LMUN/Tome IV

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LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME QUATRIÈME.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME QUATRIÈME.



Avertissement 
 v
CCXXIIIe NUIT. 
 1
Séparation du prince Camaralzaman d’avec la princesse Badoure 
 2
Histoire de la princesse Badoure, après la séparation du prince Camaralzaman 
 9
CCXXIVe NUIT. 
 14
CCXXVe NUIT. Suite de l’histoire du prince Camaralzaman, depuis sa séparation d’avec la princesse Badoure 
 26
CCXXVIe NUIT. 
 39
CCXXVIIe NUIT. 
 50
CCXXVIIIe NUIT. 
 63
Histoire des princes Amgiad et Assad 
 67
CCXXIXe NUIT. 
 74
CCXXXe NUIT. 
 85
Le prince Assad arrêté en entrant dans la ville des Mages 
 92
CCXXXIe NUIT. 
 98
Histoire du prince Amgiad et d’une dame de la ville des Mages 
 102
CCXXXIIe NUIT. 
 111
CCXXXIIIe NUIT. 
 120
Suite de l’histoire du prince Assad 
 126
CCXXXIVe NUIT. 
 131
CCXXXVe NUIT. 
 142
CCXXXVIe NUIT. 
 151
Histoire de Noureddin et de la belle Persienne 
 167
Histoire de Beder, prince de Perse, et de Giauhare, princesse du royaume de Samandal 
 296
Histoire de Ganem, fils d’Abou Aïbou, l’esclave d’Amour 
 462
fin de la table.

AVERTISSEMENT[1].



Les lecteurs des deux premiers volumes de ces contes, ont été fatigués de l’interruption que Dinarzade apportoit à leur lecture. On a remédié à ce défaut dans les volumes qui ont suivi. On ne doute pas qu’ils ne soient encore plus satisfaits de celui-ci, où ils ne seront plus arrêtés par les autres interruptions à chaque nuit. Il suffit qu’ils soient instruits du dessein de l’auteur arabe qui en a fait le recueil.

On trouve de ces contes en arabe, où il n’est parlé, ni de Scheherazade, ni du sultan Schahriar, ni de Dinarzade, ni de distinction par nuit. Cela fait voir que tous les arabes n’ont pas approuve la forme que cet auteur lui a donnée, et qu’une infinité se sont ennuyés de ces répétitions, qui sont à la vérité très-inutiles. On avoit voulu s’y conformer dans cette traduction ; mais sans parler des autres raisons, on y a trouvé des difficultés si grandes, qu’on a été obligé de ne s’y plus arrêter.

On est bien aise cependant d’avertir encore les lecteurs que Scheherazade parle toujours sans être interrompue.

CCXXIIIe NUIT.

Sire, votre Majesté peut mieux juger de l’étonnement et de la douleur de Camaralzaman, quand l’oiseau lui eut enlevé le talisman de la main, que je ne pourrois l’exprimer. À cet accident le plus affligeant qu’on puisse imaginer, arrivé par une curiosité hors de saison, et qui privoit la princesse d’une chose précieuse, il demeura immobile quelques momens.

SÉPARATION
DU PRINCE CAMARALZAMAN D’AVEC LA PRINCESSE BADOURE.


L’oiseau après avoir fait son coup, s’étoit posé à terre à peu de distance, avec le talisman au bec. Le prince Camaralzaman s’avança dans l’espérance qu’il le lâcheroit ; mais dès qu’il approcha, l’oiseau fit un petit vol et se posa à terre une autre fois. Il continua de le poursuivre ; l’oiseau après avoir avalé le talisman, fit un vol plus loin. Le prince qui étoit fort adroit, espéra de le tuer d’un coup de pierre, et le poursuivit encore. Plus il s’éloigna de lui, plus il s’opiniâtra à le suivre et à ne le pas perdre de vue.

De vallon en colline, et de colline en vallon, l’oiseau attira toute la journée le prince Camaralzaman, en s’écartant toujours de la prairie et de la princesse Badoure ; et le soir, au lieu de se jeter dans un buisson où Camaralzaman auroit pu le surprendre dans l’obscurité, il se percha au haut d’un grand arbre où il étoit en sûreté.

Le prince au désespoir de s’être donné tant de peine inutilement, délibéra s’il retourneroit à son camp. « Mais, dit-il en lui-même, par où retournerai-je ? Remonterai-je, redescendrai-je par les collines et par les vallons par où je suis venu ? Ne m’égarerai-je pas dans les ténèbres ? Et mes forces me le permettent-elles ? Et quand je le pourrois, oserois-je me présenter devant la princesse, et ne pas lui reporter son talisman ? » Abymé dans ces pensées désolantes et accablé de fatigue, de faim, de soif, de sommeil, il se coucha et passa la nuit au pied de l’arbre.

Le lendemain Camaralzaman fut éveillé avant que l’oiseau eût quitté l’arbre ; et il ne l’eut pas plutôt vu reprendre son vol, qu’il l’observa et le suivit encore toute la journée, avec aussi peu de succès que la précédente, en se nourrissant d’herbes ou de fruits qu’il trouvoit en son chemin. Il fit la même chose jusqu’au dixième jour, en suivant l’oiseau à l’œil depuis le matin jusqu’au soir, et en passant la nuit au pied de l’arbre, où il la passoit toujours au plus haut.

Le onzième soir, l’oiseau toujours en volant, et Camaralzaman ne cessant de l’observer, arrivèrent à une grande ville. Quand l’oiseau fut près des murs, il s’éleva au-dessus, et prenant son vol au-delà, il se déroba entièrement à la vue de Camaralzaman, qui perdit l’espérance de le revoir et de recouvrer jamais le talisman de la princesse Badoure.

Camaralzaman affligé en tant de manières et au-delà de toute expression, entra dans la ville qui étoit bâtie sur le bord de la mer, avec un très-beau port. Il marcha long-temps par les rues sans savoir où il alloit, ni où s’arrêter, et arriva au port. Encore plus incertain de ce qu’il devoit faire, il marcha le long du rivage jusqu’à la porte d’un jardin qui étoit ouverte, où il se présenta. Le jardinier qui étoit un bon vieillard occupé à travailler, leva la tête en ce moment ; et il ne l’eut pas plutôt aperçu et connu qu’il étoit étranger et Musulman, qu’il l’invita à entrer promptement et à fermer la porte.

Camaralzaman entra, ferma la porte ; et en abordant le jardinier, il lui demanda pourquoi il lui avoit fait prendre cette précaution. « C’est, répondit le jardinier, que je vois bien que vous êtes un étranger nouvellement arrivé et Musulman, et que cette ville est habitée, pour la plus grande partie, par des idolâtres qui ont une aversion mortelle contre les Musulmans, et qui traitent même fort mal le peu que nous sommes ici de la religion de notre prophète. Il faut que vous l’ignoriez, et je regarde comme un miracle que vous soyez venu jusqu’ici sans avoir fait quelque mauvaise rencontre. En effet, ces idolâtres sont attentifs sur toute chose à observer les Musulmans étrangers à leur arrivée, et à les faire tomber dans quelque piége, s’ils ne sont bien instruits de leur méchanceté. Je loue Dieu de ce qu’il vous a amené dans un lieu de sûreté. »

Camaralzaman remercia ce bon homme avec beaucoup de reconnoissance de la retraite qu’il lui donnoit si généreusement pour le mettre à l’abri de toute insulte. Il vouloit en dire davantage ; mais le jardinier l’interrompit : « Laissons là les complimens, dit-il, vous êtes fatigué, et vous devez avoir besoin de manger : venez vous reposer. » Il le mena dans sa petite maison ; et après que le prince eut mangé suffisamment de ce qu’il lui présenta avec une cordialité dont il le charma, il le pria de vouloir bien lui faire part du sujet de son arrivée.

Camaralzaman satisfit le jardinier ; et quand il eut fini son histoire, sans lui rien déguiser, il lui demanda à son tour par quelle route il pourroit retourner aux états de son père ? « Car, ajouta-t-il, de m’engager à aller rejoindre la princesse, où la trouverois-je après onze jours que je me suis séparé d’avec elle par une aventure si extraordinaire ? Que sais-je même si elle est encore au monde ? » À ce triste souvenir, il ne put achever sans verser des larmes.

Pour réponse à ce que Camaralzaman venoit de demander, le jardinier lui dit que de la ville où il se trouvoit, il y avoit une année entière de chemin jusqu’aux pays où il n’y avoit que des Musulmans, commandés par des princes de leur religion ; mais que par mer, on arriveroit à l’isle d’Ébène en beaucoup moins de temps, et que de là il étoit plus aisé de passer aux isles des Enfans de Khaledan ; que chaque année, un navire marchand alloit à l’isle d’Ébène, et qu’il pourroit prendre cette commodité pour retourner de là aux isles des Enfans de Khaledan. « Si vous fussiez arrivé quelques jours plus tôt, ajouta-t-il, vous vous fussiez embarqué sur celui qui a fait voile cette année. En attendant que celui de l’année prochaine parte, si vous agréez de demeurer avec moi, je vous fais offre de ma maison, telle qu’elle est, de très-bon cœur. »

Le prince Camaralzaman s’estima heureux de trouver cet asile dans un lieu où il n’avoit aucune connoissance, non plus qu’aucun intérêt d’en faire. Il accepta l’offre, et il demeura avec le jardinier. En attendant le départ du vaisseau marchand pour l’isle d’Ébène, il s’occupoit à travailler au jardin pendant le jour ; et la nuit, que rien ne le détournoit de penser à sa chère princesse Badoure, il la passoit dans les soupirs, dans les regrets et dans les pleurs. Nous le laisserons en ce lieu pour revenir à la princesse Badoure, que nous avons laissée endormie sous sa tente.

HISTOIRE
DE LA PRINCESSE BADOURE APRÈS LA SÉPARATION DU PRINCE CAMARALZAMAN.


La princesse dormit assez long-temps, et en s’éveillant, elle s’étonna que le prince Camaralzaman ne fût pas avec elle. Elle appela ses femmes, et elle leur demenda si elles ne savoient pas où il étoit. Dans le temps qu’elles lui assuroient qu’elles l’avoient vu entrer, mais qu’elles ne l’avoient pas vu sortir, elle s’aperçut, en reprenant sa ceinture, que la petite bourse étoit ouverte, et que son talisman n’y étoit plus. Elle ne douta pas que Camaralzaman ne l’eût pris pour voir ce que c’étoit, et qu’il ne le lui rapportât. Elle l’attendit jusqu’au soir avec de grandes impatiences, et elle ne pouvoit comprendre ce qui pouvoit l’obliger d’être éloigné d’elle si long-temps. Comme elle vit qu’il étoit déjà nuit obscure, et qu’il ne revenoit pas, elle en fut dans une affliction qui n’est pas concevable. Elle maudit mille fois le talisman et celui qui l’avoit fait ; et si le respect ne l’eût retenue, elle eût fait des imprécations contre la reine sa mère qui lui avoit fait un présent si funeste. Désolée au dernier point de cette conjoncture, d’autant plus fâcheuse qu’elle ne savoit par quel endroit le talisman pouvoit être la cause de la séparation du prince d’avec elle, elle ne perdit pas le jugement ; elle prit au contraire une résolution courageuse, peu commune aux personnes de son sexe.

Il n’y avoit que la princesse et ses femmes dans le camp qui sussent que Camaralzaman avoit disparu ; car alors ses gens se reposoient ou dormoient déjà sous leurs tentes. Comme elle craignit qu’ils ne la trahissent, s’ils venoient à en avoir connoissance, elle modéra premièrement sa douleur, et défendit à ses femmes de rien dire ou de rien faire paroître qui pût en donner le moindre souçon. Ensuite elle quitta son habit, et en prit un de Camaralzaman, à qui elle ressembloit si fort que ses gens la prirent pour lui le lendemain matin quand ils la virent paroître, et qu’elle leur commanda de plier bagage et de se mettre en marche. Quand tout fut prêt, elle fit entrer une de ses femmes dans la litière ; pour elle, elle monta à cheval, et l’on marcha.

Après un voyage de plusieurs mois par terre et par mer, la princesse, qui avoit fait continuer la route sous le nom du prince Camaralzaman pour se rendre à l’isle des Enfans de Khaledan, aborda à la capitale du royaume de l’isle d’Ébène, dont le roi qui régnoit alors, s’appeloit Armanos. Comme les premiers de ses gens qui débarquèrent pour lui chercher un logement, eurent publié que le vaisseau qui venoit d’arriver portoit le prince Camaralzaman, qui revenoit d’un long voyage, et que le mauvais temps l’avoit obligé de relâcher, le bruit en fut bientôt porté jusqu’au palais du roi.

Le roi Armanos, accompagné d’une grande partie de sa cour, vint aussitôt au-devant de la princesse, et il la rencontra qu’elle venoit de débarquer, et qu’elle prenoit le chemin du logement qu’on avoit retenu. Il la reçut comme le fils d’un roi son ami, avec qui il avoit toujours vécu de bonne intelligence, et la mena à son palais, où il la logea, elle et tous ses gens, sans avoir égard aux instances qu’elle lui fit de la laisser loger en son particulier. Il lui fit d’ailleurs tous les honneurs imaginables, et il la régala pendant trois jours avec une magnificence extraordinaire.

Quand les trois jours furent passés, comme le roi Armanos vit que la princesse, qu’il prenoit toujours pour le prince Camaralzaman, parloit de se rembarquer et de continuer son voyage, et qu’il étoit charmé de voir un prince si bien fait, de si bon air, et qui avoit infiniment d’esprit, il la prit en particulier. « Prince, lui dit-il, dans le grand âge où vous voyez que je suis, avec très-peu d’espérance de vivre encore long-temps, j’ai le chagrin de n’avoir pas un fils à qui je puisse laisser mon royaume. Le ciel m’a donné seulement une fille unique, d’une beauté qui ne peut pas être mieux assortie qu’avec un prince aussi bien fait, d’une aussi grande naissance, et aussi accompli que vous. Au lieu de songer à retourner chez vous, acceptez-la de ma main avec ma couronne, dont je me démets dès-à-présent en votre faveur, et demeurez avec nous. Il est temps désormais que je me repose après en avoir soutenu le poids pendant de si longues années, et je ne puis le faire avec plus de consolation que pour voir mes états gouvernés par un si digne successeur… »

La sultane Scheherazade vouloit poursuivre ; mais le jour qui paroissoit déjà, l’en empêcha. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXIVe NUIT.

Sire, l’offre généreuse du roi de l’isle d’Ébène de donner sa fille unique en mariage à la princesse Badoure, qui ne pouvoit l’accepter parce qu’elle étoit femme, et de lui abandonner ses états, la mirent dans un embarras auquel elle ne s’attendoit pas. De lui déclarer qu’elle n’étoit pas le prince Camaralzaman, mais sa femme, il étoit indigne d’une princesse comme elle de détromper le roi après lui avoir assuré qu’elle étoit ce prince, et qu’elle en avoit si bien soutenu le personnage jusqu’alors. De le refuser aussi, elle avoit une juste crainte dans la grande passion qu’il témoignoit pour la conclusion de ce mariage, qu’il ne changeât sa bienveillance en aversion et en haine, et n’attentât même à sa vie. De plus, elle ne savoit pas si elle trouveroit le prince Camaralzaman auprès du roi Schahzaman son père.

Ces considérations et celle d’acquérir un royaume au prince son mari, au cas qu’elle le retrouvât, déterminèrent cette princesse à accepter le parti que le roi Armanos venoit de lui proposer. Ainsi, après avoir demeuré quelques momens sans parler, avec une rougeur qui lui monta au visage, et que le roi attribua à sa modestie, elle répondit : « Sire, j’ai une obligation infinie à votre Majesté de la bonne opinion qu’elle a de ma personne, de l’honneur qu’elle me fait, et d’une si grande faveur que je ne mérite pas, et que je n’ose refuser. Mais, Sire, ajouta-t-elle, je n’accepte une si grande alliance qu’à condition que votre Majesté m’assistera de ses conseils, et que je ne ferai rien qu’elle n’ait approuvé auparavant. »

Le mariage conclu et arrêté de cette manière, la cérémonie en fut remise au lendemain, et la princesse Badoure prit ce temps-là pour avertir ses officiers, qui la prenoient aussi pour le prince Camaralzaman, de ce qui devoit se passer, afin qu’ils ne s’en étonnassent pas, et elle les assura que la princesse y avoit donné son consentement. Elle en parla aussi à ses femmes, et les chargea de continuer de bien garder le secret.

Le roi de l’isle d’Ébène, joyeux d’avoir acquis un gendre dont il étoit si content, assembla son conseil le lendemain, et déclara qu’il donnoit la princesse sa fille en mariage au prince Camaralzaman qu’il avoit amené et fait asseoir près de lui, qu’il lui remettoit sa couronne, et leur enjoignoit de le reconnoître pour leur roi, et de lui rendre leurs hommages. En achevant, il descendit du trône, et après qu’il y eut fait monter la princesse Badoure, et qu’elle se fut assise à sa place, la princesse y reçut le serment de fidélité et les hommages des seigneurs les plus puissans de l’isle d’Ébène qui étoient présens.

Au sortir du conseil, la proclamation du nouveau roi fut faite solennellement dans toute la ville ; des réjouissances de plusieurs jours furent indiquées, et des courriers dépêchés par tout le royaume pour y faire observer les mêmes cérémonies et les mêmes démonstrations de joie.

Le soir, tout le palais fut en fête, et la princesse Haïatalnefous[2] (c’est ainsi que se nommoit la princesse de l’isle d’Ébène) fut amenée à la princesse Badoure, que tout le monde prit pour un homme, avec un appareil véritablement royal. Les cérémonies achevées, on les laissa seules, et elles se couchèrent.

Le lendemain matin, pendant que la princesse Badoure recevoit dans une assemblée générale les complimens de toute la cour au sujet de son mariage et comme nouveau roi, le roi Armanos et la reine se rendirent à l’appartement de la nouvelle reine leur fille, et s’informèrent d’elle comment elle avoit passé la nuit. Au lieu de répondre, elle baissa les yeux, et la tristesse qui parut sur son visage, fit assez connoître qu’elle n’étoit pas contente.

Pour consoler la princesse Haïatalnefous : « Ma fille, lui dit le roi Armanos, cela ne doit pas vous faire de la peine, le prince Camaralzaman en abordant ici, ne songeoit qu’à se rendre au plus tôt auprès du roi Schahzaman son père. Quoique nous l’ayons arrêté par un moyen dont il a lieu d’être bien satisfait, nous devons croire néanmoins qu’il a un grand regret d’être privé tout-à-coup de l’espérance même de le revoir jamais, ni lui, ni personne de sa famille. Vous devez donc attendre que quand ces mouvemens de tendresse filiale se seront un peu ralentis, il en usera avec vous comme un bon mari. »

La princesse Badoure, sous le nom de Camaralzaman, roi de l’isle d’Ébène, passa toute la journée non-seulement à recevoir les complimens de sa cour, mais même à faire la revue des troupes réglées de sa maison, et à plusieurs autres fonctions royales, avec une dignité et une capacité qui lui attirèrent l’approbation de tous ceux qui en furent témoins.

Il étoit nuit quand elle rentra dans l’appartement de la reine Haïatalnefous, et elle connut fort bien à la contrainte avec laquelle cette princesse la reçut, qu’elle se souvenoit de la nuit précédente. Elle tâcha de dissiper ce chagrin par un long entretien qu’elle eut avec elle, dans lequel elle employa tout son esprit (et elle en avoit infiniment) pour lui persuader qu’elle l’aimoit parfaitement. Elle lui donna enfin le temps de se coucher, et dans cet intervalle, elle se mit à faire sa prière ; mais elle la fit si longue, que la reine Haïatalnefous s’endormit. Alors elle cessa de prier et se coucha près d’elle sans l’éveiller, autant affligée de jouer un personnage qui ne lui convenoit pas, que de la perte de son cher Camaralzaman, après lequel elle ne cessoit de soupirer. Elle se leva le jour suivant à la pointe du jour, avant qu’Haïatalnefous fût éveillée, et alla au conseil avec l’habit royal.

Le roi Armanos ne manqua pas de voir encore la reine sa fille ce jour-là, et il la trouva dans les pleurs et dans les larmes. Il n’en fallut pas davantage pour lui faire connoître le sujet de son affliction. Indigné de ce mépris, à ce qu’il s’imaginoit, dont il ne pouvoit comprendre la cause : « Ma fille, lui dit-il, ayez encore patience jusqu’à la nuit prochaine ; j’ai élevé votre mari sur mon trône, je saurai bien l’en faire descendre et le chasser avec honte, s’il ne vous donne la satisfaction qu’il doit. Dans la colère où je suis de vous voir traitée si indignement, je ne sais même si je me contenterai d’un châtiment si doux. Ce n’est pas à vous, c’est à ma personne qu’il fait un affront si sanglant. »

Le même jour, la princesse Badoure rentra fort tard chez Haïatalnefous. Comme la nuit précédente, elle s’entretint de même avec elle, et voulut encore faire sa prière pendant qu’elle se coucheroit ; mais Haïatalnefous la retint, et l’obligea de se rasseoir. « Quoi, dit-elle, vous prétendez donc, à ce que je vois, me traiter encore cette nuit comme vous m’avez traitée les deux dernières ? Dites-moi, je vous supplie, en quoi peut vous déplaire une princesse comme moi, qui ne vous aime pas seulement, mais qui vous adore et qui s’estime la princesse la plus heureuse de toutes les princesses de son rang, d’avoir un prince si aimable pour mari ? Une autre que moi, je ne dis pas offensée, mais outragée par un endroit si sensible, auroit une belle occasion de se venger en vous abandonnant seulement à votre mauvaise destinée ; mais quand je ne vous aimerois pas autant que je vous aime, bonne et touchée du malheurs des personnes qui me sont les plus indifférentes, comme je le suis, je le laisserois pas de vous avertir que le roi mon père est fort irrité de votre procédé, qu’il n’attend que demain pour vous faire sentir les marques de sa juste colère, si vous continuez. Faites-moi la grâce de ne pas mettre au désespoir une princesse qui ne peut s’empêcher de vous aimer. »

Ce discours mit la princesse Badoure dans un embarras inexprimable. Elle ne douta pas de la sincérité d’Haïatalnefous : la froideur que le roi Armanos lui avoit témoignée ce jour-là ne lui avoit que trop fait connoître l’excès de son mécontentement. L’unique moyen de justifier sa conduite étoit de faire confidence de son sexe à Haïatalnefous. Mais quoiqu’elle eût prévu qu’elle seroit obligée d’en venir à cette déclaration, l’incertitude néanmoins où elle étoit si la princesse le prendroit en mal ou en bien, la faisoit trembler. Quand elle eut bien considéré enfin que si le prince Camaralzaman étoit encore au monde, il falloit de nécessité qu’il vînt à l’isle d’Ébène pour se rendre au royaume du roi Schahzaman, qu’elle devoit se conserver pour lui, et qu’elle ne pouvoit le faire si elle ne se découvroit à la princesse Haïatalnefous, elle hasarda cette voie.

Comme la princesse Badoure étoit demeurée interdite, Haïatalnefous impatiente alloit reprendre la parole, lorsqu’elle l’arrêta par celles-ci : « Aimable et trop charmante princesse, lui dit-elle, j’ai tort, je l’avoue, et je me condamne moi-même ; mais j’espère que vous me pardonnerez, et que vous me garderez le secret que j’ai à vous découvrir pour ma justification. »

En même temps la princesse Badoure ouvrit son sein : « Voyez, princesse, continua-t-elle, si une princesse, femme comme vous, ne mérite pas que vous lui pardonniez ; je suis persuadée que vous le ferez de bon cœur quand je vous aurai fait le récit de mon histoire, et sur-tout de la disgrâce affligeante qui m’a contrainte de jouer le personnage que vous voyez. »

Quand la princesse Badoure eut achevé de se faire connoître entièrement à la princesse de l’isle d’Ébène pour ce qu’elle étoit, elle la supplia une seconde fois de lui garder le secret, et de vouloir bien faire semblant qu’elle fût véritablement son mari jusqu’à l’arrivée du prince Camaralzaman qu’elle espéroit de revoir bientôt.

« Princesse, reprit la princesse de l’isle d’Ébène, ce seroit une destinée étrange, qu’un mariage heureux comme le vôtre, dût être de si peu de durée après un amour réciproque plein de merveilles. Je souhaite avec vous que le ciel vous réunisse bientôt. Assurez-vous cependant que je garderai religieusement le secret que vous venez de me confier. J’aurai le plus grand plaisir du monde d’être la seule qui vous connoisse pour ce que vous êtes dans le grand royaume de l’isle d’Ébène, pendant que vous le gouvernerez aussi dignement que vous avez déjà commencé. Je vous demandois de l’amour, et présentement je vous déclare que je serai la plus contente du monde si vous ne dédaignez pas de m’accorder votre amitié. » Après ces paroles, les deux princesses s’embrassèrent tendrement, et après mille témoignages d’amitié réciproque, elles se couchèrent.

Selon la coutume du pays, il falloit faire voir publiquement la marque de la consommation du mariage. Les deux princesses trouvèrent le moyen de remédier à cette difficulté. Ainsi, les femmes de la princesse Haïatalnefous furent trompées le lendemain matin, et trompèrent le roi Armanos, la reine sa femme, et toute la cour. De la sorte, la princesse Baodure continua de gouverner tranquillement, à la satisfaction du roi et de tout le royaume…

La sultane Scheherazade n’en dit pas davantage pour cette nuit, à cause de la clarté du jour qui se faisoit apercevoir. Elle poursuivit, la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :


Notes
  1. Cet avertissement de M. Galland est imprimé en tête du septième tome de la première édition, immédiatement avant l’histoire de Noureddin, qui, dans cette nouvelle édition, fait partie de ce volume.
  2. Ce mot est arabe, et signifie la vie des ames.

CCXXVe NUIT
SUITE DE L’HISTOIRE DU PRINCE
CAMARALZAMAN, DEPUIS SA SÉPARATION
D’AVEC LA PRINCESSE BADOURE.


Sire, pendant qu’en l’isle d’Ébène les choses étoient entre la princesse Badoure, la princesse Haïatalnefous et le roi Armanos avec la reine, la cour et les peuples du royaume, dans l’état que votre Majesté a pu le comprendre à la fin de mon dernier discours, le prince Camaralzaman étoit toujours dans la ville des idolâtres, chez le jardinier qui lui avoit donné retraite.

Un jour de grand matin que le prince se préparoit à travailler au jardin, selon sa coutume, le bon homme de jardinier l’en empêcha. « Les idolâtres, lui dit-il, ont aujourd’hui une grande fête ; et comme ils s’abstiennent de tout travail pour la passer en des assemblées et en des réjouissances publiques, ils ne veulent pas aussi que les Musulmans travaillent ; et les Musulmans, pour se maintenir dans leur amitié, se font un divertissement d’assister à leurs spectacles qui méritent d’être vus. Ainsi, vous n’avez qu’à vous reposer aujourd’hui. Je vous laisse ici ; et comme le temps approche que le vaisseau marchand, dont je vous ai parlé, doit faire le voyage de l’isle d’Ébène, je vais voir quelques amis, et m’informer d’eux du jour qu’il mettra à la voile, et en même temps je ménagerai votre embarquement. » Le jardinier mit son plus bel habit, et sortit.

Quand le prince Camaralzaman se vit seul, au lieu de prendre part à la joie publique qui retentissoit dans toute la ville, l’inaction où il étoit lui fit rappeler avec plus de violence que jamais, le triste souvenir de sa chère princesse. Recueilli en lui-même, il soupiroit et gémissoit en se promenant dans le jardin, lorsque le bruit que deux oiseaux faisoient sur un arbre, l’obligèrent de lever la tête et de s’arrêter.

Camaralzaman vit avec surprise que ces oiseaux se battoient cruellement à coups de bec, et qu’en peu de momens, l’un des deux tomba mort au pied de l’arbre. L’oiseau qui étoit demeuré vainqueur, reprit son vol et disparut.

Dans le moment, deux autres oiseaux plus grands, qui avoient vu le combat de loin, arrivèrent d’un autre côté, se posèrent, l’un à la tête, l’autre aux pieds du mort, le regardèrent quelque temps en remuant la tête d’une manière qui marquoit leur douleur, et lui creusèrent une fosse avec leurs griffes, dans laquelle ils l’enterrèrent.

Dès que les deux oiseaux eurent rempli la fosse de la terre qu’ils avoient ôtée, ils s’envolèrent, et peu de temps après, ils revinrent en tenant au bec, l’un part une aile, et l’autre par un pied, l’oiseau meurtrier qui faisoit des cris effroyables et de grands efforts pour s’échapper. Ils l’apportèrent sur la sépulture de l’oiseau qu’il avoit sacrifié à sa rage ; et là, en le sacrifiant à la juste vengeance de l’assassinat qu’il avoit commis, ils lui arrachèrent la vie à coups de bec. Ils lui ouvrirent enfin le ventre, en tirèrent les entrailles, laissèrent le corps sur la place et s’envolèrent.

Camaralzaman demeura dans une grande admiration tout le temps que dura un spectacle si surprenant. Il s’approcha de l’arbre où la scène s’étoit passée, et en jetant les yeux sur les entrailles dispersées, il aperçut quelque chose de rouge qui sortoit de l’estomac que les oiseaux vengeurs avoient déchiré. Il ramassa l’estomac, et en tirant dehors ce qu’il avoit vu de rouge, il trouva que c’étoit le talisman de la princesse Badoure sa bien-aimée, qui lui avoit coûté tant de regrets, d’ennuis, de soupirs depuis que cet oiseau le lui avoit enlevé. « Cruel, s’écria-t-il aussitôt en regardant l’oiseau, tu te plaisois à faire du mal, et j’en dois moins me plaindre de celui que tu m’as fait ! Mais autant que tu m’en as fait, autant je souhaite du bien à ceux qui m’ont vengé de toi en vengeant la mort de leur semblable. »

Il n’est pas possible d’exprimer l’excès de la joie du prince Camaralzaman. « Chère princesse, s’écria-t-il encore, ce moment fortuné qui me rend ce qui vous étoit si précieux, est sans doute un présage qui m’annonce que je vous retrouverai de même, et peut-être plus tôt que je ne pense ! Béni soit le ciel qui m’envoie ce bonheur, et qui me donne en même temps l’espérance du plus grand que je puisse souhaiter. »

En achevant ces mots, Camaralzaman baisa le talisman, l’enveloppa et le lia soigneusement autour de son bras. Dans son affliction extrême, il avoit passé presque toutes les nuits à se tourmenter et sans fermer l’œil. Il dormit tranquillement celle qui suivit une si heureuse aventure ; et le lendemain, quand il eut pris son habit de travail dès qu’il fut jour, il alla prendre l’ordre du jardinier, qui le pria de mettre à bas et de déraciner un certain vieil arbre qui ne portoit plus de fruit.

Camaralzaman prit une coignée, et alla mettre la main à l’œuvre. Comme il coupoit une branche de la racine, il donna un coup sur quelque chose qui résista, et qui fit un grand bruit. En écartant la terre, il découvrit une grande plaque de bronze, sous laquelle il trouva un escalier de dix degrés. Il descendit aussitôt ; et quand il fut au bas, il vit un caveau de deux à trois toises en quarré, où il compta cinquante grands vases de bronze, rangés à l’entour chacun avec un couvercle. Il les découvrit tous l’un après l’autre, et il n’y en eut pas un qui ne fût plein de poudre d’or. Il sortit du caveau extrêmement joyeux de la découverte d’un trésor si riche, remit la plaque sur l’escalier, et acheva de déraciner l’arbre, en attendant le retour du jardinier.

Le jardinier avoit appris le jour de devant, que le vaisseau qui faisoit le voyage de l’isle d’Ébène chaque année, devoit partir dans très-peu de jours ; mais on n’avoit pu lui dire le jour précisément, et on l’avoit remis au lendemain. Il y étoit allé, et il revint avec un visage qui marquoit la bonne nouvelle qu’il avoit à annoncer à Camaralzaman. « Mon fils, lui dit-il (car par le privilége de son grand âge, il avoit coutume de le traiter ainsi), réjouissez-vous et tenez-vous prêt à partir dans trois jours : le vaisseau fera voile ce jour-là sans faute, et je suis convenu de votre embarquement et de votre passage avec le capitaine. »

« Dans l’état où je suis, reprit Camaralzaman, vous ne pouviez m’annoncer rien de plus agréable. En revanche, j’ai aussi à vous faire part d’une nouvelle qui doit vous réjouir. Prenez la peine de venir avec moi, et vous verrez la bonne fortune que le ciel vous envoie. »

Camaralzaman mena le jardinier à l’endroit où il avoit déraciné l’arbre, le fit descendre dans le caveau ; et quand il lui eut fait voir la quantité de vases, remplis de poudre d’or qu’il y avoit, il lui témoigna sa joie de ce que Dieu récompensoit enfin la vertu et toutes les peines qu’il avoit prises depuis tant d’années.

« Comment l’entendez-vous, reprit le jardinier ? Vous imaginez-vous donc que je veuille m’approprier ce trésor ? Il est tout à vous, et je n’y ai aucune prétention. Depuis quatre-vingts ans que mon père est mort, je n’ai fait autre chose que de remuer la terre de ce jardin sans l’avoir découvert. C’est une marque qu’il vous étoit destiné, puisque Dieu a permis que vous le trouvassiez ; il convient à un prince comme vous plutôt qu’à moi, qui suis sur le bord de ma fosse, et qui n’ai plus besoin de rien. Dieu vous l’envoie à propos dans le temps que vous allez vous rendre dans les états qui doivent vous appartenir, où vous en ferez un bon usage. »

Le prince Camaralzaman ne voulut pas céder au jardinier en générosité, et ils eurent une grande contestation là-dessus. Il lui protesta enfin qu’il n’en prendroit rien absolument s’il n’en retenoit la moitié pour sa part. Le jardinier se rendit, et ils se partagèrent à chacun vingt-cinq vases.

Le partage fait : « Mon fils, dit le jardinier à Camaralzaman, ce n’est pas assez, il s’agit présentement d’embarquer ces richesses sur le vaisseau, et de les emporter avec vous si secrètement que personne n’en ait connoissance, autrement vous courriez risque de les perdre. Il n’y a pas d’olives dans l’isle d’Ébène, et celles qu’on y porte d’ici, sont d’un grand débit. Comme vous le savez, j’en ai une bonne provision de celles que je recueille dans mon jardin ; il faut que vous preniez cinquante pots, que vous les remplissiez de poudre d’or à moitié, et le reste d’olives par-dessus, et nous les ferons porter au vaisseau lorsque vous vous embarquerez. »

Camaralzaman suivit ce bon conseil, et employa le reste de la journée à accommoder les cinquante pots[1] ; et comme il craignoit que le talisman de la princesse Badoure qu’il portoit au bras, ne lui échappât, il eut la précaution de le mettre dans un de ces pots, et d’y faire une marque pour le reconnoître. Quand il eut achevé de mettre les pots en état d’être transportés, comme la nuit approchoit, il se retira avec le jardinier, et en s’entretenant il lui raconta le combat des deux oiseaux et les circonstances de cette aventure qui lui avoit fait retrouver le talisman de la princesse Badoure, dont il ne fut pas moins surpris que joyeux pour l’amour de lui.

Soit à cause de son grand âge, ou qu’il se fût donné trop de mouvement ce jour-là, le jardinier passa une mauvaise nuit ; son mal augmenta le jour suivant, et il se trouva encore plus mal le troisième au matin. Dès qu’il fut jour, le capitaine du vaisseau en personne et plusieurs matelots vinrent frapper à la porte du jardin. Ils demandèrent à Camaralzaman qui leur ouvrit, où étoit le passager qui devoit s’embarquer sur le vaisseau. « C’est moi-même, répondit-il. Le jardinier qui a demandé passage pour moi, est malade et ne peut vous parler ; ne laissez pas d’entrer, et emportez, je vous prie, les pots d’olives que voilà avec mes hardes, et je vous suivrai dès que j’aurai pris congé de lui. »

Les matelots se chargèrent des pots et des hardes, en quittant Camaralzaman : « Ne manquez pas de venir incessamment, lui dit le capitaine ; le vent est bon et je n’attends que vous pour mettre à la voile. »

Dès que le capitaine et les matelots furent partis, Camaralzaman rentra chez le jardinier pour prendre congé de lui, et le remercier de tous les bons offices qu’il lui avoit rendus ; mais il le trouva qui agonisoit, et il eut à peine obtenu de lui qu’il fît sa profession de foi, selon la coutume des bons Musulmans, à l’article de la mort, qu’il le vit expirer.

Dans la nécessité où étoit le prince Camaralzaman d’aller s’embarquer, il fit toutes les diligences possibles pour rendre les derniers devoirs au défunt. Il lava son corps, il l’ensevelit, après lui avoir fait une fosse dans le jardin (car, comme les Mahométans n’étoient que tolérés dans cette ville d’idolâtres, ils n’avoient pas de cimetière public), il l’enterra lui seul, et il n’eut achevé que vers la fin du jour. Il partit sans perdre de temps pour s’aller embarquer ; il emporta même la clef du jardin avec lui, afin de faire plus de diligence, dans le dessein de la porter au propriétaire au cas qu’il pût le faire, ou de la donner à quelque personne de confiance en présence de témoins, pour la lui mettre entre les mains. Mais en arrivant au port, il apprit que le vaisseau avoit levé l’ancre, il y avoit déjà du temps, et même qu’on l’avoit perdu de vue. On ajouta qu’il n’avoit mis à la voile qu’après l’avoir attendu trois grandes heures…

Scheherazade vouloit poursuivre ; mais la clarté du jour dont elle s’aperçut, l’obligea de cesser de parler. Elle reprit la même histoire de Camaralzaman la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXVIe NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman, comme il est aisé de juger, fut dans une affliction extrême de se voir contraint de rester encore dans un pays où il n’avoit et ne vouloit avoir aucune habitude, et d’attendre une autre année pour réparer l’occasion qu’il venoit de perdre. Ce qui le désoloit davantage, c’est qu’il s’étoit dessaisi du talisman de la princesse Badoure, et qu’il le tint pour perdu. Il n’eut pas d’autre parti à prendre cependant que de retourner au jardin d’où il étoit sorti, de le prendre à louage du propriétaire à qui il appartenoit, et de continuer de le cultiver, en déplorant son malheur et sa mauvaise fortune. Comme il ne pouvoit supporter la fatigue de le cultiver seul, il prit un garçon à gages ; et afin de ne pas perdre l’autre partie du trésor qui lui revenoit par la mort du jardinier, qui étoit mort sans héritier, il mit la poudre d’or dans cinquante autres pots, qu’il acheva de remplir d’olives, pour les embarquer avec lui dans le temps.

Pendant que le prince Camaralzaman recommençoit une nouvelle année de peine, de douleur et d’impatience, le vaisseau continuoit sa navigation avec un vent très-favorable ; et il arriva heureusement à la capitale de l’isle d’Ébène.

Comme le palais étoit sur le bord de la mer, le nouveau roi ou plutôt la princesse Badoure qui aperçut le vaisseau dans le temps qu’il alloit entrer au port avec toutes ses bannières, demanda quel vaisseau c’étoit, et on lui dit qu’il venoit tous les ans de la ville des idolâtres dans la même saison, et qu’ordinairement il étoit chargé de riches marchandises.

La princesse, toujours occupée du souvenir de Camaralzaman au milieu de l’éclat qui l’environnoit, s’imagina que Camaralzaman pouvoit y être embarqué, et la pensée lui vint de le prévenir et d’aller au-devant de lui, non pas pour se faire connoître (car elle se doutoit bien qu’il ne la reconnoîtroit pas), mais pour le remarquer et prendre les mesures qu’elle jugeroit à propos pour leur reconnoissance mutuelle. Sous prétexte de s’informer elle-même des marchandises, et même de voir la première et de choisir les plus précieuses qui lui conviendroient, elle commanda qu’on lui amenât un cheval. Elle se rendit au port accompagnée de plusieurs officiers qui se trouvèrent près d’elle ; et elle y arriva dans le temps que le capitaine venoit de débarquer. Elle le fit venir, et voulut savoir de lui d’où il venoit, combien il y avoit de temps qu’il étoit parti, quelles bonnes ou mauvaises rencontres il avoit faites dans sa navigation, s’il n’amenoit pas quelqu’étranger de distinction, et sur-tout de quoi son vaisseau étoit chargé ?

Le capitaine satisfit à toutes ces demandes ; et quant aux passagers, il assura qu’il n’y avoit que des marchands qui avoient coutume de venir, et qu’ils apportoient des étoffes très-riches de différens pays, des toiles des plus fines, peintes et non peintes, des pierreries, du musc, de l’ambre-gris, du camphre, de la civette, des épiceries, des drogues pour la médecine, des olives et plusieurs autres choses.

La princesse Badoure aimoit les olives passionnément. Dès qu’elle en eut entendu parler : « Je retiens tout ce que vous en avez, dit-elle au capitaine, faites-les débarquer incessamment, que j’en fasse le marché. Pour ce qui est des autres marchandises, vous avertirez les marchands de m’apporter ce qu’ils ont de plus beau avant de le faire voir à personne. »

« Sire, reprit le capitaine, qui la prenoit pour le roi de l’isle d’Ébène, comme elle l’étoit en effet sous l’habit qu’elle en portoit, il y en a cinquante pots fort grands ; mais ils appartiennent à un marchand qui est demeuré à terre. Je l’avois averti moi-même, et je l’attendis long-temps. Comme je vis qu’il ne venoit pas, et que son retardement m’empêchoit de profiter du bon vent, je perdis la patience et je mis à la voile. » « Ne laissez pas de les faire débarquer, dit la princesse, cela ne nous empêchera pas d’en faire le marché. »

Le capitaine envoya sa chaloupe au vaisseau, et elle revint bientôt chargée des pots d’olives. La princesse demanda combien les cinquante pots pouvoient valoir dans l’isle d’Ébène. « Sire, répondit le capitaine, le marchand est fort pauvre : votre Majesté ne lui fera pas une grâce considérable quand elle lui en donnera mille pièces d’argent. »

« Afin qu’il soit content, reprit la princesse, et en considération de ce que vous me dites de sa pauvreté, on vous en comptera mille pièces d’or que vous aurez soin de lui donner. » Elle donna ordre pour le paiement ; et après qu’elle eut fait emporter les pots en sa présence, elle retourna au palais.

Comme la nuit approchoit, la princesse Badoure se retira d’abord dans le palais intérieur, alla à l’appartement de la princesse Haïatalnefous, et se fit apporter les cinquante pots d’olives. Elle en ouvrit un pour lui en faire goûter, et pour en goûter elle-même, et le versa dans un plat. Son étonnement fut des plus grands, quand elle vit les olives mêlées avec de la poudre d’or. « Quelle aventure, quelle merveille, s’écria-t-elle ! » Elle fit ouvrir et vuider les autres pots en sa présence par les femmes d’Haïatalnefous, et son admiration augmenta à mesure qu’elle vit que les olives de chaque pot étoient mêlées avec la poudre d’or. Mais quand on vint à vuider celui où Camaralzaman avoit mis son talisman, et qu’elle l’eut aperçu, elle en fut si fort surprise qu’elle s’évanouit.

La princesse Haïatalnefous et ses femmes secoururent la princesse Badoure, et la firent revenir à force de lui jeter de l’eau sur le visage. Lorsqu’elle eut repris tous ses sens, elle prit le talisman et le baisa à plusieurs reprises. Mais comme elle ne vouloit rien dire devant les femmes de la princesse, qui ignoroient son déguisement, et qu’il étoit temps de se coucher, elle les congédia. « Princesse, dit-elle à Haïatalnefous dès qu’elles furent seules, après ce que je vous ai raconté de mon histoire, vous aurez bien connu sans doute que c’est à la vue de ce talisman que je me suis évanouie. C’est le mien, et celui qui nous a arrachés l’un de l’autre, le prince Camaralzaman mon cher mari et moi. Il a été la cause d’une séparation si douloureuse pour l’un et pour l’autre ; il va être, comme j’en suis persuadée, celle de notre réunion prochaine. »

Le lendemain dès qu’il fut jour, la princesse Badoure envoya appeler le capitaine du vaisseau. Quand il fut venu : « Éclaircissez-moi davantage, lui dit-elle, touchant le marchand à qui appartenoient les olives que j’achetai hier. Vous me disiez, ce me semble, que vous l’aviez laissé à terre dans la ville des idolâtres : pouvez-vous me dire ce qu’il y faisoit ? »

« Sire, répondit le capitaine, je puis en assurer votre Majesté, comme d’une chose que je sais par moi-même. J’étois convenu de son embarquement avec un jardinier extrêmement âgé, qui me dit que je le trouverois à son jardin où il travailloit sous lui, et dont il m’enseigna l’endroit : c’est ce qui m’a obligé de dire à votre Majesté qu’il étoit pauvre. J’ai été le chercher et l’avertir moi-même dans ce jardin de venir s’embarquer, et je lui ai parlé. »

« Si cela est ainsi, reprit la princesse Badoure, il faut que vous remettiez à la voile dès aujourd’hui, que vous retourniez à la ville des idolâtres, et que vous m’ameniez ici ce garçon jardinier qui est mon débiteur ; sinon je vous déclare que je confisquerai non-seulement les marchandises qui vous appartiennent, et celles des marchands qui sont venus sur votre bord, mais même que votre vie et celle des marchands m’en répondront. Dès-à-présent on va par mon ordre apposer le sceau aux magasins où elles sont, qui ne sera levé quand vous m’aurez livré l’homme que je vous demande. C’est ce que j’avois à vous dire : allez, et faites ce que je vous commande. »

Le capitaine n’eut rien à répliquer à ce commandement, dont l’inexécution devoit être d’un très-grand dommage à ses affaires et à celles des marchands. Il le leur signifia, et ils ne s’empressèrent pas moins que lui à faire embarquer incessamment les provisions de vivres et d’eau dont il avoit besoin pour le voyage. Cela s’exécuta avec tant de diligence, qu’il mit à la voile le même jour.

Le vaisseau eut une navigation très-heureuse, et le capitaine prit si bien ses mesures, qu’il arriva de nuit devant la ville des idolâtres. Quand il s’en fut approché aussi près qu’il le jugea à propos, il ne fit pas jeter l’ancre ; mais pendant que le vaisseau demeura en panne, il s’embarqua dans sa chaloupe, et alla descendre à terre en un endroit un peu éloigné du port, d’où il se rendit au jardin de Camaralzaman avec six matelots des plus résolus.

Camaralzaman ne dormoit pas alors ; sa séparation d’avec la belle princesse de la Chine, sa femme, l’affligeoit à son ordinaire, et il détestoit le moment où il s’étoit laissé tenter par la curiosité, non pas de manier, mais même de toucher sa ceinture. Il passoit ainsi les momens consacrés au repos, lorsqu’il entendit frapper à la porte du jardin. Il y alla promptement à demi habillé ; et il n’eut pas plutôt ouvert, que sans lui dire mot, le capitaine et les matelots se saisirent de lui, le conduisirent à la chaloupe par force, et le menèrent au vaisseau qui remit à la voile dès qu’il y fut embarqué.

Camaralzaman qui avoit gardé le silence jusqu’alors, de même que le capitaine et les matelots, demanda au capitaine qu’il avoit reconnu, quel sujet il avoit de l’enlever avec tant de violence. « N’êtes-vous pas débiteur du roi de l’isle d’Ébène, lui demanda le capitaine à son tour ? » « Moi, débiteur du roi de l’isle d’Ébène, reprit Camaralzaman avec étonnement ! Je ne le connois pas ; jamais je n’ai eu affaire avec lui, et jamais je n’ai mis le pied dans son royaume. » « C’est ce que vous devez savoir mieux que moi, repartit le capitaine. Vous lui parlerez vous-même ; demeurez ici cependant, et prenez patience… »

Sheherazade fut obligée de mettre fin à son discours en cet endroit, pour donner lieu au sultan des Indes de se lever et de se rendre à ses fonctions ordinaires. Elle le reprit la nuit suivante, et lui parla en ces termes :

CCXXVIIe NUIT.

Sire, le prince Camaralzaman fut enlevé de son jardin de la manière que je fis remarquer hier à votre Majesté. Le vaisseau ne fut pas moins heureux à le porter à l’isle d’Ébène, qu’il l’avoit été à l’aller prendre dans la ville des idolâtres. Quoiqu’il fût déjà nuit lorsqu’il mouilla dans le port, le capitaine ne laissa pas néanmoins de débarquer d’abord, et de mener le prince Camaralzaman au palais, où il demanda à être présenté au roi.

La princesse Badoure qui s’étoit déjà retirée dans le palais intérieur, ne fut pas plutôt avertie de son retour et de l’arrivée de Camaralzaman, qu’elle sortit pour lui parler. D’abord elle jeta les yeux sur le prince Camaralzaman pour qui elle avoit versé tant de larmes depuis leur séparation, et elle le reconnut sous son méchant habit. Quant au prince qui trembloit devant un roi, comme il le croyoit, à qui il avoit à répondre d’une dette imaginaire, il n’eut pas seulement la pensée que ce pût être celle qu’il desiroit si ardemment de retrouver. Si la princesse eût suivi son inclination, elle eût couru à lui, et se fût fait connoître en l’embrassant ; mais elle se retint, et elle crut qu’il étoit de l’intérêt de l’un et de l’autre de soutenir encore quelque temps le personnage du roi avant de se découvrir. Elle se contenta de le recommander à un officier qui étoit présent, et de le charger de prendre soin de lui et de le bien traiter jusqu’au lendemain.

Quand la princesse Badoure eut bien pourvu à ce qui regardoit le prince Camaralzaman, elle se tourna du côté du capitaine pour reconnoître le service important qu’il lui avoit rendu, en chargeant un autre officier d’aller sur-le-champ lever le sceau qui avoit été apposé à ses marchandises et à celles de ses marchands, et le renvoya avec le présent d’un riche diamant qui le récompensa beaucoup au-delà de la dépense du voyage qu’il venoit de faire. Elle lui dit même qu’il n’avoit qu’à garder les mille pièces d’or payées pour les pots d’olives, et qu’elle sauroit bien s’en accommoder avec le marchand qu’il venoit d’amener.

Elle rentra enfin dans l’appartement de la princesse de l’isle d’Ébène à qui elle fit part de sa joie, en la priant néanmoins de lui garder encore le secret, et en lui faisant confidence des mesures qu’elle jugeoit à propos de prendre avant de se faire connoître au prince Camaralzaman, et de le faire connoître lui-même pour ce qu’il étoit. « Il y a, ajouta-t-elle, une si grande distance d’un jardinier à un grand prince, tel qu’il est, qu’il y auroit du danger à le faire passer en un moment du dernier état du peuple à un si haut degré, quelque justice qu’il y ait à le faire. » Bien loin de lui manquer de fidélité, la princesse de l’isle d’Ébène entra dans son dessein. Elle l’assura qu’elle y contribueroit elle-même avec un très-grand plaisir, qu’elle n’avoit qu’à l’avertir de ce qu’elle souhaiteroit qu’elle fit.

Le lendemain la princesse de la Chine, sous le nom, l’habit et l’autorité de roi de l’isle d’Ébène, après avoir pris soin de faire mener le prince Camaralzaman au bain, de grand matin, et de lui faire prendre un habit d’émir ou gouverneur de province, le fit introduire dans le conseil, où il attira les yeux de tous les seigneurs qui étoient présens, par sa bonne mine et par l’air majestueux de toute sa personne.

La princesse Badoure elle-même fut charmée de la revoir aussi aimable qu’elle l’avoit vu tant de fois, et cela l’anima davantage à faire son éloge en plein conseil. Après qu’il eut pris sa place au rang des émirs par son ordre : « Seigneur, dit-elle en s’adressant aux autres émirs, Camaralzaman que je vous donne aujourd’hui pour collégue, n’est pas indigne de la place qu’il occupe parmi vous : je l’ai connu suffisamment dans mes voyages pour en répondre ; et je puis assurer qu’il se fera connoître à vous-mêmes, autant par sa valeur et mille autres belles qualités, que par la grandeur de son génie. »

Camaralzaman fut extrêmement étonné quand il eut entendu que le roi de l’isle d’Ébène, qu’il étoit bien éloigné de prendre pour une femme, encore moins pour sa chère princesse, l’avoit nommé et assuré qu’il le connoissoit ; et comme il étoit certain qu’il ne s’étoit rencontré avec lui en aucun droit, il fut encore plus étonné des louanges excessives qu’il venoit de recevoir.

Ces louanges néanmoins prononcées par une bouche pleine de majesté, ne le déconcertèrent pas ; il les reçut avec une modestie qui fit voir qu’il les méritoit, mais qu’elles ne lui donnoient pas de vanité. Il se prosterna devant le trône du roi, et en se relevant : « Sire, dit-il, je n’ai point de termes pour remercier votre Majesté du grand honneur qu’elle me fait, encore moins de tant de bontés. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour les mériter. »

En sortant du conseil, ce prince fut conduit par un officier dans un grand hôtel que la princesse Badoure avoit déjà fait meubler exprès pour lui. Il y trouva des officiers et des domestiques prêts à recevoir ses commandemens, et une écurie garnie de très-beaux chevaux, le tout pour soutenir la dignité d’émir dont il venoit d’être honoré ; et quand il fut dans son cabinet, son intendant lui présenta un coffre-fort plein d’or pour sa dépense. Moins il pouvoit concevoir par quel endroit lui venoit ce grand bonheur, plus il en étoit dans l’admiration ; et jamais il n’eut la pensée que la princesse de la Chine en fût la cause.

Au bout de deux ou trois jours la princesse Badoure, pour donner au prince Camaralzaman plus d’accès près de sa personne, et en même temps plus de distinction, le gratifia de la charge de grand trésorier qui venoit de vaquer. Il s’acquitta de cet emploi avec tant d’intégrité, en obligeant cependant tout le monde, qu’il s’acquit non-seulement l’amitié de tous les seigneurs de la cour, mais même qu’il gagna le cœur de tout le peuple par sa droiture et par ses largesses.

Camaralzaman eût été le plus heureux de tous les hommes de se voir dans une si haute faveur auprès d’un roi étranger, comme il se l’imaginoit, et d’être auprès de tout le monde dans une considération qui augmentoit tous les jours, s’il eût possédé sa princesse. Au milieu de son bonheur il ne cessoit de s’affliger de n’apprendre d’elle aucune nouvelle dans un pays où il sembloit qu’elle devoit avoir passé depuis le temps qu’il s’étoit séparé d’avec elle d’une manière si affligeante pour l’un et pour l’autre. Il auroit pu se douter de quelque chose, si la princesse Badoure eût conservé le nom de Camaralzaman qu’elle avoit pris avec son habit ; mais elle l’avoit changé en montant sur le trône, et s’étoit donné celui d’Armanos pour faire honneur à l’ancien roi son beau-père. De la sorte on ne la connoissoit plus que sous le nom de roi Armanos le jeune, et il n’y avoit que quelques courtisans qui se souvinssent du nom de Camaralzaman dont elle se faisoit appeler en arrivant à la cour de l’isle d’Ébène. Camaralzaman n’avoit pas encore eu assez de familiarité avec eux pour s’en instruire ; mais à la fin il pouvoit l’avoir.

Comme la princesse Badoure craignoit que cela n’arrivât, et qu’elle étoit bien aise que Camaralzaman ne fût redevable de sa reconnoissance qu’à elle seule, elle résolut de mettre fin à ses propres tourmens et à ceux qu’elle savoit qu’il souffroit. En effet, elle avoit remarqué que toutes les fois qu’elle s’entretenoit avec lui des affaires qui dépendoient de sa charge, il poussoit de temps en temps des soupirs qui ne pouvoient s’adresser qu’à elle. Elle vivoit elle-même dans une contrainte dont elle étoit résolue de se délivrer sans différer plus long-temps. D’ailleurs l’amitié des seigneurs, le zèle et l’affection du peuple, tout contribuoit à lui mettre la couronne de l’isle d’Ébène sur la tête sans obstacle.

La princesse Badoure n’eût pas plutôt pris cette résolution de concert avec la princesse Haïatalnefous, qu’elle prit le prince Camaralzaman en particulier le même jour : « Camaralzaman, lui dit-elle, j’ai à m’entretenir avec vous d’une affaire de longue discussion, sur laquelle j’ai besoin de votre conseil. Comme je ne vois pas que je puisse le faire plus commodément que la nuit, venez ce soir et avertissez qu’on ne vous attende pas, j’aurai soin de vous donner un lit. »

Camaralzaman ne manqua pas de se trouver au palais à l’heure que la princesse Badoure lui avoit marquée. Elle le fit entrer avec elle dans le palais intérieur ; et après qu’elle eut dit au chef des eunuques, qui se préparoit à la suivre, qu’elle n’avoit point besoin de son service, et qu’il tînt seulement la porte fermée, elle le mena dans un autre appartement que celui de la princesse Haïatalnefous, où elle avoit coutume de coucher.

Quand le prince et la princesse furent dans la chambre où il y avoit un lit, et que la porte fut fermée, la princesse tira le talisman d’une petite boîte, et en le présentant à Camaralzaman : « Il n’y a pas long-temps, lui dit-elle, qu’un astrologue m’a fait présent de ce talisman ; comme vous êtes habile en toutes choses, vous pourrez bien me dire à quoi il est propre. »

Camaralzaman prit le talisman, et s’approcha d’une bougie pour le considérer. Dès qu’il l’eut reconnu avec une surprise qui fit plaisir à la princesse : « Sire, s’écria-t-il, votre Majesté me demande à quoi ce talisman est propre ? Hélas, il est propre à me faire mourir de douleur et de chagrin, si je ne trouve bientôt la princesse la plus charmante et la plus aimable qui ait jamais paru sous le ciel, à qui il a appartenu et dont il m’a causé la perte ! Il me l’a causée par une aventure étrange, dont le récit toucheroit votre Majesté de compassion pour un mari et pour un amant infortuné comme moi, si elle vouloit se donner la patience de l’entendre. »

« Vous m’en entretiendrez une autre fois, reprit la princesse ; mais je suis bien aise, ajouta-t-elle, de vous dire que j’en sais déjà quelque chose : je reviens à vous, attendez-moi un moment. »

En disant ces paroles, la princesse Badoure entra dans un cabinet où elle quitta le turban royal, et après avoir pris en peu de momens une coiffure et un habillement de femme, avec la ceinture qu’elle avoit le jour de leur séparation, elle rentra dans la chambre.

Le prince Camaralzaman reconnut d’abord sa chère princesse, courut à elle, et en l’embrassant tendrement : « Ah, s’écria-t-il, que je suis obligé au roi de m’avoir surpris si agréablement ! » « Ne vous attendez pas à revoir le roi, reprit la princesse en l’embrassant à son tour les larmes aux yeux : en me voyant vous voyez le roi. Asseyons-nous, que je vous explique cette énigme. »

Ils s’assirent, et la princesse raconta au prince la résolution qu’elle avoit prise dans la prairie ou ils avoient campé ensemble la dernière fois, dès qu’elle eut connu qu’elle l’attendroit inutilement ; de quelle manière elle l’avoit exécutée jusqu’à son arrivée à l’isle d’Ébène, où elle avoit été obligée d’épouser la princesse Haïatalnefous, et d’accepter la couronne que le roi Armanos lui avoit offerte en conséquence de son mariage ; comment la princesse, dont elle lui exagéra le mérite, avoit reçu la déclaration qu’elle lui avoit faite de son sexe, et enfin l’aventure du talisman trouvé dans un des pots d’olives et de poudre d’or qu’elle avoit achetés, qui lui avoit donné lieu de l’envoyer prendre dans la ville des idolâtres.

Quand la princesse Badoure eut achevé, elle voulut que le prince lui apprît par quelle aventure le talisman avoit été cause de leur séparation ; il la satisfit, et quand il eut fini, il se plaignit à elle d’une manière obligeante de la cruauté qu’elle avoit eue de le faire languir si long-temps. Elle lui en apporta les raisons dont nous avons parlé ; après quoi, comme il étoit fort tard, ils se couchèrent…

Scheherazade s’interrompit à ces dernières paroles, à cause du jour qu’elle voyoit paroître ; elle poursuivit, la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXVIIIe NUIT.

Sire, la princesse Badoure et le prince Camaralzaman se levèrent le lendemain dès qu’il fut jour. Mais la princesse quitta l’habillement royal pour reprendre l’habit de femme, et lorsqu’elle fut habillée, elle envoya le chef des eunuques prier le roi Armanos, son beau-père, de prendre la peine de venir à son appartement.

Quand le roi Armanos fut arrivé, sa surprise fut fort grande de voir une dame qui lui étoit inconnue, et le grand trésorier à qui il n’appartenoit pas d’entrer dans le palais intérieur, non plus qu’à aucun seigneur de la cour. En s’asseyant, il demanda où étoit le roi.

« Sire, reprit la princesse, hier j’étois le roi, et aujourd’hui je ne suis que princesse de la Chine, femme du véritable prince Camaralzaman, fils véritable du roi Schahzaman. Si votre Majesté veut bien se donner la patience d’entendre notre histoire de l’un et de l’autre, j’espère qu’elle ne me condamnera pas de lui avoir fait une tromperie si innocente. » Le roi Armanos lui donna audience, l’écouta avec étonnement depuis le commencement jusqu’à la fin.

En achevant : « Sire, ajouta la princesse, quoique dans notre religion les femmes s’accommodent peu de la liberté qu’ont les maris de prendre plusieurs femmes, si néanmoins votre Majesté consent à donner la princesse Haïatalnefous sa fille, en mariage au prince Camaralzaman, je lui cède de bon cœur le rang et la qualité de reine qui lui appartient de droit, et me contente du second rang. Quand cette préférence ne lui appartiendroit pas, je ne laisserois pas de la lui accorder après l’obligation que je lui ai du secret qu’elle m’a gardé avec tant de générosité. Si votre Majesté s’en remet à son consentement, je l’ai déjà prévenue là-dessus, et je suis caution qu’elle en sera très-contente. »

Le roi Armanos écouta le discours de la princesse Badoure avec admiration ; et quand elle eut achevé : « Mon fils, dit-il au prince Camaralzaman en se tournant de son côté, puisque la princesse Badoure votre femme, que j’avois regardée jusqu’à présent comme mon gendre par une tromperie dont je ne puis me plaindre, m’assure qu’elle veut bien partager votre lit avec ma fille, il ne me reste plus que de savoir si vous voulez bien l’épouser aussi, et accepter la couronne que la princesse Badoure mériteroit de porter toute sa vie, si elle n’aimoit mieux la quitter pour l’amour de vous. » « Sire, répondit le prince Camaralzaman, quelque passion que j’aie de revoir le roi mon père, les obligations que j’ai à votre Majesté et à la princesse Haïatalnefous, sont si essentielles, que je ne puis lui rien refuser. »

Camaralzaman fut proclamé roi, et marié le même jour avec de grandes magnificences, et fut très-satisfait de la beauté, de l’esprit et de l’amour de la princesse Haïatalnefous.

Dans la suite, les deux reines continuèrent de vivre ensemble avec la même amitié et la même union qu’auparavant, et furent très-satisfaites de l’égalité que le roi Camaralzaman gardoit à leur égard, en partageant son lit avec elles alternativement.

Elles lui donnèrent chacune un fils la même année, presqu’en même temps ; et la naissance des deux princes fut célébrée avec de grandes réjouissances. Camaralzaman donna le nom d’Amgiad[2] au premier dont la reine Badoure étoit accouchée, et celui d’Assad[3] à celui que la reine Haïatalnefous avoit mis au monde.


Notes
  1. Cette particularité se trouve encore à-peu-près de même dans le roman de Pierre de Provence et de la belle Maguelone.
  2. Très-glorieux.
  3. Très-heureux.

HISTOIRE
DES
PRINCES AMGIAD ET ASSAD.


Les deux princes furent élevés avec grand soin, et lorsqu’ils furent en âge, ils n’eurent que le même gouverneur, les mêmes précepteurs dans les sciences et dans les beaux-arts que le roi Camaralzaman voulut qu’on leur enseignât, et que le même maître dans chaque exercice. La forte amitié qu’ils avoient l’un pour l’autre dès leur enfance, avoit donné lieu à cette uniformité qui l’augmenta davantage.

En effet, lorsqu’ils furent en âge d’avoir chacun une maison séparée, ils étoient unis si étroitement, qu’ils supplièrent le roi Camaralzaman leur père de leur en accorder une seule pour tous deux. Ils l’obtinrent, et ainsi ils eurent les mêmes officiers, les mêmes domestiques, les mêmes équipages, le même appartement et la même table. Insensiblement, Camaralzaman avoit pris une si grande confiance en leur capacité et en leur droiture, que lorsqu’ils eurent atteint l’âge de dix-huit à vingt ans, il ne faisoit pas difficulté de les charger du soin de présider au conseil alternativement toutes les fois qu’il faisoit des parties de chasse de plusieurs jours.

Comme les deux princes étoient également beaux et bien faits, dès leur enfance les deux reines avoient conçu pour eux une tendresse incroyable, de manière néanmoins que la princesse Badoure avoit plus de penchant pour Assad, fils de la reine Haïatalnefous, que pour Amgiad son propre fils, et que la reine Haïatalnefous en avoit plus pour Amgiad que pour Assad, qui étoit le sien.

Les reines ne prirent d’abord ce penchant que pour une amitié qui procédoit de l’excès de celle qu’elles conservoient toujours l’une pour l’autre. Mais à mesure que les princes avancèrent en âge, elle se tourna peu-à-peu en une forte inclination, et cette inclination en un amour des plus violens, lorsqu’ils parurent à leurs yeux avec des grâces qui achevèrent de les aveugler. Toute l’infamie de leur passion leur étoit connue ; elles firent aussi de grands efforts pour y résister ; mais la familiarité avec laquelle elles les voyoient tous les jours, et l’habitude de les admirer dès leur enfance, de les caresser, dont il n’étoit plus en leur pouvoir de se défaire, les embrasèrent d’amour à un point qu’elles en perdirent le sommeil, le boire et le manger. Pour leur malheur, et pour le malheur des princes mêmes, les princes accoutumés à leurs manières n’eurent pas le moindre soupçon de cette flamme détestable.

Comme les deux reines ne s’étoient pas fait un secret de leur passion, et qu’elles n’avoient pas le front de le déclarer de bouche au prince que chacune aimoit en particulier, elles convinrent de s’en expliquer chacune par un billet ; et pour l’exécution d’un dessein si pernicieux, elles profitèrent de l’absence du roi Camaralzaman pour une chasse de trois ou quatre jours.

Le jour du départ du roi, le prince Amgiad présida au conseil, et rendit la justice jusqu’à deux ou trois heures après midi. À la sortie du conseil, comme il rentroit dans le palais, un eunuque le prit en particulier, et lui présenta un billet de la part de la reine Haïatalnefous. Amgiad le prit et le lut avec horreur. « Quoi, perfide, dit-il à l’eunuque en achevant de lire et en tirant le sabre, est-ce là la fidélité que tu dois à ton maître et à ton roi ? » En disant ces paroles, il lui trancha la tête.

Après cette action, Amgiad transporté de colère, alla trouver la reine Badoure, sa mère, d’un air qui marquoit son ressentiment, lui montra le billet, et l’informa du contenu, après lui avoir dit de quelle part il venoit. Au lieu de l’écouter, la reine Badoure se mit en colère elle-même. « Mon fils, reprit-elle, ce que vous me dites, est une calomnie et une imposture : la reine Haïatalnefous est sage, et je vous trouve bien hardi de me parler contr’elle avec cette insolence. » Le prince s’emporta contre la reine sa mère à ces paroles. « Vous êtes toutes plus méchantes les unes que les autres, s’écria-t-il ! Si je n’étois retenu par le respect que je dois au roi mon père, ce jour seroit le dernier de la vie d’Haïatalnefous. »

La reine Badoure pouvoit bien juger de l’exemple de son fils Amgiad, que le prince Assad, qui n’étoit pas moins vertueux, ne recevroit pas plus favorablement la déclaration semblable qu’elle avoit à lui faire. Cela ne l’empêcha pas de persister dans un dessein si abominable, et elle lui écrivit aussi un billet le lendemain, qu’elle confia à une vieille qui avoit entrée dans le palais.

La vieille prit aussi son temps de rendre le billet au prince Assad à la sortie du conseil, où il venoit de présider à son tour. Le prince le prit, et en le lisant, il se laissa emporter à la colère si vivement, que sans se donner le temps d’achever, il tira son sabre et punit la vieille comme elle le méritoit. Il courut à l’appartement de la reine Haïatalnefous, sa mère, le billet à la main ; il voulut le lui montrer, mais elle ne lui en donna pas le temps, ni même celui de parler. « Je sais ce que vous me voulez, s’écria-t-elle, et vous êtes aussi impertinent que votre frère Amgiad. Retirez-vous, et ne paroissez jamais devant moi. »

Assad demeura interdit à ces paroles, auxquelles il ne s’étoit pas attendu, et elles le mirent dans un transport dont il fut sur le point de donner des marques funestes ; mais il se retint et se retira sans répliquer, de crainte qu’il ne lui échappât de dire quelque chose d’indigne de sa grandeur d’âme. Comme le prince Amgiad avoit eu la retenue de ne lui rien dire du billet qu’il avoit reçu le jour d’auparavant, et que ce que la reine sa mère venoit de lui dire, lui faisoit comprendre qu’elle n’étoit pas moins criminelle que la reine Badoure, il alla lui faire un reproche obligeant de sa discrétion, et mêler sa douleur avec la sienne.

Les deux reines au désespoir d’avoir trouvé dans les deux princes une vertu qui devoit les faire rentrer en elles-mêmes, renoncèrent à tous les sentimens de la nature et de mère, et concertèrent ensemble de les faire périr. Elles firent accroire à leurs femmes qu’ils avoient entrepris de les forcer : elles en firent toutes les feintes par leurs larmes, par leurs cris et par les malédictions qu’elles leur donnoient, et se couchèrent dans un même lit, comme si la résistance qu’elles feignirent aussi d’avoir faite, les eût réduites aux abois…

Mais, Sire, dit ici Scheherazade, le jour paroît et m’impose silence. Elle se tut, et la nuit suivante elle poursuivit la même histoire, et dit au sultan des Indes :

CCXXIXe NUIT.

Sire, nous laissâmes hier les deux reines dénaturées, dans la résolution détestable de perdre les deux princes leurs fils. Le lendemain, le roi Camaralzaman à son retour de la chasse, fut dans un grand étonnement de les trouver couchées ensemble, éplorées, et dans un état qu’elles surent si bien contrefaire, qu’il le toucha de compassion. Il leur demanda avec empressement ce qui leur étoit arrivé.

À cette demande, les dissimulées reines redoublèrent leurs gémissemens et leurs sanglots ; et après qu’il les eut bien pressées, la reine Badoure prit enfin la parole : « Sire, dit-elle, la juste douleur dont nous sommes affligées est telle, que nous ne devrions plus voir le jour après l’outrage que les princes vos fils nous ont fait par une brutalité qui n’a pas d’exemple. Par un complot indigne de leur naissance, votre absence leur a donné la hardiesse et l’insolence d’attenter à notre honneur. Que votre Majesté nous dispense d’en dire davantage ; notre affliction suffira pour lui faire comprendre le reste. »

Le roi fit appeler les deux princes, et il leur eût ôté la vie de sa propre main si l’ancien roi Armanos, son beau-père, qui étoit présent, ne lui eût retenu le bras. « Mon fils, dit-il, que pensez-vous faire ! Voulez-vous ensanglanter vos mains et votre palais de votre propre sang ? Il y a d’autres moyens de les punir, s’il est vrai qu’ils soient criminels. » Il tâcha de l’appaiser, et il le pria de bien examiner s’il étoit certain qu’ils eussent commis le crime dont on les accusoit.

Camaralzaman put bien gagner sur lui-même de n’être pas le bourreau de ses propres enfans ; mais après les avoir fait arrêter, il fit venir sur le soir un émir nommé Giondar, qu’il chargea d’aller leur ôter la vie hors de la ville, de tel côté, et si loin qu’il lui plairoit, et de ne pas revenir qu’il n’apportât leurs habits pour marque de l’exécution de l’ordre qu’il lui donnoit.

Giondar marcha toute la nuit, et le lendemain matin quand il eut mis pied à terre, il signifia aux princes, tes larmes aux jeux, l’ordre qu’il avoit. « Princes, leur dit-il, cet ordre est bien cruel, et c’est pour moi une mortification des plus sensibles d’avoir été choisi pour en être l’exécuteur : plût à Dieu que je pusse m’en dispenser ! » « Faites votre devoir, reprirent les princes ; nous savons bien que vous n’êtes pas la cause de notre mort : nous vous la pardonnons de bon cœur. »

En disant ces paroles, les princes s’embrassèrent, et se dirent le dernier adieu avec tant de tendresse, qu’ils furent long-temps sans se séparer. Le prince Assad se mit le premier en état de recevoir le coup de la mort. « Commencez par moi, dit-il, Giondar ; que je n’aie pas la douleur de voir mourir mon cher frère Amgiad. » Amgiad s’y opposa, et Giondar ne put, sans verser des larmes plus qu’auparavant, être témoin de leur contestation, qui marquoit combien leur amitié étoit sincère et parfaite.

Ils terminèrent enfin ce différend si touchant ; et ils prièrent Giondar de les lier ensemble, et de les mettre dans la situation la plus commode pour leur donner le coup de la mort en même temps, « Ne refusez pas, ajoutèrent-ils, de donner cette consolation de mourir ensemble à deux frères infortunés qui, jusqu’à leur innocence, n’ont rien eu que de commun depuis qu’ils sont au monde. »

Giondar accorda aux deux princes ce qu’ils souhaitoient : il les lia ; et quand il les eut mis dans l’état qu’il crut le plus à son avantage pour ne pas manquer de leur couper la tête d’un seul coup, il leur demanda s’ils avoient quelque chose à lui commander avant de mourir.

« Nous ne vous prions que d’une seule chose, répondirent les deux princes : c’est de bien assurer le roi notre père, à votre retour, que nous mourons innocens, mais que nous ne lui imputons pas l’effusion de notre sang. En effet, nous savons qu’il n’est pas bien informé de la vérité du crime dont nous sommes accusés. » Giondar leur promit qu’il n’y manqueroit pas, et en même temps il tira son sabre. Son cheval, qui étoit lié à un arbre près de lui, épouvanté de cette action et de l’éclat du sabre, rompit sa bride, s’échappa, et se mit à courir de toute sa force par la campagne.

C’étoit un cheval de grand prix et richement harnaché, que Giondar auroit été bien tâché de perdre. Troublé de cet accident, au lieu de couper la tête aux princes, il jeta le sabre et courut après le cheval pour le rattraper.

Le cheval, qui étoit vigoureux, fit plusieurs caracoles devant Giondar, et il le mena jusqu’à un bois où il se jeta. Giondar l’y suivit, et le hennissement du cheval éveilla un lion qui dormoit ; le lion accourut, et au lieu d’aller au cheval, il vint droit à Giondar dès qu’il l’eut aperçu.

Giondar ne songea plus à son cheval : il fut dans un plus grand embarras pour la conservation de sa vie, en évitant l’attaque du lion, qui ne le perdit pas de vue et qui le suivoit de près au travers des arbres. « Dans cette extrémité, Dieu ne m’enverroit pas ce châtiment, disoit-il en lui-même, si les princes à qui l’on m’a commandé d’ôter la vie, n’étoient pas innocens ; et pour mon malheur, je n’ai pas mon sabre pour me défendre.»

Pendant l’éloignement de Giondar, les deux princes furent pressés également d’une soif ardente, causée par la frayeur de la mort, nonobstant leur résolution généreuse de subir l’ordre cruel du roi leur père. Le prince Amgiad fit remarquer au prince son frère qu’ils n’étoient pas loin d’une source d’eau, et lui proposa de se délier et d’aller boire. «Mon frère, reprit le prince Assad, pour le peu de temps que nous avons à vivre, ce n’est pas la peine d’étancher notre soif, nous la supporterons bien encore quelques momens. »

Sans avoir égard à cette remontrance, Amgiad se délia et délia le prince son frère malgré lui ; ils allèrent à la source ; et après qu’ils se furent rafraîchis, ils entendirent le rugissement du lion et de grands cris dans le bois où le cheval et Giondar étoient entrés. Amgiad prit aussitôt le sabre dont Giondar s’étoit débarrassé. « Mon frère, dit-il à Assad, courons au secours du malheureux Giondar ; peut-être arriverons-nous assez tôt pour le délivrer du péril où il est. »

Les deux princes ne perdirent pas de temps, et ils arrivèrent dans le même moment que le lion venoit d’abattre Giondar. Le lion qui vit que le prince Amgiad avancoit vers lui les sabre levé, lâcha sa prise et vint droit à lui avec furie ; le prince le reçut avec intrépidité, et lui donna un coup avec tant de force et d’adresse, qu’il le fit tomber mort.

Dès que Giondar eut connu que c’étoit aux deux princes qu’il devoit la vie, il se jeta à leurs pieds, et les remercia de la grande obligation qu’il leur avoit, en des termes qui marquoient sa parfaite reconnoissance. « Princes, leur dit-il en se relevant et en leur baisant les mains les larmes aux yeux, Dieu me garde d’attenter à votre vie, après le secours si obligeant et si éclatant que vous venez de me donner ! Jamais on ne reprochera à l’émir Giondar d’avoir été capable d’une si grande ingratitude. « 

« Le service que nous vous avons rendu, reprirent les princes, ne doit pas vous empêcher d’exécuter votre ordre. Reprenons auparavant votre cheval, et retournons au lieu où vous nous aviez laissés, » Ils n’eurent pas de peine à reprendre le cheval qui avoit passé sa fougue et qui s’étoit arrêté. Mais quand ils furent de retour près de la source, quelques prières et quelqu’instance qu’ils fissent, ils ne purent jamais persuader à l’émir Giondar de les faire mourir. « La seule chose que je prends la liberté de vous demander, leur dit-il, et que je vous supplie de m’accorder, c’est de vous accommoder de ce que je puis vous partager de mon habit, de me donner chacun le vôtre, et de vous sauver si loin, que le roi votre père n’entende jamais parler de vous. »

Les princes furent contraints de se rendre à ce qu’il voulut ; et après qu’ils lui eurent donné leur habit l’un et l’autre, et qu’ils se furent couverts de ce qu’il leur donna du sien, l’émir Giondar leur donna ce qu’il avoit sur lui d’or et d’argent, et prit congé d’eux.

Quand l’émir Giondar se fut séparé d’avec les princes, il passa par le bois, où il teignit leurs habits du sang du lion, et continua son chemin jusqu’à la capitale de l’isle d’Ébène. À son arrivée, le roi Camaralzaman lui demanda s’il avoit été fidèle à exécuter l’ordre qu’il lui avoit donné. « Sire, répondit Giondar en lui présentant les habits des deux princes, en voici les témoignages ! »

« Dites-moi, reprit le roi, de quelle manière ils ont reçu le châtiment dont je les ai fait punir ? » « Sire, reprit-il, ils l’ont reçu avec une constance admirable, et avec une résignation aux décrets de Dieu qui marquoit la sincérité avec laquelle ils faisoient profession de leur religion, mais particulièrement avec un grand respect pour votre Majesté, et avec une soumission inconcevable à leur arrêt de mort. » « Nous mourons innocens, disoient-ils, mais nous n’en murmurons pas. Nous recevons notre mort de la main de Dieu, et nous la pardonnons au roi notre père : nous savons très-bien qu’il n’a pas été bien informé de la vérité. »

Camaralzaman, sensiblement touché de ce récit de l’émir Giondar, s’avisa de fouiller dans les poches des habits des deux princes, et il commença par celui d’Amgiad. Il y trouva un billet qu’il ouvrit et qu’il lut. Il n’eut pas plutôt connu que la reine Haïatalnefous l’avoit écrit, non-seulement à son écriture, mais même à un petit peloton de ses cheveux qui étoit dedans, qu’il frémit. Il fouilla dans celles d’Assad en tremblant, et le billet de la reine Badoure qu’il y trouva, le frappa d’un étonnement si prompt et si vif, qu’il s’évanouit

La sultane Scheherazade qui s’aperçut à ces derniers mots que le jour paroissoit, cessa de parler et garda le silence. Elle reprit la suite de l’histoire la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXe NUIT.

Sire, jamais douleur ne fut égale à celle dont Camaralzaman donna des marques dès qu’il fut revenu de son évanouissement. « Qu’as-tu fait, père barbare, s’écria-t-il, tu as massacré tes propres enfans ? Enfans innocens ! Leur sagesse, leur modestie, leur obéissance, leur soumission à toutes tes volontés, leur vertu ne te parloient-elles pas assez pour leur défense ? Père aveuglé, mérites-tu que la terre te porte après un crime si exécrable ? Je me suis jeté moi-même dans cette abomination, et c’est le châtiment dont Dieu m’afflige pour n’avoir pas persévéré dans l’aversion contre les femmes avec laquelle j’étois né. Je ne laverai pas votre crime dans votre sang, comme vous le mériteriez, femmes détestables ; non, vous n’êtes pas dignes de ma colère. Mais que le ciel me confonde si jamais je vous revois. »

Le roi Camaralzaman fut très-religieux à ne pas contrevenir à son serment. Il fit passer les deux reines le même jour dans un appartement séparé, où elles demeurèrent sous bonne garde, et de sa vie il n’approcha d’elles.

Pendant que le roi Camaralzaman s’affligeoit ainsi de la perte des princes ses fils, dont il étoit lui-même l’auteur par un emportement trop inconsidéré, les deux princes erroient par les déserts, en évitant d’approcher des lieux habités et la rencontre de toutes sortes de personnes ; ils ne vivoient que d’herbes et de fruits sauvages, et ne buvoient que de méchante eau de pluie qu’ils trouvoient dans des creux de rochers. Pendant la nuit, pour se garder des bêtes féroces, ils dormoient et veilloient tour-à-tour.

Au bout d’un mois, ils arrivèrent au pied d’une montagne affreuse, toute de pierre noire, et inaccessible comme il leur paroissoit. Ils aperçurent néanmoins un chemin frayé ; mais ils le trouvèrent si étroit et si difficile qu’ils n’osèrent hasarder de s’y engager. Dans l’espérance d’en trouver un moins rude, ils continuèrent de côtoyer la montagne, et marchèrent pendant cinq jours ; mais la peine qu’ils se donnèrent fut inutile : ils furent contraints de revenir à ce chemin qu’ils avoient négligé. Ils le trouvèrent si peu praticable, qu’ils délibérèrent long-temps avant de s’engager à monter. Ils s’encouragèrent enfin, et ils montèrent.

Plus les deux princes avançoient, plus il leur sembloit que la montagne étoit haute et escarpée, et ils furent tentés plusieurs fois d’abandonner leur entreprise. Quand l’un étoit las, et que l’autre s’en apercevoit, celui-ci s’arrêtoit, et ils reprenoient haleine ensemble. Quelquefois ils étoient tous deux si fatigués, que les forces leur manquoient : alors ils ne songeoient plus à continuer de monter, mais à mourir de fatigue et de lassitude. Quelques momens après sentant leurs forces un peu revenues, ils s’animoient et reprenoient leur chemin.

Malgré leur diligence, leur courage et leurs efforts, il ne leur fut pas possible d’arriver au sommet de tout le jour. La nuit les surprit, et le prince Assad se trouva si fatigué et si épuisé de forces, qu’il demeura tout court. « Mon frère, dit-il au prince Amgiad, je n’en puis plus, je vais rendre l’ame. » « Reposons-nous autant qu’il vous plaira, reprit Amgiad en s’arrêtant avec lui, et prenez courage. Vous voyez qu’il ne nous reste plus beaucoup à monter, et que la lune nous favorise. »

Après une bonne demi-heure de repos, Assad fit un nouvel effort ; ils arrivèrent enfin au haut de la montagne, où ils firent encore une pause. Amgiad se leva le premier, et en avançant, il vit un arbre à peu de distance. Il alla jusque-là, et trouva que c’étoit un grenadier chargé de grosses grenades, et qu’il y avoit une fontaine au pied. Il courut annoncer cette bonne nouvelle à Assad, et l’amena sous l’arbre près de la fontaine. Ils se rafraîchirent, chacun en mangeant une grenade ; après quoi ils s’endormirent.

Le lendemain matin, quand les princes furent éveillés : « Allons, mon frère, dit Amgiad à Assad, poursuivons notre chemin ; je vois que la montagne est bien plus aisée de ce côté que de l’autre, et nous n’avons qu’à descendre. » Mais Assad étoit tellement fatigué du jour précédent, qu’il ne lui fallut pas moins de trois jours pour se remettre entièrement. Ils les passèrent en s’entretenant, comme ils avoient déjà fait plusieurs fois, de l’amour désordonné de leurs mères, qui les avoit réduits à un état si déplorable. « Mais, disoient-ils, si Dieu s’est déclaré pour nous d’une manière si visible, nous devons supporter nos maux avec patience, et nous consoler par l’espérance qu’il nous en fera trouver la fin. »

Les trois jours passés, les deux frères se remirent en chemin ; et comme la montagne étoit de ce côté-là à plusieurs étages de grandes campagnes, ils mirent cinq jours avant d’arriver à la plaine. Ils découvrirent enfin une grande ville avec beaucoup de joie. « Mon frère, dit alors Amgiad à Assad, n’êtes-vous pas de même avis que moi, que vous demeuriez en quelqu’endroit hors de la ville où je viendrai vous retrouver, pendant que j’irai prendre langue et m’informer comment s’appelle cette ville, en quel pays nous sommes ; et en revenant, j’aurai soin d’apporter des vivres ? Il est bon de ne pas y entrer d’abord tous deux, au cas qu’il y ait du danger à craindre. »

« Mon frère, repartit Assad, j’approuve fort votre conseil, il est sage et plein de prudence ; mais si l’un de nous deux doit se séparer pour cela, jamais je ne souffrirai que ce soit vous, et vous permettrez que je m’en charge. Quelle douleur ne seroit-ce pas pour moi s’il vous arrivoit quelque chose ! »

« Mais mon frère, repartit Amgiad, la même chose que vous craignez pour moi, je dois la craindre pour vous. Je vous supplie de me laisser faire, et de m’attendre avec patience. » « Je ne le permettrai jamais, répliqua Assad ; et s’il m’arrive quelque chose, j’aurai la consolation de savoir que vous serez en sûreté. » Amgiad fut obligé de céder, et il s’arrêta sous des arbres au pied de la montagne.

LE PRINCE ASSAD ARRÊTÉ EN ENTRANT DANS LA VILLE


Le prince Assad prit de l’argent dans la bourse dont Amgiad étoit chargé, et continua son chemin jusqu’à la ville. Il ne fut pas un peu avancé dans la première rue, qu’il joignit un vieillard vénérable, bien mis, et qui avoit une canne à la main. Comme il ne douta pas que ce ne fût un homme de distinction, et qui ne voudroit pas le tromper, il l’aborda. « Seigneur, lui dit-il, je vous supplie de m’enseigner le chemin de la place publique. »

Le vieillard regarda le prince en souriant : « Mon fils, lui dit-il, apparemment que vous êtes étranger ? Vous ne me feriez pas cette demande si cela n’étoit. » « Oui, Seigneur, je suis étranger, reprit Assad. » « Soyez le bien venu, repartit le vieillard : notre pays est bien honoré de ce qu’un jeune homme bien fait comme vous a pris la peine de le venir voir. Dites-moi, quelle affaire avez-vous à la place publique ? »

« Seigneur, répliqua Assad, il y a près de deux mois qu’un frère que j’ai, et moi, nous sommes partis d’un pays fort éloigné d’ici. Depuis ce temps-là nous n’avons pas discontinué de marcher, et nous ne faisons que d’arriver aujourd’hui. Mon frère, fatigué d’un si long voyage, est demeuré au pied de la montagne, et je viens chercher des vivres pour lui et pour moi. »

« Mon fils, repartit encore le vieillard, vous êtes venu le plus à propos du monde, et je m’en réjouis pour l’amour de vous et de votre frère. J’ai fait aujourd’hui un grand régal à plusieurs de mes amis, dont il est resté une quantité de mets où personne n’a touché. Venez avec moi, je vous en donnerai bien à manger ; et quand vous aurez fait, je vous en donnerai encore pour vous et pour votre frère de quoi vivre plusieurs jours. Ne prenez donc pas la peine d’aller dépenser votre argent à la place, les voyageurs n’en ont jamais trop. Avec cela, pendant que vous mangerez, je vous informerai des particularités de notre ville mieux que personne. Une personne comme moi, qui a passé par toutes les charges les plus honorables avec distinction, ne doit pas les ignorer. Vous devez bien vous réjouir aussi de ce que vous vous êtes adressé à moi plutôt qu’à un autre ; car je vous dirai en passant que tous nos citoyens ne sont pas faits comme moi : il y en a, je vous assure, de bien méchans. Venez donc, je veux vous faire connoître la différence qu’il y a entre un honnête homme, comme je le suis, et bien des gens qui se vantent de l’être et ne le sont pas. »

« Je vous suis infiniment obligé, reprit le prince Assad, de la bonne volonté que vous me témoignez : je me remets entièrement à vous, et je suis prêt à aller où il vous plaira. »

Le vieillard, en continuant de marcher avec Assad à côté de lui, rioit en sa barbe ; et de crainte qu’Assad ne s’en aperçût, il l’entretenoit de plusieurs choses, afin qu’il demeurât dans la bonne opinion qu’il avoit conçue de lui. « Il faut avouer, lui disoit-il, que votre bonheur est grand de vous être adressé à moi plutôt qu’à un autre. Je loue Dieu de ce que vous m’avez rencontré : vous saurez pourquoi je vous dis cela quand vous serez chez moi. »

Le vieillard arriva enfin à sa maison, et introduisit Assad dans une grande salle où il vit quarante vieillards qui faisoient un cercle autour d’un feu allumé qu’ils adoroient.

À ce spectacle, le prince Assad n’eut pas moins d’horreur de voir des hommes assez dépourvus de bon sens pour rendre leur culte à la créature préférablement au créateur, que de frayeur de se voir trompé, et de se trouver dans un lieu si abominable.

Pendant qu’Assad étoit immobile de l’étonnement où il étoit, le rusé vieillard salua les quarante vieillards. « Dévots adorateurs du Feu, leur dit-il, voici un heureux jour pour nous. Où est Gazban, ajouta-t-il ? Qu’on le fasse venir. »

À ces paroles prononcées assez haut, un noir qui les entendit de dessous la salle, parut ; et ce noir, qui étoit Gazban, n’eut pas plutôt aperçu le désolé Assad, qu’il comprit pourquoi il avoit été appelé. Il courut à lui, le jeta par terre d’un soufflet qu’il lui donna, et le lia par les bras avec une diligence merveilleuse. Quand il eut achevé : « Mene-le là-bas, lui commanda le vieillard, et ne manque pas de dire à mes filles Bostane et Cavame de lui bien donner la bastonnade chaque jour, avec un pain le matin et un autre le soir pour toute nourriture : c’en est assez pour le faire vivre jusqu’au départ du vaisseau pour la mer bleue et pour la montagne du Feu ; nous en ferons un sacrifice agréable à notre divinité… »

La sultane Scheherazade ne passa pas outre pour cette nuit, à cause du jour qui paroissoit. Elle poursuivit, la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXIe NUIT.

Sire, dès que le vieillard eut donné l’ordre cruel par où j’achevai hier de parler, Gazban se saisit d’Assad en le maltraitant, le fit descendre sous la salle, et après l’avoir fait passer par plusieurs portes jusque dans un cachot où l’on descendoit par vingt marches, il l’attacha par les pieds à une chaîne des plus grosses et des plus pesantes. Aussitôt qu’il eut achevé, il alla avertir les filles du vieillard ; mais le vieillard leur parloit déjà lui-même. « Mes filles, leur dit-il, descendez là-bas, et donnez la bastonnade de la manière que vous savez au Musulman dont je viens de faire capture, et ne l’épargnez pas : vous ne pouvez mieux marquer que vous êtes de bonnes adoratrices du Feu. »

Bostane et Cavame, nourries dans la haine contre tous les Musulmans, reçurent cet ordre avec joie. Elles descendirent au cachot dès le même moment, dépouillèrent Assad, le bastonnèrent impitoyablement jusqu’au sang et jusqu’à lui faire perdre connoissance. Après cette exécution si barbare, elles mirent un pain et un pot d’eau près de lui, et se retirèrent.

Assad ne revint à lui que long-temps après, et ce ne fut que pour verser des larmes par ruisseaux en déplorant sa misère, avec la consolation néanmoins que ce malheur n’étoit pas arrivé à son frère Amgiad.

Le prince Amgiad attendit son frère Assad jusqu’au soir au pied de la montagne avec grande impatience. Quand il vit qu’il étoit deux, trois et quatre heures de nuit, et qu’il n’étoit pas venu, il pensa se désespérer. Il passa la nuit dans cette inquiétude désolante ; et dès qu’elle parut, il s’achemina vers la ville. Il fut d’abord très-étonné de ne voir que très-peu de Musulmans. Il arrêta le premier qu’il rencontra, et le pria de lui dire comment elle s’appeloit. Il apprit que c’étoit la ville des Mages, ainsi nommée à cause que les mages, adorateurs du Feu, y étoient en plus grand nombre, et qu’il n’y avoit que très-peu de Musulmans. Il demanda aussi combien on comptoit de là à l’isle d’Ébène ; et la réponse qu’on lui fit, fut que par mer il y avoit quatre mois de navigation, et une année de voyage par terre. Celui à qui il s’étoit adressé, le quitta brusquement après qu’il l’eut satisfait sur ces deux demandes, et continua son chemin parce qu’il étoit pressé.

Amgiad qui n’avoit mis qu’environ six semaines à venir de l’isle d’Ébène avec son frère Assad, ne pouvoit comprendre comment ils avoient fait tant de chemin en si peu de temps, à moins que ce ne fût par enchantement, ou que le chemin de la montagne par où ils étoient venus, ne fût un chemin plus court qui n’étoit point pratiqué à cause de sa difficulté. En marchant par la ville, il s’arrêta à la boutique d’un tailleur qu’il reconnut pour Musulman à son habillement, comme il avoit déjà reconnu celui à qui il avoit parlé. Il s’assit près de lui après qu’il l’eut salué, et lui raconta le sujet de la peine où il étoit.

Quand le prince Amgiad eut achevé : « Si votre frère, reprit le tailleur, est tombé entre les mains de quelque Mage, vous pouvez faire état de ne le revoir jamais. Il est perdu sans ressource ; et je vous conseille de vous en consoler, et de songer à vous préserver vous-même d’une semblable disgrâce. Pour cela, si vous voulez me croire, vous demeurerez avec moi, et je vous instruirai de toutes les ruses de ces Mages, afin que vous vous gardiez d’eux quand vous sortirez. » Amgiad, bien affligé d’avoir perdu son frère Assad, accepta l’offre, et remercia le tailleur mille fois de la bonté qu’il avoit pour lui.

HISTOIRE
DU
PRINCE AMGIAD ET D’UNE DAME
DE LA VILLE DES MAGES.


Le prince Amgiad ne sortit pour aller par la ville, pendant un mois entier, qu’en la compagnie du tailleur ; il se hasarda enfin d’aller seul au bain. Au retour, comme il passoit par une rue où il n’y avoit personne, il rencontra une dame qui venoit à lui.

La dame qui vit un jeune homme très-bien fait, et tout frais sorti du bain, leva son voile et lui demanda où il alloit d’un air riant et en lui faisant les jeux doux. Amgiad ne put résister aux charmes qu’elle lui fit paroître. « Madame, répondit-il, je vais chez moi ou chez vous, cela est à votre choix. »

« Seigneur, répondit la dame avec un sourire agréable, les dames de ma sorte ne mènent pas les hommes chez elles, elles vont chez eux. »

Amgiad fut dans un grand embarras de cette réponse à laquelle il ne s’attendoit pas. Il n’osoit prendre la hardiesse de la mener chez son hôte qui s’en seroit scandalisé, et il auroit couru risque de perdre la protection dont il avoit besoin dans une ville où il avoit tant de précautions à prendre. Le peu d’habitude qu’il y avoit, faisoit aussi qu’il ne savoit aucun endroit où la conduire, et il ne pouvoit se résoudre de laisser échapper une si belle fortune. Dans cette incertitude il résolut de s’abandonner au hasard ; et sans répondre à la dame, il marcha devant elle et la dame le suivit.

Le prince Amgiad la mena long-temps de rue en rue, de carrefour en carrefour, de place en place, et ils étoient fatigués de marcher l’un et l’autre, lorsqu’il enfila une rue qui se trouva terminée par une grande porte fermée d’une maison d’assez belle apparence avec deux bancs, l’un d’un côté, l’autre de l’autre. Amgiad s’assit sur l’un comme pour reprendre haleine ; et la dame plus fatiguée que lui s’assit sur l’autre.

Quand la dame fut assise : « C’est donc ici votre maison, dit-elle au prince Amgiad ? » « Vous le voyez, madame, reprit le prince. » Pourquoi donc n’ouvrez-vous pas, repartit-elle ? Qu’attendez-vous ? « « Ma belle, répliqua Amgiad, c’est que je n’ai pas la clef, je l’ai laissée à mon esclave que j’ai chargé d’une commission d’où il ne peut pas être encore revenu. Et comme je lui ai commandé, après qu’il auroit fait cette commission, de m’acheter de quoi faire un bon dîné, je crains que nous ne l’attendions encore long-temps. »

La difficulté que le prince trouvoit à satisfaire sa passion, dont il commençoit à se repentir, lui avoit fait imaginer cette défaite dans l’espérance que la dame donneroit dedans, et que le dépit l’obligeroit de le laisser là et d’aller chercher fortune ailleurs, mais il se trompa.

« Voilà un impertinent esclave de se faire ainsi attendre, reprit la dame, je le châtierai moi-même, comme il le mérite, si vous ne le châtiez bien quand il sera de retour. Il n’est pas bienséant cependant que je demeure seule à une porte avec un homme. » En disant cela elle se leva, et ramassa une pierre pour rompre la serrure qui n’étoit que de bois, et fort foible, à la mode du pays.

Amgiad au désespoir de ce dessein voulut s’y opposer. « Madame, dit-il, que prétendez-vous faire ? De grâce donnez-vous quelques momens de patience. » « Qu’avez-vous à craindre, reprit-elle ? La maison n’est-elle pas à vous ? Ce n’est pas une grande affaire qu’une serrure de bois rompue : il est aisé d’en remettre une autre. » Elle rompit la serrure ; et dès que la porte fut ouverte, elle entra et marcha devant.

Amgiad se tint pour perdu quand il vit la porte de la maison forcée. Il hésita s’il devoit entrer ou s’évader pour se délivrer du danger qu’il croyoit indubitable, et il alloit prendre ce parti, lorsque la dame se retourna et vit qu’il n’entroit pas. « Qu’avez-vous, que vous n’entrez pas chez vous, lui dit-elle ? » « C’est, madame, répondit-il, que je regardois si mon esclave ne revenoit pas, et que je crains qu’il n’y ait rien de prêt. » « Venez, venez, reprit-elle, nous attendrons mieux ici que dehors, en attendant qu’il arrive. »

Le prince Amgiad entra bien malgré lui dans une cour spacieuse et proprement pavée. De la cour il monta par quelques degrés à un grand vestibule, où ils aperçurent, lui et la dame, une grande salle ouverte, très-bien meublée, et dans la salle une table de mets exquis avec une autre chargée de plusieurs sortes de beaux fruits, et un buffet garni de bouteilles de vin.

Quand Amgiad vit ces apprêts, il ne douta plus de sa perte. « C’est fait de toi, pauvre Amgiad, dit-il en lui-même, tu ne survivras pas long-temps à ton cher frère Assad. » La dame au contraire, ravie de ce spectacle agréable : « Eh quoi, Seigneur, s’écria-t-elle, vous craigniez qu’il n’y eût rien de prêt ! Vous voyez cependant que votre esclave a fait plus que vous ne croyiez. Mais, si je ne me trompe, ces préparatifs sont pour une autre dame que moi ? Cela n’importe : qu’elle vienne cette dame, je vous promets de n’en être pas jalouse. La grâce que je vous demande, c’est de vouloir bien souffrir que je la serve et vous aussi. »

Amgiad ne put s’empêcher de rire de la plaisanterie de la dame, tout affligé qu’il étoit. « Madame, reprit-il en pensant tout autre chose qui le désoloit dans l’ame, je vous assure qu’il n’est rien moins que ce que vous vous imaginez : ce n’est là que mon ordinaire bien simplement. » Comme il ne pouvoit se résoudre à se mettre à une table qui n’avoit pas été préparée pour lui, il voulut s’asseoir sur le sofa ; mais la dame l’en empêcha. « Que faites-vous, lui dit-elle ? Vous devez avoir faim après le bain : mettons-nous à table, mangeons et réjouissons-nous. »

Amgiad fut contraint de faire ce que la dame voulut : ils se mirent à table, et ils mangèrent. Après les premiers morceaux, la dame prit un verre et une bouteille, se versa à boire et but la première à la santé d’Amgiad. Quand elle eut bu, elle remplit le même verre, et le présenta à Amgiad qui lui fit raison.

Plus Amgiad faisoit réflexion sur son aventure, plus il étoit dans l’étonnement de voir que le maître de la maison ne paroissoit pas et même qu’une maison où tout étoit si propre et si riche, étoit sans un seul domestique. « Mon bonheur seroit bien extraordinaire, se disoit-il à lui-même, si le maître pouvoit ne pas venir que je ne fusse sorti de cette intrigue ! » Pendant qu’il s’entretenoit de ces pensées, et d’autres plus fâcheuses, la dame continuoit de manger, buvoit de temps en temps, et l’obligeoit de faire de même. Ils en étoient bientôt au fruit, lorsque le maître de la maison arriva.

C’étoit le grand écuyer du roi des Mages ; et son nom étoit Bahader. La maison lui appartenoit ; mais il en avoit une autre où il faisoit sa demeure ordinaire. Celle-ci ne lui servoit qu’à se régaler en particulier avec trois ou quatre amis choisis ; il y faisoit tout apporter de chez lui, et c’est ce qu’il avoit fait faire ce jour-là par quelques-uns de ses gens, qui ne faisoient que de sortir peu de temps avant qu’Amgiad et la dame arrivassent.

Bahader arriva sans suite et déguisé, comme il le faisoit presque ordinairement, et il venoit un peu avant l’heure qu’il avoit donnée à ses amis. Il ne fut pas peu surpris de voir la porte de sa maison forcée. Il entra sans faire de bruit ; et comme il eut entendu que l’on parloit et que l’on se réjouissoit dans la salle, il se coula le long du mur et avança la tête à demi à la porte pour voir quelles gens c’étoient. Comme il eut vu que c’étoient un jeune homme et une jeune dame qui mangeoient à la table qui n’avoit été préparée que pour ses amis et pour lui, et que le mal n’étoit pas si grand qu’il s’étoit imaginé d’abord, il résolut de s’en divertir.

La dame qui avoit le dos un peu tourné, ne pouvoit pas voir le grand écuyer ; mais Amgiad l’aperçut d’abord, et alors il avoit le verre à la main. Il changea de couleur à cette vue, les yeux attachés sur Bahader qui lui fit signe de ne dire mot et de venir lui parler.

Amgiad but et se leva. « Où allez-vous, lui demanda la dame ? » « Madame, lui dit-il, demeurez, je vous prie, je suis à vous dans le moment : une petite nécessité m’oblige de sortir. » Il trouva Bahader qui l’attendoit sous le vestibule, et qui le mena dans la cour pour lui parler sans être entendu de la dame…

Scheherazade s’aperçut à ces derniers mots qu’il étoit temps que le sultan des Indes se levât : elle se tut, et elle eut le temps de poursuivre la nuit suivante, et de lui parler en ces termes :

CCXXXIIe NUIT.

Sire, quand Bahader et le prince Amgiad furent dans la cour, Bahader demanda au prince par quelle aventure il se trouvoit chez lui avec la dame, et pourquoi ils avaient forcé la porte de sa maison ?

« Seigneur, reprit Amgiad, je dois paroître bien coupable dans votre esprit ; mais si vous voulez bien avoir la patience de m’entendre, j’espère que vous me trouverez très-innocent. » Il poursuivit son discours, et lui raconta en peu de mots la chose comme elle étoit, sans rien déguiser ; et afin de le bien persuader qu’il n étoit pas capable de commettre une action aussi indigne que de forcer une maison, il ne lui cacha pas qu’il étoit prince, non plus que la raison pour laquelle il se trouvoit dans la ville des Mages.

Bahader qui aimoit naturellement les étrangers, fut ravi d’avoir trouvé l’occasion d’en obliger un de la qualité et du rang d’Amgiad. En effet, à son air, à ses manières honnêtes, à son discours en termes choisis et ménagés, il ne douta nullement de sa sincérité. « Prince, lui dit-il, j’ai une joie extrême d’avoir trouvé lieu de vous obliger dans une rencontre aussi plaisante que celle que vous venez de me raconter. Bien loin de troubler la fête, je me ferai un très-grand plaisir de contribuer à votre satisfaction. Avant que de vous communiquer ce que je pense là-dessus, je suis bien aise de vous dire que je suis grand écuyer du roi, et que je m’appelle Bahader. J’ai un hôtel où je fais ma demeure ordinaire, et cette maison est un lieu où je viens quelquefois pour être plus en liberté avec mes amis. Vous avez fait accroire à votre belle, que vous aviez un esclave, quoique vous n’en ayez pas. Je veux être cet esclave ; et afin que cela ne vous fasse pas de peine, et que vous ne vous en excusiez pas, je vous répète que je le veux être absolument ; et vous en apprendrez bientôt la raison. Allez donc vous remettre à votre place, et continuez de vous divertir ; et quand je reviendrai dans quelque temps, et que je me présenterai devant vous en habit d’esclave, querellez-moi bien ; ne craignez pas même de me frapper : je vous servirai tout le temps que vous tiendrez table, et jusqu’à la nuit. Vous coucherez chez moi vous et la dame, et demain matin vous la renverrez avec honneur. Après cela, je tâcherai de vous rendre des services de plus de conséquence. Allez donc, et ne perdez pas de temps. » Amgiad voulut repartir ; mais le grand écuyer ne le permit pas, et il le contraignit d’aller retrouver la dame.

Amgiad fut à peine rentré dans la salle, que les amis que le grand écuyer avoit invités, arrivèrent. Il les pria obligeamment de vouloir bien l’excuser s’il ne les recevoit pas ce jour-là, en leur faisant entendre qu’ils en approuveroient la cause quand il les en auroit informés au premier jour. Dès qu’ils furent éloignés, il sortit, et il alla prendre un habit d’esclave.

Le prince Amgiad rejoignit la dame, le cœur bien content de ce que le hasard l’avoit conduit dans une maison qui appartenoit à un maître de si grande distinction, et qui en usoit si honnêtement avec lui. En se remettant à table : « Madame, lui dit-il, je vous demande mille pardons de mon incivilité et de la mauvaise humeur où je suis de l’absence de mon esclave ; le maraut me le paiera, je lui ferai voir s’il doit être dehors si long-temps. »

« Cela ne doit pas vous inquiéter, reprit la dame, tant pis pour lui ; s’il fait des fautes, il le paiera. Ne songeons plus à lui, songeons seulement à nous réjouir. »

Ils constinuèrent de tenir table avec d’autant plus d’agrément, qu’Amgiad n’étoit plus inquiet comme auparavant de ce qui arriveroit de l’indiscrétion de la dame, qui ne devoit pas forcer la porte, quand même la maison eût appartenu à Amgiad. Il ne fut pas moins de belle humeur que la dame, et ils se dirent mille plaisanteries en buvant plus qu’ils ne mangeoient, jusqu’à l’arrivée de Bahader déguisé en esclave.

Bahader entra comme un esclave, bien mortifié de voir que son maître étoit en compagnie et de ce qu’il revenoit si tard. Il se jeta à ses pieds en baisant la terre, pour implorer sa clémence ; et quand il se fut relevé, il demeura debout, les mains croisées, et les yeux baissés, en attendant qu’il lui commandât quelque chose.

« Méchant esclave, lui dit Amgiad avec un œil et un ton de colère, dis-moi s’il y a au monde un esclave plus méchant que toi ? Où as-tu été ? Qu’as-tu fait pour revenir à l’heure qu’il est ?

« Seigneur, reprit Bahader, je vous demande pardon, je viens de faire les commissions que vous m’avez données ; je n’ai pas cru que vous dussiez revenir de si bonne heure. »

« Tu es un maraut, repartit Amgiad, et je te rouerai de coups pour t’apprendre à mentir, et à manquer à ton devoir. » Il se leva, prit un bâton, et lui en donna deux ou trois coups assez légèrement ; après quoi il se remit à table.

La dame ne fut pas contente de ce châtiment, elle se leva à son tour, prit le bâton, et en chargea Bahader de tant de coups sans l’épargner, que les larmes lui en vinrent aux jeux. Amgiad, scandalisé au dernier point de la liberté qu’elle se donnoit, et de ce qu’elle maltraitoit un officier du roi, de cette importance, avoit beau crier que c’étoit assez, elle frappoit toujours : « Laissez-moi faire, disoit-elle, je veux me satisfaire, et lui apprendre à ne pas s’absenter si long-temps une autre fois. » Elle continuoit toujours avec tant de furie, qu’il fut contraint de se lever et de lui arracher le bâton, qu’elle ne lâcha qu’après beaucoup de résistance. Comme elle vit qu’elle ne pouvoit plus battre Bahader, elle se remit à sa place et lui dit mille injures.

Bahader essuya ses larmes, et demeura debout pour leur verser à boire. Lorsqu’il vit qu’ils ne buvoient et ne mangeoient plus, il desservit, il nettoya la salle, il mit toutes choses en leur lieu ; et dès qu’il fut nuit, il alluma les bougies. À chaque fois qu’il sortoit ou qu’il entroit, la dame ne manquoit pas de le gronder, de le menacer et de l’injurier, avec un grand mécontentement de la part d’Amgiad, qui vouloit le ménager, et n’osoit lui rien dire. À l’heure qu’il fut temps de se coucher, Bahader leur prépara un lit sur le sofa, et se retira dans une chambre, où il ne fut pas long-temps à s’endormir après une si longue fatigue.

Amgiad et la dame s’entretinrent encore une grosse demi-heure ; et avant de se coucher, la dame eut besoin de sortir. En passant sous le vestibule, comme elle eut entendu que Bahader ronfloit déjà, et qu’elle avoit vu qu’il y avoit un sabre dans la salle : « Seigneur, dit-elle à Amgiad en rentrant, je vous prie de faire une chose pour l’amour de moi. » De quoi s’agit-il pour votre service, reprit Amgiad ? » « Obligez-moi de prendre ce sabre, repartit-elle, et d’aller couper la tête à votre esclave. »

Amgiad fut extrêmement étonné de cette proposition que le vin faisoit faire à la dame, comme il n’en douta pas. « Madame, lui dit-il, laissons là mon esclave, il ne mérite pas que vous pensiez à lui : je l’ai châtié, vous l’avez châtié vous-même, cela suffit ; d’ailleurs, je suis très-content de lui, et il n’est pas accoutumé à ces sortes de fautes. »

« Je ne me paie pas de cela, reprit la dame enragée ; je veux que ce coquin meure ; et s’il ne meurt de votre main, il mourra de la mienne. » En disant ces paroles, elle mit la main sur le sabre, le tira hors du fourreau, et s’échappa pour exécuter son pernicieux dessein.

Amgiad la rejoignit sous le vestibule, et en la rencontrant : « Madame, lui dit-il, il faut vous satisfaire puisque vous le souhaitez : je serois fâché qu’un autre que moi ôtât la vie à mon esclave. » Quand elle lui eut remis le sabre : « Venez, suivez-moi, ajouta-t-il, et ne faisons pas de bruit de crainte qu’il ne s’éveille. » Ils entrèrent dans la chambre où étoit Bahader ; mais au lieu de le frapper, Amgiad porta le coup à la dame, et lui coupa la tête qui tomba sur Bahader…

Le jour avoit déjà commencé de paroître, lorsque Scheherazade en étoit à ces paroles ; elle s’en aperçut, et cessa de parler. Elle reprit son discours la nuit suivante, et dit au sultan Schahriar :

CCXXXIIIe NUIT.

Sire, la tête de la dame eût interrompu le sommeil du grand écuyer, en tombant sur lui, quand le bruit du coup de sabre ne l’eût pas éveillé. Étonné de voir Amgiad avec le sabre ensanglanté et le corps de la dame par terre sans tête, il lui demanda ce que cela signifioit. Amgiad lui raconta la chose comme elle s’étoit passée, et en achevant : « Pour empêcher cette furieuse, ajouta-t-il, de vous ôter la vie, je n’ai point trouvé d’autre moyen que de la lui ravir à elle-même. »

« Seigneur, reprit Bahader plein de reconnoissance, des personnes de votre sang, et aussi généreuses, ne sont pas capables de favoriser des actions si méchantes. Vous êtes mon libérateur, et je ne puis assez vous en remercier. » Après qu’il l’eut embrassé, pour lui mieux marquer combien il lui étoit obligé : « Avant que le jour vienne, dit-il, il faut emporter ce cadavre hors d’ici, et c’est ce que je vais faire. » Amgiad s’y opposa, et dit qu’il l’emporteroit lui-même, puisqu’il avoit fait le coup. « Un nouveau venu en cette ville, comme vous, n’y réussiroit pas, reprit Bahader. Laissez-moi faire, demeurez ici en repos. Si je ne reviens pas avant qu’il soit jour, ce sera une marque que le guet m’aura surpris. En ce cas-là je vais vous faire par écrit une donation de la maison et de tous les meubles, vous n’aurez qu’à y demeurer. »

Dès que Bahader eut écrit et livré la donation au prince Amgiad, il mit le corps de la dame dans un sac avec la tête, chargea le sac sur ses épaules et marcha de rue en rue en prenant le chemin de la mer. Il n’en étoit pas éloigné lorsqu’il rencontra le juge de police qui faisoit sa ronde en personne. Les gens du juge l’arrêtèrent, ouvrirent le sac, et y trouvèrent le corps de la dame massacrée, et sa tête. Le juge qui reconnut le grand écuyer malgré son déguisement, le mena chez lui ; et comme il n’osa pas le faire mourir à cause de sa dignité, sans en parler au roi, il le lui mena le lendemain matin. Le roi n’eut pas plutôt appris, au rapport du juge, la noire action qu’il avoit commise, comme il le croyoit selon les indices, qu’il le chargea d’injures. « C’est donc ainsi, s’écria-t-il, que tu massacres mes sujets pour les piller, et que tu jettes leur corps à la mer pour cacher ta tyrannie : qu’on les en délivre, et qu’on le pende. »

Quelque innocent que fût Bahader, il reçut cette sentence de mort avec toute la résignation possible, et ne dit pas un mot pour sa justification. Le juge le remmena ; et pendant qu’on préparoit la potence, il envoya publier par toute la ville la justice qu’on alloit faire à midi d’un meurtre commis par le grand écuyer.

Le prince Amgiad qui avoit attendu le grand écuyer inutilement, fut dans une consternation qu’on ne peut imaginer, quand il entendit ce cri de la maison où il étoit. « Si quelqu’un doit mourir pour la mort d’une femme aussi méchante, se dit-il à lui-même, ce n’est pas le grand écuyer ; c’est moi ; et je ne souffrirai pas que l’innocent soit puni pour le coupable. » Sans délibérer davantage il sortit, et se rendit à la place où se devoit faire l’exécution, avec le peuple qui y couroit de toutes parts.

Dès qu’Amgiad vit paroître le juge, qui amenoit Bahader à la potence, il alla se présenter à lui : « Seigneur, lui dit-il, je viens vous déclarer et vous assurer que le grand écuyer que vous conduisez à la mort, est très-innocent de la mort de cette dame. C’est moi qui ai commis le crime, si c’est en avoir commis un que d’avoir ôté la vie à une femme détestable qui vouloit l’ôter à un grand écuyer ; et voici comment la chose s’est passée. »

Quand le prince Amgiad eut informé le juge de quelle manière il avoit été abordé par la dame à la sortie du bain, comment elle avoit été cause qu’il étoit entré dans la maison de plaisir du grand écuyer, et de tout ce qui s’étoit passé jusqu’au moment qu’il avoit été contraint de lui couper la tête pour sauver la vie au grand écuyer, le juge sursit l’exécution, et le mena au roi avec le grand écuyer.

Le roi voulut être informé de la chose par Amgiad lui-même ; et Amgiad pour lui mieux faire comprendre son innocence et celle du grand écuyer, profita de l’occasion pour lui faire le récit de son histoire et de son frère Assad depuis le commencement jusqu’à leur arrivée et jusqu’au moment qu’il lui parloit.

Quand le prince eut achevé : « Prince, lui dit le roi, je suis ravi que cette occasion m’ait donné lieu de vous connoître : je ne vous donne pas seulement la vie avec celle de mon grand écuyer, que je loue de la bonne intention qu’il a eue pour vous, et que je rétablis dans sa charge ; je vous fais même mon grand visir pour vous consoler du traitement injuste, quoiqu’excusable, que le roi votre père vous a fait. À l’égard du prince Assad, je vous permets d’employer toute l’autorité que je vous donne pour le retrouver. »

Après qu’Amgiad eut remercié le roi de la ville et du pays des Mages, et qu’il eut pris possession de la charge de grand visir, il employa tous les moyens imaginables pour trouver le prince son frère. Il fit promettre par les crieurs publics dans tous les quartiers de la ville, une grande récompense à ceux qui le lui ameneroient, ou même qui lui apprendroient quelque nouvelle. Il mit des gens en campagne ; mais quelque diligence qu’il pût faire, il n’eut pas la moindre nouvelle de lui.

SUITE DE L’HISTOIRE
DU PRINCE ASSAD.


Assad cependant étoit toujours à la chaîne dans le cachot où il avoit été renfermé par l’adresse du rusé vieillard ; et Bostane et Cavame, filles du vieillard, le maltraitoient avec la même cruauté et la même inhumanité. La fête solennelle des adorateurs du Feu approcha. On équipa le vaisseau qui avoit coutume de faire le voyage de la montagne du Feu : on le chargea de marchandises par le soin d’un capitaine nommé Behram, grand zélateur de la religion des Mages. Quand il fut en état de remettre à la voile, Behram y fit embarquer Assad dans une caisse à moitié pleine de marchandises, avec assez d’ouverture entre les ais pour lui donner la respiration nécessaire, et fit descendre la caisse à fond de cale.

Avant que le vaisseau mît à la voile, le grand visir Amgiad, frère d’Assad, qui avoit été averti que les adorateurs du Feu avoient coutume de sacrifier un Musulman chaque année sur la montagne du Feu, et qu’Assad qui étoit peut-être tombé entre leurs mains, pourroit bien être destiné à cette cérémonie sanglante, voulut en faire la visite. Il y alla en personne, et fit monter tous les matelots et tous les passagers sur le tillac, pendant que ses gens firent la recherche dans tout le vaisseau ; mais on ne trouva pas Assad, il étoit trop bien caché.

La visite faite, le vaisseau sortit du port ; et quand il fut en pleine mer, Behram ordonna de tirer le prince Assad de la caisse, et le fit mettre à la chaîne pour s’assurer de lui, de crainte, comme il n’ignoroit pas qu’on alloit le sacrifier, que de désespoir il ne se précipitât dans la mer.

Après quelques jours de navigation, le vent favorable qui avoit toujours accompagné le vaisseau, devint contraire, et augmenta de manière qu’il excita une tempête des plus furieuses. Le vaisseau ne perdit pas seulement sa route : Behram et son pilote ne savoient plus même où ils étoient, et ils craignoient de rencontrer quelque rocher à chaque moment, et de s’y briser. Au plus fort de la tempête ils découvrirent terre, et Behram la reconnut pour l’endroit où étoit le port et la capitale de la reine Margiane, et il en eut une grande mortification.

En effet, la reine Margiane qui étoit Musulmane, étoit ennemie mortelle des adorateurs du Feu. Non-seulement elle n’en souffroit pas un seul dans ses états, elle ne permettoit même pas qu’aucun de leurs vaisseaux y abordât.

Il n’étoit plus au pouvoir de Behram cependant d’éviter d’aller border au port de la capitale de cette reine, à moins d’aller échouer et se perdre contre la côte qui étoit bordée de rochers affreux. Dans cette extrémité il tint conseil avec son pilote et avec ses matelots. « Enfans, dit-il, vous voyez la nécessité où nous sommes réduits. De deux choses l’une : ou il faut que nous soyons engloutis par les flots, ou que nous nous sauvions chez la reine Margiane ; mais sa haine implacable contre notre religion et contre ceux qui en font profession, vous est connue. Elle ne manquera pas de se saisir de notre vaisseau, et de nous faire ôter la vie à tous sans miséricorde. Je ne vois qu’un seul remède qui peut-être nous réussira. Je suis d’avis que nous ôtions de la chaîne le Musulman que nous avons ici, et que nous l’habillions en esclave. Quand la reine Margiane m’aura fait venir devant elle, et qu’elle me demandera quel est mon négoce, je lui répondrai que je suis marchand d’esclaves, que j’ai vendu tout ce que j’en avois, et que je n’en ai réservé qu’un seul pour me servir d’écrivain, à cause qu’il sait lire et écrire. Elle voudra le voir ; et comme il est bien fait, et que d’ailleurs il est de sa religion, elle en sera touchée de compassion, ne manquera pas de me proposer de le lui vendre, et, en cette considération, de nous souffrir dans son port jusqu’au premier beau temps. Si vous savez quelque chose de meilleur, dites-le-moi, je vous écouterai. » Le pilote et les matelots applaudirent à son sentiment qui fut suivi…

La sultane Scheherazade fut obligée d’en demeurer à ces derniers mots, à cause du jour qui se faisoit voir ; elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXIVe NUIT.

Sire, Behram fit ôter le prince Assad de la chaîne, et le fit habiller en esclave fort proprement, selon le rang d’écrivain de son vaisseau, sous lequel il vouloit le faire paroître devant la reine Margiane. Il fut à peine dans l’état qu’il le souhaitoit, que le vaisseau entra dans le port, où il fit jeter l’ancre.

Dès que la reine Margiane, qui avoit son palais situé du côté de la mer, de manière que le jardin s’étendoit jusqu’au rivage, eut vu que le vaisseau avoit mouillé, elle envoya avertir le capitaine de venir lui parler ; et pour satisfaire plutôt sa curiosité, elle vint l’attendre dans le jardin.

Behram qui s’étoit attendu à être appelé, débarqua avec le prince Assad, après avoir exigé de lui de confirmer qu’il étoit son esclave et son écrivain, et fut conduit devant la reine Margiane. Il se jeta à ses pieds ; et après lui avoir marqué la nécessité qui l’avoit obligé de se réfugier dans son port, il lui dit qu’il étoit marchand d’esclaves, qu’Assad qu’il avoit amené, étoit le seul qui lui restât, et qu’il gardoit pour lui servir d’écrivain.

Assad avoit plu à la reine Margiane du moment qu’elle l’avoit vu, et elle fut ravie d’apprendre qu’il fut esclave. Résolue à l’acheter à quelque prix que ce fût, elle demanda à Assad comment il s’appeloit.

« Grande reine, reprit le prince Assad les larmes aux yeux, votre Majesté me demande-t-elle le nom que je portois ci-devant, ou le nom que je porte aujourd’hui ? » « Comment, repartit la reine, est-ce que vous avez deux noms ? » « Hélas, il n’est que trop vrai, répliqua Assad ! Je m’appelois autrefois Assad (très-heureux), et aujourd’hui je m’appelle Môtar (destiné à être sacrifié). »

Margiane qui ne pouvoit pénétrer le vrai sens de cette réponse, l’appliqua à l’état de son esclavage, et connut en même temps qu’il avoit beaucoup d’esprit. « Puisque vous êtes écrivain, lui dit-elle ensuite, je ne doute pas que vous ne sachiez bien écrire : faites-moi voir de votre écriture. »

Assad muni d’une écritoire qu’il portoit à sa ceinture, et de papier, par les soins de Behram qui n’avoit pas oublié ces circonstances pour persuader à la reine ce qu’il vouloit qu’elle crût, se retira un peu à l’écart, et écrivit ces sentences, par rapport à sa misère :

« L’aveugle se détourne de la fosse où le clair-voyant se laisse tomber. — L’ignorant s’élève aux dignités par des discours qui ne signifient rien, le savant demeure dans la poussière avec son éloquence. — Le Musulman est dans la dernière misère avec toutes ses richesses, l’infidèle triomphe au milieu de ses biens. — On ne peut pas espérer que les choses changent : c’est un décret du Tout-Puissant qu’elles demeurent en cet état. »

Assad présenta le papier à la reine Margiane, qui n’admira pas moins la moralité des sentences, que la beauté du caractère ; et il n’en fallut pas davantage pour achever d’embraser son cœur, et de le toucher d’une véritable compassion pour lui. Elle n’eut pas plutôt achevé de le lire, qu’elle s’adressa à Behram : « Choisissez, lui dit-elle, de me vendre cet esclave, ou de m’en faire un présent ; peut-être trouverez-vous mieux votre compte de choisir le dernier. »

Behram reprit assez insolemment qu’il n’avoit pas de choix à faire, qu’il avoit besoin de son esclave, et qu’il vouloit le garder.

La reine Margiane, irritée de cette hardiesse, ne voulut point parler davantage à Behram ; elle prit le prince Assad par le bras, le fit marcher devant elle ; et en l’emmenant à son palais, elle envoya dire à Behram qu’elle feroit confisquer toutes ses marchandises, et mettre le feu à son vaisseau au milieu du port, s’il y passoit la nuit. Behram fut contraint de retourner à son vaisseau, bien mortifié, et de faire préparer toutes choses pour remettre à la voile, quoique la tempête ne fût pas encore entièrement appaisée.

La reine Margiane après avoir commandé en entrant dans son palais que l’on servît promptement le soupé, mena Assad à son appartement, où elle le fit asseoir près d’elle. Assad voulut s’en défendre, en disant que cet honneur n’appartenoit pas à un esclave.

« À un esclave, reprit la reine ! Il n’y a qu’un moment que vous l’étiez, mais vous ne l’êtes plus. Asseyez-vous près de moi, vous dis-je, et racontez-moi votre histoire ; car ce que vous avez écrit pour me faire voir de votre écriture, et l’insolence de ce marchand d’esclaves, me font comprendre qu’elle doit être extraordinaire. »

Le prince Assad obéit ; et quand il fut assis : « Puissante reine, dit-il, votre Majesté ne se trompe pas, mon histoire est véritablement extraordinaire, et plus qu’elle ne pourroit se l’imaginer. Les maux, les tourmens incroyables que j’ai soufferts, et le genre de mort auquel j’étois destiné, dont elle m’a délivré par sa générosité toute royale, lui feront connoître la grandeur de son bienfait que je n’oublierai jamais. Mais avant d’entrer dans ce détail qui fait horreur, elle voudra bien que je prenne l’origine de mes malheurs de plus haut. »

Après ce préambule qui augmenta la curiosité de Margiane, Assad commença par l’informer de sa naissance royale, de celle de son frère Amgiad, de leur amitié réciproque, de la passion condamnable de leurs belles-mères changée en une haine des plus odieuses, la source de leur étrange destinée. Il vint ensuite à la colère du roi leur père, à la manière presque miraculeuse de la conservation de leur vie, et enfin à la perte qu’il avoit faite de son frère, et à la prison si longue et si douloureuse d’où on ne l’avoit fait sortir que pour être immolé sur la montagne du Feu.

Quand Assad eut achevé son discours, la reine Margiane animée plus que jamais contre les adorateurs du Feu : « Prince, dit-elle, nonobstant l’aversion que j’ai toujours eue contre les adorateurs du Feu, je n’ai pas laissé d’avoir beaucoup d’humanité pour eux ; mais après le traitement barbare qu’ils vous ont fait, et leur dessein exécrable de faire une victime de votre personne à leur Feu, je leur déclare dès-à-présent une guerre implacable. » Elle vouloit s’étendre davantage sur ce sujet ; mais l’on servit, et elle se mit à table avec le prince Assad, charmée de le voir et de l’entendre, et déjà prévenue pour lui d’une passion dont elle se promettoit de trouver bientôt l’occasion de le faire apercevoir. « Prince, lui dit-elle, il faut vous bien récompenser de tant de jeûnes et de tant de mauvais repas que les impitoyables adorateurs du Feu vous ont fait faire : vous avez besoin de nourriture après tant de souffrances. » Et en lui disant ces paroles, et d’autres à-peu-près semblables, elle lui servoit à manger et lui faisoit verser à boire coup sur coup. Le repas dura long-temps, et le prince Assad but quelques coups plus qu’il ne pouvoit porter.

Quand la table fut levée, Assad eut besoin de sortir, et il prit son temps de manière que la reine ne s’en aperçut pas. Il descendit dans la cour, et comme il vit la porte du jardin ouverte, il y entra. Attiré par les beautés dont il étoit diversifié, s’y promena un espace de temps. Il alla enfin jusqu’à un jet d’eau qui en faisoit le plus grand agrément ; il s’y lava les mains et le visage pour se rafraîchir ; et en voulant se reposer sur le gazon dont il étoit bordé, il s’y endormit.

La nuit approchoit alors, et Behram qui ne vouloit pas donner lieu à la reine Margiane d’exécuter sa menace, avoit déjà levé l’ancre, bien fâché de la perte qu’il avoit faite d’Assad, et d’être frustré de l’espérance d’en faire un sacrifice. Il tâchoit néanmoins de se consoler sur ce que la tempête étoit cessée, et qu’un vent de terre le favorisoit pour s’éloigner. Dès qu’il se fut tiré hors du port avec l’aide de sa chaloupe, avant de la tirer dans le vaisseau : « Enfans, dit-il aux matelots qui étoient dedans, attendez, ne remontez pas : je vais vous faire donner des barils pour faire de l’eau, et je vous attendrai sur les bords. » Les matelots qui ne savoient pas où ils en pourroient faire, voulurent s’en excuser ; mais comme Behram avoit parlé à la reine dans le jardin, et qu’il avoit remarqué le jet d’eau : « Allez aborder devant le jardin du palais, reprit-il, passez par-dessus le mur qui n’est qu’à hauteur d’appui, vous trouverez à faire de l’eau suffisamment dans le bassin qui est au milieu du jardin. »

Les matelots allèrent aborder où Behram leur avoit marqué ; et après qu’ils se furent chargés chacun d’un baril sur l’épaule, en débarquant, ils passèrent aisément par-dessus le mur. En approchant du bassin, comme ils eurent aperçu un homme couché qui dormoit sur le bord, ils s’approchèrent de lui, et ils le reconnurent pour Assad. Ils se partagèrent ; et pendant que les uns firent quelques barils d’eau avec le moins de bruit qu’il leur fut possible, sans perdre le temps à les emplir tous, les autres environnèrent Assad, et l’observèrent pour l’arrêter au cas qu’il s’éveillât. Il leur donna tout le temps ; et dès que les barils furent pleins et chargés sur les épaules de ceux qui dévoient les emporter, les autres se saisirent de lui, et l’emmenèrent sans lui donner le temps de se reconnoître ; ils le passèrent par-dessus le mur, l’embarquèrent avec leurs barils, et le transportèrent au vaisseau à force de rames. Quand ils furent près d’aborder au vaisseau : « Capitaine, s’écrièrent-ils avec des éclats de joie, faites jouer vos haut-bois et vos tambours, nous vous ramenons votre esclave. »

Behram, qui ne pouvoit comprendre comment ses matelots avoient pu retrouver et reprendre Assad, et qui ne pouvoit aussi l’apercevoir dans la chaloupe à cause de la nuit, attendit avec impatience qu’ils fussent remontés sur le vaisseau pour leur demander ce qu’ils vouloient dire ; mais quand il l’eut vu devant ses yeux, il ne put se contenir de joie ; et sans s’informer comment ils s’y étoient pris pour faire une si belle capture, il le fit remettre à la chaîne ; et après avoir fait tirer la chaloupe dans le vaisseau en diligence, il fit force de voiles en reprenant la route de la montagne du Feu…

La sultane Scheherazade ne passa pas outre pour cette nuit ; elle poursuivit la suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXVe NUIT.

Sire, j’achevai hier en faisant remarquer à votre Majesté que Behram avoit repris la route de la montagne du Feu, bien joyeux de ce que ses matelots avoient ramené le prince Assad.

La reine Margiane cependant étoit dans de grandes alarmes ; elle ne s’inquiéta pas d’abord quand elle se fut aperçu que le prince Assad étoit sorti. Comme elle ne douta pas qu’il ne dût revenir bientôt, elle l’attendit avec patience. Au bout de quelque temps qu’elle vit qu’il ne paroissoit pas, elle commença d’en être inquiète. Elle commanda à ses femmes de voir où il étoit ; elles le cherchèrent, et elles ne lui en apportèrent pas de nouvelles. La nuit vint, et elle le fit chercher à la lumière, mais aussi inutilement.

Dans l’impatience et dans l’alarme où la reine Margiane fut alors, elle alla le chercher elle-même à la lumière des flambeaux ; et comme elle eut aperçu que la porte du jardin étoit ouverte, elle y entra et le parcourut avec ses femmes. En passant près du jet d’eau et du bassin, elle remarqua une babouche[1] sur le bord du gazon, qu’elle fit ramasser, et elle la reconnut pour une des deux du prince, de même que ses femmes. Cela joint à l’eau répandue sur le bord du bassin, lui fit croire que Behram pourroit bien l’avoir fait enlever. Elle envoya savoir dans le moment s’il étoit encore au port ; et comme elle eut appris qu’il avoit fait voile un peu avant la nuit, qu’il s’étoit arrêté quelque temps sur les bords, et que sa chaloupe étoit venue faire de l’eau dans le jardin, elle envoya avertir le commandant de dix vaisseaux de guerre qu’elle avoit dans son port toujours équipés et prêts à partir au premier commandement, qu’elle vouloit s’embarquer en personne le lendemain à une heure de jour.

Le commandant fit ses diligences : il assembla les capitaines, les autres officiers, les matelots, les soldats ; et tout fut embarqué à l’heure qu’elle avoit souhaité. Elle s’embarqua ; et quand son escadre fut hors du port et à la voile, elle déclara son intention au commandant. « Je veux, dit-elle, que vous fassiez force de voiles, et que vous donniez la chasse au vaisseau marchand qui partit de ce port hier au soir. Je vous l’abandonne si vous le prenez ; mais si vous ne le prenez pas, votre vie m’en répondra. »

Les dix vaisseaux donnèrent la chasse au vaisseau de Behram deux jours entiers, et ne virent rien. Ils le découvrirent le troisième jour à la pointe du jour ; et sur le midi, ils l’environnèrent de manière qu’il ne pouvoit pas échapper.

Dès que le cruel Behram eut aperçu les dix vaisseaux, il ne douta pas que ce ne fût l’escadre de la reine Margiane qui le poursuivoit, et alors il donnoit la bastonnade à Assad ; car depuis son embarquement dans son vaisseau au port de la ville des Mages, il n’avoit pas manqué un jour de lui faire ce même traitement : cela fit qu’il le maltraita plus que de coutume. Il se trouva dans un grand embarras quand il vit qu’il alloit être environné. De garder Assad, c’étoit se déclarer coupable ; de lui ôter la vie, il craignoit qu’il n’en parût quelque marque. Il le fit déchaîner ; et quand on l’eut fait monter du fond de cale où il étoit, et qu’on l’eut amené devant lui : « C’est toi, dit-il, qui es cause qu’on nous poursuit. » Et en disant ces paroles, il le jeta dans la mer.

Le prince Assad qui savoit nager, s’aida de ses pieds et de ses mains avec tant de courage, à la faveur des flots qui le secondoient, qu’il en eut assez pour ne pas succomber et pour gagner terre. Quand il fut sur le rivage, la première chose qu’il fit, fut de remercier Dieu de l’avoir délivré d’un si grand danger, et tiré encore une fois des mains des adorateurs du Feu. Il se dépouilla ensuite ; et après avoir bien exprimé l’eau de son habit, il l’étendit sur un rocher où il fut bientôt séché, tant par l’ardeur du soleil que par la chaleur du rocher qui en étoit échauffé.

Il se reposa cependant en déplorant sa misère, sans savoir en quel pays il étoit, ni de quel côté il tourneroit. Il reprit enfin son habit, et marcha sans trop s’éloigner de la mer, jusqu’à ce qu’il eut trouvé un chemin qu’il suivit. Il chemina plus de dix jours par un pays où personne n’habitoit, et où il ne trouvoit que des fruits sauvages et quelques plantes le long des ruisseaux, dont il vivoit. Il arriva enfin près d’une ville qu’il reconnut pour celle des Mages où il avoit été si fort maltraité, et où son frère Amgiad étoit grand visir. Il en eut de la joie ; mais il fit bien résolution de ne pas s’approcher d’aucun adorateur du Feu, mais seulement de quelques Musulmans ; car il se souvenoit d’y en avoir remarqué quelques-uns la première fois qu’il y étoit entré. Comme il étoit tard, et qu’il savoit bien que les boutiques étoient déjà fermées, et qu’il trouveroit peu de monde dans les rues, il prit le parti de s’arrêter dans le cimetière qui étoit près de la ville, où il y avoit plusieurs tombeaux élevés en façon de mausolée. En cherchant, il en trouva un dont la porte étoit ouverte ; il y entra, résolu à y passer la nuit.

Revenons présentement au vaisseau de Behram. Il ne fut pas long-temps à être investi de tous les côtés par les vaisseaux de la reine Margiane, après qu’il eut jeté le prince Assad dans la mer. Il fut abordé par le vaisseau où étoit la reine, et à son approche, comme il n’étoit pas en état de faire aucune résistance, Behram fit plier les voiles pour marquer qu’il se rendoit.

La reine Margiane passa elle-même sur le vaisseau, et demanda à Behram où étoit l’écrivain qu’il avoit eu la témérité d’enlever ou de faire enlever dans son palais. « Reine, répondit Behram, je jure à votre Majesté qu’il n’est pas sur mon vaisseau ; elle peut le faire chercher, et connoître par-là mon innocence. »

Margiane fit faire la visite du vaisseau avec toute l’exactitude possible ; mais on ne trouva pas celui qu’elle souhaitoit si passionnément de trouver, autant parce qu’elle l’aimoit, que par la générosité qui lui étoit naturelle. Elle fut sur le point d’ôter la vie à Behram de sa propre main ; mais elle se retint, et elle se contenta de confisquer son vaisseau et toute sa charge, et de le renvoyer par terre avec tous ses matelots, en lui laissant sa chaloupe pour y aller aborder.

Behram, accompagné de ses matelots, arriva à la ville des Mages la même nuit qu’Assad s’étoit arrêté dans le cimetière, et retiré dans le tombeau. Comme la porte étoit fermée, il fut contraint de chercher aussi dans le cimetière quelque tombeau pour y attendre qu’il fût jour et qu’on l’ouvrit.

Par malheur pour Assad, Behram passa devant celui où il étoit. Il y entra, et il vit un homme qui dormoit la tête enveloppée dans son habit. Assad s’éveilla au bruit, et en levant la tête, il demanda qui c’étoit.

Behram le reconnut d’abord. « Ha, ha, dit-il, vous êtes donc celui qui êtes cause que je suis ruiné pour le reste de ma vie ! Vous n’avez pas été sacrifié cette année, mais vous n’échapperez pas de même l’année prochaine. » En disant ces paroles, il se jeta sur lui, lui mit son mouchoir sur la bouche pour l’empêcher de crier, et le fit lier par ses matelots.

Le lendemain matin, dès que la porte fut ouverte, il fut aisé à Behram de ramener Assad chez le vieillard qui l’avoit abusé avec tant de méchanceté, par des rues détournées où personne n’étoit encore levé. Dès qu’il y fut entré, il le fit descendre dans le même cachot d’où il avoit été tiré, et informa le vieillard du triste sujet de son retour, et du malheureux succès de son voyage. Le méchant vieillard n’oublia pas d’enjoindre à ses deux filles de maltraiter le prince infortuné plus qu’auparavant, s’il étoit possible.

Assad fut extrêmement surpris de se revoir dans le même lieu où il avoit déjà tant souffert ; et dans l’attente des mêmes tourmens dont il avoit cru être délivré pour toujours, il pleurait la rigueur de son destin, lorsqu’il vit entrer Bostane avec un bâton, un pain et une cruche d’eau. Il frémit à la vue de cette impitoyable, et à la seule pensée des supplices journaliers qu’il avoit encore à souffrir toute une année pour mourir ensuite d’une manière pleine d’horreur…

Mais le jour que la sultane Scheherazade vit paroître, comme elle en étoit à ces dernières paroles, l’obligea de s’interrompre. Elle reprit le même conte la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CCXXXVIe NUIT.

Sire, Bostane traita le malheureux prince Assad aussi cruellement qu’elle l’avoit déjà fait dans sa première détention. Les lamentations, les plaintes, les instantes prières d’Assad qui la supplioit de l’épargner, jointes à ses larmes, furent si vives, que Bostane ne put s’empêcher d’en être attendrie et de verser des larmes avec lui. « Seigneur, lui dit-elle en lui recouvrant les épaules, je vous demande mille pardons de la cruauté avec laquelle je vous ai traité ci-devant, et dont je viens de vous faire sentir encore les effets. Jusqu’à présent je n’ai pu désobéir à un père injustement animé contre vous, et acharné à votre perte ; mais enfin je déteste et j’abhorre cette barbarie. Consolez-vous : vos maux sont finis, et je vais tâcher de réparer tous mes crimes, dont je connois l’énormité, par de meilleurs traitemens. Vous m’avez regardée jusqu’aujourd’hui comme une infidelle, regardez-moi présentement comme une Musulmane. J’ai déjà quelques instructions qu’une esclave de votre religion qui me sert m’a données ; j’espère que vous voudrez bien achever ce qu’elle a commencé. Pour vous marquer ma bonne intention, je demande pardon au vrai Dieu de toutes mes offenses par les mauvais traitemens que je vous ai faits, et j’ai confiance qu’il me fera trouver le moyen de vous mettre dans une entière liberté. »

Ce discours fut d’une grande consolation au prince Assad ; il rendit des actions de grâces à Dieu de ce qu’il avoit touché le cœur de Bostane ; et après qu’il l’eut bien remerciée des bons sentimens où elle étoit pour lui, il n’oublia rien pour l’y confirmer, non-seulement en achevant de l’instruire de la religion musulmane, mais même en lui faisant le récit de son histoire et de toutes ses disgrâces malgré le haut rang de sa naissance. Quand il fut entièrement assuré de sa fermeté dans la bonne résolution qu’elle avoit prise, il lui demanda comment elle feroit pour empêcher que sa sœur Cavame n’en eût connoissance, et ne vînt le maltraiter à son tour ? « Que cela ne vous chagrine pas, reprit Bostane, je saurai bien faire en sorte qu’elle ne se mêle plus de vous voir. « 

En effet, Bostane sut toujours prévenir Cavame toutes les fois qu’elle vouloit descendre au cachot. Elle voyoit cependant fort souvent le prince Assad ; et au lieu de ne lui porter que du pain et de l’eau, elle lui portoit du vin et de bons mets qu’elle faisoit préparer par douze esclaves musulmanes qui la servoient. Elle mangeoit même de temps en temps avec lui, et faisoit tout ce qui étoit en son pouvoir pour le consoler.

Quelques jours après, Bostane étoit à la porte de la maison, lorsqu’elle entendit un crieur public qui publioit quelque chose. Comme elle n’entendoit pas ce que c’étoit, à cause que le crieur étoit trop éloigné, et qu’il approchoit pour passer devant la maison, elle rentra, et en tenant la porte à demi ouverte, elle vit qu’il marchoit devant le grand visir Amgiad, frère du prince Assad, accompagné de plusieurs officiers et de quantité de ses gens qui marchoient devant et après lui.

Le crieur n’étoit plus qu’à quelques pas de la porte, lorsqu’il répéta ce cri à haute voix :

« L’excellent et l’illustre grand visir, que voici en personne, cherche son cher frère qui s’est séparé d’avec lui il y a plus d’un an. Il est fait de telle et telle manière. Si quelqu’un le garde chez lui ou sait où il est, son Excellence commande qu’il ait à le lui amener ou à lui en donner avis, avec promesse de le bien récompenser. Si quelqu’un le cache, et qu’on le découvre, son Excellence déclare qu’elle le punira de mort, lui, sa femme, ses enfans et toute sa famille, et fera raser sa maison. »

Bostane n’eut pas plutôt entendu ces paroles, qu’elle ferma la porte au plus vîte, et alla trouver Assad dans le cachot. « Prince, lui dit-elle avec joie, vous êtes à la fin de vos malheurs ; suivez-moi, et venez promptement. » Assad qu’elle avoit ôté de la chaîne dès le premier jour qu’il avoit été ramené dans le cachot, la suivit jusque dans la rue, où elle cria : « Le voici, le voici. »

Le grand visir, qui n’étoit pas encore éloigné, se retourna. Assad le reconnut pour son frère, courut à lui et l’embrassa. Amgiad qui le reconnut aussi d’abord, l’embrassa de même très-étroitement, le fit monter sur le cheval d’un de ses officiers qui mit pied à terre, et le mena au palais en triomphe, où il le présenta au roi, qui le fit un de ses visirs.

Bostane qui n’avait pas voulu rentrer chez son père, dont la maison fut rasée dès le même jour, et qui n’avoit pas perdu le prince Assad de vue jusqu’au palais, fut envoyée à l’appartement de la reine. Le vieillard son père et Behram, amenés devant le roi avec leurs familles, furent condamnés à avoir la tête tranchée. Ils se jetèrent à ses pieds et implorèrent sa clémence. « Il n’y a pas de grâce pour vous, reprit le roi, que vous ne renonciez à l’adoration du Feu, et que vous n’embrassiez la religion musulmane. » Ils sauvèrent leur vie en prenant ce parti, de même que Cavame, sœur de Bostane, et leurs familles.

En considération de ce que Behram s’étoit fait Musulman, Amgiad qui voulut le récompenser de la perte qu’il avoit faite avant de mériter sa grâce, le fit un de ses principaux officiers, et le logea chez lui. Behram informé en peu de jours de l’histoire d’Amgiad, son bienfaiteur, et d’Assad, son frère, leur proposa de faire équiper un vaisseau, et de les remener au roi Camaralzaman, leur père. « Apparemment, leur dit-il, qu’il a reconnu votre innocence, et qu’il desire impatiemment de vous revoir. Si cela n’est pas, il ne sera pas difficile de la lui faire reconnoître avant de débarquer ; et s’il demeure dans son injuste prévention, vous n’aurez que la peine de revenir. »

Les deux frères acceptèrent l’offre de Behram ; ils parlèrent de leur dessein au roi, qui l’approuva, et donnèrent ordre à l’équipement d’un vaisseau. Behram s’y employa avec toute la diligence possible ; et quand il fut prêt à mettre à la voile, les princes allèrent prendre congé du roi un matin avant d’aller s’embarquer. Dans le temps qu’ils faisoient leurs complimens, et qu’ils remercioient le roi de ses bontés, on entendit un grand tumulte par toute la ville, et en même temps un officier vint annoncer qu’une grande armée s’approchoit, et que personne ne savoit quelle armée c’étoit.

Dans l’alarme que cette fâcheuse nouvelle donna au roi, Amgiad prit la parole : « Sire, lui dit-il, quoique je vienne de remettre entre les mains de votre Majesté la dignité de son premier ministre dont elle m’avoit honoré, je suis prêt néanmoins de lui rendre encore service ; et je la supplie de vouloir bien que j’aille voir qui est cet ennemi qui vient vous attaquer dans votre capitale, sans vous avoir déclaré la guerre auparavant. « Le roi l’en pria, et il partit sur-le-champ avec peu de suite.

Le prince Amgiad ne fut pas long-temps à découvrir l’armée qui lui parut puissante, et qui avançoit toujours. Les avant-coureurs qui avoient leurs ordres, le reçurent favorablement, et le menèrent devant la princesse, qui s’arrêta avec toute son armée pour lui parler. Le prince Amgiad lui fit une profonde révérence, et lui demanda si elle venoit comme amie ou comme ennemie ; et si elle venoit comme ennemie, quel sujet de plainte elle avoit contre le roi son maître ?

« Je viens comme amie, répondit la princesse, et je n’ai aucun sujet de mécontentement contre le roi des Mages. Ses états et les miens sont situés d’une manière qu’il est difficile que nous puissions avoir aucun démêlé ensemble. Je viens seulement demander un esclave nommé Assad, qui m’a été enlevé par un capitaine de cette ville qui s’appelle Behram, le plus insolent de tous les hommes ; et j’espère que votre roi me fera justice quand il saura que je suis Margiane. »

« Puissante reine, reprit le prince Amgiad, je suis le frère de cet esclave que vous cherchez avec tant de peine. Je l’avois perdu, et je l’ai retrouvé. Venez, je vous le livrerai moi-même, et j’aurai l’honneur de vous entretenir de tout le reste. Le roi mon maître sera ravi de vous voir. »

Pendant que l’armée de la reine Margiane campa au même endroit par son ordre, le prince Amgiad l’accompagna jusque dans la ville et jusqu’au palais, où il la présenta au roi, et après que le roi l’eut reçue comme elle le méritoit, le prince Assad qui étoit présent, et qui l’avoit reconnue dès qu’elle avoit paru, lui fit son compliment. Elle lui témoignoit la joie qu’elle avoit de le revoir, lorsqu’on vint apprendre au roi qu’une armée plus formidable que la première paroissoit d’un autre côté de la ville.

Le roi des Mages épouvanté plus que la première fois de l’arrivée d’une seconde armée plus nombreuse que la première, comme il en jugeoit lui-même par les nuages de poussière qu’elle excitoit à son approche, et qui couvroient déjà le ciel : « Amgiad, s’écria-t-il, où en sommes-nous ? Voilà une nouvelle armée qui va nous accabler. »

Amgiad comprit l’intention du roi : il monta à cheval et courut à toute bride au-devant de cette nouvelle armée. Il demanda aux premiers qu’il rencontra, à parler à celui qui la commandoit, et on le conduisit devant un roi qu’il reconnut à la couronne qu’il portoit sur la tête. De si loin qu’il l’aperçut, il mit pied à terre, et lorsqu’il fut près de lui, après qu’il se fut jeté la face en terre, il lui demanda ce qu’il souhaitoit du roi son maître.

« Je m’appelle Gaïour, reprit le roi, et je suis roi de la Chine. Le désir d’apprendre des nouvelles d’une fille nommée Badoure, que j’ai mariée depuis plusieurs années au prince Camaralzaman, fils du roi Schahzaman, roi des isles des Enfans de Khaledan, m’a obligé de sortir de mes états. J’avois permis à ce prince d’aller voir le roi son père, à la charge de venir me revoir d’année en année avec ma fille. Depuis tant de temps cependant, je n’en ai pas entendu parler. Votre roi obligeroit un père affligé de lui apprendre ce qu’il en peut savoir. »

Le prince Amgiad qui reconnut le roi son grand-père à ce discours, lui baisa la main avec tendresse, et en lui répondant : « Sire, dit-il, votre Majesté me pardonnera cette liberté quand elle saura que je la prends pour lui rendre mes respects comme à mon grand-père. Je suis fils de Camaralzaman, aujourd’hui roi de l’isle d’Ébène, et de la reine Badoure dont elle est en peine ; et je ne doute pas qu’ils ne soient en parfaite santé sans leur royaume. »

Le roi de la Chine, ravi de voir son petit-fils, l’embrassa aussitôt très-tendrement ; et cette rencontre si heureuse et si peu attendue, leur tira des larmes de part et d’autre. Sur la demande qu’il fit au prince Amgiad du sujet qui l’avoit amené dans ce pays étranger, le prince lui raconta toute son histoire et celle du prince Assad son frère. Quand il eut achevé : « Mon fils, reprit le roi de la Chine, il n’est pas juste que des princes innocens comme vous, soient maltraités plus long-temps. Consolez-vous, je vous ramènerai vous et votre frère, et je ferai votre paix. Retournez, et faites part de mon arrivée à votre frère. »

Pendant que le roi de la Chine campa à l’endroit où le prince Amgiad l’avoit trouvé, le prince Amgiad retourna rendre réponse au roi des Mages qui l’attendoit avec grande impatience. Le roi fut extrêmement surpris d’apprendre qu’un roi aussi puissant que celui de la Chine, eût entrepris un voyage si long et si pénible, excité par le désir de voir sa fille, et qu’il fût si près de sa capitale. Il donna aussitôt les ordres pour le bien régaler, et se mit en état d’aller le recevoir.

Dans cet intervalle, on vit paroître une grande poussière d’un autre côté de la ville, et l’on apprit bientôt que c’étoit une troisième armée qui arrivoit. Cela obligea le roi de demeurer, et de prier le prince Amgiad d’aller voir encore ce qu’elle demandoit.

Amgiad partit, et le prince Assad l’accompagna cette fois. Ils trouvèrent que c’étoit l’armée de Camaralzaman, leur père, qui venoit les chercher. Il avoit donné des marques d’une si grande douleur de les avoir perdus, que l’émir Giondar à la fin lui avoit déclaré de quelle manière il leur avoit conservé la vie ; ce qui l’avoit fait résoudre de les aller chercher en quelque pays qu’ils fussent.

Ce père affligé embrassa les deux princes avec des ruisseaux de larmes de joie, qui terminèrent agréablement les larmes d’affliction qu’il versoit depuis si long-temps. Les princes ne lui eurent pas plutôt appris que le roi de la Chine, son beau-père, venoit d’arriver aussi le même jour, qu’il se détacha avec eux et avec peu de suite, et alla le voir en son camp. Ils n’avoient pas fait beaucoup de chemin, qu’ils aperçurent une quatrième armée qui s’avançoit en bel ordre, et paroissoit venir du côté de Perse.

Camaralzaman dit aux princes ses fils d’aller voir quelle armée c’étoit, et qu’il les attendroit. Ils partirent aussitôt, et à leur arrivée, ils furent présentés au roi à qui l’armée appartenoit. Après l’avoir salué profondément, ils lui demandèrent à quel dessein il s’étoit approché si près de la capitale du roi des Mages.

Le grand visir qui étoit présent, prit la parole : « Le roi à qui vous venez de parler, leur dit-il, est Schazaman, roi des isles des Enfans de Khaledan, qui voyage depuis long-temps dans l’équipage que vous voyez, en cherchant le prince Camaralzaman, son fils, qui est sorti de ses états il y a de longues années ; si vous en savez quelques nouvelles, vous lui ferez le plus grand plaisir du monde de l’en informer. »

Les princes ne répondirent autre chose, sinon qu’ils apporteroient la réponse dans peu de temps, et ils revinrent à toute bride annoncer à Camaralzaman que la dernière armée qui venoit d’arriver, étoit celle du roi Schahzaman, et que le roi son père y étoit en personne.

L’étonnement, la surprise, la joie, la douleur d’avoir abandonné le roi son père sans prendre congé de lui, firent un si puissant effet sur l’esprit du roi Camaralzaman, qu’il tomba évanoui dès qu’il eut appris qu’il étoit si près de lui ; il revint à la fin par l’empressement des princes Amgiad et Assad à le soulager ; et lorsqu’il se sentit assez de forces, il alla se jeter aux pieds du roi Schahzaman.

De long-temps il ne s’étoit vu une entrevue si tendre entre un père et un fils. Schahzaman se plaignit obligeamment au roi Camaralzaman de l’insensibilité qu’il avoit eue en s’éloignant de lui d’une manière si cruelle ; et Camaralzaman lui témoigna un véritable regret de la faute que l’amour lui avoit fait commettre.

Les trois rois et la reine Margiane demeurèrent trois jours à la cour du roi des Mages qui les régala magnifiquement. Ces trois jours furent aussi très-remarquables par le mariage du prince Assad avec la reine Margiane, et du prince Amgiad avec Bostane, en considération du service qu’elle avoit rendu au prince Assad. Les trois rois enfin et la reine Margiane avec Assad son époux, se retirèrent chacun dans leur royaume. Pour ce qui est d’Amgiad, le roi des Mages qui l’avoit pris en affection, et qui étoit déjà fort âgé, lui mit la couronne sur la tête ; et Amgiad mit toute son application à détruire le culte du Feu et à établir la religion musulmane dans ses états.


Notes
  1. Soulier du Levant.

HISTOIRE
DE
NOUREDDIN ET DE LA BELLE PERSIENNE.


La ville de Balsora fut long-temps la capitale d’un royaume tributaire des califes. Le roi qui le gouvernoit du temps du calife Haroun Alraschild, s’appeloit Zineby ; et l’un et l’autre étoient cousins, fils de deux frères. Zineby n’avoit pas jugé à propos de confier l’administration de ses états à un seul visir ; il en avoit choisi deux, Khacan et Saouy.

Khacan étoit doux, prévenant, libéral, et se faisoit un plaisir d’obliger ceux qui avoient affaire à lui, en tout ce qui dépendoit de son pouvoir, sans porter préjudice à la justice qu’il étoit obligé de rendre. Il n’y avoit aussi personne à la cour de Balsora, ni dans la ville, ni dans tout le royaume, qui ne le respectât, et ne publiât les louanges qu’il méritoit.

Saouy étoit tout d’un autre caractère : il étoit toujours chagrin, et il rebutoit également tout le monde, sans distinction de rang ou de qualité. Avec cela, bien loin de se faire un mérite des grandes richesses qu’il possédoit, il étoit d’une avarice achevée, jusqu’à se refuser à lui-même les choses nécessaires. Personne ne pouvoit le souffrir, et jamais on n’avoit entendu dire de lui que du mal. Ce qui le rendoit plus haïssable, c’étoit la grande aversion qu’il avoit pour Khacan, et qu’en interprétant en mal tout le bien que faisoit ce digne ministre, il ne cessoit de lui rendre de mauvais offices auprès du roi.

Un jour, après le conseil, le roi de Balsora se délassoit l’esprit, et s’entretenoit avec ses deux visirs et plusieurs autres membres du conseil. La conversation tomba sur les femmes esclaves que l’on achète, et que l’on tient parmi nous à peu près au même rang que les femmes que l’on a en mariage légitime. Quelques-uns prétendoient qu’il suffisoit qu’une esclave que l’on achetoit fut belle et bien faite, pour se consoler des femmes que l’on est obligé de prendre par alliance ou par intérêt de famille, qui n’ont pas toujours une grande beauté, ni les autres perfections du corps en partage.

Les autres soutenoient, et Khacan étoit de ce sentiment, que la beauté et toutes les belles qualités du corps n’étoient pas les seules choses que l’on devoit rechercher dans une esclave, mais qu’il falloit qu’elles fussent accompagnées de beaucoup d’esprit, de sagesse, de modestie, d’agrément, et s’il se pouvoit, de plusieurs belles connoissances. La raison qu’ils en apportoient, est, disoient-ils, que rien ne convient davantage à des personnes qui ont de grandes affaires à administrer, qu’après avoir passé toute la journée dans une occupation si pénible, de trouver, en se retirant en leur particulier, une compagne dont l’entretien étoit également utile, agréable et divertissant. Car enfin, ajoutoient-ils, c’est ne pas différer des bêtes que d’avoir une esclave pour la voir simplement, et contenter une passion que nous avons commune avec elles.

Le roi se rangea du parti des derniers, et il le fit connoître en ordonnant à Khacan de lui acheter une esclave qui fût parfaite en beauté, qui eût toutes les belles qualités que l’on venoit de dire, et sur toutes choses, qui fût très-savante.

Saouy jaloux de l’honneur que le roi faisoit à Khacan, et qui avoit été de l’avis contraire : « Sire, reprit-il, il sera bien difficile de trouver une esclave aussi accomplie que votre Majesté la demande. Si on la trouve, ce que j’ai de la peine à croire, elle l’aura à bon marché, si elle ne lui coûte que dix mille pièces d’or. » « Saouy, repartit le roi, vous trouvez apparemment que la somme est trop grosse : elle peut l’être pour vous, mais elle ne l’est pas pour moi. » En même temps le roi ordonna à son grand-trésorier, qui étoit présent, d’envoyer les dix mille pièces d’or chez Khacan.

Dès que Khacan fut de retour chez lui, il fit appeler tous les courtiers qui se mêloient de la vente des femmes et des filles esclaves, et les chargea, dès qu’ils auroient trouvé une esclave telle qu’il la leur dépeignit, de venir lui en donner avis. Les courtiers, autant pour obliger le visir Khacan, que pour leur intérêt particulier, lui promirent de mettre tous leurs soins à en découvrir une selon qu’il la souhaitoit. Il ne se passoit guère de jours qu’on ne lui en amenât quelqu’une, mais il y trouvoit toujours quelques défauts.

Un jour de grand matin, que Khacan alloit au palais du roi, un courtier se présenta à l’étrier de son cheval avec grand empressement, et lui annonça qu’un marchand de Perse, arrivé le jour de devant fort tard, avoit une esclave à vendre d’une beauté achevée, au-dessus de toutes celles qu’il pouvoit avoir vues. « À l’égard de son esprit et de ses connoissances, ajouta-t-il, le marchand la garantit pour tenir tête à tout ce qu’il y a de beaux esprits et de savans au monde. »

Khacan joyeux de cette nouvelle, qui lui faisoit espérer d’avoir lieu de bien faire sa cour, lui dit de lui amener l’esclave à son retour du palais, et continua son chemin.

Le courtier ne manqua pas de se trouver chez le visir à l’heure marquée ; et Khacan trouva l’esclave belle, si fort au-delà de son attente, qu’il lui donna dès-lors le nom de belle Persienne. Comme il avoit infiniment d’esprit, et qu’il étoit très-savant, il eut bientôt connu par l’entretien qu’il eut avec elle, qu’il chercheroit inutilement une autre esclave qui la surpassât en aucune des qualités que le roi demandoit. Il demanda au courtier à quel prix le marchand de Perse l’avoit mise.

« Seigneur, répondit le courtier, c’est un homme qui n’a qu’une parole : il proteste qu’il ne peut la donner, au dernier mot, à moins de dix mille pièces d’or. Il m’a même juré que sans compter ses soins, ses peines, et le temps qu’il y a qu’il l’élève, il a fait à peu près la même dépense pour elle, tant en maîtres pour les exercices du corps, et pour l’instruire et lui former l’esprit, qu’en habits et en nourriture. Comme il la jugea digne d’un roi, dès qu’il l’eut achetée dans sa première enfance, il n’a rien épargné de tout ce qui pouvoit contribuer à la faire arriver à ce haut rang. Elle joue de toutes sortes d’instrumens, elle chante, elle danse ; elle écrit mieux que les écrivains les plus habiles ; elle fait des vers ; il n’y a pas de livres enfin qu’elle n’ait lus. On n’a pas entendu dire que jamais esclave ait su autant de choses qu’elle en sait. »

Le visir Khacan, qui connoissoit le mérite de la belle Persienne beaucoup mieux que le courtier, qui n’en parloit que sur ce que le marchand lui en avoit appris, n’en voulut pas remettre le marché à un autre temps. Il envoya chercher le marchand par un de ses gens, où le courtier enseigna qu’on le trouveroit.

Quand le marchand de Perse fut arrivé : « Ce n’est pas pour moi que je veux acheter votre esclave, lui dit le visir Khacan, c’est pour le roi ; mais il faut que vous la lui vendiez à un meilleur prix que celui que vous y avez mis. »

« Seigneur, répondit le marchand, je me ferois un grand honneur d’en faire présent à sa Majesté, s’il appartenoit à un marchand comme moi d’en faire de cette conséquence. Je ne demande proprement que l’argent que j’ai déboursé pour la former et la rendre comme elle est. Ce que je puis dire, c’est que sa Majesté aura fait une acquisition dont elle sera très-contente. »

Le visir Khacan ne voulut pas marchander ; il fit compter la somme au marchand ; et le marchand avant de se retirer : « Seigneur, dit-il au visir, puisque l’esclave est destinée pour le roi, vous voudrez bien que j’aie l’honneur de vous dire qu’elle est extrêmement fatiguée du long voyage que je lui ai fait faire pour l’amener ici. Quoique ce soit une beauté qui n’a point de pareilles, ce sera néanmoins tout autre chose, si vous la gardez chez vous seulement une quinzaine de jours, et que vous donniez un peu de vos soins pour la faire bien traiter. Ce temps-là passé, lorsque vous la présenterez au roi, elle vous fera un honneur et un mérite, dont j’espère que vous me saurez quelque gré. Vous voyez même que le soleil lui a un peu gâté le teint ; mais dès qu’elle aura été au bain deux ou trois fois, et que vous l’aurez fait habiller de la manière que vous le jugerez à propos, elle sera si fort changée, que vous la trouverez infiniment plus belle. »

Khacan prit le conseil du marchand en bonne part, et résolut de le suivre. Il donna à la belle Persienne un appartement en particulier près celui de sa femme, qu’il pria de la faire manger avec elle, et de la regarder comme une dame qui appartenoit au roi. Il la pria aussi de lui faire faire plusieurs habits les plus magnifiques qu’il seroit possible, et qui lui conviendroient le mieux. Avant de quitter la belle Persienne : « Votre bonheur, lui dit-il, ne peut être plus grand que celui que je viens de vous procurer. Jugez-en vous-même : c’est pour le roi que je vous ai achetée, et j’espère qu’il sera beaucoup plus satisfait de vous posséder, que je ne le suis de m’être acquitté de la commission dont il m’a voit chargé. Ainsi je suis bien aise de vous avertir que j’ai un fils qui ne manque pas d’esprit, mais jeune, folâtre et entreprenant, et de vous bien garder de lui, lorsqu’il s’approchera de vous. » La belle Persienne le remercia de cet avis ; et après qu’elle l’eut bien assuré qu’elle en profiteroit, il se retira.

Noureddin, c’est ainsi que se nommoit le fils du visir Khacan, entroit librement dans l’appartement de sa mère, avec qui il avoit coutume de prendre ses repas. Il étoit très-bien fait de sa personne, jeune, agréable et hardi ; et comme il avoit infiniment d’esprit, et qu’il s’exprimoit avec facilité, il avoit un don particulier de persuader tout ce qu’il vouloit. Il vit la belle Persienne ; et dès leur première entrevue, quoiqu’il eut appris que son père l’avoit achetée pour le roi, et que son père le lui eut déclaré lui-même, il ne se fît pas néanmoins violence pour s’empêcher de l’aimer. Il se laissa entraîner par les charmes dont il fut frappé d’abord ; et l’entretien qu’il eut avec elle, lui fit prendre la résolution d’employer toute sorte de moyens pour l’enlever au roi.

De son côté, la belle Persienne trouva Noureddin très-aimable. « Le visir me fait un grand honneur, dit-elle en elle-même, de m’avoir achetée pour me donner au roi de Balsora. Je m’estimerois très-heureuse, quand il se contenteroit de ne me donner qu’à son fils. »

Noureddin fut très-assidu à profiter de l’avantage qu’il avoit de voir une beauté dont il étoit si amoureux, de s’entretenir, de rire et de badiner avec elle. Jamais il ne la quittoit que sa mère ne l’y eût contraint. « Mon fils, lui disoit-elle, il n’est pas bienséant à un jeune homme comme vous, de demeurer toujours dans l’appartement des femmes. Allez, retirez-vous, et travaillez à vous rendre digne de succéder un jour à la dignité de votre père. »

Comme il y avoit long-temps que la belle Persienne n’étoit allée au bain à cause du long voyage qu’elle venoit de faire, cinq ou six jours après qu’elle eut été achetée, la femme du visir Khacan eut soin de faire chauffer exprès pour elle celui que le visir avoit chez lui. Elle l’y envoya avec plusieurs de ses femmes esclaves à qui elle recommanda de lui rendre les mêmes services qu’à elle-même ; et au sortir du bain, de lui faire prendre un habit très-magnifique qu’elle lui avoit fait déjà faire. Elle y avoit pris d’autant plus de soin, qu’elle vouloit s’en faire un mérite auprès du visir son mari, et lui faire connoître combien elle s’intéressoit en tout ce qui pouvoit lui plaire. À la sortie du bain, la belle Persienne, mille fois plus belle qu’elle ne l’avoit paru à Khacan lorsqu’il l’avoit achetée, vint se faire voir à la femme de ce visir, qui eut de la peine à la reconnoître.

La belle Persienne lui baisa la main avec grâce, et lui dit : « Madame, je ne sais pas comment vous me trouvez avec l’habit que vous avez pris la peine de me faire faire. Vos femmes qui m’assurent qu’il me fait si bien, qu’elles ne me connoissent plus, sont apparemment des flatteuses : c’est à vous que je m’en rapporte. Si néanmoins elles disoient la vérité, ce seroit vous, Madame, à qui j’aurois toute l’obligation de l’avantage qu’il me donne. »

« Ma fille, reprit la femme du visir avec bien de la joie, vous ne devez pas prendre pour une flatterie ce que mes femmes vous ont dit : je m’y connois mieux qu’elles ; et sans parler de votre habit qui vous sied à merveille, vous apportez du bain une beauté si fort au-dessus de ce que vous étiez auparavant, que je ne vous reconnois plus moi-même ; si je croyois que le bain fût encore assez bon, j’irois en prendre ma part : je suis aussi bien dans un âge qui demande désormais que j’en fasse souvent provision. » « Madame, reprit la belle Persienne, je n’ai rien à répondre aux honnêtetés que vous avez pour moi, sans les avoir méritées. Pour ce qui est du bain, il est admirable ; et si vous avez dessein d’y aller, vous n’avez pas de temps à perdre. Vos femmes peuvent vous dire la même chose que moi. « 

La femme du visir considéra qu’il y avoit plusieurs jours qu’elle n’étoit allée au bain, et voulut profiter de l’occasion. Elle le témoigna à ses femmes ; et ses femmes se furent bientôt munies de tout l’appareil qui lui étoit nécessaire. La belle Persienne se retira à son appartement ; et la femme du visir, avant de passer au bain, chargea deux petites esclaves de demeurer près d’elle, avec ordre de ne pas laisser entrer Noureddin, s’il venoit.

Pendant que la femme du visir Khacan étoit au bain, et que la belle Persienne étoit seule, Noureddin arriva ; et comme il ne trouva pas sa mère dans son appartement, il alla à celui de la belle Persienne, où il trouva les deux petites esclaves dans l’antichambre. Il leur demanda où étoit sa mère ; à quoi elles répondirent qu’elle étoit au bain. « Et la belle Persienne, reprit Noureddin, y est-elle aussi ? » « Elle en est revenue, repartirent les esclaves, et elle est dans sa chambre ; mais nous avons ordre de madame votre mère, de ne vous pas laisser entrer. »

La chambre de la belle Persienne n’étoit fermée que par une portière. Noureddin s’avança pour entrer, et les deux esclaves se mirent au-devant pour l’en empêcher. Il les prit par le bras l’une et l’autre, les mit hors de l’antichambre et ferma la porte sur elles. Elles coururent au bain en faisant de grands cris, et annoncèrent à leur dame en pleurant, que Noureddin étoit entré dans la chambre de la belle Persienne malgré elles, et qu’il les avoit chassées.

La nouvelle d’une si grande hardiesse causa à la bonne dame une mortification des plus sensibles. Elle interrompit son bain, et s’habilla avec une diligence extrême. Mais avant qu’elle eût achevé, et qu’elle arrivât à la chambre de la belle Persienne, Noureddin en étoit sorti, et il avoit pris la fuite.

La belle Persienne fut extrêmement étonnée de voir entrer la femme du visir tout en pleurs, et comme une femme qui ne se possédoit plus. « Madame, lui dit-elle, oserois-je vous demander d’où vient que vous êtes si affligée ? Quelle disgrâce vous est arrivée au bain, pour vous avoir obligée d’en sortir sitôt ? »

« Quoi, s’écria la femme du visir, vous me faites cette demande d’un esprit tranquille, après que mon fils Noureddin est entré dans votre chambre, et qu’il est demeuré seul avec vous ! Pouvoit-il nous arriver un plus grand malheur à lui et à moi ? »

« De grâce, madame, repartit la belle Persienne, quel malheur peut-il y avoir pour vous et pour Noureddin, dans ce que Noureddin a fait ? » « Comment, répliqua la femme du visir, mon mari ne vous a-t-il pas dit qu’il vous a achetée pour le roi ? Et ne vous avoit-il pas avertie de prendre garde que Noureddin n’approchât de vous ? »

« Je ne l’ai pas oublié, madame, reprit encore la belle Persienne ; mais Noureddin m’est venu dire que le visir son père avoit changé de sentiment, et qu’au lieu de me réserver pour le roi, comme il en avoit eu l’intention, il lui avoit fait présent de ma personne. Je l’ai cru, madame ; et esclave comme je suis, accoutumée aux lois de l’esclavage dès ma plus tendre jeunesse, vous jugez bien que je n’ai pu et que je n’ai pas dû m’opposer à sa volonté. J’ajouterai même que je l’ai fait avec d’autant moins de répugnance, que j’avois conçu une forte inclination pour lui, par la liberté que nous avons eue de nous voir. Je perds sans regret l’espérance d’appartenir au roi, et je m’estimerai très-heureuse de passer toute ma vie avec Noureddin. »

À ce discours de la belle Persienne : « Plût à Dieu, dit la femme du visir, que ce que vous me dites fût vrai, j’en aurois bien de la joie ! Mais croyez-moi : Noureddin est un imposteur ; il vous a trompée, et il n’est pas possible que son père lui ait fait le présent qu’il vous a dit. Qu’il est malheureux, et que je suis malheureuse ! Et que son père l’est davantage par les suites fâcheuses qu’il doit craindre, et que nous devons craindre avec lui ! Mes pleurs ni mes prières ne sont pas capables de le fléchir, ni d’obtenir son pardon. Son père va le sacrifier à son juste ressentiment, dès qu’il sera informé de la violence qu’il vous a faite. » En achevant ces paroles, elle pleura amèrement ; et ses esclaves qui ne craignoient pas moins qu’elle pour la vie de Noureddin, suivirent son exemple.

Le visir Khacan arriva quelques momens après, et fut dans un grand étonnement de voir sa femme et les esclaves en pleurs, et la belle Persienne fort triste. Il en demanda la cause ; et sa femme et les esclaves augmentèrent leurs cris et leurs larmes, au lieu de lui répondre. Leur silence l’étonna davantage ; et en s’adressant à sa femme : « Je veux absolument, lui dit-il, que vous me déclariez ce que vous avez à pleurer, et que vous me disiez la vérité. »

La dame désolée ne put se dispenser de satisfaire son mari : « Promettez-moi donc, Seigneur, reprit-elle, que vous ne me voudrez point de mal de ce que je vous dirai : je vous assure d’abord qu’il n’y a pas de ma faute. » Sans attendre sa réponse : « Pendant que j’étois au bain avec mes femmes, poursuivit-elle, votre fils est venu, et a pris ce malheureux temps pour faire accroire à la belle Persienne que vous ne vouliez plus la donner au roi, et que vous lui en aviez fait un présent. Je ne vous dis pas ce qu’il a fait après une fausseté si insigne, je vous le laisse à juger vous-même. Voilà le sujet de mon affliction pour l’amour de vous et pour l’amour de lui, pour qui je n’ai pas la confiance d’implorer votre clémence. »

Il n’est pas possible d’exprimer quelle fut la mortification du visir Khacan quand il eut entendu le récit de l’insolence de son fils Noureddin. « Ah, s’écria-t-il en se frappant cruellement, en se mordant les mains et en s’arrachant la barbe, c’est donc ainsi, malheureux fils, fils indigne de voir le jour, que tu jettes ton père dans le précipice, du plus haut degré de son bonheur ; que tu le perds, et que tu te perds toi-même avec lui ! Le roi ne se contentera pas de ton sang, ni du mien pour se venger de cette offense, qui attaque sa personne même. »

Sa femme voulut tâcher de le consoler. « Ne vous affligez pas, lui dit-elle, je ferai aisément dix mille pièces d’or d’une partie de mes pierreries : vous en achèterez une autre esclave qui sera plus belle et plus digne du roi. »

« Eh, croyez-vous, reprit le visir, que je sois capable de me tant affliger pour la perte de dix mille pièces d’or ? Il ne s’agit pas ici de cette perte, ni même de la perte de tous mes biens, dont je serois aussi peu touché. Il s’agit de celle de mon honneur, qui m’est plus précieux que tous les biens du monde. » « Il me semble néanmoins, Seigneur, repartit la dame, que ce qui se peut réparer par de l’argent, n’est pas d’une si grande conséquence. »

« Hé quoi, répliqua le visir, ne savez-vous pas que Saouy est mon ennemi capital ? Croyez-vous que dès qu’il aura appris cette affaire, il n’aille pas triompher de moi près du roi ? » « Votre Majesté, lui dira-t-il, ne parle que de l’affection et du zèle de Khacan pour son service ; il vient de faire voir cependant combien il est peu digne d’une si grande considération. Il a reçu dix mille pièces d’or pour lui acheter une esclave. Il s’est véritablement acquitté d’une commission si honorable ; et jamais personne n’a vu une si belle esclave ; mais au lieu de l’amener à votre Majesté, il a jugé plus à propos d’en faire un présent à son fils : Mon fils, lui a-t-il dit, prenez cette esclave, c’est pour vous : vous la méritez mieux que le roi. Son fils, continuera-t-il avec sa malice ordinaire, l’a prise, et il se divertit tous les jours avec elle. La chose est comme j’ai l’honneur de l’assurer à votre Majesté ; et votre Majesté peut s’en éclaircir par elle-même. » « Ne voyez-vous pas, ajouta le visir, que sur un tel discours les gens du roi peuvent venir forcer ma maison à tout moment et enlever l’esclave ? J’y ajoute tous les autres malheurs inévitables qui suivront. »

« Seigneur, répondit la dame à ce discours du visir son mari, j’avoue que la méchanceté de Saouy est des plus grandes, et qu’il est capable de donner à la chose le tour malin que vous venez de dire, s’il en avoit la moindre connoissance. Mais peut-il savoir, ni lui, ni personne, ce qui se passe dans l’intérieur de votre maison ? Quand on le soupçonneroit, et que le roi vous en parleroit, ne pouvez-vous pas dire qu’après avoir bien examiné l’esclave, vous ne l’avez pas trouvée aussi digne de sa Majesté qu’elle vous l’avoit paru d’abord ; que le marchand vous a trompé ; qu’elle est à la vérité d’une beauté incomparable, mais qu’il s’en faut beaucoup qu’elle ait autant d’esprit, et qu’elle soit aussi habile qu’on vous l’avoit vantée. Le roi vous en croira sur votre parole ; et Saouy aura la confusion d’avoir aussi peu réussi dans son pernicieux dessein, que tant d’autres fois qu’il a entrepris inutilement de vous détruire. Rassurez-vous donc ; et si vous voulez me croire, envoyez chercher les courtiers, marquez-leur que vous n’êtes pas content de la belle Persienne, et chargez-les de vous chercher une autre esclave. »

Comme ce conseil parut très-raisonnable au visir Khacan, il calma un peu ses esprits, et il prit le parti de le suivre ; mais il ne diminua rien de sa colère contre son fils Noureddin.

Noureddin ne parut point de toute la journée ; il n’osa même chercher un asile chez aucun des jeunes gens de son âge qu’il fréquentoit ordinairement, de crainte que son père ne l’y fît chercher. Il alla hors de la ville, et il se réfugia dans un jardin où il n’étoit jamais allé, et où il n’étoit pas connu. Il ne revint que fort tard, lorsqu’il savoit bien que son père étoit retiré, et se fit ouvrir par les femmes de sa mère, qui l’introdusirent sans bruit. Il sortit le lendemain avant que son père fût levé ; et il fut contraint de prendre les mêmes précautions un mois entier, avec une mortification très-sensible. En effet les femmes ne le flattoient pas : elles lui déclaroient franchement que le visir son père persistoit dans la même colère, et protestoit qu’il le tueroit s’il se présentoit devant lui.

La femme de ce ministre savoit par ses femmes que Noureddin revenoit chaque jour ; mais elle n’osoit prendre la hardiesse de prier son mari de lui pardonner. Elle la prit enfin : « Seigneur, lui dit-elle un jour, je n’ai osé jusqu’à présent prendre la liberté de vous parler de votre fils. Je vous supplie de me permettre de vous demander ce que vous prétendez faire de lui. Un fils ne peut être plus criminel envers un père, que Noureddin l’est envers vous. Il vous a privé d’un grand honneur et de la satisfaction de présenter au roi une esclave aussi accomplie que la belle Persienne, je l’avoue ; mais après tout quelle est votre intention ? Voulez-vous le perdre absolument ? Au lieu du mal auquel il ne faut plus que vous songiez, vous vous en attireriez un autre beaucoup plus grand à quoi vous ne pensez peut-être pas. Ne craignez-vous pas que le monde qui est malin, en cherchant pourquoi votre fils est éloigné de vous, n’en devine la véritable cause que vous voulez tenir si cachée ? Si cela arrivoit, vous seriez tombé justement dans le malheur que vous avez un si grand intérêt d’éviter. »

« Madame, reprit le visir, ce que vous dites là est de bon sens ; mais je ne puis me résoudre à pardonner à Noureddin, que je ne l’aie mortifié comme il le mérite. » « Il sera suffisamment mortifié, repartit la dame, quand vous aurez fait ce qui me vient en pensée. Votre fils entre ici chaque nuit, lorsque vous êtes retiré ; il y couche, et il en sort avant que vous soyez levé. Attendez-le ce soir jusqu’à son arrivée, et faites semblant de le vouloir tuer : je viendrai à son secours ; et en lui marquant que vous lui donnez la vie à ma prière, vous l’obligerez de prendre la belle Persienne à telle condition qu’il vous plaira. Il l’aime, et je sais que la belle Persienne ne le hait pas. »

Khacan voulut bien suivre ce conseil : ainsi avant qu’on ouvrît à Noureddin, lorsqu’il arriva à son heure ordinaire, il se mit derrière la porte ; et dès qu’on lui eut ouvert, il se jeta sur lui et le mit sous ses pieds. Noureddin tourna la tête, et reconnut son père le poignard à la main, prêt à lui ôter la vie.

La mère de Noureddin survint en ce moment, et en retenant le visir par le bras : « Qu’allez-vous faire, Seigneur, s’écria-t-elle ? » « Laissez-moi, reprit le visir, que je le tue ce fils indigne. » « Ah, Seigneur, reprit la mère, tuez-moi plutôt moi-même : je ne permettrai jamais que vous ensanglantiez vos mains dans votre propre sang ! » Noureddin profita de ce moment : « Mon père, s’écria-t-il les larmes aux yeux, j’implore votre clémence et votre miséricorde ; accordez-moi le pardon que je vous demande au nom de celui de qui vous l’attendez au jour que nous paroîtrons tous devant lui. »

Khacan se laissa arracher le poignard de la main ; et dès qu’il l’eut lâché, Noureddin se jeta à ses pieds, et les lui baisa pour marquer combien il se repentoit de l’avoir offensé. « Noureddin, lui dit-il, remerciez votre mère ; je vous pardonne à sa considération. Je veux bien même vous donner la belle Persienne ; mais à condition que vous me promettrez par serment de ne la pas regarder comme esclave, mais comme votre femme, c’est-à-dire, que vous ne la vendrez, et même que vous ne la répudierez jamais. Comme elle est sage et qu’elle a de l’esprit et de la conduite infiniment plus que vous, je suis persuadé qu’elle modérera ces emportemens de jeunesse qui sont capables de vous perdre. »

Noureddin n’eût osé espérer d’être traité avec une si grande indulgence. Il remercia son père avec toute la reconnoissance imaginable, et lui fit de très-bon cœur le serment qu’il souhaitoit. Ils furent très-contens l’un et l’autre, la belle Persienne et lui, et le visir fut très-satisfait de leur bonne union.

Le visir Khacan n’attendit pas que le roi lui parlât de la commission qu’il lui avoit donnée ; il avoit grand soin de l’en entretenir souvent, et de lui marquer les difficultés qu’il trouvoit à s’en acquitter à la satisfaction de sa Majesté ; il sut enfin le ménager avec tant d’adresse, qu’insensiblement il n’y songea plus. Saouy néanmoins avoit su quelque chose de ce qui s’étoit passé ; mais Khacan étoit si avant dans la faveur du roi, qu’il n’osa hasarder d’en parler.

Il y avoit plus d’un an que cette affaire si délicate s’étoit passée plus heureusement que ce ministre ne l’avoit cru d’abord, lorsqu’il alla au bain, et qu’une affaire pressante l’obligea d’en sortir encore tout échauffé ; l’air qui étoit un peu froid, le frappa, et lui causa une fluxion sur la poitrine, qui le contraignit de se mettre au lit avec une grosse fièvre. La maladie augmenta ; et comme il s’aperçut qu’il n’étoit pas loin du dernier moment de sa vie, il tint ce discours à Noureddin qui ne l’abandonnoit pas : « Mon fils, lui dit-il, je ne sais si j’ai fait le bon usage que je devois des grandes richesses que Dieu m’a données ; vous voyez qu’elles ne me servent de rien pour me délivrer de la mort. La seule chose que je vous demande en mourant, c’est que vous vous souveniez de la promesse que vous m’avez faite touchant la belle Persienne. Je meurs content avec la confiance que vous ne l’oublierez pas. »

Ces paroles furent les dernières que le visir Khacan prononça. Il expira peu de momens après, et il laissa un deuil inexprimable dans la maison, à la cour et dans la ville. Le roi le regretta comme un ministre sage, zélé et fidèle ; et toute la ville le pleura comme son protecteur et son bienfaiteur. Jamais on n’avoit vu de funérailles plus honorables à Balsora. Les visirs, les émirs, et généralement tous les grands de la cour s’empressèrent de porter son cercueil sur les épaules, les uns après les autres, jusqu’au lieu de sa sépulture ; et les plus riches jusqu’aux plus pauvres de la ville, l’y accompagnèrent en pleurs.

Noureddin donna toutes les marques de la grande affliction que la perte qu’il venoit de faire, devoit lui causer ; il demeura long-temps sans voir personne. Un jour enfin il permit qu’on laissât entrer un de ses amis intimes. Cet ami tâcha de le consoler ; et comme il le vit disposé à l’écouter, il lui dit qu’après avoir rendu à la mémoire de son père tout ce qu’il lui devoit, et satisfait pleinement à tout ce que demandoit la bienséance, il étoit temps qu’il parut dans le monde, qu’il vît ses amis, et qu’il soutînt le rang que sa naissance et son mérite lui avoient acquis. « Nous pécherions, ajouta-t-il, contre les lois de la nature, et même contre les lois civiles, si lorsque nos pères sont morts, nous ne leur rendions pas les devoirs que la tendresse exige de nous, et l’on nous regarderoit comme des insensibles. Mais dès que nous nous en sommes acquittés, et qu’on ne peut nous en faire aucun reproche, nous sommes obligés de reprendre le même train qu’auparavant, et de vivre dans le monde de la manière qu’on y vit. Essuyez donc vos larmes, et reprenez cet air de gaieté qui a toujours inspiré la joie partout où vous vous êtes trouvé. »

Le conseil de cet ami étoit très-raisonnable ; et Nourredin eût évité tous les malheurs qui lui arrivèrent, s’il l’eût suivi dans toute la régularité qu’il demandoit. Il se laissa persuader sans peine ; il régala même son ami ; et lorsqu’il voulut se retirer, il le pria de revenir le lendemain, et d’amener trois ou quatre de leurs amis communs. Insensiblement il forma une société de dix personnes à-peu-près de son âge, et il passoit le temps avec eux en des festins et des réjouissances continuelles. Il n’y avoit pas même de jour qu’il ne les renvoyât chacun avec un présent.

Quelquefois pour faire plus de plaisir à ses amis, Noureddin faisoit venir la belle Persienne : elle avoit la complaisance de lui obéir ; mais elle n’approuvoit pas cette profusion excessive. Elle lui en disoit son sentiment en liberté. « Je ne doute pas, lui disoit-elle, que le visir votre père ne vous ait laissé de grandes richesses ; mais si grandes qu’elles puissent être, ne trouvez pas mauvais qu’une esclave vous représente que vous en verrez bientôt la fin, si vous continuez de mener cette vie. On peut quelquefois régaler ses amis et se divertir avec eux ; mais qu’on en fasse une coutume journalière, c’est courir le grand chemin de la dernière misère. Pour votre honneur et pour votre réputation, vous feriez beaucoup mieux de suivre les traces de feu votre père, et de vous mettre en état de parvenir aux charges qui lui ont acquis tant de gloire. »

Noureddin écoutoit la belle Persienne en riant ; et quand elle avoit achevé : « Ma belle, reprenoit-il en continuant de rire, laissons là ce discours, ne parlons que de nous réjouir. Feu mon père m’a toujours tenu dans une grande contrainte : je suis bien aise de jouir de la liberté après laquelle j’ai tant soupiré avant sa mort. J’aurai toujours le temps de me réduire à la vie réglée dont vous me parlez ; un homme de mon âge doit se donner le loisir de goûter les plaisirs de la jeunesse. »

Ce qui contribua encore beaucoup à mettre les affaires de Noureddin en désordre, fut qu’il ne vouloit pas entendre parler de compter avec son maitre-d’hôtel. Il le renvoyoit chaque fois qu’il se présentoit avec son livre : « Va, va, lui disoit-il, je me fie bien à toi ; aie soin seulement que je fasse toujours bonne chère. »

« Vous êtes le maître, Seigneur, reprenoit le maitre-d’hôtel. Vous voudrez bien néanmoins que je vous fasse souvenir du proverbe qui dit, que qui fait grande dépense et ne compte pas, se trouve à la fin réduit à la mendicité sans s’en être aperçu. Vous ne vous contentez pas de la dépense si prodigieuse de votre table, vous donnez encore à toute main. Vos trésors ne peuvent y suffire, quand ils seroient aussi gros que des montagnes. » « Va, te dis-je, lui répétoit Noureddin, je n’ai pas besoin de tes leçons : continue de me faire manger, et ne te mets pas en peine du reste. »

Les amis de Noureddin cependant étoient fort assidus à sa table, et ne manquoient pas l’occasion de profiter de sa facilité. Ils le flattoient, ils le louoient, et faisoient valoir jusqu’à la moindre de ses actions les plus indifférentes. Sur-tout ils n’oublioient pas d’exalter tout ce qui lui appartenoit, et ils y trouvoient leur compte. « Seigneur, lui disoit l’un, je passois l’autre jour par la terre que vous avez en tel endroit ; rien n’est plus magnifique ni mieux meublé que la maison ; c’est un paradis de délices que le jardin qui l’accompagne. » « Je suis ravi qu’elle vous plaise, reprenoit Noureddin : qu’on m’apporte une plume, de l’encre et du papier, et que je n’en entende plus parler ; c’est pour vous, je vous la donne. » D’autres ne lui avoient pas plutôt vanté quelqu’une des maisons, des bains et des lieux publics à loger des étrangers, qui lui appartenoient, et lui rapportoient un gros revenu, qu’il leur en faisoit une donation. La belle Persienne lui représentoit le tort qu’il se faisoit ; au lieu de l’écouter, il continuoit de prodiguer ce qui lui restoit à la première occasion.

Noureddin enfin ne fit autre chose toute une année que de faire bonne chère, se donner du bon temps, et se divertir en prodiguant et dissipant les grands biens que ses prédécesseurs et le bon visir son père avoient acquis ou conservés avec beaucoup de soins et de peines. L’année ne faisoit que de s’écouler, que l’on frappa un jour à la porte de la salle où il étoit à table. Il avoit renvoyé ses esclaves, et il s’y étoit renfermé avec ses amis pour être en grande liberté.

Un des amis de Noureddin voulut se lever ; mais Noureddin le devança, et alla ouvrir lui-même (c’étoit son maître-d’hôtel) ; et Noureddin, pour écouter ce qu’il vouloit, s’avança un peu hors de la salle et ferma la porte à demi.

L’ami qui avoit voulu se lever, et qui avoit aperçu le maitre-d’hôtel, curieux de savoir ce qu’il avoit à dire à Noureddin, fut se poster entre la portière et la porte, et entendit que le maître-d’hôtel tint ce discours : « Seigneur, dit-il à son maître, je vous demande mille pardons si je viens vous interrompre au milieu de vos plaisirs. Ce que j’ai à vous communiquer, vous est, ce me semble, de si grande importance, que je n’ai pas cru devoir me dispenser de prendre cette liberté. Je viens d’achever mes derniers comptes ; et je trouve que ce que j’avois prévu il y a long-temps, et dont je vous avois averti plusieurs fois, est arrivé, c’est-à-dire, Seigneur, que je n’ai plus une maille de toutes les sommes que vous m’avez données pour faire votre dépense. Les autres fonds que vous m’aviez assignés sont aussi épuisés ; et vos fermiers et ceux qui vous devoient des rentes, m’ont fait voir si clairement que vous avez transporté à d’autres ce qu’ils tenoient de vous, que je ne puis plus rien exiger d’eux sous votre nom. Voici mes comptes, examinez-les ; et si vous souhaitez que je continue de vous rendre mes services, assignez-moi d’autres fonds, sinon permettez-moi de me retirer. » Noureddin fut tellement surpris de ce discours, qu’il n’eut pas un mot à y répondre.

L’ami qui étoit aux écoutes et qui avoit tout entendu, rentra aussitôt, et fit part aux autres amis de ce qu’il venoit d’entendre. « C’est à vous, leur dit-il en achevant, de profiter de cet avis ; pour moi je vous déclare que c’est aujourd’hui le dernier jour que vous me verrez chez Noureddin. » « Si cela est, reprirent-ils, nous n’avons plus affaire chez lui, non plus que vous ; il ne nous y reverra pas davantage. »

Noureddin revint en ce moment ; et quelque bonne mine qu’il fit pour tâcher de remettre ses conviés en train, il ne put néanmoins si bien dissimuler, qu’ils ne s’aperçussent fort bien de la vérité de ce qu’ils venoient d’apprendre. Il s’étoit à peine remis à sa place, qu’un des amis se leva de la sienne : « Seigneur, lui dit-il, je suis bien fâché de ne pouvoir vous tenir compagnie plus long-temps : je vous supplie de trouver bon que je m’en aille. » « Quelle affaire vous oblige de nous quitter sitôt, reprit Noureddin ? » « Seigneur, reprit-il, ma femme est accouchée aujourd’hui ; vous n’ignorez pas que la présence d’un mari est toujours nécessaire dans une pareille rencontre. » Il fit une grande révérence, et partit. Un moment après un autre se retira, sur un autre prétexte. Les autres firent la même chose l’un après l’autre, jusqu’à ce qu’il ne resta pas un seul des dix amis, qui jusqu’alors avoient tenu si bonne compagnie à Noureddin.

Noureddin ne soupçonna rien de la résolution que ses amis avoient prise de ne plus le voir. Il alla à l’appartement de la belle Persienne, et il s’entretint seulement avec elle de la déclaration que son maître-d’hôtel lui avoit faite, avec de grands témoignages d’un véritable repentir du désordre où étoient ses affaires.

« Seigneur, lui dit la belle Persienne, permettez-moi de vous dire que vous n’avez voulu vous en rapporter qu’à votre propre sens ; vous voyez présentement ce qui vous est arrivé. Je ne me trompois pas lorsque je vous prédisois la triste fin à laquelle vous deviez vous attendre. Ce qui me fait de la peine, c’est que vous ne voyez pas tout ce qu’elle a de fâcheux. Quand je voulois vous en dire ma pensée, réjouissons-nous, me disiez-vous, et profitons du bon temps que la fortune nous offre pendant qu’elle nous est favorable, peut-être ne sera-t-elle pas toujours de si bonne humeur. Mais je n’avois pas tort de vous répondre que nous étions nous-mêmes les artisans de notre bonne fortune par une sage conduite. Vous n’avez pas voulu m’écouter, et j’ai été contrainte de vous laisser faire malgré moi. »

« J’avoue, repartit Noureddin, que j’ai tort de n’avoir pas suivi les avis si salutaires que vous me donniez avec votre sagesse admirable ; mais si j’ai mangé tout mon bien, vous ne considérez pas que ç’a été avec une élite d’amis que je connois depuis long-temps. Ils sont honnêtes et pleins de reconnoissance ; je suis sûr qu’ils ne m’abandonneront pas. » « Seigneur, répliqua la belle Persienne, si vous n’avez pas d’autre ressource qu’en la reconnoissance de vos amis, croyez-moi, votre espérance est mal fondée, et vous m’en direz des nouvelles avec le temps. »

« Charmante Persienne, dit à cela Noureddin, j’ai meilleure opinion que vous du secours qu’ils me donneront. Je veux les aller voir tous dès demain, avant qu’ils prennent la peine de venir à leur ordinaire, et vous me verrez revenir avec une bonne somme d’argent, dont ils m’auront secouru tous ensemble. Je changerai de vie comme j’y suis résolu, et je ferai profiter cet argent par quelque négoce. »

Noureddin ne manqua pas d’aller le lendemain chez ses dix amis, qui demeuroient dans une même rue ; il frappa à la première porte qui se présenta, où demeuroit un des plus riches. Une esclave vint, et avant d’ouvrir, elle demanda qui frappoit. « Dites à votre maître, répondit Noureddin, que c’est Noureddin, fils du feu visir Khacan. » L’esclave ouvrit, l’introduisit dans une salle, et entra dans la chambre où étoit son maître, à qui elle annonça que Noureddin venoit le voir. « Noureddin, reprit le maître avec un ton de mépris, et si haut que Noureddin l’entendit avec un grand étonnement ! Va, dis-lui que je n’y suis pas ; et toutes les fois qu’il viendra, dis lui-la même chose. » L’esclave revint, et donna pour réponse à Noureddin, qu’elle avoit cru que son maître y étoit, mais qu’elle s’étoit trompée.

Noureddin sortit avec confusion : « Ah le perfide, le méchant homme, s’écria-t-il ! Il me protestoit hier que je n’avois pas un meilleur ami que lui, et aujourd’hui il me traite si indignement ! » Il alla frapper à la porte d’un autre ami, et cet ami lui fit dire la même chose que le premier. Il eut la même réponse chez le troisième, et ainsi des autres jusqu’au dixième, quoiqu’ils fussent tous chez eux.

Ce fut alors que Noureddin rentra tout de bon en lui-même, et qu’il reconnut sa faute irréparable de s’être fondé si facilement sur l’assiduité de ces faux amis à demeurer attachés à sa personne, et sur leurs protestations d’amitié tout le temps qu’il avoit été en état de leur faire des régals somptueux, et de les combler de largesses et de bienfaits. « Il est bien vrai, dit-il en lui-même les larmes aux yeux, qu’un homme heureux comme je l’étois, ressemble à un arbre chargé de fruits : tant qu’il y a du fruit sur l’arbre, on ne cesse pas d’être à l’entour et d’en cueillir ; dès qu’il n’y en a plus, on s’en éloigne et on le laisse seul. » Il se contraignit tant qu’il fut hors de chez lui ; mais dès qu’il fut rentré, il s’abandonna tout entier à son affliction, et alla le témoigner à la belle Persienne.

Dès que la belle Persienne vit paroître l’affligé Noureddin, elle se douta qu’il n’avoit pas trouvé chez ses amis le secours auquel il s’étoit attendu. « Eh bien, Seigneur, lui dit-elle, êtes-vous présentement convaincu de la vérité de ce que je vous avois prédit ?  » « Ah, ma bonne, s’écria-t-il, vous ne me l’aviez prédit que trop véritablement ! Pas un n’a voulu me reconnoître, me voir, me parler ! Jamais je n’eusse cru devoir être traité si cruellement par des gens qui m’ont tant d’obligations, et pour qui je me suis épuisé moi-même ! Je ne me possède plus, et je crains de commettre quelqu’action indigne de moi dans l’état déplorable et dans le désespoir où je suis, si vous ne m’aidez de vos sages conseils. » « Seigneur, reprit la belle Persienne, je ne vois pas d’autre remède à votre malheur, que de vendre vos esclaves et vos meubles, et de subsister là-dessus jusqu’à ce que le ciel vous montre quelqu’autre voie pour vous tirer de la misère »

Le remède parut extrêmement dur à Noureddin ; mais qu’eût-il pu faire dans la position où il étoit ? Il vendit premièrement ses esclaves, bouches alors inutiles, qui lui eussent fait une dépense beaucoup au-delà de ce qu’il étoit en état de supporter. Il vécut quelque temps sur l’argent qu’il en fit ; et lorqu’il vint à manquer, il fit porter ses meubles à la place publique, où ils furent vendus beaucoup au-dessous de leur juste valeur, quoiqu’il y en eût de très-précieux qui avoient coûté des sommes immenses. Cela le fit subsister un long espace de temps ; mais enfin ce secours manqua, et il ne lui restoit plus de quoi faire d’autre argent : il en témoigna l’excès de sa douleur à la belle Persienne.

Noureddin ne s’attendoit pas à la réponse que lui fit cette sage personne. « Seigneur, lui dit-elle, je suis votre esclave, et vous savez que le feu visir votre père m’a achetée dix mille pièces d’or. Je sais bien que je suis diminuée de prix depuis ce temps-là ; mais aussi je suis persuadée que je puis être encore vendue une somme qui n’en sera pas éloignée. Croyez-moi, ne différez pas de me mener au marché, et de me vendre : avec l’argent que vous toucherez, qui sera très-considérable, vous irez faire le marchand en quelque ville où vous ne serez pas connu ; et par-là vous aurez trouvé le moyen de vivre, sinon dans une grande opulence, d’une manière au moins à vous rendre heureux et content. »

« Ah, charmante et belle Persienne, s’écria Noureddin, est-il possible que vous ayez pu concevoir cette pensée ? Vous ai-je donné si peu de marques de mon amour, que vous me croyiez capable de cette lâcheté indigne ? Pourrois-je le faire sans être parjure, après le serment que j’ai fait à feu mon père de ne vous jamais vendre ? Je mourrois plutôt que d’y contrevenir, et que de me séparer d’avec vous que j’aime, je ne dis pas autant, mais plus que moi-même. En me faisant une proposition si déraisonnable, vous me faites connoître qu’il s’en faut de beaucoup que vous m’aimiez autant que je vous aime. »

« Seigneur, reprit la belle Persienne, je suis convaincue que vous m’aimez autant que vous le dites ; et Dieu connoît si la passion que j’ai pour vous, est inférieure à la vôtre, et combien j’ai eu de répugnance à vous faire la proposition qui vous révolte si fort contre moi. Pour détruire la raison que vous m’apportez, je n’ai qu’à vous faire souvenir que la nécessité n’a pas de loi. Je vous aime à un point qu’il n’est pas possible que vous m’aimiez davantage ; et je puis vous assurer que je ne cesserai jamais de vous aimer de même, à quelque maître que je puisse appartenir. Je n’aurai pas même un plus grand plaisir au monde que de me réunir avec vous dès que vos affaires vous permettront de me racheter, comme je l’espère. Voilà, je l’avoue, une nécessité bien cruelle pour vous et pour moi ; mais après tout, je ne vois pas d’autres moyens de nous tirer de la misère vous et moi. »

Noureddin qui connoissoit fort bien la vérité de ce que la belle Persienne venoit de lui représenter, et qui n’avoit point d’autre ressource pour éviter une pauvreté ignominieuse, fut contraint de prendre le parti qu’elle lui avoit proposé. Ainsi il la mena au marché où l’on vendoit les femmes esclaves, avec un regret qu’on ne peut exprimer. Il s’adressa à un courtier nommé Hagi Hassan. « Hagi Hassan, lui dit-il, voici une esclave que je veux vendre ; vois, je te prie, le prix qu’on en voudra donner. »

Hagi Hassan fit entrer Noureddin et la belle Persienne dans une chambre ; et dès que la belle Persienne eut ôté le voile qui lui cachoit le visage : « Seigneur, dit Hagi Hassan à Noureddin avec admiration, me trompé-je ? N’est-ce pas l’esclave que le feu visir votre père acheta dix mille pièces d’or ? » Noureddin lui assura que c’étoit elle-même ; et Hagi Hassan, en lui faisant espérer qu’il en tireroit une grosse somme, lui promit d’employer tout son art à la faire acheter au plus haut prix qu’il lui seroit possible.

Hagi Hassan et Noureddin sortirent de la chambre, et Hagi Hassan y enferma la belle Persienne. Il alla ensuite chercher les marchands ; mais ils étoient tous occupés à acheter des esclaves grecques, africaines, tartares et autres, et il fut obligé d’attendre qu’ils eussent fait leurs achats. Dès qu’ils eurent achevé, et qu’à-peu-près ils se furent tous rassemblés : « Mes bons Seigneurs, leur dit-il avec une gaieté qui paroissoit sur son visage et dans ses gestes, tout ce qui est rond, n’est pas noisette ; tout ce qui est long, n’est pas figue ; tout ce qui est rouge, n’est pas chair, et tous les œufs ne sont pas frais. Je veux vous dire que vous avez bien vu et bien acheté des esclaves en votre vie ; mais vous n’en avez jamais vu une seule qui puisse entrer en comparaison avec celle que je vous annonce. C’est la perle des esclaves : venez, suivez-moi, que je vous la fasse voir. Je veux que vous me disiez vous-mêmes. à quel prix je dois la crier d’abord. »

Les marchands suivirent Hagi Hassan ; et Hagi Hassan leur ouvrit la porte de la chambre où étoit la belle. Persienne. Ils la virent avec surprise, et ils convinrent tout d’une voix qu’on ne pouvoit la mettre d’abord à un moindre prix que celui de quatre mille pièces d’or. Ils sortirent de la chambre ; et Hagi Hassan, qui sortit avec eux après avoir fermé la porte, cria à haute voix, sans s’en éloigner :

à quatre mille pièces d’or l’esclave persienne.

Aucun des marchands n’avoit encore parlé, et ils se consultoient eux-mêmes sur l’enchère qu’ils y devoient mettre, lorsque le visir Saouy parut. Comme il eut aperçu Noureddin dans la place : « Apparemment, dit-il en lui-même, que Noureddin fait encore de l’argent de quelques meubles (car il savoit qu’il en avoit vendu), et qu’il est venu acheter une esclave. » Il s’avance, et Hagi Hassan cria une seconde fois : À quatre mille pièces d’or l’esclave persienne.

Ce haut prix fit juger à Saouy que l’esclave devoit être d’une beauté toute particulière, et aussitôt il eut une forte envie de la voir. Il poussa son cheval droit à Hagi Hassan, qui étoit environné des marchands : « Ouvre la porte, lui dit-il, et fais-moi voir l’esclave. » Ce n’étoit pas la coutume de faire voir une esclave à un particulier, dès que les marchands l’avoient vue, et qu’ils la marchandoient. Mais les marchands n’eurent pas la hardiesse de faire valoir leur droit contre l’autorité du visir ; et Hagi Hassan ne put se dispenser d’ouvrir la porte, et de faire signe à la belle Persienne de s’approcher, afin que Saouy pût la voir sans descendre de son cheval.

Saouy fut dans une admiration inexprimable, quand il vit une esclave d’une beauté si extraordinaire. Il avoit déjà eu affaire avec le courtier, et son nom ne lui étoit pas inconnu : « Hagi Hassan, lui dit-il, n’est-ce pas à quatre mille pièces d’or que tu la cries ? » « Oui, Seigneur, répondit-il ; les marchands que vous voyez, sont convenus il n’y a qu’un moment, que je la criasse à ce prix-là. J’attends qu’ils en offrent davantage à l’enchère et au dernier mot. » « Je donnerai l’argent, reprit Saouy, si personne n’en offre davantage. » Il regarda aussitôt les marchands d’un œil qui marquoit assez qu’il ne prétendoit pas qu’ils enchérissent. Il étoit si redoutable à tout le monde, qu’ils se gardèrent bien d’ouvrir la bouche, même pour se plaindre sur ce qu’il entreprenoit sur leur droit.

Quand le visir Saouy eut attendu quelque temps, et qu’il vit qu’aucun des marchands n’enchérissoit : « Hé bien, qu’attends-tu, dit-il à Hagi Hassan ? Va trouver le vendeur, et conclus le marché avec lui à quatre mille pièces d’or, ou sache ce qu’il prétend faire. » Il ne savoit pas encore que l’esclave appartînt à Noureddin.

Hagi Hassan qui avoit déjà fermé la porte de la chambre, alla s’aboucher avec Noureddin : « Seigneur, lui dit-il, je suis bien fâché de venir vous annoncer une méchante nouvelle : votre esclave va être vendue pour rien. » « Pour quelle raison, reprit Noureddin ? » « Seigneur, repartit Hagi Hassan, la chose avoit pris d’abord un fort bon train. Dès que les marchands eurent vu votre esclave, ils me chargèrent, sans faire de façon, de la crier à quatre mille pièces d’or. Je l’ai criée à ce prix-là, et aussitôt le visir Saouy est venu, et sa présence a fermé la bouche aux marchands que je voyois disposés à la faire monter au moins au même prix qu’elle coûta au feu visir votre père. Saouy ne veut en donner que les quatre mille pièces d’or, et c’est bien malgré moi que je viens vous apporter une parole si déraisonnable. L’esclave est à vous, mais je ne vous conseillerai jamais de la lâcher à ce prix-là. Vous le connoissez, Seigneur, et tout le monde le connoît. Outre que l’esclave vaut infiniment davantage, il est assez méchant homme pour imaginer quelque moyen de ne vous pas compter la somme. »

« Hagi Hassan, répliqua Noureddin, je te suis obligé de ton conseil ; ne crains pas que je souffre que mon esclave soit vendue à l’ennemi de ma maison. J’ai grand besoin d’argent ; mais j’aimerois mieux mourir dans la dernière pauvreté, que de permettre qu’elle lui soit livrée. Je te demande une seule chose : comme tu sais tous les usages et tous les détours, dis-moi seulement ce que je dois faire pour l’en empêcher ? »

« Seigneur, répondit Hagi Hassan, rien n’est plus aisé. Faites semblant de vous être mis en colère contre votre esclave, et d’avoir juré que vous l’ameneriez au marché, mais que vous n’avez pas entendu la vendre, et que ce que vous en avez fait, n’a été que pour vous acquitter de votre serment. Cela satisfera tout le monde, et Saouy n’aura rien à vous dire. Venez donc ; et dans le moment que je la présenterai à Saouy, comme si c’étoit de votre consentement, et que le marché fût arrêté, reprenez-la en lui donnant quelques coups, et ramenez-la chez vous. » « Je te remercie, lui dit Noureddin, tu verras que je suivrai ton conseil. »

Hagi Hassan retourna à la chambre ; il l’ouvrit et entra ; et après avoir averti la belle Persienne en deux mots de ne pas s’alarmer de ce qui alloit arriver, il la prit par le bras et l’amena au visir Saouy qui étoit toujours devant la porte : « Seigneur, dit-il en la lui présentant, voilà l’esclave, elle est à vous ; prenez-la. »

Hagi Hassan n’avoit pas achevé ces paroles, que Noureddin s’étoit saisi de la belle Persienne ; il la tira à lui, en lui donnant un soufflet. « Venez-çà, impertinente, lui dit-il assez haut pour être entendu de tout le monde, et revenez chez moi. Votre méchante humeur m’avoit bien obligé de faire serment de vous amener au marché, mais non pas de vous vendre. J’ai encore besoin de vous, et je serai à temps d’en venir à cette extrémité, quand il ne me restera plus autre chose. »

Le visir Saouy fut dans une grande colère de cette action de Noureddin. « Misérable débauché, s’écria-t-il, veux-tu me faire accroire qu’il te reste autre chose à vendre que ton esclave ? » Il poussa son cheval en même temps droit à lui pour lui enlever la belle Persienne. Noureddin piqué au vif de l’affront que le visir lui faisoit, ne fit que lâcher la belle Persienne et lui dire de l’attendre ; et en se jetant sur la bride du cheval, il le fit reculer trois ou quatre pas en arrière : « Méchant barbon, dit-il alors au visir, je te ravirois l’ame sur l’heure, si je n’étois retenu par la considération de tout le monde que voilà. »

Comme le visir Saouy n’étoit aimé de personne, et qu’au contraire il étoit haï de tout le monde, il n’y en avoit pas un de tous ceux qui étoient présens, qui n’eût été ravi que Noureddin l’eût un peu mortifié. Ils lui témoignèrent par signes, et lui firent comprendre qu’il pouvoit se venger comme il lui plairoit, et que personne ne se mêleroit de leur querelle.

Saouy voulut faire un effort pour obliger Noureddin de lâcher la bride de son cheval ; mais Noureddin qui étoit un jeune homme fort et puissant, enhardi par la bienveillance des assistans, le tira à bas du cheval au milieu du ruisseau, lui donna mille coups, et lui mit la tête en sang contre le pavé. Dix esclaves qui accompagnoient Saouy voulurent tirer le sabre et se jeter sur Noureddin, mais les marchands se mirent au-devant et les en empêchèrent. « Que prétendez-vous faire, leur dirent-ils ? Ne voyez-vous pas que si l’un est visir, l’autre est fils de visir ? Laissez-les vuider leur différend entr’eux. Peut-être se raccommoderont-ils un de ces jours ; et si vous aviez tué Noureddin, croyez-vous que votre maître, tout puissant qu’il est, pût vous garantir de la justice ? » Noureddin se lassa enfin de battre le visir Saouy ; il le laissa au milieu du ruisseau, reprit la belle Persienne, et retourna chez lui au milieu des acclamations du peuple qui le louoit de l’action qu’il venoit de faire.

Saouy meurtri de coups se releva, à l’aide de ses gens, avec bien de la peine, et il eut la dernière mortification de se voir tout gâté de fange et de sang. Il s’appuya sur les épaules de deux de ses esclaves, et dans cet état il alla droit au palais, à la vue de tout le monde, avec une confusion d’autant plus grande que personne ne le plaignoit. Quand il fut sous l’appartement du roi, il se mit à crier et à implorer sa justice d’une manière pitoyable. Le roi le fit venir ; et dès qu’il parut, il lui demanda qui l’avoit maltraité et mis dans l’état où il étoit ? « Sire, s’écria Saouy, il ne faut qu’être bien dans la faveur de votre Majesté, et avoir quelque part à ses sacrés conseils, pour être traité de la manière indigne dont elle voit qu’on vient de me traiter. » « Laissons-là ces discours, reprit le roi : dites-moi seulement la chose comme elle est, et qui est l’offenseur ? Je saurai bien le faire repentir s’il a tort. »

« Sire, dit alors Saouy, en racontant la chose tout à son avantage, j’étois allé au marché des femmes esclaves pour acheter moi-même une cuisinière dont j’ai besoin ; j’y suis arrivé, et j’ai trouvé qu’on y crioit une esclave à quatre mille pièces d’or. Je me suis fait amener l’esclave ; et c’est la plus belle qu’on ait vue et qu’on puisse jamais voir. Je ne l’ai pas eu plutôt considérée avec une satisfaction extrême, que j’ai demandé à qui elle appartenoit, et j’ai appris que Noureddin, fils du feu visir Khacan, vouloit la vendre. Votre Majesté se souvient, Sire, d’avoir fait compter dix mille pièces d’or à ce visir, il y a deux ou trois ans, et de l’avoir chargé de vous acheter une esclave pour cette somme. Il l’avoit employée à acheter celle-ci ; mais au lieu de l’amener à votre Majesté, il ne vous en jugea pas digne, et en fit présent à son fils. Depuis la mort du père, le fils a bu, mangé et dissipé tout ce qu’il avoit, et il ne lui est resté que cette esclave qu’il s’étoit enfin résolu à vendre, et que l’on vendoit en effet en son nom. Je l’ai fait venir, et sans lui parler de la prévarication, ou plutôt de la perfidie de son père envers votre Majesté : « Noureddin, lui ai-je dit le plus honnêtement du monde, les marchands, comme je l’apprends, ont mis d’abord votre esclave à quatre mille pièces d’or. Je ne doute pas qu’à l’envi l’un de l’autre ils ne la fassent monter à un prix beaucoup plus haut : croyez-moi, donnez-la-moi pour les quatre mille pièces d’or, et je vais l’acheter pour en faire un présent au roi notre seigneur et maître, à qui j’en ferai bien votre cour. Cela vous vaudra infiniment plus que ce que les marchands pourroient vous en donner. » Au lieu de répondre, en me rendant honnêteté pour honnêteté, l’insolent m’a regardé fièrement : « Méchant vieillard, m’a-t-il dit, je donnerois mon esclave à un juif pour rien, plutôt que de te la vendre. » « Mais, Noureddin, ai-je repris sans m’échauffer, quoique j’en eusse un grand sujet, vous ne considérez pas, quand vous parlez ainsi, que vous faites injure au roi, qui a fait votre père ce qu’il étoit, aussi bien qu’il m’a fait ce que je suis. » Cette remontrance qui devoit l’adoucir, n’a fait que l’irriter davantage : il s’est jeté aussitôt sur moi comme un furieux, sans aucune considération pour mon âge, encore moins pour ma dignité, m’a jeté à bas de mon cheval, m’a frappé tout le temps qu’il lui a plu, et m’a mis en l’état où votre Majesté me voit. Je la supplie de considérer que c’est pour ses intérêts que je souffre un affront si signalé. »

En achevant ces paroles, il baissa la tête et se tourna de côté pour laisser couler ses larmes en abondance.

Le roi abusé et animé contre Noureddin par ce discours plein d’artifice, laissa paroître sur son visage des marques d’une grande colère ; il se tourna du côté de son capitaine des gardes qui étoit auprès de lui : « Prenez quarante hommes de ma garde, lui dit-il, et quand vous aurez mis la maison de Noureddin au pillage, et que vous aurez donné les ordres pour la raser, amenez-le-moi avec son esclave. »

Le capitaine des gardes n’étoit pas encore hors de l’appartement du roi, qu’un huissier de la chambre qui entendit donner cet ordre, avoit déjà pris le devant. Il s’appeloit Sangiar, et il avoit été autrefois esclave du visir Khacan, qui l’avoit introduit dans la maison du roi, où il s’étoit avancé par degrés.

Sangiar plein de reconnoissance pour son ancien maître, et de zèle pour Noureddin qu’il avoit vu naître, et qui connoissoit depuis long-temps la haine de Saouy contre la maison de Khacan, n’avoit pu entendre l’ordre sans frémir. « L’action de Noureddin, dit-il en lui-même, ne peut pas être aussi noire que Saouy l’a racontée ; il a prévenu le roi, et le roi va faire mourir Noureddin sans lui donner le temps de se justifier. » Il fit une diligence si grande, qu’il arriva assez à temps pour l’avertir de ce qui venoit de se passer chez le roi, et lui donner lieu de se sauver avec la belle Persienne. Il frappa à la porte d’une manière qui obligea Noureddin, qui n’avoit plus de domestiques, il y avoit long-temps, de venir ouvrir lui-même sans différer. » Mon cher Seigneur, lui dit Sangiar, il n’y a plus de sûreté pour vous à Balsora ; partez et sauvez-vous sans perdre un moment. »

« Pourquoi cela, reprit Noureddin ? Qu’y a-t-il qui m’oblige si fort de partir ? » « Partez, vous dis-je, repartit Sangiar, et emmenez votre esclave avec vous. En deux mots, Saouy vient de faire entendre au roi, de la manière qu’il a voulu, ce qui s’est passé entre vous et lui ; et le capitaine des gardes vient après moi avec quarante soldats, se saisir de vous et d’elle. Prenez ces quarante pièces d’or pour vous aider à chercher un asile : je vous en donnerois davantage si j’en avois sur moi. Excusez-moi si je ne m’arrête pas davantage ; je vous laisse malgré moi pour votre bien et pour le mien, par l’intérêt que j’ai que le capitaine des gardes ne me voie pas. » Sangiar ne donna à Noureddin que le temps de le remercier, et se retira.

Noureddin alla avertir la belle Persienne de la nécessité où ils étoient l’un et l’autre de s’éloigner dans le moment ; elle ne fit que mettre son voile, et ils sortirent de la maison. Ils eurent le bonheur non-seulement de sortir de la ville sans que personne s’aperçût de leur évasion, mais même d’arriver à l’embouchure de l’Euphrate, qui n’étoit pas éloignée, et de s’embarquer sur un bâtiment prêt à lever l’ancre.

En effet, dans le temps qu’ils arrivèrent, le capitaine étoit sur le tillac au milieu des passagers : « Enfans, leur demandoit-il, êtes-vous tous ici ? Quelqu’un de vous a-t-il encore affaire, ou a-t-il oublié quelque chose à la ville ? » À quoi chacun répondit qu’ils y étoient tous, et qu’il pouvoit faire voile quand il lui plairoit. Noureddin ne fut pas plutôt embarqué qu’il demanda où le vaisseau alloit, et il fut ravi d’apprendre qu’il alloit à Bagdad. Le capitaine fit lever l’ancre, mit à la voile, et le vaisseau s’éloigna de Balsora avec un vent très-favorable.

Voici ce qui se passa à Balsora pendant que Noureddin échappoit à la colère du roi avec la belle Persienne :

Le capitaine des gardes arriva à la maison de Noureddin et frappa à la porte. Comme il vit que personne n’ouvroit, il la fit enfoncer, et aussitôt ses soldats entrèrent en foule ; ils cherchèrent par tous les coins et recoins, et ils ne trouvèrent ni Noureddin ni son esclave. Le capitaine des gardes fit demander et demanda lui-même aux voisins s’ils ne les avoient pas vus. Quand ils les eussent vus, comme il n’y en avoit pas un qui n’aimât Noureddin, il n’y en avoit pas un qui eût rien dit qui pût lui faire tort. Pendant que l’on pilloit et que l’on rasoit la maison, il alla porter cette nouvelle au roi. « Qu’on les cherche en quelqu’endroit qu’ils puissent être, dit le roi, je veux les avoir. » Le capitaine des gardes alla faire de nouvelles perquisitions, et le roi renvoya le visir Saouy avec honneur : « Allez, lui dit-il, retournez chez vous, et ne vous mettez pas en peine du châtiment de Noureddin ; je vous vengerai moi-même de son insolence. »

Afin de mettre tout en usage, le roi fit encore crier dans toute la ville, par les crieurs publics, qu’il donneroit mille pièces d’or à celui qui lui ameneroit Noureddin et son esclave, et qu’il feroit punir sévèrement celui qui les auroit cachés. Mais quelque soin qu’il prît et quelque diligence qu’il fît faire, il ne lui fut pas possible d’en avoir aucune nouvelle ; et le visir Saouy n’eut que la consolation de voir que le roi avoit pris son parti.

Noureddin et la belle Persienne cependant avançoient et faisoient leur route avec tout le bonheur possible. Ils abordèrent enfin à Bagdad ; et dès que le capitaine, joyeux d’avoir achevé son voyage, eut aperçu la ville : « Enfans, s’écria-t-il en parlant aux passagers, réjouissez-vous, la voilà, cette grande et merveilleuse ville, où il y a un concours général et perpétuel de tous les endroits du monde. Vous y trouverez une multitude de peuple innombrable, et vous n’y aurez pas le froid insupportable de l’hiver, ni les chaleurs excessives de l’été ; vous y jouirez d’un printemps qui dure toujours avec ses fleurs, et avec les fruits délicieux de l’automne. »

Quand le bâtiment eut mouillé un peu au-dessous de la ville, les passagers débarquèrent et se rendirent chacun où ils devoient loger. Noureddin donna cinq pièces d’or pour son passage, et débarqua aussi avec la belle Persienne. Mais il n’étoit jamais venu à Bagdad, et il ne savoit où aller prendre logement. Ils marchèrent long-temps le long des jardins qui bordoient le Tigre, et ils en côtoyèrent un qui étoit formé d’une belle et longue muraille. En arrivant au bout, ils détournèrent par une longue rue bien pavée, où ils aperçurent la porte du jardin avec une belle fontaine auprès.

La porte qui étoit très-magnifique, étoit fermée, avec un vestibule ouvert, où il y avoit un sofa de chaque côté. « Voici un endroit fort commode, dit Noureddin à la belle Persienne ; la nuit approche, et nous avons mangé avant de débarquer ; je suis d’avis que nous y passions la nuit, et demain matin nous aurons le temps de chercher à nous loger. Qu’en dites-vous ? » « Vous savez, Seigneur, répondit la belle Persienne, que je ne veux que ce que vous voulez ; ne passons pas plus loin si vous le souhaitez ainsi. » Ils burent chacun un coup à la fontaine, et montèrent sur un des deux sofas, où ils s’entretinrent quelque temps. Le sommeil les prit enfin, et ils s’endormirent au murmure agréable de l’eau.

Le jardin appartenoit au calife, et il y avoit au milieu un grand pavillon qu’on appeloit le pavillon des peintures, à cause que son principal ornement étoit des peintures à la persienne, de la main de plusieurs peintres de Perse que le calife avoit fait venir exprès. Le grand et superbe salon que ce pavillon formoit étoit éclairé par quatre-vingts fenêtres, avec un lustre à chacune, et les quatre-vingts lustres ne s’allumoient que lorsque le calife y venoit passer la soirée, et que le temps étoit si tranquille qu’il n’y avoit pas un souffle de vent. Ils faisoient alors une très-belle illumination qu’on apercevoit bien loin à la campagne de ce côté-là, et d’une grande partie de la ville.

Il ne demeuroit qu’un concierge dans ce jardin, et c’étoit un vieil officier fort âgé, nommé Scheich Ibrahim, qui occupoit ce poste où le calife l’avoit mis lui-même par récompense. Le calife lui avoit bien recommandé de n’y pas laisser entrer toutes sortes de personnes, et sur-tout de ne pas souffrir qu’on s’assît et qu’on s’arrêtât sur les deux sofas qui étoient à la porte en dehors, afin qu’ils fussent toujours propres, et châtier ceux qu’il y trouveroit.

Une affaire avoit obligé le concierge de sortir, et il n’étoit pas encore revenu. Il revint enfin, et il arriva assez de jour pour s’apercevoir d’abord que deux personnes dormoient sur un des sofas, l’un et l’autre la tête sous un linge, pour être à l’abri des cousins. « Bon, dit Scheich Ibrahim en lui-même, voilà des gens qui contreviennent à la défense du calife ; je vais leur apprendre le respect qu’ils lui doivent. » Il ouvrit la porte sans faire de bruit ; et un moment après, il revint avec une grosse canne à la main, le bras retroussé. Il alloit frapper de toute sa force sur l’un et sur l’autre ; mais il se retint. « Scheich Ibrahim, se dit-il à lui-même, tu vas les frapper, et tu ne considères pas que ce sont peut-être des étrangers qui ne savent où aller loger, et qui ignorent l’intention du calife ; il est mieux que tu saches auparavant qui ils sont. » Il leva le linge qui leur couvroit la tête avec une grande précaution, et il fut dans la dernière admiration de voir un jeune homme si bien fait et une jeune femme si belle. Il éveilla Noureddin en le tirant un peu par les pieds.

Noureddin leva aussitôt la tête ; et dès qu’il eut vu un vieillard à langue barbe blanche à ses pieds, il se leva sur son séant, se coulant sur les genoux ; et en lui prenant la main qu’il baisa : « Bon père, lui dit-il, que Dieu vous conserve ; souhaitez-vous quelque chose ? » « Mon fils, reprit Scheich Ibrahim, qui êtes-vous ? D’où êtes-vous ? « « Nous sommes des étrangers qui ne faisons que d’arriver, repartit Noureddin, et nous voulions passer ici la nuit jusqu’à demain. » « Vous seriez mal ici, répliqua Scheich Ibrahim ; venez, entrez, je vous donnerai à coucher plus commodément ; et la vue du jardin qui est très-beau, vous réjouira pendant qu’il fait encore un peu de jour. » « Et ce jardin est-il à vous, lui demanda Noureddin ? » « Vraiment oui, c’est à moi, reprit Scheich Ibrahim en souriant : c’est un héritage que j’ai eu de mon père ; entrez, vous dis-je, vous ne serez pas fâché de le voir. »

Noureddin se leva, en témoignant à Scheich Ibrahim combien il lui étoit obligé de son honnêteté, et entra dans le jardin avec la belle Persienne. Scheich Ibrahim ferma la porte ; et en marchant devant eux, les mena dans un endroit d’où ils virent à-peu-près la disposition, la grandeur et la beauté du jardin d’un coup d’œil.

Noureddin avoit vu d’assez beaux jardins à Balsora ; mais il n’en avoit pas encore vu de comparables à celui-ci. Quand il eut bien tout considéré, et qu’il se fut promené dans quelques allées, il se tourna du côté du concierge qui l’accompagnoit, et lui demanda comment il s’appeloit. Dès qu’il lui eut répondu qu’il s’appeloit Scheich Ibrahim : « Scheich Ibrahim, lui dit-il, il faut avouer que voici un jardin merveilleux ; Dieu vous y conserve long-temps ! Nous ne pouvons assez vous remercier de la grâce que vous nous avez faite de nous faire voir un lieu si digne d’être vu ; il est juste que nous vous en témoignions notre reconnoissance par quelqu’endroit. Tenez, voilà deux pièces d’or : je vous prie de nous faire chercher quelque chose pour manger, afin que nous nous réjouissions ensemble. »

À la vue des deux pièces d’or, Scheich Ibrahim qui aimoit fort ce métal, sourit en sa barbe ; il les prit ; et en laissant Noureddin et la belle Persienne pour aller faire la commission, car il étoit seul : « Voilà de bonnes gens, dit-il en lui-même avec bien de la joie ; je me serois fait un grand tort à moi-même, si j’eusse eu l’imprudence de les maltraiter et de les chasser. Je les régalerai en prince avec la dixième partie de cet argent, et le reste me demeurera pour ma peine. »

Pendant que Scheich Ibrahim alla acheter de quoi souper autant pour lui que pour ses hôtes, Noureddin et la belle Persienne se promenèrent dans le jardin, et arrivèrent au pavillon des peintures qui étoit au milieu. Ils s’arrêtèrent d’abord à contempler sa structure admirable, sa grandeur et sa hauteur ; et après qu’ils en eurent fait le tour en le regardant de tous les côtés, ils montèrent à la porte du salon par un grand escalier de marbre blanc ; mais ils la trouvèrent fermée.

Noureddin et la belle Persienne ne faisoient que de descendre de l’escalier lorsque Scheich Ibrahim arriva chargé de vivres. « Scheich Ibrahim, lui dit Noureddin avec étonnement, ne nous avez-vous pas dit que ce jardin vous appartient ? » « Je l’ai dit, reprit Scheich Ibrahim, et je le dis encore. Pourquoi me faites-vous cette demande ? » « Et ce superbe pavillon, repartit Noureddin, est à vous aussi ? » Scheich Ibrahim ne s’attendoit pas à cette autre demande, et il en parut un peu interdit. « Si je dis qu’il n’est pas à moi, dit-il en lui-même, ils me demanderont aussitôt comment il se peut faire que je sois maître du jardin, et que je ne le sois point du pavillon ? » Comme il avoit bien voulu feindre que le jardin étoit à lui, il feignit la même chose à l’égard du pavillon. « Mon fils, repartit-il, le pavillon ne va pas sans le jardin : l’un et l’autre m’appartiennent. » « Puisque cela est, reprit alors Noureddin, et que vous voulez bien que nous soyons vos hôtes cette nuit, faites-nous, je vous en supplie, la grâce de nous en faire voir le dedans : à juger du dehors, il doit être d’une magnificence extraordinaire. »

Il n’eût pas été honnête à Scheich Ibrahim de refuser à Noureddin la demande qu’il faisoit, après les avances qu’il avoit déjà faites. Il considéra de plus que le calife n’avoit pas envoyé l’avertir comme il avoit coutume ; et ainsi qu’il ne viendroit pas ce soir-là, et qu’il pouvoit même faire manger ses hôtes, et manger lui-même avec eux. Il posa les vivres qu’il avoit apportés sur le premier degré de l’escalier, et alla chercher la clef dans le logement où il demeuroit. Il revint avec de la lumière, et il ouvrit la porte.

Noureddin et la belle Persienne entrèrent dans le salon, et ils le trouvèrent si surprenant, qu’ils ne pouvoient se lasser d’en admirer la beauté et la richesse. En effet, sans parler des peintures, les sofas étoient magnifiques ; et avec les lustres qui pendoient à chaque fenêtre, il y avoit encore entre chaque croisée un bras d’argent chacun avec sa bougie ; et Noureddin ne put voir tous ces objets sans se ressouvenir de la splendeur dans laquelle il avoit vécu, et sans en soupirer.

Scheich Ibrahim cependant apporta les vivres, prépara la table sur un sofa ; et quand tout fut prêt, Noureddin, la belle Persienne et lui s’assirent et mangèrent ensemble. Quand ils eurent achevé, et qu’ils eurent lavé les mains, Noureddin ouvrit une fenêtre et appela la belle Persienne. « Approchez, lui dit-il, et admirez avec moi la belle vue et la beauté du jardin au clair de lune qu’il fait ; rien n’est plus charmant. » Elle s’approcha, et ils jouirent ensemble de ce spectacle, pendant que Scheich Ibrahim ôtoit la table.

Quand Scheich Ibrahim eut fait, et qu’il fut venu rejoindre ses hôtes, Noureddin lui demanda s’il n’avoit pas quelque boisson dont il voulût bien les régaler. « Quelle boisson voudriez-vous, reprit Scheich Ibrahim ? Est-ce du sorbet ? J’en ai du plus exquis ; mais vous savez bien, mon fils, qu’on ne boit pas le sorbet après le souper. »

« Je le sais bien, repartit Noureddin, ce n’est pas du sorbet que nous vous demandons ; c’est une autre boisson ; je m’étonne que vous ne m’entendiez pas. » « C’est donc du vin dont vous voulez parler, répliqua Scheich Ibrahim ? » « Vous l’avez deviné, lui dit Noureddin : si vous en avez, obligez-nous de nous en apporter une bouteille. Vous savez qu’on en boit après souper pour passer le temps jusqu’à ce qu’on se couche. »

« Dieu me garde d’avoir du vin chez moi, s’écria Scheich Ibrahim, et même d’approcher d’un lieu où il y en auroit ! Un homme comme moi, qui a fait le pèlerinage de la Mecque quatre fois, a renoncé au vin pour toute sa vie. »

« Vous nous feriez pourtant un grand plaisir de nous en trouver, reprit Noureddin ; et, si cela ne vous fait pas de peine, je vais vous enseigner un moyen, sans que vous entriez au cabaret, et sans que vous mettiez la main à ce qu’il contiendra. » « Je le veux bien à cette condition, repartit Scheich Ibrahim : dites-moi seulement ce qu’il faut que je fasse. »

« Nous avons vu un âne attaché à l’entrée de votre jardin, dit alors Noureddin ; c’est à vous apparemment, et vous devez vous en servir dans le besoin. Tenez, voilà encore deux pièces d’or ; prenez l’âne avec ses paniers, et allez au premier cabaret, sans vous en approcher qu’autant qu’il vous plaira ; donnez quelque chose au premier passant, et priez-le d’aller jusqu’au cabaret avec l’âne, d’y prendre deux cruches de vin, que l’on mettra, l’une dans un panier, et l’autre dans l’autre, et de vous ramener l’âne après qu’il aura payé le vin de l’argent que vous lui aurez donné. Vous n’aurez qu’à chasser l’âne devant vous jusqu’ici, et nous prendrons les cruches nous-mêmes dans les paniers. De cette manière, vous ne ferez rien qui doive vous causer la moindre répugnance. »

Les deux autres pièces d’or que Scheich Ibrahim venoit de recevoir, firent un puissant effet sur son esprit. « Ah, mon fils, s’écria-t-il quand Noureddin eut achevé, que vous l’entendez bien ! Sans vous, je ne me fusse jamais avisé de ce moyen pour vous faire avoir du vin sans scrupule. » Il les quitta pour aller faire la commission, et il s’en acquitta en peu de temps. Dès qu’il fut de retour, Noureddin descendit, tira les cruches des paniers, et les porta au salon.

Scheich Ibrahim ramena l’âne à l’endroit où il l’avoit pris ; et lorsqu’il fut revenu : « Scheich Ibrahim, lui dit Noureddin, nous ne pouvons assez vous remercier de la peine que vous avez bien voulu prendre ; mais il nous manque encore quelque chose. » « Et quoi, reprit Scheich Ibrahim, que puis-je faire encore pour votre service ? » « Nous n’avons pas de tasses, repartit Noureddin, et quelques fruits nous raccommoderoient bien, si vous en aviez. » « Vous n’avez qu’à parler, répliqua Scheich Ibrahim, il ne vous manquera rien de tout ce que vous pouvez souhaiter. »

Scheich Ibrahim descendit, et en peu de temps, il leur prépara une table couverte de belles porcelaines remplies de plusieurs sortes de fruits, avec des tasses d’or et d’argent à choisir ; et quand il leur eut demandé s’ils avoient besoin de quelqu’autre chose, il se retira sans vouloir rester, quoiqu’ils l’en priassent avec beaucoup d’instances.

Noureddin et la belle Persienne se remirent à table, et ils commencèrent par boire chacun un coup ; ils trouvèrent le vin excellent. « Hé bien, ma belle, dit Noureddin à la belle Persienne, ne sommes-nous pas les plus heureux du monde de ce que le hasard nous a amenés dans un lieu si agréable et si charmant ? Réjouissons-nous, et remettons-nous de la mauvaise chère de notre voyage. Mon bonheur peut-il être plus grand, que de vous avoir d’un côté, et la tasse de l’autre ? » Ils burent plusieurs autres fois, en s’entretenant agréablement, et en chantant chacun leur chanson.

Comme ils avoient la voix parfaitement belle l’un et l’autre, particulièrement la belle Persienne, leur chant attira Scheich Ibrahim, qui les entendit long-temps de dessus le perron avec un grand plaisir sans se faire voir. Il se fit voir enfin en mettant la tête à la porte : « Courage, Seigneur, dit-il à Noureddin qu’il croyoit déjà ivre, je suis ravi de vous voir dans cette joie. »

« Ah, Scheich Ibrahim, s’écria Noureddin en se tournant de son côté, que vous êtes un brave homme, et que nous vous sommes obligés ! Nous n’oserions vous prier de boire un coup ; mais ne laissez pas d’entrer. Venez, approchez-vous, et faites-nous au moins l’honneur de nous tenir compagnie. » « Continuez, continuez, reprit Scheich Ibrahim, je me contente du plaisir d’entendre vos belles chansons ! » Et en disant ces paroles il disparut.

La belle Persienne s’aperçut que Scheich Ibrahim s’étoit arrêté sur le perron, et elle en avertit Noureddin. « Seigneur, ajouta-t-elle, vous voyez qu’il témoigne une aversion pour le vin ; je ne désespérerois pas de lui en faire boire si vous vouliez faire ce que je vous dirois ? » « Et quoi, demanda Noureddin ? Vous n’avez qu’à dire, je ferai ce que vous voudrez. » « Engagez-le seulement à entrer et à demeurer avec nous, dit-elle ; quelque temps après, versez à boire et présentez-lui la tasse ; s’il vous refuse, buvez, et ensuite faites semblant de dormir, je ferai le reste. »

Noureddin comprit l’intention de la belle Persienne ; il appela Scheich Ibrahim qui reparut à la porte. « Scheich Ibrahim, lui dit-il, nous sommes vos hôtes, et vous nous avez accueillis le plus obligeamment du monde ; voudriez-vous nous refuser la prière que nous vous faisons de nous honorer de votre compagnie ? Nous ne vous demandons pas que vous buviez, mais seulement de nous faire le plaisir de vous voir. »

Scheich Ibrahim se laissa persuader : il entra, et s’assit sur le bord du sofa qui étoit le plus près de la porte. « Vous n’êtes pas bien là, et nous ne pouvons avoir l’honneur de vous voir, dit alors Noureddin ; approchez-vous, je vous en supplie, et asseyez-vous auprès de madame, elle le voudra bien. » « Je ferai donc ce qui vous plaît, dit Scheich Ibrahim  » ; il s’approcha, et en souriant du plaisir qu’il alloit avoir d’être près d’une si belle personne, il s’assit à quelque distance de la belle Persienne. Noureddin la pria de chanter une chanson en considération de l’honneur que Scheich Ibrahim leur faisoit, et elle en chanta une qui le ravit en extase.

Quand la belle Persienne eut achevé de chanter, Noureddin versa du vin dans une tasse, et présenta la tasse à Scheich Ibrahim. « Scheich Ibrahim, lui dit-il, buvez un coup à notre santé, je vous en prie. » « Seigneur, reprit-il en se retirant en arrière, comme s’il eût en horreur de voir seulement du vin, je vous supplie de m’excuser : je vous ai déjà dit que j’ai renoncé au vin il y a long-temps.» « Puisqu’absolument vous ne voulez pas boire à notre santé, dit Noureddin, vous aurez donc pour agréable que je boive à la vôtre. »

Pendant que Noureddin buvoit, la belle Persienne coupa la moitié d’une pomme, et en la présentant à Scheich Ibrahim : « Vous n’avez pas voulu boire, lui dit-elle, mais je ne crois pas que vous fassiez la même difficulté de goûter de cette pomme qui est excellente ? » Scheich Ibrahim ne put la refuser d’une si belle main ; il la prit avec une inclination de tête, et la porta à la bouche. Elle lui dit quelques douceurs là-dessus, et Noureddin cependant se renversa sur le sofa, et fit semblant de dormir. Aussitôt la belle Persienne s’avança vers Scheich Ibrahim ; et en lui parlant fort bas : « Le voyez-vous, dit-elle, il n’en agit pas autrement toutes les fois que nous nous réjouissons ensemble ; il n’a pas plutôt bu deux coups, qu’il s’endort et me laisse seule ; mais je crois que vous voudrez bien me tenir compagnie pendant qu’il dormira. »

La belle Persienne prit une tasse, elle la remplit de vin ; et en la présentant à Scheich Ibrahim : « Prenez, lui dit-elle, et buvez à ma santé ; je vais vous faire raison. » Scheich Ibrahim fit de grandes difficultés, et il la pria bien fort de vouloir l’en dispenser ; mais elle le pressa si vivement, que vaincu par ses charmes et par ses instances, il prit la tasse et but sans rien laisser.

Le bon vieillard aimoit à boire le petit coup ; mais il avoit honte de le faire devant des gens qu’il ne connoissoit pas. Il alloit au cabaret en cachette comme beaucoup d’autres, et il n’avoit pas pris les précautions que Noureddin lui avoit enseignées pour aller acheter le vin. Il étoit allé le prendre sans façon chez un cabaretier où il étoit très-connu ; la nuit lui avoit servi de manteau, et il avoit épargné l’argent qu’il eût dû donner à celui qu’il eût chargé de faire la commission, selon la leçon de Noureddin.

Pendant que Scheich Ibrahim, après avoir bu, achevoit de manger la moitié de la pomme, la belle Persienne lui emplit une autre tasse, qu’il prit avec bien moins de difficulté : il n’en fit aucune à la troisième. Il buvoit enfin la quatrième, lorsque Noureddin cessa de faire semblant de dormir ; il se leva sur son séant, et en le regardant avec un grand éclat de rire : « Ha, ha, Scheich Ibrahim, lui dit-il, je vous y surprends ; vous m’avez dit que vous aviez renoncé au vin, et vous ne laissez pas d’en boire ! »

Scheich Ibrahim ne s’attendoit pas à cette surprise, et la rougeur lui en monta un peu au visage. Cela ne l’empêcha pas néanmoins d’achever de boire ; et quand il eut fait : « Seigneur, dit-il en riant, s’il y a péché dans ce que j’ai fait, il ne doit pas tomber sur moi, c’est sur madame : quel moyen de ne pas se rendre à tant de grâces ! »

La belle Persienne qui s’entendoit avec Noureddin, prit le parti de Scheich Ibrahim. « Scheich Ibrahim, lui dit-elle, laissez-le dire, et ne vous contraignez pas : continuez d’en boire et réjouissez-vous. » Quelques momens après, Noureddin se versa à boire, et en versa ensuite à la belle Persienne. Comme Scheich Ibrahim vit que Noureddin ne lui en versoit pas, il prit une tasse et la lui présenta : « Et moi, dit-il, prétendez-vous que je ne boive pas aussi bien que vous ? »

À ces paroles de Scheich Ibrahim, Noureddin et la belle Persienne firent un grand éclat de rire ; Noureddin lui versa à boire, et ils continuèrent de se réjouir, de rire et de boire jusqu’à près de minuit. Environ ce temps-là, la belle Persienne s’avisa que la table n’étoit éclairée que d’une chandelle. « Scheich Ibrahim, dit-elle au bon vieillard de concierge, vous ne nous avez apporté qu’une chandelle, et voilà tant de belles bougies ; faites-nous, je vous prie, le plaisir de les allumer, que nous y voyons clair. »

Scheich Ibrahim usa de la liberté que donne le vin, lorsqu’on en a la tête échauffée ; et afin de ne pas interrompre un discours dont il entretenoit Noureddin : « Allumez-les vous-même, dit-il à cette belle personne ; cela convient mieux à une jeunesse comme vous ; mais prenez garde de n’en allumer que cinq ou six, et pour cause ; cela suffira. » La belle Persienne se leva, alla prendre une bougie qu’elle vint allumer à la chandelle qui étoit sur la table, et alluma les quatre-vingts bougies, sans s’arrêter à ce que Scheich Ibrahim lui avoit dit.

Quelque temps après, pendant que Scheich Ibrahim entretenoit la belle Persienne sur un autre sujet, Noureddin à son tour le pria de vouloir bien allumer quelques lustres. Sans prendre garde que toutes les bougies étoient allumées : « Il faut, reprit Scheich Ibrahim, que vous soyez bien paresseux, ou que vous ayez moins de vigueur que moi, si vous ne pouvez les allumer vous-même. Allez, allumez-les, mais n’en allumez que trois. » Au lieu de n’en allumer que ce nombre, il les alluma tous, et ouvrit les quatre-vingts fenêtres, à quoi Scheich Ibrahim, attaché à s’entretenir avec la belle Persienne, ne fit pas de réflexion.

Le calife Haroun Alraschild n’étoit pas encore retiré alors ; il étoit dans un salon de son palais qui avançoit jusqu’au Tigre, et qui avoit vue du côté du jardin et du pavillon des peintures. Par hasard il ouvrit une fenêtre de ce côté-là ; et il fut extrêmement étonné de voir le pavillon tout illuminé, et d’autant plus qu’à la grande clarté, il crut d’abord que le feu étoit dans la ville. Le grand visir Giafar étoit encore avec lui, et il n’attendoit que le moment que le calife se retirât pour retourner chez lui. Le calife l’appela dans une grande colère : « Visir négligent, s’écria-t-il, viens-çà, approche-toi, regarde le pavillon des peintures, et dis-moi pourquoi il est illuminé à l’heure qu’il est, que je n’y suis pas ? »

Le grand visir trembla, à cette nouvelle, de la crainte qu’il eut que cela ne fût. Il s’approcha, et il trembla davantage dès qu’il eut vu que ce que le calife lui avoit dit étoit vrai. Il falloit cependant un prétexte pour l’appaiser. « Commandeur des croyans, lui dit-il, je ne puis dire autre chose là-dessus à votre Majesté, sinon qu’il y a quatre ou cinq jours que Scheich Ibrahim vint se présenter à moi ; il me témoigna qu’il avoit dessein de faire une assemblée des ministres de sa mosquée, pour une certaine cérémonie qu’il étoit bien aise de faire sous l’heureux règne de votre Majesté. Je lui demandai ce qu’il souhaitoit que je fisse pour son service en cette rencontre ; sur quoi il me supplia d’obtenir de votre Majesté qu’il lui fût permis de faire l’assemblée et la cérémonie dans le pavillon. Je le renvovai en lui disant qu’il le pouvoit faire, et que je ne manquerois pas d’en parler à votre Majesté : je lui demande pardon de l’avoir oublié. Scheich Ibrahim apparemment, poursuivit-il, a choisi ce jour pour la cérémonie, et en régalant les ministres de sa mosquée, il a voulu sans doute leur donner le plaisir de cette illumination. »

« Giafar, reprit le calife d’un ton qui marquoit qu’il étoit un peu appaisé, selon ce que tu viens de me dire, tu as commis trois fautes qui ne sont point pardonnables. La première, d’avoir donné à Scheich Ibrahim la permission de faire cette cérémonie dans mon pavillon : un simple concierge n’est pas un officier assez considérable pour mériter tant d’honneur ; la seconde, de ne m’en avoir point parlé, et la troisième, de n’avoir pas pénétré dans la véritable intention de ce bonhomme. En effet, je suis persuadé qu’il n’en a pas eu d’autre que de voir s’il n’obtiendroit pas une gratification pour l’aider à faire cette dépense. Tu n’y as pas songé, et je ne lui donne pas le tort de se venger de ne l’avoir pas obtenue, par la dépense plus grande de cette illumination.»

Le grand visir Giafar, joyeux de ce que le calife prenoit la chose sur ce ton, se chargea avec plaisir des fautes qu’il venoit de lui reprocher, et il avoua franchement qu’il avoit tort de n’avoir pas donné quelques pièces d’or à Scheich Ibrahim. « Puisque cela est ainsi, ajouta le calife en souriant, il est juste que tu sois puni de ces fautes ; mais la punition en sera légère. C’est que tu passeras le reste de la nuit, comme moi, avec ces bonnes gens que je suis bien aise de voir. Pendant que je vais prendre un habit de bourgeois, va te déguiser de même avec Mesrour, et venez tous deux avec moi. » Le visir Giafar voulut lui représenter qu’il étoit tard, et que la compagnie se seroit retirée avant qu’il fût arrivé ; mais il repartit qu’il vouloit y aller absolument. Comme il n’étoit rien de ce que le visir lui avoit dit, le visir fut au désespoir de cette résolution ; mais il falloit obéir, et ne pas répliquer.

Le calife sortit donc de son palais déguisé en bourgeois, avec le grand visir Giafar et Mesrour, chef des eunuques, et marcha par les rues de Bagdad, jusqu’à ce qu’il arriva au jardin. La porte étoit ouverte par la négligence de Scheich Ibrahim, qui avoit oublié de la fermer en revenant d’acheter du vin. Le calife en fut scandalisé : « Giafar, dit-il au grand visir, que veut dire que la porte est ouverte à l’heure qu’il est ? Seroit-il possible que ce fût la coutume de Scheich Ibrahim de la laisser ainsi ouverte la nuit ? J’aime mieux croire que l’embarras de la fête lui a fait commettre cette faute. »

Le calife entra dans le jardin ; et quand il fut arrivé au pavillon, comme il ne vouloit pas monter au salon avant de savoir ce qui s’y passoit, il consulta avec le grand visir s’il ne devoit pas monter sur des arbres qui en étoient plus près, pour s’en éclaircir. Mais en regardant la porte du salon, le grand visir s’aperçut qu’elle étoit entr’ouverte, et l’en avertit. Scheich Ibrahim l’avoit laissée ainsi, lorsqu’il s’étoit laissé persuader d’entrer et de tenir compagnie à Noureddin et à la belle Persienne.

Le calife abandonna son premier dessein, il monta à la porte du salon sans faire de bruit ; et la porte étoit entr’ou verte, de manière qu’il pouvoit voir ceux qui étoient dedans sans être vu. Sa surprise fut des plus grandes, quand il eut aperçu une dame d’une beauté sans égale, et un jeune homme des mieux faits, avec Scheich Ibrahim assis à table avec eux. Scheich Ibrahim tenoit la tasse à la main : « Ma belle dame, disoit-il à la belle Persienne, un bon buveur ne doit jamais boire sans chanter la chansonnette auparavant. Faites-moi l’honneur de m’écouter : en voici une des plus jolies. »

Scheich Ibrahim chanta ; et le calife en fut d’autant plus étonné, qu’il avoit ignoré jusqu’alors qu’il bût du vin, et qu’il l’avoit cru un homme sage et posé, comme il le lui avoit toujours paru. Il s’éloigna de la porte avec la même précaution qu’il s’en étoit approché, et vint au grand visir Giafar qui étoit sur l’escalier, quelques degrés au-dessous du perron : « Monte, lui dit-il, et vois si ceux qui sont là-dedans, sont des ministres de mosquée, comme tu as voulu me le faire croire. »

Du ton dont le calife prononça ces paroles, le grand visir connut fort bien que la chose alloit mal pour lui. Il monta ; et en regardant par l’ouverture de la porte, il trembla de frayeur pour sa personne, quand il eut vu les mêmes trois personnes dans la situation et dans l’état où elles étoient. Il revint au calife tout confus, et il ne sut que lui dire. « Quel désordre, lui dit le calife, que des gens aient la hardiesse de venir se divertir dans mon jardin et dans mon pavillon ; que Scheich Ibrahim leur donne entrée, les souffre, et se divertisse avec eux ! Je ne crois pas néanmoins que l’on puisse voir un jeune homme et une jeune dame mieux faits et mieux assortis. Avant de faire éclater ma colère, je veux m’éclaircir davantage, et savoir qui ils peuvent être, et à quelle occasion ils sont ici ? » Il retourna à la porte pour les observer encore, et le visir qui le suivit, demeura derrière lui pendant qu’il avoit les yeux sur eux. Ils entendirent l’un et l’autre que Scheich Ibrahim disoit à la belle Persienne : « Mon aimable dame, y a-t-il quelque chose que vous puissiez souhaiter pour rendre notre joie de cette soirée plus accomplie ? » « Il me semble, reprit la belle Persienne, que tout iroit bien, si vous aviez un instrument dont je puisse jouer, et que vous voulussiez me l’apporter. » « Madame, reprit Scheich Ibrahim, savez-vous jouer du luth ? » « Apportez, lui dit la belle Persienne, je vous le ferai voir. »

Sans aller bien loin de sa place, Scheich Ibrahim tira un luth d’une armoire, et le présenta à la belle Persienne, qui commença à le mettre d’accord. Le calife cependant se tourna du côté du grand visir Giafar : « Giafar, lui dit-il, la jeune dame va jouer du luth : si elle joue bien, je lui pardonnerai, de même qu’au jeune homme pour l’amour d’elle ; pour toi, je ne laisserai pas de te faire pendre. » « Commandeur des croyans, reprit le grand visir, si cela est ainsi, je prie donc Dieu qu’elle joue mal. » « Pourquoi cela, repartit le calife ?» « Plus nous serons de monde, répliqua le grand visir, plus nous aurons lieu de nous consoler de mourir en belle et bonne compagnie. » Le calife qui aimoit les bons mots se mit à rire de cette repartie ; et en se retournant du côté de l’ouverture de la porte, il prêta l’oreille pour entendre jouer la belle Persienne.

La belle Persienne préludoit déjà d’une manière qui fit comprendre d’abord au calife qu’elle jouoit en maître. Elle commença ensuite de chanter un air, et elle accompagna sa voix qu’elle avoit admirable, avec le luth, et elle le fit avec tant d’art et de perfection, que le calife en fut charmé.

Dès que la belle Persienne eut achevé de chanter, le calife descendit de l’escalier, et le visir Giafar le suivit. Quand il fut au bas : « De ma vie, dit-il au visir, je n’ai entendu une plus belle voix, ni mieux jouer du luth : Isaac[1], que je croyois le plus habile joueur qu’il y eût au monde, n’en approche pas. J’en suis si content, que je veux entrer pour l’entendre jouer devant moi : il s’agit de savoir de quelle manière je le ferai. »

« Commandeur des croyans, reprit le grand visir, si vous y entrez et que Scheich Ibrahim vous reconnoisse, il en mourra de frayeur. » « C’est aussi ce qui me fait de la peine, repartit le calife, et je serois fâché d’être cause de sa mort, après tant de temps qu’il me sert. Il me vient une pensée qui pourra me réussir : demeure ici avec Mesrour, et attendez dans la première allée que je revienne. »

Le voisinage du Tigre avoit donné lieu au calife d’en détourner assez d’eau par-dessus une grande voûte bien terrassée, pour former une belle pièce d’eau, où ce qu’il y avoit de plus beau poisson dans le Tigre venoit se retirer. Les pêcheurs le savoient bien, et ils eussent fort souhaité d’avoir la liberté d’y pêcher ; mais le calife avoit défendu expressément à Scheich Ibrahim de souffrir qu’aucun en approchât. Cette même nuit néanmoins un pêcheur qui passoit devant la porte du jardin depuis que le calife y étoit entré, et qui l’avoit laissée ouverte comme il l’avoit trouvée, avoit profité de l’occasion, et s’étoit coulé dans le jardin jusqu’à la pièce d’eau.

Ce pêcheur avoit jeté ses filets, et il étoit près de les tirer au moment où le calife, qui après la négligence de Scheich Ibrahim, s’étoit douté de ce qui étoit arrivé, et vouloit profiter de cette conjoncture pour son dessein, vint au même endroit. Nonobstant son déguisement, le pêcheur le reconnut, et se jeta aussitôt à ses pieds en lui demandant pardon, et en s’excusant sur sa pauvreté. « Relève-toi, et ne crains rien, reprit le calife, tire seulement tes filets, que je voie le poisson qu’il y aura. »

Le pêcheur rassuré exécuta promptement ce que le calife souhaitoit, et il amena cinq ou six beaux poissons, dont le calife choisit les deux plus gros, qu’il fit attacher ensemble par la tête avec un brin d’arbrisseau. Il dit ensuite au pêcheur : « Donne-moi ton habit, et prends le mien. » L’échange se fit en peu de momens ; et dès que le calife fut habillé en pêcheur, jusqu’à la chaussure et au turban : « Prends tes filets, dit-il au pêcheur, et va faire tes affaires. »

Quand le pêcheur fut parti, fort content de sa bonne fortune, le calife prit les deux poissons à la main, et alla retrouver le grand visir Giafar et Mesrour. Il s’arrêta devant le grand visir ; et le grand visir ne le reconnut pas. « Que demandes-tu, lui dit-il ? Va, passe ton chemin. » Le calife se mit aussitôt à rire, et le grand visir le reconnut. « Commandeur des croyans, s’écria-t-il, est-il possible que ce soit vous ? Je ne vous reconnoissois pas, et je vous demande mille pardons de mon incivilité. Vous pouvez entrer présentement dans le salon, sans craindre que Scheich Ibrahim vous reconnoisse. » « Restez donc encore ici, lui dit-il et à Mesrour, pendant que je vais faire mon personnage. »

Le calife monta au salon, et frappa à la porte. Noureddin qui l’entendit le premier, en avertit Scheich Ibrahim ; et Sheich Ibrahim demanda qui c’étoit. Le calife ouvrit la porte ; et en avançant seulement un pas dans le salon pour se faire voir : « Scheich Ibrahim, répondit-il, je suis le pêcheur Kerim : comme je me suis aperçu que vous régaliez de vos amis, et que j’ai pêché deux beaux poissons dans le moment, je viens vous demander si vous n’en avez pas besoin. »

Noureddin et la belle Persienne furent ravis d’entendre parler de poisson. « Scheich Ibrahim, dit aussitôt la belle Persienne, je vous prie, faites-nous le plaisir de le faire entrer, que nous voyions son poisson. »

Scheich Ibrahim n’étoit plus en état de demander au prétendu pêcheur comment ni par où il étoit venu, il songea seulement à plaire à la belle Persienne. Il tourna donc la tête du côté de la porte avec bien de la peine, tant il avoit bu, et dit en bégayant au calife, qu’il prenoit pour un pêcheur : « Approche, bon voleur de nuit, approche qu’on te voie. »

Le calife s’avança en contrefaisant parfaitement bien toutes les manières d’un pêcheur, et présenta les deux poissons. « Voilà de fort beau poisson, dit la belle Persienne ; j’en mangerois volontiers, s’il étoit cuit et bien accommodé. » « Madame a raison, reprit Scheich Ibrahim, que veux-tu que nous fassions de ton poisson, s’il n’est accommodé ? Va, accommode-le toi-même, et apporte-le-nous : tu trouveras de tout dans ma cuisine. »

Le calife revint trouver le grand visir Giafar. « Giafar, lui dit-il, j’ai été fort bien reçu, mais ils demandent que le poisson soit accommodé. » « Je vais l’accommoder, reprit le grand visir ; cela sera fait dans un moment. » « J’ai si fort à cœur, repartit le calife, de venir à bout de mon dessein, que j’en prendrai bien la peine moi-même. Puisque je fais si bien le pêcheur, je puis bien faire aussi le cuisinier : je me suis mêlé de la cuisine dans ma jeunesse, et je ne m’en suis pas mal acquitté. » En disant ces paroles, il avoit pris le chemin du logement de Scheich Ibrahim, et le grand visir et Mesrour le suivoient.

Ils mirent la main à l’œuvre tous trois ; et quoique la cuisine de Scheich Ibrahim ne fût pas grande, comme néanmoins il n’y manquoit rien des choses dont ils avoient besoin, ils eurent bientôt accommodé le plat de poisson. Le calife le porta ; et en le servant, il mit aussi un citron devant chacun, afin qu’ils s’en servissent, s’ils le souhaitoient. Ils mangèrent d’un grand appétit, Noureddin et la belle Persienne particulièrement ; et le calife demeura debout devant eux.

Quand ils eurent achevé, Noureddin regarda le calife : « Pêcheur, lui dit-il, on ne peut pas manger de meilleur poisson, et tu nous as fait le plus grand plaisir du monde. » Il mit la main dans son sein en même temps, et il en tira sa bourse où il y avoit trente pièces d’or, le reste des quarante que Sangiar, huissier du roi de Balsora, lui avoit données avant son départ. « Prends, lui dit-il, je t’en donnerois davantage si j’en avois : je t’eusse mis à l’abri de la pauvreté, si je t’eusse connu avant que j’eusse dépensé mon patrimoine ; ne laisse pas de le recevoir d’aussi bon cœur que si le présent étoit beaucoup plus considérable. »

Le calife prit la bourse ; et en remerciant Noureddin, comme il sentit que c’étoit de l’or qui étoit dedans : « Seigneur, lui dit-il, je ne puis assez vous remercier de votre libéralité. On est bien heureux d’avoir affaire à d’honnêtes gens comme vous ; mais avant de me retirer, j’ai une prière à vous faire, que je vous supplie de m’accorder. Voilà un luth qui me fait connoître que madame en sait jouer. Si vous pouviez obtenir d’elle qu’elle me fît la grâce de jouer un air, je m’en retournerois le plus content du monde : c’est un instrument que j’aime passionnément. »

« Belle Persienne, dit aussitôt Noureddin en s’adressant à elle, je vous demande cette grâce, j’espère que vous ne me refuserez pas. » Elle prit le luth ; et après l’avoir accordé en peu de momens, elle joua et chanta un air qui enleva le calife. En achevant, elle continua de jouer sans chanter ; et elle le fit avec tant de force et d’agrément, qu’il fut ravi comme en extase.

Quand la belle Persienne eut cessé de jouer : « Ah, s’écria le calife, quelle voix, quelle main et quel jeu ! A-t-on jamais mieux chanté, mieux joué du luth ? Jamais on n’a rien vu ni entendu de pareil ! »

Noureddin, accoutumé de donner ce qui lui appartenoit à tous ceux qui en faisoient les louanges : « Pêcheur, reprit-il, je vois bien que tu t’y connois ; puisqu’elle te plaît si fort, c’est à toi, et je t’en fais présent. » En même temps il se leva, prit sa robe qu’il avoit quittée, et il voulut partir et laisser le calife, qu’il ne connoissoit que pour un pêcheur, en possession de la belle Persienne.

La belle Persienne, extrêmement étonnée de la libéralité de Noureddin, le retint : « Seigneur, lui dit-elle en le regardant tendrement, où prétendez-vous donc aller ? Remettez-vous à votre place, je vous en supplie, et écoutez ce que je vais jouer et chanter. » Il fit ce qu’elle souhaitoit ; et alors, en touchant le luth, et en le regardant les larmes aux yeux, elle chanta des vers qu’elle fit sur-le-champ, et elle lui reprocha vivement le peu d’amour qu’il avoit pour elle, puisqu’il l’abandonnoit si facilement à Kerim, et avec tant de dureté ; elle vouloit dire, sans s’expliquer davantage, à un pêcheur tel que Kerim, qu’elle ne connoissoit pas pour le calife non plus que lui. En achevant, elle posa le luth près d’elle, et porta son mouchoir au visage pour cacher ses larmes qu’elle ne pouvoit retenir.

Noureddin ne répondit pas un mot à ces reproches, et il marqua par son silence qu’il ne se repentoit pas de la donation qu’il avoit faite. Mais le calife surpris de ce qu’il venoit d’entendre, lui dit : « Seigneur, à ce que je vois, cette dame si belle, si rare, si admirable, dont vous venez de me faire présent avec tant de générosité, est votre esclave, et vous êtes son maître. » « Cela est vrai, Kerim, reprit Noureddin, et tu serois beaucoup plus étonné que tu ne le parois, si je te racontois toutes les disgrâces qui me sont arrivées à son occasion. » « Eh, de grâce, Seigneur, repartit le calife, en s’acquittant toujours fort bien du personnage du pêcheur, obligez-moi de me faire part de votre histoire. »

Noureddin qui venoit de faire pour lui d’autres choses de plus grande conséquence, quoiqu’il ne le regardât que comme pêcheur, voulut bien avoir encore cette complaisance. Il lui raconta toute son histoire, à commencer par l’achat que le visir son père avoit fait de la belle Persienne pour le roi de Balsora, et n’omit rien de ce qu’il avoit fait, et de tout ce qui lui étoit arrivé, jusqu’à son arrivée à Bagdad avec elle, et jusqu’au moment où il lui parloit.

Quand Noureddin eut achevé : « Et présentement où allez-vous, demanda le calife ? » « Où je vais, répondit-il ? Où Dieu me conduira. » « Si vous me croyez, reprit le calife, vous n’irez pas plus loin : il faut au contraire que vous retourniez à Balsora. Je vais vous donner un mot de lettre que vous donnerez au roi de ma part ; vous verrez qu’il vous recevra fort bien, dès qu’il l’aura lue, et que personne ne vous dira mot. »

« Kerim, repartit Noureddin, ce que tu me dis est bien singulier : jamais on n’a dit qu’un pêcheur comme toi ait eu correspondance avec un roi ! » « Cela ne doit pas vous étonner, répliqua le calife : nous avons fait nos études ensemble sous les mêmes maitres, et nous avons toujours été les meilleurs amis du monde. Il est vrai que la fortune ne nous a pas été également favorable ; elle l’a fait roi, et moi pêcheur ; mais cette inégalité n’a pas diminué notre amitié. Il a voulu me tirer hors de mon état avec tous les empressemens imaginables. Je me suis contenté de la considération qu’il a de ne me rien refuser de tout ce que je lui demande pour le service de mes amis : laissez-moi faire, et vous en verrez le succès. »

Noureddin consentit à ce que le calife voulut. Comme il y avoit dans le salon de tout ce qu’il falloit pour écrire, le calife écrivit cette lettre au roi de Balsora, au haut de laquelle, presque sur l’extrémité du papier, il ajouta cette formule en très-petits caractères : Au nom de dieu très-miséricordieux, pour marquer qu’il vouloit être obéi absolument.


LETTRE
DU CALIFE HAROUN ALRASCHILD,
AU ROI DE BALSORA.


« Haroun Alraschild, fils de Mahdi, envoie cette lettre à Mohammed Zinebi, son cousin. Dès que Noureddin, fils du visir Khacan, porteur de cette lettre, te l’aura rendue, et que tu l’auras lue, à l’instant dépouille-toi du manteau royal, mets-le-lui sur les épaules, et le fais asseoir à ta place, et n’y manque pas. Adieu. »

Le calife plia et cacheta la lettre, et sans dire à Noureddin ce qu’elle contenoit : « Tenez, lui dit-il, et allez vous embarquer incessamment sur un bâtiment qui va partir bientôt, comme il en part un chaque jour à la même heure ; vous dormirez quand vous serez embarqué. » Noureddin prit la lettre, et partit avec le peu d’argent qu’il avoit sur lui quand l’huissier Sangiar lui avoit donné sa bourse ; et la belle Persienne, inconsolable de son départ, se retira à part sur le sofa, et fondit en pleurs.

À peine Noureddin étoit sorti du salon, que Scheich Ibrahim qui avoit gardé le silence pendant tout ce qui venoit de se passer, regarda le calife, qu’il prenoit toujours pour le pêcheur Kerim : « Écoute, Kerim, lui dit-il, tu nous es venu apporter ici deux poissons qui valent bien vingt pièces de monnoie de cuivre au plus ; et pour cela on t’a donné une bourse et une esclave ; penses-tu que tout cela sera pour toi ? Je te déclare que je veux avoir l’esclave par moitié. Pour ce qui est de la bourse, montre-moi ce qu’il y a dedans ; si c’est de l’argent, tu en prendras une pièce pour toi ; et si c’est de l’or, je te prendrai tout, et je te donnerai quelques pièces de cuivre qui me restent dans ma bourse. »

Pour bien entendre ce qui va suivre, dit ici Scheherazade en s’interrompant, il est à remarquer qu’avant de porter au salon le plat de poisson accommodé, le calife avoit chargé le grand visir Giafar d’aller en diligence jusqu’au palais, pour lui amener quatre valets-de-chambre avec un habit, et de venir attendre de l’autre côté du pavillon, jusqu’à ce qu’il frappât des mains par une des fenêtres. Le grand visir s’étoit acquitté de cet ordre ; et lui et Mesrour, avec les quatre valets-de-chambre, attendoient au lieu marqué qu’il donnât le signal.

Je reviens à mon discours, ajouta la sultane. Le calife, toujours sous le personnage du pêcheur, répondit hardiment à Scheich Ibrahim : « Scheich Ibrahim, je ne sais pas ce qu’il y a dans la bourse : argent ou or, je le partagerai avec vous par moitié de très-bon cœur ; pour ce qui est de l’esclave, je veux l’avoir à moi seul. Si vous ne voulez pas vous en tenir aux conditions que je vous propose, vous n’aurez rien. »

Scheich Ibrahim emporté de colère à cette insolence, comme il la regardoit dans un pêcheur à son égard, prit une des porcelaines qui étoient sur la table, et la jeta à la tête du calife. Le calife n’eut pas de peine à éviter la porcelaine jetée par un homme pris de vin ; elle alla donner contre le mur où elle se brisa en plusieurs morceaux. Scheich Ibrahim plus emporté qu’auparavant, après avoir manqué son coup, prend la chandelle qui étoit sur la table, se lève en chancelant, et descend par un escalier dérobé pour aller chercher une canne.

Le calife profita de ce temps-là, et frappa des mains à une des fenêtres. Le grand visir, Mesrour, et les quatre valets-de-chambre furent à lui en un moment, et les valets-de-chambre lui eurent bientôt ôté l’habit de pêcheur, et mis celui qu’ils lui avoient apporté. Ils n’avoient pas encore achevé, et ils étoient occupés autour du calife qui étoit assis sur le trône qu’il avoit dans le salon, que Scheich Ibrahim animé par l’intérêt rentra avec une grosse canne à la main dont il se promettoit de bien régaler le prétendu pêcheur. Au lieu de le rencontrer des yeux, il aperçut son habit au milieu du salon, et il vit le calife assis sur son trône, avec le grand visir et Mesrour à ses côtés. Il s’arrêta à ce spectacle, et douta s’il étoit éveillé ou s’il dormoit. Le calife se mit à rire de son étonnement : « Scheich Ibrahim, lui dit-il, que veux-tu ? Que cherches-tu ? »

Scheich Ibrahim, qui ne pouvoit plus douter que ce ne fût le calife, se jeta aussitôt à ses pieds, la face et sa longue barbe contre terre. « Commandeur des croyans, s’écria-t-il, votre vil esclave vous a offensé, il implore votre clémence, et vous en demande mille pardons. » Comme les valets-de-chambre eurent achevé de l’habiller en ce moment, il lui dit en descendant de son trône : « Leve-toi, je te pardonne. »

Le calife s’adressa ensuite à la belle Persienne, qui avoit suspendu sa douleur dès qu’elle se fut aperçue que le jardin et le pavillon appartenoient à ce prince, et non pas à Scheich Ibrahim, comme Scheich Ibrahim l’avoit dissimulé, et que c’étoit lui-même qui s’étoit déguisé en pêcheur. « Belle Persienne, lui dit-il, levez-vous et suivez-moi. Vous devez connoître ce que je suis, après ce que vous venez de voir, et que je ne suis pas d’un rang à me prévaloir du présent que Noureddin m’a fait de votre personne avec une générosité qui n’a point de pareille. Je l’ai envoyé à Balsora pour y être roi, et je vous y enverrai pour être reine, dès que je lui aurai fait tenir les dépêches nécessaires pour son établissement. Je vais en attendant vous donner un appartement dans mon palais, où vous serez traitée selon votre mérite. »

Ce discours rassura et consola la belle Persienne par un endroit bien sensible ; et elle se dédommagea pleinement de son affliction, par la joie d’apprendre que Noureddin qu’elle aimoit passionnément, venoit d’être élevé à une si haute dignité. Le calife exécuta la parole qu’il venoit de lui donner : il la recommanda même à Zobéide sa femme, après qu’il lui eut fait part de la considération qu’il venoit d’avoir pour Noureddin.

Le retour de Noureddin à Balsora fut plus heureux et plus avancé de quelques jours qu’il n’eût été à souhaiter pour son bonheur. Il ne vit ni parent ni ami en arrivant ; il alla droit au palais du roi, et le roi donnoit audience. Il fendit la presse en tenant la lettre, la main élevée ; on lui fit place, et il la présenta. Le roi la reçut, l’ouvrit, et changea de couleur en la lisant. Il la baisa par trois fois ; et il alloit exécuter l’ordre du calife, lorsqu’il s’avisa de la montrer au visir Saouy, ennemi irréconciliable de Noureddin.

Saouy qui avoit reconnu Noureddin, et qui cherchoit en lui-même avec grande inquiétude à quel dessein il étoit venu, ne fut pas moins surpris que le roi, de l’ordre que la lettre contenoit. Comme il n’y étoit pas moins intéressé, il imagina en un moment le moyen d’éluder. Il fit semblant de ne l’avoir pas bien lue ; et pour la lire une seconde fois, il se tourna un peu de côté, comme pour chercher un meilleur jour. Alors, sans que personne s’en aperçût et sans qu’il y parût, à moins de regarder de bien près, il arracha adroitement la formule du haut de la lettre, qui marquait que le calife vouloit être obéi absolument, la porta à la bouche et l’avala.

Après une si grande méchanceté, Saouy se tourna du côté du roi, lui rendit la lettre ; et en parlant bas : « Hé bien, Sire, lui demanda-t-il, quelle est l’intention de votre Majesté ? » « De faire ce que le calife me commande, répondit le roi. » « Gardez-vous-en bien, Sire, reprit le méchant visir ; c’est bien là l’écriture du calife, mais la formule n’y est pas. » Le roi l’avoit fort bien remarquée ; mais dans le trouble où il étoit, il s’imagina qu’il s’étoit trompé quand il ne la vit plus.

« Sire, continua le visir, il ne faut pas douter que le calife n’ait accordé cette lettre à Noureddin, sur les plaintes qu’il lui est allé faire contre votre Majesté et contre moi, pour se débarrasser de lui ; mais il n’a pas entendu que vous exécutiez ce qu’elle contient. De plus, il est à considérer qu’il n’a pas envoyé un exprès avec la patente, sans quoi elle est inutile. On ne dépose pas un roi comme votre Majesté, sans cette formalité : un autre que Noureddin pourroit venir de même avec une fausse lettre ; cela ne s’est jamais pratiqué. Sire, votre Majesté peut s’en reposer sur ma parole, et je prends sur moi tout le mal qui peut en arriver. »

Le roi Zinebi se laissa persuader, et abandonna Noureddin à la discrétion du visir Saouy, qui l’emmena chez lui avec main-forte. Dès qu’il fut arrivé, il lui fit donner la bastonnade, jusqu’à ce qu’il demeurât comme mort ; et dans cet état il le fit porter en prison, où il demanda qu’on le mît dans le cachot le plus obscur et le plus profond, avec ordre au geôlier de ne lui donner que du pain et de l’eau.

Quand Noureddin, meurtri de coups, fut revenu à lui, et qu’il se vit dans ce cachot, il poussa des cris pitoyables en déplorant son malheureux sort : « Ah, pêcheur, s’écria-t-il, que tu m’as trompé, et que j’ai été facile à te croire ! Pouvois-je m’attendre à une destinée si cruelle, après le bien que je t’ai fait ! Dieu te bénisse néanmoins ; je ne puis croire que ton intention ait été mauvaise, et j’aurai patience jusqu’à la fin de mes maux. »

L’affligé Noureddin demeura dix jours entiers dans cet état, et le visir Saouy n’oublia pas qu’il l’y avoit fait mettre. Résolu à lui faire perdre la vie honteusement, il n’osa l’entreprendre de son autorité. Pour réussir dans son pernicieux dessein, il chargea plusieurs de ses esclaves de riches présens, et alla se présenter au roi à leur tête : « Sire, lui dit-il avec une malice noire, voilà ce que le nouveau roi supplie votre Majesté de vouloir bien agréer à son avènement à la couronne. »

Le roi comprit ce que Saouy vouloit lui faire entendre. « Quoi, reprit-il, ce malheureux vit-il encore ? Je croyois que tu l’avois fait mourir. » « Sire, repartit Saouy, ce n’est pas à moi qu’il appartient de faire ôter la vie à personne ; c’est à votre Majesté. » « Va, répliqua le roi, fais-lui couper le cou, je t’en donne la permission. » « Sire, dit alors Saouy, je suis infiniment obligé à votre Majesté de la justice qu’elle me rend. Mais comme Noureddin m’a fait si publiquement l’affront qu’elle n’ignore pas, je lui demande en grâce de vouloir bien que l’exécution s’en fasse devant le palais, et que les crieurs aillent l’annoncer dans tous les quartiers de la ville, afin que personne n’ignore que l’offense qu’il m’a faite, aura été pleinement réparée. » Le roi lui accorda ce qu’il demandoit ; et les crieurs en faisant leur devoir, répandirent une tristesse générale dans toute la ville. La mémoire toute récente des vertus du père, fit qu’on n’apprit qu’avec indignation qu’on alloit faire mourir le fils ignominieusement, à la sollicitation et par la méchanceté du visir Saouy.

Saouy alla en prison en personne, accompagné d’une vingtaine de ses esclaves, ministres de sa cruauté. On lui amena Noureddin, et il le fit monter sur un méchant cheval sans selle. Dès que Noureddin se vit livré entre les mains de son ennemi : « Tu triomphes, lui dit-il, et tu abuses de ta puissance ; mais j’ai confiance dans la vérité de ces paroles d’un de nos livres : « Vous jugez injustement ; et dans peu vous serez jugé vous-même. »

Le visir Saouy qui triomphoit véritablement en lui-même : « Quoi, insolent, reprit-il, tu oses m’insulter encore ! Va, je te le pardonne ; il arrivera ce qu’il pourra, pourvu que je t’aie vu couper le cou à la vue de tout Balsora. Tu dois savoir aussi ce que dit un autre de nos livres : « Qu’importe de mourir le lendemain de la mort de son ennemi ? »

Ce ministre implacable dans sa haine et dans son inimitié, environné d’une partie de ses esclaves armés, fit conduire Noureddin devant lui par les autres, et prit le chemin du palais. Le peuple fut sur le point de se jeter sur lui, et il l’eût lapidé, si quelqu’un eût commencé de donner l’exemple. Quand il l’eut mené jusqu’à la place du palais, à la vue de l’appartement du roi, il le laissa entre les mains du bourreau, et il alla se rendre près du roi qui étoit déjà dans son cabinet, prêt à repaître ses yeux avec lui du sanglant spectacle qui se préparoit.

La garde du roi et les esclaves du visir Saouy qui faisoient un grand cercle autour de Noureddin, eurent beaucoup de peine à contenir la populace, qui faisoit tous les efforts possibles, mais inutilement, pour les forcer, les rompre et l’enlever. Le bourreau s’approcha de lui : « Seigneur, lui dit-il, je vous supplie de me pardonner votre mort ; je ne suis qu’un esclave, et je ne puis me dispenser de faire mon devoir : à moins que vous n’ayez besoin de quelque chose, mettez-vous, s’il vous plait, en état ; le roi va me commander de frapper. »

« Dans ce moment si cruel, quelque personne charitable, dit le désolé Noureddin, en tournant la tête à droite et à gauche, ne voudroit-elle pas me faire la grâce de m’apporter de l’eau pour étancher ma soif ? » On en apporta un vase à l’instant, que l’on fit passer jusqu’à lui de main en main. Le visir Saouy qui s’aperçut de ce retardement, cria au bourreau de la fenêtre du cabinet du roi où il étoit : « Qu’attends-tu ? Frappe. » À ces paroles barbares et pleines d’inhumanité, toute la place retentit de vives imprécations contre lui ; et le roi, jaloux de son autorité, n’approuva pas cette hardiesse en sa présence, comme il le fit paroître en criant que l’on attendit. Il en eut une autre raison : c’est qu’en ce moment il leva les jeux vers une grande rue qui étoit devant lui, et qui aboutissoit à la place, et qu’il aperçut au milieu une troupe de cavaliers qui accouroient à toute bride. « Visir, dit-il aussitôt à Saouy, qu’est-ce que cela ? Regarde. » Saouy qui se douta de ce que ce pouvoit être, pressa le roi de donner le signal au bourreau. « Non, reprit le roi ; je veux savoir auparavant qui sont ces cavaliers. » C’étoit le grand visir Giafar avec sa suite, qui venoit de Bagdad en personne, de la part du calife.

Pour savoir le sujet de l’arrivée de ce ministre à Balsora, nous remarquerons qu’après le départ de Noureddin avec la lettre du calife, le calife ne s’étoit pas souvenu le lendemain, ni même plusieurs jours après, d’envoyer un exprès avec la patente dont il avoit parlé à la belle Persienne. Il étoit dans le palais intérieur qui étoit celui des femmes ; et en passant devant un appartement, il entendit une très-belle voix ; il s’arrêta, et il n’eut pas plutôt entendu quelques paroles qui marquoient de la douleur pour une absence, qu’il demanda à un officier des eunuques qui le suivoit, qui étoit la femme qui demeuroit dans l’appartement ? L’officier répondit que c’étoit l’esclave du jeune seigneur qu’il avoit envoyé à Balsora pour être roi à la place de Mohammed Zinebi.

« Ah, pauvre Noureddin, fils de Khacan, s’écria aussitôt le calife, je t’ai bien oublié ! Vite, ajouta-t-il, qu’on me fasse venir Giafar incessamment. » Ce ministre arriva. « Giafar, lui dit le calife, je ne me suis pas souvenu d’envoyer la patente pour faire reconnoître Noureddin roi de Balsora. Il n’y a pas de temps pour la faire expédier ; prends du monde et des chevaux, et rends-toi à Balsora en diligence. Si Noureddin n’est plus au monde, et qu’on l’ait fait mourir, fais pendre le visir Saouy ; s’il n’est pas mort, amene-le-moi avec le roi et ce visir. »

Le grand visir Giafar ne se donna que le temps qu’il falloit pour monter à cheval, et il partit aussitôt avec un bon nombre d’officiers de sa maison. Il arriva à Balsora de la manière et dans le temps que nous avons remarqué. Dès qu’il entra dans la place, tout le monde s’écarta pour lui faire place, en criant grâce pour Noureddin ; et il entra dans le palais du même train jusqu’à l’escalier, où il mit pied à terre.

Le roi de Balsora qui avoit reconnu le premier ministre du calife, alla au-devant de lui et le reçut à l’entrée de son appartement. Le grand visir demanda d’abord si Noureddin vivoit encore, et s’il vivoit, qu’on le fît venir. Le roi répondit qu’il vivoit, et donna ordre qu’on l’amenât. Comme il parut bientôt, mais lié et garrotté, il le fit délier et mettre en liberté, et commanda qu’on s’assurât du visir Saouy, et qu’on le liât des mêmes cordes.

Le grand visir Giafar ne coucha qu’une nuit à Balsora ; il repartit le lendemain ; et, selon l’ordre qu’il avoit, il emmena avec lui Saouy, le roi de Balsora, et Noureddin. Quand il fut arrivé à Bagdad, il les présenta au calife ; et après qu’il lui eut rendu compte de son voyage, et particulièrement de l’état où il avoit trouvé Noureddin, et du traitement qu’on lui avoit fait par le conseil et l’animosité de Saouy, le calife proposa à Noureddin de couper la tête lui-même au visir Saouy. « Commandeur des croyans, reprit Noureddin, quelque mal que m’ait fait ce méchant homme, et qu’il ait tâché de faire à feu mon père, je m’estimerois le plus infâme de tous les hommes, si j’avois trempé mes mains dans son sang. » Le calife lui sut bon gré de sa générosité, et il fit faire cette justice par la main du bourreau.

Le calife voulut envoyer Noureddin à Balsora pour y régner ; mais Noureddin le supplia de vouloir l’en dispenser. « Commandeur des croyans, reprit-il, la ville de Balsora me sera désormais dans une aversion si grande après ce qui m’y est arrivé, que j’ose supplier votre Majesté d’avoir pour agréable que je tienne le serment que j’ai fait de n’y retourner de ma vie. Je mettrois toute ma gloire à lui rendre mes services près de sa personne, si elle avoit la bonté de m’en accorder la grâce. » Le calife le mit au nombre de ses courtisans les plus intimes, lui rendit la belle Persienne, et lui fit de si grands biens, qu’ils vécurent ensemble jusqu’à la mort, avec tout le bonheur qu’ils pouvoient souhaiter.

Pour ce qui est du roi de Balsora, le calife se contenta de lui avoir fait connoître combien il devoit être attentif au choix qu’il faisoit des visirs, et le renvoya dans son royaume.


Notes
  1. C’étoit un excellent joueur de luth qui vivoit à Bagdad sous le règne de ce calife.

HISTOIRE
DE BEDER, PRINCE DE PERSE, ET DE GIAUHARE, PRINCESSE DU ROYAUME DE SAMANDAL.


La Perse est une partie de la terre de si grande étendue, que ce n’est pas sans raison que ses anciens rois ont porté le titre superbe de rois des rois. Autant qu’il y a de provinces, sans parler de tous les autres royaumes qu’ils avoient conquis, autant il y avoit de rois. Ces rois ne leur payoient pas seulement de gros tributs, ils leur étoient même aussi soumis que les gouverneurs le sont aux rois de tous les autres royaumes.

Un de ces rois qui avoit commencé son règne par d’heureuses et de grandes conquêtes, régnoit il y avoit de longues années, avec un bonheur et une tranquillité qui le rendoient le plus satisfait de tous les monarques. Il n’y avoit qu’un seul endroit par où il s’estimoit malheureux, c’est qu’il étoit fort âgé, et que de toutes ses femmes il n’y en avoit pas une qui lui eût donné un prince pour lui succéder après sa mort. Il en avoit cependant plus de cent, toutes logées magnifiquement et séparément, avec des femmes esclaves pour les servir, et des eunuques pour les garder. Malgré tous ces soins à les rendre contentes et à prévenir leurs désirs, aucune ne remplissoit son attente. On lui en amenoit souvent des pays les plus éloignés ; et il ne se contentoit pas de les payer, sans faire de prix, dès qu’elles lui agréoient, il combloit encore les marchands d’honneurs, de bienfaits et de bénédictions pour en attirer d’autres, dans l’espérance qu’enfin il auroit un fils de quelqu’une. Il n’y avoit pas aussi de bonnes œuvres qu’il ne fit pour fléchir le ciel. Il faisoit des aumônes immenses aux pauvres, de grandes largesses aux plus dévots de sa religion, et de nouvelles fondations toutes royales en leur faveur, afin d’obtenir par leurs prières ce qu’il souhaitoit si ardemment.

Un jour que selon la coutume pratiquée tous les jours par les rois ses prédécesseurs, lorsqu’ils étoient de résidence dans leur capitale, il tenoit l’assemblée de ses courtisans, où se trouvoient tous les ambassadeurs et tous les étrangers de distinction qui étoient à sa cour, où l’on s’entretenoit non pas de nouvelles qui regardoient l’état, mais de sciences, d’histoire, de littérature, de poésie et de toute autre chose capable de recréer l’esprit agréablement ; ce jour-là, dis-je, un eunuque vint lui annoncer qu’un marchand, qui venoit d’un pays très-éloigné avec une esclave qu’il lui amenoit, demandoit la permission de la lui faire voir. « Qu’on le fasse entrer et qu’on le place, dit le roi ; je lui parlerai après l’assemblée. » On introduisit le marchand, et on le plaça dans un endroit d’où il pouvoit voir le roi à son aise, et l’entendre parler familièrement avec ceux qui étoient le plus près de sa personne.

Le roi en usoit ainsi avec tous les étrangers qui dévoient lui parler, et il le faisoit exprès, afin qu’ils s’accoutumassent à le voir, et qu’en le voyant parler aux uns et aux autres avec familiarité et avec bonté, ils prissent la confiance de lui parler de même, sans se laisser surprendre par l’éclat et la grandeur dont il étoit environné, capable d’ôter la parole à ceux qui n’y auroient pas été accoutumés. Il le pratiquoit même à l’égard des ambassadeurs ; d’abord il mangeoit avec eux, et pendant le repas, il s’informoit de leur santé, de leur voyage et des particularités de leur pays. Cela leur donnoit de l’assurance auprès de sa personne, et ensuite il leur donnoit audience.

Quand l’assemblée fut finie, que tout le monde se fut retiré, et qu’il ne resta plus que le marchand, le marchand se prosterna devant le trône du roi, la face contre terre, et lui souhaita l’accomplissement de tous ses désirs. Dès qu’il se fut relevé, le roi lui demanda s’il étoit vrai qu’il lui eût amené une esclave, comme on le lui avoit dit, et si elle étoit belle ?

« Sire, répondit le marchand, je ne doute pas que votre Majesté n’en ait de très-belles, depuis qu’on lui en cherche dans tous les endroits du monde avec tant de soin ; mais je puis assurer sans craindre de trop priser ma marchandise, qu’elle n’en a pas encore vu une qui puisse entrer en concurrence avec elle, si l’on considère sa beauté, sa belle taille, ses agrémens et toutes les perfections dont elle est partagée. » « Où est-elle, reprit le roi ? Amène-la-moi. » « Sire, repartit le marchand, je l’ai laissée entre les mains d’un officier de vos eunuques ; votre Majesté peut commander qu’on la fasse venir. »

On amena l’esclave ; et dès que le roi la vit, il en fut charmé à la considérer seulement par sa taille belle et dégagée. Il entra aussitôt dans un cabinet où le marchand le suivit avec quelques eunuques. L’esclave avoit un voile de satin rouge rayé d’or, qui lui cachoit le visage. Le marchand le lui ôta, et le roi de Perse vit une dame qui surpassoit en beauté toutes celles qu’il avoit alors et qu’il avoit jamais eues. Il en devint passionnément amoureux dès ce moment, et il demanda au marchand combien il la vouloit vendre.

« Sire, répondit le marchand, j’en ai donné mille pièces d’or à celui qui me l’a vendue, et je compte que j’en ai déboursé autant depuis trois ans que je suis en voyage pour arriver à votre cour. Je me garderai bien de la mettre à prix à un si grand monarque : je supplie votre Majesté de la recevoir en présent, si elle lui agrée. » « Je te suis obligé, reprit le roi ; ce n’est pas ma coutume d’en user ainsi avec les marchands qui viennent de si loin dans la vue de me faire plaisir : je vais te faire compter dix mille pièces d’or. Seras-tu content ? »

« Sire, repartit le marchand, je me fusse estimé très-heureux si votre Majesté eût bien voulu l’accepter pour rien ; mais je n’ose refuser une si grande libéralité. Je ne manquerai pas de la publier dans mon pays et dans tous les lieux par où je passerai. » La somme lui fut comptée ; et avant qu’il se retirât, le roi le fit revêtir en sa présence d’une robe de brocard d’or.

Le roi fit loger la belle esclave dans l’appartement le plus magnifique après le sien, et lui assigna plusieurs matrones et autres femmes esclaves pour la servir, avec ordre de lui faire prendre le bain, de l’habiller d’un habit le plus magnifique qu’elles pussent trouver, et de se faire apporter les plus beaux colliers de perles et les diamans les plus fins, et autres pierreries les plus riches, afin qu’elle choisît elle-même ce qui lui conviendroit le mieux.

Les matrones officieuses, qui n’avoient autre attention que de plaire au roi, furent elles-mêmes ravies en admiration de la beauté de l’esclave. Comme elles s’y connoissoient parfaitement bien : « Sire, lui dirent-elles, si votre Majesté a la patience de nous donner seulement trois jours, nous nous engageons à la lui faire voir alors si fort au-dessus de ce qu’elle est présentement, qu’elle ne la reconnoîtra plus. » Le roi eut bien de la peine à se priver si long-temps du plaisir de la posséder entièrement. « Je le veux bien, reprit-il, mais à la charge que vous me tiendrez votre promesse. »

La capitale du roi de Perse étoit située dans une isle, et son palais qui étoit très-superbe étoit bâti sur le bord de la mer. Comme son appartement avoit vue sur cet élément, celui de la belle esclave, qui n’étoit pas éloigné du sien, avoit aussi la même vue ; et elle étoit d’autant plus agréable, que la mer battoit presque au pied des murailles.

Au bout de trois jours, la belle esclave parée et ornée magnifiquement, étoit seule dans sa chambre assise sur un sofa, et appuyée à une des fenêtres qui regardoit la mer, lorsque le roi, averti qu’il pouvoit la voir, y entra. L’esclave qui entendit que l’on marchoit dans sa chambre d’un autre air que les femmes qui l’avoient servie jusqu’alors, tourna aussitôt la tête pour voir qui c’étoit. Elle reconnut le roi ; mais sans en témoigner la moindre surprise, sans même se lever pour lui faire civilité et pour le recevoir, comme s’il eût été la personne du monde la plus indifférente, elle se remit à la fenêtre comme auparavant.

Le roi de Perse fut extrêmement étonné de voir qu’une esclave si belle et si bien faite, sût si peu ce que c’étoit que le monde. Il attribua ce défaut à la mauvaise éducation qu’on lui avoit donnée, et au peu de soin qu’on avoit pris de lui apprendre les premières bienséances. Il s’avança vers elle jusqu’à la fenêtre, où nonobstant la manière et la froideur avec laquelle elle venoit de le recevoir, elle se laissa regarder, admirer, et même caresser et embrasser autant qu’il le souhaita.

Entre ces caresses et ces embrassemens, ce monarque s’arrêta pour la regarder, ou plutôt pour la dévorer des yeux. « Ma toute belle, ma charmante, ma ravissante, s’écria-t-il, dites-moi, je vous prie, d’où vous venez, d’où sont et qui sont l’heureux père et l’heureuse mère qui ont mis au monde un chef-d’œuvre de la nature aussi surprenant que vous êtes ? Que je vous aime et que je vous aimerai ! Jamais je n’ai senti pour une femme ce que je sens pour vous ; j’en ai cependant bien vues, et j’en vois encore un grand nombre tous les jours ; mais jamais je n’ai vu tant de charmes tout à-la-fois qui m’enlèvent à moi-même pour me donner tout à vous. Mon cher cœur, ajoutoit-il, vous ne me répondez rien ; vous ne me faites même connoître par aucune marque que vous soyez sensible à tant de témoignages que je vous donne de mon amour extrême ; vous ne détournez pas même les yeux pour donner aux miens le plaisir de les rencontrer et de vous convaincre qu’on ne peut pas aimer plus que je vous aime. Pourquoi gardez-vous ce grand silence qui me glace ? D’où vient ce sérieux, ou plutôt cette tristesse qui m’afflige ? Regrettez-vous votre pays, vos parens, vos amis ? Hé quoi, un roi de Perse qui vous aime, qui vous adore, n’est-il pas capable de vous consoler et de vous tenir lieu de toute chose au monde ? »

Quelques protestations d’amour que le roi de Perse fît à l’esclave, et quoi qu’il pût dire pour l’obliger d’ouvrir la bouche et de parler, l’esclave demeura dans un froid surprenant, les yeux toujours baissés, sans les lever pour le regarder, et sans proférer une seule parole.

Le roi de Perse ravi d’avoir fait une action dont il étoit si content, ne la pressa pas davantage, dans l’espérance que le bon traitement qu’il lui feroit, la feroit changer. Il frappa des mains, et aussitôt plusieurs femmes entrèrent, à qui il commanda de faire servir le souper. Dès que l’on eut servi : « Mon cœur, dit-il à l’esclave, approchez-vous et venez souper avec moi. » Elle se leva de la place où elle étoit ; et quand elle fut assise vis-à-vis du roi, le roi la servit avant qu’il commençât de manger, et la servit de même à chaque plat pendant le repas. L’esclave mangea comme lui, mais toujours les yeux baissés, sans répondre un seul mot chaque fois qu’il lui demandoit si les mets étoient de son goût.

Pour changer de discours, le roi lui demanda comment elle s’appeloit, si elle étoit contente de son habillement, des pierreries dont elle étoit ornée, ce qu’elle pensoit de son appartement et de l’ameublement, et si la vue de la mer la divertissoit ; mais sur toutes ces demandes, elle garda le même silence, dont il ne savoit plus que penser. Il s’imagina que peut-être elle étoit muette. « Mais, disoit-il en lui-même, seroit-il possible que Dieu eût formé une créature si belle, si parfaite et si accomplie, et qu’elle eût un si grand défaut ? Ce seroit un grand dommage ! Avec cela, je ne pourrois m’empêcher de l’aimer comme je l’aime. »

Quand le roi se fut levé de table, il se lava les mains d’un côté, pendant que l’esclave se les lavoit de l’autre. Il prit ce temps-là pour demander aux femmes qui lui présentoient le bassin et la serviette, si elle leur avoit parlé. Celle qui prit la parole, lui répondit : « Sire, nous ne l’avons ni vue ni entendue parler plus que votre Majesté vient de le voir elle-même. Nous lui avons rendu nos services dans le bain ; nous l’avons peignée, coiffée, habillée dans sa chambre, et jamais elle n’a ouvert la bouche pour nous dire, cela est bien, je suis contente. Nous lui demandions, madame, n’avez-vous besoin de rien ? Souhaitez-vous quelque chose ? Demandez, commandez-nous. Nous ne savons si c’est mépris, affliction, bêtise, ou qu’elle soit muette : nous n’avons pu tirer d’elle une seule parole ; c’est tout ce que nous pouvons dire à votre Majesté. »

Le roi de Perse fut plus surpris qu’auparavant sur ce qu’il venoit d’entendre. Comme il crut que l’esclave pouvoit avoir quelque sujet d’affliction, il voulut essayer de la réjouir ; pour cela, il fit une assemblée de toutes les dames de son palais. Elles vinrent ; et celles qui savoient jouer des instrumens en jouèrent, et les autres chantèrent ou dansèrent, ou firent l’un et l’autre tout à-la-fois ; elles jouèrent enfin à plusieurs sortes de jeux qui réjouirent le roi. L’esclave seule ne prit aucune part à tous ces divertissemens ; elle demeura dans sa place toujours les yeux baissés, et avec une tranquillité dont toutes les dames ne furent pas moins surprises que le roi. Elles se retirèrent chacune à son appartement ; et le roi qui demeura seul, coucha avec la belle esclave.

Le lendemain, le roi de Perse se leva plus content qu’il ne l’avoit été de toutes les femmes qu’il eut jamais vues, sans en excepter aucune ; et plus passionné pour la belle esclave que le jour d’auparavant. Il le fit bien paroître : en effet, il résolut de ne s’attacher uniquement qu’à elle, et il exécuta sa résolution. Dès le même jour, il congédia toutes ses autres femmes avec les riches habits, les pierreries et les bijoux qu’elles avoient à leur usage, et chacune une grosse somme d’argent, libres de se marier à qui bon leur sembleroit, et il ne retint que les matrones et autres femmes âgées, nécessaires pour être auprès de la belle esclave. Elle ne lui donna pas la consolation de lui dire un seul mot pendant une année entière. Il ne laissa pas cependant d’être très-assidu auprès d’elle, avec toutes les complaisances imaginables, et de lui donner les marques les plus signalées d’une passion très-violente.

L’année étoit écoulée, et le roi assis un jour près de sa belle, lui protestoit que son amour au lieu de diminuer, augmentoit tous les jours avec plus de force. « Ma reine, lui disoit-il, je ne puis deviner ce que vous en pensez ; rien n’est plus vrai cependant, et je vous jure que je ne souhaite plus rien depuis que j’ai le bonheur de vous posséder. Je fais état de mon royaume, tout grand qu’il est, moins que d’un atôme, lorsque je vous vois, et que je puis vous dire mille fois que je vous aime. Je ne veux pas que mes paroles vous obligent de le croire ; mais vous ne pouvez en douter après le sacrifice que j’ai fait à votre beauté du grand nombre de femmes que j’avois dans mon palais. Vous pouvez vous en souvenir : il y a un an passé que je les renvoyai toutes, et je m’en repens aussi peu au moment que je vous en parle, qu’au moment que je cessai de les voir, et je ne m’en repentirai jamais. Rien ne manqueroit à ma satisfaction, à mon contentement et à ma joie, si vous me disiez seulement un mot pour me marquer que vous m’en avez quelque obligation. Mais comment pourriez-vous me le dire, si vous êtes muette ? Hélas, je ne crains que trop que cela ne soit ! Et quel moyen de ne le pas craindre après un an entier que je vous prie mille fois chaque jour de me parler, et que vous gardez un silence si affligeant pour moi ? S’il n’est pas possible que j’obtienne de vous cette consolation, fasse le ciel au moins que vous me donniez un fils pour me succéder après ma mort ! Je me sens vieillir tous les jours, et dès à présent j’aurois besoin d’en avoir un pour m’aider à soutenir le plus grand poids de ma couronne. Je reviens au grand désir que j’ai de vous entendre parler : quelque chose me dit en moi-même que vous n’êtes pas muette. Hé de grâce, madame, je vous en conjure, rompez cette longue obstination, dites-moi un mot seulement, après quoi je ne me soucie plus de mourir ! »

À ce discours, la belle esclave qui, selon sa coutume, avoit écouté le roi, toujours les yeux baissés, et qui ne lui avoit pas seulement donné lieu de croire qu’elle étoit muette, mais même qu’elle n’avoit jamais ri de sa vie, se mit à sourire. Le roi de Perse s’en aperçut avec une surprise qui lui fit faire une exclamation de joie ; et comme il ne douta pas qu’elle ne voulût parler, il attendit ce moment avec une attention et avec une impatience qu’on ne peut exprimer.

La belle esclave enfin rompit un si long silence, et elle parla. « Sire, dit-elle, j’ai tant de choses à dire à votre Majesté, en rompant mon silence, que je ne sais par où commencer. Je crois néanmoins qu’il est de mon devoir de la remercier d’abord de toutes les grâces et de tous les honneurs dont elle m’a comblée, et de demander au ciel qu’il la fasse prospérer, qu’il détourne les mauvaises intentions de ses ennemis, et ne permette pas qu’elle meure après m’avoir entendu parler, mais lui donne une longue vie. Après cela, Sire, je ne puis vous donner une plus grande satisfaction qu’en vous annonçant que je suis grosse : je souhaite avec vous que ce soit un fils. Ce qu’il y a, Sire, ajouta-t-elle, c’est que sans ma grossesse (je supplie votre Majesté de prendre ma sincérité en bonne part), j’étois résolue à ne jamais vous aimer, aussi bien qu’à garder un silence perpétuel, et que présentement je vous aime autant que je le dois. »

Le roi de Perse, ravi d’avoir entendu parler la belle esclave, et lui annoncer une nouvelle qui l’intéressoit si fort, l’embrassa tendrement. « Lumière éclatante de mes yeux, lui dit-il, je ne pouvois recevoir une plus grande joie que celle dont vous venez de me combler. Vous m’avez parlé, et vous m’avez annoncé votre grossesse ; je ne me sens pas moi-même après ces deux sujets de me réjouir que je n’attendois pas. »

Dans le transport de joie où étoit le roi de Perse, il n’en dit pas davantage à la belle esclave ; il la quitta, mais d’une manière à faire connoître qu’il alloit revenir bientôt. Comme il vouloit que le sujet de sa joie fut rendu public, il l’annonça à ses officiers, et fit appeler son grand visir. Dès qu’il fut arrivé, il le chargea de distribuer cent mille pièces d’or aux ministres de sa religion, qui faisoient vœu de pauvreté, aux hôpitaux et aux pauvres, en action de grâces à Dieu ; et sa volonté fut exécutée par les ordres de ce ministre.

Cet ordre donné, le roi de Perse vint retrouver la belle esclave. « Madame, lui dit-il, excusez-moi si je vous ai quittée si brusquement ; vous m’en avez donné l’occasion vous-même ; mais vous voudrez bien que je remette à vous entretenir une autre fois ; je désire de savoir de vous des choses d’une conséquence beaucoup plus grande. Dites-moi, je vous en supplie, ma chère âme, quelle raison si forte vous avez eue de me voir, de m’entendre parler, de manger et de coucher avec moi chaque jour toute une année, et d’avoir eu cette constance inébranlable, je ne dis point de ne pas ouvrir la bouche pour me parler, mais même de ne pas donner à comprendre que vous entendiez fort bien tout ce que je vous disois. Cela me passe, et je ne comprends pas comment vous avez pu vous contraindre jusqu’à ce point ; il faut que le sujet en soit bien extraordinaire. »

Pour satisfaire la curiosité du roi de Perse : « Sire, reprit cette belle personne, être esclave, être éloignée de son pays, avoir perdu l’espérance d’y retourner jamais, avoir le cœur percé de douleur de me voir séparée pour toujours d’avec ma mère, mon frère, nos parens, mes connoissances, ne sont-ce pas des motifs assez grands pour avoir gardé le silence que votre Majesté trouve si étrange ? L’amour de la patrie n’est pas moins naturel que l’amour paternel, et la perte de la liberté est insupportable à quiconque n’est pas assez dépourvu de bon sens pour n’en pas connoître le prix. Le corps peut bien être assujetti à l’autorité d’un maître qui a la force et la puissance en main ; mais la volonté ne peut pas être maîtrisée, elle est toujours à elle-même : votre Majesté en a vu un exemple en ma personne. C’est beaucoup que je n’aie pas imité une infinité de malheureux et de malheureuses que l’amour de la liberté réduit à la triste résolution de se procurer la mort en mille manières, par une liberté qui ne peut leur être ôtée. »

« Madame, reprit le roi de Perse, je suis persuadé de ce que vous me dites ; mais il m’avoit semblé jusqu’à présent qu’une personne belle, bien faite, de bon sens et de bon esprit comme vous, madame, esclave par sa mauvaise destinée, devoit s’estimer heureuse de trouver un roi pour maître. »

« Sire, repartit la belle esclave, quelque esclave que ce soit, comme je viens de le dire à votre Majesté, un roi ne peut maîtriser sa volonté. Comme votre Majesté parle néanmoins d’une esclave capable de plaire à un monarque et de s’en faire aimer, si l’esclave est d’un état inférieur, qu’il n’y ait pas de proportion, je veux croire qu’elle peut s’estimer heureuse dans son malheur. Quel bonheur cependant ? Elle ne laissera pas de se regarder comme une esclave arrachée d’entre les bras de son père et de sa mère, et peut-être d’un amant qu’elle ne laissera pas d’aimer toute sa vie. Mais si la même esclave ne cède en rien au roi qui l’a acquise, que votre Majesté elle-même juge de la rigueur de son sort, de sa misère, de son affliction, de sa douleur, et de quoi elle peut être capable ! »

Le roi de Perse étonné de ce discours : « Quoi, madame, répliqua-t-il, seroit-il possible, comme vous me le faites entendre, que vous fussiez d’un sang royal ? Éclaircissez-moi de grâce là-dessus, et n’augmentez pas davantage mon impatience. Apprenez-moi qui sont l’heureux père et l’heureuse mère d’un si grand prodige de beauté, qui sont vos frères, vos sœurs, vos parens, et surtout comment vous vous appelez. »

« Sire, dit alors la belle esclave, mon nom est Gulnare de la mer[1] ; mon père qui est mort, étoit un des plus puissans rois de la mer ; et en mourant, il laissa son royaume à un frère que j’ai, nommé Saleh[2], et à la reine ma mère. Ma mère est aussi princesse, fille d’un autre roi de la mer, très-puissant. Nous vivions tranquillement dans notre royaume, et dans une paix profonde, lorsqu’un ennemi envieux de notre bonheur, entra dans nos états avec une puissante armée, pénétra jusqu’à notre capitale, s’en empara, et ne nous donna que le temps de nous sauver dans un lieu impénétrable et inaccessible, avec quelques officiers fidèles qui ne nous abandonnèrent pas.

« Dans cette retraite, mon frère ne négligea pas de songer au moyen de chasser l’injuste possesseur de nos états ; et dans cet intervalle, il me prit un jour en particulier : « Ma sœur, me dit-il, les événemens des moindres entreprises sont toujours très-incertains ; je puis succomber dans celle que je médite pour rentrer dans nos états ; et je serois moins facile de ma disgrâce que de celle qui pourroit vous arriver. Pour la prévenir et vous en préserver, je voudrois bien vous voir mariée auparavant ; mais dans le mauvais état où sont nos affaires, je ne vois pas que vous puissiez vous donner à aucun de nos princes de la mer. Je souhaiterois que vous puissiez vous résoudre à entrer dans mon sentiment, qui est que vous épousiez un prince de la terre ; je suis prêt à y employer tous mes soins. De la beauté dont vous êtes, je suis sûr qu’il n’y en a pas un, si puissant qu’il soit, qui ne fût ravi de vous faire part de sa couronne. »

» Ce discours de mon frère me mit dans une grande colère contre lui.

« Mon frère, lui dis-je, du côté de mon père et de ma mère, je descends comme vous de rois et de reines de la mer, sans aucune alliance avec les rois de la terre ; je ne prétends pas me mésallier non plus qu’eux, et j’en ai fait le serment dès que j’ai eu assez de connoissance pour m’apercevoir de la noblesse et de l’ancienneté de notre maison. L’état où nous sommes réduits, ne m’obligera pas de changer de résolution ; et si vous avez à périr dans l’exécution de votre dessein, je suis prête à périr avec vous plutôt que de suivre un conseil que je n’attendois pas de votre part. »

» Mon frère entêté de ce mariage, qui ne me convenoit pas, à mon sens, voulut me représenter qu’il y avoit des rois de la terre qui ne céderoient pas à ceux de la mer. Cela me mit dans une colère et dans un emportement contre lui qui m’attirèrent des duretés de sa part, dont je fus piquée au vif. Il me quitta aussi peu satisfait de moi que j’étois mal satisfaite de lui. Dans le dépit où j’étois, je m’élançai au fond de la mer, et j’allai aborder à l’isle de la Lune.

» Nonobstant le cuisant mécontentement qui m’avoit obligée de venir me jeter dans cette isle, je ne laissois pas d’y vivre assez contente, et je me retirois dans les lieux écartés où j’étois commodément. Mes précautions néanmoins n’empêchèrent pas qu’un homme de quelque distinction, accompagné de domestiques, ne me surprît comme je dormois, et ne m’emmenât chez lui. Il me témoigna beaucoup d’amour, il n’oublia rien pour me persuader d’y répondre. Quand il vit qu’il ne gagnoit rien par la douceur, il crut qu’il réussiroit mieux par la force ; mais je le fis si bien repentir de son insolence, qu’il résolut de me vendre, et il me vendit au marchand qui m’a amenée et vendue à votre Majesté. C’étoit un homme sage, doux et humain ; et dans le long voyage qu’il me fit faire, il ne me donna que des sujets de me louer de lui.

» Pour ce qui est de votre Majesté, continua la princesse Gulnare, si elle n’eût eu pour moi toutes les considérations dont je lui suis obligée ; si elle ne m’eût donné tant de marques d’amour, avec une sincérité dont je n’ai pu douter ; que sans hésiter elle n’eut pas chassé toutes ses femmes, je ne feins pas de le dire : je ne serois pas demeurée avec elle. Je me serois jetée dans la mer par cette fenêtre, où elle m’aborda la première fois qu’elle me vit dans cet appartement, et je serois allée retrouver mon frère, ma mère et mes parens. J’eusse même persévéré dans ce dessein, et je l’eusse exécuté, si après un certain temps j’eusse perdu l’espérance d’une grossesse. Je me garderois bien de le faire dans l’état où je suis. En effet, quoi que je pusse dire à ma mère et à mon frère, jamais ils ne voudroient croire que j’eusse été esclave d’un roi comme votre Majesté, et jamais aussi ils ne reviendroient de la faute que j’aurois commise contre mon honneur de mon consentement. Avec cela, Sire, soit un prince, ou une princesse que je mette au monde, ce sera un gage qui m’obligera de ne me séparer jamais d’avec votre Majesté. J’espère aussi qu’elle ne me regardera plus comme une esclave, mais comme une princesse qui n’est pas indigne de son alliance. »

C’est ainsi que la princesse Gulnare acheva de se faire connoître et de raconter son histoire au roi de Perse. « Ma charmante, mon adorable princesse, s’écria alors ce monarque, quelles merveilles viens-je d’entendre ! Quelle ample matière à ma curiosité, de vous faire des questions sur des choses si inouies ! Mais auparavant je dois bien vous remercier de votre bonté, et de votre patience à éprouver la sincérité et la constance de mon amour. Je ne croyois pas pouvoir aimer plus que je vous aimois. Depuis que je sais cependant que vous êtes une si grande princesse, je vous aime mille fois davantage. Que dis-je, princesse ! Madame, vous ne l’êtes plus : vous êtes ma reine et reine de Perse, comme j’en suis le roi, et ce titre va bientôt retentir dans tout mon royaume. Dès demain, madame, il retentira dans ma capitale avec des réjouissances non encore vues, qui feront connoître que vous l’êtes, et ma femme légitime. Cela seroit fait il y a long-temps, si vous m’eussiez tiré plus tôt de mon erreur, puisque dès le moment que je vous ai vue, j’ai été dans le même sentiment qu’aujourd’hui de vous aimer toujours, et de ne jamais aimer que vous. En attendant que je me satisfasse moi-même pleinement, et que je vous rende tout ce qui vous est dû, je vous supplie, madame, de m’instruire plus particulièrement de ces états et de ces peuples de la mer qui me sont inconnus. J’avois bien entendu parler d’hommes marins ; mais j’avois toujours pris ce que l’on m’en avoit dit pour des contes et des fables. Rien n’est plus vrai cependant, après ce que vous m’en dites ; et j’en ai une preuve bien certaine en votre personne, vous qui en êtes, et qui avez bien voulu être ma femme, et cela par un avantage dont un autre habitant de la terre ne peut se vanter que moi. Il y a une chose qui me fait de la peine, et sur laquelle je vous supplie de m’éclaircir ; c’est que je ne puis comprendre comment vous pouvez vivre, agir ou vous mouvoir dans l’eau sans vous noyer. Il n’y a que certaines gens parmi nous, qui ont l’art de demeurer sous l’eau ; ils y périroient néanmoins s’ils ne s’en retiroient au bout d’un certain temps, chacun selon leur adresse et leurs forces. »

« Sire, répondit la reine Gulnare, je satisferai votre Majesté avec bien du plaisir. Nous marchons au fond de la mer, de même que l’on marche sur la terre, et nous respirons dans l’eau, comme on respire dans l’air. Ainsi, au lieu de nous suffoquer, comme elle vous suffoque, elle contribue à notre vie. Ce qui est encore bien remarquable, c’est qu’elle ne mouille pas nos habits, et que quand nous venons sur la terre, nous en sortons sans avoir besoin de les sécher. Notre langage ordinaire est le même que celui dans lequel l’écriture gravée sur le sceau du grand prophète Salomon, fils de David, est conçue.

« Je ne dois pas oublier que l’eau ne nous empêche pas aussi de voir dans la mer : nous y avons les yeux ouverts sans en souffrir aucune incommodité. Comme nous les avons excellens, nous ne laissons pas nonobstant la profondeur de la mer, d’y voir aussi clair que l’on voit sur la terre. Il en est de même de la nuit : la lune nous éclaire, et les planètes et les étoiles ne nous sont pas cachées. J’ai déjà parlé de nos royaumes : comme la mer est beaucoup plus spacieuse que la terre, il y en a aussi en plus grand nombre, et de beaucoup plus grands. Ils sont divisés en provinces ; et dans chaque province il y a plusieurs grandes villes très-peuplées. Il y a enfin une infinité de nations, de mœurs et de coutumes différentes comme sur la terre.

» Les palais des rois et des princes sont superbes et magnifiques : il y en a de marbre de différentes couleurs ; de cristal de roche, dont la mer abonde ; de nacre de perle, de corail et d’autres matériaux plus précieux. L’or, l’argent et toutes sortes de pierreries y sont en plus grande abondance que sur la terre. Je ne parle pas des perles ; de quelque grosseur qu’elles soient sur la terre, on ne les regarde pas dans nos pays : il n’y a que les moindres bourgeoises qui s’en parent.

» Comme nous avons une agilité merveilleuse et incroyable de nous transporter où nous voulons en moins de rien, nous n’avons besoin, ni de chars, ni de montures. Il n’y a pas de roi néanmoins qui n’ait ses écuries et ses haras de chevaux marins ; mais ils ne s’en servent ordinairement que dans les divertissemens, dans les fêtes, et dans les réjouissances publiques. Les uns après les avoir bien exercés, se plaisent à les monter, et à faire paroître leur adresse dans les courses. D’autres les attellent à des chars de nacre de perle, ornés de mille coquillages de toutes sortes de couleurs les plus vives. Ces chars sont à découvert avec un trône, où les rois sont assis lorsqu’ils se font voir à leurs sujets. Ils sont adroits à les conduire eux-mêmes, et ils n’ont pas besoin de cochers. Je passe sous silence une infinité d’autres particularités très-curieuses, touchant les pays marins, ajouta la reine Gulnare, qui feroient un très-grand plaisir à votre Majesté ; mais elle voudra bien que je remette à l’en entretenir plus à loisir, pour lui parler d’une autre chose qui est présentement de plus d’importance. Ce que j’ai à lui dire, Sire, c’est que les couches des femmes de mer sont différentes des couches des femmes de terre ; et j’ai un sujet de craindre que les sages-femmes de ce pays ne m’accouchent mal. Comme votre Majesté n’y a pas moins d’intérêt que moi, sous son bon plaisir, je trouve à propos pour la sûreté de mes couches, de faire venir la reine ma mère avec des cousines que j’ai, et en même temps le roi mon frère, avec qui je suis bien aise de me réconcilier. Ils seront ravis de me revoir dès que je leur aurai raconté mon histoire, et qu’ils auront appris que je suis femme du puissant roi de Perse. Je supplie votre Majesté de me le permettre ; ils seront bien aises aussi de lui rendre leurs respects, et je puis lui promettre qu’elle aura de la satisfaction de les voir. »

« Madame, reprit le roi de Perse, vous êtes la maîtresse ; faites ce qu’il vous plaira, je tâcherai de les recevoir avec tous les honneurs qu’ils méritent. Mais je voudrois bien savoir par quelle voie vous leur ferez savoir ce que vous desirez d’eux, et quand ils pourront arriver, afin que je donne ordre aux préparatifs pour leur réception, et que j’aille moi-même au-devant d’eux. » « Sire, repartit la reine Gulnare, il n’est pas besoin de ces cérémonies ; ils seront ici dans un moment, et votre Majesté verra de quelle manière ils arriveront. Elle n’a qu’à entrer dans ce petit cabinet, et regarder par la jalousie.»

Quand le roi de Perse fut entré dans le cabinet, la reine Gulnare se fit apporter une cassolette avec du feu par une de ses femmes qu’elle renvoya, en lui disant de fermer la porte. Lorsqu’elle fut seule, elle prit un morceau de bois d’aloës dans une boîte. Elle le mit dans la cassolette ; et dès qu’elle vit paroître la fumée, elle prononça des paroles inconnues au roi de Perse, qui observoit avec grande attention tout ce qu’elle faisoit ; et elle n’avoit pas encore achevé, que l’eau de la mer se troubla. Le cabinet où étoit le roi, étoit disposé de manière qu’il s’en aperçut au travers de la jalousie, en regardant du côté des fenêtres qui étoient sur la mer.

La mer enfin s’entr’ouvrit à quelque distance ; et aussitôt il s’en éleva un jeune homme bien fait et de belle taille avec la moustache de verd de mer. Une dame déjà sur l’âge, mais d’un air majestueux, s’en éleva de même un peu derrière lui, avec cinq jeunes dames qui ne cédoient en rien à la beauté de la reine Gulnare.

La reine Gulnare se présenta aussitôt à une des fenêtres, et elle reconnut le roi son frère, la reine sa mère et ses parentes, qui la reconnurent de même. La troupe s’avança comme portée sur la surface de l’eau, sans marcher ; et quand ils furent tous sur le bord, ils s’élancèrent légèrement l’un après l’autre sur la fenêtre où la reine Gulnare avoit paru, et d’où elle s’étoit retirée pour leur faire place. Le roi Saleh, la reine sa mère, et ses parentes l’embrassèrent avec beaucoup de tendresse et les larmes aux yeux, à mesure qu’ils entrèrent.

Quand la reine Gulnare les eut reçus avec tout l’honneur possible, et qu’elle leur eut fait prendre place sur le sofa, la reine sa mère prit la parole : « Ma fille, lui dit-elle, j’ai bien de la joie de vous revoir, après une si longue absence, et je suis sûre que votre frère et vos parentes n’en ont pas moins que moi. Votre éloignement, sans en avoir rien dit à personne, nous a jetés dans une affliction inexprimable, et nous ne pourrions vous dire combien nous en avons versé de larmes. Nous ne savons autre chose du sujet qui peut vous avoir obligée de prendre un parti si surprenant, que ce que votre frère nous a rapporté de l’entretien qu’il avoit eu avec vous. Le conseil qu’il vous donna alors lui avoit paru avantageux pour votre établissement, dans l’état où vous étiez aussi bien que nous. Il ne falloit pas vous alarmer si fort, s’il ne vous plaisoit pas ; et vous voudrez bien que je vous dise que vous avez pris la chose tout autrement que vous ne le deviez. Mais laissons là ce discours qui ne feroit que renouveler des sujets de douleur et de plainte, que vous devez oublier avec nous ; et faites-nous part de tout ce qui vous est arrivé depuis un si long temps que nous ne vous avons vue, et de l’état où vous êtes présentement ; sur toute chose marquez-nous si vous êtes contente. »

La reine Gulnare se jeta aussitôt aux pieds de la reine sa mère ; et après qu’elle lui eut baisé la main en se relevant : « Madame, reprit-elle, j’ai commis une grande faute, je l’avoue, et je ne suis redevable qu’à votre bonté, du pardon que vous voulez bien m’en accorder. Ce que j’ai à vous dire, pour vous obéir, vous fera connoître que c’est en vain bien souvent qu’on a de la répugnance pour de certaines choses. J’ai éprouvé par moi-même que la chose à quoi ma volonté étoit la plus opposée, est justement celle où ma destinée m’a conduite malgré moi. » Elle lui raconta tout ce qui lui étoit arrivé depuis que le dépit l’avoit portée à se lever du fond de la mer pour venir sur la terre. Lorsqu’elle eut achevé en marquant qu’enfin elle avoit été vendue au roi de Perse, chez qui elle se trouvoit : « Ma sœur, lui dit le roi son frère, vous avez grand tort d’avoir souffert tant d’indignités, et vous ne pouvez vous en plaindre qu’à vous-même. Vous aviez le moyen de vous en délivrer, et je m’étonne de votre patience à demeurer si long-temps dans l’esclavage : levez-vous, et revenez avec nous au royaume que j’ai reconquis sur le fier ennemi qui s’en étoit emparé. »

Le roi de Perse qui entendit ces paroles du cabinet où il étoit, en fut dans la dernière alarme. « Ah, dit-il en lui-même, je suis perdu, et ma mort est certaine, si ma reine, si ma Gulnare écoute un conseil si pernicieux ! Je ne puis plus vivre sans elle, et l’on m’en veut priver ! » La reine Gulnare ne le laissa pas long-temps dans la crainte où il étoit.

« Mon frère, reprit-elle en souriant, ce que je viens d’entendre, me fait mieux comprendre que jamais, combien l’amitié que vous avez pour moi est sincère. Je ne pus supporter le conseil que vous me donniez de me marier à un prince de la terre. Aujourd’hui, peu s’en faut que je ne me mette en colère contre vous de celui que vous me donnez, de quitter l’engagement que j’ai avec le plus puissant et le plus renommé de tous les princes. Je ne parle pas de l’engagement d’une esclave avec un maître : il nous seroit aisé de lui restituer les dix mille pièces d’or que je lui ai coûté ; je parle de celui d’une femme avec un mari, et d’une femme qui ne peut se plaindre d’aucun sujet de mécontentement de sa part. C’est un monarque religieux, sage, modéré, qui m’a donné les marques d’amour les plus essentielles. Il ne pouvoit pas m’en donner une plus signalée, que de congédier, dès les premiers jours que je fus à lui, le grand nombre de femmes qu’il avoit pour ne s’attacher qu’à moi uniquement. Je suis sa femme, et il vient de me déclarer reine de Perse pour participer à ses conseils. Je dis de plus que je suis grosse, et que si j’ai le bonheur, avec la faveur du ciel, de lui donner un fils, ce sera un autre lien qui m’attachera à lui plus inséparablement. Ainsi, mon frère, poursuivit la reine Gulnare, bien loin de suivre votre conseil, toutes ces considérations, comme vous le voyez, ne m’obligent pas seulement d’aimer le roi de Perse autant qu’il m’aime, mais même de demeurer et de passer ma vie avec lui, plus par reconnoissance que par devoir. J’espère que ni ma mère, ni vous avec mes bonnes cousines, vous ne désapprouverez ma résolution, non plus que l’alliance que j’ai faite sans l’avoir cherchée, qui fait honneur également aux monarques de la mer et de la terre. Excusez-moi si je vous ai donné la peine de venir ici du plus profond des ondes pour vous en faire part, et avoir le bonheur de vous voir après une si longue séparation. »

« Ma sœur, reprit le roi Saleh, la proposition que je vous ai faite de revenir avec nous sur le récit de vos aventures, que je n’ai pu entendre sans douleur, n’a été que pour vous marquer combien nous vous aimons tous, combien je vous honore en particulier, et que rien ne nous touche davantage que tout ce qui peut contribuer à votre bonheur. Par ces mêmes motifs, je ne puis en mon particulier, qu’approuver une résolution si raisonnable et si digne de vous, après ce que vous venez de nous dire de la personne du roi de Perse votre époux, et des grandes obligations que vous lui avez. Pour ce qui est de la reine votre mère et la mienne, je suis persuadé qu’elle n’est pas d’un autre sentiment. »

Cette princesse confirma ce que le roi son fils venoit d’avancer. « Ma fille, reprit-elle, en s’adressant aussi à la reine Gulnare, je suis ravie que vous soyez contente, et je n’ai rien à ajouter à ce que le roi votre frère vient de vous témoigner. Je serois la première à vous condamner si vous n’aviez toute la reconnoissance que vous devez pour un monarque qui vous aime avec tant de passion, et qui a fait de si grandes choses pour vous. »

Autant le roi de Perse, qui étoit dans le cabinet, avoit été affligé par la crainte de perdre la reine Gulnare, autant il eut de joie de voir qu’elle étoit résolue à ne le pas abandonner. Comme il ne pouvoit plus douter de son amour après une déclaration si authentique, il l’en aima mille fois davantage, et il se promit bien de lui en marquer sa reconnoissance par tous les moyens qui seroient en son pouvoir.

Pendant que le roi de Perse s’entretenoit ainsi avec lui-même, la reine Gulnare avoit frappé des mains, et avoit commandé à des esclaves qui étoient entrés aussitôt, de servir la collation. Quand elle fut servie, elle invita la reine sa mère, le roi son frère et ses parentes à s’approcher et à manger. Mais ils eurent tous la même pensée, que sans en avoir demandé la permission, ils se trouveroient dans le palais d’un puissant roi, qui ne les avoit jamais vus, et qui ne les connoissoit pas, et qu’il y auroit une grande incivilité à manger à sa table sans lui. La rougeur leur en monta au visage ; et de l’émotion où ils en étoient, ils jetèrent des flammes par les narines et par la bouche, avec des yeux enflammés.

Le roi de Perse fut dans une frayeur inexprimable à ce spectacle, auquel il ne s’attendoit pas, et dont il ignoroit la cause. La reine Gulnare qui se douta de ce qui en étoit, et qui avoit compris l’intention de ses parens, ne fît que leur marquer, en se levant de sa place, qu’elle alloit revenir. Elle passa au cabinet, où elle rassura le roi par sa présence. « Sire, lui dit-elle, je ne doute pas que votre Majesté ne soit contente du témoignage que je viens de rendre des grandes obligations dont je lui suis redevable. Il n’a tenu qu’à moi de m’abandonner à leurs désirs, et de retourner avec eux dans nos états ; mais je ne suis pas capable d’une ingratitude dont je me condamnerois la première. » « Ah, ma reine, s’écria le roi de Perse, ne parlez pas des obligations que vous m’avez, vous ne m’en avez aucune ! Je vous en ai moi-même de si grandes, que jamais je ne pourrai vous en témoigner assez de reconnoissance. Je n’avois pas cru que vous m’aimassiez au point que je vois que vous m’aimez : vous venez de me le faire connoître de la manière la plus éclatante. » « Eh, Sire, reprit la reine Gulnare, pouvois-je en faire moins que ce que je viens de faire ? Je n’en fais pas encore assez après tous les honneurs que j’ai reçus, après tant de bienfaits dont vous m’avez comblée, après tant de marques d’amour auxquelles il n’est pas possible que je sois insensible ! Mais, Sire, ajouta la reine Gulnare, laissons là ce discours pour vous assurer de l’amitié sincère dont la reine ma mère et le roi mon frère vous honorent. Ils meurent de l’envie de vous voir, et de vous en assurer eux-mêmes. J’ai même pensé me faire une affaire avec eux, en voulant leur donner la collation avant de leur procurer cet honneur. Je supplie donc votre Majesté de vouloir bien entrer, et de les honorer de votre présence. »

« Madame, repartit le roi de Perse, j’aurai un grand plaisir à saluer des personnes qui vous appartiennent de si près ; mais ces flammes que j’ai vu sortir de leurs narines et de leur bouche, me donnent de la frayeur. » « Sire, répliqua la reine en riant, ces flammes ne doivent pas faire la moindre peine à votre Majesté : elles ne signifient autre chose que leur répugnance à manger de ses biens dans son palais, qu’elle ne les honore de sa présence, et ne mange avec eux. »

Le roi de Perse rassuré par ces paroles, se leva de sa place et entra dans la chambre avec la reine Gulnare ; et la reine Gulnare le présenta à la reine sa mère, au roi son frère et à ses parentes, qui se prosternèrent aussitôt la face contre terre. Le roi de Perse courut aussitôt à eux, les obligea de se relever, et les embrassa l’un après l’autre. Après qu’ils se furent tous assis, le roi Saleh prit la parole : « Sire, dit-il au roi de Perse, nous ne pouvons assez témoigner notre joie à votre Majesté de ce que la reine Gulnare ma sœur, dans sa disgrâce, a eu le bonheur de se trouver sous la protection d’un monarque si puissant. Nous pouvons l’assurer qu’elle n’est pas indigne du haut rang où il lui a fait l’honneur de l’élever. Nous avons toujours eu une si grande amitié et tant de tendresse pour elle, que nous n’avons pu nous résoudre à l’accorder à aucun des puissans princes de la mer, qui nous l’avoient demandée en mariage avant même qu’elle fût en âge. Le ciel vous la réservoit, Sire, et nous ne pouvons mieux le remercier de la faveur qu’il lui a faite, qu’en lui demandant d’accorder à votre Majesté la grâce de vivre de longues années avec elle, avec toute sorte de prospérités et de satisfactions. »

« Il falloit bien, reprit le roi de Perse, que le ciel me l’eût réservée comme vous le remarquez. En effet, la passion ardente dont je l’aime, me fait connoître que je n’avois jamais rien aimé avant de l’avoir vue. Je ne puis assez témoigner de reconnoissance à la reine sa mère, ni à vous, prince, ni à toute votre parenté, de la générosité avec laquelle vous consentez à me recevoir dans une alliance qui m’est si glorieuse. » En achevant ces paroles, il les invita à se mettre à table, et il s’y mit aussi avec la reine Gulnare. La collation achevée, le roi de Perse s’entretint avec eux bien avant dans la nuit ; et lorsqu’il fut temps de se retirer, il les conduisit lui-même chacun à l’appartement qu’il leur avoit fait préparer.

Le roi de Perse régala ses illustres hôtes par des fêtes continuelles, dans lesquelles il n’oublia rien de tout ce qui pouvoit faire paroître sa grandeur et sa magnificence ; et insensiblement il les engagea à demeurer à la cour jusqu’aux couches de la reine. Dès qu’elle en sentit les approches, il donna ordre à ce que rien ne lui manquât de toutes les choses dont elle pouvoit avoir besoin dans cette conjoncture. Elle accoucha enfin, et elle mit au monde un fils, avec une grande joie de la reine sa mère qui l’accoucha, et qui alla le présenter au roi dès qu’il fut dans ses premiers langes qui étoient magnifiques.

Le roi de Perse reçut ce présent avec une joie qu’il est plus aisé d’imaginer que d’exprimer. Comme le visage du petit prince son fils étoit plein et éclatant de beauté, il ne crut pas pouvoir lui donner un nom plus convenable que celui de Beder[3]. En action de grâces au ciel, il assigna de grandes aumônes aux pauvres ; il fit sortir les prisonniers hors des prisons ; il donna la liberté à tous ses esclaves de l’un et de l’autre sexe ; il fit distribuer de grosses sommes aux ministres et aux dévots de sa religion. Il fit aussi de grandes largesses à sa cour et au peuple, et l’on publia par son ordre des réjouissances de plusieurs jours par toute la ville.

Après que la reine Gulnare fut relevée de ses couches, un jour que le roi de Perse, la reine Gulnare, la reine sa mère, le roi Saleh son frère, et les princesses leurs parentes, s’entretenoient ensemble dans la chambre de la reine, la nourrice y entra avec le petit prince Beder qu’elle portoit entre ses bras. Le roi Saleh se leva aussitôt de sa place, courut au petit prince, et après l’avoir pris d’entre les bras de la nourrice dans les siens, il se mit à le baiser et à le caresser avec de grandes démonstrations de tendresse. Il fit plusieurs tours par la chambre en jouant, en le tenant en l’air entre ses mains ; et tout d’un coup, dans le transport de sa joie, il s’élança par une fenêtre qui étoit ouverte, et se plongea dans la mer avec le prince.

Le roi de Perse qui ne s’attendoit pas à ce spectacle, poussa des cris épouvantables, dans la croyance qu’il ne reverroit plus le prince son cher fils, ou s’il avoit à le revoir, qu’il ne le reverroit que noyé. Peu s’en fallut qu’il ne rendît l’âme au milieu de son affliction, de sa douleur et de ses pleurs. « Sire, lui dit la reine Gulnare d’un visage et d’un ton propre à le rassurer lui-même, que votre Majesté ne craigne rien. Le petit prince est mon fils, comme il est le vôtre, et je ne l’aime pas moins que vous l’aimez : vous voyez cependant que je n’en suis pas alarmée ; je ne le dois pas être aussi. En effet, il ne court aucun risque, et vous verrez bientôt reparoître le roi son oncle, qui le rapportera sain et sauf. Quoiqu’il soit né de votre sang, par l’endroit néanmoins par lequel il m’appartient, il ne laisse pas d’avoir le même avantage que nous, de pouvoir vivre également dans la mer et sur la terre. » La reine sa mère et les princesses ses parentes lui confirmèrent la même chose ; mais leurs discours ne firent pas un grand effet pour le guérir de sa frayeur : il ne lui fut pas possible d’en revenir tout le temps que le prince Beder ne parut plus à ses yeux.

La mer enfin se troubla, et l’on revit bientôt le roi Saleh qui s’en éleva avec le petit prince entre les bras, et qui, en se soutenant en l’air, rentra par la même fenêtre par laquelle il étoit sorti. Le roi de Perse fut ravi, et dans une grande admiration de revoir le prince Beder aussi tranquille que quand il avoit cessé de le voir. Le roi Saleh lui demanda : « Sire, votre Majesté n’a-t-elle pas eu une grande peur, quand elle m’a vu plonger dans la mer avec le prince mon neveu ? » « Ali, prince, reprit le roi de Perse, je ne puis vous l’exprimer ! Je l’ai cru perdu dès ce moment, et vous m’avez redonné la vie en me le rapportant. » « Sire, repartit le roi Saleh, je m’en étois douté, mais il n’y avoit pas le moindre sujet de crainte. Avant de me plonger, j’avois prononcé sur lui les paroles mystérieuses qui étoient gravées sur le sceau du grand roi Salomon, fils de David. Nous pratiquons la même chose à l’égard de tous les enfans qui nous naissent dans les régions du fond de la mer ; et en vertu de ces paroles, ils reçoivent le même privilége que nous avons par-dessus les hommes qui demeurent sur la terre. Par ce que votre Majesté vient de voir, elle peut juger de l’avantage que le prince Beder a acquis par sa naissance du côté de la reine Gulnare ma sœur. Tant qu’il vivra, et toutes les fois qu’il le voudra, il lui sera libre de se plonger dans la mer, et de parcourir les vastes empires qu’elle renferme dans son sein. »

Après ces paroles, le roi Saleh qui avoit déjà remis le petit prince Beder entre les bras de sa nourrice, ouvrit une caisse qu’il étoit allé prendre dans son palais dans le peu de temps qu’il avoit disparu, et qu’il avoit apportée remplie de trois cents diamans gros comme des œufs de pigeon, d’un pareil nombre de rubis d’une grosseur extraordinaire, d’autant de verges d’émeraudes de la longueur d’un demi-pied, et de trente filets ou colliers de perles, chacun de dix. « Sire, dit-il au roi de Perse en lui faisant présent de cette caisse, lorsque nous avons été appelés par la reine ma sœur, nous ignorions en quel endroit de la terre elle étoit, et qu’elle eût l’honneur d’être l’épouse d’un si grand monarque : c’est ce qui a fait que nous sommes arrivés les mains vuides. Comme nous ne pouvons témoigner notre reconnoissance à votre Majesté, nous la supplions d’en agréer cette foible marque en considération des faveurs singulières qu’il lui a plu de lui faire, auxquelles nous ne prenons pas moins de part qu’elle-même. »

On ne peut exprimer quelle fut la surprise du roi de Perse, quand il vit tant de richesses renfermées dans un si petit espace. « Hé quoi, prince, s’écria-t-il, appelez-vous une foible marque de votre reconnoissance, lorsque vous ne me devez rien, un présent d’un prix inestimable ? Je vous déclare encore une fois que vous ne m’êtes redevables de rien, ni la reine votre mère, ni vous. Je m’estime trop heureux du consentement que vous avez donné à l’alliance que j’ai contractée avec vous. Madame, dit-il à la reine Gulnare en se tournant de son côté, le roi votre frère me met dans une confusion dont je ne puis revenir ; et je le supplierois de trouver bon que je refuse son présent, si je ne craignois qu’il ne s’en offensât : priez-le d’agréer que je me dispense de l’accepter. »

« Sire, repartit le roi Saleh, je ne suis pas surpris que votre Majesté trouve le présent extraordinaire : je sais qu’on n’est pas accoutumé sur la terre à voir des pierreries de cette qualité, et en si grand nombre tout à-la-fois. Mais si elle savoit que je sais où sont les minières d’où on les tire, et qu’il est en ma disposition d’en faire un trésor plus riche que tout ce qu’il y en a dans les trésors des rois de la terre, elle s’étonneroit que nous ayons pris la hardiesse de lui faire un présent de si peu de chose. Aussi nous vous supplions de ne le pas regarder par cet endroit, mais par l’amitié sincère qui nous oblige de vous l’offrir, et de ne nous pas donner la mortification de ne pas le recevoir de même. » Des manières si honnêtes obligèrent le roi de Perse à l’accepter, et il lui en fit de grands remercîmens, de même qu’à la reine sa mère.

Quelques jours après, le roi Saleh témoigna au roi de Perse que la reine sa mère, les princesses ses parentes, et lui, n’auroient pas un plus grand plaisir que de passer toute leur vie à sa cour ; mais comme il y avoit long-temps qu’ils étoient absens de leur royaume, et que leur présence y étoit nécessaire, ils le prioient de trouver bon qu’ils prissent congé de lui et de la reine Gulnare. Le roi de Perse leur marqua qu’il étoit bien fâché de ce qu’il n’étoit pas en son pouvoir de leur rendre la même civilité, en allant leur rendre visite dans leurs états. « Mais comme je suis persuadé, ajouta-t-il, que vous n’oublierez pas la reine Gulnare, et que vous la viendrez voir de temps en temps, j’espère que j’aurai l’honneur de vous revoir plus d’une fois. »

Il y eut beaucoup de larmes répandues de part et d’autre dans leur séparation. Le roi Saleh se sépara le premier ; mais la reine sa mère et les princesses furent obligées, pour le suivre, de s’arracher en quelque manière aux embrassemens de la reine Gulnare, qui ne pouvoit se résoudre à les laisser partir. Dès que cette troupe royale eut disparu, le roi de Perse ne put s’empêcher de dire à la reine Gulnare : « Madame, j’eusse regardé comme un homme qui eût voulu abuser de ma crédulité, celui qui eût entrepris de me faire passer pour véritables les merveilles dont j’ai été témoin, depuis le moment où votre illustre famille a honoré mon palais de sa présence. Mais je ne puis démentir mes yeux : je m’en souviendrai toute ma vie ; et je ne cesserai de bénir le ciel de ce qu’il vous a adressée à moi préférablement à tout autre prince. »

Le petit prince Beder fut nourri et élevé dans le palais, sous les yeux du roi et de la reine de Perse, qui le virent croître et augmenter en beauté avec une grande satisfaction. Il leur en donna beaucoup plus à mesure qu’il avança en âge, par son enjouement continuel, par ses manières agréables en tout ce qu’il faisoit, et par les marques de la justesse et de la vivacité de son esprit en tout ce qu’il disoit ; et cette satisfaction leur étoit d’autant plus sensible, que le roi Saleh son oncle, la reine sa grand’mère, et les princesses ses cousines, venoient souvent en prendre leur part. On n’eut point de peine à lui apprendre à lire et à écrire, et on lui enseigna avec la même facilité toutes les sciences qui convenoient à un prince de son rang.

Quand le prince de Perse eut atteint l’âge de quinze ans, il s’acquittoit déjà de tous ses exercices, avec infiniment plus d’adresse et de bonne grâce que ses maîtres. Avec cela il étoit d’une sagesse et d’une prudence admirable. Le roi de Perse qui avoit reconnu en lui, presque dès sa naissance, ces vertus si nécessaires à un monarque, qui l’avoit vu s’y fortifier jusqu’alors, et qui d’ailleurs s’apercevoit tous les jours des grandes infirmités de la vieillesse, ne voulut pas attendre que sa mort lui donnât lieu de le mettre en possession du royaume. Il n’eut pas de peine à faire consentir son conseil à ce qu’il souhaitoit là-dessus ; et les peuples apprirent sa résolution avec d’autant plus de joie, que le prince Beder étoit digne de les commander. En effet, comme il y avoit long-temps qu’il paroissoit en public, ils avoient eu tout le loisir de remarquer qu’il n’avoit pas cet air dédaigneux, fier et rebutant, si familier à la plupart des autres princes, qui regardent tout ce qui est au-dessous d’eux, avec une hauteur et un mépris insupportable. Ils savoient au contraire qu’il regardoit tout le monde avec une bonté qui invitoit à s’approcher de lui ; qu’il écoutoit favorablement ceux qui avoient à lui parler, qu’il leur répondoit avec une bienveillance qui lui étoit particulière, et qu’il ne refusoit rien à personne, pour peu que ce qu’on lui demandoit fût juste.

Le jour de la cérémonie fut arrêté ; et ce jour-là, au milieu de son conseil qui étoit plus nombreux qu’à l’ordinaire, le roi de Perse, qui d’abord s’étoit assis sur son trône, en descendit, ôta sa couronne de dessus sa tête, la mit sur celle du prince Beder ; et après l’avoir aidé à monter à sa place, il lui baisa la main pour marque qu’il lui remettoit toute son autorité et tout son pouvoir ; après quoi il se mit au-dessous de lui, au rang des visirs et des émirs.

Aussitôt les visirs, les émirs, et tous les officiers principaux vinrent se jeter aux pieds du nouveau roi, et lui prêtèrent le serment de fidélité chacun dans son rang. Le grand visir fit ensuite le rapport de plusieurs affaires importantes, sur lesquelles il prononça avec une sagesse qui fit l’admiration de tout le conseil. Il déposa ensuite plusieurs gouverneurs convaincus de malversation, et en mit d’autres à leur place, avec un discernement si juste et si équitable, qu’il s’attira les acclamations de tout le monde, d’autant plus honorables, que la flatterie n’y avoit aucune part. Il sortit ensuite du conseil ; et accompagné du roi son père, il alla à l’appartement de la reine Gulnare. La reine ne le vit pas plutôt avec la couronne sur la tête, qu’elle courut à lui et l’embrassa avec beaucoup de tendresse, en lui souhaitant un règne de longue durée.

La première année de son règne, le roi Beder s’acquitta de toutes les fonctions royales avec une grande assiduité. Sur toutes choses il prit un grand soin de s’instruire de l’état des affaires, et de tout ce qui pouvoit contribuer à la félicité de ses sujets. L’année suivante, après qu’il eut laissé l’administration des affaires à son conseil, sous le bon plaisir de l’ancien roi, son père, il sortit de la capitale sous prétexte de prendre le divertissement de la chasse ; mais c’étoit pour parcourir toutes les provinces du royaume, afin d’y corriger les abus, d’établir le bon ordre et la discipline partout, et d’ôter aux princes ses voisins mal-intentionnés l’envie de rien entreprendre contre la sûreté et la tranquillité de ses états, en se faisant voir sur les frontières.

Il ne fallut pas moins de temps qu’une année entière à ce jeune roi pour exécuter un dessein si digne de lui. Il n’y avoit pas long-temps qu’il étoit de retour, lorsque le roi son père tomba malade si dangereusement, que d’abord il connut lui-même qu’il n’en releveroit pas. Il attendit le dernier moment de sa vie avec une grande tranquillité ; et l’unique soin qu’il eut, fut de recommander aux ministres et aux seigneurs de la cour du roi son fils, de persister dans la fidélité qu’ils lui avoient jurée ; et il n’y en eut pas un qui n’en renouvelât le serment avec autant de bonne volonté que la première fois. Il mourut enfin avec un regret très-sensible du roi Beder et de la reine Gulnare, qui firent porter son corps dans un superbe mausolée avec une pompe proportionnée à sa dignité.

Après que les funérailles furent achevées, le roi Beder n’eut pas de peine à suivre la coutume de Perse de pleurer les morts un mois entier, et de ne voir personne tout ce temps-là. Il eût pleuré son père toute sa vie, s’il eût écouté l’excès de son affliction, et s’il eût été permis à un grand roi de s’y abandonner tout entier. Dans cet intervalle, la reine, mère de la reine Gulnare, et le roi Saleh avec les princesses leurs parentes, arrivèrent, et prirent une grande part à leur affliction avant de leur parler de se consoler.

Quand le mois fut écoulé, le roi ne put se dispenser de donner entrée à son grand visir et à tous les seigneurs de sa cour, qui le supplièrent de quitter l’habit de deuil, de se faire voir à ses sujets, et de reprendre le soin des affaires comme auparavant. Il témoigna d’abord une si grande répugnance à les écouter, que le grand visir fut obligé de prendre la parole, et de lui dire : « Sire, il n’est pas besoin de représenter à votre Majesté qu’il n’appartient qu’à des femmes de s’opiniâtrer à demeurer dans un deuil perpétuel. Nous ne doutons pas qu’elle n’en soit très-persuadée, et que ce ne soit pas son intention de suivre leur exemple. Nos larmes ni les vôtres ne sont pas capables de redonner la vie au roi votre père, quand nous ne cesserions de pleurer toute notre vie. Il a subi la loi commune à tous les hommes, qui les soumet au tribut indispensable de la mort. Nous ne pouvons cependant dire absolument qu’il soit mort, puisque nous le revoyons en votre sacrée personne. Il n’a pas douté lui-même en mourant qu’il ne dût revivre en vous : c’est à votre Majesté à faire voir qu’il ne s’est pas trompé. »

Le roi Beder ne put résister à des instances si pressantes : il quitta l’habit de deuil dès ce moment ; et après qu’il eut repris l’habillement et les ornemens royaux, il commença de pourvoir aux besoins de son royaume et de ses sujets, avec la même attention qu’avant la mort du roi son père. Il s’en acquitta avec une approbation universelle ; et comme il étoit exact à maintenir l’observation des ordonnances de ses prédécesseurs, les peuples ne s’aperçurent pas qu’ils avoient changé de maître.

Le roi Saleh qui étoit retourné dans ses états de la mer avec la reine sa mère et les princesses, dès qu’il eut vu que le roi Beder avoit repris le gouvernement, revint seul au bout d’un an, et le roi Beder et la reine Gulnare furent ravis de le revoir. Un soir au sortir de table, après qu’on eut desservi et qu’on les eut laissés seuls, ils s’entretinrent de plusieurs choses.

Insensiblement le roi Saleh tomba sur les louanges du roi son neveu, et témoigna à la reine sa sœur combien il étoit satisfait de la sagesse avec laquelle il gouvernoit, qui lui avoit acquis une si grande réputation, non-seulement auprès des rois ses voisins, mais même jusqu’aux royaumes les plus éloignés. Le roi Beder qui ne pouvoit entendre parler de sa personne si avantageusement, et ne vouloit pas aussi par bienséance imposer silence au roi son oncle, se tourna de l’autre côté et fit semblant de dormir, en appuyant sa tête sur un coussin qui étoit derrière lui.

Des louanges qui ne regardoient que la conduite merveilleuse et l’esprit supérieur en toutes choses du roi Beder, le roi Saleh passa à celles du corps ; et il en parla comme d’un prodige qui n’avoit rien de semblable sur la terre, ni dans tous les royaumes de dessous les eaux de la mer dont il eut connoissance. « Ma sœur, s’écria-t-il tout d’un coup, tel qu’il est fait, et tel que vous le voyez vous-même, je m’étonne que vous n’ayez pas encore songé à le marier. Si je ne me trompe, cependant, il est dans sa vingtième année ; et à cet âge il n’est pas permis à un prince comme lui d’être sans femme. Je veux y penser moi-même, puisque vous n’y pensez pas, et lui donner pour épouse une princesse de nos royaumes qui soit digne de lui. »

« Mon frère, reprit la reine Gulnare, vous me faites souvenir d’une chose dont je vous avoue que je n’ai pas eu la moindre pensée jusqu’à présent. Comme il n’a pas encore témoigné qu’il eût aucun penchant pour le mariage, je n’y avois pas fait attention moi-même, et je suis bien aise que vous vous soyez avisé de m’en parler. Comme j’approuve fort de lui donner une de nos princesses, je vous prie de m’en donner quelqu’une, mais si belle et si accomplie, que le roi mon fils soit forcé de l’aimer. »

« J’en sais une, repartit le roi Saleh, en parlant bas ; mais avant de vous dire qui elle est, je vous prie de voir si le roi mon neveu dort, je vous dirai pourquoi il est bon que nous prenions cette précaution. La reine Gulnare se retourna ; et comme elle vit Beder dans la situation où il étoit, elle ne douta nullement qu’il ne dormit profondément. Le roi Beder cependant, bien loin de dormir, redoubla son attention pour ne rien perdre de ce que le roi son oncle avoit à dire avec tant de secret. « Il n’est pas besoin que vous vous contraigniez, dit la reine au roi son frère, vous pouvez parler librement sans craindre d’être entendu. »

« Il n’est pas à propos, reprit le roi Saleh, que le roi mon neveu ait sitôt connoissance de ce que j’ai à vous dire. L’amour, comme vous le savez, se prend quelquefois par l’oreille, et il n’est pas nécessaire qu’il aime de cette manière celle que j’ai à vous nommer. En effet, je vois de grandes difficultés à surmonter, non pas du côté de la princesse, comme je l’espère, mais du côté du roi son père. Je n’ai qu’à vous nommer la princesse Giauhare[4] et le roi de Samandal. »

« Que dites-vous, mon frère, repartit la reine Gulnare, la princesse Giauhare n’est-elle pas encore mariée ? Je me souviens de l’avoir vue peu de temps avant que je me séparasse d’avec vous ; elle avoit environ dix-huit mois, et dès-lors elle étoit d’une beauté surprenante. Il faut qu’elle soit aujourd’hui la merveille du monde, si sa beauté a toujours augmenté depuis ce temps-là. Le peu d’âge qu’elle a plus que le roi mon fils, ne doit pas nous empêcher de faire nos efforts pour lui procurer un parti si avantageux. Il ne s’agit que de savoir les difficultés que vous y trouvez, et de les surmonter. »

« Ma sœur, répliqua le roi Saleh, c’est que le roi de Samandal est d’une vanité si insupportable, qu’il se regarde au-dessus de tous les autres rois, et qu’il y a peu d’apparence de pouvoir entrer en traité avec lui sur cette alliance. J’irai moi-même néanmoins lui faire la demande de la princesse sa fille ; et s’il nous refuse, nous nous adresserons ailleurs où nous serons écoutés plus favorablement. C’est pour cela, comme vous le voyez, ajouta-t-il, qu’il est bon que le roi mon neveu ne sache rien de notre dessein, que nous ne soyons certains du consentement du roi de Samandal, de crainte que l’amour de la princesse Giauhare ne s’empare de son cœur, et que nous ne puissions réussir à la lui obtenir. » Ils s’entretinrent encore quelque temps sur le même sujet ; et avant de se séparer, ils convinrent que le roi Saleh retourneroit incessamment dans son royaume, et feroit la demande de la princesse Giauhare au roi de Samandal pour le roi de Perse.

La reine Gulnare et le roi Saleh qui croyoient que le roi Beder dormoit véritablement, l’éveillèrent quand ils voulurent se retirer ; et le roi Beder réussit fort bien à faire semblant de se réveiller, comme s’il eût dormi d’un profond sommeil. Il étoit vrai cependant qu’il n’avoit pas perdu un mot de leur entretien, et que le portrait qu’ils avoient fait de la princesse Giauhare, avoit enflammé son cœur d’une passion qui lui étoit toute nouvelle. Il se forma une idée de sa beauté, si avantageuse, que le désir de la posséder lui fit passer toute la nuit dans des inquiétudes qui ne lui permirent pas de fermer l’œil un moment.

Le lendemain le roi Saleh voulut prendre congé de la reine Gulnare et du roi son neveu. Le jeune roi de Perse qui savoit bien que le roi son oncle ne vouloit partir sitôt que pour aller travailler à son bonheur, sans perdre de temps, ne laissa pas de changer de couleur à ce discours. Sa passion étoit déjà si forte, qu’elle ne lui permettoit pas de demeurer sans voir l’objet qui la causoit, aussi long-temps qu’il jugeoit qu’il en mettroit à traiter de son mariage. Il prit la résolution de le prier de vouloir bien l’emmener avec lui ; mais comme il ne vouloit pas que la reine sa mère en sût rien, afin d’avoir occasion de lui en parler en particulier, il l’engagea à demeurer encore ce jour-là pour être d’une partie de chasse avec lui le jour suivant, résolu de profiter de cette occasion pour lui déclarer son dessein.

La partie de chasse se fit, et le roi Beder se trouva seul plusieurs fois avec son oncle ; mais il n’eut pas la hardiesse d’ouvrir la bouche pour lui dire un mot de ce qu’il avoit projeté. Au plus fort de la chasse, le roi Saleh s’étant séparé d’avec lui, et aucun de ses officiers ni de ses gens n’étant resté près de lui, il mit pied à terre près d’un ruisseau ; et après qu’il eut attaché son cheval à un arbre, qui faisoit un très-bel ombrage le long du ruisseau avec plusieurs autres qui le bordoient, il se coucha à demi sur le gazon et donna un libre cours à ses larmes, qui coulèrent en abondance, accompagnées de soupirs et de sanglots. Il demeura long-temps dans cet état, abymé dans ses pensées, sans proférer une seule parole.

Le roi Saleh cependant qui ne vit plus le roi son neveu, fut dans une grande peine de savoir où il étoit, et il ne trouvoit personne qui lui en donnât des nouvelles. Il se sépara d’avec les autres chasseurs ; et en le cherchant, il l’aperçut de loin. Il avoit remarqué dès le jour précédent, et encore plus clairement le même jour, qu’il n’avoit pas son enjouement ordinaire, qu’il étoit rêveur contre sa coutume, et qu’il n’étoit pas prompt à répondre aux demandes qu’on lui faisoit ; ou s’il y répondoit, qu’il ne le faisoit pas à propos. Mais il n’avoit pas eu le moindre soupçon de la cause de ce changement. Dès qu’il le vit dans la situation où il étoit, il ne douta pas qu’il n’eût entendu l’entretien qu’il avoit eu avec la reine Gulnare, et qu’il ne fût amoureux. Il mit pied à terre assez loin de lui ; après qu’il eut attaché son cheval à un arbre, il prit un grand détour, et s’en approcha sans faire de bruit, si près qu’il lui entendit prononcer ces paroles :

« Aimable princesse du royaume de Samandal, s’écrioit-il, on ne m’a fait sans doute qu’une foible ébauche de votre incomparable beauté. Je vous tiens encore plus belle, préférablement à toutes les princesses du monde, que le soleil n’est beau préférablement à la lune, et à tous les autres ensemble. J’irois dès ce moment vous offrir mon cœur, si je savois où vous trouver ; il vous appartient, et jamais princesse ne le possédera que vous. »

Le roi Saleh n’en voulut pas entendre davantage ; il s’avança, et en se faisant voir au roi Beder : « À ce que je vois, mon neveu, lui dit-il, vous avez entendu ce que nous disions avant-hier de la princesse Giauhare, la reine votre mère et moi. Ce n’étoit pas notre intention, et nous avons cru que vous donniez. » « Mon cher oncle, reprit le roi Beder, je n’en ai pas perdu une parole, et j’en ai éprouvé l’effet que vous aviez prévu, et que vous n’avez pu éviter. Je vous avois retenu exprès, dans le dessein de vous parler de mon amour avant votre départ ; mais la honte de vous faire un aveu de ma foiblesse, si c’en est une d’aimer une princesse si digne d’être aimée, m’a fermé la bouche. Je vous supplie donc, par l’amitié que vous avez pour un prince qui a l’honneur d’être votre allié de si près, d’avoir pitié de moi, et de ne pas attendre à me procurer la vue de la divine Giauhare, que vous ayiez obtenu le consentement du roi son père pour notre mariage, à moins que vous n’aimiez mieux que je meure d’amour pour elle avant de la voir. »

Ce discours du roi de Perse embarrassa fort le roi Saleh, qui lui représenta combien il étoit difficile qu’il lui donnât la satisfaction qu’il demandoit ; qu’il ne pouvoit le faire sans l’emmener avec lui ; et comme sa présence étoit nécessaire dans son royaume, que tout étoit à craindre s’il s’en absentoit, il le conjura de modérer sa passion jusqu’à ce qu’il eût mis les choses en état de pouvoir le contenter, en l’assurant qu’il y alloit employer toute la diligence possible, et qu’il viendroit lui en rendre compte dans peu de jours. Le roi de Perse n’écouta pas ces raisons : « Oncle cruel, repartit-il, je vois bien que vous ne m’aimez pas autant que je me l’étois persuadé, et que vous aimez mieux que je meure que de m’accorder la première prière que je vous ai faite de ma vie ! »

« Je suis prêt à faire voir à votre Majesté, répliqua le roi Saleh, qu’il n’y a rien que je ne veuille faire pour vous obliger ; mais je ne puis vous emmener avec moi, que vous n’en ayiez parlé à la reine votre mère. Que diroit-elle de vous et de moi ? Je le veux bien si elle y consent, et je joindrai mes prières aux vôtres. » « Vous n’ignorez pas, reprit le roi de Perse, que la reine ma mère ne voudra jamais que je l’abandonne, et cette excuse me fait mieux connoître la dureté que vous avez pour moi. Si vous m’aimez autant que vous voulez que je le croie, il faut que vous retourniez en votre royaume dès ce moment, et que vous m’emmeniez avec vous. »

Le roi Saleh forcé de céder à la volonté du roi de Perse, tira une bague qu’il avoit au doigt, où étoient gravés les mêmes noms mystérieux de Dieu, que sur le sceau de Salomon, qui avoient fait tant de prodiges par leur vertu. En la lui présentant : « Prenez cette bague, dit-il, mettez-la à votre doigt, et ne craignez ni les eaux de la mer, ni sa profondeur. » Le roi de Perse prit la bague ; et quand il l’eut mise au doigt : « Faites comme moi, lui dit encore le roi Saleh. » Et en même temps ils s’élevèrent en l’air légèrement, en avançant vers la mer qui n’étoit pas éloignée, où ils se plongèrent.

Le roi marin ne mit pas beaucoup de temps à arriver à son palais avec le roi de Perse son neveu, qu’il mena d’abord à l’appartement de la reine, à qui il le présenta. Le roi de Perse baisa la main de la reine sa grand’mère, et la reine l’embrassa avec une grande démonstration de joie. « Je ne vous demande pas des nouvelles de votre santé, lui dit-elle, je vois que vous vous portez bien, et j’en suis ravie ; mais je vous prie de m’en apprendre de celles de la reine Gulnare votre mère et ma fille. » Le roi de Perse se garda bien de lui dire qu’il étoit parti sans prendre congé d’elle ; il l’assura au contraire qu’il l’avoit laissée en parfaite santé, et qu’elle l’avoit chargé de lui bien faire ses complimens. La reine lui présenta ensuite les princesses ; et pendant qu’elle lui donna lieu de s’entretenir avec elles, elle entra dans un cabinet avec le roi Saleh, qui lui apprit l’amour du roi de Perse pour la princesse Giauhare, sur le seul récit de sa beauté, et contre son intention ; qu’il l’avoit amené sans avoir pu s’en défendre, et qu’il alloit aviser aux moyens de la lui procurer en mariage.

Quoique le roi Saleh, à proprement parler, fût innocent de la passion du roi de Perse, la reine néanmoins lui sut fort mauvais gré d’avoir parlé de la princesse Giauhare devant lui avec si peu de précaution. « Votre imprudence n’est point pardonnable, lui dit-elle : espérez-vous que le roi de Samandal, dont le caractère vous est si connu, aura plus de considération pour vous que pour tant d’autres rois à qui il a refusé sa fille avec un mépris si éclatant ? Voulez-vous qu’il vous renvoie avec la même confusion ? »

« Madame, reprit le roi Saleh, je vous ai déjà marqué que c’est contre mon intention que le roi mon neveu a entendu ce que j’ai raconté de la beauté de la princesse Giauhare, à la princesse ma sœur. La faute est faite, et nous devons songer qu’il l’aime très passionnément, et qu’il mourra d’affliction et de douleur si nous ne la lui obtenons, en quelque manière que ce soit. Je ne dois y rien oublier, puisque c’est moi, quoique innocemment, qui ai fait le mal, et j’employerai tout ce qui est en mon pouvoir pour y apporter le remède. J’espère, madame, que vous approuverez ma résolution d’aller trouver moi-même le roi de Samandal, avec un riche présent de pierreries, et lui demander la princesse sa fille pour le roi de Perse votre petit-fils. J’ai quelque confiance qu’il ne me refusera pas, et qu’il agréera de s’allier avec un des plus puissans monarques de la terre. »

« Il eût été à souhaiter, reprit la reine, que nous n’eussions pas été dans la nécessité de faire cette demande, dont il n’est pas sûr que nous ayions un succès aussi heureux que nous le souhaiterions ; mais comme il s’agit du repos et de la satisfaction du roi mon petit-fils, j’y donne mon consentement. Sur toutes choses, puisque vous connoissez l’humeur du roi de Samandal, prenez garde, je vous en supplie, de lui parler avec tous les égards qui lui sont dus, et d’une manière si obligeante, qu’il ne s’en offense pas. »

La reine prépara le présent elle-même, et le composa de diamans, de rubis, d’émeraudes et de files de perles, et les mit dans une cassette fort riche et fort propre. Le lendemain le roi Saleh prit congé d’elle et du roi de Perse, et partit avec une troupe choisie et peu nombreuse de ses officiers et de ses gens. Il arriva bientôt au royaume, à la capitale, et au palais du roi de Samandal ; et le roi de Samandal ne différa pas de lui donner audience, dès qu’il eut appris son arrivée. Il se leva de son trône dès qu’il le vit paroître ; et le roi Saleh qui voulut bien oublier ce qu’il étoit pour quelques momens, se prosterna à ses pieds, en lui souhaitant l’accomplissement de tout ce qu’il pouvoit désirer. Le roi de Samandal se baissa aussitôt pour le faire relever ; et après qu’il lui eut fait prendre place auprès de lui, il lui dit qu’il étoit le bien-venu, et lui demanda s’il y avoit quelque chose qu’il pût faire pour son service.

« Sire, répondit le roi Saleh, quand je n’aurois pas d’autres motifs que celui de rendre mes respects à un prince des plus puissans qu’il y ait au monde, et si distingué par sa sagesse et par sa valeur, je ne marquerois que foiblement à votre Majesté combien je l’honore. Si elle pouvoit pénétrer jusqu’au fond de mon cœur, elle connoîtroit la grande vénération dont il est rempli pour elle, et le désir ardent que j’ai de lui donner des témoignages de mon attachement. » En disant ces paroles, il prit la cassette des mains d’un de ses gens, l’ouvrit ; et en la lui présentant, il le supplia de vouloir bien l’agréer.

« Prince, reprit le roi de Samandal, vous ne faites pas un présent de cette considération, que vous n’ayiez une demande proportionnée à me faire. Si c’est quelque chose qui dépende de mon pouvoir, je me ferai un très-grand plaisir de vous l’accorder. Parlez, et dites-moi librement en quoi je puis vous obliger. »

« Il est vrai, Sire, repartit le roi Saleh, que j’ai une grâce à demander à votre Majesté, et je me garderois bien de la lui demander, s’il n’étoit en son pouvoir de me la faire. La chose dépend d’elle si absolument, que je la demanderois en vain à tout autre. Je la lui demande donc avec toutes les instances possibles, et je la supplie de ne me la pas refuser. » « Si cela est ainsi, répliqua le roi de Samandal, vous n’avez qu’à m’apprendre ce que c’est ; et vous verrez de quelle manière je sais obliger quand je le puis. »

« Sire, lui dit alors le roi Saleh, après la confiance que votre Majesté veut bien que je prenne sur sa bonne volonté, je ne dissimulerai pas davantage que je viens la supplier de nous honorer de son alliance, par le mariage de la princesse Giauhare son honorable fille, et de fortifier par-là la bonne intelligence qui unit les deux royaumes depuis si long-temps. »

À ce discours, le roi de Samandal fit de grands éclats de rire, en se laissant aller à la renverse sur le coussin où il avoit le dos appuyé et d’une manière injurieuse au roi Saleh : « Roi Saleh, lui dit-il d’un air de mépris, je m’étois imaginé que vous étiez un prince d’un bon sens, sage et avisé ; et votre discours au contraire me fait connoître combien je me suis trompé. Dites-moi, je vous prie, où étoit votre esprit quand vous vous êtes formé une chimère aussi grande que celle dont vous venez de me parler ? Avez-vous bien pu concevoir seulement la pensée d’aspirer au mariage d’une princesse fille d’un roi aussi grand et aussi puissant que je le suis ? Vous deviez mieux considérer auparavant la grande distance qu’il y a de vous à moi, et ne pas venir perdre en un moment l’estime que je faisois de votre personne. »

Le roi Saleh fut extrêmement offensé d’une réponse si outrageante, et il eut bien de la peine à retenir son juste ressentiment. « Que Dieu, Sire, reprit-il avec toute la modération possible, récompense votre Majesté comme elle le mérite ; elle voudra bien que j’aie l’honneur de lui dire que je ne demande pas la princesse sa fille en mariage pour moi. Quand cela seroit, bien loin que votre Majesté dût s’en offenser, ou la princesse elle-même, je croirois faire beaucoup d’honneur à l’un et à l’autre. Votre Majesté sait bien que je suis un des rois de la mer, comme elle ; que les rois mes prédécesseurs ne cèdent en rien par leur ancienneté à aucune des autres familles royales, et que le royaume que je tiens d’eux, n’est pas moins florissant, ni moins puissant que de leur temps. Si elle ne m’eût pas interrompu, elle eût bientôt compris que la grâce que je lui demande ne me regarde pas, mais le jeune roi de Perse, mon neveu, dont la puissance et la grandeur, non plus que les qualités personnelles, ne doivent pas lui être inconnues. Tout le monde reconnoît que la princesse Giauhare est la plus belle personne qu’il y ait sous les cieux ; mais il n’est pas moins vrai que le jeune roi de Perse est le prince le mieux fait et le plus accompli qu’il y ait sur la terre et dans tous les royaumes de la mer : les avis ne sont point partagés là-dessus. Ainsi, comme la grâce que je demande, ne peut tourner qu’à une grande gloire pour elle et pour la princesse Giauhare, elle ne doit pas douter que le consentement qu’elle donnera à une alliance si proportionnée, ne soit suivi d’une approbation universelle. La princesse est digne du roi de Perse, et le roi de Perse n’est pas moins digne d’elle. Il n’y a ni roi ni prince au monde qui puisse le lui disputer. »

Le roi de Samandal n’eût pas donné le loisir au roi Saleh de lui parler si long-temps, si l’emportement où il le mit, lui en eût laissé la liberté. Il fut encore du temps sans prendre la parole, après qu’il eut cessé, tant il étoit hors de lui-même. Il éclata enfin par des injures atroces et indignes d’un grand roi. « Chien, s’écria-t-il, tu oses me tenir ce discours, et proférer seulement le nom de ma fille devant moi ? Penses-tu que le fils de ta sœur Gulnare puisse entrer en comparaison avec ma fille ? Qui es-tu, toi ? Qui étoit ton père ? Qui est ta sœur, et qui est ton neveu ? Son père n’étoit-il pas un chien, et fils de chien comme toi ? Qu’on arrête l’insolent, et qu’on lui coupe le cou. »

Les officiers en petit nombre qui étoient autour du roi de Samandal, se mirent aussitôt en devoir d’obéir ; mais comme le roi Saleh étoit dans la force de son âge, léger et dispos, il s’échappa avant qu’ils eussent tiré le sabre, et il gagna la porte du palais, où il trouva mille hommes de ses parens et de sa maison, bien armés et bien équipés, qui ne faisoient que d’arriver. La reine sa mère avoit fait réflexion sur le peu de monde qu’il avoit pris avec lui ; et comme elle avoit pressenti la mauvaise réception que le roi de Samandal pouvoit lui faire, elle les avoit envoyés, et priés de faire grande diligence. Ceux de ses parens qui se trouvèrent à la tête, se surent bon gré d’être arrivés si à propos, quand ils le virent venir avec ses gens qui le suivoient dans un grand désordre, et qu’on le poursuivoit. « Sire, s’écrièrent-ils, au moment qu’il les joignoit, de quoi s’agit-il ? Nous voici prêts à vous venger : vous n’avez qu’à commander. »

Le roi Saleh leur raconta la chose en peu de mots, se mit à la tête d’une grosse troupe, pendant que les autres restèrent à la porte dont ils se saisirent, et retourna sur ses pas. Comme le peu d’officiers et de gardes qui l’avoient poursuivi s’étoient dissipés, il rentra dans l’appartement du roi de Samandal, qui fut d’abord abandonné des autres, et arrêté en même temps. Le roi Saleh laissa du monde suffisamment auprès de lui pour s’assurer de sa personne, et il alla d’appartement en appartement, en cherchant celui de la princesse Giauhare. Mais au premier bruit, cette princesse s’étoit élancée à la surface de la mer, avec les femmes qui s’étoient trouvées auprès d’elle, et s’étoit sauvée dans une isle déserte.

Comme ces choses se passoient au palais du roi de Samandal, des gens du roi Saleh qui avoient pris la fuite dès les premières menaces de ce roi, mirent la reine sa mère dans une grande alarme en lui annonçant le danger où ils l’avoient laissé. Le jeune roi Beder qui étoit présent à leur arrivée, en fut d’autant plus alarmé, qu’il se regarda comme la première cause de tout le mal qui en pouvoit arriver. Il ne se sentit pas assez de courage pour soutenir la présence de la reine sa grand’mère, après le danger où étoit le roi Saleh à son occasion. Pendant qu’il la vit occupée à donner les ordres qu’elle jugea nécessaires dans cette conjoncture, il s’élança du fond de la mer ; et comme il ne savoit quel chemin prendre pour retourner au royaume de Perse, il se sauva dans la même isle où la princesse Giauhare s’étoit sauvée.

Comme ce prince étoit hors de lui-même, il alla s’asseoir au pied d’un grand arbre qui étoit environné de plusieurs autres. Dans le temps qu’il reprenoit ses esprits, il entendit que l’on parloit : il prêta aussitôt l’oreille ; mais comme il étoit un peu trop éloigné pour rien comprendre de ce que l’on disoit, il se leva, et en s’avançant, sans faire de bruit, du côté d’où venoit le son des paroles, il aperçut entre des feuillages une beauté dont il fut ébloui. « Sans doute, dit-il en lui-même en s’arrêtant, et en la considérant avec admiration, que c’est la princesse Giauhare, que la frayeur a peut-être obligée d’abandonner le palais du roi son père ; si ce n’est pas elle, elle ne mérite pas moins que je l’aime de toute mon âme. » Il ne s’arrêta pas davantage, il se fit voir ; et en s’approchant de la princesse avec une profonde révérence : « Madame, lui dit-il, je ne puis assez remercier le ciel de la faveur qu’il me fait aujourd’hui d’offrir à mes yeux ce qu’il voit de plus beau. Il ne pouvoit m’arriver un plus grand bonheur que l’occasion de vous faire offre de mes très-humbles services. Je vous supplie, madame, de l’accepter : une personne comme vous ne se trouve pas dans cette solitude sans avoir besoin de secours. »

« Il est vrai, Seigneur, reprit la princesse Giauhare d’un air fort triste, qu’il est très-extraordinaire à une dame de mon rang de se trouver dans l’état où je suis. Je suis princesse, fille du roi de Samandal, et je m’appelle Giauhare. J’étois tranquillement dans son palais dans mon appartement, lorsque tout-à-coup j’ai entendu un bruit effroyable. On est venu m’annoncer aussitôt que le roi Saleh, je ne sais pour quel sujet, avoit forcé le palais, et s’étoit saisi du roi mon père, après avoir fait main-basse sur tous ceux de sa garde qui lui avoient fait résistance. Je n’ai eu que le temps de me sauver et de chercher ici un asile contre sa violence. »

Au discours de la princesse, le roi Beder eut de la confusion d’avoir abandonné la reine sa grand’mère si brusquement, sans attendre l’éclaircissement de la nouvelle qu’on lui avoit apportée. Mais il fut ravi que le roi son oncle se fût rendu maître de la personne du roi de Samandal ; il ne douta pas en effet que le roi de Samandal ne lui accordât la princesse pour avoir sa liberté. « Adorable princesse, reprit-il, votre douleur est très-juste, mais il est aisé de la faire cesser avec la captivité du roi votre père. Vous en tomberez d’accord lorsque vous saurez que je m’appelle Beder, que je suis roi de Perse, et que le roi Saleh est mon oncle. Je puis bien vous assurer qu’il n’a aucun dessein de s’emparer des états du roi votre père. Il n’a d’autre but que d’obtenir que j’aie l’honneur et le bonheur d’être son gendre, en vous recevant de sa main pour épouse. Je vous avois déjà abandonné mon cœur sur le seul récit de votre beauté et de vos charmes. Loin de m’en repentir, je vous supplie de le recevoir, et d’être persuadée qu’il ne brûlera jamais que pour vous. J’ose espérer que vous ne le refuserez pas, et que vous considérerez qu’un roi qui est sorti de ses états uniquement pour venir vous l’offrir, mérite de la reconnoissance. Souffrez donc, belle princesse, que j’aye l’honneur d’aller vous présenter à mon oncle. Le roi votre père n’aura pas sitôt donné son consentement à notre mariage, qu’il le laissera maître de ses états comme auparavant. »

La déclaration du roi Beder ne produisit pas l’effet qu’il en avoit attendu. La princesse ne l’avoit pas plutôt aperçu, qu’à sa bonne mine, à son air, et à la bonne grâce avec laquelle il l’avoit abordée, elle l’avoit regardé comme une personne qui ne lui eût pas déplu. Mais dès qu’elle eut appris par lui-même qu’il étoit la cause du mauvais traitement qu’on venoit de faire au roi son père, de la douleur qu’elle en avoit, de la frayeur qu’elle en avoit eue elle-même par rapport à sa propre personne, et de la nécessité où elle avoit été réduite de prendre la fuite, elle le regarda comme un ennemi avec qui elle ne devoit pas avoir de commerce. D’ailleurs, quelque disposition qu’elle eût à consentir elle-même au mariage qu’il desiroit, comme elle jugea qu’une des raisons que le roi son père pouvoit avoir de rejeter cette alliance, c’étoit que le roi Beder étoit né d’un roi de la terre, elle étoit résolue de se soumettre entièrement à sa volonté sur cet article. Elle ne voulut pas néanmoins témoigner rien de son ressentiment ; elle imagina seulement un moyen de se délivrer adroitement des mains du roi Beder ; et en faisant semblant de le voir avec plaisir : « Seigneur, reprit-elle avec toute l’honnêteté possible, vous êtes donc fils de la reine Gulnare, si célèbre par sa beauté singulière ? J’en ai bien de la joie ; je suis ravie de voir en vous un prince si digne d’elle. Le roi mon père a grand tort de s’opposer si fortement à nous unir ensemble. Il ne vous aura pas plutôt vu, qu’il n’hésitera pas à nous rendre heureux l’un et l’autre. » En disant ces paroles, elle lui présenta la main pour marque d’amitié.

Le roi Beder crut qu’il étoit au comble de son bonheur ; il avança la main, et prenant celle de la princesse, il se baissa pour la baiser par respect. La princesse ne lui en donna pas le temps.

« Téméraire, lui dit-elle en le repoussant et en lui crachant au visage faute d’eau, quitte cette forme d’homme, et prends celle d’un oiseau blanc, avec le bec et les pieds rouges. »

Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, le roi Beder fut changé en oiseau de cette forme, avec autant de mortification que d’étonnement. « Prenez-le, dit-elle aussitôt à une de ses femmes, et portez-le dans l’isle Sèche. » Cette isle n’étoit qu’un rocher affreux où il n’y avoit pas une goutte d’eau.

La femme prit l’oiseau ; et en exécutant l’ordre de la princesse Giauhare, elle eut compassion de la destinée du roi Beder. « Ce seroit dommage, dit-elle en elle-même, qu’un prince si digne de vivre, mourût de faim et de soif. La princesse si bonne et si douce, se repentira peut-être elle-même d’un ordre si cruel, quand elle sera revenue de sa grande colère ; il vaut mieux que je le porte dans un lieu où il puisse mourir de sa belle mort. » Elle le porta dans une isle bien peuplée, et elle le laissa dans une campagne très-agréable, plantée de toutes sortes d’arbres fruitiers, et arrosée de plusieurs ruisseaux.

Revenons au roi Saleh. Après qu’il eut cherché lui-même la princesse Giauhare, et qu’il l’eut fait chercher par tout le palais sans la trouver, il fit enfermer le roi Samandal dans son propre palais, sous bonne garde ; et quand il eut donné les ordres nécessaires pour le gouvernement du royaume en son absence, il vint rendre compte à la reine sa mère de l’action qu’il venoit de faire. Il demanda où étoit le roi son neveu en arrivant, et il apprit avec une grande surprise et beaucoup de chagrin qu’il avoit disparu. « On est venu nous apprendre, lui dit la reine, le grand danger où vous étiez au palais du roi de Samandal ; et pendant que je donnois des ordres pour vous envoyer d’autres secours ou pour vous venger, il a disparu. Il faut qu’il ait été épouvanté d’apprendre que vous étiez en danger, et qu’il n’ait pas cru qu’il fût en sûreté avec nous. « 

Cette nouvelle affligea extrêmement le roi Saleh, qui se repentit alors de la trop grande facilité qu’il avoit eue de condescendre au désir du roi Beder sans en parler auparavant à la reine Gulnare. Il envoya après lui de tous les côtés ; mais quelques diligences qu’il pût faire, on ne lui en apporta aucune nouvelle ; et au lieu de la joie qu’il s’étoit déjà faite d’avoir si fort avancé un mariage qu’il regardoit comme son ouvrage, la douleur qu’il eut de cet incident, auquel il ne s’attendoit pas, en fut plus mortifiante. En attendant qu’il apprit de ses nouvelles, bonnes ou mauvaises, il laissa son royaume sous l’administration de la reine, et alla gouverner celui du roi de Samandal, qu’il continua de faire garder avec beaucoup de vigilance, quoiqu’avec tous les égards dus à son caractère.

Le même jour que le roi Saleh étoit parti pour retourner au royaume de Samandal, la reine Gulnare, mère du roi Beder, arriva chez la reine sa mère. Cette princesse ne s’étoit pas étonnée de n’avoir pas vu revenir le roi son fils le jour de son départ. Elle s’étoit imaginé que l’ardeur de la chasse, comme cela lui étoit arrivé quelquefois, l’avoit emporté plus loin qu’il ne se l’étoit proposé. Mais quand elle vit qu’il n’étoit pas revenu le lendemain, ni le jour d’après, elle en fut dans une alarme dont il étoit aisé de juger par la tendresse qu’elle avoit pour lui. Cette alarme fut beaucoup plus grande, quand elle eut appris des officiers qui l’avoient accompagné, et qui avoient été obligés de revenir après l’avoir cherché long-temps, lui et le roi Saleh son oncle sans les avoir trouvés, qu’il falloit qu’il leur fût arrivé quelque chose de fâcheux, ou qu’ils fussent ensemble en quelque endroit qu’ils ne pouvoient deviner ; qu’ils avoient bien trouvé leurs chevaux, mais que pour leurs personnes ils n’en avoient eu aucune nouvelle, quelques diligences qu’ils eussent faites pour en apprendre. Sur ce rapport elle avoit pris le parti de dissimuler et de cacher son affliction, et elle les avoit chargés de retourner sur leurs pas et de faire encore leurs diligences. Pendant ce temps-là elle avoit pris son parti ; et sans rien dire à personne, et après avoir dit à ses femmes qu’elle vouloit être seule, elle s’étoit plongée dans la mer pour s’éclaircir sur le soupçon qu’elle avoit que le roi Saleh pouvoit avoir emmené le roi de Perse avec lui.

Cette grande reine eût été reçue par la reine sa mère avec un grand plaisir, si dès qu’elle l’eut aperçue, elle ne se fût doutée du sujet qui l’avoit amenée. « Ma fille, lui dit-elle, ce n’est pas pour me voir que vous venez ici, je m’en aperçois bien. Vous venez me demander des nouvelles du roi votre fils, et celles que j’ai à vous en donner, ne sont capables que d’augmenter votre affliction, aussi bien que la mienne. J’avois eu une grande joie de le voir arriver avec le roi son oncle ; mais je n’eus pas plutôt appris qu’il étoit parti sans vous en avoir parlé, que je pris part à la peine que vous en souffririez. » Elle lui fit ensuite le récit du zèle avec lequel le roi Saleh étoit allé faire lui-même la demande de la princesse Giauhare, et de ce qui en étoit arrivé, jusqu’au moment où le roi Beder avoit disparu. « J’ai envoyé du monde après lui, ajouta-t-elle ; et le roi mon fils, qui ne fait que de partir pour aller gouverner le royaume de Samandal, a fait aussi ses diligences de son côté, ça été sans succès jusqu’à présent, mais il faut espérer que nous le reverrons lorsque nous ne l’attendrons pas. »

La désolée Gulnare ne se paya pas d’abord de cette espérance ; elle regarda le roi son cher fils comme perdu, et elle pleura amèrement, en mettant toute la faute sur le roi son frère. La reine sa mère lui fit considérer la nécessité qu’il y avoit qu’elle fît des efforts pour ne pas succomber à sa douleur. « Il est vrai, lui dit-elle, que le roi votre frère ne devoit pas vous parler de ce mariage avec si peu de précaution, ni consentir jamais à emmener le roi mon petit-fils, sans vous en avertir auparavant. Mais comme il n’y a pas de certitude que le roi de Perse ait péri, vous ne devez rien négliger pour lui conserver son royaume. Ne perdez donc pas de temps, retournez à votre capitale : votre présence y est nécessaire ; et il ne vous sera pas difficile de tenir toutes choses dans l’état paisible où elles sont, en faisant publier que le roi de Perse a été bien aise de venir nous voir. »

Il ne falloit pas moins qu’une raison aussi forte que celle-là, pour obliger la reine Gulnare de s’y rendre. Elle prit congé de la reine sa mère, et elle fut de retour au palais de la capitale de Perse avant qu’on se fût aperçu qu’elle s’en étoit absentée. Elle dépêcha aussitôt des gens pour rappeler les officiers qu’elle avoit renvoyés à la quête du roi son fils, et leur annoncer qu’elle savoit où il étoit, et qu’on le reverroit bientôt. Elle en fit aussi répandre le bruit par toute la ville, et elle gouverna toutes choses de concert avec le premier ministre et le conseil, avec la même tranquillité que si le roi Beder eût été présent.

Pour revenir au roi Beder, que la femme de la princesse Giauhare avoit porté et laissé dans l’isle, comme nous l’avons dit, ce monarque fut dans un grand étonnement quand il se vit seul et sous la forme d’un oiseau. Il s’estima d’autant plus malheureux dans cet état, qu’il ne savoit où il étoit, ni en quelle partie du monde le royaume de Perse étoit situé. Quand il l’eût su, et qu’il eût assez connu la force de ses ailes pour hasarder à traverser tant de mers, et à s’y rendre, qu’eût-il gagné autre chose, que de se trouver dans la même peine et dans la même difficulté où il étoit, d’être connu non pas pour roi de Perse, mais même pour un homme ? Il fut contraint de demeurer où il étoit, de vivre de la même nourriture que les oiseaux de son espèce, et de passer la nuit sur un arbre.

Au bout de quelques jours, un paysan fort adroit à prendre des oiseaux aux filets, arriva à l’endroit où il étoit, et eut une grande joie quand il eut aperçu un si bel oiseau, d’une espèce qui lui étoit inconnue, quoiqu’il y eut de longues années qu’il chassoit aux filets. Il employa toute l’adresse dont il étoit capable, et il prit si bien ses mesures qu’il prit l’oiseau. Ravi d’une si bonne capture, qui, selon l’estime qu’il en fit, devoit lui valoir plus que beaucoup d’autres oiseaux ensemble de ceux qu’il prenoit ordinairement, à cause de la rareté, il le mit dans une cage et le porta à la ville. Dès qu’il fut arrivé au marché, un bourgeois l’arrêta, et lui demanda combien il vouloit vendre l’oiseau ?

Au lieu de répondre à cette demande, le paysan demanda au bourgeois à son tour, ce qu’il en prétendoit faire quand il l’auroit acheté ? « Bon homme, reprit le bourgeois, que veux-tu que j’en fasse, si je ne le fais rôtir pour le manger ? » « Sur ce pied-là, repartit le paysan, vous croiriez l’avoir bien acheté si vous m’en aviez donné la moindre pièce d’argent. Je l’estime bien davantage : et ce ne seroit pas pour vous, quand vous m’en donneriez une pièce d’or. Je suis bien vieux, mais depuis que je me connois, je n’en ai pas encore vu un pareil. Je vais en faire un présent au roi : il en connoîtra mieux le prix que vous. »

Au lieu de s’arrêter au marché, le paysan alla au palais où il s’arrêta devant l’appartement du roi. Le roi étoit près d’une fenêtre d’où il voyoit tout ce qui se passoit dans la place. Comme il eut aperçu le bel oiseau, il envoya un officier des eunuques avec ordre de le lui acheter. L’officier vint au paysan, et lui demanda combien il vouloit le vendre. « Si c’est pour sa Majesté, reprit le paysan, je la supplie d’agréer que je lui en fasse un présent, et je vous prie de le lui porter. » L’officier porta l’oiseau au roi, et le roi le trouva si singulier, qu’il chargea l’officier de porter dix pièces d’or au paysan, qui se retira très-content ; après quoi il mit l’oiseau dans une cage magnifique, et lui donna du grain et de l’eau dans des vases précieux.

Le roi qui étoit prêt à monter à cheval pour aller à la chasse, et qui n’avoit pas eu le temps de bien voir l’oiseau, se le fit apporter dès qu’il fut de retour. L’officier apporta la cage ; et afin de le mieux considérer, le roi l’ouvrit lui-même, et prit l’oiseau sur sa main. En le regardant avec une grande admiration, il demanda à l’officier s’il l’avoit vu manger ? « Sire, reprit l’officier, votre Majesté peut voir que le vase de sa mangeaille est encore plein, et je n’ai pas remarqué qu’il y ait touché. » Le roi dit qu’il failloit lui en donner de plusieurs sortes, afin qu’il choisît celle qui lui conviendroit.

Comme on avoit déjà mis la table, on servit dans le temps que le roi prescrivit cet ordre. Dès qu’on eut posé les plats, l’oiseau battit des ailes, s’échappa de la main du roi, vola sur la table, où il se mit à becqueter sur le pain et sur les viandes, tantôt dans un plat et tantôt dans un autre. Le roi en fut si surpris, qu’il envoya l’officier des eunuques avertir la reine de venir voir cette merveille. L’officier raconta la chose à la reine en peu de mots, et la reine vint aussitôt. Mais dès qu’elle eut vu l’oiseau, elle se couvrit le visage de son voile, et voulut se retirer. Le roi étonné de cette action, d’autant plus qu’il n’y avoit que des eunuques dans la chambre, et des femmes qui l’avoient suivie, lui demanda la raison qu’elle avoit d’en user ainsi ?

« Sire, répondit la reine, votre Majesté n’en sera pas étonnée, quand elle aura appris que cet oiseau n’est pas un oiseau comme elle se l’imagine, et que c’est un homme. » « Madame, reprit le roi plus étonné qu’auparavant, vous voulez vous moquer de moi sans doute ? Vous ne me persuaderez pas qu’un oiseau soit un homme. » « Sire, Dieu me garde de me moquer de votre Majesté ! Rien n’est plus vrai que ce que j’ai l’honneur de lui dire, et je l’assure que c’est le roi de Perse qui se nomme Beder, fils de la célèbre Gulnare, princesse d’un des plus grands royaumes de la mer, neveu de Saleh, roi de ce royaume, et petit-fils de la reine Farasche, mère de Gulnare et de Saleh ; et c’est la princesse Giauhare, fille du roi de Samandal, qui l’a ainsi métamorphosé. » Afin que le roi n’en pût pas douter, elle lui raconta comment et pourquoi la princesse Giauhare s’étoit ainsi vengée du mauvais traitement que le roi Saleh avoit fait au roi de Samandal son père.

Le roi eut d’autant moins de peine à ajouter foi à tout ce que la reine lui raconta de cette histoire, qu’il savoit qu’elle étoit une magicienne des plus habiles qu’il y eût jamais eu au monde, et que comme elle n’ignoroit rien de tout ce qui s’y passoit, il étoit d’abord informé par son moyen des mauvais desseins des rois ses voisins contre lui, et les prévenoit. Il eut compassion du roi de Perse, et il pria la reine avec instance de rompre l’enchantement qui le retenoit sous cette forme.

La reine y consentit avec beaucoup de plaisir : « Sire, dit-elle au roi, que votre Majesté prenne la peine d’entrer dans son cabinet avec l’oiseau, je lui ferai voir en peu de momens un roi digne de la considération qu’elle a pour lui. » L’oiseau qui avoit cessé de manger, pour être attentif à l’entretien du roi et de la reine, ne donna pas au roi la peine de le prendre ; il passa le premier dans le cabinet, et la reine y rentra bientôt après avec un vase plein d’eau à la main. Elle prononça sur le vase des paroles inconnues au roi, jusqu’à ce que l’eau commençât à bouillonner ; elle en prit aussitôt dans la main, et en la jetant sur l’oiseau :

« Par la vertu des paroles saintes et mystérieuses que je viens de prononcer, dit-elle, et au nom du Créateur du ciel et de la terre, qui ressuscite les morts et maintient l’univers dans son état, quitte cette forme d’oiseau, et reprends celle que tu as reçue de ton Créateur. »

La reine avoit à peine achevé ces paroles, qu’au lieu de l’oiseau, le roi vit paroître un jeune prince de belle taille, dont le bel air et la bonne mine le charmèrent. Le roi Beder se prosterna d’abord, et rendit grâces à Dieu de celle qu’il venoit de lui faire. Il prit la main du roi en se relevant, et la baisa, pour lui marquer sa parfaite reconnoissance ; mais le roi l’embrassa avec bien de la joie, et lui témoigna combien il avoit de satisfaction de le voir. Il voulut aussi remercier la reine ; mais elle étoit déjà retirée à son appartement. Le roi le fit mettre à table avec lui, et après le repas, il le pria de lui raconter comment la princesse Giauhare avoit eu l’inhumanité de transformer en oiseau un prince aussi aimable qu’il l’étoit, et le roi de Perse le satisfit d’abord. Quand il eut achevé, le roi indigné du procédé de la princesse, ne put s’empêcher de la blâmer. « Il étoit louable à la princesse de Samandal, reprit-il, de n’être pas insensible au traitement qu’on avoit fait au roi son père ; mais qu’elle ait poussé la vengeance à un si grand excès contre un prince qui ne devoit pas en être accusé, c’est de quoi elle ne se justifiera jamais auprès de personne. Mais laissons ce discours, et dites-moi en quoi je puis vous obliger davantage. »

« Sire, repartit le roi Beder, l’obligation que j’ai à votre Majesté, est si grande, que je devrois demeurer toute ma vie auprès d’elle pour lui en témoigner ma reconnoissance ; mais puisqu’elle ne met pas de bornes à sa générosité, je la supplie de vouloir bien m’accorder un de ses vaisseaux pour me remener en Perse, où je crains que mon absence, qui n’est déjà que trop longue, n’ait causé du désordre, et même que la reine ma mère à qui j’ai caché mon départ, ne soit morte de douleur, dans l’incertitude où elle doit avoir été de ma vie ou de ma mort. »

Le roi lui accorda ce qu’il demandoit de la meilleure grâce du monde ; et sans différer, il donna l’ordre pour l’équipement d’un vaisseau le plus fort et le meilleur voilier qu’il eut dans sa flotte nombreuse. Le vaisseau fut bientôt fourni de tous ses agrès, de matelots, de soldats, de provisions et de munitions nécessaires ; et dès que le vent fut favorable, le roi Beder s’y embarqua, après avoir pris congé du roi, et l’avoir remercié de tous les bienfaits dont il lui étoit redevable.

Le vaisseau mit à la voile avec le vent en poupe, qui le fit avancer considérablement dans sa route dix jours sans discontinuer ; l’onzième jour, il devint un peu contraire ; il augmenta, et enfin il fut si violent, qu’il causa une tempête furieuse. Le vaisseau ne s’écarta pas seulement de sa route, il fut encore si fortement agité, que tous ses mâts se rompirent, et que porté au gré du vent, il donna sur une sèche, et s’y brisa.

La plus grande partie de l’équipage fut submergée d’abord ; les uns se fièrent à la force de leurs bras pour se sauver à la nage, et les autres se prirent à quelque pièce de bois, ou à une planche. Beder fut des derniers ; et emporté tantôt par les courans, et tantôt par les vagues, dans une grande incertitude de sa destinée, il s’aperçut enfin qu’il étoit près de terre, et peu loin d’une ville de grande apparence. Il profita de ce qui lui restoit de force pour y aborder, et il arriva enfin si près du rivage, où la mer étoit tranquille, qu’il toucha le fond. Il abandonna aussitôt la pièce de bois qui lui avoit été d’un si grand secours. Mais en s’avançant dans l’eau pour gagner la grève, il fut fort surpris de voir accourir de toutes parts des chevaux, des chameaux, des mulets, des ânes, des bœufs, des vaches, des taureaux, et d’autres animaux qui bordèrent le rivage, et se mirent en état de l’empêcher d’y mettre le pied. Il eut toutes les peines du monde à vaincre leur obstination et à se faire passage. Quand il en fut venu à bout, il se mit à l’abri de quelques rochers, jusqu’à ce qu’il eut un peu repris haleine, et qu’il eut séché son habit au soleil.

Lorsque ce prince voulut s’avancer pour entrer dans la ville, il eut encore la même difficulté avec les mêmes animaux, comme s’ils eussent voulu le détourner de son dessein, et lui faire comprendre qu’il y avoit du danger pour lui.

Le roi Beder entra dans la ville, et il y vit plusieurs rues belles et spacieuses, mais avec un grand étonnement de ce qu’il ne rencontroit personne. Cette grande solitude lui fit considérer que ce n’étoit pas sans sujet que tant d’animaux avoient fait tout ce qui étoit en leur pouvoir pour l’obliger de s’en éloigner plutôt que d’entrer. En avançant néanmoins, il remarqua plusieurs boutiques ouvertes, qui lui firent connoître que la ville n’étoit pas aussi dépeuplée qu’il se l’étoit imaginé. Il s’approcha d’une de ces boutiques où il y avoit plusieurs sortes de fruits exposés en vente d’une manière fort propre, et salua un vieillard qui y étoit assis.

Le vieillard qui étoit occupé à quelque chose, leva la tête ; et comme il vit un jeune homme qui marquoit quelque chose de grand, il lui demanda d’un air qui témoignoit beaucoup de surprise, d’où il venoit, et quelle occasion l’avoit amené ? Le roi Beder le satisfit en peu de mots, et le vieillard lui demanda encore s’il n’avoit rencontré personne en son chemin ? « Vous êtes le premier que j’aie vu, repartit le roi, et je ne puis comprendre qu’une ville si belle et de tant d’apparence soit déserte comme elle l’est. » « Entrez, ne demeurez pas davantage à la porte, répliqua le vieillard ; peut-être vous en arriveroit-il quelque mal. Je satisferai votre curiosité à loisir, et je vous dirai la raison pourquoi il est bon que vous preniez cette précaution. »

Le roi Beder ne se le fit pas dire deux fois, il entra et s’assit près du vieillard ; mais comme le vieillard avoit compris par le récit de sa disgrâce, que le prince avoit besoin de nourriture, il lui présenta d’abord de quoi reprendre des forces, et quoique le roi Beder l’eut prié de lui expliquer pourquoi il avoit pris la précaution de le faire entrer, il ne voulut néanmoins lui rien dire qu’il n’eût achevé de manger. C’est qu’il craignoit que les choses fâcheuses qu’il avoit à lui dire, ne l’empêchassent de manger tranquillement. En effet, quand il vit qu’il ne mangeoit plus : « Vous devez bien remercier Dieu, lui dit-il, de ce que vous êtes venu jusque chez moi sans aucun accident. » « Eh, pour quel sujet, reprit le roi Beder alarmé et effrayé ? » « Il faut que vous sachiez, repartit le vieillard, que cette ville s’appelle la Ville des Enchantemens, et qu’elle est gouvernée, non pas par un roi, mais par une reine ; et cette reine, qui est la plus belle personne de son sexe dont on ait jamais entendu parler, est aussi magicienne, mais la plus insigne et la plus dangereuse que l’on puisse connoître. Vous en serez convaincu quand vous saurez que tous ces chevaux, ces mulets et ces autres animaux que vous avez vus, sont autant d’hommes comme vous et comme moi, qu’elle a ainsi métamorphosés par son art diabolique. Autant de jeunes gens bien faits comme vous qui entrent dans la ville, elle a des gens apostés qui les arrêtent, et qui, de gré ou de force, les conduisent devant elle. Elle les reçoit avec un accueil des plus obligeans, elle les caresse, elle les régale : elle les loge magnifiquement, et elle leur donne tant de facilités pour leur persuader qu’elle les aime, qu’elle n’a pas de peine à y réussir ; mais elle ne les laisse pas jouir long-temps de leur bonheur prétendu ; il n’y en a pas un qu’elle ne métamorphose en quelqu’animal ou en quelqu’oiseau au bout de quarante jours, selon qu’elle le juge à propos. Vous m’avez parlé de tous ces animaux qui se sont présentés pour vous empêcher d’aborder à terre et d’entrer dans la ville ; c’est que ne pouvant vous faire comprendre d’une autre manière le danger auquel vous vous exposiez, ils faisoient ce qui étoit en leur pouvoir pour vous en détourner. »

Ce discours affligea très-sensiblement le jeune roi de Perse. « Hélas, s’écria-t-il, à quelle extrémité suis-je réduit par ma mauvaise destinée ! Je suis à peine délivré d’un enchantement dont j’ai encore horreur, que je me vois exposé à quelqu’autre plus terrible. » Cela lui donna lieu de raconter son histoire au vieillard plus au long, de lui parler de sa naissance, de sa qualité, de sa passion pour la princesse de Samandal, et de la cruauté qu’elle avoit eue de le changer en oiseau, au moment qu’il venoit de la voir et de lui faire la déclaration de son amour.

Quand ce prince eut achevé par le récit du bonheur qu’il avoit eu de trouver une reine qui avoit rompu cet enchantement, et par des témoignages de la peur qu’il avoit de retomber dans un plus grand malheur, le vieillard qui voulut le rassurer : « Quoique ce que je vous ai dit de la reine magicienne et de sa méchanceté, lui dit-il, soit véritable, cela ne doit pas néanmoins vous donner la grande inquiétude où je vois que vous en êtes. Je suis aimé de toute la ville, je ne suis pas même inconnu à la reine, et je puis dire qu’elle a beaucoup de considération pour moi. Ainsi c’est un grand bonheur pour vous que votre bonne fortune vous ait adressé à moi plutôt qu’à un autre. Vous êtes en sûreté dans ma maison, où je vous conseille de demeurer si vous l’agréez ainsi. Pourvu que vous ne vous en écartiez pas, je vous garantis qu’il ne vous arrivera rien qui puisse vous donner sujet de vous plaindre de ma mauvaise foi. De la sorte, il n’est pas besoin que vous vous contraigniez en quoi que ce soit. »

Le roi Beder remercia le vieillard de l’hospitalité qu’il exerçoit envers lui, et de la protection qu’il lui donnoit avec tant de bonne volonté. Il s’assit à l’entrée de la boutique ; et il n’y parut pas plutôt, que sa jeunesse et sa bonne mine attirèrent les yeux de tous les passans. Plusieurs s’arrêtèrent même, et firent compliment au vieillard sur ce qu’il avoit acquis un esclave si bien fait, comme ils se l’imaginoient. Et ils en paroissoient d’autant plus surpris, qu’ils ne pouvoient comprendre qu’un si beau jeune homme eût échappé à la diligence de la reine. « Ne croyez pas que ce soit un esclave, leur disoit le vieillard ; vous savez que je ne suis ni assez riche, ni d’une condition assez élevée, pour en avoir de cette beauté. C’est mon neveu, fils d’un frère que j’avois, qui est mort ; et comme je n’ai pas d’enfans, je l’ai fait venir pour me tenir compagnie. » Ils se réjouirent avec lui de la satisfaction qu’il devoit avoir de son arrivée ; mais en même temps ils ne purent s’empêcher de lui témoigner la crainte qu’ils avoient que la reine ne le lui enlevât. « Vous la connoissez, lui disoient-ils, et vous ne devez pas ignorer le danger auquel vous vous êtes exposé, après tous les exemples que vous en avez. Quelle douleur seroit la vôtre, si elle lui faisoit le même traitement qu’à tant d’autres que nous savons ! »

« Je vous suis bien obligé, reprenoit le vieillard, de la bonne amitié que vous me témoignez, et de la part que vous prenez à mes intérêts, et je vous en remercie avec toute la reconnoissance possible. Mais je me garderai bien de penser même que la reine voulût me faire le moindre déplaisir, après toutes les bontés qu’elle ne cesse d’avoir pour moi. Au cas qu’elle en apprenne quelque chose, et qu’elle m’en parle, j’espère qu’elle ne songera pas seulement à lui, dès que je lui aurai marqué qu’il est mon neveu. »

Le vieillard étoit ravi d’entendre les louanges qu’on donnoit au jeune roi de Perse ; il y prenoit part comme si véritablement il eût été son propre fils, et il conçut pour lui une amitié qui augmenta à mesure que le séjour qu’il fit chez lui, lui donna lieu de le mieux connoître. Il y avoit environ un mois qu’ils vivoient ensemble, lorsqu’un jour le roi Beder étant assis à l’entrée de la boutique à son ordinaire, la reine Labe, c’est ainsi que s’appeloit la reine magicienne, vint à passer devant la maison du vieillard avec grande pompe. Le roi Beder n’eut pas plutôt aperçu la tête des gardes qui marchoient devant elle, qu’il se leva, rentra dans la boutique, et demanda au vieillard son hôte ce que cela signifioit ? « C’est la reine qui va passer, reprit-il, mais demeurez et ne craignez rien. »

Les gardes de la reine Labe, habillés d’un habit uniforme, couleur pourpre, montés et équipés avantageusement, passèrent en quatre files, le sabre haut, au nombre de mille ; et il n’y eut pas un officier qui ne saluât le vieillard en passant devant sa boutique. Ils furent suivis d’un pareil nombre d’eunuques, habillés de brocard et mieux montés, dont les officiers lui firent le même honneur. Après eux, autant de jeunes demoiselles, presque toutes également belles, richement habillées et ornées de pierreries, venoient à pied d’un pas grave, avec la demi-pique à la main ; et la reine Labe paroissoit au milieu d’elles sur un cheval tout brillant de diamans, avec une selle d’or et une housse d’un prix inestimable. Les jeunes demoiselles saluèrent aussi le vieillard à mesure qu’elles passoient ; et la reine frappée de la bonne mine du roi Beder, s’arrêta devant la boutique. « Abdallah, lui dit-elle, c’est ainsi qu’il s’appeloit, dites-moi, je vous prie, est-ce à vous cet esclave si bien fait et si charmant ? Y a-t-il long-temps que vous avez fait cette acquisition ? »

Avant de répondre à la reine, Abdallah se prosterna contre terre, et en se relevant : « Madame, lui dit-il, c’est mon neveu, fils d’un frère que j’avois, qui est mort il n’y a pas long-temps. Comme je n’ai pas d’enfans, je le regarde comme mon fils, et je l’ai fait venir pour ma consolation, et pour recueillir après ma mort le peu de bien que je laisserai. »

La reine Labe, qui n’avoit encore vu personne de comparable au roi Beder, et qui venoit de concevoir une forte passion pour lui, songea sur ce discours à faire en sorte que le vieillard le lui abandonnât. « Bon père, reprit-elle, ne voulez-vous pas bien me faire l’amitié de m’en faire un présent ? Ne me refusez pas, je vous en prie. Je jure par le feu et par la lumière, que je le ferai si grand et si puissant, que jamais particulier au monde n’aura fait une si haute fortune. Quand j’aurois le dessein de faire du mal à tout le genre humain, il sera le seul à qui je me garderai bien d’en faire. J’ai confiance que vous m’accorderez ce que je vous demande ; et je fonde cette confiance plus encore sur l’amitié que je sais que vous avez pour moi, que sur l’estime que je fais et que j’ai toujours faite de votre personne. »

« Madame, reprit le bon Abdallah, je suis infiniment obligé à votre Majesté de toutes les bontés qu’elle a pour moi, et de l’honneur qu’elle veut faire à mon neveu. Il n’est pas digne d’approcher d’une si grande reine : je supplie votre Majesté de trouver bon qu’il s’en dispense. »

« Abdallah, répliqua la reine, je m’étois flattée que vous m’aimiez davantage ; et je n’eusse jamais cru que vous dussiez me donner une marque si évidente du peu d’état que vous faites de mes prières. Mais je jure encore une fois par le feu et par la lumière, et même par ce qu’il y a de plus sacré dans ma religion, que je ne passerai pas outre, que je n’aie vaincu votre opiniâtreté. Je comprends fort bien ce qui vous fait de la peine ; mais je vous promets que vous n’aurez pas le moindre sujet de vous repentir de m’avoir obligée si sensiblement. »

Le vieillard Abdallah eut une mortification inexprimable par rapport à lui et par rapport au roi Beder, d’être forcé de céder à la volonté de la reine : « Madame, reprit-il, je ne veux pas que votre Majesté ait lieu d’avoir si mauvaise opinion du respect que j’ai pour elle, ni de mon zèle pour contribuer à tout ce qui peut lui faire plaisir. J’ai une confiance entière dans sa parole, et je ne doute pas qu’elle ne me la tienne. Je la supplie seulement de différer à faire un si grand honneur à mon neveu, jusqu’au premier jour qu’elle repassera. » « Ce sera donc demain, repartit la reine. » Et en disant ces paroles, elle baissa la tête pour lui marquer l’obligation qu’elle lui avoit, et reprit le chemin de son palais.

Quand la reine Labe eut achevé de passer avec toute la pompe qui l’accompagnoit : « Mon fils, dit le bon Abdallah au roi Beder, qu’il s’étoit accoutumé d’appeler ainsi, afin de ne le pas faire connoître en parlant de lui en public, je n’ai pu, comme vous l’avez vu vous-même, refuser à la reine ce qu’elle m’a demandé avec la vivacité dont vous avez été témoin, afin de ne lui pas donner lieu d’en venir à quelque violence d’éclat ou secrète, en employant son art magique, et de vous faire autant par dépit contre vous que contre moi un traitement plus cruel et plus signalé, qu’à tous ceux dont elle a pu disposer jusqu’à présent, comme je vous en ai déjà entretenu. J’ai quelque raison de croire qu’elle en usera bien, comme elle me l’a promis, par la considération toute particulière qu’elle a pour moi. Vous l’avez pu remarquer vous-même par celle de toute sa cour, et par les honneurs qui m’ont été rendus. Elle seroit bien maudite du ciel, si elle me trompoit ; mais elle ne me tromperoit pas impunément, et je saurois bien m’en venger. »

Ces assurances, qui paroissoient fort incertaines, ne firent pas un grand effet sur l’esprit du roi Beder. « Après tout ce que vous m’avez raconté des méchancetés de cette reine, reprit-il, je ne vous dissimule pas combien je redoute de m’approcher d’elle. Je mépriserois peut-être tout ce que vous m’en avez pu dire, et je me laisserois éblouir par l’éclat de la grandeur qui l’environne, si je ne savois déjà par expérience ce que c’est que d’être à la discrétion d’une magicienne. L’état où je me suis trouvé par l’enchantement de la princesse Giauhare, et dont il semble que je n’ai été délivré que pour rentrer presqu’aussitôt dans un autre, me la fait regarder avec horreur. » Ses larmes l’empêchèrent d’en dire davantage, et firent connoître avec quelle répugnance il se voyoit dans la nécessité fatale d’être livré à la reine Labe.

« Mon fils, repartit le vieillard Abdallah, ne vous affligez pas : j’avoue qu’on ne peut pas faire un grand fondement sur les promesses, et même sur les sermens d’une reine si pernicieuse. Je veux bien que vous sachiez que tout son pouvoir ne s’étend pas jusqu’à moi. Elle ne l’ignore pas ; et c’est pour cela, préférablement à toute autre chose, qu’elle a tant d’égards pour moi. Je saurai bien l’empêcher de vous faire le moindre mal, quand elle seroit assez perfide pour oser entreprendre de vous en faire. Vous pouvez vous fier à moi ; et pourvu que vous suiviez exactement les avis que je vous donnerai avant que je vous abandonne à elle, je vous suis garant qu’elle n’aura pas plus de puissance sur vous que sur moi. »

La reine magicienne ne manqua pas de passer le lendemain devant la boutique du vieillard Abdallah, avec la même pompe que le jour d’auparavant, et le vieillard l’attendoit avec un grand respect. « Bon père, lui dit-elle en s’arrêtant, vous devez juger de l’impatience où je suis d’avoir votre neveu auprès de moi, par mon exactitude à venir vous faire souvenir de vous acquitter de votre promesse. Je sais que vous êtes homme de parole, et je ne veux pas croire que vous ayez changé de sentiment. »

Abdallah qui s’étoit prosterné dès qu’il avoit vu que la reine s’approchoit, se releva quand elle eut cessé de parler ; et comme il ne vouloit pas que personne entendit ce qu’il avoit à lui dire, il s’avança avec respect jusqu’à la tête de son cheval, et en lui parlant bas : « Puissante reine, dit-il, je suis persuadé que votre Majesté ne prend pas en mauvaise part la difficulté que je fis de lui confier mon neveu dès hier : elle doit avoir compris elle-même le motif que j’en ai eu. Je veux bien le lui abandonner aujourd’hui ; mais je la supplie d’avoir pour agréable de mettre en oubli tous les secrets de cette science merveilleuse qu’elle possède au souverain degré. Je regarde mon neveu comme mon propre fils ; et votre Majesté me mettroit au désespoir, si elle en usoit avec lui d’une autre manière qu’elle a eu la bonté de me le promettre. »

« Je vous le promets encore, repartit la reine, et je vous répète par le même serment qu’hier que vous et lui aurez tout sujet de vous louer de moi. Je vois bien que je ne vous suis pas encore assez connue, ajouta-t-elle, vous ne m’avez vue jusqu’à présent que le visage couvert ; mais comme je trouve votre neveu digne de mon amitié, je veux vous faire voir que je ne suis pas indigne de la sienne. » En disant ces paroles, elle laissa voir au roi Beder qui s’étoit approché avec Abdallah, une beauté incomparable ; mais le roi Beder en fut peu touché. « En effet, ce n’est pas assez d’être belle, dit-il en lui-même, il faut que les actions soient aussi régulières que la beauté est accomplie. »

Dans le temps que le roi Beder faisoit ces réflexions les yeux attachés sur la reine Labe, le vieillard Abdallah se tourna de son côté ; et en le prenant par la main, il le lui présenta : « Le voilà, madame, lui dit-il ; je supplie votre Majesté encore une fois de se souvenir qu’il est mon neveu, et de permettre qu’il vienne me voir quelquefois. » La reine le lui promit ; et pour lui marquer sa reconnoissance, elle lui fit donner un sac de mille pièces d’or qu’elle avoit fait apporter. Il s’excusa d’abord de le recevoir ; mais elle voulut absolument qu’il l’acceptât, et il ne put s’en dispenser. Elle avoit fait amener un cheval aussi richement harnaché que le sien, pour le roi de Perse. On le lui présenta ; et pendant qu’il mettoit le pied à l’étrier : « J’oubliois, dit la reine à Abdallah, de vous demander comment s’appelle votre neveu. » Comme il lui eut répondu qu’il se nommoit Beder (Pleine Lune) : « On s’est mépris, reprit-elle, on devoit plutôt le nommer Schems (Soleil). »

Dès que le roi Beder fut monté à cheval, il voulut prendre son rang derrière la reine ; mais elle le fit avancer à sa gauche, et voulut qu’il marchât à côté d’elle. Elle regarda Abdallah, et après avoir fait une inclination, elle reprit sa marche.

Au lieu de remarquer sur le visage du peuple une certaine satisfaction accompagnée de respect à la vue de sa souveraine, le roi Beder s’aperçut au contraire qu’on la regardoit avec mépris, et même que plusieurs faisoient mille imprécations contre elle. « La magicienne, disoient quelques-uns, a trouvé un nouveau sujet d’exercer sa méchanceté. Le ciel ne délivrera-t-il jamais le monde de sa tyrannie ? » « Pauvre étranger, s’écrioient d’autres, tu es bien trompé, si tu crois que ton bonheur durera long-temps : c’est pour rendre ta chute plus assommante qu’on t’élève si haut ! » Ces discours lui firent connoître que le vieillard Abdallah lui avoit dépeint la reine Labe telle qu’elle étoit en effet ; mais comme il ne dépendoit plus de lui de se retirer du danger où il étoit, il s’abandonna à la Providence, et à ce qu’il plairoit au Ciel de décider de son sort.

La reine magicienne arriva à son palais ; et quand elle eut mis pied à terre, elle se fit donner la main par le roi Beder, et entra avec lui, accompagnée de ses femmes et des officiers de ses eunuques. Elle lui fit voir elle-même tous les appartemens, où il n’y avoit qu’or massif, pierreries, et que meubles d’une magnificence singulière. Quand elle l’eut mené dans son cabinet, elle s’avança avec lui sur un balcon, d’où elle lui fit remarquer un jardin d’une beauté enchantée. Le roi Beder louoit tout ce qu’il voyoit avec beaucoup d’esprit, de manière néanmoins qu’elle ne pouvoit se douter qu’il fût autre chose que le neveu du vieillard Abdallah. Ils s’entretinrent de plusieurs choses indifférentes, jusqu’à ce qu’on vint avertir la reine que l’on avoit servi.

La reine et le roi Beder se levèrent, et allèrent se mettre à table. La table étoit d’or massif, et les plats de la même matière. Ils mangèrent, et ils ne burent presque pas jusqu’au dessert ; mais alors la reine se fit emplir sa coupe d’or d’excellent vin ; et après qu’elle eut bu à la santé du roi Beder, elle la fit remplir sans la quitter, et la lui présenta. Le roi Beder la reçut avec beaucoup de respect ; et par une inclination de tête fort bas, il lui marqua qu’il buvoit réciproquement à sa santé.

Dans le même temps dix femmes de la reine Labe entrèrent avec des instrumens, dont elles firent un agréable concert avec leurs voix, pendant qu’ils continuèrent de boire bien avant dans la nuit. À force de boire, enfin ils s’échauffèrent si fort l’un et l’autre, qu’insensiblement le roi Beder oublia que la reine étoit magicienne, et qu’il ne la regarda plus que comme la plus belle reine qu’il y eût au monde. Dès que la reine se fut aperçu qu’elle l’avoit amené au point qu’elle souhaitoit, elle fit signe aux eunuques et à ses femmes de se retirer. Ils obéirent, et le roi Beder et elle couchèrent ensemble.

Le lendemain la reine et le roi Beder allèrent au bain dès qu’ils furent levés ; et au sortir du bain, les femmes qui y avoient servi le roi, lui présentèrent du linge blanc et un habit des plus magnifiques. La reine, qui avoit pris aussi un autre habit plus magnifique que celui du jour d’auparavant, vint le prendre, et ils allèrent ensemble à son appartement. On leur servit un bon repas ; après quoi ils passèrent la journée agréablement à la promenade dans le jardin, et à plusieurs sortes de divertissemens.

La reine Labe traita et régala le roi Beder de cette manière pendant quarante jours, comme elle avoit coutume d’en user envers tous ses amans. La nuit du quarantième qu’ils étoient couchés, comme elle croyoit que le roi Beder dormoit, elle se leva sans faire de bruit ; mais le roi Beder qui étoit éveillé, et qui s’aperçut qu’elle avoit quelque dessein, fit semblant de dormir, et fut attentif à ses actions. Lorsqu’elle fut levée, elle ouvrit une caissette, d’où elle tira une boîte pleine d’une certaine poudre jaune. Elle prit de cette poudre, et en fit une traînée au travers de la chambre. Aussitôt cette traînée se changea en un ruisseau d’une eau très-claire, au grand étonnement du roi Beder. Il en trembla de frayeur ; et il se contraignit davantage à faire semblant qu’il dormoit, pour ne pas donner à connoître à la magicienne qu’il fût éveillé.

La reine Labe puisa de l’eau du ruisseau dans un vase, et en versa dans un bassin ou il y avoit de la farine, dont elle fit une pâte qu’elle pétrit fort long-temps ; elle y mit enfin de certaines drogues qu’elle prit en différentes boîtes, et elle en fit un gâteau qu’elle mit dans une tourtière couverte. Comme avant toute chose elle avoit allumé un grand feu, elle tira de la braise, mit la tourtière dessus, et pendant que le gâteau cuisoit, elle remit les vases et les boîtes dont elle s’étoit servie en leur lieu ; et à de certaines paroles qu’elle prononça, le ruisseau qui couloit au milieu de la chambre disparut. Quand le gâteau fut cuit, elle l’ôta de dessus la braise et le porta dans un cabinet ; après quoi elle revint coucher avec le roi Beder, qui sut si bien dissimuler, qu’elle n’eut pas le moindre soupçon qu’il eût rien vu de tout ce qu’elle venoit de faire.

Le roi Beder, à qui les plaisirs et les divertissemens avoient fait oublier le bon vieillard Abdallah, son hôte, depuis qu’il l’avoit quitté, se souvint de lui, et crut qu’il avoit besoin de son conseil, après ce qu’il avoit vu faire à la reine Labe pendant la nuit. Dès qu’il fut levé, il témoigna à la reine le désir qu’il avoit de l’aller voir, et la supplia de vouloir bien le lui permettre. « Hé quoi, mon cher Beder, reprit la reine, vous ennuyez-vous déjà, je ne dis pas de demeurer dans un palais si superbe, et où vous devez trouver tant d’agrémens, mais de la compagnie d’une reine qui vous aime si passionnément, et qui vous en donne tant de marques ? »

« Grande reine, reprit le roi Beder, comment pourrois-je m’ennuyer de tant de grâces et de tant de faveurs dont votre Majesté a la bonté de me combler ? Bien loin de cela, madame, je demande cette permission plutôt pour rendre compte à mon oncle des obligations infinies que j’ai à votre Majesté, que pour lui faire connoître que je ne l’oublie pas. Je ne désavoue pas néanmoins que c’est en partie pour cette raison : comme je sais qu’il m’aime avec tendresse, et qu’il y a quarante jours qu’il ne m’a vu, je ne veux pas lui donner lieu de penser que je ne réponds pas à ses sentimens pour moi, en demeurant plus long-temps sans le voir : » « Allez, repartit la reine, je le veux bien ; mais vous ne serez pas long-temps à revenir, si vous vous souvenez que je ne puis vivre sans vous. » Elle lui fit donner un cheval richement harnaché, et il partit.

Le vieillard Abdallah fut ravi de revoir le roi Beder : sans avoir égard à sa qualité, il l’embrassa tendrement, et le roi Beder l’embrassa de même, afin que personne ne doutât qu’il ne fût son neveu. Quand ils se furent assis : « Hé bien, demanda Abdallah au roi, comment vous êtes-vous trouvé, et comment vous trouvez-vous encore avec cette infidelle, cette magicienne ? »

« Jusqu’à présent, reprit le roi Beder, je puis dire qu’elle a eu pour moi toutes sortes d’égards imaginables, et qu’elle a eu toute la considération et tout l’empressement possible pour mieux me persuader qu’elle m’aime parfaitement. Mais j’ai remarqué une chose cette nuit qui me donne un juste sujet de soupçonner que tout ce qu’elle a fait, n’est que dissimulation. Dans le temps qu’elle croyoit que je dormois profondément, quoique je fusse éveillé, je m’aperçus qu’elle s’éloigna de moi avec beaucoup de précaution, et qu’elle se leva. Cette précaution fit qu’au lieu de me rendormir, je m’attachai à l’observer, en feignant cependant que je dormois toujours. » En continuant son discours, il lui raconta comment et avec quelles circonstances il lui avoit vu faire le gâteau ; et en achevant : « Jusqu’alors, ajouta-t-il, j’avoue que je vous avois presque oublié, avec tous les avis que vous m’aviez donnés de ses méchancetés ; mais cette action me fait craindre qu’elle ne tienne ni les paroles qu’elle vous a données, ni ses sermens si solennels. J’ai songé à vous aussitôt ; et je m’estime heureux de ce qu’elle m’a permis de vous venir voir avec plus de facilité que je ne m’y étois attendu. »

« Vous ne vous êtes pas trompé, repartit le vieillard Abdallah avec un souris qui marquoit qu’il n’avoit pas cru lui-même qu’elle dût en user autrement ; rien n’est capable d’obliger la perfide à se corriger. Mais ne craignez rien, je sais le moyen de faire en sorte que le mal qu’elle veut vous faire retombe sur elle. Vous êtes entré dans le soupçon fort à propos, et vous ne pouviez mieux faire que de recourir à moi. Comme elle ne garde pas ses amans plus de quarante jours, et qu’au lieu de les renvoyer honnêtement, elle en fait autant d’animaux dont elle remplit ses forêts, ses parcs et la campagne, je pris dès hier les mesures pour empêcher qu’elle ne vous fasse le même traitement. Il y a trop long-temps que la terre porte ce monstre : il faut qu’elle soit traitée elle-même comme elle le mérite. »

En achevant ces paroles, Abdallah mit deux gâteaux entre les mains du roi Beder, et lui dit de les garder pour en faire l’usage qu’il alloit entendre. « Vous m’avez dit, continua-t-il, que la magicienne a fait un gâteau cette nuit : c’est pour vous en faire manger, n’en doutez pas ; mais gardez-vous d’en goûter. Ne laissez pas cependant d’en prendre quand elle vous en présentera, et au lieu d’en mettre à la bouche, faites en sorte de manger à la place, d’un des deux que je viens de vous donner, sans qu’elle s’en aperçoive. Dès qu’elle aura cru que vous aurez avalé du sien, elle ne manquera pas d’entreprendre de vous métamorphoser en quelqu’animal. Elle n’y réussira pas, et elle tournera la chose en plaisanterie, comme si elle n’eût voulu le faire que pour rire, et vous faire un peu de peur, pendant qu’elle en aura un dépit mortel dans l’âme, et qu’elle s’imaginera avoir manqué en quelque chose dans la composition de son gâteau. Pour ce qui est de l’autre gâteau, vous lui en ferez présent, et vous la presserez d’en manger. Elle en mangera, quand ce ne seroit que pour vous faire voir qu’elle ne se méfie pas de vous, après le sujet qu’elle vous aura donné de vous méfier d’elle. Quand elle en aura mangé, prenez un peu d’eau dans le creux de la main, et en la lui jetant au visage, dites-lui :

« Quitte cette forme, et prends celle de tel ou tel animal qu’il vous plaira. »

» Venez avec l’animal, je vous dirai ce qu’il faudra que vous fassiez. »

Le roi Beder marqua au vieillard Abdallah en des termes les plus expressifs, combien il lui étoit obligé de l’intérêt qu’il prenoit à empêcher qu’une magicienne si dangereuse n’eût le pouvoir d’exercer sa méchanceté contre lui ; et après qu’il se fut encore entretenu quelque temps avec lui, il le quitta et retourna au palais. En arrivant, il apprit que la magicienne l’attendoit dans le jardin avec grande impatience. Il alla la chercher, et la reine Labe ne l’eut pas plutôt aperçu, qu’elle vint à lui avec grand empressement. « Cher Beder, lui dit-elle, on a grande raison de dire que rien ne fait mieux connoître la force et l’excès de l’amour que l’éloignement de l’objet que l’on aime. Je n’ai pas eu de repos depuis que je vous ai perdu de vue, et il me semble qu’il y a des années que je ne vous ai vu. Pour peu que vous eussiez différé, je me préparois à vous aller chercher moi-même. »

« Madame, reprit le roi Beder, je puis assurer votre Majesté que je n’ai pas eu moins d’impatience de me rendre auprès d’elle ; mais je n’ai pu refuser quelques momens d’entretien à un oncle qui m’aime, et qui ne m’avoit pas vu depuis si long-temps. Il vouloit me retenir ; mais je me suis arraché à sa tendresse pour venir où l’amour m’appeloit ; et de la collation qu’il m’avoit préparée, je me suis contenté d’un gâteau que je vous ai apporté. » Le roi Beder qui avoit enveloppé l’un des deux gâteaux dans un mouchoir fort propre, le développa, et en le lui présentant : « Le voilà, madame, ajouta-t-il, je vous supplie de l’agréer. »

« Je l’accepte de bon cœur, repartit la reine en le prenant, et j’en mangerai avec plaisir pour l’amour de vous et de votre oncle mon bon ami ; mais auparavant je veux que pour l’amour de moi vous mangiez de celui-ci, que j’ai fait pendant votre absence. » « Belle reine, lui dit le roi Beder en le recevant avec respect, des mains comme celles de votre Majesté ne peuvent rien faire que d’excellent ; et elle me fait une faveur, dont je ne puis assez lui témoigner ma reconnoissance. »

Le roi Beder substitua adroitement à la place du gâteau de la reine, l’autre que le vieillard Abdallah lui avoit donné, et il en rompit un morceau qu’il porta à la bouche. « Ah, reine, s’écria-t-il en le mangeant, je n’ai jamais rien goûté de plus exquis ! » Comme ils étoient près d’un jet d’eau, la magicienne qui vit qu’il avoit avalé le morceau, et qu’il en alloit manger un autre, puisa de l’eau du bassin dans le creux de sa main, et en la lui jetant au visage :

« Malheureux, lui dit-elle, quitte cette figure d’homme, et prends celle d’un vilain cheval borgne et boiteux. »

Ces paroles ne firent pas d’effet, et la magicienne fut extrêmement étonnée de voir le roi Beder dans le même état, et donner seulement une marque de grande frayeur. La rougeur lui en monta au visage ; et comme elle vit qu’elle avoit manqué son coup : « Cher Beder, lui dit-elle, ce n’est rien, remettez-vous, je n’ai pas voulu vous faire de mal, je l’ai fait seulement pour voir ce que vous en diriez. Vous pouvez juger que je serois la plus misérable et la plus exécrable de toutes les femmes, si je commettois une action si noire, je ne dis pas seulement après les sermens que j’ai faits, mais même après les marques d’amour que je vous ai données. »

« Puissante reine, repartit le roi Beder, quelque persuadé que je sois que votre Majesté ne l’a fait que pour se divertir, je n’ai pu néanmoins me garantir de la surprise ! Quel moyen aussi de s’empêcher de n’avoir pas au moins quelqu’émotion à des paroles capables de faire un changement si étrange ? Mais, madame, laissons là ce discours, et puisque j’ai mangé de votre gâteau, faites-moi la grâce de goûter du mien. »

La reine Labe, qui ne pouvoit mieux se justifier qu’en donnant cette marque de confiance au roi de Perse, rompit un morceau de gâteau et le mangea. Dès qu’elle l’eut avalé, elle parut toute troublée et elle demeura comme immobile. Le roi Beder ne perdit pas de temps ; il prit de l’eau du même bassin, et en la lui jetant au visage :

« Abominable magicienne, s’écria-t-il, sors de cette figure, et change-toi en cavale. »

Au même moment, la reine Labe fut changée en une très-belle cavale ; et sa confusion fut si grande de se voir ainsi métamorphosée, qu’elle répandit des larmes en abondance. Elle baissa la tête jusqu’aux pieds du roi Beder, comme pour le toucher de compassion. Mais quand il eût voulu se laisser fléchir, il n’étoit pas en son pouvoir de réparer le mal qu’il lui avoit fait. Il mena la cavale à l’écurie du palais, où il la mit entre les mains d’un palefrenier pour la brider ; mais de toutes les brides que le palefrenier présenta à la cavale, pas une ne se trouva propre. Il fit seller et brider deux chevaux, un pour lui et l’autre pour le palefrenier, et il se fit suivre par le palefrenier jusque chez le vieillard Abdallah avec la cavale à la main.

Abdallah qui aperçut de loin le roi Beder et la cavale, ne douta pas que le roi Beder n’eût fait ce qu’il lui avoit recommandé. « Maudite magicienne, dit-il aussitôt en lui-même avec joie, le ciel enfin t’a châtiée comme tu le méritois. » Le roi Beder mit pied à terre en arrivant, et entra dans la boutique d’Abdallah, qu’il embrassa en le remerciant de tous les services qu’il lui avoit rendus. Il lui raconta de quelle manière le tout s’étoit passé, et lui marqua qu’il n’avoit pas trouvé de bride propre pour la cavale. Abdallah qui en avoit une à tout cheval, en brida la cavale lui-même ; et dès que le roi Beder eut renvoyé le palefrenier avec les deux chevaux : « Sire, lui dit-il, vous n’avez pas besoin de vous arrêter davantage en cette ville, montez la cavale et retournez en votre royaume. La seule chose que j’ai à vous recommander, c’est qu’au cas que vous veniez à vous défaire de la cavale, de vous bien garder de la livrer avec la bride. » Le roi Beder lui promit qu’il s’en souviendroit ; et après qu’il lui eut dit adieu, il partit.

Le jeune roi de Perse ne fut pas plutôt hors de la ville, qu’il ne se sentit pas de la joie d’être délivré d’un si grand danger, et d’avoir à sa disposition la magicienne, qu’il avoit eu un si grand sujet de redouter. Trois jours après son départ il arriva à une grande ville. Comme il étoit dans le faubourg, il fut rencontré par un vieillard de quelque considération qui alloit à pied à une maison de plaisance qu’il avoit. « Seigneur, lui dit le vieillard en s’arrêtant, oserois-je vous demander de quel côté vous venez ? » Il s’arrêta aussitôt pour le satisfaire ; et comme le vieillard lui faisoit plusieurs questions, une vieille survint qui s’arrêta pareillement, et se mit à pleurer en regardant la cavale avec de grands soupirs.

Le roi Beder et le vieillard interrompirent leur entretien, pour regarder la vieille, et le roi Beder lui demanda quel sujet elle avoit de pleurer ? « Seigneur, reprit-elle, c’est que votre cavale ressemble si parfaitement à une que mon fils avoit, et que je regrette encore pour l’amour de lui, que je croirois que c’est la même si elle n’étoit morte. Vendez-la-moi, je vous en supplie, je vous la paierai ce qu’elle vaut ; et avec cela, je vous en aurai une très-grande obligation. »

« Bonne mère, repartit le roi Beder, je suis fâché de ne pouvoir vous accorder ce que vous demandez, ma cavale n’est pas à vendre. » « Ah, Seigneur, insista la vieille, ne me refusez pas, je vous en conjure au nom de Dieu ! Nous mourrions de déplaisir, mon fils et moi, si vous ne nous accordiez pas cette grâce. » « Bonne mère, répliqua le roi Beder, je vous l’accorderois très-volontiers, si je m’étois déterminé à me défaire d’une si bonne cavale ; mais quand cela seroit, je ne crois pas que vous en voulussiez donner mille pièces d’or ; car en ce cas-là je ne l’estimerois pas moins. » « Pourquoi ne les donnerois-je pas, repartit la vieille ? Vous n’avez qu’à donner votre consentement à la vente, je vais vous les compter. »

Le roi Beder qui voyoit que la vieille étoit habillée assez pauvrement, ne put s’imaginer qu’elle fût en état de trouver une si grosse somme. Pour éprouver si elle tiendroit le marché : « Donnez-moi l’argent, lui dit-il, la cavale est à vous. » Aussitôt la vieille détacha une bourse qu’elle avoit autour de sa ceinture, et en la lui présentant : « Prenez la peine de descendre, lui dit-elle, que nous comptions si la somme y est ; au cas qu’elle n’y soit pas, j’aurai bientôt trouvé le reste, ma maison n’est pas loin. »

L’étonnement du roi Beder fut extrême, quand il vit la bourse : « Bonne mère, reprit-il, ne voyez-vous pas que ce que je vous en ai dit, n’est que pour rire ; je vous répète que ma cavale n’est pas à vendre. »

Le vieillard qui avoit été témoin de tout cet entretien, prit alors la parole : « Mon fils, dit-il au roi Beder, il faut que vous sachiez une chose, que je vois bien que vous ignorez, c’est qu’il n’est pas permis en cette ville de mentir en aucune manière sous peine de mort. Ainsi vous ne pouvez vous dispenser de prendre l’argent de cette bonne femme, et de lui livrer votre cavale, puisqu’elle vous en donne la somme que vous avez demandée. Vous ferez mieux de faire la chose sans bruit, que de vous exposer au malheur qui pourroit vous en arriver. »

Le roi Beder, bien affligé de s’être engagé dans cette méchante affaire avec tant d’inconsidération, mit pied à terre avec un grand regret. La vieille fut prompte à se saisir de la bride et à débrider la cavale, et encore plus à prendre dans la main de l’eau d’un ruisseau qui couloit au milieu de la rue, et de la jeter sur la cavale, en prononçant ces paroles : « Ma fille, quittez cette forme étrangère, et reprenez la vôtre. »

Le changement se fit en un moment ; et le roi Beder qui s’évanouit dès qu’il vit paroître la reine Labe devant lui, fût tombé par terre, si le vieillard ne l’eût retenu.

La vieille qui étoit mère de la reine Labe, et qui l’avoit instruite de tous les secrets de la magie, n’eut pas plutôt embrassé sa fille, pour lui témoigner sa joie, qu’en un instant elle fit paroître par un sifflement un génie hideux, d’une figure et d’une grandeur gigantesque. Le génie prit aussitôt le roi Beder sur une épaule, embrassa la vieille et la reine magicienne de l’autre, et les transporta en peu de momens au palais de la reine Labe, dans la Ville des Enchantemens.

La reine magicienne en furie fit de grands reproches au roi Beder, dès qu’elle fut de retour dans son palais : « Ingrat, lui dit-elle, c’est donc ainsi que ton indigne oncle et toi, vous m’avez donné des marques de reconnoissance, après tout ce que j’ai fait pour vous : je vous ferai sentir à l’un et à l’autre ce que vous méritez. » Elle ne lui en dit pas davantage ; mais elle prit de l’eau, et en la lui jetant au visage :

« Sors de cette figure, dit-elle, et prends celle d’un vilain hibou. »

Ces paroles furent suivies de l’effet ; et aussitôt elle commanda à une de ses femmes d’enfermer le hibou dans une cage, et de ne lui donner ni à boire ni à manger.

La femme emporta la cage ; et sans avoir égard à l’ordre de la reine Labe, elle y mit de la mangeaille et de l’eau ; et cependant comme elle étoit amie du vieillard Abdallah, elle envoya l’avertir secrètement de quelle manière la reine venoit de traiter son neveu, et de son dessein de les faire périr l’un et l’autre, afin qu’il donnât ordre à l’en empêcher, et qu’il songeât à sa propre conservation.

Abdallah vit bien qu’il n’y avoit pas de ménagement à prendre avec la reine Labe. Il ne fit que siffler d’une certaine manière ; et aussitôt un grand génie à quatre ailes se fit voir devant lui, et lui demanda pour quel sujet il l’avoit appelé ?

« L’Éclair, lui dit-il (c’est ainsi que s’appeloit ce génie), il s’agit de conserver la vie du roi Beder, fils de la reine Gulnare. Va au palais de la magicienne, et transporte incessamment à la capitale de Perse la femme pleine de compassion à qui elle a donné la cage en garde, afin qu’elle informe la reine Gulnare du danger où est le roi son fils, et du besoin qu’il a de son secours ; prends garde de ne la pas épouvanter en te présentant devant elle, et dis-lui bien de ma part ce qu’elle doit faire. »

L’Éclair disparut, et passa en un instant au palais de la magicienne. Il instruisit la femme, il l’enleva dans l’air, et la transporta à la capitale de Perse, où il la posa sur le toit en terrasse qui répondoit à l’appartement de la reine Gulnare. La femme descendit par l’escalier qui y conduisoit, et elle trouva la reine Gulnare et la reine Farasche sa mère, qui s’entretenoient du triste sujet de leur affliction commune. Elle leur fit une profonde révérence ; et par le récit qu’elle leur fit, elles connurent le besoin que le roi Beder avoit d’être secouru promptement.

À cette nouvelle, la reine Gulnare fut dans un transport de joie, qu’elle marqua en se levant de sa place et en embrassant l’obligeante femme, pour lui témoigner combien elle lui étoit obligée du service qu’elle venoit de lui rendre. Elle sortit aussitôt, et commanda qu’on fit jouer les trompettes, les timbales et les tambours du palais, pour annoncer à toute la ville que le roi de Perse arriveroit bientôt. Elle revint, et elle trouva le roi Saleh son frère, que la reine Farasche avoit déjà fait venir par une certaine fumigation. « Mon frère, lui dit-elle, le roi votre neveu, mon cher fils, est dans la Ville des Enchantemens, sous la puissance de la reine Labe. C’est à vous, c’est à moi, d’aller le délivrer ; il n’y a pas de temps à perdre. »

Le roi Saleh assembla une puissante armée des troupes de ses états marins, qui s’éleva bientôt de la mer. Il appela même à son secours les génies ses alliés, qui parurent avec une autre armée plus nombreuse que la sienne. Quand les deux armées furent jointes, il se mit à la tête avec la reine Farasche, la reine Gulnare et les princesses, qui voulurent avoir part à l’action. Ils s’élevèrent dans l’air, et ils fondirent bientôt sur le palais et sur la Ville des Enchantemens, où la reine magicienne, sa mère, et tous les adorateurs du Feu furent détruits en un clin-d’œil.

La reine Gulnare s’étoit fait suivre par la femme de la reine Labe, qui étoit venue lui annoncer la nouvelle de l’enchantement et de l’emprisonnement du roi son fils ; et elle lui avoit recommandé de n’avoir pas d’autre soin dans la mêlée, que d’aller prendre la cage et de la lui apporter. Cet ordre fut exécuté comme elle l’avoit souhaité. Elle tira le hibou dehors ; et en jetant sur lui de l’eau qu’elle se fit apporter :

« Mon cher fils, dit-elle, quittez cette figure étrangère, et prenez celle d’homme qui est la vôtre. »

Dans le moment la reine Gulnare ne vit plus le vilain hibou : elle vit le roi Beder son fils ; elle l’embrassa aussitôt avec un excès de joie. Ce qu’elle n’étoit pas en état de dire par ses paroles, dans le transport où elle étoit, ses larmes y suppléèrent d’une manière qui l’exprimoit avec beaucoup de force. Elle ne pouvoit se résoudre à le quitter, et il fallut que la reine Farasche le lui arrachât à son tour. Après elle, il fut embrassé de même par le roi son oncle, et par les princesses ses parentes.

Le premier soin de la reine Gulnare fut de faire chercher le vieillard Abdallah, à qui elle étoit obligée du recouvrement du roi de Perse. Dès qu’on le lui eut amené : « L’obligation que je vous ai, lui dit-elle, est si grande, qu’il n’y a rien que je ne sois prête à faire pour vous en marquer ma reconnoissance ; faites connoître vous-même en quoi je le puis : vous serez satisfait. » « Grande reine, reprit-il, si la dame que je vous ai envoyée, veut bien consentir à la foi de mariage que je lui offre, et que le roi de Perse veuille bien me souffrir à sa cour, je consacre de bon cœur le reste de mes jours à son service. » La reine Gulnare se tourna aussitôt du côté de la dame, qui étoit présente, et comme la dame fit connoître par une honnête pudeur qu’elle n’avoit pas de répugnance pour ce mariage, elle leur fit prendre la main l’un à l’autre, et le roi de Perse et elle prirent le soin de leur fortune.

Ce mariage donna lieu au roi de Perse de prendre la parole en l’adressant à la reine sa mère : « Madame, dit-il en souriant, je suis ravi du mariage que vous venez de faire ; il en reste un auquel vous devriez bien songer. » La reine Gulnare ne comprit pas d’abord de quel mariage il entendoit parler ; elle y pensa un moment ; et dès qu’elle l’eut compris : « C’est du vôtre dont vous voulez parler, reprit-elle, j’y consens très-volontiers. » Elle regarda aussitôt les sujets marins du roi son frère, et les génies qui étoient présens : « Partez, dit-elle, et parcourez tous les palais de la mer et de la terre, et venez nous donner avis de la princesse la plus belle et la plus digne du roi mon fils, que vous aurez remarquée. »

« Madame, repartit le roi Beder, il est inutile de prendre toute cette peine. Vous n’ignorez pas sans doute que j’ai donné mon cœur à la princesse de Samandal sur le simple récit de sa beauté : je l’ai vue, et je ne me suis pas repenti du présent que je lui ai fait. En effet, il ne peut pas y avoir ni sur la terre, ni sous les ondes une princesse qu’on puisse lui comparer. Il est vrai que sur la déclaration que je lui ai faite, elle m’a traité d’une manière qui eut pu éteindre la flamme de tout autre amant moins embrasé que moi de son amour ; mais elle est excusable, et elle ne pouvoit me traiter moins rigoureusement, après l’emprisonnement du roi son père, dont je ne laissois pas d’être la cause, quoiqu’innocent. Peut-être que le roi de Samandal aura changé de sentiment, et qu’elle n’aura plus de répugnance à m’aimer et à me donner sa foi dès qu’il y aura consenti. »

« Mon fils, répliqua la reine Gulnare, s’il n’y a que la princesse Giauhare au monde capable de vous rendre heureux, ce n’est pas mon intention de m’opposer à votre union, s’il est possible qu’elle se fasse. Le roi votre oncle n’a qu’à faire venir le roi de Samandal, et nous aurons bientôt appris s’il est toujours aussi peu traitable qu’il l’a été. »

Quelqu’étroitement que le roi de Samandal eût été gardé jusqu’alors depuis sa captivité par les ordres du roi Saleh, il avoit toujours été traité néanmoins avec beaucoup d’égards, et il s’étoit apprivoisé avec les officiers qui le gardoient. Le roi Saleh se fit apporter un réchaud avec du feu, et il y jeta une certaine composition en prononçant des paroles mystérieuses. Dès que la fumée commença à s’élever, le palais s’ébranla, et l’on vit bientôt paroître le roi de Samandal avec les officiers du roi Saleh qui l’accompagnoient. Le roi de Perse se jeta aussitôt à ses pieds, et en demeurant le genou en terre : « Sire, dit-il, ce n’est plus le roi Saleh qui demande à votre Majesté l’honneur de son alliance pour le roi de Perse ; c’est le roi de Perse lui-même qui la supplie de lui faire cette grâce. Je ne puis me persuader qu’elle veuille être la cause de la mort d’un roi qui ne peut plus vivre, s’il ne vit avec l’aimable princesse Giauhare. »

Le roi Samandal ne souffrit pas plus long-temps que le roi de Perse demeurât à ses pieds. Il l’embrassa, et en l’obligeant de se relever : « Sire, repartit-il, je serois bien fâché d’avoir contribué en rien à la mort d’un monarque si digne de vivre. S’il est vrai qu’une vie si précieuse ne puisse se conserver sans la possession de ma fille, vivez, Sire, elle est à vous. Elle a toujours été très-soumise à ma volonté ; je ne crois pas qu’elle s’y oppose. » En achevant ces paroles, il chargea un de ses officiers, que le roi Saleh avoit bien voulu qu’il eût auprès de lui, d’aller chercher la princesse Giauhare, et de l’amener incessamment.

La princesse Giauhare étoit toujours restée où le roi de Perse l’avoit rencontrée. L’officier l’y trouva, et on le vit bientôt de retour avec elle et avec ses femmes. Le roi de Samandal embrassa la princesse : « Ma fille, lui dit-il, je vous ai donné un époux : c’est le roi de Perse que voilà, le monarque le plus accompli qu’il y ait aujourd’hui dans tout l’univers. La préférence qu’il vous a donnée par-dessus toutes les autres princesses, nous oblige vous et moi de lui en marquer notre reconnoissance. »

« Sire, reprit la princesse Giauhare, votre Majesté sait bien que je n’ai jamais manqué à la déférence que je devois à tout ce qu’elle a exigé de mon obéissance. Je suis encore prête à obéir ; et j’espère que le roi de Perse voudra bien oublier le mauvais traitement que je lui ai fait : je le crois assez équitable pour ne l’imputer qu’à la nécessité de mon devoir. »

Les noces furent célébrées dans le palais de la Ville des Enchantemens, avec une solennité d’autant plus grande, que tous les amans de la reine magicienne, qui avoient repris leur première forme au moment qu’elle avoit cessé de vivre, et qui en étoient venus faire leurs remercîmens au roi de Perse, à la reine Gulnare et au roi Saleh, y assistèrent. Ils étoient tous fils de rois, ou princes, ou d’une qualité très-distinguée.

Le roi Saleh enfin conduisit le roi de Samandal dans son royaume, et le remit en possession de ses États. Le roi de Perse au comble de ses désirs, partit et retourna à la capitale de Perse avec la reine Gulnare, la reine Farasche et les princesses ; et la reine Farasche et les princesses y demeurèrent jusqu’à ce que le roi Saleh vînt les prendre, et les ramenât en son royaume sous les flots de la mer.


Notes
  1. Gulnare signifie en Persien, rose, ou fleur de grenadier.
  2. Saleh : ce mot signifie bon, en Arabe.
  3. Pleine lune, en Arabe.
  4. Giauhare, en Arabe, signifie pierre précieuse.

HISTOIRE
DE GANEM, FILS D’ABOU AIBOU, L’ESCLAVE D’AMOUR.


Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, il y avoit autrefois à Damas un marchand, qui, par son industrie et par son travail, avoit amassé de grands biens dont il vivoit fort honorablement. Abou Aibou, c’étoit son nom, avoit un fils et une fille. Le fils fut d’abord appelé Ganem, et depuis surnommé l’Esclave d’Amour. Il étoit très-bien fait ; et son esprit qui étoit naturellement excellent, avoit été cultivé par de bons maîtres que son père avoit pris soin de lui donner. Et la fille fut nommée Force de cœurs[1], parce qu’elle étoit pourvue d’une beauté si parfaite, que tous ceux qui la voyoient, ne pouvoient s’empêcher de l’aimer.

Abou Aibou mourut. Il laissa des richesses immenses. Cent charges de brocards et d’autres étoffes de soie qui se trouvèrent dans son magasin, n’en faisoient que la moindre partie. Les charges étoient toutes faites, et sur chaque balle, on lisoit en gros caractères : Pour Bagdad.

En ce temps-là Mohammed, fils de Soliman, surnommé Zinebi, régnoit dans la ville de Damas, capitale de Syrie. Son parent Haroun Alraschild qui faisoit sa résidence à Bagdad, lui avoit donné ce royaume à titre de tributaire.

Peu de temps après la mort d’Abou Aibou, Ganem s’entretenoit avec sa mère des affaires de leur maison ; et à propos des charges de marchandises qui étoient dans le magasin, il demanda ce que vouloit dire l’écriture qu’on lisoit sur chaque balle, « Mon fils, lui répondit sa mère, votre père voyageoit tantôt dans une province et tantôt dans une autre ; et il avoit coutume, avant son départ, d’écrire sur chaque balle le nom de la ville où il se proposoit d’aller. Il avoit mis toutes choses en état pour faire le voyage de Bagdad, et il étoit prêt à partir quand la mort… » Elle n’eut pas la force d’achever, un souvenir trop vif de la perte de son mari ne lui permit pas d’en dire davantage, et lui fit verser un torrent de larmes.

Ganem ne put voir sa mère attendrie, sans être attendri lui-même. Ils demeurèrent quelques momens sans parler ; mais il se remit enfin ; et lorsqu’il vit sa mère en état de l’écouter, il prit la parole : « Puisque mon père, dit-il, a destiné ces marchandises pour Bagdad, et qu’il n’est plus en état d’exécuter son dessein, je vais donc me disposer à faire ce voyage. Je crois même qu’il est à propos que je presse mon départ, de peur que ces marchandises ne dépérissent, ou que nous ne perdions l’occasion de les vendre avantageusement. »

La veuve d’Abou Aibou qui aimoit tendrement son fils, fut fort alarmée de cette résolution. « Mon fils, lui répondit-elle, je ne puis que vous louer de vouloir imiter votre père ; mais songez que vous êtes trop jeune, sans expérience et nullement accoutumé aux fatigues des voyages. D’ailleurs voulez-vous m’abandonner et ajouter une nouvelle douleur à celle dont je suis accablée ? Ne vaut-il pas mieux vendre ces marchandises aux marchands de Damas, et nous contenter d’un profit raisonnable, que de vous exposer à périr ? »

Elle avoit beau combattre le dessein de Ganem par de bonnes raisons, il ne les pouvoit goûter. L’envie de voyager et de perfectionner son esprit par une entière connoissance des choses du monde, le sollicitoit à partir, et l’emporta sur les remontrances, les prières, et sur les pleurs même de sa mère. Il alla au marché des esclaves. Il en acheta de robustes, loua cent chameaux ; et s’étant enfin pourvu de toutes les choses nécessaires, il se mit en chemin avec cinq ou six marchands de Damas, qui alloient négocier à Bagdad.

Ces marchands suivis de tous leurs esclaves, et accompagnés de plusieurs autres voyageurs, composoient une caravane si considérable, qu’ils n’eurent rien à craindre de la part des Bédouins, c’est-à-dire des Arabes, qui n’ont d’autre profession que de battre la campagne, d’attaquer et piller les caravanes, quand elles ne sont pas assez fortes pour repousser leurs insultes. Ils n’eurent donc à essuyer que les fatigues ordinaires d’une longue route ; ce qu’ils oublièrent facilement à la vue de Bagdad, où ils arrivèrent heureusement.

Ils allèrent mettre pied à terre dans le khan le plus magnifique et le plus fréquenté de la ville ; mais Ganem qui vouloit être logé commodément et en particulier, n’y prit pas d’appartement ; il se contenta d’y laisser ses marchandises dans un magasin, afin qu’elles y fussent en sûreté. Il loua dans le voisinage une très-belle maison, richement meublée, où il y avoit un jardin fort agréable par la quantité de jets d’eau et de bosquets qu’on y voyoit.

Quelques jours après que ce jeune marchand se fut établi dans cette maison, et qu’il se fut entièrement remis de la fatigue du voyage, il s’habilla fort proprement, et se rendit au lieu public où s’assembloient les marchands pour vendre ou acheter des marchandises. Il étoit suivi d’un esclave qui portoit un paquet de plusieurs pièces d’étoffes et de toiles fines.

Les marchands reçurent Ganem avec beaucoup d’honnêteté ; et leur chef ou syndic à qui d’abord il s’adressa, prit et acheta tout le paquet au prix marqué par l’étiquette qui étoit attachée à chaque pièce d’étoffe. Ganem continua ce négoce avec tant de bonheur, qu’il vendoit toutes les marchandises qu’il faisoit porter chaque jour.

Il ne lui restoit plus qu’une balle, qu’il avoit fait tirer du magasin et apporter chez lui, lorsqu’un jour il alla au lieu public. Il en trouva toutes les boutiques fermées. La chose lui parut extraordinaire ; il en demanda la cause, et on lui dit qu’un des premiers marchands qui ne lui étoit pas inconnu étoit mort, et que tous ses confrères, suivant la coutume, étoient allés à son enterrement.

Ganem s’informa de la mosquée où se devoit faire la prière, ou d’où le corps devoit être porté au lieu de sa sépulture ; et quand on le lui eut enseigné, il renvoya son esclave avec son paquet de marchandises, et prit le chemin de la mosquée. Il y arriva que la prière n’étoit pas encore achevée, et on la faisoit dans une salle toute tendue de satin noir. On enleva le corps, que la parenté, accompagnée des marchands et de Ganem, suivit jusqu’au lieu de sa sépulture, qui étoit hors de la ville et fort éloigné. C’étoit un édifice de pierre en forme de dôme, destiné à recevoir les corps de toute la famille du défunt ; et comme il étoit fort petit, on avoit dressé des tentes à l’entour, afin que tout le monde fût à couvert pendant la cérémonie. On ouvrit le tombeau, et l’on posa le corps, puis on le referma. Ensuite l’iman et les autres ministres de la mosquée s’assirent en rond sur des tapis sous la principale tente, et récitèrent le reste des prières. Ils firent aussi la lecture des chapitres de l’Alcoran prescrits pour l’enterrement des morts. Les parens et les marchands, à l’exemple de ces ministres, s’assirent en rond derrière eux.

Il étoit presque nuit, lorsque tout fut achevé. Ganem qui ne s’étoit pas attendu à une si longue cérémonie, commençoit à s’inquiéter ; et son inquiétude augmenta, quand il vit qu’on servoit un repas en mémoire du défunt, selon l’usage de Bagdad. On lui dit même que les tentes n’avoient pas été tendues seulement contre les ardeurs du soleil, mais aussi contre le serein, parce que l’on ne s’en retourneroit à la ville que le lendemain. Ce discours alarma Ganem. « Je suis étranger, dit-il en lui-même, et je passe pour un riche marchand ; des voleurs peuvent profiter de mon absence et aller piller ma maison. Mes esclaves mêmes peuvent être tentés d’une si belle occasion ; ils n’ont qu’à prendre la fuite avec tout l’or que j’ai reçu de mes marchandises, où les irai-je chercher ? » Vivement occupé de ces pensées, il mangea quelques morceaux à la hâte, et se déroba finement à la compagnie.

Il précipita ses pas pour faire plus de diligence ; mais comme il arrive assez souvent que plus on est pressé, moins on avance, il prit un chemin pour un autre et s’égara dans l’obscurité, de manière qu’il étoit près de minuit quand il arriva à la porte de la ville. Pour surcroît de malheur, il la trouva fermée. Ce contre-temps lui causa une peine nouvelle, et il fut obligé de prendre le parti de chercher un endroit pour passer le reste de la nuit, et attendre qu’on ouvrît la porte. Il entra dans un cimetière si vaste, qu’il s’étendoit depuis la ville jusqu’au lieu d’où il venoit ; il s’avança jusqu’à des murailles assez hautes, qui entouroient un petit champ qui faisoit le cimetière particulier d’une famille, et où étoit un palmier. Il y avoit encore une infinité d’autres cimetières particuliers, dont on n’étoit pas exact à fermer les portes. Ainsi Ganem trouvant ouvert celui où il y avoit un palmier, y entra et ferma la porte après lui ; il se coucha sur l’herbe, et fit tout ce qu’il put pour s’endormir ; mais l’inquiétude où il étoit de se voir hors de chez lui, l’en empêcha. Il se leva ; et après avoir en se promenant passé et repassé plusieurs fois devant la porte, il l’ouvrit sans savoir pourquoi ; aussitôt il aperçut de loin une lumière qui sembloit venir à lui. À cette vue, la frayeur le saisit, il poussa la porte qui ne se fermoit qu’avec un loquet, et monta promptement au haut du palmier, qui, dans la crainte dont il étoit agité, lui parut le plus sûr asile qu’il pût rencontrer.

Il n’y fut pas plutôt, qu’à la faveur de la lumière qui l’avoit effrayé, il distingua et vit entrer dans le cimetière où il étoit, trois hommes qu’il reconnut pour des esclaves à leur habillement. L’un marchoit devant avec une lanterne, et les deux autres le suivoient chargés d’un coffre long de cinq à six pieds qu’ils portoient sur leurs épaules ; ils le mirent à terre, et alors un des trois esclaves dit à ses camarades : « Frères, si vous m’en croyez, nous laisserons là ce coffre, et nous reprendrons le chemin de la ville. » « Non, non, répondit un autre, ce n’est pas ainsi qu’il faut exécuter les ordres que notre maîtresse nous donne. Nous pourrions nous repentir de les avoir négligés : enterrons ce coffre, puisqu’on nous l’a commandé. » Les deux autres esclaves se rendirent à ce sentiment : ils commencèrent à remuer la terre avec des instrumens qu’ils avoient apportés pour cela ; et quand ils eurent fait une profonde fosse, ils mirent le coffre dedans, et le couvrirent de la terre qu’ils avoient ôtée. Ils sortirent du cimetière après cela et s’en retournèrent chez eux.

Ganem qui du haut du palmier avoit entendu les paroles que les esclaves avoient prononcées, ne savoit que penser de cette aventure ! Il jugea qu’il falloit que ce coffre renfermât quelque chose de précieux, et que la personne à qui il appartenoit, avoit ses raisons pour le faire cacher dans ce cimetière. Il résolut de s’en éclaircir sur-le-champ. Il descendit du palmier. Le départ des esclaves lui avoit ôté sa frayeur. Il se mit à travailler à la fosse, et il y employa si bien les pieds et les mains, qu’en peu de temps il vit le coffre à découvert ; mais il le trouva fermé d’un gros cadenas. Il fut très-mortifié de ce nouvel obstacle qui l’empêchoit de satisfaire sa curiosité. Cependant il ne perdit point courage ; et le jour venant à paroître sur ces entrefaites, lui fit découvrir dans le cimetière plusieurs gros cailloux. Il en choisit un avec quoi il n’eut pas beaucoup de peine à forcer le cadenas. Alors plein d’impatience il ouvrit le coffre. Au lieu d’y trouver de l’argent, comme il se l’étoit imaginé, Ganem fut dans une surprise que l’on ne peut exprimer d’y voir une jeune dame d’une beauté sans pareille. À son teint frais et vermeil, et plus encore à une respiration douce et réglée, il reconnut qu’elle étoit pleine de vie ; mais il ne pouvoit comprendre pourquoi, si elle n’étoit qu’endormie, elle ne s’étoit pas réveillée au bruit qu’il avoit fait en forçant le cadenas. Elle avoit un habillement si magnifique, des bracelets et des pendans d’oreille de diamans, avec un collier de perles fines si grosses, qu’il ne douta pas un moment que ce ne fût une dame des premières de la cour. À la vue d’un si bel objet, non-seulement la pitié et l’inclination naturelle à secourir les personnes qui sont en danger, mais même quelque chose de plus fort, que Ganem alors ne pouvoit pas bien démêler, le portèrent à donner à cette jeune beauté tout le secours qui dépendoit de lui.

Avant toutes choses, il alla fermer la porte du cimetière que les esclaves avoient laissée ouverte ; il revint ensuite prendre la dame entre ses bras. Il la tira hors du coffre et la coucha sur la terre qu’il avoit ôtée. La dame fut à peine dans cette sitution et exposée au grand air, qu’elle éternua, et qu’avec un petit effort qu’elle fit en tournant la tête, elle rendit par la bouche une liqueur dont il parut qu’elle avoit l’estomac chargé ; puis entr’ouvrant et se frottant les yeux, elle s’écria d’une voix dont Ganem qu’elle ne voyoit pas, fut enchanté : « Fleur de jardin[2], Branche de corail[3], Canne de sucre[4], Lumière du jour[5], Étoile du matin[6], Délices du temps[7], parlez donc, où étes-vous ? » C’étoient autant de noms de femmes esclaves qui avoient coutume de la servir. Elle les appeloit, et elle étoit fort étonnée de ce que personne ne répondoit. Elle ouvrit enfin les yeux ; et se voyant dans un cimetière, elle fut saisie de crainte. « Quoi donc, s’écria-t-elle plus fort qu’auparavant, les morts ressuscitent-ils ? Sommes-nous au jour du jugement ? Quel étrange changement du soir au matin ! »

Ganem ne voulut pas laisser la dame plus long-temps dans cette inquiétude. Il se présenta devant elle aussitôt avec tout le respect possible, et de la manière la plus honnête du monde. « Madame, lui dit-il, je ne puis vous exprimer que foiblement la joie que j’ai de m’être trouvé ici pour vous rendre le service que je vous ai rendu, et de pouvoir vous offrir tous les secours dont vous avez besoin dans l’état où vous êtes. »

Pour engager la dame à prendre toute confiance en lui, il lui dit premièrement qui il étoit, et par quel hasard il se trouvoit dans ce cimetière. Il lui raconta ensuite l’arrivée des trois esclaves, et de quelle manière ils avoient enterré le coffre. La dame qui s’étoit couvert le visage de son voile dès que Ganem s’étoit présenté, fut vivement touchée de l’obligation qu’elle lui avoit. « Je rends grâces à Dieu, lui dit-elle, de m’avoir envoyé un honnête homme comme vous pour me délivrer de la mort. Mais puisque vous avez commencé une œuvre si charitable, je vous conjure de ne la pas laisser imparfaite. Allez de grâce dans la ville chercher un muletier, qui vienne avec un mulet me prendre et me transporter chez vous dans ce même coffre ; car si j’allois avec vous à pied, mon habillement étant différent de celui des dames de la ville, quelqu’un y pourroit faire attention et me suivre ; ce qu’il m’est de la dernière importance de prévenir. Quand je serai dans votre maison, vous apprendrez qui je suis par le récit que je vous ferai de mon histoire ; et cependant soyez persuadé que vous n’avez pas obligé une ingrate. »

Avant que de quitter la dame, le jeune marchand tira le coffre hors de la fosse ; il la combla de terre, remit la dame dans le coffre et l’y renferma de telle sorte, qu’il ne paroissoit pas que le cadenas eût été forcé. Mais de peur qu’elle n’étouffât, il ne referma pas exactement le coffre, et y laissa entrer l’air. En sortant du cimetière, il tira la porte après lui ; et comme celle de la ville étoit ouverte, il eut bientôt trouvé ce qu’il cherchoit. Il revint au cimetière, où il aida le muletier à charger le coffre en travers sur le mulet ; et pour lui ôter tout soupçon, il lui dit qu’il étoit arrivé la nuit avec un autre muletier, qui, pressé de s’en retourner, avoit déchargé le coffre dans le cimetière.

Ganem, qui depuis son arrivée à Bagdad, ne s’étoit occupé que de son négoce, n’avoit pas encore éprouvé la puissance de l’amour. Il en sentit alors les premiers traits. Il n’avoit pu voir la jeune dame sans en être ébloui ; et l’inquiétude dont il se sentit agité en suivant de loin le muletier, et la crainte qu’il n’arrivât en chemin quelqu’accident qui lui fit perdre sa conquête, lui apprirent à démêler ses sentimens. Sa joie fut extrême, lorsqu’étant arrivé heureusement chez lui, il vit décharger le coffre. Il renvoya le muletier ; et ayant fait fermer par un de ses esclaves la porte de sa maison, il ouvrit le coffre, aida la dame à en sortir, lui présenta la main, et la conduisit à son appartement, en la plaignant de ce qu’elle devoit avoir souffert dans une si étroite prison. « Si j’ai souffert, dit-elle, j’en suis bien dédommagée par ce que vous avez fait pour moi, et par le plaisir que je sens à me voir en sûreté. »

L’appartement de Ganem, tout richement meublé qu’il étoit, attira moins les regards de la dame, que la taille et la bonne mine de son libérateur, dont la politesse et les manières engageantes lui inspirèrent une vive reconnoissance. Elle s’assit sur un sofa ; et pour commencer à faire connoître au marchand combien elle étoit sensible au service qu’elle en avoit reçu, elle ôta son voile. Ganem, de son côté, sentit toute la grâce qu’une dame si aimable lui faisoit de se montrer à lui le visage découvert, ou plutôt il sentit qu’il avoit déjà pour elle une passion violente. Quelqu’obligation qu’elle lui eût, il se crut trop récompensé par une faveur si précieuse.

La dame pénétra les sentimens de Ganem, et n’en fut pas alarmée, parce qu’il paroissoit fort respectueux. Comme il jugea qu’elle avoit besoin de manger, et ne voulant pas charger personne que lui-même du soin de régaler une hôtesse si charmante, il sortit suivi d’un esclave, et alla chez un traiteur ordonner un repas. De chez le traiteur il passa chez un fruitier, où il choisit les plus beaux et les meilleurs fruits. Il fit aussi provision d’excellent vin, et du même pain qu’on mangeoit au palais du calife.

Dès qu’il fut de retour chez lui, il dressa de sa propre main une pyramide de tous les fruits qu’il avoit achetés ; et les servant lui-même à la dame dans un bassin de porcelaine très-fine : « Madame, lui-dit-il, en attendant un repas plus solide et plus digne de vous, choisissez de grâce, prenez quelques-uns de ces fruits. » Il vouloit demeurer debout ; mais elle lui dit qu’elle ne toucheroit à rien qu’il ne fût assis, et qu’il ne mangeât avec elle. Il obéit ; et après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, Ganem remarquant que le voile de la dame qu’elle avoit mis auprès d’elle sur le sofa, avoit le bord brodé d’une écriture en or, lui demanda de voir cette broderie. La dame mit aussitôt la main sur le voile et le lui présenta, en lui demandant s’il savoit lire. « Madame, répondit-il d’un air modeste, un marchand feroit mal ses affaires, s’il ne savoit au moins lire et écrire. » « Hé bien, reprit-elle, lisez les paroles qui sont écrites sur ce voile ; aussi-bien c’est une occasion pour moi de vous raconter mon histoire. »

Ganem prit le voile et lut ces mots : « Je suis à vous, et vous êtes à moi, ô descendant de l’oncle du prophète ! » Ce descendant de l’oncle du prophète étoit le calife Haroun Alraschild, qui régnoit alors, et qui descendoit d’Abbas, oncle de Mahomet.

Quand Ganem eut compris le sens de ces paroles : « Ah, madame, s’écria-t-il tristement, je viens de vous donner la vie, et voilà une écriture qui me donne la mort ! Je n’en comprends pas tout le mystère ; mais elle ne me fait que trop connoître que je suis le plus malheureux de tous les hommes. Pardonnez-moi, madame, la liberté que je prends de vous le dire. Je n’ai pu vous voir sans vous donner mon cœur ; vous n’ignorez pas vous-même qu’il n’a pas été en mon pouvoir de vous le refuser ; et c’est ce qui rend excusable ma témérité. Je me proposois de toucher le vôtre par mes respects, mes soins, mes complaisances, mes assiduités, mes soumissions, par ma constance ; et à peine j’ai conçu ce dessein flatteur, que me voilà déchu de toutes mes espérances. Je ne réponds pas de soutenir long-temps un si grand malheur. Mais quoi qu’il en puisse être, j’aurai la consolation de mourir tout à vous. Achevez, madame, je vous en conjure, achevez de me donner un entier éclaircissement sur ma triste destinée. »

Il ne put prononcer ces paroles sans répandre quelques larmes. La dame en fut touchée. Bien loin de se plaindre de la déclaration qu’elle venoit d’entendre, elle en sentit une joie secrète : car son cœur commençoit à se laisser surprendre. Elle dissimula toutefois ; et comme si elle n’eût pas fait d’attention au discours de Ganem : « Je me serois bien gardée, lui répondit-elle, de vous montrer mon voile, si j’eusse cru qu’il dût vous causer tant de déplaisir ; et je ne vois pas que les choses que j’ai à vous dire, doivent rendre votre sort aussi déplorable que vous vous l’imaginez. Vous saurez donc, poursuivit-elle, pour vous apprendre mon histoire, que je me nomme Tourmente[8] : nom qui me fut donné au moment de ma naissance, à cause que l’on jugea que ma vue causeroit un jour bien des maux. Il ne vous doit pas être inconnu, puisqu’il n’y a personne dans Bagdad qui ne sache que le calife Haroun Alraschild, mon souverain maître et le vôtre, a une favorite qui s’appelle ainsi. On m’amena dans son palais dès mes plus tendres années, et j’ai été élevée avec tout le soin que l’on a coutume d’avoir des personnes de mon sexe destinées à y demeurer. Je ne réussis pas mal dans tout ce qu’on prit la peine de m’enseigner ; et cela joint à quelques traits de beauté, m’attira l’amitié du calife, qui me donna un appartement particulier auprès du sien. Ce prince n’en demeura pas à cette distinction, il nomma vingt femmes pour me servir, avec autant d’eunuques ; et depuis ce temps-là il m’a fait des présens si considérables, que je me suis vue plus riche qu’aucune reine qu’il y ait au monde. Vous jugez bien par-là que Zobéïde, femme et parente du calife, n’a pu voir mon bonheur sans en être jalouse. Quoique Haroun ait pour elle toutes les considérations imaginables, elle a cherché toutes les occasions possibles de me perdre. Jusqu’à présent je m’étois assez bien garantie de ses piéges ; mais enfin j’ai succombé au dernier effort de la jalousie, et sans vous je serois à l’heure qu’il est dans l’attente d’une mort inévitable. Je ne doute pas qu’elle n’ait corrompu une de mes esclaves, qui me présenta hier au soir dans de la limonade une drogue qui cause un assoupissement si grand, qu’il est aisé de disposer de ceux à qui l’on en fait prendre ; et cet assoupissement est tel, que pendant sept ou huit heures rien n’est capable de le dissiper. J’ai d’autant plus de sujet de faire ce jugement, que j’ai le sommeil naturellement très-léger, et que je m’éveille au moindre bruit. Zobéïde, pour exécuter son mauvais dessein, a pris le temps de l’absence du calife, qui depuis peu de jours est allé se mettre à la tête de ses troupes, pour punir l’audace de quelques rois ses voisins, qui se sont ligués pour lui faire la guerre. Sans cette conjoncture, ma rivale, toute furieuse qu’elle est, n’auroit osé rien entreprendre contre ma vie. Je ne sais ce qu’elle fera pour dérober au calife la connoissance de cette action ; mais vous voyez que j’ai un très-grand intérêt que vous me gardiez le secret. Il y va de ma vie ; je ne serois pas en sûreté chez vous, tant que le calife sera hors de Bagdad. Vous êtes intéressé vous-même à tenir mon aventure secrète ; car si Zobéïde apprenoit l’obligation que je vous ai, elle vous puniroit vous-même de m’avoir conservée. Au retour du calife, j’aurai moins de mesures à garder. Je trouverai moyen de l’instruire de tout ce qui s’est passé, et je suis persuadée qu’il sera plus empressé que moi-même à reconnoître un service qui me rend à son amour. »

Aussitôt que la belle favorite d’Haroun Alraschild eut cessé de parler, Ganem prit la parole : « Madame, lui dit-il, je vous rends mille grâces de m’avoir donné l’éclaircissement que j’ai pris la liberté de vous demander, et je vous supplie de croire que vous êtes ici en sûreté. Les sentimens que vous m’avez inspirés, vous répondent de ma discrétion. Pour celle de mes esclaves, j’avoue qu’il faut s’en défier. Ils pourroient manquer à la fidélité qu’ils me doivent, s’ils savoient par quel hasard et dans quel lieu j’ai eu le bonheur de vous rencontrer. Mais c’est ce qu’il leur est impossible de deviner. J’oserai même vous assurer qu’ils n’auront pas la moindre curiosité de s’en informer. Il est si naturel aux jeunes gens de chercher de belles esclaves, qu’ils ne seront nullement surpris de vous voir ici, dans l’opinion qu’ils auront que vous en êtes une, et que je vous ai achetée. Ils croiront encore que j’ai eu mes raisons pour vous amener chez moi de la manière qu’ils l’ont vu : ayez donc l’esprit en repos là-dessus, et soyez sûre que vous serez servie avec tout le respect qui est dû à la favorite d’un monarque aussi grand que le nôtre. Mais quelle que soit la grandeur qui l’environne, permettez-moi de vous déclarer, madame, que rien ne sera capable de me faire révoquer le don que je vous ai fait de mon cœur. Je sais bien que je n’oublierai jamais que ce qui appartient au maître est défendu à l’esclave. » Mais je vous aimois avant que vous m’eussiez appris que votre foi étoit engagée au calife ; il ne dépend pas de moi de vaincre une passion qui, quoiqu’encore naissante, a toute la force d’un amour fortifié par une parfaite réciprocité. Je souhaite que votre auguste et trop heureux amant vous venge de la malignité de Zobéïde, en vous rappelant auprès de lui, et quand vous vous verrez rendue à ses souhaits, que vous vous souveniez de l’infortuné Ganem, qui n’est pas moins votre conquête que le calife. Tout puissant qu’il est, ce prince, si vous n’êtes sensible qu’à la tendresse, je me flatte qu’il ne m’effacera point de votre souvenir. Il ne peut vous aimer avec plus d’ardeur que je vous aime ; et je ne cesserai point de brûler pour vous en quelque lieu du monde que j’aille expirer après vous avoir perdue. »

Tourmente s’aperçut que Ganem étoit pénétré de la plus vive douleur ; elle en fut attendrie ; mais voyant l’embarras où elle alloit se jeter en continuant la conversation sur cette matière, qui pouvoit insensiblement la conduire à faire paroître le penchant qu’elle se sentoit pour lui : « Je vois bien, lui dit-elle, que ce discours vous fait trop de peine, laissons-le, et parlons de l’obligation infinie que je vous ai. Je ne puis assez vous exprimer ma joie, quand je songe que sans votre secours je serois privée de la lumière du jour. »

Heureusement pour l’un et pour l’autre, on frappa à la porte en ce moment. Ganem se leva pour aller voir ce que ce pouvoit être, et il se trouva que c’étoit un des esclaves pour lui annoncer l’arrivée du traiteur. Ganem, qui, pour plus grande précaution, ne vouloit pas que les esclaves entrassent dans la chambre où étoit Tourmente, alla prendre ce que le traiteur avoit apprêté, et le servit lui-même à sa belle hôtesse qui, dans le fond de son âme, étoit ravie des soins qu’il avoit pour elle.

Après le repas, Ganem desservit comme il avoit servi ; et quand il eut remis toutes choses à la porte de la chambre entre les mains de ses esclaves : « Madame, dit-il à Tourmente, vous serez peut-être bien aise de reposer présentement. Je vous laisse ; et quand vous aurez pris quelque repos, vous me verrez prêt à recevoir vos ordres. » En achevant ces paroles il sortit et alla acheter deux femmes esclaves ; il acheta aussi deux paquets, l’un de linge fin, et l’autre de tout ce qui peut composer une toilette digne de la favorite du calife. Il mena chez lui les deux esclaves, et les présentant à Tourmente : « Madame, lui dit-il, une personne comme vous a besoin de deux filles au moins pour la servir ; trouvez bon que je vous donne celles-ci. »

Tourmente admira l’attention de Ganem : « Seigneur, lui dit-elle, je vois bien que vous n’êtes pas homme à faire les choses à demi. Vous augmentez par vos manières l’obligation que je vous ai, mais j’espère que je ne mourrai pas ingrate, et que le ciel me mettra bientôt en état de reconnoître toutes vos actions généreuses. »

Quand les femmes esclaves se furent retirées dans une chambre voisine où le jeune marchand les envoya, il s’assit sur le sofa où étoit Tourmente, mais à certaine distance d’elle pour lui marquer plus de respect. Il remit l’entretien sur sa passion, et dit des choses très-touchantes sur les obstacles invincibles qui lui ôtoient toute espérance. « Je n’ose même espérer, disoit-il, d’exciter par ma tendresse le moindre mouvement de sensibilité dans un cœur comme le vôtre, destiné au plus puissant prince du monde. Hélas, dans mon malheur ce seroit une consolation pour moi, si je pouvois me flatter que vous n’avez pu voir avec indifférence l’excès de mon amour ! » « Seigneur, lui répondit Tourmente… » « Ah, madame, interrompit Ganem à ce mot de seigneur ; c’est pour la seconde fois que vous me faites l’honneur de me traiter de seigneur ! La présence des femmes esclaves m’a empêché la première fois de vous dire ce que j’en pensois : au nom de Dieu, madame, ne me donnez point ce titre d’honneur, il ne me convient pas. Traitez-moi de grâce comme votre esclave. Je le suis, et je ne cesserai jamais de l’être. »

« Non, non, interrompit Tourmente à son tour, je me garderai bien de traiter ainsi un homme à qui je dois la vie. Je serois une ingrate, si je disois ou si je faisois quelque chose qui ne vous convînt pas. Laissez-moi donc suivre les mouvemens de ma reconnoissance, et n’exigez pas pour prix de vos bienfaits que j’en use mal-honnêtement avec vous. C’est ce que je ne ferai jamais. Je suis trop touchée de votre conduite respectueuse pour en abuser, et je vous avouerai que je ne vois point d’un œil indifférent tous les soins que vous prenez. Je ne vous en puis dire davantage. Vous savez les raisons qui me condamnent au silence. »

Ganem fut enchanté de cette déclaration : il en pleura de joie, et ne pouvant trouver de termes assez forts à son gré pour remercier Tourmente, il se contenta de lui dire que si elle savoit bien ce qu’elle devoit au calife, il n’ignoroit pas de son côté que ce qui appartient au maître, est défendu à l’esclave !

Comme il s’aperçut que la nuit approchoit, il se leva pour aller chercher de la lumière. Il en apporta lui-même, et de quoi faire la collation, selon l’usage ordinaire de la ville de Bagdad, où après avoir fait un bon repas à midi, on passe la soirée à manger quelques fruits et à boire du vin, en s’entretenant agréablement jusqu’à l’heure de se retirer.

Ils se mirent tous deux à table. D’abord ils se firent des complimens sur les fruits qu’ils se présentoient l’un à l’autre. Insensiblement l’excellence du vin les engagea tous deux à boire ; et ils n’eurent pas plutôt bu deux ou trois coups, qu’ils se firent une loi de ne plus boire sans chanter quelque air auparavant. Ganem chantoit des vers qu’il composoit sur-le-champ et qui exprimoient la force de sa passion ; et Tourmente animée par son exemple, composoit et chantoit aussi des chansons qui avoient du rapport à son aventure, et dans lesqueles il y avoit toujours quelque chose que Ganem pouvoit expliquer favorablement pour lui. À cela près, la fidélité qu’elle devoit au calife y fut exactement gardée. La collation dura fort long-temps. La nuit étoit déjà fort avancée, qu’ils ne songeoient point encore à se séparer. Ganem toutefois se retira dans un autre appartement, et laissa Tourmente dans celui où elle étoit, où les femmes esclaves qu’il avoit achetées, entrèrent pour la servir.

Ils vécurent ensemble de cette manière pendant plusieurs jours. Le jeune marchand ne sortoit que pour des affaires de la dernière importance ; encore prenoit-il le temps que sa dame reposoit ; car il ne pouvoit se résoudre à perdre un seul des momens qu’il lui étoit permis de passer auprès d’elle. Il n’étoit occupé que de sa chère Tourmente, qui de son côté, entraînée par son penchant, lui avoua qu’elle n’avoit pas moins d’amour pour lui, qu’il en avoit pour elle. Cependant quelqu’épris qu’ils fussent l’un de l’autre, la considération du calife eut le pouvoir de les retenir dans les bornes qu’elle exigeoit d’eux. Ce qui rendoit leur passion plus vive.

Tandis que Tourmente, arrachée, pour ainsi dire, des mains de la mort, passoit si agréablement le temps chez Ganem, Zobéïde n’étoit pas sans embarras au palais d’Haroun Alraschild.

Les trois esclaves, ministres de sa vengeance, n’eurent pas plutôt enlevé le coffre, sans savoir ce qu’il y avoit dedans, ni même sans avoir la moindre curiosité de l’apprendre, comme gens accoutumés à exécuter aveuglément ses ordres, qu’elle devint la proie d’une cruelle inquiétude. Mille importunes réflexions vinrent troubler son repos. Elle ne put goûter un moment la douceur du sommeil ; elle passa la nuit à rêver aux moyens de cacher son crime. « Mon époux, disoit-elle, aime Tourmente plus qu’il n’a jamais aimé aucune de ses favorites. Que lui répondrai-je à son retour, lorsqu’il me demandera de ses nouvelles ? » Il lui vint dans l’esprit plusieurs stratagêmes ; mais elle n’en étoit pas contente : elle y trouvoit toujours des difficultés, et elle ne savoit à quoi se déterminer. Elle avoit auprès d’elle une vieille dame qui l’avoit élevée dès sa plus tendre enfance ; elle la fit venir dès la pointe du jour, et après lui avoir fait confidence de son secret : « Ma bonne mère, lui dit-elle, vous m’avez toujours aidée de vos bons conseils ; si jamais j’en ai eu besoin, c’est dans cette occasion-ci, où il s’agit de calmer mon esprit qu’un trouble mortel agite, et de me donner un moyen de contenter le calife. »

« Ma chère maîtresse, répondit la vieille dame, il eût beaucoup mieux valu ne vous pas mettre dans l’embarras où vous êtes ; mais comme c’est une affaire faite, il n’en faut plus parler. Il ne faut songer qu’au moyen de tromper le Commandeur des croyans, et je suis d’avis que vous fassiez tailler en diligence une pièce de bois en forme de cadavre ; nous l’envelopperons de vieux linges, et après l’avoir enfermée dans une bière, nous la ferons enterrer dans quelqu’endroit du palais ; ensuite, sans perdre temps, vous ferez bâtir un mausolée de marbre en dôme sur le lieu de la sépulture, et dresser une représentation que vous ferez couvrir d’un drap noir, et accompagner de grands chandeliers et de gros cierges à l’entour. Il y a encore une chose, poursuivit la vieille dame, qu’il est bon de ne pas oublier : il faudra que vous preniez le deuil, et que vous le fassiez prendre à vos femmes, aussi bien qu’à celles de Tourmente, à vos eunuques, et enfin à tous les officiers du palais. Quand le calife sera de retour, qu’il verra tout son palais en deuil, et vous-même, il ne manquera pas d’en demander le sujet. Alors vous aurez lieu de vous en faire un mérite auprès de lui, en disant que c’est à sa considération que vous avez voulu rendre les derniers devoirs à Tourmente, qu’une mort subite a enlevée. Vous lui direz que vous avez fait bâtir un mausolée, et qu’enfin vous avez fait à sa favorite tous les honneurs qu’il lui auroit rendus lui-même, s’il avoit été présent. Comme sa passion pour elle a été extrême, il ira sans doute répandre des larmes sur son tombeau. Peut-être aussi, ajouta la vieille, ne croira-t-il point qu’elle soit morte effectivement ? Il pourra vous soupçonner de l’avoir chassée du palais par jalousie, et regarder tout ce deuil comme un artifice pour le tromper et l’empêcher de la faire chercher. Il est à croire qu’il fera déterrer et ouvrir la bière, et il est sûr qu’il sera persuadé de sa mort, sitôt qu’il verra la figure d’un mort enseveli. Il vous saura bon gré de tout ce que vous aurez fait, il vous en témoignera de la reconnoissance. Quant à la pièce de bois, je me charge de la faire tailler moi-même par un charpentier de la ville, qui ne saura pas l’usage qu’on en veut faire. Pour vous, madame, ordonnez à cette femme de Tourmente, qui lui présenta hier la limonade, d’annoncer à ses compagnes qu’elle vient de trouver leur maîtresse morte dans son lit ; et, afin qu’elles ne songent qu’à la pleurer sans vouloir entrer dans sa chambre, qu’elle ajoute qu’elle vous en a donné avis, et que vous avez déjà donné ordre à Mesrour de la faire ensevelir et enterrer. »

D’abord que la vieille dame eut achevé de parler, Zobéïde tira un riche diamant de sa cassette, et le lui mettant au doigt et l’embrassant : « Ah, ma bonne mère, lui dit-elle toute transportée de joie, que je vous ai d’obligation ! Je ne me serois jamais avisée d’un expédient si ingénieux. Il ne peut manquer de réussir, et je sens que je commence à reprendre ma tranquillité. Je me remets donc sur vous du soin de la pièce de bois, et je vais donner ordre au reste. »

La pièce de bois fut préparée avec toute la diligence que Zobéïde pouvoit souhaiter, et portée ensuite par la vieille dame même à la chambre de Tourmente, où elle l’ensevelit comme un mort et la mit dans une bière ; puis Mesrour, qui fut trompé lui-même, fit enlever la bière et le fantôme de Tourmente, que l’on enterra avec les cérémonies accoutumées dans l’endroit que Zobéïde avoit marqué, et aux pleurs que versoient les femmes de la favorite, dont celle qui avoit présenté la limonade, encourageoit les autres par ses cris et ses lamentations.

Dès le même jour, Zobéïde fit venir l’architecte du palais et des autres maisons du calife ; et sur les ordres qu’elle lui donna, le mausolée fut achevé en très-peu de temps. Des princesses aussi puissantes que l’étoit l’épouse d’un prince qui commandoit du levant au couchant, sont toujours obéies à point nommé dans l’exécution de leurs volontés. Elle eut aussi bientôt pris le deuil avec toute sa cour, ce qui fut cause que la nouvelle de la mort de Tourmente se répandit dans toute la ville.

Ganem fut des derniers à l’apprendre ; car, comme je l’ai déjà dit, il ne sortoit presque point. Il l’apprit pourtant un jour. « Madame, dit-il à la belle favorite du calife, on vous croit morte dans Bagdad, et je ne doute pas que Zobéïde elle-même n’en soit bien persuadée. Je bénis le ciel d’être la cause et l’heureux témoin que vous vivez. Et plût à Dieu que, profitant de ce faux bruit, vous voulussiez lier votre sort au mien, et venir avec moi loin d’ici régner sur mon cœur ! Mais où m’emporte un transport trop doux ? Je ne songe pas que vous êtes née pour faire le bonheur du plus puissant prince de la terre, et que le seul Haroun Alraschild est digne de vous. Quand même vous seriez capable de me le sacrifier ; quand vous voudriez me suivre, devrois-je y consentir ? Non, je dois me souvenir sans cesse que ce qui appartient au maître, est défendu à l’esclave. »

L’aimable Tourmente, quoique sensible aux tendres mouvemens qu’il faisoit paroître, gagnoit sur elle de n’y pas répondre. « Seigneur, lui dit-elle, nous ne pouvons empêcher Zobéïde de triompher. Je suis peu surprise de l’artifice dont elle se sert pour couvrir son crime ; mais laissons-la faire, je me flatte que ce triomphe sera bientôt suivi de douleur. Le calife reviendra, et nous trouverons moyen de l’informer secrètement de tout ce qui s’est passé. Cependant prenons plus de précautions que jamais pour qu’elle ne puisse apprendre que je vis : je vous en ai déjà dit les conséquences. »

Au bout de trois mois, le calife revint à Bagdad glorieux et vainqueur de tous ses ennemis. Impatient de revoir Tourmente et de lui faire hommage de ses nouveaux lauriers, il entra dans son palais. Il fut étonné de voir les officiers qu’il y avoit laissés, tous habillés de deuil. Il en frémit sans savoir pourquoi ; et son émotion redoubla, lorsqu’en arrivant à l’appartement de Zobéïde, il aperçut cette princesse qui venoit au-devant de lui en deuil, aussi bien que toutes les femmes de sa suite. Il lui demanda d’abord le sujet de ce deuil avec beaucoup d’agitation. « Commandeur des croyans, répondit Zobéïde, je l’ai pris pour Tourmente votre esclave, qui est morte si promptement, qu’il n’a pas été possible d’apporter aucun remède à son mal. » Elle voulut poursuivre, mais le calife ne lui en donna pas le temps. Il fut si saisi de cette nouvelle, qu’il en poussa un grand cri ; ensuite il s’évanouit entre les bras de Giafar, son visir, dont il étoit accompagné. Il revint pourtant bientôt de sa foiblesse ; et d’une voix qui marquoit son extrême douleur, il demanda où sa chère Tourmente avoit été enterrée. « Seigneur, lui dit Zobéïde, j’ai pris soin moi-même de ses funérailles, et n’ai rien épargné pour les rendre superbes. J’ai fait bâtir un mausolée de marbre sur le lieu de sa sépulture. Je vais vous y conduire si vous le souhaitez. »

Le calife ne voulut pas que Zobéïde prît cette peine, et se contenta de s’y faire mener par Mesrour. Il y alla dans l’état où il étoit, c’est-à-dire, en habit de campagne. Quand il vit la représentation couverte d’un drap noir, les cierges allumés tout autour, et la magnificence du mausolée, il s’étonna que Zobéïde eût fait les obsèques de sa rivale avec tant de pompe ; et comme il étoit naturellement soupçonneux, il se défia de la générosité de sa femme, et pensa que sa maîtresse pouvoit n’être pas morte ; que Zobéïde, profitant de sa longue absence, l’avoit peut-être chassée du palais, avec ordre à ceux qu’elle avoit chargés de sa conduite, de la mener si loin, que l’on n’entendît jamais parler d’elle. Il n’eut pas d’autre soupçon ; car il ne croyoit pas Zobéïde assez méchante pour avoir attenté à la vie de sa favorite.

Pour s’éclaircir par lui-même de la vérité, ce prince commanda qu’on ôtât la représentation, et fit ouvrir la fosse et la bière en sa présence ; mais dès qu’il eut vu le linge qui enveloppoit la pièce de bois, il n’osa passer outre. Ce religieux calife craignit d’offenser la religion en permettant que l’on touchât au corps de la défunte ; et cette scrupuleuse crainte l’emporta sur l’amour et sur la curiosité. Il ne douta plus de la mort de Tourmente. Il fit refermer la bière, remplir la fosse, et remettre la représentation en l’état où elle étoit auparavant.

Le calife se croyant obligé de rendre quelques soins au tombeau de sa favorite, envoya chercher les ministres de la religion, ceux du palais, et les lecteurs de l’Alcoran ; et tandis que l’on étoit occupé à les rassembler, il demeura dans le mausolée, où il arrosa de ses larmes la terre qui couvroit le fantôme de son amante. Quand tous les ministres qu’il avoit appelés furent arrivés, il se mit à la tête de la représentation, et eux se rangèrent à l’entour et récitèrent de longues prières, après quoi les lecteurs de l’Alcoran lurent plusieurs chapitres.

La même cérémonie se fit tous les jours pendant l’espace d’un mois, le matin et l’après-dîner, et toujours en présence du calife, du grand-visir Giafar, et des principaux officiers de la cour, qui tous étoient en deuil, aussi bien que le calife, qui, durant tout ce temp-là, ne cessa d’honorer de ses larmes la mémoire de Tourmente, et ne voulut entendre parler d’aucunes affaires.

Le dernier jour du mois, les prières et la lecture de l’Alcoran durèrent depuis le matin jusqu’à la pointe du jour suivant ; et enfin, lorsque tout fut achevé, chacun se retira chez soi. Haroun Alraschild, fatigué d’une si longue veille, alla se reposer dans son appartement, et s’endormit sur un sofa entre deux dames de son palais, dont l’une assise au chevet, et l’autre aux pieds de son lit, s’occupoient durant son sommeil à des ouvrages de broderie, et demeuroient dans un grand silence.

Celle qui étoit au chevet et qui s’appeloit Aube du jour[9], voyant le calife endormi, dit tout bas à l’autre dame : « Étoile du matin[10], car elle se nommoit ainsi, il y a bien des nouvelles. Le Commandeur des croyans, notre cher seigneur et maître, sentira une grande joie à son réveil, lorsqu’il apprendra ce que j’ai à lui dire. Tourmente n’est pas morte ; elle est en parfaite santé. » « Ô ciel ! s’écria d’abord Étoile du matin, toute transportée de joie, seroit-il bien possible que la belle, la charmante, l’incomparable Tourmente fût encore du monde ? » Étoile du matin prononça ces paroles avec tant de vivacité et d’un ton si haut, que le calife s’éveilla. Il demanda pourquoi on avoit interromipu son sommeil. « Ah, Seigneur, reprit Étoile du matin, pardonnez-moi cette indiscrétion ! Je n’ai pu apprendre tranquillement que Tourmente vit encore. J’en ai senti un transport que je n’ai pu retenir. » « Hé, qu’est-elle donc devenue, dit le calife, s’il est vrai qu’elle ne soit pas morte ? » « Commandeur des croyans, répondit Aube du jour, j’ai reçu ce soir d’un homme inconnu, un billet sans signature, mais écrit de la propre main de Tourmente, qui me mande sa triste aventure, et m’ordonne de vous en instruire. J’attendois pour m’acquitter de ma commission, que vous eussiez pris quelques momens de repos, jugeant que vous deviez en avoir besoin après la fatigue, et… » « Donnez, donnez-moi ce billet, interrompit avec précipitation le calife, vous avez mal à propos différé de me le remettre. »

Aube du jour lui présenta aussitôt le billet ; il l’ouvrit avec beaucoup d’impatience ; Tourmente y faisoit le détail de tout ce qui s’étoit passé ; mais elle s’étendoit un peu trop sur les soins que Ganem avoit d’elle. Le calife naturellement jaloux, au lieu d’être touché de l’inhumanité de Zobéïde, ne fut sensible qu’à l’infidélité qu’il s’imagina que Tourmente lui avoit faite. « Hé quoi, dit-il, après avoir lu le billet, il y a quatre mois que la perfide est avec un jeune marchand dont elle a l’effronterie de me vanter l’attention pour elle ! Il y a trente jours que je suis de retour à Bagdad, et elle s’avise aujourd’hui de me donner de ses nouvelles ! L’ingrate, pendant que je consume les jours à la pleurer, elle les passe à me trahir ! Allons, vengeons-nous d’une infidelle et du jeune audacieux qui m’outrage. » En achevant ces mots, ce prince se leva et entra dans une grande salle où il avoit coutume de se faire voir, et de donner audience aux seigneurs de sa cour. La première porte en fut ouverte, et aussitôt les courtisans qui attendoient ce moment, entrèrent. Le grand visir Giafar parut, et se prosterna devant le trône où le calife s’étoit assis. Ensuite il se releva et se tint debout devant son maître, qui lui dit d’un air à lui marquer qu’il vouloit être obéi promptement : « Giafar, ta présence est nécessaire pour l’exécution d’un ordre important dont je vais te charger. Prends avec toi quatre cents hommes de ma garde, et t’informe premièrement où demeure un marchand de Damas, nommé Ganem, fils d’Abou Aïbou. Quand tu le sauras, rends-toi à sa maison, et fais-la raser jusqu’aux fondemens ; mais saisistoi auparavant de la personne de Ganem, et me l’amène ici avec Tourmente mon esclave, qui demeure chez lui depuis quatre mois. Je veux la châtier, et faire un exemple du téméraire qui a eu l’insolence de me manquer de respect. »

Le grand visir, après avoir reçu cet ordre précis, fit une profonde révérence au calife, en se mettant la main sur la tête, pour marquer qu’il vouloit la perdre plutôt que de ne lui pas obéir, et puis il sortit. La première chose qu’il fit, fut d’envoyer demander au syndic des marchands d’étoffes étrangères et de toiles fines des nouvelles de Ganem, avec ordre sur-tout de s’informer de la rue et de la maison où il demeuroit. L’officier qu’il chargea de cet ordre, lui rapporta bientôt qu’il y avoit quelques mois qu’il ne paroissoit presque plus, et que l’on ignoroit ce qui pouvoit le retenir chez lui, s’il y étoit. Le même officier apprit aussi à Giafar l’endroit où demeuroit Ganem, et jusqu’au nom de la veuve qui lui avoit loué sa maison.

Sur ces avis auxquels on pouvoit se fier, ce ministre, sans perdre de temps, se mit en marche avec les soldats que le calife lui avoit ordonné de prendre ; il alla chez le juge de police dont il se fit accompagner ; et suivi d’un grand nombre de maçons et de charpentiers munis d’outils nécessaires pour raser une maison, il arriva devant celle de Ganem. Comme elle étoit isolée, il disposa les soldats à l’entour, pour empêcher que le jeune marchand ne lui échappât.

Tourmente et Ganem achevoient alors de dîner. La dame étoit assise près d’une fenêtre qui donnoit sur la rue. Elle entendit du bruit : elle regarda par la jalousie ; et voyant le grand visir qui s’approchoit avec toute sa suite, elle jugea qu’on n’en vouloit pas moins à elle qu’à Ganem. Elle comprit que son billet avoit été reçu ; mais elle ne s’étoit pas attendue à une pareille réponse, et elle avoit espéré que le calife prendroit la chose d’une autre manière. Elle ne savoit pas depuis quel temps ce prince étoit de retour ; et quoiqu’elle lui connût le penchant à la jalousie, elle ne craignoit rien de ce côté-là. Cependant la vue du grand visir et des soldats la fit trembler, non pour elle à la vérité, mais pour Ganem. Elle ne douta point qu’elle ne se justifiât, pourvu que le calife voulût bien l’entendre. À l’égard de Ganem qu’elle chérissoit moins par reconnoissance que par inclination, elle prévoyoit que son rival irrité voudroit le voir, et pourroit le condamner sur sa jeunesse et sa bonne mine. Prévenue de sa pensée, elle se retourna vers le jeune marchand : « Ah, Ganem, lui dit-elle, nous sommes perdus ! C’est vous et moi que l’on cherche. » Il regarda aussitôt par la jalousie, et fut saisi de frayeur, lorsqu’il aperçut les gardes du calife, le sabre nud, et le grand visir avec le juge de police à leur tête. À cette vue, il demeura immobile, et n’eut pas la force de prononcer une seule parole. « Ganem, reprit la favorite, il n’y a point de temps à perdre. Si vous m’aimez, prenez vite l’habit d’un de vos esclaves, et frottez-vous le visage et les bras de noir de cheminée. Mettez ensuite quelques uns de ces plats sur votre tête, on pourra vous prendre pour le garçon du traiteur, et on vous laissera passer. Si l’on vous demande où est le maître de la maison, répondez sans hésiter qu’il est au logis. » « Ah, Madame, dit à son tour Ganem, moins effrayé pour lui que pour Tourmente, vous ne songez qu’à moi ! Hélas, qu’allez-vous devenir ? » « Ne vous en mettez pas en peine, reprit-elle ; c’est à moi d’y songer. À l’égard de ce que vous laissez dans cette maison, j’en aurai soin, et j’espère qu’un jour tout vous sera fidellement rendu quand la colère du calife sera passée ; mais évitez sa violence. Les ordres qu’il donne dans ses premiers mouvemens, sont toujours funestes. » L’affliction du jeune marchand étoit telle, qu’il ne savoit à quoi se déterminer ; et il se seroit sans doute laissé surprendre par les soldats du calife, si Tourmente ne l’eût pressé de se déguiser. Il se rendit à ses instances : il prit un habit d’esclave, se barbouilla de suie ; et il étoit temps, car on frappa à la porte ; et tout ce qu’ils purent faire, ce fut de s’embrasser tendrement. Ils étoient tous deux si pénétrés de douleur, qu’il leur fut impossible de se dire un seul mot. Tels furent leurs adieux. Ganem sortit enfin avec quelques plats sur sa tête. On le prit effectivement pour un garçon traiteur, et on ne l’arrêta point. Au contraire, le grand visir qui le rencontra le premier, se rangea pour le laisser passer, étant fort éloigné de s’imaginer que ce fût celui qu’il cherchoit. Ceux qui étoient derrière le grand visir, lui firent place de même, et favorisèrent ainsi sa fuite. Il gagna une des portes de la ville en diligence, et se sauva.

Pendant qu’il se déroboit aux poursuites du grand visir Giafar, ce ministre entra dans la chambre où étoit Tourmente assise sur un sofa, et où il y avoit une assez grande quantité de coffres remplis des hardes de Ganem, et de l’argent qu’il avoit fait de ses marchandises.

Dès que Tourmente vit entrer le grand visir, elle se prosterna la face contre terre ; et demeurant en cet état comme disposée à recevoir la mort : « Seigneur, dit-elle, je suis prête à subir l’arrêt que le Commandeur des croyans a prononcé contre moi ; vous n’avez qu’à me l’annoncer. » « Madame, lui répondit Giafar en se prosternant aussi jusqu’à ce qu’elle se fût relevée, à Dieu ne plaise que personne ose mettre sur vous une main profane ! Je n’ai pas dessein de vous faire le moindre déplaisir. Je n’ai point d’autre ordre que de vous supplier de vouloir bien venir au palais avec moi, et de vous y conduire avec le marchand qui demeure en cette maison. » « Seigneur, reprit la favorite en se levant, partons, je suis prête à vous suivre. Pour ce qui est du jeune marchand à qui je dois la vie, il n’est point ici. Il y a près d’un mois qu’il est allé à Damas, où ses affaires l’ont appelé ; et jusqu’à son retour, il m’a laissé en garde ces coffres que vous voyez. Je vous conjure de vouloir bien les faire porter au palais, et de donner ordre qu’on les mette en sûreté, afin que je tienne la promesse que je lui ai faite d’en avoir tout le soin imaginable. »

« Vous serez obéie, madame, répliqua Giafar. » Et aussitôt il fit venir des porteurs. Il leur ordonna d’enlever les coffres et de les porter à Mesrour.

D’abord que les porteurs furent partis, il parla à l’oreille du juge de police ; il le chargea du soin de faire raser la maison, et d’y faire auparavant chercher partout Ganem qu’il soupçonnoit d’être caché, quoi que lui eut dit Tourmente. Ensuite il sortit, et emmena avec lui cette jeune dame, suivie des deux femmes esclaves qui la servoient. À l’égard des esclaves de Ganem, on n’y fit pas d’attention. Ils se mêlèrent parmi la foule, et on ne sait ce qu’ils devinrent.

FIN DU TOME QUATRIÈME.

Notes
  1. En Arabe, Alcolomb.
  2. Zohorob Bostan.
  3. Schagrom Marglan.
  4. Cassabos Souccar.
  5. Nouronnohar.
  6. Nagmatos Sohi.
  7. Nouzhetos Zaman.
  8. En Arabe, Fetnab.
  9. Nouronnihar
  10. Nagmatossobi

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Cet ouvrage a été publié le 24 avril 2024 à 03 h 12 (UTC).

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