent rien. Vous ne sauriez croire, ajouta-t-il, combien je souffre de voir tant de gens qui m’importunent, et que je ne puis chasser honnêtement. Vous êtes le seul dont je sens que la compagnie me soulage ; mais enfin ne me dissimulez rien, je vous en conjure. Quelles nouvelles m’apportez-vous de Schemselnihar ? Avez-vous vu sa confidente ? Que vous a-t-elle dit ? » Ebn Thaher répondit qu’il ne l’avoit pas vue ; et il n’eut pas plutôt appris au prince cette triste nouvelle, que les larmes lui vinrent aux yeux ; il ne put repartir un seul mot, tant il avoit le cœur serré. « Prince, reprit alors Ebn Thaher, permettez-moi de vous remontrer que vous êtes trop ingénieux à vous tourmenter. Au nom de Dieu, essuyez vos larmes : quelqu’un de vos gens peut entrer en ce moment, et vous savez avec quel soin vous devez cacher vos sentimens, qui pourroient être démêlés par-là. » Quelque chose que put dire ce judicieux confident, il ne fut pas possible au prince de retenir ses pleurs. « Sage Ebn Thaher, s’écria-t-il, quand l’usage de la parole lui fut revenu, je puis bien empêcher ma langue de révéler le secret de mon cœur ; mais je n’ai pas de pouvoir sur mes larmes, dans un si grand sujet de craindre pour Schemselnihar. Si cet adorable et unique objet de mes désirs n’étoit plus au monde, je ne lui survivrois pas un moment. » « Rejetez une pensée si affligeante, répliqua Ebn Thaher : Schemselnihar vit encore, vous n’en devez pas douter. Si elle ne vous a pas fait savoir de ses nouvelles, c’est qu’elle n’en a pu trouver l’occasion, et j’espère que cette journée ne se passera point que vous n’en appreniez. » Il ajouta à ce discours plusieurs autres choses consolantes ; après quoi il se retira.

Ebn Thaher fut à peine de retour chez lui, que la confidente de Schemselnihar arriva. Elle avoit un air triste, et il en conçut un mauvais présage. Il lui demanda des nouvelles de sa maîtresse. « Apprenez-moi auparavant des vôtres, lui répondit la confidente ; car j’ai été dans une grande peine de vous avoir vu partir dans l’état où étoit le prince de Perse. » Ebn Thaher lui raconta ce qu’elle vouloit savoir ; et lorsqu’il eut achevé, l’esclave prit la parole : « Si le prince de Perse, lui dit-elle, a souffert et souffre encore pour ma maîtresse, elle n’a pas moins de peine que lui. Après que je vous eus quittés, poursuivit-elle, je retournai au salon, où je trouvai que Schemselnihar n’étoit pas encore revenue de son évanouissement, quelque soulagement qu’on eût tâché de lui apporter. Le calife étoit assis près d’elle, avec toutes les marques d’une véritable douleur ; il demandoit à toutes les femmes et à moi particulièrement, si nous n’avions aucune connoissance de la cause de son mal ; mais nous gardâmes le secret, et nous lui dîmes toute autre chose que ce que nous n’ignorions pas. Nous étions cependant toutes en pleurs de la voir souffrir si long-temps, et nous n’oubliions rien de tout ce que nous pouvions imaginer pour la secourir. Enfin, il étoit bien minuit lorsqu’elle revint à elle. Le calife, qui avoit eu la patience d’attendre ce moment, en témoigna beaucoup de joie, et demanda à Schemselnihar d’où ce mal pouvoit lui être venu. Dès qu’elle entendit sa voix, elle fit un effort pour se mettre sur son séant ; et après lui avoir baisé les pieds avant qu’il pût l’en empêcher : « Sire, dit-elle, j’ai à me plaindre du ciel de ce qu’il ne m’a pas fait la grâce entière de me laisser expirer aux pieds de votre Majesté, pour vous marquer par-là jusqu’à quel point je suis pénétrée de vos bontés. » « Je suis bien persuadé que vous m’aimez, lui dit le calife ; mais je vous commande de vous conserver pour l’amour de moi. Vous avez apparemment fait aujourd’hui quelqu’excès qui vous aura causé cette indisposition ; prenez-y garde, et je vous prie de vous en abstenir une autre fois. Je suis bien aise de vous voir en meilleur état, et je vous conseille de passer ici la nuit, au lieu de retourner à votre appartement, de crainte que le mouvement ne vous soit contraire. » À ces mots, il ordonna qu’on apportât un doigt de vin qu’il lui fit prendre pour lui donner des forces. Après cela, il prit congé d’elle, et se retira dans son appartement. Dès que le calife fut parti, ma maîtresse me fit signe de m’approcher. Elle me demanda de vos nouvelles avec inquiétude. Je l’assurai qu’il y avoit long-temps que vous n’étiez plus dans le palais, et lui mis l’esprit en repos de ce côté-là. Je me gardai bien de lui parler de l’évanouissement du prince de Perse, de peur de la faire retomber dans l’état d’où nos soins l’avoient tirée avec tant de peine ; mais ma précaution fut inutile, comme vous l’allez entendre. « Prince, s’écria-t-elle alors, je renonce désormais à tous les plaisirs, tant que je serai privée de celui de ta vue. Si j’ai bien pénétré dans ton cœur, je ne fais que suivre ton exemple. Tu ne cesseras de verser des larmes, que tu ne m’aies retrouvée ; il est juste que je pleure et que je m’afflige jusqu’à ce que tu sois rendu à mes vœux. » En achevant ces paroles, qu’elle prononça d’une manière qui marquoit la violence de sa passion, elle s’évanouit une seconde fois entre mes bras…

En cet endroit, Scheherazade voyant paroître le jour, cessa de parler. La nuit suivante, elle poursuivit de cette sorte :

CXCIVe NUIT.

La confidente de Schemselnihar continua de raconter à Ebn Thaher tout ce qui étoit arrivé à sa maîtresse depuis son premier évanouissement. « Nous fûmes encore long-temps, dit-elle, à la faire revenir, mes compagnes et moi. Elle revint enfin ; alors je lui dis : « Madame, êtes-vous donc résolue de vous laisser mourir, et de nous faire mourir nous-mêmes avec vous ? Je vous supplie au nom du prince de Perse, pour qui vous avez intérêt de vivre, de vouloir conserver vos jours. De grâce laissez-vous persuader, et faites les efforts que vous vous devez à vous-même, à l’amour du prince, et à notre attachement pour vous. » « Je vous suis bien obligée, reprit-elle, de vos soins, de votre zèle et de vos conseils. Mais, hélas, peuvent-ils m’être utiles ? Il ne nous est pas permis de nous flatter de quelque espérance, et ce n’est que dans le tombeau que nous devons attendre la fin de nos tourmens. » Une de mes compagnes voulut la détourner de ses tristes pensées en chantant un air sur son luth ; mais elle lui imposa silence, et lui ordonna, comme à toutes les autres, de se retirer. Elle ne retint que moi pour passer la nuit avec elle. Quelle nuit, ô ciel ! Elle la passa dans les pleurs et dans les gémissemens ; et nommant sans cesse le prince de Perse, elle se plaignoit du sort qui l’avoit destinée au calife qu’elle ne pouvoit aimer, et non pas à lui qu’elle aimoit éperdument. Le lendemain, comme elle n’étoit pas commodément dans le salon, je l’aidai à passer dans son appartement, où elle ne fut pas plutôt arrivée, que tous les médecins du palais vinrent la voir par ordre du calife ; et ce prince ne fut pas long-temps sans venir lui-même. Les remèdes que les médecins ordonnèrent à Schemselnihar, firent d’autant moins d’effet, qu’ils ignoroient la cause de son mal ; et la contrainte où la mettoit la présence du calife, ne faisoit que l’augmenter. Elle a pourtant un peu reposé cette nuit ; et d’abord qu’elle a été éveillée, elle m’a chargée de vous venir trouver pour apprendre des nouvelles du prince de Perse. »

« Je vous ai déjà informée de l’état où il est, lui dit Ebn Thaher ; ainsi retournez vers votre maîtresse, et l’assurez que le prince de Perse attendoit de ses nouvelles avec la même impatience qu’elle en attendoit de lui. Exhortez-la sur-tout à se modérer et à se vaincre, de peur qu’il ne lui échappe devant le calife quelque parole qui pourroit nous perdre avec elle. » « Pour moi, reprit la confidente, je vous l’avoue, je crains tout de ses transports. J’ai pris la liberté de lui dire ce que je pensois là-dessus, et je suis persuadée qu’elle ne trouvera pas mauvais que je lui parle encore de votre part. »

Ebn Thaher, qui ne faisoit que d’arriver de chez le prince de Perse, ne jugea point à propos d’y retourner sitôt et de négliger des affaires importantes qui lui étoient survenues en rentrant chez lui ; il y alla seulement sur la fin du jour. Le prince étoit seul, et ne se portoit pas mieux que le matin. « Ebn Thaher, lui dit-il en le voyant paroître, vous avez, sans doute, beaucoup d’amis ; mais ces amis ne connoissent pas ce que vous valez, comme vous me le faites connoître par votre zèle, par vos soins et par les peines que vous vous donnez lorsqu’il s’agit de les obliger. Je suis confus de tout ce que vous faites pour moi avec tant d’affection, et je ne sais comment je pourrai m’acquitter envers vous. « « Prince, lui répondit Ebn Thaher, laissons là ce discours, je vous en supplie : je suis prêt non-seulement à donner un de mes yeux pour vous en conserver un, mais même à sacrifier ma vie pour la vôtre. Ce n’est pas de quoi il s’agit présentement. Je viens vous dire que Schemselnihar m’a envoyé sa confidente pour me demander de vos nouvelles, et en même temps pour m’informer des siennes. Vous jugez bien que je ne lui ai rien dit qui ne lui ait confirmé l’excès de votre amour pour sa maîtresse, et la constance avec laquelle vous l’aimez. » Ebn Thaher lui fit ensuite un détail exact de tout ce que lui avoit dit l’esclave confidente. Le prince l’écouta avec tous les différens mouvemens de crainte, de jalousie, de tendresse et de compassion que son discours lui inspira, faisant sur chaque chose qu’il entendoit, toutes les réflexions affligeantes ou consolantes dont un amant aussi passionné qu’il l’étoit, pouvoit être capable.

Leur conversation dura si long-temps, que la nuit se trouvant fort avancée, le prince de Perse obligea Ebn Thaher à demeurer chez lui. Le lendemain matin, comme ce fidèle ami s’en retournoit au logis, il vit venir à lui une femme qu’il reconnut pour la confidente de Schemselnihar, et qui l’ayant abordé, lui dit : « Ma maîtresse vous salue, et je viens vous prier de sa part de rendre cette lettre au prince de Perse. » Le zélé Ebn Thaher prit la lettre, et retourna chez le prince, accompagné de l’esclave confidente…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, à cause du jour qu’elle vit paroître. Elle reprit la suite de son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CXCVe NUIT.

Sire, quand Ebn Thaher fut entré chez le prince de Perse avec la confidente de Schemselnihar, il la pria de demeurer un moment dans l’antichambre, et de l’attendre. Dès que le prince l’aperçut, il lui demanda avec empressement, quelle nouvelle il avoit à lui annoncer. « La meilleure que vous puissiez apprendre, lui répondit Ebn Thaher : on vous aime aussi chèrement que vous aimez. La confidente de Schemselnihar est dans votre antichambre, elle vous apporte une lettre de la part de sa maîtresse ; elle n’attend que vos ordres pour entrer. » « Qu’elle entre, s’écria le prince avec un transport de joie ! » En disant cela, il se mit sur son séant pour la recevoir.

Comme les gens du prince étoient sortis de la chambre d’abord qu’ils avoient vu Ebn Thaher, afin de le laisser seul avec leur maître, Ebn Thaher alla ouvrir la porte lui-même, et fit entrer la confidente. Le prince la reconnut et la reçut d’une manière fort obligeante. « Seigneur, lui dit-elle, je sais tous les maux que vous avez soufferts depuis que j’eus l’honneur de vous conduire au bateau qui vous attendoit pour vous ramener ; mais j’espère que la lettre que je vous apporte, contribuera à votre guérison. » À ces mots, elle lui présenta la lettre. Il la prit ; et après l’avoir baisée plusieurs fois, il l’ouvrit, et lut les paroles suivantes :

LETTRE
DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE DE
PERSE ALI EBN BECAR.

« La personne qui vous rendra cette lettre, vous dira de mes nouvelles mieux que moi-même, car je ne me connois plus depuis que j’ai cessé de vous voir. Privée de votre présence, je cherche à me tromper en vous entretenant par ces lignes mal formées, avec le même plaisir que si j’avois le bonheur de vous parler.

» On dit que la patience est un remède à tous les maux, et toutefois elle aigrit les miens au lieu de les soulager. Quoique votre portrait soit profondément gravé dans mon cœur, mes yeux souhaitent d’en revoir incessamment l’original, et ils perdront toute leur lumière, s’il faut qu’ils en soient encore long-temps privés. Puis-je me flatter que les vôtres aient la même impatience de me voir ? Oui, je le puis : ils me l’ont fait assez connoître par leurs tendres regards. Que Schemselnihar seroit heureuse, et que vous seriez heureux, prince, si mes désirs, qui sont conformes aux vôtres, n’étoient pas traversés par des obstacles insurmontables ! Ces obstacles m’affligent d’autant plus vivement, qu’ils vous affligent vous-même.

» Ces sentimens que mes doigts tracent, et que j’exprime avec un plaisir incroyable, en les répétant plusieurs fois, partent du plus profond de mon cœur, et de la blessure incurable que vous y avez faite, blessure que je bénis mille fois, malgré le cruel ennui que je souffre de votre absence. Je compterois pour rien tout ce qui s’oppose à nos amours, s’il m’étoit seulement permis de vous voir quelquefois en liberté : je vous posséderois alors ; que pourrois-je souhaiter de plus ?

» Ne vous imaginez pas que mes paroles disent plus que je ne pense. Hélas, de quelques expressions que je puisse me servir, je sens bien que je pense plus de choses que je ne vous en dis ! Mes yeux qui sont dans une veille continuelle et qui versent incessamment des pleurs en attendant qu’ils vous revoient, mon cœur affligé qui ne désire que vous seul, les soupirs qui m’échappent toutes les fois que je pense à vous, c’est-à-dire, à tout moment, mon imagination qui ne me représente plus d’autre objet que mon cher prince, les plaintes que je fais au ciel de la rigueur de ma destinée, enfin ma tristesse, mes inquiétudes, mes tourmens qui ne me donnent aucun relâche depuis que je vous ai perdu de vue, sont garans de ce que je vous écris.

» Ne suis-je pas bien malheureuse d’être née pour aimer, sans espérance de jouir de ce que j’aime ? Cette pensée désolante m’accable à un point, que j’en mourrois, si je n’étois pas persuadée que vous m’aimez. Mais une si douce consolation balance mon désespoir et m’attache à la vie. Mandez-moi que vous m’aimez toujours : je garderai votre lettre précieusement ; je la lirai mille fois le jour ; je souffrirai mes maux avec moins d’impatience. Je souhaite que le ciel cesse d’être irrité contre nous, et nous fasse trouver l’occasion de nous dire sans contrainte que nous nous aimons, et que nous ne cesserons jamais de nous aimer. Adieu. Je salue Ebn Thaher, à qui nous avons tant d’obligations l’un et l’autre. »

CXCVIe NUIT.

Le prince de Perse ne se contenta pas d’avoir lu une fois cette lettre ; il lui sembla qu’il l’avoit lue avec trop peu d’attention. Il la relut plus lentement ; et en lisant, tantôt il poussoit de tristes soupirs, tantôt il versoit des larmes, et tantôt il faisoit éclater des transports de joie et de tendresse, selon qu’il étoit touché de ce qu’il lisoit. Enfin il ne se lassoit point de parcourir des yeux des caractères tracés par une si chère main ; et il se préparoit à les lire pour la troisième fois, lorsqu’Ebn Thaher lui représenta que la confidente n’avoit pas de temps à perdre, et qu’il devoit songer à faire réponse. « Hélas, s’écria le prince, comment voulez-vous que je fasse réponse à une lettre si obligeante ? En quels termes m’exprimerai-je dans le trouble où je suis ? J’ai l’esprit agité de mille pensées cruelles, et mes sentimens se détruisent au moment que je les ai conçus, pour faire place à d’autres. Pendant que mon corps se ressent des impressions de mon ame, comment pourrai-je tenir le papier et conduire la canne[2] pour former les lettres ? »

En parlant ainsi, il tira d’un petit bureau qu’il avoit près de lui, du papier, une canne taillée, et un cornet où il y avoit de l’encre…

Scheherazade apercevant le jour en cet endroit, interrompit sa narration. Elle en reprit la suite le lendemain, et dit à Schahriar :

CXCVIIe NUIT.

Sire, le prince de Perse, avant que d’écrire, donna la lettre de Schemselnihar à Ebn Thaher, et le pria de la tenir ouverte pendant qu’il écriroit, afin qu’en jetant les yeux dessus, il vit mieux ce qu’il y devoit répondre. Il commença d’écrire ; mais les larmes qui lui tomboient des yeux sur son papier, l’obligèrent plusieurs fois de s’arrêter pour les laisser couler librement. Il acheva enfin sa lettre, et la donnant à Ebn Thaher : « Lisez-la, je vous prie, lui dit-il, et me faites la grâce de voir si le désordre où est mon esprit, m’a permis de faire une réponse convenable. » Ebn Thaher la prit, et lut ce qui suit :

RÉPONSE
DU PRINCE DE PERSE À LA LETTRE
DE SCHEMSELNIHAR.

« J’étois plongé dans une affliction mortelle lorsqu’on m’a rendu votre lettre. À la voir seulement, j’ai été transporté d’une joie que je ne puis vous exprimer ; et à la vue des caractères tracés par votre belle main, mes yeux ont reçu une nouvelle lumière, plus vive que celle qu’ils avoient perdue, lorsque les vôtres se fermèrent subitement aux pieds de mon rival. Les paroles que contient cette obligeante lettre, sont autant de rayons lumineux qui ont dissipé les ténèbres dont mon ame étoit obscurcie. Elles m’apprennent combien vous souffrez pour l’amour de moi, et me font connoître aussi que vous n’ignorez pas que je souffre pour vous, et par-là, elles me consolent dans mes maux. D’un côté, elles me font verser des larmes abondamment, et de l’autre, elles embrasent mon cœur d’un feu qui le soutient, et m’empêchent d’expirer de douleur. Je n’ai pas eu un moment de repos depuis notre cruelle séparation. Votre lettre seule apporta quelque soulagement à mes peines. J’ai gardé un morne silence jusqu’au moment que je l’ai reçue : elle m’a redonné la parole. J’étois enseveli dans une mélancolie profonde, elle m’a inspiré une joie qui a d’abord éclaté dans mes yeux et sur mon visage. Mais ma surprise de recevoir une faveur que je n’ai point encore méritée, a été si grande, que je ne savois par où commencer pour vous en marquer ma reconnoissance. Enfin, après l’avoir baisée plusieurs fois, comme un gage précieux de vos bontés, je l’ai lue et relue, et suis demeuré confus de l’excès de mon bonheur. Vous voulez que je vous mande que je vous aime toujours. Ah, quand je ne vous aurois pas aimée aussi parfaitement que je vous aime, je ne pourrois m’empêcher de vous adorer après toutes les marques que vous me donnez d’un amour si peu commun ! Oui, je vous aime, ma chère ame, et ferai gloire de brûler toute ma vie du beau feu que vous avez allumé dans mon cœur. Je ne me plaindrai jamais de la vive ardeur dont je sens qu’il me consume ; et quelque rigoureux que soient les maux que votre absence me cause, je les supporterai constamment, dans l’espérance de vous voir un jour. Plût à Dieu que ce fût dès aujourd’hui, et qu’au lieu de vous envoyer ma lettre, il me fût permis d’aller vous assurer que je meurs d’amour pour vous ! Mes larmes m’empêchent de vous en dire davantage. Adieu. »

Ebn Thaher ne put lire ces dernières lignes sans pleurer lui-même. Il remit la lettre entre les mains du prince de Perse, en l’assurant qu’il n’y avoit rien à corriger. Le prince la ferma, et quand il l’eut cachetée : « Je vous prie de vous approcher, dit-il à la confidente de Schemselnihar qui étoit un peu éloignée de lui : voici la réponse que je fais à la lettre de votre chère maitresse. Je vous conjure de la lui porter, et de la saluer de ma part. » L’esclave confidente prit la lettre, et se retira avec Ebn Thaher…

En achevant ces mots, la sultane des Indes voyant paroître le jour, se tut ; et la nuit suivante, elle continua de cette manière :

CXCVIIIe NUIT.

Ebn Thaher, après avoir marché quelque temps avec l’esclave confidente, la quitta, et retourna dans sa maison, où il se mit à rêver profondément à l’intrigue amoureuse dans laquelle il se trouvoit malheureusement engagé. Il se représenta que le prince de Perse et Schemselnihar, malgré l’intérêt qu’ils avoient de cacher leur intelligence, se ménageoient avec si peu de discrétion, qu’elle pourroit bien n’être pas long-temps secrète. Il tira de là toutes les conséquences qu’un homme de bon sens en devoit tirer. « Si Schemselnihar, se disoit-il à lui-même, étoit une dame du commun, je contribuerois de tout mon pouvoir à rendre heureux son amant et elle ; mais c’est la favorite du calife, et il n’y a personne qui puisse impunément entreprendre de plaire à ce qu’il aime. Sa colère tombera d’abord sur Schemselnihar ; il en coûtera la vie au prince de Perse, et je serai enveloppé dans son malheur. Cependant j’ai mon honneur, mon repos, ma famille et mon bien à conserver ; il faut donc, pendant que je le puis, me délivrer d’un si grand péril. »

Il fut occupé de ces pensées durant tout ce jour-là. Le lendemain matin, il alla chez le prince de Perse dans le dessein de faire un dernier effort pour l’obliger à vaincre sa passion. Effectivement, il lui représenta ce qu’il lui avoit déjà inutilement représenté, qu’il feroit beaucoup mieux d’employer tout son courage à détruire le penchant qu’il avoit pour Schemselnihar, que de s’y laisser entraîner ; que ce penchant étoit d’autant plus dangereux, que son rival étoit plus puissant. « Enfin, Seigneur, ajouta-t-il, si vous m’en croyez, vous ne songerez qu’à triompher de votre amour. Autrement, vous courez risque de vous perdre avec Schemselnihar, dont la vie vous doit être plus chère que la vôtre. Je vous donne ce conseil en ami ; et quelque jour vous m’en remercierez. »

Le prince écouta Ebn Thaher assez impatiemment. Néanmoins il le laissa dire tout ce qu’il voulut ; mais prenant la parole à son tour : « Ebn Thaher, lui dit-il, croyez-vous que je puisse cesser d’aimer Schemselnihar, qui m’aime avec tant de tendresse ? Elle ne craint pas d’exposer sa vie pour moi ; et vous voulez que le soin de conserver la mienne soit capable de m’occuper ? Non, quelque malheur qui puisse m’arriver, je veux aimer Schemselnihar jusqu’au dernier soupir. »

Ebn Thaher, choqué de l’opiniâtreté du prince de Perse, le quitta assez brusquement, et se retira chez lui, où, rappelant dans son esprit ses réflexions du jour précédent, il se mit à songer fort sérieusement au parti qu’il avoit à prendre. Pendant ce temps-là, un joaillier de ses intimes amis le vint voir. Ce joaillier s’étoit aperçu que la confidente de Schemselnihar alloit chez Ebn Thaher plus souvent qu’à l’ordinaire, et qu’Ebn Thaher étoit presque toujours avec le prince de Perse, dont la maladie étoit sue de tout le monde, sans toutefois qu’on en connût la cause ; tout cela lui avoit donné des soupçons. Comme Ebn Thaher lui parut rêver, il jugea bien que quelqu’affaire importante l’embarrassoit ; et croyant être au fait, il lui demanda ce que vouloit l’esclave confidente de Schemselnihar. Ebn Thaher demeura un peu interdit à cette demande, et voulut dissimuler en lui disant que c’étoit pour une bagatelle qu’elle venoit si souvent chez lui. « Vous ne me parlez pas sincèrement, lui répliqua le joaillier, et vous m’allez persuader par votre dissimulation, que cette bagatelle est une affaire plus importante que je ne l’ai cru d’abord. »

Ebn Thaher, voyant que son ami le pressoit si fort, lui dit : « Il est vrai que cette affaire est de la dernière conséquence. J’avois résolu de la tenir secrète ; mais comme je sais l’intérêt que vous prenez à tout ce qui me regarde, j’aime mieux vous en faire confidence, que de vous laisser penser là-dessus ce qui n’est pas. Je ne vous recommande point le secret : vous connoîtrez par ce que je vais vous dire, combien il est important de le garder. » Après ce préambule, il lui raconta les amours de Schemselnihar et du prince de Perse. « Vous savez, ajouta-t-il ensuite, en quelle considération je suis à la cour et dans la ville auprès des plus grands seigneurs et des dames les plus qualifiées. Quelle honte pour moi si ces téméraires amours venoient à être découvertes ! Mais que dis-je ? Ne serions-nous pas perdus, toute ma famille et moi ? Voilà ce qui m’embarrasse le plus ; mais je viens de prendre mon parti. Il m’est dû, et je dois ; je vais travailler incessamment à satisfaire mes créanciers et à recouvrer mes dettes ; et après que j’aurai mis tout mon bien en sûreté, je me retirerai à Balsora, où je demeurerai jusqu’à ce que la tempête que je prévois, soit passée. L’amitié que j’ai pour Schemselnihar et pour le prince de Perse, me rend très-sensible au mal qui peut leur arriver ; je prie Dieu de leur faire connoître le danger où ils s’exposent, et de les conserver ; mais si leur mauvaise destinée veut que leurs amours aillent à la connoissance du calife, je serai au moins à couvert de son ressentiment ; car je ne les crois pas assez méchans pour vouloir m’envelopper dans leur malheur. Leur ingratitude seroit extrême si cela arrivoit : ce seroit mal payer les services que je leur ai rendus, et les bons conseils que je leur ai donnés, particulièrement au prince de Perse, qui pourroit se tirer encore du précipice, lui et sa maîtresse, s’il le vouloit. Il lui est aisé de sortir de Bagdad comme moi, et l’absence le dégageroit insensiblement d’une passion qui ne fera qu’augmenter tant qu’il s’obstinera à y demeurer. »

Le joaillier entendit avec une extrême surprise le récit que lui fit Ebn Thaher. « Ce que vous venez de me raconter, lui dit-il, est d’une si grande importance, que je ne puis comprendre comment Schemselnihar et le prince de Perse ont été capables de s’abandonner à un amour si violent. Quelque penchant qui les entraîne l’un vers l’autre, au lieu d’y céder lâchement, ils dévoient y résister et faire un meilleur usage de leur raison, Ont-ils pu s’étourdir sur les suites fâcheuses de leur intelligence ? Que leur aveuglement est déplorable ! J’en vois comme vous toutes les conséquences. Mais vous êtes sage et prudent, et j’approuve la résolution que vous avez formée ; c’est par-là seulement que vous pouvez vous dérober aux événemens funestes que vous avez à craindre. » Après cet entretien, le joaillier se leva, et prit congé d’Ebn Thaher…

« Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois paroître, m’empêche d’entretenir votre Majesté plus long-temps. » Elle se tut, et le lendemain, elle reprit son discours dans ces termes :

CXCIXe NUIT.

Avant que le joaillier se retirât, Ebn Thaher ne manqua pas de le conjurer par l’amitié qui les unissoit tous deux, de ne rien dire à personne de tout ce qu’il lui avoit appris. « Ayez l’esprit en repos, lui dit le joaillier, je vous garderai le secret au péril de ma vie. »

Deux jours après cette conversation, le joaillier passa devant la boutique d’Ebn Thaher, et voyant qu’elle étoit fermée, il ne douta pas qu’il n’eût exécuté le dessein dont il lui avoit parlé. Pour en être sûr, il demanda à un voisin s’il savoit pourquoi elle n’étoit pas ouverte. Le voisin lui répondit qu’il ne savoit autre chose, sinon qu’Ebn Thaher étoit allé faire un voyage. Il n’eut pas besoin d’en dire davantage, et il songea d’abord au prince de Perse. « Malheureux prince, dit-il en lui-même, quel chagrin n’aurez-vous pas quand vous apprendrez cette nouvelle ? Par quelle entremise entretiendrez-vous le commerce que vous avez avec Schemselnihar ? Je crains que vous n’en mouriez de désespoir. J’ai compassion de vous ; il faut que je vous dédommage de la perte que vous avez faite d’un confident trop timide. »

L’affaire qui l’avoit obligé de sortir, n’étoit pas de grande conséquence ; il la négligea, et quoiqu’il ne connût le prince de Perse que pour lui avoir vendu quelques pierreries, il ne laissa pas d’aller chez lui. Il s’adressa à un de ses gens, et le pria de vouloir bien dire à son maître qu’il souhaitoit de l’entretenir d’une affaire très-importante. Le domestique revint bientôt trouver le joaillier, et l’introduisit dans la chambre du prince qui étoit à demi couché sur le sofa, la tête sur le coussin. Comme il se souvint de l’avoir vu, il se leva pour le recevoir, lui dit qu’il étoit le bien-venu ; et après l’avoir prié de s’asseoir, il lui demanda s’il y avoit quelque chose en quoi il pût lui rendre service, ou s’il venoit lui annoncer quelque nouvelle qui le regardât lui-même. « Prince, lui répondit le joaillier, quoique je n’aye pas l’honneur d’être connu de vous particulièrement, le desir de vous marquer mon zèle, m’a fait prendre la liberté de venir chez vous pour vous faire part d’une nouvelle qui vous touche ; j’espère que vous me pardonnerez ma hardiesse en faveur de ma bonne intention. »

Après ce début, le joaillier entra en matière, et poursuivit ainsi : « Prince, j’aurai l’honneur de vous dire, qu’il y a long-temps que la conformité d’humeur, et quelques affaires que nous avons eues ensemble, nous ont liés d’une étroite amitié, Ebn Thaher et moi. Je sais qu’il est connu de vous, et qu’il s’est employé jusqu’à présent à vous obliger en tout ce qu’il a pu ; j’ai appris cela de lui-même, car il n’a rien eu de caché pour moi, ni moi pour lui. Je viens de passer devant sa boutique, que j’ai été assez surpris de voir fermée. Je me suis adressé à un de ses voisins pour lui en demander la raison, et il m’a répondu qu’il y avoit deux jours qu’Ebn Thaher avoit pris congé de lui et des autres voisins, en leur offrant ses services pour Balsora, où il alloit, disoit-il, pour une affaire de grande importance. Je n’ai pas été satisfait de cette réponse ; et l’intérêt que je prends à ce qui le regarde, m’a déterminé à venir vous demander si vous ne savez rien de particulier touchant un départ si précipité. »

À ce discours, que le joaillier avoit accommodé au sujet pour mieux parvenir à son dessein, le prince de Perse changea de couleur, et regarda le joaillier d’un air qui lui fit connoître combien il étoit affligé de cette nouvelle. « Ce que vous m’apprenez, lui dit-il, me surprend ; il ne pouvoit m’arriver un malheur plus mortifiant. Oui, s’écria-t-il les larmes aux yeux, c’est fait de moi, si ce que vous me dites est véritable ! Ebn Thaher, qui étoit toute ma consolation, en qui je mettois toute mon espérance, m’abandonne ! Il ne faut plus que je songe à vivre après un coup si cruel. »

Le joaillier n’eut pas besoin d’en entendre davantage pour être pleinement convaincu de la violente passion du prince de Perse, dont Ebn Thaher l’avoit entretenu. La simple amitié ne parle pas ce langage ; il n’y a que l’amour qui soit capable de produire des sentimens si vifs.

Le prince demeura quelques momens enseveli dans les pensées les plus tristes. Il leva enfin la tête, et s’adressant à un de ses gens : « Allez, lui dit-il, jusques chez Ebn Thaher, parlez à quelqu’un de ses domestiques, et sachez s’il est vrai qu’il soit parti pour Balsora. Courez, et revenez promptement me dire ce que vous aurez appris. » En attendant le retour du domestique, le joaillier tâcha d’entretenir le prince de choses indifférentes ; mais le prince ne lui donna presque pas d’attention : il étoit la proie d’une inquiétude mortelle. Tantôt il ne pouvoit se persuader qu’Ebn Thaher fût parti, et tantôt il n’en doutoit pas, quand il faisoit réflexion au discours que ce confident lui avoit tenu la dernière fois qu’il l’étoit venu voir, et à l’air brusque dont il l’avoit quitté.

Enfin le domestique du prince arriva, et rapporta qu’il avoit parlé à un des gens d’Ebn Thaher, qui l’avoit assuré qu’il n’étoit plus à Bagdad, qu’il étoit parti depuis deux jours pour Balsora. « Comme je sortois de la maison d’Ebn Thaher, ajouta le domestique, une esclave bien mise est venue m’aborder ; et après m’avoir demandé si je n’avois pas l’honneur de vous appartenir, elle m’a dit qu’elle avoit à vous parler, et m’a prié en même temps de vouloir bien qu’elle vînt avec moi. Elle est dans l’antichambre, et je crois qu’elle a une lettre à vous rendre de la part de quelque personne de considération. » Le prince commanda aussitôt qu’on la fît entrer ; il ne douta pas que ce ne fût l’esclave confidente de Schemselnihar, comme en effet c’étoit elle. Le joaillier la reconnut pour l’avoir vue quelquefois chez Ebn Thaher, qui lui avoit appris qui elle étoit. Elle ne pouvoit arriver plus à propos pour empêcher le prince de se désespérer. Elle le salua…

« Mais, Sire, dit Scheherazade en cet endroit, je m’aperçois qu’il est jour. » Elle se tut, et la nuit suivante elle poursuivit de cette manière :

CCe NUIT.

Le prince de Perse rendit le salut à la confidente de Schemselnihar. Le joaillier s’étoit levé dès qu’il l’avoit vue paroître, et s’étoit retiré à l’écart pour leur laisser la liberté de se parler. La confidente, après s’être entretenue quelque temps avec le prince, prit congé de lui, et sortit. Elle le laissa tout autre qu’il étoit auparavant. Ses yeux parurent plus brillans, et son visage plus gai ; ce qui fit juger au joaillier que la bonne esclave venoit de dire des choses favorables pour son amour.

Le joaillier ayant repris sa place auprès du prince, lui dit en souriant : « À ce que je vois, prince, vous avez des affaires importantes au palais du calife. » Le prince de Perse fort étonné et alarmé de ce discours, répondit au joaillier : « Sur quoi jugez-vous que j’aie des affaires au palais du calife ? » « J’en juge, repartit le joaillier, par l’esclave qui vient de sortir. » « Et à qui croyez-vous qu’appartienne cette esclave, répliqua le prince ? » « À Schemselnihar, favorite du calife, répondit le joaillier. Je connois, poursuivit-il, cette esclave, et même sa maîtresse, qui m’a quelquefois fait l’honneur de venir chez moi acheter des pierreries. Je sais de plus que Schemselnihar n’a rien de caché pour cette esclave, que je vois depuis quelques jours aller et venir par les rues, assez embarrassée à ce qu’il me semble. Je m’imagine que c’est pour quelqu’affaire de conséquence qui regarde sa maîtresse. »

Ces paroles du joaillier troublèrent fort le prince de Perse. « Il ne me parleroit pas dans ces termes, dit-il en lui-même, s’il ne soupçonnoit, ou plutôt s’il ne savoit pas mon secret. » Il demeura quelques momens dans le silence, ne sachant quel parti prendre. Enfin il reprit la parole, et dit au joaillier : « Vous venez de me dire des choses qui me donnent lieu de croire que vous en savez encore plus que vous n’en dites. Il est important pour mon repos que j’en sois parfaitement éclairci : je vous conjure de ne rien dissimuler. »

Alors le joaillier, qui ne demandoit pas mieux, lui fit un détail exact de l’entretien qu’il avoit eu avec Ebn Thaher. Ainsi il lui fit connoître qu’il étoit instruit du commerce qu’il avoit avec Schemselnihar, et il n’oublia pas de lui dire qu’Ebn Thaher effrayé du danger où sa qualité de confident le jetoit, lui avoit fait part du dessein qu’il avoit de se retirer à Balsora, et d’y demeurer jusqu’à ce que l’orage qu’il redoutoit se fût dissipé. « C’est ce qu’il a exécuté, ajouta le joaillier, et je suis surpris qu’il ait pu se résoudre à vous abandonner dans l’état où il m’a fait connoître que vous étiez. Pour moi, prince, je vous avoue que j’ai été touché de compassion pour vous : je viens vous offrir mes services ; et si vous me faites la grâce de les agréer, je m’engage à vous garder la même fidélité qu’Ebn Thaher. Je vous promets d’ailleurs plus de fermeté : je suis prêt à vous sacrifier mon honneur et ma vie ; et afin que vous ne doutiez pas de ma sincérité, je jure par ce qu’il y a de plus sacré dans notre religion, de vous garder un secret inviolable. Soyez donc persuadé, prince, que vous trouverez en moi l’ami que vous avez perdu. » Ce discours rassura le prince, et le consola de l’éloignement d’Ebn Thaher. « J’ai bien de la joie, dit-il au joaillier, d’avoir en vous de quoi réparer la perte que j’ai faite. Je n’ai point d’expressions capables de vous bien marquer l’obligation que je vous ai. Je prie Dieu qu’il récompense votre générosité, et j’accepte de bon cœur l’offre obligeante que vous me faites. Croiriez-vous bien continua-t-il, que la confidente de Schemselnihar vient de me parler de vous ? Elle m’a dit que c’est vous qui avez conseillé à Ebn Thaher de s’éloigner de Bagdad. Ce sont les dernières paroles qu’elle m’a dites en me quittant, et elle m’en a paru bien persuadée. Mais on ne vous rend pas justice : je ne doute pas qu’elle ne se trompe, après tout ce que vous venez de me dire. » « Prince, lui répliqua le joaillier, j’ai eu l’honneur de vous faire un récit fidèle de la conversation que j’ai eue avec Ebn Thaher. Il est vrai que quand il m’a déclaré qu’il vouloit se retirer à Balsora, je ne me suis point opposé à son dessein, et que je lui ai dit qu’il étoit homme sage et prudent ; mais cela ne vous empêche pas de me donner votre confiance : je suis prêt à vous rendre mes services avec toute l’ardeur imaginable. Si vous en usez autrement, cela ne m’empêchera pas de vous garder très-religieusement le secret, comme je m’y suis engagé par serment. » « Je vous ai déjà dit, reprit le prince, que je n’ajoutois pas foi aux paroles de la confidente. C’est son zèle qui lui a inspiré ce soupçon, qui n’a point de fondement ; et vous devez l’excuser de même que je l’excuse. »

Ils continuèrent encore quelque temps leur conversation, et délibérèrent ensemble des moyens les plus convenables pour entretenir la correspondance du prince avec Schemselnihar. Ils demeurèrent d’accord qu’il falloit commencer par désabuser la confidente, qui étoit si injustement prévenue contre le joaillier. Le prince se chargea de la tirer d’erreur la première fois qu’il la reverroit, et de la prier de s’adresser au joaillier lorsqu’elle auroit des lettres à lui apporter, ou quelque autre chose à lui apprendre de la part de sa maîtresse. En effet, ils jugèrent qu’elle ne devoit point paroître si souvent chez le prince, parce qu’elle pourroit par-là donner lieu de découvrir ce qu’il étoit si important de cacher. Enfin le joaillier se leva ; et après avoir de nouveau prié le prince de Perse d’avoir une entière confiance en lui, il se retira…

La sultane Scheherazade cessa de parler en cet endroit à cause du jour qui commençoit à paroître. La nuit suivante, elle reprit le fil de sa narration, et dit au sultan des Indes :

CCIe NUIT.

Sire, le joaillier en se retirant à sa maison, aperçut devant lui dans la rue une lettre que quelqu’un avoit laissé tomber. Il la ramassa. Comme elle n’étoit pas cachetée, il l’ouvrit, et trouva qu’elle étoit conçue dans ces termes :

LETTRE
DE SCHEMSELNIHAR AU PRINCE
DE PERSE.

« Je viens d’apprendre par ma confidente une nouvelle qui ne me donne pas moins d’affliction que vous en devez avoir. En perdant Ebn Thaher, nous perdons beaucoup à la vérité ; mais que cela ne vous empêche pas, cher prince, de songer à vous conserver. Si notre confident nous abandonne par une terreur panique, considérons que c’est un mal que nous n’avons pu éviter : il faut que nous nous en consolions. J’avoue qu’Ebn Thaher nous manque dans le temps que nous avions le plus de besoin de son secours ; mais munissons-nous de patience contre ce coup imprévu, et ne laissons pas de nous aimer constamment. Fortifiez votre cœur contre cette disgrâce : on n’obtient pas sans peine ce que l’on souhaite. Ne nous rebutons point : espérons que le ciel nous sera favorable, et qu’après tant de souffrances nous verrons l’heureux accomplissement de nos désirs. Adieu. »


Pendant que le joaillier s’entretenoit avec le prince de Perse, la confidente avoit eu le temps de retourner au palais, et d’annoncer à sa maîtresse la fâcheuse nouvelle du départ d’Ebn Thaher. Schemselnihar avoit aussitôt écrit cette lettre, et renvoyé sa confidente sur ses pas pour la porter au prince incessamment, et la confidente l’avoit laissé tomber par mégarde.

Le joaillier fut bien aise de l’avoir trouvée ; car elle lui fournissoit un beau moyen de se justifier dans l’esprit de la confidente, et de l’amener au point qu’il souhaitoit. Comme il achevoit de la lire, il aperçut cette esclave qui la cherchoit avec beaucoup d’inquiétude, en jetant les yeux de tous côtés. Il la referma promptement, et la mit dans son sein ; mais l’esclave prit garde à son action, et courut à lui. « Seigneur, lui dit-elle, j’ai laissé tomber la lettre que vous teniez tout-à-l’heure à la main ; je vous supplie de vouloir bien me la rendre. » Le joaillier ne fit pas semblant de l’entendre, et sans lui répondre continua son chemin jusqu’en sa maison. Il ne ferma point la porte après lui, afin que la confidente qui le suivoit y pût entrer. Elle n’y manqua pas ; et lorsqu’elle fut dans sa chambre : « Seigneur, lui dit-elle, vous ne pouvez faire aucun usage de la lettre que vous avez trouvée, et vous ne feriez pas difficulté de me la rendre, si vous saviez de quelle part elle vient, et à qui elle est adressée ; d’ailleurs, vous me permettrez de vous dire que vous ne pouvez pas honnêtement la retenir. »

Avant que de répondre à la confidente, le joaillier la fit asseoir ; après quoi il lui dit : « N’est-il pas vrai que la lettre dont il s’agit est de la main de Schemselnihar, et qu’elle est adressée au prince de Perse ? » L’esclave, qui ne s’attendoit pas à cette demande, changea de couleur. « La question vous embarrasse, reprit-il ; mais sachez que je ne vous la fais pas par indiscrétion : j’aurois pu vous rendre la lettre dans la rue ; mais j’ai voulu vous attirer ici, parce que je suis bien aise d’avoir un éclaircissement avec vous. Est-il juste, dites-moi, d’imputer un événement fâcheux aux gens qui n’y ont nullement contribué ? C’est pourtant ce que vous avez fait, lorsque vous avez dit au prince de Perse que c’est moi qui ai conseillé à Ebn Thaher de sortir de Bagdad pour sa sûreté. Je ne prétends pas perdre le temps à me justifier auprès de vous ; il suffit que le prince de Perse soit pleinement persuadé de mon innocence sur ce point. Je vous dirai seulement, qu’au lieu d’avoir contribué au départ d’Ebn Thaher, j’en ai été extrêmement mortifié, non pas tant par amitié pour lui, que par compassion de l’état où il laissoit le prince, dont il m’avoit découvert le commerce avec Schemselnihar. Dès que j’ai été assuré qu’Ebn Thaher n’étoit plus à Bagdad, j’ai couru me présenter au prince, chez qui vous m’avez trouvé, pour lui apprendre cette nouvelle, et lui offrir les mêmes services qu’il lui rendoit. J’ai réussi dans mon dessein ; et pourvu que vous ayez en moi autant de confiance que vous en aviez dans Ebn Thaher, il ne tiendra qu’à vous de vous servir utilement de mon entremise. Rendez compte à votre maîtresse de ce que je viens de vous dire, et assurez-la bien que quand je devrois périr en m’engageant dans une intrigue si dangereuse, je ne me repentirai point de m’être sacrifié pour deux amans si dignes l’un de l’autre. »

La confidente, après avoir écouté le joaillier avec beaucoup de satisfaction, le pria de pardonner la mauvaise opinion qu’elle avoit conçue de lui, au zèle qu’elle avoit pour les intérêts de sa maîtresse. « J’ai une joie infinie, ajouta-t-elle, de ce que Schemselnihar et le prince retrouvent en vous un homme si propre à remplir la place d’Ebn Thaher. Je ne manquerai pas de bien faire valoir à ma maîtresse la bonne volonté que vous avez pour elle… »

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, cessa de parler. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi son discours :

CCIIe NUIT.

Après que la confidente eut marqué au joaillier la joie qu’elle avoit de le voir si disposé à rendre service à Schemselnihar et au prince de Perse, le joaillier tira la lettre de son sein et la lui rendit, en lui disant : « Tenez, portez-la promptement au prince de Perse, et repassez par ici afin que je voie la réponse qu’il y fera. N’oubliez pas de lui rendre compte de notre entretien. »

La confidente prit la lettre, et la porta au prince, qui y fit réponse sur le champ. Elle retourna chez le joaillier lui montrer la réponse, qui contenoit ces paroles :

RÉPONSE
DU PRINCE DE PERSE
À SCHEMSELNIHAR.

« Votre précieuse lettre produit en moi un grand effet ; mais pas si grand que je le souhaiterois. Vous tâchez de me consoler de la perte d’Ebn Thaher. Hélas, quelque sensible que j’y sois, ce n’est que la moindre partie des maux que je souffre ! Vous les connoissez ces maux, et vous savez qu’il n’y a que votre présence qui soit capable de les guérir. Quand viendra le temps que j’en pourrai jouir sans crainte d’en être privé ? Qu’il me paroît éloigné ; ou plutôt faut-il nous flatter que nous le pourrons voir ? Vous me commandez de me conserver : je vous obéirai, puisque j’ai renoncé à ma propre volonté pour ne suivre que la vôtre. Adieu ».


Après que le joaillier eut lu cette lettre, il la donna à la confidente, qui lui dit en le quittant : « Je vais, Seigneur, faire en sorte que ma maîtresse ait la même confiance en vous qu’elle avoit pour Ebn Thaher. Vous aurez demain de mes nouvelles. » En effet, le jour suivant il la vit arriver avec un air qui marquoit combien elle étoit satisfaite. « Votre seule vue, lui dit-il, me fait connoître que vous avez mis l’esprit de Schemselnihar dans la disposition que vous souhaitiez. » « Il est vrai, répondit la confidente, et vous allez apprendre de quelle manière j’en suis venue à bout. Je trouvai hier, poursuivit-elle, Schemselnihar qui m’attendoit avec impatience ; je lui remis la lettre du prince ; elle la lut les larmes aux yeux ; et quand elle eut achevé, comme je vis qu’elle alloit s’abandonner à ses chagrins ordinaires : « Madame, lui dis-je, c’est sans doute l’éloignement d’Ebn Thaher qui vous afflige ; mais permettez-moi de vous conjurer au nom de Dieu de ne vous point alarmer davantage sur ce sujet. Nous avons trouvé un autre lui-même, qui s’offre à vous obliger avec autant de zèle, et, ce qui est le plus important, avec plus de courage. » Alors je lui parlai de vous, continua l’esclave, et lui racontai le motif qui vous avoit fait aller chez le prince de Perse. Enfin, je l’assurai que vous garderiez inviolablement le secret au prince de Perse et à elle, et que vous étiez dans la résolution de favoriser leurs amours de tout votre pouvoir. Elle me parut fort consolée après mon discours. « Ha, quelle obligation, s’écria-t-elle, n’avons-nous pas, le prince de Perse et moi, à l’honnête homme dont vous me parlez ! Je veux le connoître, le voir, pour entendre de sa propre bouche tout ce que vous venez de me dire, et le remercier d’une générosité inouie envers des personnes pour qui rien ne l’oblige à s’intéresser avec tant d’affection. Sa vue me fera plaisir, et je n’oublierai rien pour le confirmer dans de si bons sentimens. Ne manquez pas de l’aller prendre demain, et me l’amener. » C’est pourquoi, Seigneur, prenez la peine de venir avec moi jusqu’à son palais. »

Ce discours de la confidente embarrassa le joaillier. « Votre maîtresse, reprit-il, me permettra de dire qu’elle n’a pas bien pensé à ce qu’elle exige de moi. L’accès qu’Ebn Thaher avoit auprès du calife, lui donnoit entrée partout, et les officiers qui le connoissoient, le laissoient aller et venir librement au palais de Schemselnihar ; mais moi, comment oserois-je y entrer ? Vous voyez bien vous-même que cela n’est pas possible. Je vous supplie de représenter à Schemselnihar les raisons qui doivent m’empêcher de lui donner cette satisfaction, et toutes les suites fâcheuses qui pourroient en arriver. Pour peu qu’elle y fasse attention, elle trouvera que c’est m’exposer inutilement à un très-grand danger. »

La confidente tâcha de rassurer le joaillier. « Croyez-vous, lui dit-elle, que Schemselnihar soit assez dépourvue de raison pour vous exposer au moindre péril, en vous faisant venir chez elle, vous de qui elle attend des services si considérables ? Songez vous-même qu’il n’y a pas la moindre apparence de danger pour vous. Nous sommes trop intéressées en cette affaire ma maîtresse et moi, pour vous y engager mal-à-propos. Vous pouvez vous en fier à moi et vous laisser conduire. Après que la chose sera faite, vous m’avouerez vous-même que votre crainte étoit mal fondée. »

Le joaillier se rendit aux discours de la confidente, et se leva pour la suivre ; mais de quelque fermeté qu’il se piquât naturellement, la frayeur s’étoit tellement emparée de lui, que tout le corps lui trembloit. « Dans l’état où vous voilà, lui dit-elle, je vois bien qu’il vaut mieux que vous demeuriez chez vous, et que Schemselnihar prenne d’autres mesures pour vous voir ; et il ne faut pas douter que pour satisfaire l’envie qu’elle en a, elle ne vienne ici vous trouver elle-même. Cela étant ainsi, Seigneur, ne sortez pas : je suis assurée que vous ne serez pas long-temps sans la voir arriver. » La confidente l’avoit bien prévu : elle n’eut pas plutôt appris à Schemselnihar la frayeur du joaillier, que Schemselnihar se mit en état d’aller chez lui.

Il la reçut avec toutes les marques d’un profond respect. Quand elle se fut assise, comme elle étoit un peu fatiguée du chemin qu’elle avoit fait, elle se dévoila, et laissa voir au joaillier une beauté qui lui fit connoître que le prince de Perse étoit excusable d’avoir donné son cœur à la favorite du calife. Ensuite elle salua le joaillier d’un air gracieux, et lui dit : « Je n’ai pu apprendre avec quelle ardeur vous êtes entré dans les intérêts du prince de Perse et dans les miens, sans former aussitôt le dessein de vous en remercier moi-même. Je rends grâces au ciel de nous avoir sitôt dédommagés de la perte d’Ebn Thaher… »

Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cet endroit, à cause du jour qu’elle vit paroître. Le lendemain, elle continua son récit de cette sorte :

CCIIIe NUIT.

Schemselnihar dit encore plusieurs autres choses obligeantes au joaillier, après quoi elle se retira dans son palais. Le joaillier alla sur-le-champ rendre compte de cette visite au prince de Perse, qui lui dit en le voyant : « Je vous attendois avec impatience. L’esclave confidente m’a apporté une lettre de sa maîtresse, mais cette lettre ne m’a point soulagé. Quoi que me puisse mander l’aimable Schemselnihar, je n’ose rien espérer, et ma patience est à bout. Je ne sais plus quel conseil prendre ; le départ d’Ebn Thaher me met au désespoir. C’étoit mon appui : j’ai tout perdu en le perdant. Je pouvois me flatter de quelque espérance par l’accès qu’il avoit auprès de Schemselnihar. »

À ces mots, que le prince prononça avec tant de vivacité, qu’il ne donna pas le temps au joaillier de lui parler, le joaillier lui dit : « Prince, on ne peut prendre plus de part à vos maux que j’en prends ; et si vous voulez avoir la patience de m’écouter, vous verrez que je puis y apporter du soulagement. » À ce discours, le prince se tut et lui donna audience. « Je vois bien, reprit alors le joaillier, que l’unique moyen de vous rendre content, est de faire en sorte que vous puissiez entretenir Schemselnihar en liberté. C’est une satisfaction que je veux vous procurer, et j’y travaillerai dès demain. Il ne faut point vous exposer à entrer dans le palais de Schemselnihar : vous savez par expérience que c’est une démarche fort dangereuse. Je sais un lieu plus propre à cette entrevue, et où vous serez en sûreté. » Comme le joaillier achevoit ces paroles, le prince l’embrassa avec transport. « Vous ressuscitez, dit-il, par cette charmante promesse, un malheureux amant qui s’étoit déjà condamné à la mort. À ce que je vois, j’ai pleinement réparé la perte d’Ebn Thaher. Tout ce que vous ferez, sera bien fait ; je m’abandonne entièrement à vous. »

Après que le prince eut remercié le joaillier du zèle qu’il lui faisoit paroître, le joaillier se retira chez lui, où, dès le lendemain matin, la confidente de Schemselnihar le vint trouver. Il lui dit qu’il avoit fait espérer au prince de Perse, qu’il pourroit voir bientôt Schemselnihar. « Je viens exprès, lui répondit-elle, pour prendre là-dessus des mesures avec vous. Il me semble, continua-t-elle, que cette maison seroit assez commode pour cette entrevue. « « Je pourrois bien, reprit-il, les faire venir ici ; mais j’ai pensé qu’ils seront plus en liberté dans une autre maison que j’ai, où actuellement il ne demeure personne. Je l’aurai bientôt meublée assez proprement pour les recevoir. » « Cela étant, repartit la confidente, il ne s’agit plus à l’heure qu’il est, que d’y faire consentir Schemselnihar. Je vais lui en parler, et je viendrai vous en rendre réponse en peu de temps. »

Effectivement elle fut fort diligente ; elle ne tarda pas à revenir, et elle rapporta au joaillier, que sa maîtresse ne manqueroit pas de se trouver au rendez-vous vers la fin du jour. En même-tems, elle lui mit entre les mains une bourse, en lui disant que c’étoit pour acheter la collation. Il la mena aussitôt à la maison où les amans dévoient se rencontrer, afin qu’elle sût où elle étoit, et qu’elle y pût amener sa maîtresse ; et dès qu’ils se furent séparés, il alla emprunter chez ses amis de la vaisselle d’or et d’argent, des tapis, des coussins fort riches, et d’autres meubles, dont il meubla cette maison très-magnifiquement. Quand il y eut mis toute chose en état, il se rendit chez le prince de Perse.

Représentez-vous la joie qu’eut le prince, lorsque le joaillier lui dit qu’il le venoit prendre pour le conduire à la maison qu’il avoit préparée pour le recevoir lui et Schemselnihar. Cette nouvelle lui fit oublier ses chagrins et ses souffrances. Il prit un habit manifique, et sortit sans suite avec le joaillier, qui le fit passer par plusieurs rues détournées, afin que personne ne les observât, et l’introduisit enfin dans la maison, où ils commencèrent à s’entretenir jusqu’à l’arrivée de Schemselnihar.

Ils n’attendirent pas long-temps cette amante trop passionnée. Elle arriva après la prière du soleil couché avec sa confidente et deux autres esclaves. De pouvoir vous exprimer l’excès de joie dont les deux amans furent saisis à la vue l’un de l’autre, c’est une chose qui ne m’est pas possible ! Ils s’assirent sur le sofa, et se regardèrent quelque temps sans pouvoir parler, tant ils étoient hors d’eux-mêmes. Mais quand l’usage de la parole leur fut revenu, ils se dédommagèrent bien de ce silence. Ils se dirent des choses si tendres, que le joaillier, la confidente et les deux esclaves en pleurèrent. Le joaillier néanmoins essuya ses larmes pour songer à la collation, qu’il apporta lui-même. Les amans burent et mangèrent peu ; après quoi s’étant tous deux remis sur le sofa, Schemselnihar demanda au joaillier, s’il n’avoit pas un luth ou quelqu’autre instrument. Le joaillier qui avoit eu soin de pourvoir à tout ce qui pouvoit lui faire plaisir, lui apporta un luth. Elle mit quelques momens à l’accorder, et ensuite elle chanta…

Là s’arrêta Scheherazade, à cause du jour qui commençoit à paroître. La nuit suivante, elle poursuivit ainsi :

CCIVe NUIT.

Dans le temps que Schemselnihar charmoit le prince de Perse en lui exprimant sa passion par des paroles qu’elle composoit sur-le-champ, on entendit un grand bruit ; et aussitôt un esclave que le joaillier avoit amené avec lui, parut tout effrayé, et vint dire qu’on enfonçoit la porte ; qu’il avoit demandé qui c’étoit, mais qu’au lieu de répondre, on avoit redoublé les coups. Le joaillier alarmé, quitta Schemselnihar et le prince pour aller lui-même vérifier cette mauvaise nouvelle. Il étoit déjà dans la cour lorsqu’il entrevit dans l’obscurité une troupe de gens armés de haches et de sabres, qui avoient enfoncé la porte, et venoient droit à lui. Il se rangea au plus vite contre un mur ; et, sans en être aperçu, il les vit passer au nombre de dix.

Comme il ne pouvoit pas être d’un grand secours au prince de Perse et à Schemselnihar, il se contenta de les plaindre en lui-même, et prit le parti de la fuite. Il sortit de sa maison, et alla se réfugier chez un voisin qui n’étoit pas encore couché, ne doutant point que cette violence imprévue ne se fit par ordre du calife, qui avoit sans doute été averti du rendez-vous de sa favorite avec le prince de Perse. De la maison où il s’étoit sauvé, il entendoit le grand bruit que l’on faisoit dans la sienne ; et ce bruit dura jusqu’à minuit. Alors, comme il lui sembloit que tout y étoit tranquille, il pria le voisin de lui prêter un sabre ; et, muni de cette arme, il sortit, s’avança jusqu’à la porte de la maison, entra dans la cour, où il aperçut avec frayeur un homme qui lui demanda qui il étoit. Il reconnut à la voix que c’étoit son esclave. « Comment as-tu fait, lui dit-il, pour éviter d’être pris par le guet ? » « Seigneur, lui répondit l’esclave, je me suis caché dans un coin de la cour, et j’en suis sorti d’abord que je n’ai plus entendu de bruit. Mais ce n’est point le guet qui a forcé votre maison ; ce sont des voleurs qui, ces jours passés, en ont pillé une dans ce quartier-ci. Il ne faut pas douter qu’ils n’aient remarqué la richesse des meubles que vous avez fait apporter ici, et qu’elle ne leur ait donné dans la vue. »

Le joaillier trouva la conjecture de son esclave assez probable. Il visita sa maison, et vit en effet que les voleurs avoient enlevé le bel ameublement de la chambre où il avoit reçu Schemselnihar et son amant, qu’ils avoient emporté sa vaisselle d’or et d’argent, et enfin qu’ils n’y avoient pas laissé la moindre chose. Il en fut désolé. « Ô ciel, s’écria-t-il, je suis perdu sans ressource ! Que diront mes amis, et quelle excuse leur apporterai-je, quand je leur dirai que des voleurs ont forcé ma maison, et dérobé ce qu’ils m’avoient si généreusement prêté ? Ne faudra-t-il pas que je les dédommage de la perte que je leur ai causée ? D’ailleurs que sont devenus Schemselnihar et le prince de Perse ? Cette affaire fera un si grand éclat, qu’il est impossible qu’elle n’aille pas jusqu’aux oreilles du calife. Il apprendra cette entrevue, et je servirai de victime à sa colère. » L’esclave, qui lui étoit fort affectionné, tâcha de le consoler. « À l’égard de Schemselnihar, lui dit-il, les voleurs apparemment se seront contentés de la dépouiller, et vous devez croire qu’elle se sera retirée en son palais avec ses esclaves : le prince de Perse aura eu le même sort. Ainsi, vous pouvez espérer que le calife ignorera toujours cette aventure. Pour ce qui est de la perte que vos amis ont faite, c’est un malheur que vous n’avez pu éviter. Ils savent bien que les voleurs sont en si grand nombre, qu’ils ont eu la hardiesse de piller non-seulement la maison dont je vous ai parlé, mais même plusieurs autres des principaux seigneurs de la cour, et ils n’ignorent pas que malgré les ordres qui ont été donnés pour les prendre, on n’a pu encore se saisir d’aucun d’eux, quelque diligence qu’on ait faite. Vous en serez quitte en rendant à vos amis la valeur des choses qui ont été volées, et il vous restera encore, Dieu merci, assez de biens. »

En attendant que le jour parût, le joaillier fit raccommoder par son esclave, le mieux qu’il fut possible, la porte de la rue qui avoit été forcée ; après quoi il retourna dans sa maison ordinaire avec son esclave, en faisant de tristes réflexions sur ce qui étoit arrivé. « Ebn Thaher, dit-il en lui-même, a été bien plus sage que moi ; il avoit prévu ce malheur où je me suis jeté en aveugle. Plût à Dieu que je ne me fusse jamais mêlé d’une intrigue qui me coûtera peut-être la vie ! »

À peine étoit-il jour, que le bruit de la maison pillée se répandit dans la ville, et attira chez lui une foule d’amis et de voisins, dont la plupart, sous prétexte de lui témoigner de la douleur de cet accident, étoient curieux d’en savoir le détail. Il ne laissa pas de les remercier de l’affection qu’ils lui marquoient. Il eut au moins la consolation de voir que personne ne lui parloit de Schemselnihar, ni du prince de Perse ; ce qui lui fit croire qu’ils étoient chez eux, ou qu’ils dévoient être en quelque lieu de sûreté.

Quand le joaillier fut seul, ses gens lui servirent à manger ; mais il ne mangea presque pas. Il étoit environ midi lorsqu’un de ses esclaves vint lui dire qu’il y avoit à la porte un homme qu’il ne connoissoit pas, qui demandoit à lui parler. Le joaillier ne voulant pas recevoir un inconnu chez lui, se leva, et alla lui parler à la porte. « Quoique vous ne me connoissiez pas, lui dit l’homme, je ne laisse pas de vous connoître, et je viens vous entretenir d’une affaire importante. » Le joaillier, à ces mots, le pria d’entrer. « Non, reprit l’inconnu, prenez plutôt la peine, s’il vous plaît, de venir avec moi jusqu’à votre autre maison. » « Comment savez-vous, répliqua le joaillier, que j’aie une autre maison que celle-ci ? » « Je le sais, repartit l’inconnu. Vous n’avez seulement qu’à me suivre, et ne craignez rien, j’ai quelque chose à vous communiquer qui vous fera plaisir. » Le joaillier partit aussitôt avec lui ; et après lui avoir raconté en chemin de quelle manière la maison où ils alloient avoit été volée, il lui dit qu’elle n’étoit pas dans un état à l’y recevoir.

Quand ils furent devant la maison, et que l’inconnu vit que la porte étoit à moitié brisée : « Passons outre, dit-il au joaillier, je vois bien que vous m’avez dit la vérité. Je vais vous mener dans un lieu où nous serons plus commodément. » En disant cela, ils continuèrent de marcher, et marchèrent tout le reste du jour sans s’arrêter. Le joaillier, fatigué du chemin qu’il avoit fait, et chagrin de voir que la nuit s’approchoit, et que l’inconnu marchoit toujours sans lui dire où il prétendoit le mener, commençoit à perdre patience, lorsqu’ils arrivèrent à une place qui conduisoit au Tigre. Dès qu’ils furent sur le bord du fleuve, ils s’embarquèrent dans un petit bateau, et passèrent de l’autre côté. Alors l’inconnu mena le joaillier par une longue rue où il n’avoit été de sa vie ; et après lui avoir fait traverser je ne sais combien de rues détournées, il s’arrêta à une porte qu’il ouvrit. Il fit entrer le joaillier, referma et barra la porte d’une grosse barre de fer, et le conduisit dans une chambre où il y avoit dix autres hommes qui n’étoient pas moins inconnus au joaillier que celui qui l’avoit amené.

Ces dix hommes reçurent le joaillier sans lui faire beaucoup de complimens. Ils lui dirent de s’asseoir ; ce qu’il fit. Il en avoit grand besoin ; car il n’étoit pas seulement hors d’haleine d’avoir marché si long-temps, la frayeur dont il étoit saisi de se voir avec des gens si propres à lui en causer, ne lui auroit pas permis de demeurer debout. Comme ils attendoient leur chef pour souper, d’abord qu’il fut arrivé, on servit. Ils se lavèrent les mains, obligèrent le joaillier à faire la même chose et à se mettre à table avec eux. Après le repas, ces hommes lui demandèrent s’il savoit à qui il parloit. Il répondit que non, et qu’il ignoroit même le quartier et le lieu où il étoit. « Racontez-nous votre aventure de cette nuit, lui dirent-ils, et ne nous déguisez rien. » Le joaillier, étonné de ce discours, leur répondit : « Messeigneurs, apparemment que vous en êtes déjà instruits ? » « Cela est vrai, répliquèrent-ils, le jeune homme et la jeune dame qui étoient chez vous hier au soir, nous en ont parlé ; mais nous la voulons savoir de votre propre bouche. » Il n’en fallut pas davantage pour faire comprendre au joaillier qu’il parloit aux voleurs qui avoient forcé et pillé sa maison, « Messeigneurs, s’écria-t-il, je suis fort en peine de ce jeune homme et de cette jeune dame ; ne pourriez-vous pas m’en donner des nouvelles ?… »

Scheherazade, en cet endroit, s’interrompit pour avertir le sultan des Indes que le jour paroissoit, et elle demeura dans le silence. La nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :

CCVe NUIT.

Sire, dit-elle, sur la demande que le joaillier fit aux voleurs, s’ils ne pouvoient pas lui apprendre des nouvelles du jeune homme et de la jeune dame : « N’en soyez pas en peine davantage, reprirent-ils ; ils sont en lieu de sûreté, ils se portent bien. » En disant cela, ils lui montrèrent deux cabinets, et ils l’assurèrent qu’ils y étoient chacun séparément. « Ils nous ont appris, ajoutèrent-ils, qu’il n’y a que vous qui ayez connoissance de ce qui les regarde. Dès que nous l’avons su, nous avions eu pour eux tous les égards possibles à votre considération. Bien loin d’avoir usé de la moindre violence, nous leur avons fait au contraire toutes sortes de bons traitemens, et personne de nous ne voudroit leur avoir fait le moindre mal. Nous vous disons la même chose. de votre personne, et vous pouvez prendre toute sorte de confiance en nous. »

Le joaillier, rassuré par ce discours, et ravi de ce que le prince de Perse et Schemselnihar avoient la vie sauve, prit le parti d’engager davantage les voleurs dans leur bonne volonté. Il les loua, il les flatta, et leur donna mille bénédictions. « Seigneurs, leur dit-il, j’avoue que je n’ai pas l’honneur de vous connoître ; mais c’est un très-grand bonheur pour moi de ne vous être pas inconnu, et je ne puis assez vous remercier du bien que cette connoissance m’a procuré de votre part. Sans parler d’une si grande action d’humanité, je vois qu’il n’y a que des gens de votre sorte capables de garder un secret si fidèlement ; qu’il n’y a pas lieu de craindre qu’il soit jamais révélé ; et s’il y a quelqu’entreprise difficile, il n’y a qu’à vous en charger ; vous savez en rendre un bon compte par votre ardeur, par votre courage, par votre intrépidité. Fondé sur des qualités qui vous appartiennent à si juste titre, je ne ferai pas difficulté de vous raconter mon histoire et celle des deux personnes que vous avez trouvées chez moi, avec toute la fidélité que vous m’avez demandée. »

Après que le joaillier eut pris ces précautions pour intéresser les voleurs dans la confidence entière de ce qu’il avoit à leur révéler, qui ne pouvoit produire qu’un bon effet, autant qu’il pouvoit le juger, il leur fit, sans rien omettre, le détail des amours du prince de Perse et de Schemselnihar, depuis le commencement jusqu’au rendez-vous qu’il leur avoit procuré dans sa maison.

Les voleurs furent dans un grand étonnement de toutes les particularités qu’ils venoient d’entendre. « Quoi, s’écrièrent-ils, quand le joaillier eut achevé, est-il bien possible que le jeune homme soit l’illustre Ali Ebn Becar, prince de Perse, et la jeune dame, la belle et la célèbre Schemselnihar ? » Le joaillier leur jura que rien n’étoit plus vrai que ce qu’il leur avoit dit ; et il ajouta qu’ils ne dévoient pas trouver étrange que des personnes si distinguées eussent eu de la répugnance à se faire connoître.

Sur cette assurance, les voleurs allèrent se jeter aux pieds du prince et de Schemselnihar l’un après l’autre, et ils les supplièrent de leur pardonner, en leur protestant qu’il ne seroit rien arrivé de ce qui s’étoit passé, s’ils eussent été informés de la qualité de leurs personnes avant de forcer la maison du joaillier. « Nous allons tâcher, ajoutèrent-ils, de réparer la faute que nous avons commise. » Ils revinrent au joaillier. « Nous sommes bien fâchés, lui dirent-ils, de ne pouvoir vous rendre tout ce qui a été enlevé chez vous, dont une partie n’est plus en notre disposition. Nous vous prions de vous contenter de l’argenterie que nous allons vous remettre entre les mains. »

Le joaillier s’estima trop heureux de la grâce qu’on lui faisoit. Quand les voleurs lui eurent livré l’argenterie, ils firent venir le prince de Perse et Schemselnihar, et leur dirent de même qu’au joaillier, qu’ils alloient les ramener en un lieu d’où ils pourroient se retirer chacun chez soi ; mais qu’auparavant ils vouloient qu’ils s’engageassent par serment de ne les pas déceler. Le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier leur dirent qu’ils auroient pu se fier à leur parole, mais puisqu’ils le souhaitoient, qu’ils juroient solennellement de leur garder une fidélité inviolable. Aussitôt les voleurs, satisfaits de leur serment, sortirent avec eux.

Dans le chemin, le joaillier inquiet de ne pas voir la confidente ni les deux esclaves, s’approcha de Schemselnihar, et la supplia de lui apprendre ce qu’elles étoient devenues. « Je n’en sais aucune nouvelle, répondit-elle. Je ne puis vous dire autre chose, sinon qu’on nous enleva de chez vous, qu’on nous fit passer l’eau, et que nous fûmes conduits à la maison d’où nous venons. »

Schemselnihar et le joaillier n’eurent pas un plus long entretien ; ils se laissèrent conduire par les voleurs avec le prince, et ils arrivèrent au bord du fleuve. Les voleurs prirent un bateau, s’embarquèrent avec eux, et les passèrent à l’autre bord.

Dans le temps que le prince de Perse, Schemselnihar et le joaillier débarquoient, on entendit un grand bruit du guet à cheval qui accouroit, et il arriva dans le moment que le bateau ne faisoit que de déborder, et qu’il repassoit les voleurs à toute force de rames.

Le commandant de la brigade demanda au prince, à Schemselnihar et au joaillier, d’où ils venoient si tard, et qui ils étoient. Comme ils étoient saisis de frayeur, et que d’ailleurs ils craignoient de dire quelque chose qui leur fit tort, ils demeurèrent interdits. Il falloit parler cependant ; c’est ce que fit le joaillier, qui avoit l’esprit un peu plus libre. « Seigneur, répondit-il, je puis vous assurer premièrement que nous sommes d’honnêtes personnes de la ville. Les gens qui sont dans le bâteau qui vient de nous débarquer, et qui repasse de l’autre côté, sont des voleurs qui forcèrent la dernière nuit la maison où nous étions. Ils la pillèrent, et nous emmenèrent chez eux, où, après les avoir pris par toutes les voies de douceur que nous avons pu imaginer, nous avons enfin obtenu notre liberté, et ils nous ont ramenés jusqu’ici. Ils nous ont même rendu une bonne partie du butin qu’ils avoient fait, que voici. » En disant cela, il montra au commandant le paquet d’argenterie qu’il portoit.

Le commandant ne se contenta pas de cette réponse du joaillier ; il s’approcha de lui et du prince de Perse, et les regarda l’un après l’autre. « Dites-moi au vrai, reprit-il en s’adressant à eux, qui est cette dame, d’où vous la connoissez, et en quel quartier vous demeurez ? »

Cette demande les embarrassa fort, et ils ne savoient que répondre. Schemselnihar franchit la difficulté. Elle tira le commandant à part ; et elle ne lui eut pas plutôt parlé, qu’il mit pied à terre avec de grandes marques de respect et d’honnêteté. Il commanda aussitôt à ses gens de faire venir deux bateaux.

Quand les bateaux furent venus, le commandant fit embarquer Schemselnihar dans l’un, et le prince de Perse et le joaillier dans l’autre avec deux de ses gens dans chaque bateau, avec ordre de les accompagner chacun jusqu’où ils dévoient aller. Les deux bateaux prirent chacun une route différente. Nous ne parlerons présentement que du bateau où étoient le prince de Perse et le joaillier.

Le prince de Perse, pour épargner la peine aux conducteurs qui lui avoient été donnés et au joaillier, leur dit qu’il meneroit le joaillier chez lui, et leur nomma le quartier où il demeuroit. Sur cet enseignement, les conducteurs firent aborder le bateau devant le palais du calife. Le prince de Perse et le joaillier en furent dans une grande frayeur, dont ils n’osèrent rien témoigner. Quoiqu’ils eussent entendu l’ordre que le commandant avoit donné, ils ne laissèrent pas néanmoins de s’imaginer qu’on alloit les mettre au corps-de-garde, pour être présentés au calife le lendemain.

Ce n’étoit pas là cependant l’intention des conducteurs. Quand ils les eurent fait débarquer, comme ils avoient à aller rejoindre leur brigade, ils les recommandèrent à un officier de la garde du calife, qui leur donna deux de ses soldats pour les conduire par terre à l’hôtel du prince de Perse qui étoit assez éloigné du fleuve. Ils y arrivèrent enfin, mais tellement las et fatigués, qu’à peine ils pouvoient se mouvoir.

Avec cette grande lassitude, le prince de Perse étoit d’ailleurs si affligé du contre-temps malheureux qui lui étoit arrivé à lui et à Schemselnihar, et qui lui ôtoit désormais l’espérance d’une autre entrevue, qu’il s’évanouit en s’asseyant sur son sofa. Pendant que la plus grande partie de ses gens s’occupoient à le faire revenir, les autres s’assemblèrent autour du joaillier, et le prièrent de leur dire ce qui étoit arrivé au prince, dont l’absence les avoit mis dans une inquiétude inexprimable…

Scheherazade s’interrompit à ces derniers mots, et se tut, à cause du jour dont la clarté commençoit à se faire voir. Elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVIe NUIT.

Sire, je disois hier à votre Majesté, que pendant que l’on étoit occupé à faire revenir le prince de son évanouissement, d’autres de ses gens avoient demandé au joaillier ce qui étoit arrivé à leur maître. Le joaillier, qui n’avoit garde de leur révéler rien de ce qu’il ne leur appartenoit pas de savoir, leur répondit que la chose étoit très-extraordinaire ; mais que ce n’étoit pas le temps d’en faire le récit, et qu’il valoit mieux songer à secourir le prince. Par bonheur, le prince de Perse revint à lui en ce moment ; et ceux qui lui avoient fait cette demande avec empressement, s’écartèrent et demeurèrent dans le respect, avec beaucoup de joie de ce que l’évanouissement n’avoit pas duré plus long-temps.

Quoique le prince de Perse eût recouvré la connoissance, il demeura néanmoins dans une si grande foiblesse, qu’il ne pouvoit ouvrir la bouche pour parler. Il ne répondoit que par signes, même à ses parens qui lui parloient. Il étoit encore en cet état le lendemain matin, lorsque le joaillier prit congé de lui. Le prince ne lui répondit que par un clin d’œil en lui tendant la main ; et comme il vit qu’il étoit chargé du paquet d’argenterie que les voleurs lui avoient rendue, il fit signe à un de ses gens de le prendre et de le porter jusque chez lui.

On avoit attendu le joaillier avec grande impatience dans sa famille, le jour qu’il en étoit sorti avec l’homme qui l’étoit venu demander, et que l’on ne connoissoit pas, et l’on n’avoit pas douté qu’il ne lui fût arrivé quelqu’autre affaire pire que la première, dès que le temps où il devoit être revenu fut passé. Sa femme, ses enfans et ses domestiques en étoient dans de grandes alarmes, et ils en pleuroient encore lorsqu’il arriva. Ils eurent de la joie de le revoir ; mais ils furent troublés de ce qu’il étoit extrêmement changé depuis le peu de temps qu’ils ne l’avoient vu. La longue fatigue du jour précédent, et la nuit qu’il avoit passée dans de grandes frayeurs et sans dormir, étoient la cause de ce changement, qui l’avoit rendu à peine reconnoissable. Comme il se sentoit lui-même fort abattu, il demeura deux jours chez lui à se remettre, et il ne vit que quelques-uns de ses amis les plus intimes à qui il avoit commandé qu’on laissât l’entrée libre.

Le troisième jour, le joaillier qui sentit ses forces un peu rétablies, crut qu’elles augmenteroient, s’il sortoit pour prendre l’air. Il alla à la boutique d’un riche marchand de ses amis, avec qui il s’entretint assez long-temps. Comme il se levoit pour prendre congé de son ami et se retirer, il aperçut une femme qui lui faisoit signe, et il la reconnut pour la confidente de Schemselnihar. Entre la crainte et la joie qu’il en eut, il se retira plus promptement, sans la regarder. Elle le suivit, comme il s’étoit bien douté qu’elle le feroit, parce que le lieu où il étoit n’étoit pas commode pour s’entretenir avec elle. Comme il marchoit un peu vîte, la confidente qui ne pouvoit le suivre du même pas, lui crioit de temps en temps de l’attendre. Il l’entendoit bien ; mais après ce qui lui étoit arrivé, il ne pouvoit pas lui parler en public, de peur de donner lieu de soupçonner qu’il eût ou qu’il eût eu commerce avec Schemselnihar. En effet, on savoit dans Bagdad qu’elle appartenoit à cette favorite, et qu’elle faisoit toutes ses emplettes. Il continua du même pas, et arriva à une mosquée qui étoit peu fréquentée, et où il savoit bien qu’il n’y auroit personne. Elle y entra après lui, et ils eurent toute la liberté de s’entretenir sans témoins.

Le joaillier et la confidente de Schemselnihar se témoignèrent réciproquement combien ils avoient de joie de se revoir, après l’aventure étrange causée par les voleurs, et leur crainte l’un pour l’autre, sans parler de celle qui regardoit leur propre personne.

Le joaillier vouloit que la confidente commençât par lui raconter comment elle avoit échappé avec les deux esclaves, et qu’elle lui apprît ensuite des nouvelles de Schemselnihar, depuis qu’il ne l’avoit vue. Mais la confidente lui marqua un si grand empressement de savoir auparavant ce qui lui étoit arrivé depuis leur séparation si imprévue, qu’il fut obligé de la satisfaire. « Voilà, dit-il en achevant, ce que vous desiriez d’apprendre de moi : apprenez-moi, je vous prie, à votre tour, ce que je vous ai déjà demandé. »

« Dès que je vis paroître les voleurs, dit la confidente, je m’imaginai, sans les bien examiner, que c’étoient des soldats de la garde du calife ; que le calife avoit été informé de la sortie de Schemselnihar, et qu’il les avoit envoyés pour lui ôter la vie, au prince de Perse et à nous tous. Prévenue de cette pensée, je montai sur-le-champ à la terrasse du haut de votre maison, pendant que les voleurs entrèrent dans la chambre où étoient le prince de Perse et Schemselnihar Les deux esclaves de Schemselnihar furent diligentes à me suivre. De terrasse en terrasse, nous arrivâmes à celle d’une maison d’honnêtes gens, qui nous reçurent avec beaucoup d’honnêteté, et chez qui nous passâmes la nuit. Le lendemain matin, après que nous eûmes remercié le maître de la maison du plaisir qu’il nous avoit fait, nous retournâmes au palais de Schemselnihar. Nous y rentrâmes dans un grand désordre, et d’autant plus affligées, que nous ne savions quel avoit été le destin de nos deux amans infortunés. Les autres femmes de Schemselnihar furent étonnées de voir que nous revenions sans elle. Nous leur dîmes, comme nous en étions convenues, qu’elle étoit demeurée chez une dame de ses amies, et qu’elle devoit nous envoyer appeler pour aller la reprendre quand elle voudroit revenir, et elles se contentèrent de cette excuse. Je passai cependant la journée dans une grande inquiétude. La nuit venue, j’ouvris la petite porte de derrière, et je vis un petit bateau sur le canal détourné du fleuve qui y aboutit. J’appelai le batelier, et le priai d’aller de côté et d’autre le long du fleuve, voir s’il n’apercevoit pas une dame, et, s’il la rencontroit, de l’amener. J’attendis son retour avec les deux esclaves qui étoient dans la même peine que moi, et il étoit déjà près de minuit lorsque le même bateau arriva avec deux hommes dedans, et une femme couchée sur la poupe. Quand le bateau eut abordé, les deux hommes aidèrent la femme à se lever et à débarquer, et je la reconnus pour Schemselnihar, avec une joie de la revoir et de ce qu’elle étoit retrouvée, que je ne puis exprimer…

Scheherazade finit ici son discours pour cette nuit. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVIIe NUIT.

Sire, nous laissâmes hier la confidente de Schemselnihar dans la mosquée, où elle racontoit au joaillier ce qui lui étoit arrivé depuis qu’ils ne s’étoient vus, et les circonstances du retour de Schemselnihar à son palais. Elle poursuivit ainsi ;

« Je donnai, dit-elle, la main à Schemselnihar pour l’aider à mettre pied à terre. Elle avoit grand besoin de ce secours, car elle ne pouvoit presque se soutenir. Quand elle fut débarquée, elle me dit à l’oreille, d’un ton qui marquoit son affliction, d’aller prendre une bourse de mille pièces d’or, et de la donner aux deux soldats qui l’avoient accompagnée. Je la remis entre les mains des deux esclaves pour la soutenir ; et après avoir dit aux deux soldats de m’attendre un moment, je courus prendre la bourse et je revins incessamment. Je la donnai aux deux soldats, je payai le batelier, et je fermai la porte. Je rejoignis Schemselnihar qu’elle n’étoit pas encore arrivée à sa chambre. Nous ne perdîmes pas de temps, nous la déshabillâmes et nous la mîmes dans son lit, où elle ne fut pas plutôt, qu’elle demeura comme prête à rendre l’ame tout le reste de la nuit. Le jour suivant, ses autres femmes témoignèrent un grand empressement de la voir ; mais je leur dis qu’elle étoit revenue extrêmement fatiguée, et qu’elle avoit besoin de repos pour se remettre. Nous lui donnâmes cependant, les deux autres femmes et moi, tous les secours que nous pûmes imaginer, et qu’elle pouvoit attendre de notre zèle. Elle s’obstina d’abord à ne vouloir rien prendre, et nous eussions désespéré de sa vie, si nous ne nous fussions aperçu que le vin que nous lui donnions de temps en temps, lui faisoit reprendre des forces. À force de prières enfin, nous vainquîmes son opiniâtreté, et nous l’obligeâmes à manger. Lorsque je vis qu’elle étoit en état de parler (car elle n’avoit fait que pleurer, gémir et soupirer jusqu’alors), je lui demandai en grâce de vouloir bien me dire par quel bonheur elle avoit échappé des mains des voleurs : « Pourquoi exigez-vous de moi, me dit-elle avec un profond soupir, que je renouvelle un si grand sujet d’affliction ? Plût à Dieu que les voleurs m’eussent ôté la vie, au lieu de me la conserver, mes maux seroient finis, et je ne vis que pour souffrir davantage ! »

« Madame, repris-je, je vous supplie de ne me pas refuser. Vous n’ignorez pas que les malheureux ont quelque sorte de consolation à raconter leurs aventures les plus fâcheuses. Ce que je vous demande, vous soulagera, si vous avez la bonté de me l’accorder.

« Écoutez donc, me dit-elle, la chose la plus désolante qui puisse arriver à une personne aussi passionnée que moi, qui croyois n’avoir plus rien à désirer. Quand je vis entrer les voleurs le sabre et le poignard à la main, je crus que nous étions au dernier moment de notre vie, le prince de Perse et moi ; et je ne regrettois pas ma mort, dans la pensée que je devois mourir avec lui. Au lieu de se jeter sur nous pour nous percer le cœur, comme je m’y attendois, deux furent commandés pour nous garder ; et les autres, cependant, firent des ballots de tout ce qu’il y avoit dans la chambre et dans les pièces à côté. Quand ils eurent achevé, et qu’ils eurent chargé les ballots sur leurs épaules, ils sortirent, et nous emmenèrent avec eux.

» Dans le chemin, un de ceux qui nous accompagnoient, me demanda qui j’étois ; et je lui dis que j’étois danseuse. Il fit la même demande au prince, qui répondit qu’il étoit bourgeois.

» Lorsque nous fûmes chez eux, où nous eûmes de nouvelles frayeurs, ils s’assemblèrent autour de moi ; et après avoir considéré mon habillement et les riches joyaux dont j’étois parée, ils se doutèrent que j’avois déguisé ma qualité. « Une danseuse n’est pas faite comme vous, me dirent-ils. Dites-nous au vrai qui vous êtes ? »

» Comme ils virent que je ne répondois rien : « Et vous, demandèrent-ils au prince de Perse, qui êtes-vous aussi ? Nous voyons bien que vous n’êtes pas un simple bourgeois comme vous l’avez dit. » Il ne les satisfit pas plus que moi sur ce qu’ils desiroient de savoir. Il leur dit seulement qu’il étoit venu voir le joaillier qu’il nomma, et se divertir avec lui, et que la maison où ils nous avoient trouvés lui appartenoit.

« Je connois ce joaillier, dit aussitôt un des voleurs, qui paroissoit avoir de l’autorité parmi eux ; je lui ai quelqu’obligation sans qu’il en sache rien, et je sais qu’il a une autre maison ; je me charge de le faire venir demain. Nous ne vous relâcherons pas, continua-t-il, que nous ne sachions par lui qui vous êtes. Il ne vous sera fait cependant aucun tort. « 

» Le joaillier fut amené le lendemain ; et comme il crut nous obliger, comme il le fit en effet, il déclara aux voleurs qui nous étions véritablement, Les voleurs vinrent me demander pardon, et je crois qu’ils en usèrent de même envers le prince de Perse, qui étoit dans un autre endroit, et ils me protestèrent qu’ils n’auroient pas forcé la maison où ils nous avoient trouvés, s’ils eussent su qu’elle appartenoit au joaillier. Ils nous prirent aussitôt, le prince de Perse, le joaillier et moi, et ils nous amenèrent jusqu’au bord du fleuve ; ils nous firent embarquer dans un bateau qui nous passa de ce côté ; mais nous ne fûmes pas plutôt débarqués, qu’une brigade du guet à cheval vint à nous.

» Je pris le commandant à part, je me nommai, et lui dis que le soir précédent, en revenant de chez une amie, les voleurs qui repassoient de leur côté, m’avoient arrêtée et emmenée chez eux ; que je leur avois dit qui j’étois, et qu’en me relâchant ils avoient fait la même grâce, à ma considération, aux deux personnes qu’il voyoit, après que je les eus assurés qu’ils étoient de ma connoissance. Il mit aussitôt pied à terre pour me faire honneur ; et après qu’il m’eut témoigné la joie qu’il avoit de pouvoir m’obliger en quelque chose, il fit venir deux bateaux, et me fit embarquer dans l’un avec deux de ses gens que vous avez vus qui m’ont escortée jusqu’ici. Pour ce qui est du prince de Perse et du joaillier, il les renvoya dans l’autre, aussi avec deux de ses gens pour les accompagner et les conduire en sûreté jusque chez eux.

» J’ai confiance, ajouta-t-elle, en finissant et en fondant en larmes, qu’il ne leur sera point arrivé de mal depuis notre séparation, et je ne doute pas que la douleur du prince ne soit égale à la mienne. Le joaillier qui nous a obligés avec tant d’affection, mérite d’être récompensé de la perte qu’il a faite pour l’amour de nous. Ne manquez pas demain au matin de prendre deux bourses de mille pièces d’or chacune, de les lui porter de ma part, et de lui demander des nouvelles du prince de Perse. »

» Quand ma bonne maîtresse eut achevé, je tâchai, sur le dernier ordre qu’elle venoit de me donner, de m’informer des nouvelles du prince de Perse, de lui persuader de faire des efforts pour se surmonter elle-même, après le danger qu’elle venoit d’essuyer, et dont elle n’avoit échappé que par un miracle. « Ne me répliquez pas, reprit-elle, et faites ce que je vous demande. »

» Je fus contrainte de me taire, et je suis venue pour lui obéir ; j’ai été chez vous où je ne vous ai pas trouvé ; et dans l’incertitude si je vous trouverois où l’on m’a dit que vous pouviez être, j’ai été sur le point d’aller chez le prince de Perse ; mais je n’ai osé l’entreprendre. J’ai laissé les deux bourses en passant chez une personne de connoissance : attendez-moi ici, je ne mettrai pas de temps à les apporter…

Scheherazade s’aperçut que le jour paroissoit, et se tut après ces dernières paroles. Elle continua le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVIIIe NUIT.

Sire, la confidente revint joindre le joaillier dans la mosquée où elle l’avoit laissé ; et en lui donnant les deux bourses : « Prenez, dit-elle, et satisfaites vos amis. » « Il y en a, reprit le joaillier, beaucoup au-delà de ce qui est nécessaire ; mais je n’oserois refuser la grâce qu’une dame si honnête et si généreuse veut bien faire à son très-humble serviteur. Je vous supplie de l’assurer que je conserverai éternellement la mémoire de ses bontés. » Il convint avec la confidente qu’elle viendroit le trouver à la maison où elle l’avoit vu la première fois, lorsqu’elle auroit quelque chose à lui communiquer de la part de Schemselnihar, et pour apprendre des nouvelles du prince de Perse ; après quoi ils se séparèrent.

Le joaillier retourna chez lui fort content, non-seulement de ce qu’il avoit de quoi satisfaire ses amis pleinement, mais de ce qu’il voyoit même que personne ne savoit à Bagdad que le prince de Perse et Schemselnihar se fussent trouvés dans son autre maison lorsqu’elle avoit été pillée. Il est vrai qu’il avoit déclaré la chose aux voleurs ; mais il avoit confiance en leur secret. Ils n’avoient pas d’ailleurs assez de commerce dans le monde pour craindre aucun danger de leur côté quand ils l’eussent divulgué. Dès le lendemain matin il vit les amis qui l’avoient obligé, et il n’eut pas de peine à les contenter. Il eut même beaucoup d’argent de reste pour meubler fort proprement son autre maison, où il mit quelques-uns de ses domestiques pour l’habiter. C’est ainsi qu’il oublia le danger dont il avoit échappé ; et sur le soir il se rendit chez le prince de Perse.

Les officiers du prince qui reçurent le joaillier, lui dirent qu’il arrivoit fort à propos ; que le prince, depuis qu’il ne l’avoit vu, étoit dans un état qui donnoit tout sujet de craindre pour sa vie, et qu’on ne pouvoit tirer de lui une seule parole. Ils l’introduisirent dans sa chambre sans faire de bruit, et il le trouva couché dans son lit, les yeux fermés, et dans un état qui lui fit compassion. Il le salua en lui touchant la main, et il l’exhorta à prendre courage.

Le prince de Perse reconnut que le joaillier lui parloit ; il ouvrit les yeux, et le regarda d’une manière qui lui fit connoître la grandeur de son affliction, infiniment au-delà de ce qu’il en avoit eu depuis la première fois qu’il avoit vu Schemselnihar. Il lui prit et lui serra la main pour lui marquer son amitié, et lui dit d’une voix foible, qu’il lui étoit bien obligé de la peine qu’il prenoit de venir voir un prince aussi malheureux et aussi affligé qu’il l’étoit.

« Prince, reprit le joaillier, ne parlons pas, je vous en supplie, des obligations que vous pouvez m’avoir : je voudrois bien que les bons offices que j’ai tâché de vous rendre, eussent eu un meilleur succès. Parlons plutôt de votre santé : dans l’état où je vous vois, je crains fort que vous ne vous laissiez abattre vous-même, et que vous ne preniez pas la nourriture qui vous est nécessaire. »

Les gens qui étoient près du prince leur maître, prirent cette occasion pour dire au joaillier qu’ils avoient toutes les peines imaginables à l’obliger de prendre quelque chose ; qu’il ne s’aidoit pas, et qu’il y avoit long-temps qu’il n’avoit rien pris. Cela obligea le joaillier de supplier le prince de souffrir que ses gens lui apportassent de la nourriture et d’en prendre ; et il l’obtint après de grandes instances.

Après que le prince de Perse, par la persuasion du joaillier, eut mangé plus amplement qu’il n’avoit encore fait, il commanda à ses gens de le laisser seul avec lui ; et lorsqu’ils furent sortis : « Avec le malheur qui m’accable, lui dit-il, j’ai une douleur extrême de la perte que vous avez soufferte pour l’amour de moi, il est juste que je songe à vous en récompenser ; mais auparavant, après vous en avoir demandé mille pardons, je vous prie de me dire si vous n’avez rien appris de Schemselnihar, depuis que j’ai été contraint de me séparer d’avec elle.

Le joaillier instruit par la confidente, lui raconta tout ce qu’il savoit de l’arrivée de Schemselnihar à son palais, de l’état où elle avoit été depuis ce temps-là jusqu’au moment où elle se trouva mieux, et où elle envoya la confidente pour s’informer de ses nouvelles.

Le prince de Perse ne répondit au discours du joaillier que par des soupirs et des larmes ; ensuite il fit un effort pour se lever, fit appeler de ses gens, et alla en personne à son garde-meuble, qu’il se fit ouvrir : il y fit faire plusieurs ballots de riches meubles et d’argenterie, et donna ordre qu’on les portât chez le joaillier.

Le joaillier voulut se défendre d’accepter le présent que le prince de Perse lui faisoit ; mais quoiqu’il lui représentât que Schemselnihar lui avoit déjà envoyé plus qu’il n’en avoit besoin pour remplacer ce que ses amis avoient perdu, il voulut néanmoins être obéi. Le joaillier fut donc obligé de lui témoigner combien il étoit confus de sa libéralité, et il lui marqua qu’il ne pouvoit assez l’en remercier. Il vouloit prendre congé ; mais le prince le pria de rester, et ils s’entretinrent une bonne partie de la nuit.

Le lendemain matin, le joaillier vit encore le prince avant de se retirer, et le prince le fit asseoir près de lui. « Vous savez, lui dit-il, que l’on a un but en toutes choses : le but d’un amant est de posséder ce qu’il aime sans obstacle ; s’il perd une fois cette espérance, il est certain qu’il ne doit plus penser à vivre. Vous comprenez bien que c’est là la triste situation où je me trouve. En effet, dans le temps que par deux fois je me crois au comble de mes désirs, c’est alors que je suis arraché d’auprès de ce que j’aime, de la manière la plus cruelle. Après cela, il ne me reste plus qu’à songer à la mort : je me la serois déjà donnée, si ma religion ne me défendoit d’être homicide de moi-même ; mais il n’est pas besoin que je la prévienne : je sens bien que je ne l’attendrai pas long-temps. » Il se tut à ces paroles, avec des gémissemens, des soupirs, des sanglots et des larmes qu’il laissa couler en abondance.

Le joaillier, qui ne savoit pas d’autre moyen de le détourner de cette pensée de désespoir, qu’en lui remettant Schemselnihar dans la mémoire, et qu’en lui donnant quelqu’ombre d’espérance, lui dit qu’il craignoit que la confidente ne fût déjà venue, et qu’il étoit à propos qu’il ne perdît pas de temps à retourner chez lui. « Je vous laisse aller, lui dit le prince ; mais si vous la voyez, je vous supplie de lui bien recommander d’assurer Schemselnihar, que si j’ai à mourir, comme je m’y attends bientôt, je l’aimerai jusqu’au dernier soupir et jusque dans le tombeau. »

Le joaillier revint chez lui, et y demeura dans l’espérance que la confidente viendroit. Elle arriva quelques heures après, mais tout en pleurs et dans un grand désordre. Le joaillier alarmé, lui demanda avec empressement ce qu’elle avoit.

» Schemselnihar, le prince de Perse, vous et moi, reprit la confidente, nous sommes tous perdus. Écoutez la triste nouvelle que j’appris hier en entrant au palais, après vous avoir quitté : Schemselnihar avoit fait châtier pour quelque faute une des deux esclaves que vous vîtes avec elle le jour du rendez-vous dans votre autre maison. L’esclave outrée de ce mauvais traitement, a trouvé la porte du palais ouverte ; elle est sortie, et nous ne doutons pas qu’elle n’ait tout déclaré à un des eunuques de notre garde, qui lui a donné retraite. Ce n’est pas tout : l’autre esclave sa compagne a fui aussi, et s’est réfugiée au palais du calife, à qui nous avons sujet de croire qu’elle a tout révélé. En voici la raison : c’est qu’aujourd’hui le calife vient d’envoyer prendre Schemselnihar par une vingtaine d’eunuques qui l’ont menée à son palais. J’ai trouvé le moyen de me dérober et de venir vous donner avis de tout ceci. Je ne sais pas ce qui se sera passé, mais je n’en augure rien de bon. Quoi qu’il en soit, je vous conjure de bien garder le secret…

Le jour dont on voyoit déjà la lumière, obligea la sultane Scheherazade de garder le silence à ces dernières paroles. Elle continua la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCIXe NUIT.

Sire, la confidente ajouta à ce qu’elle venoit de dire au joaillier, qu’il étoit bon qu’il allât trouver le prince de Perse, sans perdre de temps, et l’avertir de l’affaire, afin qu’il se tînt prêt à tout événement, et qu’il fût fidèle dans la cause commune. Elle ne lui en dit pas davantage, et elle se retira brusquement, sans attendre sa réponse.

Qu’auroit pu répondre le joaillier dans l’état où il se trouvoit ? Il demeura immobile et comme étourdi du coup. Il vit bien néanmoins que l’affaire pressoit : il se fit violence et alla trouver le prince de Perse incessamment. En l’abordant d’un air qui marquoit déjà la méchante nouvelle qu’il venoit lui annoncer : « Prince, dit-il, armez-vous de patience, de constance et de courage ; et préparez-vous à l’assaut le plus terrible que vous ayez eu à soutenir de votre vie. »

« Dites-moi en deux mots ce qu’il y a, reprit le prince, et ne me faites pas languir ; je suis prêt à mourir s’il en est besoin.

Le joaillier lui raconta ce qu’il venoit d’apprendre de la confidente, « Vous voyez bien, continua-t-il, que votre perte est assurée. Levez-vous, sauvez-vous promptement : le temps est précieux. Vous ne devez pas vous exposer à la colère du calife, encore moins à rien avouer au milieu des tourmens. »

Peu s’en fallut qu’en ce moment le prince n’expirât d’affliction, de douleur et de frayeur. Il se recueillit, et demanda au joaillier quelle résolution il lui conseilloit de prendre dans une conjoncture où il n’y avoit pas un moment dont il ne dût profiter. « Il n’y en a pas d’autre, repartit le joaillier, que de monter à cheval au plutôt, et de prendre le chemin d’Anbar[3] pour y arriver demain avant le jour. Prenez de vos gens ce que vous jugerez à propos, avec de bons chevaux, et souffrez que je me sauve avec vous. »

Le prince de Perse, qui ne vit pas d’autre parti à prendre, donna ordre aux préparatifs les moins embarrassans, prit de l’argent et des pierreries ; et après avoir pris congé de sa mère, il partit, s’éloigna de Bagdad en diligence, avec le joaillier et les gens qu’il avoit choisis.

Ils marchèrent le reste du jour et toute la nuit sans s’arrêter en aucun lieu, jusqu’à deux ou trois heures avant le jour du lendemain, que fatigués d’une si longue traite, et leurs chevaux n’en pouvant plus, ils mirent pied à terre pour se reposer.

Ils n’avoient presque pas eu le temps de respirer, qu’ils se virent assaillis tout-à-coup par une grosse troupe de voleurs. Ils se défendirent quelque temps très-courageusement ; mais les gens du prince furent tués. Cela obligea le prince et le joaillier à mettre les armes bas, et à s’abandonner à leur discrétion. Les voleurs leur donnèrent la vie ; mais après qu’ils se furent saisis des chevaux et du bagage, ils les dépouillèrent, et en se retirant avec leur butin, ils les laissèrent au même endroit.

Lorsque les voleurs furent éloignés : « Hé bien, dit le prince désolé au joaillier, que dites-vous de notre aventure et de l’état où nous voilà ? Ne vaudroit-il pas mieux que je fusse demeuré à Bagdad, que j’y eusse attendu la mort, de quelque manière que je dusse la recevoir ? »

« Prince, reprit le joaillier, c’est un décret de la volonté de Dieu : il lui plaît de nous éprouver par afflictions sur afflictions. C’est à nous de n’en point murmurer, et de recevoir ces disgrâces de sa main avec une entière soumission. Ne nous arrêtons pas ici davantage ; cherchons quelque lieu de retraite, où l’on veuille bien nous secourir dans notre malheur. »

« Laissez-moi mourir, lui dit le prince de Perse : il n’importe pas que je meure ici ou ailleurs. Peut-être même qu’au moment où nous parlons, Schemselnihar n’est plus, et je ne dois plus chercher à vivre après elle. » Le joaillier le persuada enfin, à force de prières. Ils marchèrent quelque temps, et ils rencontrèrent une mosquée qui étoit ouverte, où ils entrèrent et passèrent le reste de la nuit.

À la pointe du jour un homme seul arriva dans cette mosquée. Il y fit sa prière ; et quand il eut achevé, il aperçut en se retournant le prince de Perse et le joaillier qui étoient assis dans un coin. Il s’approcha d’eux en les saluant avec beaucoup de civilité. « Autant que je puis le connoître, leur dit-il, il me semble que vous êtes étrangers. » Le joaillier prit la parole : « Vous ne vous trompez pas, répondit-il : nous avons été volés cette nuit en venant de Bagdad, comme vous le pouvez voir à l’état où nous sommes, et nous avons besoin de secours ; mais nous ne savons à qui nous adresser. » « Si vous voulez prendre la peine de venir chez moi, repartit l’homme, je vous donnerai volontiers l’assistance que je pourrai. »

À cette offre obligeante, le joaillier se tourna du côté du prince de Perse, et lui dit à l’oreille : « Cet homme, prince, comme vous le voyez, ne nous connoît pas, et nous avons à craindre que quelqu’autre ne vienne et ne nous connoisse. Nous ne devons pas, ce me semble, refuser la grâce qu’il veut bien nous faire. » « Vous êtes le maître, reprit le prince, et je consens à tout ce que vous voudrez. »

L’homme qui vit que le joaillier et le prince de Perse consultoient ensemble, s’imagina qu’ils faisoient difficulté d’accepter la proposition qu’il leur avoit faite. Il leur demanda quelle étoit leur résolution. « Nous sommes prêts à vous suivre, répondit le joaillier : ce qui nous fait de la peine, c’est que nous sommes nus, et que nous avons honte de paroître en cet état. »

Par bonheur, l’homme eut à leur donner à chacun assez de quoi se couvrir pour les conduire jusque chez lui. Ils n’y furent pas plutôt arrivés, que leur hôte leur fit apporter à chacun un habit assez propre ; et comme il ne douta pas qu’ils n’eussent grand besoin de manger, et qu’ils seroient bien aises d’être dans leur particulier, il leur fit porter plusieurs plats par une esclave. Mais ils ne mangèrent presque pas, sur-tout le prince de Perse, qui étoit dans une langueur et dans un abattement qui fit tout craindre au joaillier pour sa vie.

Leur hôte les vit à diverses fois pendant le jour ; et sur le soir, comme il savoit qu’ils avoient besoin de repos, il les quitta de bonne heure. Mais le joaillier fut bientôt obligé de l’appeler pour assister à la mort du prince de Perse. Il s’aperçut que ce prince avoit la respiration forte et véhémente ; et cela lui fit comprendre qu’il n’avoit plus que peu de momens à vivre. Il s’approcha de lui, et le prince lui dit : « C’en est fait, comme vous le voyez, et je suis bien aise que vous soyez témoin du dernier soupir de ma vie. Je la perds avec bien de la satisfaction, et je ne vous en dis pas la raison, vous la savez. Tout le regret que j’ai, c’est de ne pas mourir entre les bras de ma chère mère, qui m’a toujours aimé tendrement, et pour qui j’ai toujours eu le respect que je devois. Elle aura bien de la douleur de n’avoir pas eu la triste consolation de me fermer les yeux, et de m’ensevelir de ses propres mains. Témoignez-lui bien la peine que j’en souffre, et priez-la de ma part de faire transporter mon corps à Bagdad, afin qu’elle arrose mon tombeau de ses larmes, et qu’elle m’y assiste de ses prières. » Il n’oublia pas l’hôte de la maison ; il le remercia de l’accueil généreux qu’il lui avoit fait ; et après lui avoir demandé en grâce de vouloir bien que son corps demeurât en dépôt chez lui jusqu’à ce qu’on vînt l’enlever, il expira…

Scheherazade en étoit en cet endroit, lorsqu’elle s’aperçut que le jour paroissoit. Elle cessa de parler, et elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCVe NUIT.

Sire, dès le lendemain de la mort du prince de Perse, le joaillier profita de la conjoncture d’une caravane assez nombreuse qui venoit à Bagdad, où il se rendit en sûreté. Il ne fit que rentrer chez lui et changer d’habit à son arrivée, et se rendit à l’hôtel du feu prince de Perse, où l’on fut alarmé de ne pas voir le prince avec lui. Il pria qu’on avertit la mère du prince, qu’il souhaitoit de lui parler, et l’on ne fut pas long-temps à l’introduire dans une salle, où elle étoit avec plusieurs de ses femmes. « Madame, lui dit le joaillier d’un air et d’un ton qui marquoient la fâcheuse nouvelle qu’il avoit à lui annoncer, Dieu vous conserve et vous comble de ses bontés. Vous n’ignorez pas que Dieu dispose de nous comme il lui plaît… »

La dame ne donna pas le temps au joaillier d’en dire davantage. « Ah, s’écria-t-elle, vous m’annoncez la mort de mon fils ! » Elle poussa en même temps des cris effroyables, qui, mêlés avec ceux des femmes, renouvelèrent les larmes du joaillier. Elle se tourmenta et s’affligea long-temps avant qu’elle lui laissât reprendre ce qu’il avoit à lui dire. Elle interrompit enfin ses pleurs et ses gémissemens, et elle le pria de continuer et de ne lui rien cacher des circonstances d’une séparation si triste. Il la satisfit ; et quand il eut achevé, elle lui demanda si le prince son fils, dans les derniers momens de sa vie, ne l’avoit pas chargé de quelque chose de particulier à lui dire. Il lui assura qu’il n’avoit pas eu un plus grand regret que de mourir éloigné d’elle, et que la seule chose qu’il avoit souhaitée, étoit qu’elle voulût bien prendre le soin de faire transporter son corps à Bagdad. Dès le lendemain, de grand matin, elle se mit en chemin accompagnée de ses femmes et de la plus grande partie de ses esclaves.

Quand le joaillier qui avoit été retenu par la mère du prince de Perse, eut vu partir cette dame, il retourna chez lui tout triste et les jeux baissés, avec un grand regret de la mort d’un prince si accompli et si aimable, à la fleur de son âge.

Comme il marchoit recueilli en lui-même, une femme se présenta et s’arrêta devant lui. Il leva les yeux, et vit que c’étoit la confidente de Schemselnihar, qui étoit habillée de deuil et pleuroit. Il renouvela ses pleurs à cette vue sans ouvrir la bouche pour lui parler, et il continua de marcher jusque chez lui, où la confidente le suivit et entra avec lui.

Ils s’assirent ; et le joaillier en prenant la parole le premier, demanda à la confidente avec un grand soupir, si elle avoit déjà appris la mort du prince de Perse, et si c’étoit lui qu’elle pleuroit. « Hélas non, s’écria-t-elle ! Quoi, ce prince si charmant est mort ! Il n’a pas vécu long-temps après sa chère Schemselnihar. Belles ames, ajouta-t-elle, en quelque part que vous soyez, vous devez être bien contentes de pouvoir vous aimer désormais sans obstacle ! Vos corps étoient un empêchement à vos souhaits, et le ciel vous en a délivrés pour vous unir ! »

Le joaillier qui ne savoit rien de la mort de Schemselnihar, et qui n’avoit pas encore fait réflexion que la confidente qui lui parloit étoit habillée de deuil, eut une nouvelle affliction d’apprendre cette nouvelle. « Schemselnihar est morte, s’écria-t-il ! » « Elle est morte, reprit la confidente en pleurant tout de nouveau, et c’est d’elle que je porte le deuil ! Les circonstances de sa mort sont singulières, et elles méritent que vous les sachiez ; mais avant que je vous en fasse le récit, je vous prie de me faire part de celles de la mort du prince de Perse, que je pleurerai toute ma vie, avec celle de Schemselnihar ma chère et respectable maîtresse. »

Le joaillier donna à la confidente la satisfaction qu’elle demandoit ; et dès qu’il lui eut raconté le tout, jusqu’au départ de la mère du prince de Perse qui venoit de se mettre en chemin elle-même, pour faire apporter le corps du prince à Bagdad : « Vous n’avez pas oublié, lui dit-elle, que je vous ai dit que le calife avoit fait venir Schemselnihar à son palais ; il étoit vrai, comme nous avions tout sujet de nous le persuader, que le calife avoit été informé des amours de Schemselnihar et du prince de Perse, par les deux esclaves qu’il avoit interrogées toutes deux séparément. Vous allez vous imaginer qu’il se mit en colère contre Schemselnihar, et qu’il donna de grandes marques de jalousie et de vengeance prochaine contre le prince de Perse. Point du tout : il ne songea pas un moment au prince de Perse. Il plaignit seulement Schemselnihar ; et il est à croire qu’il s’attribua à lui-même ce qui est arrivé, sur la permission qu’il lui avoit donnée d’aller librement par la ville sans être accompagnée d’eunuques. On n’en peut conjecturer autre chose, après la manière tout extraordinaire dont il en a usé avec elle, comme vous allez l’entendre.

» Le calife la reçut avec un visage ouvert ; et quand il eut remarqué la tristesse dont elle étoit accablée, qui cependant ne diminuoit rien de sa beauté (car elle parut devant lui sans aucune marque de surprise ni de frayeur ) : « Schemselnihar, lui dit-il avec une bonté digne de lui, je ne puis souffrir que vous paroissiez devant moi avec un air qui m’afflige infiniment. Vous savez avec quelle passion je vous ai toujours aimée : vous devez en être persuadée par toutes les marques que je vous en ai données. Je ne change pas, et je vous aime plus que jamais. Vous avez des ennemis, et ces ennemis m’ont fait des rapports contre votre conduite ; mais tout ce qu’ils ont pu me dire, ne me fait pas la moindre impression. Quittez donc cette mélancolie, et disposez-vous à m’entretenir ce soir de quelque chose d’agréable et de divertissant, à votre ordinaire. » Il lui dit plusieurs autres choses très-obligeantes, et il la fit entrer dans un appartement magnifique, près du sien, où il la pria de l’attendre.

» L’affligée Schemselnihar fut très-sensible à tant de témoignages de considération pour sa personne ; mais plus elle connoissoit combien elle en étoit obligée au calife, plus elle étoit pénétrée de la vive douleur d’être éloignée peut-être pour jamais du prince de Perse sans qui elle ne pouvoit plus vivre.

» Cette entrevue du calife et de Schemselnihar, continua la confidente, se passa pendant que j’étois venue vous parler, et j’en ai appris les particularités de mes compagnes qui étoient présentes. Mais dès que je vous eus quitté, j’allai rejoindre Schemselnihar, et je fus témoin de ce qui se passa le soir. Je la trouvai dans l’appartement que j’ai dit ; et comme elle se douta que je venois de chez vous, elle me fit approcher, et sans que personne l’entendît : « Je vous suis bien obligée, me dit-elle, du service que vous venez de me rendre ; je sens bien que ce sera le dernier. » Elle ne m’en dit pas davantage ; et je n’étois pas dans un lieu à pouvoir lui dire quelque chose pour tâcher de la consoler.

« Le calife entra le soir au son des instrumens que les femmes de Schemselnihar touchoient, et l’on servit aussitôt la collation. Le calife prit Schemselnihar par la main, et la fit asseoir près de lui sur le sofa. Elle se fit une si grande violence pour lui complaire, que nous la vîmes expirer peu de momens après. En effet, elle fut à peine assise, qu’elle se renversa en arrière. Le calife crut qu’elle n’étoit qu’évanouie, et nous eûmes toutes la même pensée. Nous tâchâmes de la secourir ; mais elle ne revint pas, et voilà de quelle manière nous la perdîmes.

» Le calife l’honora de ses larmes qu’il ne put retenir ; et avant de se retirer à son appartement, il ordonna de casser tous les instrumens, ce qui fut exécuté. Je restai toute la nuit près du corps ; je le lavai et l’ensevelis moi-même, en le baignant de mes larmes ; et le lendemain elle fut enterrée, par ordre du calife, dans un tombeau magnifique qu’il avoit déjà fait bâtir dans le lieu qu’elle avoit choisi elle-même. Puisque vous dites, ajouta-t-elle, qu’on doit apporter le corps du prince de Perse à Bagdad, je suis résolue à faire en sorte qu’on l’apporte pour être mis dans le même tombeau. »

Le joaillier fut fort surpris de cette résolution de la confidente. « Vous n’y songez pas, reprit-il, jamais le calife ne le souffrira. » « Vous croyez la chose impossible, repartit la confidente : elle ne l’est pas ; et vous en conviendrez vous-même, quand je vous aurai dit que le calife a donné la liberté à toutes les esclaves de Schemselnihar, avec une pension à chacune, suffisante pour subsister, et qu’il m’a chargée du soin et de la garde de son tombeau, avec un revenu considérable pour l’entretenir et pour ma subsistance en particulier. D’ailleurs le calife, qui n’ignore pas les amours du prince de Perse et de Schemselnihar, comme je vous l’ai dit, et qui ne s’en est pas scandalisé, n’en sera nullement fâché. » Le joaillier n’eut plus rien à dire : il pria seulement la confidente de le mener à ce tombeau pour y faire sa prière. Sa surprise fut grande en y arrivant, quand il vit la foule du monde des deux sexes qui y accouroit de tous les endroits de Bagdad. Il ne put en approcher que de loin ; et lorsqu’il eut fait sa prière : « Je ne trouve plus impossible, dit-il à la confidente en la rejoignant, d’exécuter ce que vous aviez si bien imaginé. Nous n’avons qu’à publier, vous et moi, ce que nous savons des amours de l’un et de l’autre, et particulièrement de la mort du prince de Perse, arrivée presque dans le même temps. Avant que son corps n’arrive, tout Bagdad concourra à demander qu’il ne soit pas séparé d’avec celui de Schemselnihar. » La chose réussit ; et le jour que l’on sut que le corps devoit arriver, une infinité de peuple alla au-devant à plus de vingt milles.

La confidente attendit à la porte de la ville où elle se présenta à la mère du prince, et la supplia au nom de toute la ville qui le souhaitoit ardemment, de vouloir bien que les corps des deux amans qui n’avoient eu qu’un cœur jusqu’à leur mort, depuis qu’ils avoient commencé à s’aimer, n’eussent qu’un même tombeau. Elle y consentit ; et le corps fut porté au tombeau de Schemselnihar, à la tête d’un peuple innombrable de tous les rangs, et mis à côté d’elle. Depuis ce temps-là, tous les habitans de Bagdad, et même les étrangers de tous les endroits du monde où il y a des Musulmans, n’ont cessé d’avoir une grande vénération pour ce tombeau, et d’y aller faire leurs prières. »

« C’est, Sire, dit ici Scheherazade, qui s’aperçut en même temps qu’il étoit jour, ce que j’avois à raconter à votre Majesté des amours de la belle Schemselnihar, favorite du calife Haroun Alraschild et de l’aimable Ali Ebn Becar, prince de Perse. »

Quand Dinarzade vit que la sultane sa sœur avoit cessé de parler, elle la remercia, le plus obligeamment du monde, du plaisir qu’elle lui avoit fait par le récit d’une histoire si intéressante. « Si le sultan veut bien me souffrir encore jusqu’à demain, reprit Scheherazade, je vous raconterai celle du prince Camaralzaman[4], que vous trouverez beaucoup plus agréable. » Elle se tut ; et le sultan qui ne put encore se résoudre à la faire mourir, remit à l’écouter la nuit suivante.

CCXIe NUIT.

Le lendemain, avant le jour, dès que la sultane Scheherazade fut éveillée par les soins de Dinarzade, sa sœur, elle raconta au sultan des Indes l’histoire de Camaralzaman, comme elle l’avoit promis, et dit :


Notes
  1. Ce mot arabe signifie le soleil du jour.
  2. Les Arabes, les Persans et les Turcs, quand ils écrivent, tiennent le papier de la main gauche, appuyé ordinairement sur le genou, et écrivent de la main droite avec une petite canne taillée et fendue comme nos plumes. Cette sorte de canne est creuse, et ressemble à nos roseaux ; mais elle a plus de consistance.
  3. Anbar étoit une ville sur le Tigre, à vingt lieues au-dessous de Bagdad.
  4. C’est, en Arabe, la lune du temps, ou la lune du siècle.

HISTOIRE
DES AMOURS DE CAMARALZAMAN, PRINCE DE L’ISLE DES ENFANS DE KHALEDAN, ET DE BADOURE, PRINCESSE DE LA CHINE.



Sire, environ à vingt journées de navigation des côtes de Perse, il y a dans la vaste mer une isle que l’on appelle l’isle des Enfans de Khaledan. Cette isle est divisée en plusieurs grandes provinces, toutes considérables par des villes florissantes et bien peuplées, qui forment un royaume très-puissant. Autrefois elle étoit gouvernée par un roi nommé Schahzaman[1], qui avoit quatre femmes en mariage légitime, toutes quatre filles de rois, et soixante concubines.

Schahzaman s’estimoit le monarque le plus heureux de la terre, par la tranquillité et la prospérité de son règne. Une seule chose troubloit son bonheur : c’est qu’il étoit déjà avancé en âge et qu’il n’avoit point d’enfans, quoiqu’il eût un si grand nombre de femmes. Il ne savoit à quoi attribuer cette stérilité ; et, dans son affliction, il regardoit comme le plus grand malheur qui pût lui arriver, de mourir sans laisser après lui un successeur de son sang. Il dissimula long-temps le chagrin cuisant qui le tourmentoit, et il souffroit d’autant plus, qu’il se faisoit violence pour ne pas paroître qu’il en eût. Il rompit enfin le silence ; et un jour, après qu’il se fût plaint amèrement de sa disgrâce à son grand visir, à qui il en parla en particulier, il lui demanda s’il ne savoit pas quelque moyen d’y remédier.

« Si ce que votre Majesté me demande, répondit ce sage ministre, dépendoit des règles ordinaires de la sagesse humaine, elle auroit bientôt la satisfaction qu’elle souhaite si ardemment ; mais j’avoue que mon expérience et mes connoissances sont lui-dessous de ce qu’elle me propose : il n’y a que Dieu seul à qui l’on puisse recourir dans ces sortes de besoins ; au milieu de nos prospérités, qui l’ont souvent que nous l’oublions, il se plaît à nous mortifier par quelque endroit, afin que nous songions à lui, que nous reconnoissions sa toute-puissance, et que nous lui demandions ce que nous ne devons attendre que de lui. Vous avez des sujets qui font une profession particulière de l’honorer, de le servir et de vivre durement pour l’amour de lui : mon avis seroit que votre Majesté leur fit des aumônes, et les exhortât à joindre leurs prières aux vôtres. Peut-être que dans le grand nombre il s’en trouvera quelqu’un assez pur et assez agréable à Dieu, pour obtenir qu’il exauce vos vœux. »

Le roi Schahzaman approuva fort ce conseil, dont il remercia le grand visir. Il fit porter de riches aumônes dans chaque communauté de ces gens consacrés à Dieu ; il fit même venir les supérieurs ; et, après qu’il les eut régalés d’un festin frugal, il leur déclara son intention, et les pria d’en avertir les dévots qui étoient sous leur obéissance.

Schahzaman obtint du ciel ce qu’il desiroit ; et cela parut bientôt par la grossesse d’une de ses femmes, qui lui donna un fils au bout de neuf mois. En action de grâces, il envoya aux communautés des Musulmans dévots, de nouvelles aumônes dignes de sa grandeur et de sa puissance ; et l’on célébra la naissance du prince, non-seulement dans sa capitale, mais même dans toute l’étendue de ses états, par des réjouissances publiques d’une semaine entière. On lui porta le prince dès qu’il fut né, et il lui trouva tant de beauté, qu’il lui donna le nom de Camaralzaman, lune du siècle.

Le prince Camaralzaman fut élevé avec tous les soins imaginables ; et dès qu’il fut en âge, le sultan Schahzaman son père, lui donna un sage gouverneur et d’habiles précepteurs. Ces personnages distingués par leur capacité, trouvèrent en lui un esprit aisé, docile et capable de recevoir toutes les instructions qu’ils voulurent lui donner, tant pour le réglement de ses mœurs que pour les connoissances qu’un prince, comme lui, devoit avoir. Dans un âge plus avancé, il apprit de même tous ses exercices, et il s’en acquittoit avec grâce et avec une adresse merveilleuse dont il charmoit tout le monde, et particulièrement le sultan son père.

Quand le prince eut atteint l’âge de quinze ans, le sultan, qui l’aimoit avec tendresse, et qui lui en donnoit tous les jours de nouvelles marques, conçut le dessein de lui en donner la plus éclatante, de descendre du trône, et de l’y établir lui-même. Il en parla à son grand visir. « Je crains, lui dit-il, que mon fils ne perde dans l’oisiveté de la jeunesse, non-seulement tous les avantages dont la nature l’a comblé, mais même ceux qu’il a acquis avec tant de succès par la bonne éducation que j’ai tâché de lui donner. Comme je suis désormais dans un âge à songer à la retraite, je suis presque résolu à lui abandonner le gouvernement, et à passer le reste de mes jours avec la satisfaction de le voir régner. Il y a long-temps que je travaille, et j’ai besoin de repos. »

Le grand visir ne voulut pas représenter au sultan toutes les raisons qui auroient pu le dissuader d’exécuter sa résolution ; il entra au contraire dans son sentiment. « Sire, répondit-il, le prince est encore bien jeune, ce me semble, pour le charger de si bonne heure d’un fardeau aussi pesant que celui de gouverner un état puissant. Votre Majesté craint qu’il ne se corrompe dans l’oisiveté, avec beaucoup de raison ; mais pour y remédier, ne jugeroit-elle pas plus à propos de le marier auparavant ? Le mariage attache et empêche qu’un jeune prince ne se dissipe. Avec cela, votre Majesté lui donneroit entrée dans ses conseils, où il apprendroit peu-à-peu à soutenir dignement l’éclat et le poids de votre couronne, dont vous seriez à temps de vous dépouiller en sa faveur, lorsque vous l’en jugeriez capable par votre propre expérience. »

Schahzaman trouva le conseil de son premier ministre fort raisonnable. Aussi fit-il appeler le prince Camaralzaman dès qu’il l’eut congédié.

Le prince, qui jusqu’alors avoit toujours vu le sultan son père à de certaines heures réglées, sans avoir besoin d’être appelé, fut un peu surpris de cet ordre. Au lieu de se présenter devant lui avec la liberté qui lui étoit ordinaire, il le salua avec un grand respect, et s’arrêta en sa présence les yeux baissés.

Le sultan s’aperçut de la contrainte du prince. « Mon fils, lui dit-il d’un air à le rassurer, savez-vous à quel sujet je vous ai fait appeler ? « « Sire, répondit le prince avec modestie, il n’y a que Dieu qui pénètre jusque dans les cœurs : je l’apprendrai de votre Majesté avec plaisir. » « Je l’ai fait pour vous dire, reprit le sultan, que je veux vous marier. Que vous en semble ? »

Le prince Camaralzaman entendit ces paroles avec un grand déplaisir. Elles le déconcertèrent ; la sueur lui en montoit même au visage, et il ne savoit que répondre. Après quelques momens de silence, il répondit : « Sire, je vous supplie de me pardonner si je parois interdit à la déclaration que votre Majesté me fait ; je ne m’y attendois pas dans la grande jeunesse où je suis. Je ne sais même si je pourrai jamais me résoudre au lien du mariage, non-seulement à cause de l’embarras que donnent les femmes, comme je le comprends fort bien, mais même, après ce que j’ai lu dans nos auteurs de leurs fourberies, de leurs méchancetés et de leurs perfidies. Peut-être ne serai-je pas toujours dans ce sentiment. Je sens bien néanmoins qu’il me faut du temps avant de me déterminer à ce que votre Majesté exige de moi. »

Scheherazade vouloit poursuivre ; mais elle vit que le sultan des Indes, qui s’étoit aperçu que le jour paroissoit, sortoit du lit ; et cela fit qu’elle cessa de parler. Elle reprit le même conte la nuit suivante et lui dit :

CCXIIe NUIT.

Sire, la réponse du prince Camaralzaman affligea extrêmement le sultan son père. Ce monarque eut une véritable douleur de voir en lui une si grande répugnance pour le mariage. Il ne voulut pas néanmoins la traiter de désobéissance, ni user du pouvoir paternel ; il se contenta de lui dire : « Je ne veux pas vous contraindre là-dessus ; je vous donne le temps d’y penser et de considérer qu’un prince comme vous, destiné à gouverner un grand royaume, doit penser d’abord à se donner un successeur. En vous donnant cette satisfaction, vous me la donnerez à moi-même, qui suis bien aise de me voir revivre en vous et dans les enfans qui doivent sortir de vous. »

Schahzaman n’en dit pas davantage au prince Camaralzaman. Il lui donna entrée dans les conseils de ses états, et lui donna d’ailleurs tous les sujets d’être content qu’il pouvoit désirer. Au bout d’un an, il le prit en particulier. « Eh bien, mon fils, lui dit-il, vous êtes-vous souvenu de faire réflexion sur le dessein que j’avois de vous marier dès l’année passée ? Refuserez-vous encore de me donner la joie que j’attends de votre obéissance ; et voulez-vous me laisser mourir sans me donner cette satisfaction ? »

Le prince parut moins déconcerté que la première fois, et il n’hésita pas long-temps à répondre en ces termes, avec fermeté : « Sire, dit-il, je n’ai pas manqué d’y penser avec l’attention que je devois ; mais après y avoir pensé mûrement, je me suis confirmé davantage dans la résolution de vivre sans m’engager dans le mariage. En effet, les maux infinis que les femmes ont causés de tout temps dans l’univers, comme je l’ai appris pleinement dans nos histoires, et ce que j’entends dire chaque jour de leur malice, sont des motifs qui me persuadent de n’avoir de ma vie aucune liaison avec elles. Ainsi, votre Majesté me pardonnera si j’ose lui représenter qu’il est inutile qu’elle me parle davantage de me marier. » Il en demeura là, et quitta le sultan son père brusquement, sans attendre qu’il lui dît autre chose.

Tout autre monarque que le roi Schahzaman auroit eu de la peine à ne pas s’emporter, après la hardiesse avec laquelle le prince son fils venoit de lui parler, et à ne pas l’en faire repentir ; mais il le chérissoit, et il vouloit employer toutes les voies de douceur avant de le contraindre. Il communiqua à son premier ministre le nouveau sujet de chagrin que Camaralzaman venoit de lui donner. « J’ai suivi votre conseil, lui dit-il ; mais Camaralzaman est plus éloigné de se marier qu’il ne l’étoit la première fois que je lui en parlai ; et il s’en est expliqué en des termes si hardis, que j’ai eu besoin de ma raison et de toute ma modération pour ne me pas mettre en colère contre lui. Les pères qui demandent des enfans avec autant d’ardeur que j’ai demandé celui-ci, sont autant d’insensés qui cherchent à se priver eux-mêmes du repos dont il ne tient qu’à eux de jouir tranquillement. Dites-moi, je vous prie, par quels moyens je dois ramener un esprit si rebelle à mes volontés ? »

« Sire, reprit le grand visir, on vient à bout d’une infinité d’affaires avec la patience ; peut-être que celle-ci n’est pas d’une nature à y réussir par cette voie ; mais votre Majesté n’aura point à se reprocher d’avoir usé d’une trop grande précipitation, si elle juge à propos de donner une autre année au prince pour se consulter lui-même. Si dans cet intervalle il rentre dans son devoir, elle en aura une satisfaction d’autant plus grande, qu’elle n’aura employé que la bonté paternelle pour l’y obliger. Si au contraire il persiste dans son opiniâtreté, alors quand l’année sera expirée, il me semble que votre Majesté aura lieu de lui déclarer en plein conseil, qu’il est du bien de l’état qu’il se marie. Il n’est pas croyable qu’il vous manque de respect à la face d’une compagnie célèbre que vous honorez de votre présence. »

Le sultan, qui desiroit si passionnément de voir le prince son fils marié, que les momens d’un si long délai lui paroissoient des années, eut bien de la peine à se résoudre à attendre si long-temps. Il se rendit néanmoins aux raisons de son grand visir, qu’il ne pouvoit désapprouver…

Le jour qui avoit déjà commencé à paroître, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. Elle reprit la suite du conte la nuit suivante, et dit au sultan Schahriar :

CCXIIIe NUIT.

Sire, après que le grand visir se fut retiré, le sultan Schahzaman alla à l’appartement de la mère du prince Camaralzaman, à qui il y avoit long-temps qu’il avoit témoigné l’ardent désir qu’il avoit de le marier. Quand il lui eut raconté avec douleur de quelle manière il venoit de le refuser une seconde fois, et marqué l’indulgence qu’il vouloit bien avoir encore pour lui, par le conseil de son grand visir : « Madame, lui dit-il, je sais qu’il a plus de confiance en vous qu’en moi, que vous lui parlez, et qu’il vous écoute plus familièrement ; je vous prie de prendre le temps de lui en parler sérieusement, et de lui faire bien comprendre que s’il persiste dans son opiniâtreté, il me contraindra à la fin d’en venir à des extrêmités dont je serois très-fâché, et qui le feroient repentir lui-même de m’avoir désobéi. »

Fatime, c’étoit ainsi que s’appeloit la mère de Camaralzaman, marqua au prince son fils, la première fois qu’elle le vit, qu’elle étoit informée du nouveau refus de se marier, qu’il avoit fait au sultan son père, et combien elle étoit fâchée qu’il lui eût donné un si grand sujet de colère. « Madame, reprit Camaralzaman, je vous supplie de ne pas renouveler ma douleur sur cette affaire ; je craindrois trop, dans le dépit où j’en suis, qu’il ne m’échappât quelque chose contre le respect que je vous dois. » Fatime connut, par cette réponse, que la plaie étoit trop récente, et ne lui en parla pas davantage pour cette fois.

Long-temps après, Fatime crut avoir trouvé l’occasion de lui parler sur le même sujet, avec plus d’espérance d’être écoutée. « Mon fils, dit-elle, je vous prie, si cela ne vous fait pas de peine, de me dire quelles sont donc les raisons qui vous donnent une si grande aversion pour le mariage. Si vous n’en avez pas d’autres que celle de la malice et de la méchanceté des femmes, elle ne peut pas être plus foible ni moins raisonnable. Je ne veux pas prendre la défense des méchantes femmes : il y en a un très-grand nombre, j’en suis très-persuadée ; mais c’est une injustice des plus criantes de les taxer toutes de l’être. Hé, mon fils, vous arrêtez-vous à quelques-unes dont parlent vos livres, qui ont causé à la vérité de grands désordres, et que je ne veux pas excuser ? Mais, que ne faites-vous attention à tant de monarques, à tant de sultans et à tant d’autres princes particuliers, dont les tyrannies, les barbaries et les cruautés font horreur à lire dans les histoires que j’ai lues comme vous ? Pour une femme, vous trouverez mille de ces tyrans et de ces barbares. Et les femmes honnêtes et sages, mon fils, qui ont le malheur d’être mariées à ces furieux, croyez-vous qu’elles soient fort heureuses ? »

« Madame, reprit Camaralzaman, je ne doute pas qu’il n’y ait un grand nombre de femmes sages, vertueuses, bonnes, douces et de bonnes mœurs. Plût à Dieu qu’elles vous ressemblassent toutes ! Ce qui me révolte, c’est le choix douteux qu’un homme est obligé de faire pour se marier, ou plutôt qu’on ne lui laisse pas souvent la liberté de faire à sa volonté. Supposons que je me sois résolu à m’engager dans le mariage, comme le sultan mon père le souhaite avec tant d’impatience, quelle femme me donnera-t-il ? Une princesse apparemment, qu’il demandera à quelque prince de ses voisins, qui se fera un grand honneur de la lui envoyer. Belle ou laide, il faudra la prendre. Je veux qu’aucune autre princesse ne lui soit comparable en beauté. Qui peut assurer qu’elle aura l’esprit bien fait ; qu’elle sera traitable, complaisante, accueillante, prévenante, obligeante ; que son entretien ne sera que de choses solides, et non pas d’habillemens, d’ajustemens, d’ornemens, et de mille autres badineries qui doivent faire pitié à tout homme de bon sens ; en un mot, qu’elle ne sera pas fière, hautaine, fâcheuse, méprisante, et qu’elle n’épuisera pas tout un état par ses dépenses frivoles en habits, en pierreries, en bijoux, en magnificence folle et mal entendue ? Comme vous le voyez, madame, voilà, sur un seul article, une infinité d’endroits par où je dois me dégoûter entièrement du mariage. Que cette princesse enfin soit si parfaite et si accomplie, qu’elle soit irréprochable sur chacun de tous ces points, j’ai un grand nombre de raisons encore plus fortes, pour ne me pas désister de mon sentiment, non plus que de ma résolution. »

« Quoi, mon fils, repartit Fatime, vous avez d’autres raisons après celles que vous venez de me dire ? Je prétendois cependant vous répondre, et vous fermer la bouche en un mot. » « Cela ne doit pas vous en empêcher, madame, répliqua le prince ; j’aurai peut-être de quoi répliquer à votre réponse. »

« Je voulois dire, mon fils, dit alors Fatime, qu’il est aisé à un prince, quand il a eu le malheur d’avoir épousé une princesse telle que vous venez de la dépeindre, de la laisser et de donner de bons ordres pour empêcher qu’elle ne ruine l’état. »

« Eh, madame, reprit le prince Camaralzaman, ne voyez-vous pas quelle mortification terrible c’est à un prince, d’être contraint d’en venir à cette extrémité ? Ne vaut-il pas beaucoup mieux, pour sa gloire et pour son repos, qu’il ne s’y expose pas ? »

« Mais, mon fils, dit encore Fatime, de la manière que vous l’entendez, je comprends que vous voulez être le dernier des rois de votre race, qui ont régné si glorieusement dans les isles des Enfans de Khaledan. »

« Madame, répondit le prince Camaralzaman, je ne souhaite pas de survivre au roi mon père. Quand je mourrois avant lui, il n’y auroit pas lieu de s’en étonner, après tant d’exemples d’enfans qui meurent avant leurs pères. Mais il est toujours glorieux à une race de rois de finir par un prince aussi digne de l’être, comme je tâcherois de me rendre tel que ses prédécesseurs, et que celui par où elle a commencé. »

Depuis ce temps-là, Fatime eut très-souvent de semblables entretiens avec le prince Camaralzaman, et il n’y a pas de biais par où elle n’ait tâché de déraciner son aversion. Mais il éluda toutes les raisons qu’elle put lui apporter, par d’autres raisons auxquelles elle ne savoit que répondre, et il demeura inébranlable.

L’année s’écoula, et au grand regret du sultan Schahzaman, le prince Camaralzaman ne donna pas la moindre marque d’avoir changé de sentiment. Un jour de conseil solennel enfin, que le premier visir, les autres visirs, les principaux officiers de la couronne, et les généraux d’armée étoient assemblés, le sultan prit la parole, et dit au prince : « Mon fils, il y a long-temps que je vous ai marqué la passion avec laquelle je desirois de vous voir marié, et j’attendois de vous plus de complaisance pour un père qui ne vous demandoit rien que de raisonnable. Après une si longue résistance de votre part, qui a poussé ma patience à bout, je vous marque la même chose en présence de mon conseil. Ce n’est plus simplement pour obliger un père que vous ne devriez pas avoir refusé ; c’est que le bien de mes états l’exige, et que tous ces seigneurs le demandent avec moi. Déclarez-vous donc, afin que selon votre réponse, je prenne les mesures que je dois. »

Le prince Camaralzaman répondit avec si peu de retenue, ou plutôt avec tant d’emportement, que le sultan, justement irrité de la confusion qu’un fils lui donnoit en plein conseil, s’écria : « Quoi, fils dénaturé, vous avez l’insolence de parler ainsi à votre père et à votre sultan ! » Il le fit arrêter par les huissiers, et conduire à une tour ancienne, mais abandonnée depuis long-temps, où il fut enfermé, avec un lit, peu d’autres meubles, quelques livres et un seul esclave pour le servir.

Camaralzaman, content d’avoir la liberté de s’entretenir avec ses livres, regarda sa prison avec assez d’indifférence. Sur le soir, il se leva, il fit sa prière ; et après avoir lu quelques chapitres de l’Alcoran avec la même tranquillité que s’il eut été dans son appartement au palais du sultan son père, il se coucha sans éteindre la lampe qu’il laissa près de son lit, et s’endormit.

Dans cette tour, il y avoit un puits qui servoit de retraite pendant le jour à une fée nommée Maimoune, fille de Damriat, roi ou chef d’une légion de génies. Il étoit environ minuit, lorsque Maimoune s’élança légèrement au haut du puits pour aller par le monde, selon sa coutume, où la curiosité la porteroit. Elle fut fort étonnée de voir de la lumière dans la chambre du prince Camaralzaman. Elle y entra, et sans s’arrêter à l’esclave qui étoit couché à la porte, elle s’approcha du lit, dont la magnificence l’attira ; et elle fut plus surprise qu’auparavant de voir que quelqu’un y étoit couché.

Le prince Camaralzaman avoit le visage à demi caché sous la couverture. Maimoune la leva un peu, et elle vit le plus beau jeune homme qu’elle eût jamais vu en aucun endroit de la terre habitable qu’elle avoit souvent parcourue. « Quel éclat, dit-elle en elle-même, ou plutôt quel prodige de beauté ne doit-ce pas être, lorsque les yeux que cachent des paupières si bien formées, sont ouverts ! Quel sujet peut-il avoir donné pour être traité d’une manière si indigne du haut rang dont il est ! » Car elle avoit déjà appris de ses nouvelles, et elle se douta de l’affaire.

Maimoune ne pouvoit se lasser d’admirer le prince Camaralzaman ; mais enfin, après l’avoir baisé sur chaque joue et au milieu du front sans l’éveiller, elle remit la couverture comme elle étoit auparavant, et prit son vol dans l’air. Comme elle se fut élevée bien haut vers la moyenne région, elle fut frappée d’un bruit d’ailes qui l’obligea de voler du même côté. En approchant, elle connut que c’étoit un génie qui faisoit ce bruit, mais un génie de ceux qui sont rebelles à Dieu ; car pour Maimoune, elle étoit de ceux que le grand Salomon contraignit de reconnoître depuis ce temps-là[2].

Le génie, qui se nommoit Danhasch, et qui étoit fils de Schamhourasch, reconnut aussi Maimoune, mais avec une grande frayeur. En effet, il connoissoit qu’elle avait une grande supériorité sur lui par sa soumission à Dieu. Il auroit bien voulu éviter sa rencontre ; mais il se trouva si près d’elle, qu’il falloit se battre ou céder.

Danhasch prévint Maimoune : « Brave Maimoune, lui dit-il d’un ton de suppliant, jurez-moi par le grand nom de Dieu que vous ne me ferez pas de mal, et je vous promets de mon côté de ne vous en pas faire. »

« Maudit génie, reprit Maimoune, quel mal peux-tu me faire ? Je ne te crains pas. Je veux bien t’accorder cette grâce, et je te fais le serment que tu me demandes. Dis-moi présentement d’où tu viens, ce que tu as vu, ce que tu as fait cette nuit ? » « Belle dame, répondit Danhasch, vous me rencontrez à propos pour entendre quelque chose de merveilleux… »

La sultane Scheherazade fut obligée de ne pas poursuivre son discours plus avant, à cause de la clarté du jour qui se faisoit voir. Elle cessa de parler ; et la nuit suivante, elle continua en ces termes :

CCXIVe NUIT.

Sire, dit-elle, Danhasch, le génie rebelle à Dieu, poursuivit, et dit à Maimoune :

« Puisque vous le souhaitez, je vous dirai que je viens des extrémités de la Chine, où elles regardent les dernières isles de cet hémisphère… Mais, charmante Maimoune, dit ici Danhasch, qui trembloit de peur à la présence de cette fée, et qui avoit de la peine à parler, vous me promettez au moins de me pardonner et de me laisser aller librement quand j’aurai satisfait à vos demandes. »

« Poursuis, poursuis, maudit, reprit Maimoune, et ne crains rien. Crois-tu que je sois une perfide comme toi, et que je sois capable de manquer au grand serment que je t’ai fait ? Prends bien garde seulement de ne me rien dire qui ne soit vrai : autrement je te couperai les ailes, et te traiterai comme tu le mérites. »

Danhasch un peu rassuré par ces paroles de Maimoune : « Ma chère dame, reprit-il, je ne vous dirai rien que de très-vrai : ayez seulement la bonté de m’écouter. Le pays de la Chine d’où je viens, est un des plus grands et des plus puissans royaumes de la terre, d’où dépendent les dernières isles de cet hémisphère dont je vous ai déjà parlé. Le roi d’aujourd’hui s’appelle Gaïour, et ce roi a une fille unique, la plus belle qu’on ait jamais vue dans l’univers, depuis que le monde est monde. Ni vous, ni moi, ni les génies de votre parti ni du mien, ni tous les hommes ensemble, nous n’avons pas de termes propres, d’expressions assez vives, ou d’éloquence suffisante pour en faire un portrait qui approche de ce qu’elle est en effet. Elle a les cheveux d’un brun et d’une si grande longueur, qu’ils lui descendent beaucoup plus bas que les pieds, et ils sont en si grande abondance, qu’ils ne ressemblent pas mal à une de ces belles grappes de raisin dont les grains sont d’une grosseur extraordinaire, lorsqu’elle les a accommodés en boucles sur sa tête. Au-dessous de ses cheveux, elle a le front aussi uni que le miroir le mieux poli, et d’une forme admirable ; les jeux noirs à fleur de tête, brillans et pleins de feu ; le nez, ni trop long ni trop court ; la bouche petite et vermeille ; les dents sont comme deux files de perles, qui surpassent les plus belles en blancheur ; et quand elle remue la langue pour parler, elle rend une voix douce et agréable, et elle s’exprime par des paroles qui marquent la vivacité de son esprit ; le plus bel albâtre n’est pas plus blanc que sa gorge. De cette foible ébauche enfin, vous jugerez aisément qu’il n’y a pas de beauté au monde plus parfaite.

» Qui ne connoîtroît pas bien le roi, père de cette princesse, jugeroit aux marques de tendresse paternelle qu’il lui a données, qu’il en est amoureux. Jamais amant n’a fait pour la maitresse la plus chérie, ce qu’on lui a vu faire pour elle. En effet, la jalousie la plus violente n’a jamais fait imaginer ce que le soin de la rendre inaccessible à tout autre qu’à celui qui doit l’épouser, lui a fait inventer et exécuter. Afin qu’elle n’eût pas à s’ennuyer dans la retraite qu’il avoit résolu qu’elle gardât, il lui a fait bâtir sept palais, à quoi on n’a jamais rien vu ni entendu de pareil.

» Le premier palais est de cristal de roche, le second de bronze, le troisième de fin acier, le quatrième d’une autre sorte de bronze plus précieux que le premier et que l’acier, le cinquième de pierre de touche, le sixième d’argent, et le septième d’or massif. Il les a meublés d’une somptuosité inouie, chacun d’une manière proportionnée à la manière dont ils sont bâtis. Il n’a pas oublié dans les jardins qui les accompagnent, les parterres de gazon ou émaillés de fleurs, les pièces d’eau, les jets d’eau, les canaux, les cascades, les bosquets plantés d’arbres à perte de vue, où le soleil ne pénètre jamais, le tout d’une ordonnance différente en chaque jardin. Le roi Gaïour enfin a fait voir que l’amour paternel seul lui a fait faire une dépense presque immense.

« Sur la renommée de la beauté incomparable de la princesse, les rois voisins les plus puissans envoyèrent d’abord la demander en mariage par des ambassades solennelles. Le roi de la Chine les reçut toutes avec le même accueil ; mais comme il ne vouloit marier la princesse que de son consentement, et que la princesse n’agréoit aucun des partis qu’on lui proposoit, si les ambassadeurs se retiroient peu satisfaits, quant au sujet de leur ambassade, ils partoient au moins très-contens des civilités et des honneurs qu’ils avoient reçus.

« Sire, disoit la princesse au roi de la Chine, vous voulez me marier, et vous croyez par-là me faire un grand plaisir. J’en suis persuadée, et je vous en suis très-obligée. Mais où pourrois-je trouver ailleurs que près de votre Majesté, des palais si superbes et des jardins si délicieux ? J’ajoute que sous votre bon plaisir je ne suis contrainte en rien, et qu’on me rend les mêmes honneurs qu’à votre propre personne. Ce sont des avantages que je ne trouverois en aucun autre endroit du monde, à quelqu’époux que je voulusse me donner. Les maris veulent toujours être les maitres, et je ne suis pas d’humeur à me laisser commander.

» Après plusieurs ambassades, il en arriva une de la part d’un roi plus riche et plus puissant que tous ceux qui s’étoient présentés. Le roi de la Chine en parla à la princesse sa fille, et lui exagéra combien il lui seroit avantageux de l’accepter pour époux, La princesse le supplia de vouloir l’en dispenser, et lui apporta les mêmes raisons qu’auparavant. Il la pressa ; mais au lieu de se rendre, la princesse perdit le respect qu’elle devoit au roi son père. « Sire, lui dit-elle en colère, ne me parlez plus de ce mariage, ni d’aucun autre ; sinon je m’enfoncerai le poignard dans le sein, et me délivrerai de vos importunités. »

» Le roi de la Chine, extrêmement indigné contre la princesse, lui repartit : « Ma fille, vous êtes une folle, et je vous traiterai en folle. » En effet, il la fit renfermer dans un seul appartement d’un de ses palais, et ne lui donna que dix vieilles femmes pour lui tenir compagnie et la servir, dont la principale étoit sa nourrice. Ensuite, afin que les rois voisins qui lui avoient envoyé des ambassades, ne songeassent plus à elle, il leur dépêcha des envoyés pour leur annoncer l’éloignement où elle étoit pour le mariage. Et comme il ne douta pas qu’elle ne fût véritablement folle, il chargea les mêmes envoyés de faire savoir dans chaque cour, que s’il y avoit quelque médecin assez habile pour la guérir, il n’avoit qu’à venir, et qu’il la lui donneroit pour femme en récompense.

« Belle Maimoune, poursuivit Danhasch, les choses sont en cet état, et je ne manque pas d’aller régulièrement chaque jour contempler cette beauté incomparable, à qui je serois bien fâché d’avoir fait le moindre mal, nonobstant ma malice naturelle. Venez la voir, je vous en conjure : elle en vaut la peine. Quand vous aurez connu par vous-même que je ne suis pas un menteur, je suis persuadé que vous m’aurez quelqu’obligation de vous avoir fait voir une princesse qui n’a pas d’égale en beauté. Je suis prêt à vous servir de guide, vous n’avez qu’à commander. »

Au lieu de répondre à Danhasch, Maimoune fit de grands éclats de rire qui durèrent long-temps ; et Danhasch, qui ne savoit à quoi en attribuer la cause, demeura dans un grand étonnement. Quand elle eut bien ri à plusieurs reprises : « Bon, bon, lui dit-elle, tu veux m’en faire accroire ! Je croyois que tu allois me parler de quelque chose de surprenant et d’extraordinaire, et tu me parles d’une chassieuse ! Eh, fi, fi : que dirois-tu donc, maudit, si tu avois vu comme moi le beau prince que je viens de voir en ce moment, et que j’aime autant qu’il le mérite ? Vraiment c’est bien autre chose ; tu en deviendrois fou. »

« Agréable Maimoune, reprit Danhasch, oserois-je vous demander qui peut être ce prince dont vous me parlez ? » « Sache, lui dit Maimoune, qu’il lui est arrivé à-peu-près la même chose qu’à la princesse dont tu viens de m’entretenir. Le roi son père vouloit le marier à toute force : après de longues et de grandes importunités, il a déclaré franc et net qu’il n’en feroit rien ; c’est la cause pourquoi, à l’heure que je te parle, il est en prison dans une vieille tour où je fais ma demeure, et où je viens de l’admirer. »

« Je ne veux pas absolument vous contredire, repartit Danhasch ; mais, ma belle dame, vous me permettrez bien, jusqu’à ce que j’aie vu votre prince, de croire qu’aucun mortel ni mortelle n’approche pas de la beauté de ma princesse. » « Tais-toi, maudit, répliqua Maimoune ; je te dis encore une fois que cela ne peut pas être. » « Je ne veux pas m’opiniâtrer contre vous, ajouta Danhasch ; le moyen de vous convaincre si je dis vrai ou faux, c’est d’accepter la proposition que je vous ai faite de venir voir ma princesse, et de me montrer ensuite votre prince. »

« Il n’est pas besoin que je prenne cette peine, reprit encore Maimoune : il y a un autre moyen de nous satisfaire l’un et l’autre. C’est d’apporter ta princesse, et de la mettre à côté de mon prince sur son lit. De la sorte, il nous sera aisé, à moi et toi, de les comparer ensemble, et de vuider notre procès. »

Danhasch consentit à ce que la fée souhaitoit, et il vouloit retourner à la Chine sur-le-champ. Maimoune l’arrêta : « Attends, lui dit-elle, viens que je te montre auparavant la tour où tu dois apporter ta princesse. » Ils volèrent ensemble jusqu’à la tour, et quand Maimoune l’eut montrée à Danhasch : « Va prendre ta princesse, lui dit-elle, et fais vîte, tu me trouveras ici. Mais écoute : j’entends au moins que tu me payeras une gageure, si mon prince se trouve plus beau que ta princesse ; et je veux bien aussi t’en payer une, si ta princesse est plus belle… »

Le jour qui se faisoit voir assez clairement, obligea Scheherazade de cesser de parler. Elle reprit la suite la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXVe NUIT.

Sire, Danhasch s’éloigna de la fée, se rendit à la Chine, et revint avec une diligence incroyable, chargé de la belle princesse endormie. Maimoune la reçut et l’introduisit dans la chambre du prince Camaralzaman, où ils la posèrent ensemble sur le lit à côté de lui.

Quand le prince et la princesse furent ainsi à côté l’un de l’autre, il y eut une grande contestation sur la préférence de leur beauté, entre le génie et la fée. Ils furent quelque temps à les admirer et à les comparer ensemble sans parler. Danhasch rompit le silence : « Vous le voyez, dit-il à Maimoune, et je vous l’avois bien dit que ma princesse étoit plus belle que votre prince. En doutez-vous présentement ? »

« Comment, si j’en doute, reprit Maimoune ? Oui vraiment j’en doute. Il faut que tu sois aveugle, pour ne pas voir que mon prince l’emporte de beaucoup au-dessus de ta princesse. Ta princesse est belle, je ne le désavoue pas ; mais ne te presse pas, et compare-les bien l’un avec l’autre sans prévention, tu verras que la chose est comme je le dis. »

« Quand je mettrois plus de temps à les comparer davantage, reprit Danhasch, je n’en penserois pas autrement que ce que j’en pense. J’ai vu ce que je vois du premier coup d’œil, et le temps ne me feroit pas voir autre chose que ce que je vois. Cela n’empêchera pas néanmoins, charmante Maimoune, que je ne vous cède, si vous le souhaitez. » « Cela ne sera pas ainsi, reprit Maimoune : je ne veux pas qu’un maudit génie comme toi me fasse de grâce. Je remets la chose à un arbitre ; et si tu n’y consens, je prends gain de cause sur ton refus. »

Danhasch, qui étoit prêt à avoir toute autre complaisance pour Maimoune, n’eut pas plutôt donné son consentement, que Maimoune frappa la terre de son pied. La terre s’entr’ouvrit, et aussitôt il en sortit un génie hideux, bossu, borgne et boiteux, avec six cornes à la tête, et les mains et les pieds crochus. Dès qu’il fut dehors, que la terre se fut rejointe, et qu’il eut aperçu Maimoune, il se jeta à ses pieds ; et en demeurant un genou en terre, il lui demanda ce qu’elle souhaitoit de son très-humble service.

« Levez-vous, Caschcasch, lui dit-elle (c’étoit le nom du génie), je vous fais venir ici pour être juge d’une dispute que j’ai avec ce maudit Danhasch. Jetez les yeux sur ce lit, et dites-nous sans partialité qui vous paroît plus beau, du jeune homme ou de la jeune dame ? »

Caschcasch regarda le prince et la princesse avec des marques d’une surprise et d’une admiration extraordinaire. Après qu’il les eut bien considérés sans pouvoir se déterminer : « Madame, dit-il à Maimoune, je vous avoue que je vous tromperois et que je me trahirois moi-même, si je vous disois que je trouve l’un plus beau que l’autre. Plus je les examine, et plus il me semble que chacun possède au souverain degré la beauté qu’ils ont en partage, autant que je puis m’y connoître, et l’un n’a pas le moindre défaut par où l’on puisse dire qu’il cède à l’autre. Si l’un ou l’autre en a quelqu’un, il n’y a, selon mon avis, qu’un moyen pour en être éclairci. C’est de les éveiller l’un après l’autre, et que vous conveniez que celui qui témoignera plus d’amour par son ardeur, par son empressement, et même par son emportement pour l’autre, aura moins de beauté en quelque chose. »

Le conseil de Caschcasch plut agréablement à Maimoune et à Danhasch. Maimoune se changea en puce, et sauta au cou de Camaralzaman. Elle le piqua si vivement qu’il s’éveilla, et y porta la main ; mais il ne prit rien. Maimoune avoit été prompte à faire un saut en arrière, et à reprendre sa forme ordinaire, invisible néanmoins comme les deux génies, pour être témoin de ce qu’il alloit faire.

En retirant la main, le prince la laissa tomber sur celle de la princesse de la Chine. Il ouvrit les yeux, et il fut dans la dernière surprise de voir une dame couchée près de lui, et une dame d’une si grande beauté. Il leva la tête, et s’appuya du coude pour la mieux considérer. La grande jeunesse de la princesse, et sa beauté incomparable, l’embrasèrent en un instant d’un feu auquel il n’avoit pas encore été sensible, et dont il s’étoit gardé jusqu’alors avec tant d’aversion.

L’amour s’empara de son cœur de la manière la plus vive, et il ne put s’empêcher de s’écrier : « Quelle beauté ! Quels charmes ! Mon cœur ! Mon ame ! » Et en disant ces paroles, il la baisa au front, aux deux joues et à la bouche avec si peu de précaution, qu’elle se fût éveillée si elle n’eût dormi plus fort qu’à l’ordinaire par l’enchantement de Danhasch.

« Quoi, Ma belle dame, dit le prince, vous ne vous éveillez pas à ces marques d’amour du prince Camaralzaman ! Qui que vous soyez, il n’est pas indigne du vôtre. » Il alloit l’éveiller tout de bon ; mais il se retint tout-à-coup. « Ne seroit-ce pas, dit-il en lui-même, celle que le sultan mon père vouloit me donner en mariage ? Il a eu grand tort de ne me la pas faire voir plus tôt. Je ne l’aurois pas offensé par ma désobéissance et par mon emportement si public contre lui, et il se fût épargné à lui-même la confusion que je lui ai donnée. » Le prince Camaralzaman se repentit sincèrement de la faute qu’il avoit commise, et il fut encore sur le point d’éveiller la princesse de la Chine. « Peut-être aussi, dit-il en se reprenant, que le sultan mon père veut me surprendre : sans doute qu’il a envoyé cette jeune dame pour éprouver si j’ai véritablement autant d’aversion pour le mariage, que je lui en ai fait paroître. Qui sait s’il ne l’a pas amenée lui-même, et s’il n’est pas caché pour se faire voir et me faire honte de ma dissimulation ? Cette seconde faute seroit de beaucoup plus grande que la première. À tout événement, je me contenterai de cette bague pour me souvenir d’elle. »

C’étoit une fort belle bague, que la princesse avoit au doigt. Il la tira adroitement et mit la sienne à la place. Aussitôt il lui tourna le dos, et il ne fut pas long-temps à dormir d’un sommeil aussi profond qu’auparavant, par l’enchantement des génies.

Dès que le prince Camaralzaman fut bien endormi, Danhasch se transforma en puce à son tour, et alla mordre la princesse au bas de la lèvre. Elle s’éveilla en sursaut, se mit sur son séant ; et en ouvrant les yeux, elle fut fort étonnée de se voir couchée avec un homme. De l’étonnement elle passa à l’admiration, et de l’admiration à un épanchement de joie qu’elle fit paroître dès qu’elle eut vu que c’étoit un jeune homme si bien fait et si aimable.

« Quoi, s’écria-t-elle, est-ce vous que le roi mon père m’avoit destiné pour époux ? Je suis bien malheureuse de ne l’avoir pas su : je ne l’aurois pas mis en colère contre moi, et je n’aurois pas été si long-temps privée d’un mari que je ne puis m’empêcher d’aimer de tout mon cœur. Éveillez-vous, éveillez-vous : il ne sied pas à un mari de tant dormir la première nuit de ses noces. »

En disant ces paroles, la princesse prit le prince Camaralzaman par le bras, et l’agita si fort qu’il se fût éveillé, si dans le moment Maimoune n’eût augmenté son sommeil, en augmentant son enchantement. Elle l’agita de même à plusieurs reprises ; et comme elle vit qu’il ne s’éveilloit pas : « Eh quoi, reprit-elle, que vous est-il arrivé ? Quelque rival jaloux de votre bonheur et du mien, auroit-il eu recours à la magie, et vous auroit-il jeté dans cet assoupissement insurmontable, lorsque vous devez être plus éveillé que jamais ? » Elle lui prit la main, en la baisant tendrement, elle s’aperçut de la bague qu’il avoit au doigt. Elle la trouva si semblable à la sienne, qu’elle fut convaincue que c’étoit elle-même, quand elle eut vu qu’elle en avoit une autre. Elle ne comprit pas comment cet échange s’étoit fait ; mais elle ne douta pas que ce ne fût la marque certaine de leur mariage. Lassée de la peine inutile qu’elle avoit prise pour l’éveiller ; et assurée, comme elle le pensoit, qu’il ne lui échapperoit pas : « Puisque je ne puis venir à bout de vous éveiller, dit-elle, je ne m’opiniâtre pas davantage à interrompre votre sommeil : à nous revoir. » Après lui avoir donné un baiser à la joue en prononçant ces dernières paroles, elle se recoucha et mit très-peu de temps à se rendormir.

Quand Maimoune vit qu’elle pouvoit parler sans craindre que la princesse de la Chine se réveillât : « Hé bien, maudit, dit-elle à Danhasch, as-tu vu ? Es-tu convaincu que ta princesse est moins belle que mon prince ? Va, je veux bien te faire grâce de la gageure que tu me dois. Une autre fois crois-moi quand je t’aurai assuré quelque chose. » En se tournant du côté de Caschcasch : « Pour vous, ajouta-t-elle, je vous remercie. Prenez la princesse avec Danhasch, et remportez-la ensemble dans son lit, où il vous mènera. » Danhasch et Caschasch exécutèrent l’ordre de Maimoune, et Maimoune se retira dans son puits…

Le jour qui commençoit à paroître, imposa silence à la sultane Scheherazade. Le sultan des Indes se leva, et la nuit suivante la sultane continua de lui raconter le même conte en ces termes :

CCXVIe NUIT.
suite de l’histoire de camaralzaman




Sire, dit-elle, le prince Camaralzaman, en s’éveillant le lendemain matin, regarda à côté de lui, si la dame qu’il avoit vue la même nuit, y étoit encore. Quand il vit qu’elle n’y étoit plus : « Je l’avois bien pensé, dit-il en lui-même, que c’étoit une surprise que le roi mon père vouloit me faire : je me sais bon gré de m’en être gardé. » Il éveilla l’esclave qui dormoit encore, et le pressa de venir l’habiller sans lui parler de rien. L’esclave lui apporta le bassin et l’eau ; il se leva, et, après avoir fait sa prière, il prit un livre, et lut quelque temps.

Après ses exercices ordinaires, Camaralzaman appela l’esclave : « Viens ça, lui dit-il, et ne mens pas. Dis-moi comment est venue la dame qui a couché cette nuit avec moi, et qui l’a amenée ? »

« Prince, répondit l’esclave avec un grand étonnement, de quelle dame entendez-vous parler ? » « De celle, te dis-je, reprit le prince, qui est venue, ou qu’on a amenée ici cette nuit, et qui a couché avec moi. » « Prince, repartit l’esclave, je vous jure que je n’en sais rien. Par où cette dame seroit-elle venue, puisque je couche à la porte ? »

« Tu es un menteur, maraut, répliqua le prince ; et tu es d’intelligence pour m’affliger davantage et me faire enrager. » En disant ces mots, il lui appliqua un soufflet, dont il le jeta par terre ; et après l’avoir foulé long-temps sous les pieds, il le lia au-dessous des épaules avec la corde du puits, le descendit dedans, et le plongea plusieurs fois dans l’eau par-dessus la tête : « Je te noyerai, s’écria-t-il, si tu ne me dis promptement qui est la dame, et qui l’a amenée. »

L’esclave furieusement embarrassé, moitié dans l’eau, moitié dehors, dit en lui-même : « Sans doute que le prince a perdu l’esprit de douleur, et je ne puis échapper que par un mensonge. Prince, dit-il d’un ton de suppliant, donnez-moi la vie, je vous en conjure : je promets de vous dire la chose comme elle est. »

Le prince retira l’esclave, et le pressa de parler. Dès qu’il fut hors du puits : « Prince, lui dit l’esclave en tremblant, vous voyez bien que je ne puis vous satisfaire dans l’état où je suis ; donnez-moi le temps d’aller changer d’habit auparavant. » « Je te l’accorde, reprit le prince ; mais fais vite, et prends bien garde de ne me pas cacher la vérité. »

L’esclave sortit ; et après avoir fermé la porte sur le prince, il courut au palais dans l’état où il étoit. Le roi s’y entretenoit avec son premier visir, et se plaignoit à lui de la mauvaise nuit qu’il avoit passée au sujet de la désobéissance et de l’emportement si criminel du prince son fils, en s’opposant à sa volonté.

Ce ministre tâchoit de le consoler, et de lui faire comprendre que le prince lui-même lui avoit donné lieu de le réduire. « Sire, lui disoit-il, votre Majesté ne doit pas se repentir de l’avoir fait arrêter. Pourvu qu’elle ait la patience de le laisser quelque temps dans sa prison, elle doit se persuader qu’il abandonnera cette fougue de jeunesse, et qu’enfin il se soumettra à tout ce qu’elle exigera de lui. »

Le grand visir achevoit ces derniers mots, lorsque l’esclave se présenta au roi Schahzaman. « Sire, lui dit-il, je suis bien fâché de venir annoncer à votre Majesté une nouvelle qu’elle ne peut écouter qu’avec un grand déplaisir. Ce qu’il dit d’une dame qui a couché cette nuit avec lui, et l’état où il m’a mis, comme votre Majesté le peut voir, ne font que trop connoître qu’il n’est plus dans son bon sens. » Il fit ensuite le détail de tout ce que le prince Camaralzaman avoit dit, et de la manière dont il l’avoit traité, en des termes qui donnèrent créance à son discours.

Le roi qui ne s’attendoit pas à ce nouveau sujet d’affliction : « Voici, dit-il à son premier ministre, un incident des plus fâcheux, bien différent de l’espérance que vous me donniez tout-à-l’heure. Allez, ne perdez pas de temps : voyez vous-même ce que c’est, et venez m’en informer. »

Le grand visir obéit sur-le-champ, et en entrant dans la chambre du prince, il le trouva assis et fort tranquille, avec un livre à la main, qu’il lisoit. Il le salua, et après qu’il se fut assis près de lui : « Je veux un grand mal à votre esclave, lui dit-il, d’être venu effrayer le roi votre père, par la nouvelle qu’il vient de lui apporter. »

« Quelle est cette nouvelle, reprit le prince, qui peut lui avoir donné tant de frayeur ? J’ai un sujet bien plus grand de me plaindre de mon esclave. »

« Prince, repartit le visir, à Dieu ne plaise que ce qu’il a rapporté de vous soit véritable ! Le bon état où je vous vois, et où je prie Dieu qu’il vous conserve, me fait connoître qu’il n’en est rien. » « Peut-être, répliqua le prince, qu’il ne s’est pas bien fait entendre. Puisque vous êtes venu, je suis bien aise de demander à une personne comme vous qui devez en savoir quelque chose, où est la dame qui a couché cette nuit avec moi. »

Le grand visir demeura comme hors de lui-même, à cette demande, « Prince, répondit-il, ne soyez pas surpris de l’étonnement que je fais paroître sur ce que vous me demandez, Seroit-il possible, je ne dis pas qu’une dame, mais qu’aucun homme au monde eût pénétré de nuit jusqu’en ce lieu, où l’on ne peut entrer que par la porte, et qu’en marchant sur le ventre de votre esclave ? De grâce rappelez votre mémoire, et vous trouverez que vous avez eu un songe qui vous a laissé cette forte impression. »

« Je ne m’arrête pas à votre discours, reprit le prince d’un ton plus haut : je veux savoir absolument qu’est devenue cette dame ; et je suis ici dans un lieu où je saurai me faire obéir. »

À ces paroles fermes, le grand visir fut dans un embarras qu’on ne peut exprimer, et il songea au moyen de s’en tirer le mieux qu’il lui seroit possible. Il prit le prince par la douceur, et il lui demanda dans les termes les plus humbles et les plus ménagés, si lui-même il avoit vu cette dame ?

« Oui, oui, repartit le prince, je l’ai vue, et je me suis fort bien aperçu que vous l’avez apostée pour me tenter. Elle a fort bien joué le rôle que vous lui avez prescrit, de ne pas dire un mot, de faire la dormeuse, et de se retirer dès que je serois rendormi. Vous le savez sans doute, et elle n’aura pas manqué de vous en faire le récit. »

« Prince, répliqua le grand visir, je vous jure qu’il n’est rien de tout ce que je viens d’entendre de votre bouche, et que le roi votre père et moi nous ne vous avons pas envoyé la dame dont vous parlez : nous n’en avons pas même eu la pensée. Permettez-moi de vous dire encore une fois, que vous n’avez vu cette dame qu’en songe. »

« Vous venez donc pour vous moquer aussi de moi, répliqua encore le prince en colère, et pour me dire en face que ce que je vous dis est un songe. » Il le prit aussitôt par la barbe, et il le chargea de coups aussi long-temps que ses forces le lui permirent.

Le pauvre grand visir essuya patiemment toute la colère du prince Camaralzaman par respect. « Me voilà, dit-il en lui-même, dans le même cas que l’esclave : trop heureux si je puis échapper comme lui d’un si grand danger ! » Au milieu des coups dont le prince le chargeoit encore : « Prince, s’écria-t-il, je vous supplie de me donner un moment d’audience. » Le prince, las de frapper, le laissa parler.

« Je vous avoue, prince, dit alors le grand visir en dissimulant, qu’il est quelque chose de ce que vous croyez. Mais vous n’ignorez pas la nécessité où est un ministre d’exécuter les ordres du roi son maître. Si vous avez la bonté de me le permettre, je suis prêt à aller lui dire de votre part ce que vous m’ordonnerez. » « Je vous le permets, lui dit le prince : allez, et dites-lui que je veux épouser la dame qu’il m’a envoyée ou amenée, et qui a couché cette nuit avec moi. Faites promptement, et apportez-moi la réponse. » Le grand visir fit une profonde révérence en le quittant, et il ne se crut délivré que quand il fut hors de la tour, et qu’il eut refermé la porte sur le prince.

Le grand visir se présenta devant le roi Schahzaman avec une tristesse qui l’affligea d’abord. « Eh bien, lui demanda ce monarque, en quel état avez-vous trouvé mon fils ? « « Sire, répondit ce ministre, ce que l’esclave a rapporté à votre Majesté, n’est que trop vrai. » Il lui fit le récit de l’entretien qu’il avoit eu avec Camaralzaman, de l’emportement de ce prince, dès qu’il eut entrepris de lui représenter qu’il n’étoit pas possible que la dame dont il parloit eût couché avec lui ; du mauvais traitement qu’il avoit reçu de lui, et de l’adresse dont il s’étoit servi pour échapper de ses mains.

Schahzaman d’autant plus mortifié qu’il aimoit toujours le prince avec tendresse, voulut s’éclaircir de la vérité par lui-même ; il alla le voir à la tour, et mena le grand visir avec lui…

« Mais, Sire, dit ici la sultane Scheherazade en s’interrompant, je m’aperçois que le jour commence à paroître. » Elle garda le silence ; et la nuit suivante, en reprenant son discours, elle dit au sultan des Indes :

CCXVIIe NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman reçut le roi son père dans la tour où il étoit en prison, avec un grand respect. Le roi s’assit ; et après qu’il eut fait asseoir le prince près de lui, il lui fit plusieurs demandes auxquelles il répondit d’un très-bon sens. Et de temps en temps il regardoit le grand visir, comme pour lui dire qu’il ne voyoit pas que le prince son fils eût perdu l’esprit, comme il l’avoit assuré, et qu’il falloit qu’il l’eût perdu lui-même.

Le roi enfin parla de la dame au prince : « Mon fils, lui dit-il, je vous prie de me dire ce que c’est que cette dame qui a couché cette nuit avec vous, à ce que l’on dit. »

« Sire, répondit Camaralzaman, je supplie votre Majesté de ne pas augmenter le chagrin qu’on m’a déjà donné sur ce sujet : faites-moi plutôt la grâce de me la donner en mariage. Quelqu’aversion que je vous aie témoignée jusqu’à présent pour les femmes, cette jeune beauté m’a tellement charmé, que je ne fais pas difficulté de vous avouer ma foiblesse. Je suis prêt à la recevoir de votre main avec la dernière obligation. »

Le roi Schahzaman demeura interdit à la réponse du prince, si éloignée, comme il lui sembloit, du bon sens qu’il venoit de faire paroître auparavant. « Mon fils, reprit-il, vous me tenez un discours qui me jette dans un étonnement dont je ne puis revenir.

« Je vous jure par la couronne qui doit passer à vous après moi, que je ne sais pas la moindre chose de la dame dont vous me parlez. Je n’y ai aucune part, s’il en est venu quelqu’une. Mais comment auroit-elle pu pénétrer dans cette tour sans mon consentement ? Car quoi que vous en ait pu dire mon grand visir, il ne l’a fait que pour tâcher de vous appaiser. Il faut que ce soit un songe ; prenez-y garde, je vous en conjure, et rappelez vos sens. »

« Sire, repartit le prince, je serois indigne à jamais des bontés de votre Majesté, si je n’ajoutois pas foi à l’assurance qu’elle me donne. Mais je la supplie de vouloir bien se donner la patience de m’écouter, et de juger si ce que j’aurai l’honneur de lui dire est un songe. »

Le prince Camaralzaman raconta alors au roi son père de quelle manière il s’étoit éveillé. Il lui exagéra la beauté et les charmes de la dame qu’il avoit trouvée à son côté, l’amour qu’il avoit conçu pour elle en un moment, et tout ce qu’il avoit fait inutilement pour la réveiller. Il ne lui cacha pas même ce qui l’avoit obligé de se réveiller et de se rendormir, après qu’il eut fait l’échange de sa bague avec celle de la dame. En achevant enfin, et en lui présentant la bague qu’il tira de son doigt : « Sire, ajouta-t-il, la mienne ne vous est pas inconnue, vous l’avez vue plusieurs fois. Après cela, j’espère que vous serez convaincu que je n’ai pas perdu l’esprit, comme on vous l’a fait accroire. »

Le roi Schahzaman connut si clairement la vérité de ce que le prince son fils venoit de lui raconter, qu’il n’eut rien à répliquer. Il en fut même dans un étonnement si grand, qu’il demeura long-temps sans dire un mot.

Le prince profita de ces momens : « Sire, lui dit-il encore, la passion que je sens pour cette charmante personne, dont je conserve la précieuse image dans mon cœur, est déjà si violente, que je ne me sens pas assez de force pour y résister. Je vous supplie d’avoir compassion de moi, et de me procurer le bonheur de la posséder. »

« Après ce que je viens d’entendre, mon fils, et après ce que je vois par cette bague, reprit le roi Schahzaman, je ne puis douter que votre passion ne soit réelle, et que vous n’ayez vu la dame qui l’a fait naître. Plût à Dieu que je la connusse cette dame, vous seriez content dès aujourd’hui, et je serois le père le plus heureux du monde ! Mais où la chercher ? Comment, et par où est-elle entrée ici, sans que j’en aie rien su et sans mon consentement ? Pourquoi y est-elle entrée seulement pour dormir avec vous, pour vous faire voir sa beauté, vous enflammer d’amour pendant qu’elle dormoit, et disparoître pendant que vous dormiez ? Je ne comprends rien dans cette aventure, mon fils ; et si le ciel ne nous est favorable, elle nous mettra au tombeau vous et moi. » En achevant ces paroles et en prenant le prince par la main : « Venez, ajouta-t-il, allons nous affliger ensemble, vous, d’aimer sans espérance, et moi, de vous voir affligé, et de ne pouvoir remédier à votre mal.»

Le roi Schahzaman tira le prince hors de la tour, et l’emmena au palais où le prince, au désespoir d’aimer de toute son ame une dame inconnue, se mit d’abord au lit. Le roi s’enferma, et pleura plusieurs jours avec lui, sans vouloir prendre aucune connoissance des affaires de son royaume.

Son premier ministre, qui étoit le seul à qui il avoit laissé l’entrée libre, vint un jour lui représenter que toute sa cour et même les peuples, commençoient à murmurer de ne le pas voir et de ce qu’il ne rendoit plus la justice chaque jour à son ordinaire, et qu’il ne répondoit pas du désordre qui pouvoit arriver. « Je supplie votre Majesté, poursuivit-il, d’y faire attention. Je suis persuadé que sa présence soulage la douleur du prince, et que la présence du prince soulage la vôtre mutuellement ; mais elle doit songer à ne pas laisser tout périr. Elle voudra bien que je lui propose de se transporter avec le prince au château de la petite isle, peu éloignée du port, et de donner audience deux fois la semaine seulement. Pendant que cette fonction l’obligera de s’éloigner du prince, la beauté charmante du lieu, le bel air, et la vue merveilleuse dont on y jouit, feront que le prince supportera votre absence, de peu de durée, avec plus de patience. »

Le roi Schahzaman approuva ce conseil ; et dès que le château, où il n’étoit allé depuis long-temps, fut meublé, il y passa avec le prince, où il ne le quittoit que pour donner les deux audiences précisément. Il passoit le reste du temps au chevet de son lit, et tantôt il tâchoit de lui donner de la consolation, tantôt il s’affligeoit avec lui.


Notes
  1. C’est-à-dire, en Persien, roi du temps ou roi du siècle.
  2. Voir la note de la page 113 du Ier volume.

SUITE DE L’HISTOIRE
DE LA PRINCESSE DE LA CHINE.


Pendant que ces choses se passoient dans la capitale du roi Schahzaman, les deux génies, Danhasch et Caschcasch avoient reporté la princesse de la Chine au palais où le roi de la Chine l’avoit renfermée, et l’avoient remise dans son lit.

Le lendemain matin à son réveil, la princesse de la Chine regarda à droite et à gauche ; et quand elle eut vu que le prince Camaralzaman n’étoit plus près d’elle, elle appela ses femmes d’une voix qui les fît accourir promptement, et environner son lit. La nourrice, qui se présenta à son chevet, lui demanda ce qu’elle souhaitoit, et s’il lui étoit arrivé quelque chose.

« Dites-moi, reprit la princesse, qu’est devenu le jeune homme que j’aime de tout mon cœur, qui a couché cette nuit avec moi ? » « Princesse, répondit la nourrice, nous ne comprenons rien à votre discours, si vous ne vous expliquez davantage. »

« C’est, reprit encore la princesse, qu’un jeune homme, le mieux fait et le plus aimable qu’on puisse imaginer, dormoit près de moi cette nuit ; que je l’ai caressé long-temps, et que j’ai fait tout ce que j’ai pu pour l’éveiller sans y réussir : je vous demande où il est ? »

« Princesse, repartit la nourrice, c’est sans doute pour vous jouer de nous ce que vous en faites. Vous plaît-il de vous lever ? » « Je parle très-sérieusement, répliqua la princesse, et je veux savoir où il est. » « Mais, princesse, insista la nourrice, vous étiez seule quand nous vous couchâmes hier au soir, et personne n’est entré pour coucher avec vous, que nous sachions, vos femmes et moi. »

La princesse de la Chine perdit patience ; elle prit sa nourrice par la tête, en lui donnant des soufflets et de grands coups de poing. « Tu me le diras, vieille sorcière, dit-elle, ou je t’assommerai. « 

La nourrice fit de grands efforts pour se tirer de ses mains. Elle s’en tira enfin, et elle alla sur le champ trouver la reine de la Chine, mère de la princesse. Elle se présenta les larmes aux jeux et le visage tout meurtri, au grand étonnement de la reine, qui lui demanda qui l’avoit mise en cet état.

« Madame, dit la nourrice, vous voyez le traitement que m’a fait la princesse ; elle m’eût assommée si je ne me fusse échappée de ses mains. » Elle lui raconta ensuite le sujet de sa colère et de son emportement, dont la reine ne fut pas moins affligée que surprise. « Vous voyez, madame, ajouta-t-elle en finissant, que la princesse est hors de son bon sens. Vous en jugerez vous-même, si vous prenez la peine de la venir voir. »

La tendresse de la reine de la Chine étoit trop intéressée dans ce qu’elle venoit d’entendre : elle se fit suivre par la nourrice, et elle alla voir la princesse sa fille dès le même moment.

La sultane Scheherazade vouloit continuer ; mais elle s’aperçut que le jour avoit déjà commencé. Elle se tut ; et en reprenant le conte la nuit suivante, elle dit au sultan des Indes :

CCXVIIIe NUIT.

Sire, la reine de la Chine s’assit près de la princesse sa fille en arrivant dans l’appartement où elle étoit renfermée ; et après qu’elle se fut informée de sa santé, elle lui demanda quel sujet de mécontentement elle avoit contre sa nourrice, qu’elle avoit maltraitée. « Ma fille, dit-elle, cela n’est pas bien, et jamais une grande princesse comme vous ne doit se laisser emporter à cet excès. »

« Madame, répondit la princesse, je vois bien que votre Majesté vient pour se moquer aussi de moi ; mais je vous déclare que je n’aurai pas de repos que je n’aie épousé l’aimable cavalier qui a couché cette nuit avec moi. Vous devez savoir où il est ; je vous supplie de le faire revenir. »

« Ma fille, reprit la reine, vous me surprenez, et je ne comprends rien à votre discours. » La princesse perdit le respect. « Madame, repliqua-t-elle, le roi mon père et vous, m’avez persécutée pour me contraindre de me marier, lorsque je n’en avois pas d’envie ; cette envie m’est venue présentement, et je veux absolument avoir pour mari le cavalier que je vous ai dit, sinon je me tuerai. »

La reine tâcha de prendre la princesse par la douceur. « Ma fille, lui dit-elle, vous savez bien vous-même que vous êtes seule dans votre appartement, et qu’aucun homme ne peut y entrer. » Mais au lieu d’écouter, la princesse l’interrompit et fit des extravagances qui obligèrent la reine de se retirer avec une grande affliction, et d’aller informer le roi de tout.

Le roi de la Chine voulut s’éclaircir lui-même de la chose : il vint à l’appartement de la princesse sa fille, et il lui demanda si ce qu’il venoit d’apprendre étoit véritable ? « Sire, répondit-elle, ne parlons pas de cela ; faites-moi seulement la grâce de me rendre l’époux qui a couché cette nuit avec moi. »

« Quoi, ma fille, reprit le roi, est-ce que quelqu’un a couché avec vous cette nuit ? » « Comment, Sire, repartit la princesse sans lui donner le temps de poursuivre, vous me demandez si quelqu’un a couché avec moi ! Votre Majesté ne l’ignore pas. C’est le cavalier le mieux fait qui ait jamais paru sous le ciel. Je vous le redemande, ne me refusez pas, je vous en supplie. Afin que votre Majesté ne doute pas, continua-t-elle, que je n’aie vu le cavalier ; qu’il n’ait couché avec moi ; que je ne l’aie caressé, et que je n’aie fait des efforts pour l’éveiller, sans y avoir réussi, voyez, s’il vous plaît, cette bague. » Elle avança la main ; et le roi de la Chine ne sut que dire quand il eut vu que c’étoit la bague d’un homme. Mais comme il ne pouvoit rien comprendre à tout ce qu’elle lui disoit, et qu’il l’avoit renfermée comme folle, il la crut encore plus folle qu’auparavant. Ainsi, sans lui parler davantage, de crainte qu’elle ne fit quelque violence contre sa personne, ou contre ceux qui s’approcheroient d’elle, il la fit enchaîner et resserrer plus étroitement, et ne lui donna que sa nourrice pour la servir, avec une bonne garde à la porte.

Le roi de la Chine, inconsolable du malheur qui étoit arrivé à la princesse sa fille, d’avoir perdu l’esprit, à ce qu’il croyoit, songea aux moyens de lui procurer la guérison. Il assembla son conseil ; et après avoir exposé l’état où elle étoit : « Si quelqu’un de vous, ajouta-t-il, est assez habile pour entreprendre de la guérir, et qu’il y réussisse, je la lui donnerai en mariage, et le ferai héritier de mes états et de ma couronne après ma mort. »

Le désir de posséder une belle princesse et l’espérance de gouverner un jour un royaume aussi puissant que celui de la Chine, firent un grand effet sur l’esprit d’un émir déjà âgé, qui étoit présent au conseil. Comme il étoit habile dans la magie, il se flatta d’y réussir, et s’offrit au roi. « J’y consens, reprit le roi ; mais je veux bien vous avertir auparavant que c’est à condition de vous faire couper le cou si vous ne réussissez pas : il ne seroit pas juste que vous méritassiez une si grande récompense sans risquer quelque chose de votre côté. Ce que je dis de vous, je le dis de tous les autres qui se présenteront après vous, au cas que vous n’acceptiez pas la condition, ou que vous ne réussissiez pas. »

L’émir accepta la condition, et le roi le mena lui-même chez la princesse. La princesse se couvrit le visage dès qu’elle vit paroître l’émir. « Sire, dit-elle, votre Majesté me surprend de m’amener un homme que je ne connois pas, et à qui la religion me défend de me laisser voir. » « Ma fille, reprit le roi, sa présence ne doit pas vous scandaliser ; c’est un de mes émirs qui vous demande en mariage. » « Sire, repartit la princesse, ce n’est pas celui que vous m’avez déjà donné, et dont j’ai reçu la foi par la bague que je porte : ne trouvez pas mauvais que je n’en accepte pas un autre. »

L’émir s’étoit attendu que la princesse feroit et diroit des extravagances. Il fut très-étonné de la voir tranquille, et parler de si bon sens, et il connut très-parfaitement qu’elle n’avoit pas d’autre folie qu’un amour très-violent qui devoit être bien fondé. Il n’osa pas prendre la liberté de s’en expliquer au roi. Le roi n’auroit pu souffrir que la princesse eût ainsi donné son cœur à un autre que celui qu’il vouloit lui donner de sa main. Mais en se prosternant à ses pieds : « Sire, dit-il, après ce que je viens d’entendre, il seroit inutile que j’entreprisse de guérir la princesse ; je n’ai pas de remèdes propres à son mal, et ma vie est à la disposition de sa Majesté. » Le roi, irrité de l’incapacité de l’émir, et de la peine qu’il lui avoit donnée, lui fit couper la tête.

Quelques jours après, afin de n’avoir pas à se reprocher d’avoir rien négligé pour procurer la guérison à la princesse, ce monarque fit publier dans sa capitale, que s’il y avoit quelque médecin, astrologue, magicien, assez expérimenté pour la rétablir en son bon sens, il n’avoit qu’à venir se présenter, à condition de perdre la tête s’il ne la guérissoit pas. Il envoya publier la même chose dans les principales villes de ses états, et dans les cours des princes ses voisins.

Le premier qui se présenta, fut un astrologue et magicien, que le roi fit conduire à la prison de la princesse par un eunuque. L’astrologue tira d’un sac qu’il avoit apporté sous le bras, un astrolabe, une petite sphère, un réchaud, plusieurs sortes de drogues propres à des fumigations, un vase de cuivre, avec plusieurs autres choses, et demanda du feu.

La princesse de la Chine demanda ce que signifioit tout cet appareil. « Princesse, répondit l’eunuque, c’est pour conjurer le malin esprit qui vous possède, le renfermer dans le vase que vous voyez, et le jeter au fond de la mer. »

« Maudit astrologue, s’écria la princesse, sache que je n’ai pas besoin de tous ces préparatifs, que je suis dans mon bon sens, et que tu es insensé toi-même. Si ton pouvoir va jusque-là, amène-moi seulement celui que j’aime ; c’est le meilleur service que tu puisses me rendre. » « Princesse, reprit l’astrologue, si cela est ainsi, ce n’est pas de moi, mais du roi votre père uniquement, que vous devez l’attendre. » Il remit dans son sac ce qu’il en avoit tiré, bien fâché de s’être engagé si facilement à guérir une maladie imaginaire.

Quand l’eunuque eut ramené l’astrologue devant le roi de la Chine, l’astrologue n’attendit pas que l’eunuque parlât au roi, il lui parla lui-même d’abord. « Sire, lui dit-il avec hardiesse, selon que votre Majesté l’a fait publier, et qu’elle me l’a confirmé elle-même, j’ai cru que la princesse étoit folle, et j’étois sûr de la rétablir en son bon sens par les secrets dont j’ai connoissance ; mais je n’ai pas été long-temps à reconnoître qu’elle n’a pas d’autre maladie que celle d’aimer, et mon art ne s’étend pas jusqu’à remédier au mal d’amour. Votre Majesté y remédiera mieux que personne, quand elle voudra lui donner le mari qu’elle demande. »

Le roi traita cet astrologue d’insolent, et lui fit couper le cou. Pour ne pas ennuyer votre Majesté par des répétitions, tant astrologues que médecins et magiciens, il s’en présenta cent cinquante, qui eurent tous le même sort, et leurs têtes furent rangées au-dessus de chaque porte de la ville.

HISTOIRE
DE
MARZAVAN, AVEC LA SUITE DE CELLE DE CAMARALZAMAN.


La nourrice de la princesse de la Chine avoit un fils nommé Marzavan, frère de lait de la princesse, qu’elle avoit nourri et élevé avec elle. Leur amitié avoit été si grande pendant leur enfance, tout le temps qu’ils avaient été ensemble, qu’ils se traitoient de frère et de sœur, même après que leur âge un peu avancé eut obligé de les séparer.

Entre plusieurs sciences dont Marzavan avoit cultivé son esprit dès sa plus grande jeunesse, son inclination l’avoit porté particulièrement à l’étude de l’astrologie judiciaire, de la géomance[1], et d’autres sciences secrètes, et il s’y étoit rendu très-habile. Non content de ce qu’il avoit appris de ses maîtres, il s’étoit mis en voyage dès qu’il se fut senti assez de forces pour en supporter la fatigue. Il n’y avoit pas d’homme célèbre en aucune science et en aucun art, qu’il n’eut été chercher dans les villes les plus éloignées, et qu’il n’eut fréquenté assez de temps pour en tirer toutes les connoissances qui étoient de son goût.

Après une absence de plusieurs années, Marzavan revint enfin à la capitale de la Chine ; et les têtes coupées et rangées qu’il aperçut au-dessus de la porte par où il entra, le surprirent extrêmement. Dès qu’il fut rentré chez lui, il demanda pourquoi elles y étoient ; et sur toutes choses, il s’informa des nouvelles de la princesse, sa sœur de lait, qu’il n’avoit pas oubliée. Comme on ne put le satisfaire sur la première demande, sans y comprendre la seconde, il apprit en gros ce qu’il souhaitoit avec bien de la douleur, en attendant que sa mère, nourrice de la princesse, lui en apprît davantage…

Scheherazade mit fin à son discours en cet endroit pour cette nuit. Elle le reprit la suivante, en ces termes, qu’elle adressa au sultan des Indes :

CCXIXe NUIT.

Sire, dit-elle, quoique la nourrice, mère de Marzavan, fût très-occupée auprès de la princesse de la Chine, elle n’eut pas néanmoins plutôt appris que ce cher fils étoit de retour, qu’elle trouva le temps de sortir, de l’embrasser, et de s’entretenir quelques momens avec lui. Après qu’elle lui eut raconté, les larmes aux yeux, l’état pitoyable où étoit la princesse, et le sujet pourquoi le roi de la Chine lui faisoit ce traitement, Marzavan lui demanda si elle ne pouvoit pas lui procurer le moyen de la voir en secret, sans que le roi en eût connoissance. Après que la nourrice y eut pensé quelques momens : « Mon fils, lui dit-elle, je ne puis vous rien dire là-dessus présentement ; mais attendez-moi demain à la même heure, je vous en donnerai la réponse. »

Comme, après la nourrice, personne ne pouvoit s’approcher de la princesse que par la permission de l’eunuque qui commandoit à la garde de la porte, la nourrice, qui savoit qu’il étoit dans le service depuis peu, et qu’il ignoroit ce qui s’étoit passé auparavant à la cour du roi de la Chine, s’adressa à lui. « Vous savez, lui dit-elle, que j’ai élevé et nourri la princesse ; vous ne savez peut-être pas de même que je l’ai nourrie avec une fille de même âge que j’avois alors, et que j’ai mariée il n’y a pas long-temps. La princesse, qui lui fait l’honneur de l’aimer toujours, voudroit bien la voir ; mais elle souhaite que cela se fasse sans que personne la voie ni entrer ni sortir. »

La nourrice vouloit parler davantage ; mais l’eunuque l’arrêta. « Cela suffit, lui dit-il ; je ferai toujours avec plaisir tout ce qui sera en mon pouvoir pour obliger la princesse : faites venir, ou allez prendre votre fille vous-même quand il sera nuit, et amenez-la après que le roi se sera retiré ; la porte lui sera ouverte. »

Dès qu’il fut nuit, la nourrice alla trouver son fils Marzavan. Elle le déguisa elle-même en femme, d’une manière que personne n’eût pu s’apercevoir que c’étoit un homme, et l’amena avec elle. L’eunuque, qui ne douta pas que ce ne fût sa fille, leur ouvrit la porte, et les laissa entrer ensemble.

Avant de présenter Marzavan, la nourrice s’approcha de la princesse. « Madame, lui dit-elle, ce n’est pas une femme que vous voyez : c’est mon fils Marzavan, nouvellement arrivé de ses voyages, que j’ai trouvé moyen de faire entrer sous cet habillement. J’espère que vous voudrez bien qu’il ait l’honneur de vous rendre ses respects. »

Au nom de Marzavan, la princesse témoigna une grande joie. « Approchez-vous, mon frère, dit-elle aussitôt à Marzavan, et ôtez ce voile : il n’est pas défendu à un frère et à une sœur de se voir à visage découvert. »

Marzavan la salua avec un grand respect ; et sans lui donner le temps de parler : « Je suis ravie, continua la princesse, de vous revoir en parfaite santé, après une absence de tant d’années, sans avoir mandé un seul mot de vos nouvelles, même à votre bonne mère. »

« Princesse, reprit Marzavan, je vous suis infiniment obligé de votre bonté. Je m’attendois à en apprendre à mon arrivée de meilleures des vôtres, que celles dont j’ai été informé, et dont je suis témoin avec toute l’affliction imaginable. J’ai bien de la joie cependant d être arrivé assez tôt pour vous apporter, après tant d’autres qui n’y ont pas réussi, la guérison dont vous avez besoin. Quand je ne tirerois d’autre fruit de mes études et de mes voyages que celui-là, je ne laisserois pas de m’estimer bien récompensé. »

En achevant ces paroles, Marzavan tira un livre et d’autres choses dont il s’étoit muni, et qu’il avoit cru nécessaires, selon le rapport que sa mère lui avoit fait de la maladie de la princesse. La princesse, qui vit cet attirail : « Quoi, mon frère, s’écria-t-elle, vous êtes donc aussi de ceux qui s’imaginent que je suis folle ? Désabusez-vous, et écoutez-moi. »

La princesse raconta à Marzavan toute son histoire, sans oublier une des moindres circonstances, jusqu’à la bague échangée contre la sienne qu’elle lui montra. « Je ne vous ai rien déguisé, ajouta-t-elle, dans tout ce que vous venez d’entendre. Il est vrai qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas, qui donne lieu de croire que je ne suis pas dans mon bon sens ; mais on ne fait pas attention au reste, qui est comme je le dis. »

Quand la princesse eut cessé de parler, Marzavan, rempli d’admiration et d’étonnement, demeura quelque temps les yeux baissés sans dire mot. Il leva enfin la tête, et en prenant la parole : « Princesse, dit-il, si ce que vous venez de me raconter est véritable, comme j’en suis persuadé, je ne désespère pas de vous procurer la satisfaction que vous desirez. Je vous supplie seulement de vous armer de patience encore pour quelque temps, jusqu’à ce que j’aie parcouru des royaumes dont je n’ai pas encore approché ; et lorsque vous aurez appris mon retour, assurez-vous que celui pour qui vous soupirez avec tant de passion, ne sera pas loin de vous. » Après ces paroles, Marzavan prit congé de la princesse, et partit dès le lendemain.

Marzavan voyagea de ville en ville, de province en province, et d’isle en isle ; et dans chaque lieu où il arrivoit, il n’entendoit parler que de la princesse Badoure (c’est ainsi que se nommoit la princesse de la Chine) et de son histoire.

Au bout de quatre mois, notre voyageur arriva à Torf, ville maritime, grande et très-peuplée, où il n’entendit plus parler de la princesse Badoure, mais du prince Camaralzaman que l’on disoit être malade, et dont l’on racontoit l’histoire, à-peu-près semblable à celle de la princesse Badoure. Marzavan en eut une joie qu’on ne peut exprimer ; il s’informa en quel endroit du monde étoit ce prince, et on le lui enseigna. Il y avoit deux chemins, l’un par terre et par mer, et l’autre seulement par mer, qui étoit le plus court.

Marzavan choisit le dernier chemin, et il s’embarqua sur un vaisseau marchand, qui eut une heureuse navigation jusqu’à la vue de la capitale du royaume de Schahzaman. Mais avant d’entrer au port, le vaisseau passa malheureusement sur un rocher par la mal-habilelé du pilote. Il périt, et coula à fond à la vue et peu loin du château où étoit le prince Camaralzaman, et où le roi son père, Schahzaman, se trouvoit alors avec son grand visir.

Marzavan savoit parfaitement bien nager ; il n’hésita pas à se jeter à la mer, et il alla aborder au pied du château du roi Schahzaman, où il fut reçu et secouru par ordre du grand visir, selon l’intention du roi. On lui donna un habit à changer, on le traita bien ; et lorsqu’il fut remis, on le conduisit au grand visir, qui avoit demandé qu’on le lui amenât.

Comme Marzavan étoit un jeune homme très-bien fait et de bon air, ce ministre lui fit beaucoup d’accueil en le recevant, et il conçut une très-grande estime de sa personne par ses réponses justes et pleines d’esprit à toutes les demandes qu’il lui fit ; il s’aperçut même insensiblement qu’il avoit mille belles connoissances. Cela l’obligea de lui dire : « À vous entendre, je vois que vous n’êtes pas un homme ordinaire. Plût à Dieu que dans vos voyages, vous eussiez appris quelque secret propre à guérir un malade qui cause une grande affliction dans cette cour depuis long-temps ! »

Marzavan répondit que s’il savoit la maladie dont cette personne étoit attaquée, peut-être y trouveroit-il un remède.

Le grand visir raconta alors à Marzavan l’état où étoit le prince Camaralzaman, en prenant la chose dès son origine. Il ne lui cacha rien de sa naissance si fort souhaitée, de son éducation, du désir du roi Schahzaman de l’engager dans le mariage de bonne heure, de la résistance du prince et de son aversion extraordinaire pour cet engagement, de sa désobéissance en plein conseil, de son emprisonnement, de ses prétendues extravagances dans la prison, qui s’étoient changées en une passion violente pour une dame inconnue, qui n’avoit d’autre fondement qu’une bague que le prince prétendoit être la bague de cette dame, laquelle n’étoit peut-être pas au monde.

À ce discours du grand-visir, Marzavan se réjouit infiniment de ce que dans le malheur de son naufrage il étoit arrivé si heureusement où étoit celui qu’il cherchoit. Il connut, à n’en pas douter, que le prince Camaralzaman étoit celui pour qui la princesse de la Chine brûloit d’amour, et que cette princesse étoit l’objet des vœux si ardens du prince. Il ne s’en expliqua pas au grand visir ; il lui dit seulement que s’il voyoit le prince, il jugeroit mieux du secours qu’il pourroit lui donner. « Suivez-moi, lui dit le grand visir, vous trouverez le roi près de lui, qui m’a déjà marqué qu’il vouloit vous voir. »

La première chose dont Marzavan fut frappé en entrant dans la chambre du prince, fut de le voir dans son lit, languissant et les yeux fermés. Quoiqu’il fût en cet état, sans avoir égard au roi Schahzaman, père du prince, qui étoit assis près de lui, ni au prince que cette liberté pouvoit incommoder, il ne laissa pas de s’écrier : « Ciel, rien au monde n’est plus semblable ! » Il vouloit dire qu’il le trouvoit ressemblant à la princesse de la Chine ; et il étoit vrai qu’ils avoient beaucoup de ressemblance dans les traits.

Ces paroles de Marzavan donnèrent de la curiosité au prince Camaralzaman, qui ouvrit les yeux et le regarda. Marzavan, qui avoit infiniment d’esprit, profita de ce moment, et lui fit son compliment en vers sur-le-champ, quoique d’une manière enveloppée, où le roi et le grand visir ne comprirent rien. Il lui dépeignit si bien ce qui lui étoit arrivé avec la princesse de la Chine, qu’il ne lui laissa pas lieu de douter qu’il ne la connût, et qu’il ne pût lui en apprendre des nouvelles. Il en eut d’abord une joie dont il laissa paroître des marques dans ses jeux et sur son visage…

La sultane Scheherazade n’eut pas le temps d’en dire davantage cette nuit. Le sultan lui donna celui de le reprendre la nuit suivante, et de lui parler en ces termes :

CCXXe NUIT.

Sire, quand Marzavan eut achevé son compliment en vers, qui surprit le prince Camaralzaman si agréablement, le prince prit la liberté de faire signe de la main au roi son père de vouloir bien s’ôter de sa place, et de permettre que Marzavan s’y mît.

Le roi, ravi de voir dans le prince son fils un changement qui lui donnoit bonne espérance, se leva, prit Marzavan par la main, et l’obligea de s’asseoir à la même place qu’il venoit de quitter. Il lui demanda qui il étoit, et d’où il venoit ; et après que Marzavan lui eut répondu qu’il étoit sujet du roi de la Chine, et qu’il venoit de ses états : « Dieu veuille, dit-il, que vous tiriez mon fils de sa mélancolie ; je vous en aurai une obligation infinie, et les marques de ma reconnoissance seront si éclatantes, que toute la terre reconnoîtra que jamais service n’aura été mieux récompensé. » En achevant ces paroles, il laissa le prince son fils dans la liberté de s’entretenir avec Marzavan, pendant qu’il se réjouissoit d’une rencontre si heureuse, avec son grand visir.

Marzavan s’approcha de l’oreille du prince Camaralzaman ; et en lui parlant bas : « Prince, dit-il, il est temps désormais que vous cessiez de vous affliger si impitoyablement. La dame pour qui vous souffrez m’est connue : c’est la princesse Badoure, fille du roi de la Chine qui se nomme Gaïour. Je puis vous en assurer sur ce qu’elle m’a appris elle-même de son aventure, et sur ce que j’ai déjà appris de la vôtre. La princesse ne souffre pas moins pour l’amour de vous, que vous souffrez pour l’amour d’elle. » Il lui fit ensuite le récit de tout ce qu’il savoit de l’histoire de la princesse, depuis la nuit fatale qu’ils s’étoient entrevus d’une manière si peu croyable ; il n’oublia pas le traitement que le roi de la Chine faisoit à ceux qui entreprenoient en vain de guérir la princesse Badoure de sa folie prétendue. « Vous êtes le seul, ajouta-t-il, qui puissiez la guérir parfaitement, et vous présenter pour cela sans crainte. Mais avant d’entreprendre un si grand voyage, il faut que vous vous portiez bien : alors nous prendrons les mesures nécessaires. Songez donc incessamment au rétablissement de votre santé. »

Le discours de Marzavan fit un puissant effet ; le prince Camaralzaman en fut tellement soulagé par l’espérance qu’il venoit de concevoir, qu’il se sentit assez de force pour se lever, et qu’il pria le roi son père de lui permettre de s’habiller, d’un air qui lui donna une joie incroyable.

Le roi ne fit qu’embrasser Marzavan pour le remercier, sans s’informer du moyen dont il s’étoit servi pour faire un effet si surprenant, et il sortit aussitôt de la chambre du prince avec le grand visir pour publier cette agréable nouvelle. Il ordonna des réjouissances de plusieurs jours ; il fit des largesses à ses officiers et au peuple, des aumônes aux pauvres, et fit élargir tous les prisonniers. Tout retentit enfin de joie et d’alégresse dans la capitale, et bientôt dans tous les états du roi Schahzaman.

Le prince Camaralzaman, extrêmement affoibli par des veilles continuelles, et par une longue abstinence presque de toute sorte d’alimens, eut bientôt recouvré sa première santé. Quand il sentit qu’elle étoit assez bien rétabli pour supporter la fatigue d’un voyage, il prit Marzavan en particulier : « Cher Marzavan, lui dit-il, il est temps d’exécuter la promesse que vous m’avez faite. Dans l’impatience où je suis de voir la charmante princesse et de mettre fin aux tourmens étranges qu’elle souffre pour l’amour de moi, je sens bien que je retomberois dans le même état où vous m’avez vu, si nous ne partions incessamment. Une chose m’afflige, et m’en fait craindre le retardement. C’est la tendresse importune du roi mon père, qui ne pourra jamais se résoudre à m’accorder la permission de m’éloigner de lui. Ce sera une désolation pour moi, si vous ne trouvez le moyen d’y remédier. Vous voyez vous-même qu’il ne me perd presque pas de vue. » Le prince ne put retenir ses larmes en achevant ces paroles.

« Prince, reprit Marzavan, j’ai déjà prévu le grand obstacle dont vous me parlez : c’est à moi de faire en sorte qu’il ne nous arrête pas. Le premier dessein de mon voyage a été de procurer à la princesse de la Chine la délivrance de ses maux, et cela par toutes les raisons de l’amitié mutuelle dont nous nous aimons presque dès notre naissance, du zèle et de l’affection que je lui dois d’ailleurs. Je manquerois à mon devoir si je n’en profitois pas pour sa consolation et en même temps pour la vôtre, et si je n’y employois toute l’adresse dont je suis capable. Voici donc ce que j’ai imaginé pour lever la difficulté d’obtenir la permission du roi votre père, telle que nous la souhaitons vous et moi. Vous n’êtes pas encore sorti depuis mon arrivée ; témoignez-lui que vous desirez de prendre l’air ; et demandez-lui la permission de faire une partie de chasse de deux ou trois jours avec moi : il n’y a pas d’apparence qu’il vous la refuse. Quand il vous l’aura accordée, vous donnerez ordre qu’on nous tienne à chacun deux bons chevaux prêts, l’un pour monter, et l’autre de relais ; et laissez-moi faire le reste. »

Le lendemain le prince Camaralzaman prit son temps : il témoigna au roi son père l’envie qu’il avoit de prendre un peu l’air, et le pria de trouver bon qu’il allât à la chasse un jour ou deux avec Marzavan. « Je le veux bien, lui dit le roi, à la charge néanmoins que vous ne coucherez pas dehors plus d’une nuit. Trop d’exercice dans les commencemens pourroit vous nuire, et une absence plus longue me feroit de la peine. » Le roi commanda qu’on lui choisît les meilleurs chevaux, et il prit soin lui-même que rien ne lui manquât. Lorsque tout fut prêt, il l’embrassa ; et après avoir recommandé à Marzavan de bien prendre soin de lui, il le laissa partir.

Le prince Camaralzaman et Marzavan gagnèrent la campagne ; et pour amuser les deux palefreniers qui conduisoient les chevaux de relais, ils firent semblant de chasser, et ils s’éloignèrent de la ville autant qu’il leur fut possible. À l’entrée de la nuit ils s’arrêtèrent dans un logement de caravanes, où ils soupèrent, et dormirent environ jusqu’à minuit. Marzavan, qui s’éveilla le premier, éveilla aussi le prince Camaralzaman, sans éveiller les palefreniers. Il pria le prince de lui donner son habit, et d’en prendre un autre qu’un des palefreniers avoit apporté. Ils montèrent chacun le cheval de relais qu’on leur avoit amené ; et après que Marzavan eut pris le cheval d’un des palefreniers par la bride, ils se mirent en chemin, en marchant au grand pas de leurs chevaux.

À la pointe du jour les deux cavaliers se trouvèrent dans une forêt, en un endroit où le chemin se partageoit en quatre. En cet endroit-là Marzavan pria le prince de l’attendre un moment, et entra dans la forêt. Il y égorgea le cheval du palefrenier, déchira l’habit que le prince avoit quitté, le teignit dans le sang ; et lorsqu’il eut rejoint le prince, il le jeta au milieu du chemin à l’endroit où il se partageoit.

Le prince Camaralzaman demanda à Marzavan quel étoit son dessein, « Prince, répondit Marzavan, dès que le roi votre père verra ce soir que vous ne serez pas de retour, ou qu’il aura appris des palefreniers que nous serons partis sans eux pendant qu’ils dormoient, il ne manquera pas de mettre des gens en campagne pour courir après nous. Ceux qui viendront de ce côté, et qui rencontreront cet habit ensanglanté, ne douteront pas que quelque bête ne vous ait dévoré, et que je ne me sois échappé de crainte de sa colère. Le roi qui ne vous croira plus au monde, selon leur rapport, cessera d’abord de vous faire chercher, et nous donnera lieu de continuer notre voyage sans craindre d’être poursuivis. La précaution est véritablement violente, de donner ainsi tout-à-coup l’alarme assommante de la mort d’un fils à un père qui l’aime si passionnément ; mais la joie du roi votre père en sera plus grande, quand il apprendra que vous serez en vie et content. » « Brave Marzavan, reprit le prince Camaralzaman, je ne puis qu’approuver un stratagème si ingénieux, et je vous en ai une nouvelle obligation. »

Le prince et Marzavan munis de bonnes pierreries pour leur dépense, continuèrent leur voyage par terre et par mer, et ils ne trouvèrent d’autre obstacle que la longueur du temps qu’il fallut y mettre de nécessité. Ils arrivèrent enfin à la capitale de la Chine, où Marzavan, au lieu de mener le prince chez lui, fit mettre pied à terre dans un logement public des étrangers. Ils y demeurèrent trois jours à se délasser de la fatigue du voyage ; et dans cet intervalle, Marzavan fit faire un habit d’astrologue pour déguiser le prince. Les trois jours passés, ils allèrent au bain ensemble, où Marzavan fit prendre l’habillement d’astrologue au prince, et à la sortie du bain il le conduisit jusqu’à la vue du palais du roi de la Chine, où il le quitta pour aller faire avertir la mère nourrice de la princesse Badoure de son arrivée, afin qu’elle en donnât avis à la princesse…

La sultane Scheherazade en étoit à ces derniers mots, lorsqu’elle s’aperçut que le jour avoit déjà commencé de paroître. Elle cessa aussitôt de parler ; et en poursuivant, la nuit suivante, elle dit au sultan des Indes :

CCXXIe NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman instruit par Marzavan de ce qu’il devoit faire, et muni de tout ce qui convenoit à un astrologue avec son habillement, s’avança jusqu’à la porte du palais du roi de la Chine ; et en s’arrêtant il cria à haute voix en présence de la garde et des portiers : « Je suis astrologue, et je viens donner la guérison à la respectable princesse Badoure, fille du haut et puissant monarque Gaïour, roi de la Chine, aux conditions proposées par sa Majesté de l’épouser si je réussis, ou de perdre la vie si je ne réussis pas. »

Outre les gardes et les portiers du roi, la nouveauté fit assembler en un instant une infinité de peuple autour du prince Camaralzaman. En effet, il y avoit long-temps qu’il ne s’étoit présenté ni médecin, ni astrologue, ni magicien, depuis tant d’exemples tragiques de ceux qui avoient échoué dans leur entreprise. On croyoit qu’il n’y en avoit plus au monde, ou du moins qu’il n’y en avoit plus d’aussi insensés.

À voir la bonne mine du prince, son air noble, la grande jeunesse qui paroissoit sur son visage, il n’y en eut pas un à qui il ne fît compassion. « À quoi pensez-vous, Seigneur, lui dirent ceux qui étoient le plus près de lui ? Quelle est votre fureur d’exposer ainsi à une mort certaine une vie qui donne de si belles espérances ? Les têtes coupées que vous avez vues au-dessus des portes, ne vous ont-elles pas fait horreur ? Au nom de Dieu abandonnez ce dessein de désespéré ; retirez-vous. »

À ces remontrances, le prince Camaralzaman demeura ferme ; et au lieu d’écouter ces harangueurs, comme il vit que personne ne venoit pour l’introduire, il répéta le même cri avec une assurance qui fit frémir tout le monde ; et tout le monde s’écria alors : « Il est résolu à mourir, et Dieu veuille avoir pitié de sa jeunesse et de son ame. » Il cria une troisième fois, et le grand visir enfin vint le prendre eu personne de la part du roi de la Chine.

Ce ministre conduisit Camaralzaman devant le roi. Le prince ne l’eut pas plutôt aperçu assis sur son trône, qu’il se prosterna et baisa la terre devant lui. Le roi, qui de tous ceux qu’une présomption démesurée avoit fait venir apporter leurs têtes à ses pieds, n’en avoit encore vu aucun digne qu’il arrêtât ses yeux sur lui, eut une véritable compassion de Camaralzaman, par rapport au danger auquel il s’exposoit. Il lui fit aussi plus d’honneur ; il voulut qu’il s’approchât, et s’assît près de lui : « Jeune homme, lui dit-il, j’ai de la peine à croire que vous ayez acquis à votre âge assez d’expérience pour oser entreprendre de guérir ma fille. Je voudrois que vous puissiez y réussir, je vous la donnerois en mariage, non-seulement sans répugnance, mais même avec la plus grande joie du monde, au lieu que je l’aurois donnée avec bien du déplaisir à qui que ce fut de ceux qui sont venus avant vous. Mais je vous déclare avec bien de la douleur, que si vous y manquez, votre grande jeunesse, votre air de noblesse, ne m’empêcheront pas de vous faire couper le cou. »

« Sire, reprit le prince Camaralzaman, j’ai des grâces infinies à rendre à votre Majesté de l’honneur qu’elle me fait, et de tant de bontés qu’elle témoigne pour un inconnu. Je ne suis pas venu d’un pays si éloigné que son nom n’est peut-être pas connu dans vos états, pour ne pas exécuter le dessein qui m’y a amené. Que ne diroit-on pas de ma légèreté, si j’abandonnois un dessein si généreux après tant de fatigues et tant de dangers que j’ai essuyés ? Votre Majesté elle-même ne perdroit-elle pas l’estime qu’elle a déjà conçue de ma personne ? Si j’ai à mourir, Sire, je mourrai avec la satisfaction de n’avoir pas perdu cette estime après l’avoir méritée. Je vous supplie donc de ne me pas laisser plus long-temps dans l’impatience de faire connoître la certitude de mon art, par l’expérience que je suis prêt à en donner. »

Le roi de la Chine commanda à l’eunuque, garde de la princesse Badoure, qui étoit présent, de mener le prince Camaralzaman chez la princesse sa fille. Avant de le laisser partir, il lui dit qu’il étoit encore à sa liberté de s’abstenir de son entreprise. Mais le prince ne l’écouta pas : il suivit l’eunuque avec une résolution, ou plutôt avec une ardeur étonnante.

L’eunuque conduisit le prince Camaralzaman ; et quand ils furent dans une longue galerie au bout de laquelle étoit l’appartement de la princesse, le prince qui se vit si près de l’objet qui lui avoit fait verser tant de larmes, et pour lequel il n’avoit cessé de soupirer depuis si long-temps, pressa le pas, et devança l’eunuque.

L’eunuque pressa le pas de même, et eut de la peine à le rejoindre. « Où allez-vous donc si vite, lui dit-il en l’arrêtant par le bras ? Vous ne pouvez pas entrer sans moi. Il faut que vous ayez une grande envie de mourir, pour courir si vîte à la mort. Pas un de tant d’astrologues que j’ai vus et que j’ai amenés où vous n’arriverez que trop tôt, n’a témoigné cet empressement. »

« Mon ami, reprit le prince Camaralzaman en regardant l’eunuque, et en marchant à son pas, c’est que tous ces astrologues dont tu parles, n’étoient pas sûrs de leur science comme je le suis de la mienne. Ils savoient avec certitude qu’ils perdroient la vie s’ils ne réussissoient pas, et ils n’en avoient aucune de réussir. C’est pour cela qu’ils avoient raison de trembler en approchant du lieu où je vais et où je suis certain de trouver mon bonheur. » Il en étoit à ces mots lorsqu’ils arrivèrent à la porte. L’eunuque ouvrit et introduisit le prince dans une grande salle d’où l’on entroit dans la chambre de la princesse, qui n’étoit fermée que par une portière.

Avant d’entrer, le prince Camaralzaman s’arrêta ; et en prenant un ton beaucoup plus bas qu’auparavant, de peur qu’on ne l’entendit de la chambre de la princesse ; « Pour te convaincre, dit-il à l’eunuque, qu’il n’y a ni présomption, ni caprice, ni feu de jeunesse dans mon entreprise, je laisse l’un des deux à ton choix : qu’aimes-tu mieux, que je guérisse la princesse en ta présence, ou d’ici, sans aller plus avant et sans la voir ? »

L’eunuque fut extrémement étonné de l’assurance avec laquelle le prince lui parloit. Il cessa de l’insulter, et en lui parlant sérieusement : « Il n’importe pas, lui dit-il, que ce soit là ou ici. De quelque manière que ce soit, vous acquerrez une gloire immortelle, non-seulement dans cette cour, mais même par toute la terre habitable. »

« Il vaut donc mieux, reprit le prince, que je la guérisse sans la voir, afin que tu rendes témoignage de mon habileté. Quelle que soit mon impatience de voir une princesse d’un si haut rang qui doit être mon épouse, en ta considération néanmoins je veux bien me priver quelques momens de ce plaisir. » Comme il étoit fourni de tout ce qui distinguoit un astrologue, il tira son écritoire et du papier, et écrivit ce billet à la princesse de la Chine.


BILLET
DU PRINCE CAMARALZAMAN À LA
PRINCESSE DE LA CHINE.


« Adorable princesse, l’amoureux prince Camaralzaman ne vous parle pas des maux inexprimables qu’il souffre depuis la nuit fatale que vos charmes lui firent perdre une liberté qu’il avoit résolu de conserver toute sa vie. Il vous marque seulement qu’alors il vous donna son cœur dans votre charmant sommeil : sommeil importun qui le priva du vif éclat de vos beaux yeux, malgré ses efforts pour vous obliger de les ouvrir. Il osa même vous donner sa bague pour marque de son amour, et prendre la vôtre en échange, qu’il vous envoie dans ce billet. Si vous daignez la lui renvoyer pour gage réciproque du vôtre, il s’estimera le plus heureux de tous les amans. Sinon, votre refus ne l’empêchera pas de recevoir le coup de la mort avec une résignation d’autant plus grande, qu’il le recevra pour l’amour de vous. Il attend votre réponse dans votre antichambre. »


Lorsque le prince Camaralzaman eut achevé ce billet, il en fit un paquet avec la bague de la princesse, qu’il enveloppa dedans, sans faire voir à l’eunuque ce que c’étoit ; et en le lui donnant : « Ami, dit-il, prends et porte ce paquet à ta maîtresse. Si elle ne guérit du moment qu’elle aura lu le billet, et vu ce qui l’accompagne, je te permets de publier que je suis le plus indigne et le plus impudent de tous les astrologues qui ont été, qui sont, et qui seront à jamais… »

Le jour, que la sultane Scheherazade vit paroître en achevant ces paroles, l’obligea d’en demeurer là. Elle poursuivit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXIIe NUIT.

Sire, l’eunuque entra dans la chambre de la princesse de la Chine, et en lui présentant le paquet que le prince Camaralzaman lui envoyoit : « Princesse, dit-il, un astrologue plus téméraire que les autres, si je ne me trompe, vient d’arriver, et prétend que vous serez guérie dès que vous aurez lu ce billet, et vu ce qui est dedans. Je souhaiterois qu’il ne fût ni menteur ni imposteur. »

La princesse Badoure prit le billet et l’ouvrit avec assez d’indifférence ; mais dès qu’elle eut vu sa bague, elle ne se donna presque pas le loisir d’achever de lire. Elle se leva avec précipitation, rompit la chaîne qui la tenoit attachée, de l’effort qu’elle fit, courut à la portière, et l’ouvrit. La princesse reconnut le prince, le prince la reconnut. Aussitôt ils coururent l’un à l’autre, s’embrassèrent tendrement ; et sans pouvoir parler, dans l’excès de leur joie, ils se regardèrent long-temps, en admirant comment ils se revoyoient après leur première entrevue, à laquelle ils ne pouvoient rien comprendre. La nourrice qui étoit accourue avec la princesse, les fit entrer dans la chambre, où la princesse rendit sa bague au prince, « Reprenez-la, lui dit-elle, je ne pourrois pas la retenir sans vous rendre la vôtre, que je veux garder toute ma vie, elles ne peuvent être l’une et l’autre en de meilleures mains. »

L’eunuque cependant étoit allé en diligence avertir le roi de la Chine de ce qui venoit de se passer. « Sire, lui dit-il, tous les astrologues, médecins et autres qui ont osé entreprendre de guérir la princesse jusqu’à présent, n’étoient que des ignorans. Ce dernier venu ne s’est servi ni de grimoire, ni de conjurations d’esprits malins, ni de parfums, ni d’autres choses ; il l’a guérie sans la voir. » Il lui en raconta la manière, et le roi agréablement surpris, vint aussitôt à l’appartement de la princesse qu’il embrassa ; il embrassa le prince de même, prit sa main, et en la mettant dans celle de la princesse : « Heureux étranger, lui dit-il, qui que vous soyez, je tiens ma promesse, et je vous donne ma fille pour épouse. À vous voir néanmoins, il n’est pas possible que je me persuade que vous soyez ce que vous paroissez, et ce que vous avez voulu me faire accroire. »

Le prince Camaralzaman remercia le roi dans les termes les plus soumis pour lui témoigner mieux sa reconnoissance. « Pour ce qui est de ma personne, Sire, poursuivit-il, il est vrai que je ne suis pas astrologue, comme votre Majesté l’a bien jugé ; je n’en ai pris que l’habillement pour mieux réussir à mériter la haute alliance du monarque le plus puissant de l’univers. Je suis né prince, fils de roi et de reine : mon nom est Camaralzaman, et mon père s’appelle Schahzaman : il règne dans les isles assez connues des Enfans de Khaledan. » Ensuite il lui raconta son histoire, et lui fit connoître combien l’origine de son amour étoit merveilleuse ; que celle de l’amour de la princesse étoit la même, et que cela se justifioit par l’échange des deux bagues.

Quand le prince Camaralzaman eut achevé : « Une histoire si extraordinaire, s’écria le roi, mérite de n’être pas inconnue à la postérité. Je la ferai faire ; et après que j’en aurai fait mettre l’original en dépôt dans les archives de mon royaume, je la rendrai publique, afin que de mes états elle passe encore dans les autres. »

La cérémonie du mariage se fit le même jour, et l’on en fit des réjouissances solennelles dans toute l’étendue de la Chine. Marzavan ne fut pas oublié : le roi de la Chine lui donna entrée dans sa cour en l’honorant d’une charge, avec promesse de l’élever dans la suite à d’autres plus considérables.

Le prince Camaralzaman et la princesse Badoure, l’un et l’autre au comble de leurs souhaits, jouirent des douceurs de l’hymen ; et, pendant plusieurs mois, le roi de la Chine ne cessa de témoigner sa joie par des fêtes continuelles.

Au milieu de ces plaisirs, le prince Camaralzaman eut un songe une nuit dans lequel il lui sembla voir le roi Schahzaman son père, au lit, prêt à rendre l’âme, qui disoit : « Ce fils que j’ai mis au monde, que j’ai chéri si tendrement, ce fils m’a abandonné, et lui-même est cause de ma mort. » Il s’éveilla en poussant un grand soupir, qui éveilla aussi la princesse, et la princesse Badoure lui demanda de quoi il soupiroit.

« Hélas, s’écria le prince, peut-être qu’à l’heure où je parle, le roi mon père n’est plus de ce monde ! » Et il lui raconta le sujet qu’il avoit d’être troublé d’une si triste pensée. Sans lui parler du dessein qu’elle conçut sur ce récit, la princesse qui ne cherchoit qu’à lui complaire, et qui connut que le desir de revoir le roi son père, pourroit diminuer le plaisir qu’il avoit à demeurer avec elle dans un pays si éloigné, profita le même jour de l’occasion qu’elle eut de parler au roi de la Chine en particulier. « Sire, lui dit-elle en lui baisant la main, j’ai une grâce à demander à votre Majesté, et je la supplie de ne me la pas refuser. Mais afin qu’elle ne croie pas que je la demande à la sollicitation du prince mon mari, je l’assure auparavant qu’il n’y a aucune part. C’est de vouloir bien agréer que j’aille voir avec lui le roi Schahzaman mon beau-père. »

« Ma fille, reprit le roi, quelque déplaisir que votre éloignement doive me coûter, je ne puis désapprouver cette résolution : elle est digne de vous, nonobstant la fatigue d’un si long voyage. Allez, je le veux bien ; mais à condition que vous ne demeurerez pas plus d’un an à la cour du roi Schahzaman. Le roi Schahzaman voudra bien, comme je l’espère, que nous en usions ainsi et que nous revoyions tour-à-tour, lui, son fils et sa belle-fille, et moi, ma fille et mon gendre. »

La princesse annonça ce consentement du roi de la Chine au prince Camaralzaman, qui en eut bien de la joie, et il la remercia de cette nouvelle marque d’amour qu’elle venoit de lui donner.

Le roi de la Chine donna ordre aux préparatifs du voyage ; et lorsque tout fut en état, il partit avec eux, et les accompagna quelques journées. La séparation se fit enfin avec beaucoup de larmes de part et d’autre. Le roi les embrassa tendrement ; et après avoir prié le prince d’aimer toujours la princesse sa fille, comme il l’aimoit, il les laissa continuer leur voyage, et retourna à sa capitale en chassant.

Le prince Camaralzaman et la princesse Badoure n’eurent pas plutôt essuyé leurs larmes, qu’ils ne songèrent plus qu’à la joie que le roi Schahzaman auroit de les voir et de les embrasser, et qu’à celle qu’ils auroient eux-mêmes.

Environ au bout d’un mois qu’ils étoient en marche, ils arrivèrent à une prairie d’une vaste étendue, et plantée d’espace en espace de grands arbres qui faisoient un ombrage très-agréable. Comme la chaleur étoit excessive ce jour-là, le prince Camaralzaman jugea à propos d’y camper, et il en parla à la princesse Badoure, qui y consentit d’autant plus facilement, qu’elle vouloit lui en parler elle-même. On mit pied à terre dans un bel endroit ; et dès que la tente fut dressée, la princesse Badoure qui étoit assise à l’ombre, y entra pendant que le prince Camaralzaman donnoit ses ordres pour le reste du campement. Pour être plus à son aise, elle se fit ôter sa ceinture, que ses femmes posèrent près d’elle ; après quoi, comme elle étoit fatiguée, elle s’endormit, et ses femmes la laissèrent seule.

Quand tout fut réglé dans le camp, le prince Camaralzaman vint à la tente ; et comme il vit que la princesse dormoit, il entra et s’assit sans faire de bruit. En attendant qu’il s’endormît peut-être aussi, il prit la ceinture de la princesse ; il regarda l’un après l’autre les diamans et les rubis dont elle étoit enrichie, et il aperçut une petite bourse cousue sur l’étoffe fort proprement, et fermée avec un cordon. Il la toucha, et sentit qu’il y avoit quelque chose dedans qui résistoit. Curieux de savoir ce que c’étoit, il ouvrit la bourse, et il en tira une cornaline gravée de figures et de caractères qui lui étoient inconnus. « Il faut, dit-il en lui-même, que cette cornaline soit quelque chose de bien précieux : ma princesse ne la porteroit pas sur elle avec tant de soin, de crainte de la perdre, si cela n’étoit. »

En effet, c’était un talisman dont la reine de la Chine avoit fait présent à la princesse sa fille pour la rendre heureuse, à ce qu’elle disoit, tant qu’elle le porteroit sur elle.

Pour mieux voir le talisman, le prince Camaralzaman sortit hors de la tente qui étoit obscure, et voulut le considérer au grand jour. Comme il le tenoit au milieu de la main[2], un oiseau fondit de l’air tout-à-coup et le lui enleva…

Le jour se faisoit déjà voir, dans le temps que la sultane Scheherazade en étoit à ces dernières paroles. Elle s’en aperçut et cessa de parler. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan Schahriar :

FIN DU TOME TROISIÈME.

Notes
  1. Géomance ou géomancie. C’est l’art de deviner par des points que l’on marque au hasard sur la terre ou sur du papier, dont on forme des lignes, et dont on observe ensuite le nombre ou la situation, pour en tirer de certaines conséquences.
  2. Il y a, dans le roman de Pierre de Provence et de la belle Maguelone, une aventure semblable, qui a été prise de celle-ci.

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Cet ouvrage a été publié le 5 mai 2024 à 07 h 58 (UTC).

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