LMUN/Tome IX

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LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME NEUVIÈME.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME NEUVIÈME.



Attaf, ou l’homme généreux 
 1
Histoire du prince Habib et de Dorrat Algoase 
 57
Histoire du roi Sapor, souverain des isles Bellour ; de Camar Alzeman, fille du génie Alatrous, et de Dorrat Algoase 
 73
Histoire de Naama et de Naam 
 117
Histoire d’Alaeddin 
 171
Histoire d’Abou Mohammed Alkeslan 
 345
Histoire d’Aly Mohammed le joaillier, ou du faux calife 
 398
fin de la table.

ATTAF
OU
L’HOMME GÉNÉREUX


Sire, continua Sheherazade en s’adressant au sultan des Indes, il y avoit à Damas, capitale de la Syrie, sous le règne du calife Haroun Alrashid, un seigneur nommé Attaf, si libéral et si généreux, qu’il égaloit, et peut-être surpassoit le célèbre Hatem de la tribu de Thay dont la générosité est tellement passée en proverbe, que son nom est devenu le nom même de la générosité[1] ; ce qui a fait dire à un poète Arabe que Hatem a fait perdre le nom à cette vertu.

Attaf eût pu faire perdre pareillement le nom à Hatem. Celui-ci, comme votre Majesté l’a souvent entendu raconter, faisoit quelquefois tuer jusqu’à quarante chameaux pour régaler ses hôtes : un jour même n’ayant, par hasard, rien à offrir à un envoyé de l’empereur grec, il fit tuer pour lui son cheval, qui étoit d’un prix inestimable, et passoit pour le plus beau cheval de toute l’Arabie[2].

Ce sacrifice étoit grand ; mais Attaf en fit encore un plus grand, lorsque, pour sauver la vie à un ami, il lui céda, comme votre Majesté le verra dans cette histoire, une épouse charmante, et à laquelle il étoit tendrement attaché.


Le calife Haroun ayant un jour l’esprit fatigué par la multitude des affaires dont il venoit de s’occuper, et voulant se dissiper, appela son grand visir Giafar le Barmecide, Mesrour chef de ses eunuques, et passa avec eux dans une galerie qui renfermoit une multitude d’objets rares et curieux. Un grand nombre de ces objets étoient exposés aux regards ; les autres étoient renfermés dans des coffres précieux, ou dans des armoires de bois de sandal. Le calife, sans s’arrêter à ceux qui frappoient le plus les yeux par leur magnificence, dit à Mesrour de lui ouvrir une armoire. Mesrour l’ouvrit, et s’éloigna un peu. L’armoire étoit remplie de livres dont la plupart renfermoient des secrets merveilleux, des prédictions étonnantes.

Haroun Alraschid prend un de ces livres, et lit les premières pages. Cette lecture l’attendrit : il répand quelques larmes ; mais bientôt il se met à rire ; peu après il recommence à pleurer, et puis à rire ; enfin, il pleure encore, et rit ensuite une troisième fois.

Giafar, attentif aux diverses sensations qu’éprouvoit successivement le calife, ne put s’empêcher de lui dire : « Commandeur des croyans, quel est donc le sujet de ce livre, et pourquoi vous fait-il pleurer et rire presqu’en même temps, comme font ceux qui ont l’esprit aliéné ? Ce livre seroit-il capable de troubler la raison la plus saine, l’esprit le plus solide et le plus judicieux qui soit au monde ? »

« Giafar, répondit le calife, j’excuse ta curiosité ; mais la comparaison que tu fais des diverses affections que je viens d’éprouver avec ce qui arrive aux fous, est déplacée et téméraire, et le jugement que tu portes de ce livre est entièrement faux. Pour t’apprendre quel est son mérite, et te faire voir que je ne suis pas fou, sors de ma présence, et ne parois devant moi que lorsque tu seras mieux instruit, et que tu pourras me dire toi-même le contenu de cet ouvrage. Tu sauras alors pourquoi j’ai pleuré et ri tout à-la-fois. Sors, te dis-je ; et si tu parois devant moi avant de connoître la raison de ce qui te paroît aujourd’hui singulier, et même ridicule, la mort la plus affreuse sera la punition de ton audace. » En disant ces mots le calife ferma le livre, le remit dans l’armoire, et en prit la clef.

L’arrêt que venoit de prononcer le calife jeta le trouble et l’effroi dans l’ame de Giafar. Il sortit accablé de douleur, et se retira chez lui, marchant à pas lents, et réfléchissant à son aventure. « Quel affreux revers, disoit-il, en lui-même ! Je perds mon rang, ma fortune, et me voilà banni pour toujours de la présence du calife ; car comment pouvoir deviner ce qu’il a lu, et les motifs qui ont fait couler ses pleurs et excité ses ris ? »

Giafar, plongé dans ces réflexions, alloit entrer chez lui lorsque son père Iahia le Barmecide, déjà informé de ce qui venoit de se passer, s’avance à sa rencontre, et lui dit :

« Mon fils, tu as eu le malheur de déplaire au calife ; mais il ne faut pas désespérer de recouvrer ses bonnes grâces, et de satisfaire à ce qu’il exige de toi. Cet événement a quelque chose d’extraordinaire et de merveilleux, qui permet d’augurer ce qu’on n’oseroit attendre dans une circonstance ordinaire ; mais le temps peut seul nous dévoiler ce mystère, et mettre fin à ta disgrâce. Aujourd’hui le destin veut que tu t’éloignes du calife ; pars sans différer, et prends le chemin de Damas. »

« Mon père, répondit Giafar, j’ai la plus grande confiance dans vos lumières et dans votre expérience. Je suis prêt à suivre votre conseil, et vais seulement dire adieu à ma femme. »

« Garde-toi, reprit Iahia, d’entrer dans ton palais : quitte à l’instant ces lieux, et obéis à l’arrêt du destin qui doit décider de ton sort, et qui a préparé les événemens qui vont s’accomplir en toi. »

Giafar, docile aux avis de son père, monta aussitôt sur une mule qui se trouvoit à la porte de son palais, et prit le chemin de Damas. Après un voyage long et fatigant, pendant lequel il ne lui arriva rien de remarquable, il se trouva à la pointe du jour dans cette vallée délicieuse, appelée le Gouthah de Damas[3], qui s’étend à plus d’une journée de chemin à l’entour de la ville.

Quoique triste et inquiet, Giafar ne put voir, sans plaisir, ces lieux regardés avec raison comme le premier des quatre Ferdous, ou Paradis de l’Asie[4], et qui passent même pour avoir été autrefois le Paradis terrestre où fut placé le premier homme, lorsqu’il eut été formé de la terre grasse et féconde de cette contrée productrice. Giafar admiroit ces campagnes riantes, arrosées par des rivières qui descendent de l’Anti-Liban, se partagent en plusieurs bras joints ensemble par une multitude infinie de canaux, et vont se décharger dans un lac immense ; ces prairies toujours vertes, émaillées de mille fleurs qu’un printemps perpétuel fait éclore ; ces arbres de toute espèce, chargés des fruits les plus beaux et les plus délicieux du monde.

Comme il approchoit l’après-midi de la ville, après avoir traversé la vallée des violettes[5], il vit venir à lui plusieurs personnes dont une l’invita, de la manière la plus polie, à mettre pied à terre. C’étoit Attaf, qui se promenoit par hasard de ce côté-là avec plusieurs de ses amis, et qui, ayant reconnu de loin Giafar, s’étoit empressé de venir à sa rencontre.

Giafar descendit de sa mule : on se salua réciproquement ; et, après les complimens d’usage, Attaf invita la compagnie à venir se reposer dans son palais, qui étoit peu éloigné et situé à l’entrée de la ville. On entra dans une salle magnifique dont les murs étoient revêtus de marbre. Elle étoit ornée de tapis précieux et de sofas recouverts des plus riches étoffes. Au milieu étoit un grand bassin d’où jaillissoit un jet-d’eau qui alloit presque frapper le fond d’un dôme construit au-dessus.

Au bout d’environ une heure, on servit un repas composé d’un grand nombre de mets les plus exquis et les plus délicats. On apporta ensuite des bassins et des aiguières pour laver les mains. Une troupe de musiciens entra dans la salle, et exécuta un très-beau concert, après lequel on servit le dessert, qui se termina par le café.

Les convives s’étant retirés, Attaf resté seul avec Giafar, le remercia de l’honneur qu’il lui faisoit en logeant chez lui, et parut curieux de savoir quel étoit le motif de son voyage. Giafar ne fit aucune difficulté de s’ouvrir à Attaf, et lui raconta tout au long son aventure avec le calife Haroun Alraschid.

Attaf, touché de la confiance de Giafar, et sensible à sa disgrâce, l’exhorta à ne point trop s’affliger, et le pria de rester dans la maison où le hasard l’avoit d’abord conduit, l’assurant qu’il y seroit toujours le maître, et qu’il pourroit y demeurer dix ans, sans craindre de l’incommoder. En même temps Attaf fit dresser au milieu d’une sale un lit magnifique pour son hôte, et tout auprès un autre petit pour lui-même.

Giafar fut un peu surpris de cet arrangement, et demanda à Attaf s’il n’étoit pas marié. Attaf lui ayant répondu qu’il étoit marié : « Pourquoi, reprit Giafar, ne couchez-vous point auprès de votre épouse ? »

« Seigneur, repartit Attaf, mon épouse ne trouvera pas mauvais ce que je fais, et ne m’en aimera pas moins. Ne seroit-il pas en effet malhonnête à moi, de laisser seule une personne aussi considérable que vous, et d’aller passer la nuit auprès de mon épouse ; de me lever ensuite demain matin, et de me rendre seul aux bains ? En agir ainsi seroit, à mon sentiment, montrer un grand défaut de politesse, et manquer aux égards qu’on doit à un Seigneur aussi distingué. Assurément, tant que vous me ferez l’honneur d’habiter ma maison, je ne vous quitterai pas pour aller tenir compagnie à mon épouse ; mais je resterai auprès de vous jusqu’à ce que vous retourniez à Bagdad. »

Giafar ne put s’empêcher de remercier d’abord Attaf, et dit ensuite en lui-même : « Ceci est étonnant, et c’est pousser un peu loin la politesse et le désir de me faire honneur. »

Le lendemain matin, Giafar et Attaf se levèrent et allèrent ensemble au bain. Giafar, après s’être baigné, alloit reprendre ses habits, mais Attaf lui en présenta d’autres plus magnifiques.

Au sortir du bain, ils trouvèrent à la porte des chevaux tout prêts. Ils montèrent à cheval, se promenèrent aux environs de la ville, visitèrent le tombeau appelé Cabr alsett, et passèrent ainsi la journée d’une manière qui auroit pu amuser Giafar dans une autre circonstance. Le jour suivant, ils allèrent se promener d’un autre côté.

Quatre mois s’écoulèrent ainsi. Au bout de ce temps, Giafar ennuyé de voir qu’il ne lui arrivoit rien d’extraordinaire, et qui pût lui faire espérer la fin de son exil, s’abandonna de plus en plus à la tristesse et au chagrin. Son hôte s’en aperçut, et lui dit, un jour qu’il s’affligeoit au point de répandre des larmes :

« Pourquoi, Seigneur, vous affliger ainsi ? Cherchez plutôt à vous distraire, et dites-moi seulement ce que vous voudriez faire pour cela. »

« Il est vrai, généreux Attaf, répondit Giafar, que l’uniformité de nos plaisirs, ces promenades, qui se renouvellent tous les jours, quelque délicieux que soient les lieux que nous parcourons, ajoutent à mon ennui, J’aimerois mieux, je crois, me promener seul dans Damas, et visiter un jour la mosquée des Ommiades, qu’on regarde comme une des quatre merveilles du monde[6]. »

« Qui vous empêche, Seigneur, répondit Attaf, de faire ce qui vous plaît davantage ? Quelque plaisir que j’aie à vous accompagner, j’y renonce volontiers, si la solitude a pour vous plus de charmes, et peut vous procurer plus de dissipation. »

Giafar se leva aussitôt pour profiter de la liberté que lui laissoit son hôte. « Prenez cette bourse, lui dit Attaf, peut-être vous en aurez besoin.» Giafar accepta sans façon la bourse, et sortit avec autant de plaisir que s’il fût sorti d’une prison.

Après avoir traversé plusieurs rues et plusieurs places publiques, Giafar se trouva près de la mosquées des Ommiades et vis-à-vis de la porte appelée Giroun, à laquelle on monte par trente degrés de marbre. En entrant dans ce temple, qui est un monument de la piété et de la magnificence de Valid fils d’Abdalmalek, le sixième Calife de la famille des Ommiades, Giafar fut frappé de la variété des marbres, de l’éclat de l’or et des pierreries qui brilloient de toutes parts. Lorsqu’il eut considéré à loisir toutes ces beautés, et que sa curiosité fut satisfaite, il sortit par une porte opposée à celle par laquelle il étoit entré, et continua de se promener dans la ville.

En passant dans une rue détournée, Giafar vit un banc commode et voulut se reposer. En face de ce banc il y avoit des croisées sur lesquelles étoient des caisses remplies de giroflées, de basilics, et autres fleurs de toute espèce. Giafar fut à peine sur le banc, qu’il entendit ouvrir une des croisées, et vit paroître une jeune personne d’une figure charmante, faite pour enchanter tous ceux qui la voyoient.

La vue de cette jeune personne fit sur Giafar une impression d’autant plus vive, qu’il eut tout le temps de la considérer à son aise, tandis qu’elle arrosoit, les unes après les autres, les fleurs qui étoient sur sa fenêtre.

Lorsque toutes les fleurs furent arrosées, la jeune personne regarda dans la rue ; mais voyant que quelqu’un la considéroit, elle se retira précipitamment, et ferma la croisée. Giafar attendit long-tems, pour voir si la fenêtre ne s’ouvriroit pas une seconde fois. Le soir étant venu, il vouloit se retirer ; mais, chaque fois qu’il alloit se lever, il sentoit en lui-même quelque chose qui lui disoit : « Reste, peut-être elle va de nouveau paroître. »

La nuit surprit Giafar dans cette attente, et l’obligea d’y renoncer. Il sortit de la petite rue, marcha quelque temps dans une autre plus grande, et reconnut de loin le palais d’Attaf. Celui-ci l’attendoit depuis long-temps, et vint au-devant de lui.

« Illustre Seigneur, lui dit-il, il est tard, et je craignois qu’il ne vous fût arrivé quelque chose, ou que quelqu’un ne vous eût retenu chez lui. » « Où pourrois-je, répondit Giafar, trouver un hôte aussi poli et aussi généreux qu’Attaf ? Depuis long-temps je n’avois pas fait une promenade semblable à celle que j’ai faite aujourd’hui, et aussi propre à me dissiper et à m’amuser : voilà pourquoi je l’ai prolongée jusqu’à ce moment. »

Giafar et Attaf étant rentrés, on servit le souper. Giafar voulut prendre quelque chose comme à son ordinaire, mais il lui fut impossible de rien manger. Attaf s’aperçut que son hôte ne mangeoit pas, et lui en demanda la raison. « J’avois beaucoup d’appétit lorsque je dînai, répondit Giafar ; peut-être je m’y suis trop abandonné, et c’est pour cela que je ne puis souper. »

Attaf fit aussitôt desservir, et invita son hôte à se coucher. Giafar se mit au lit, mais il lui fut aussi impossible de dormir qu’il lui avoit été impossible de manger. Il pensoit continuellement à la jeune personne qu’il avoit vue à la fenêtre, poussoit de profonds soupirs, et disoit en lui-même : « Heureux celui qui pourra te posséder, ô soleil de beauté, lune du temps ! »

Giafar passa la nuit dans ce cruel état, ne pouvant fermer l’œil, et ne faisant que s’agiter et se retourner dans son lit. Il se trouva si fatigué le lendemain matin, qu’il n’eut pas la force de se lever. Attaf, étonné de ne pas le voir paroître, entra dans sa chambre, et lui dit :

« Vous m’inquiétez, Seigneur ; il fait grand jour, et vous restez au lit ! Est-ce que vous n’auriez pas bien dormi cette nuit ? » « C’est cela même, répondit Giafar. »

Attaf envoya aussitôt chercher le plus habile médecin de Damas, qui ne tarda pas à venir. « Qu’y a-t-il, dit-il, en s’approchant du lit de Giafar ? Votre maladie ne me paroît pas dangereuse, et il ne sera pas difficile de vous guérir. Où est votre mal ? » « J’ai mal partout, répondit Giafar. » Le médecin prit son bas, lui tâta le pouls, et en étudia le mouvement. Il connut aussitôt l’état de Giafar ; mais n’osant lui dire qu’il étoit amoureux, il demanda du papier pour écrire ce qu’il falloit lui donner.

On apporta du papier : le médecin s’assit, et fit semblant d’écrire son ordonnance. Dans ce moment on vint dire à Attaf qu’une esclave le demandoit. C’étoit une servante qui venoit de la part de son épouse, pour savoir ce qu’il falloit à dîner et à souper ; car Attaf, depuis que Giafar étoit chez lui, n’alloit pas voir son épouse.

Le médecin eut bientôt écrit son ordonnance. Il la mit sous le chevet de Giafar. Attaf, après avoir donné ses ordres, rencontra, en revenant, le médecin, et lui demanda s’il avoit écrit son ordonnance ? « Oui, dit-il, et je l’ai mise sous le chevet. » Attaf le remercia et lui donna une pièce d’or.

Attaf, en rentrant dans la chambre de Giafar, n’eut rien de plus pressé que de prendre le papier qui étoit sous le chevet. Il y lut ces mots :

« Votre hôte, seigneur Attaf, est amoureux : sachez quel est l’objet dont il est épris, et tâchez de le lui faire obtenir ; mais hâtez-vous, car dans quelques jours il ne seroit plus temps, et tous les remèdes seroient inutiles. »

« Comment, dit aussitôt Attaf, en s’adressant à Giafar, nous vivons ensemble, et vous me cachez ce qui se passe dans votre cœur ! Ce médecin est le plus habile de Damas, et ne peut s’être trompé sur votre état. Lisez ce billet. » Giafar lut le billet, et dit à Attaf :

« Ce médecin est un homme étonnant : il ne s’est effectivement pas trompé. Hier, en me promenant dans Damas, la vue d’une jeune personne que j’ai aperçue à sa croisée, m’a fait éprouver ce que jamais je n’avois encore éprouvé. Je sens que j’en suis éperdument amoureux, que cette passion me consume, qu’elle a déjà fait en moi les plus grands ravages, et qu’elle peut m’ôter dans peu la vie. »

Giafar fit ensuite à Attaf le détail de son aventure. Il lui dépeignit la rue, l’endroit où il étoit resté si long-temps assis, et la croisée garnie de basilics et de giroflées, où il avoit vu paroître la jeune personne. Il traça ensuite le portrait de cette beauté, peignit ses yeux, sa bouche, la tournure de son visage, l’élégance de sa taille, ses grâces, sa modestie. Attaf reconnut d’abord le lieu de la scène d’autant plus facilement qu’il avoit aperçu de loin Giafar sortir de la petite rue. Il vit pareillement que la maison devant laquelle Giafar s’étoit reposé étoit un corps de logis séparé du reste de son palais, et situé au bout de ses jardins, dans lequel habitoit son épouse. Le portrait de la jeune personne acheva de le convaincre que c’étoit son épouse, la belle Zalica, que Giafar avoit vue à sa croisée, et pour laquelle il avoit conçu une passion si violente.

« Que je suis heureux, dit-il aussitôt à son hôte, de pouvoir vous annoncer que je connois l’objet de votre amour, et que rien ne peut s’opposer à vos vœux ! La jeune personne que vous avez vue à la croisée, vient d’être répudiée par son mari. Je vais trouver à l’instant son père pour l’engager à ne promettre sa main à personne, et je vous ferai part du succès de ma démarche. »

Attaf sortit aussitôt de l’appartement de Giafar, traversa ses jardins, et se rendit au petit palais qu’habitoit son épouse, qui étoit en même temps sa cousine. Elle se leva dès qu’elle le vit, vint à sa rencontre, lui baisa la main, et lui dit en riant : « Mon cher Attaf, votre hôte est apparemment parti. » « Non pas, répondit Attaf, mais je viens vous voir un instant pour vous prévenir d’aller, le plutôt que vous pourrez, chez le seigneur Abdallah votre père. Je l’ai rencontré, il n’y a qu’un moment, sur la place publique ; il m’a appris que votre mère est incommodée d’une violente colique, et desire que vous vous rendiez sur-le-champ auprès d’elle. »

L’épouse d’Attaf, affligée de cette nouvelle, se prépare aussitôt à sortir, prend avec elle plusieurs de ses esclaves, arrive à la maison de son père, et frappe à la porte. Sa mère, qui se trouvoit là par hasard, ouvrit elle-même la porte. « Dieu soit loué, dit-elle en voyant sa fille, tu es bien aimable de venir ainsi nous surprendre ! » « C’est plutôt à moi de remercier Dieu, reprit l’épouse d’Attaf. Il me paroît que vous êtes débarrassée de votre colique : j’en suis enchantée. » « Ma colique, reprit la mère ! Que veux-tu dire ? » « N’avez-vous pas eu ce matin, répartit sa fille, une violente colique ? » « Moi ! Tu veux plaisanter, dit la mère. »

Pendant cette conversation, Abdallah survint. « Qu’y a-t-il donc, dit-il ? Il me semble que j’entends parler de colique. Quelqu’un est-il malade ? » « Mon père, lui dit sa fille, n’avez-vous pas rencontré tout-à-l’heure mon mari, et ne lui avez-vous pas dit que ma mère étoit incommodée d’une violente colique ? » « Je ne suis pas sorti d’aujourd’hui, dit le père, et je n’ai encore vu personne. »

Tandis qu’ils cherchoient à éclaircir ce mystère, ils entendirent frapper à la porte, et virent entrer des porteurs chargés de paquets. « Quels sont ces paquets, dit Abdallah ? » « Ce sont, répondit un des porteurs, des paquets que vous envoie le seigneur Attaf, et qui contiennent les hardes de votre fille. » « Que veut dire ceci, dit Abdallah en lançant à sa fille un regard plein de courroux, et qu’avez-vous fait à votre mari pour qu’il envoie ici derrière vous tout ce qui vous appartient ? » « Au nom de Dieu, lui dit sa femme, arrêtez, et ne formez pas des soupçons injurieux à l’honneur de votre fille ! »

Sur ces entrefaites, Attaf arriva, suivi de plusieurs de ses amis. « Pourquoi vous conduire de cette manière, lui dit son beau-père ? » « Seigneur, répondit Attaf, je n’ai aucun reproche à faire à votre fille, et je ne puis que rendre hommage à sa vertu, à sa candeur et à son innocence ; mais un serment indiscret m’est échappé : l’événement a trompé mon attente, et m’oblige, en gémissant sur mon imprudence, à me séparer d’elle et à lui rendre sa liberté. »

Attaf remit aussitôt en pleurant à son épouse ce qui lui revenoit encore, fit dresser l’acte qui lui rendoit sa liberté, et s’empressa de rejoindre Giafar.

« Depuis le moment où je vous ai quitté, lui dit-il en l’abordant, jusqu’à ce moment-ci, je n’ai été occupé que de vous, et j’ai tout arrangé de manière que personne ne peut vous ravir celle dont la possession doit vous rendre la santé. Vous pouvez maintenant bannir tout souci et toute inquiétude, vous promener, aller aux bains, ne songer qu’à vous divertir, jusqu’au moment où elle pourra se remarier selon les lois. »

Quelque amoureux que fût Giafar, il sentit qu’il falloit attendre que le délai rigoureux fut écoulé. Pénétré de la grandeur du service que venoit de lui rendre Attaf, il lui en témoigna sa reconnoissance dans les termes les plus forts qu’il put trouver. Sa maladie se dissipa bientôt, et il ne s’occupa plus que du bonheur dont il alloit bientôt jouir.

Attaf, redoublant de soins et d’attentions pour son hôte, cherchoit à l’amuser et à lui faire paroître le temps moins long, en lui procurant toutes sortes de plaisirs et de divertissemens. Le délai étant près d’expirer, il voulut assurer le succès du mariage de Giafar, et lui communiquer le projet qu’il avoit conçu pour cela.

« Mon cher Seigneur, lui dit-il, pour épouser la personne dont vous êtes épris, il faut renoncer à l’incognito, paroître ici avec tout l’éclat de votre charge, et vous faire rendre les honneurs qui appartiennent au premier visir. J’aurai soin de vous procurer les équipages, le cortége et toutes les choses nécessaires. Vous sortirez secrètement de chez moi pour vous rendre à Hems[7] ou à Hamah ; j’y ferai porter vos bagages, et vous y trouverez des cavaliers bien montés. Vous enverrez ici des courriers pour annoncer que vous venez de parcourir l’Égypte, que vous parcourez maintenant la Syrie, par ordre du Calife, et que vous comptez vous rendre tel jour à Damas. On vous fera dresser des tentes hors de la ville. Le gouverneur et les grands iront au-devant de vous et vous rendront leurs hommages. Vous enverrez alors chercher le seigneur Abdallah et vous lui demanderez sa fille en mariage. Il se trouvera très-honoré de votre alliance, et vous l’accordera sur-le-champ. Vous ferez aussitôt dresser le contrat, et vous continuerez votre route pour Bagdad. »

Giafar, toujours résolu de s’abandonner entièrement au destin, et commençant à entrevoir dans son aventure quelque chose d’extraordinaire, et peut-être le terme de son exil, approuvai les mesures que lui proposoit Attaf, et le remercia de son zèle et de sa générosité. Lorsque tout fut disposé, Giafar partit secrètement.

Au bout de quelques jours, vingt cavaliers arrivèrent à Damas, et annoncèrent que le grand visir Giafar, après avoir parcouru l’Égypte, parcouroit la Syrie, par ordre du calife, et qu’il alloit passer par la capitale de la province.

Cette nouvelle se répandit bientôt parmi tous les habitans. Le gouverneur, Abdalmalek ebn Merouan, fit dresser des tentes hors de la ville, et alla à sa rencontre jusqu’à une demi-journée de chemin, accompagné des principaux officiers et des magistrats. Tous s’empressèrent à l’envi d’offrir à Giafar des présens, et il trouva, en entrant dans sa tente, un repas magnifique. Toute la ville sortit pour voir le premier visir, et ce jour fut un jour de fête et de réjouissance publique.

Giafar, au milieu de toute cette pompe et de ces honneurs, envoya chercher le père de la jeune personne dont il étoit amoureux. Abdallah (c’étoit, comme on l’a déjà dit, le nom de ce seigneur) s’empressa de se rendre aux ordres du grand visir, et s’inclina profondément devant lui.

« Votre fille, lui dit Giafar, vient d’être répudiée par son mari. » « Il est vrai, Seigneur, répondit Abdallah, elle est présentement chez moi. » « J’ai entendu parler, reprit Giafar, de sa beauté, de son esprit ; je voudrois l’épouser. « « Seigneur, répartit Abdallah en s’inclinant de nouveau profondément, je suis prêt à vous remettre entre les mains votre esclave. » « Je me charge de sa dot, dit alors le gouverneur de Damas. « « Et moi, je l’ai déjà reçue, reprit Abdallah. »

On dressa aussitôt le contrat de mariage. Le gouverneur invita Giafar à venir loger dans son palais ; mais Giafar s’excusa, en disant qu’il devoit continuer sa route le lendemain. Il prévint en même temps Abdallah de faire en sorte que sa fille fût prête à partir avec lui.

Abdallah sortit aussitôt pour annoncer à sa fille le nouveau mariage qu’il venoit de conclure pour elle. Il l’aborda avec les témoignages de la plus grande joie, et lui vanta beaucoup le rang et les richesses de son nouvel époux. La fille d’Abdallah, qui aimoit Attaf, vit avec peine qu’elle alloit passer dans les bras d’un autre. Peu sensible aux idées de grandeur et d’ambition qui flattoient son père, elle ne lui répondit que pour lui témoigner sa soumission, et se retira dans l’intérieur de son appartement.

La nuit suivante se passa dans les plaisirs. Toute la ville et les maisons de campagne des environs étoient illuminées. Les grands et le peuple étoient également enchantés de la présence du grand visir, et du mariage qu’il venoit de contracter à Damas.

Le lendemain, Giafar fit annoncer qu’il se mettroit en marche sur les trois heures après-midi. Abdallah eut soin de tout préparer pour le départ de sa fille, et la fit monter dans une litière magnifique. À l’heure indiquée, les trompettes donnèrent le signal. Giafar s’avança, accompagné du gouverneur et des principaux de la ville. Derrière eux venoit la litière de la nouvelle mariée, environnée de ses femmes et de ses esclaves. Le reste du cortége marchoit ensuite.

Lorsqu’on fut arrivé à l’endroit appelé Cobbal alasafir, il ne voulut pas souffrir qu’on l’accompagnât plus loin. Il congédia le gouverneur et les principaux de Damas, et les remercia des témoignages d’attachement qu’ils lui avoient donnés.

Le gouverneur de Damas, et ceux qui l’accompagnoient, rencontrèrent, en revenant à la ville, Attaf qui alloit faire ses adieux au premier visir. On se salua de part et d’autre, et le gouverneur dit à Attaf : « Nous venons de reconduire le premier visir, et vous ne faites que de sortir. » « Je ne croyois pas, répondit Attaf, qu’il dût partir aussi promptement. Quand j’ai su qu’il étoit monté à cheval, j’ai rassemblé quelques-uns de mes gens, et je vais pour le joindre. » « En vous hâtant, vous le trouverez encore, reprit le gouverneur, près de Cobbal alasafir. »

Attaf fit faire diligence à sa petite troupe, et joignit bientôt Giafar. Il descendit de cheval, s’approcha du premier visir, et lui dit : « Je rends grâce à Dieu qui a rendu le calme et la joie à votre âme en vous donnant l’objet de vos désirs. »

« Mon cher Attaf, répondit Giafar, c’est à toi que je dois mon bonheur : j’espère reconnoître bientôt le service important que tu m’as rendu. Je ne t’ai causé, jusqu’ici, que trop de peines et d’embarras ; retourne sur tes pas, je ne veux pas que tu passes une nuit hors de ton palais. » Attaf, craignant de se rendre importun, ou de désobliger le premier visir en l’accompagnant plus loin, lui souhaita un heureux voyage, et reprit le chemin de Damas.

Cependant les ennemis qu’Attaf avoit auprès du gouverneur, cherchèrent à profiter de la circonstance pour le perdre. « Savez-vous, dit l’un d’eux nommé Hassan, à Abdalmalek, pourquoi Attaf est parti si tard pour aller faire ses adieux au grand visir ? » « Pourquoi, répondit le gouverneur ? » « C’est, reprit Hassan, pour se trouver seul avec lui, et pouvoir l’entretenir plus librement ; car le grand visir a passé chez lui plusieurs mois incognito. C’est peut-être aussi pour voir encore une fois sa femme, qu’Attaf se rend après vous auprès de Giafar. »

« De quelle femme voulez-vous parler, dit le gouverneur ? » « De la femme d’Attaf, reprit Hassan ; de cette jeune femme qu’il a répudiée pour la donner au grand visir. » « Comment, dit le gouverneur, seroit-ce la belle Zalica, la plus jeune des femmes d’Attaf, celle qu’il aimoit plus que toutes les autres ? » « C’est elle-même, reprit Hassan : cette séparation a dû coûter à Attaf ; mais que ne fait-on pas pour satisfaire son ambition ! Il espère que le grand visir, pour prix de cette complaisance, lui fera donner le gouvernement de Damas. »

Ces discours perfides produisirent sur l’esprit du gouverneur de Damas l’effet qu’attendoient les ennemis d’Attaf. Il conçut une violente jalousie contre lui, et résolut de s’en défaire sur-le-champ. Dans ce dessein, il fit cacher, pendant la nuit, dans le jardin d’Attaf, le corps d’un homme qui venoit d’être assassiné. Le lendemain, après quelques perquisitions, faites seulement pour la forme, dans divers endroits, on entra chez Attaf.

L’officier de police, chargé de cette commission, étoit instruit de tout et dévoué au gouverneur. Le cadavre fut bientôt trouvé. On se saisit de la personne d’Attaf, on l’amena devant Abdalmalek. Il feignit le plus grand étonnement en voyant paroître Attaf conduit par l’officier de police, et parut fort attentif au rapport que lui fit cet officier.

« Savez-vous, dit ensuite Abdalmalek à Attaf, qui a tué l’homme dont on a trouvé le corps dans votre jardin ? » « C’est moi qui l’ai tué, répondit Attaf. » « Que vous avoit-il fait, continua le gouverneur, et pourquoi l’avez vous tué ? » « Seigneur, reprit Attaf, il est inutile de me faire ces questions. Si je me reconnois coupable de ce meurtre, vous devez penser que c’est pour payer seul l’amende, empêcher que mes voisins ne soient inquiétés et obligés d’en payer une partie. »

« Je ne me contente pas, reprit vivement le gouverneur, de punir le meurtre par une simple amende. Je prétends suivre exactement la loi, et juger selon ce précepte divin[8] : « Âme pour âme. »

Le gouverneur se tournant alors du côté de l’assemblée, interpella plusieurs de ceux qui étoient présens de déposer ce qu’ils venoient d’entendre dire à Attaf. Tous déposèrent qu’Attaf s’étoit reconnu coupable du meurtre. « Attaf, leur demanda ensuite le gouverneur, jouit-il de toute sa raison, ou a-t-il l’esprit aliéné ? » Tous attestèrent qu’Attaf jouissoit de toute sa raison. Le gouverneur dit alors aux juges :

« Vous avez entendu les déclarations des témoins, et l’aveu fait par le coupable ; appliquez la peine portée par la loi, et prononcez la sentence. »

Les juges ne purent s’empêcher de condamner à mort Attaf, d’après sa déclaration. On fit lecture de la sentence, et le gouverneur envoya aussitôt chercher le bourreau.

Toute l’assemblée étoit consternée. Le peuple bientôt instruit de cet événement, accouroit en foule, et murmuroit hautement. Le gouverneur crut qu’il étoit prudent de ne pas faire exécuter publiquement Attaf. Il parut se rendre aux instances de ceux qui l’entouroient, et commanda qu’on le conduisît en prison ; mais en même-temps il fit dire secrétement au geolier qu’il enverroit étrangler ce prisonnier la nuit suivante.

Le geolier étoit attaché à Attaf, dont il avoit plus d’une fois éprouvé la bienfaisance. Il fut révolté de la conduite du gouverneur, qui lui parut l’effet de la haine et de la jalousie. Il ne douta pas que, si le calife étoit instruit de cette affaire, il ne reconnût l’innocence d’Attaf, et ne punît le gouverneur. Il résolut donc d’exposer sa vie pour sauver celle de son bienfaiteur et lui donner les moyens de faire entendre ses plaintes.

Dans cette intention, le geôlier s’approcha d’Attaf, et lui fit part de ce qu’il venoit d’apprendre. « J’attends tranquillement la mort, répondit Attaf ; je voulois obliger mes voisins, et les dispenser de payer l’amende. Le service que je leur ai rendu est cause de ma mort. Je dois adorer les décrets de Dieu, et me soumettre à ma destinée. » « Que dites-vous, reprit le geôlier ? Je veux vous sauver, et sacrifier, s’il le faut, ma vie pour racheter la vôtre. Je vais d’abord briser vos chaînes ; ensuite je me ferai plusieurs blessures au visage, je déchirerai mes habits, et je m’arracherai la barbe ; vous me mettrez ce tampon dans la bouche, vous sortirez de la prison, et vous vous éloignerez promptement. »

Attaf accepta les offres du geolier, et le remercia, en pleurant, de sa générosité. Il sortit de prison quand tout fut exécuté, et prit aussitôt le chemin de Bagdad.

Cependant le gouverneur de Damas, empressé de se défaire d’Attaf, se rendit à la prison vers le milieu de la nuit, accompagné seulement du bourreau. Quelle fut sa surprise, lorsqu’il vit la porte ouverte, le geolier tout couvert de sang, la barbe arrachée, les habits déchirés, et levant les mains au ciel sans pouvoir parler ! Il fit ôter le tampon qu’il avoit dans la bouche, et lui demanda qui l’avoit mis dans cet état ?

« Seigneur, répondit le geôlier, il y a environ une heure qu’une troupe de scélérats ont brisé la porte de la prison, et se sont jetés sur moi. J’ai crié de toutes mes forces, et j’ai appelé au secours : ils m’ont mis ce tampon dans la bouche, et m’ont assommé de coups. Tandis qu’une partie de ces scélérats me traitoit ainsi, les autres ont brisé les fers d’Attaf, et l’ont emmené avec eux. Ils avoient tous le visage barbouillé de noir et de rouge, et ressembloient à des démons ; de façon qu’il m’a été impossible d’en reconnoître aucun. »

Le gouverneur, au désespoir de voir sa victime lui échapper, ne savoit s’il devoit ajouter foi au rapport du geolier, et demanda au bourreau ce qu’il pensoit de cet événement ? Celui-ci lui dit que le geolier occupoit depuis long-temps cette place, dans laquelle il avoit succédé à son père, et que jamais il n’avoit laissé échapper aucun prisonnier.

Le gouverneur, pour punir le geolier, se contenta de lui ôter sa place. De retour dans son palais, il envoya de différens côtés des cavaliers à la poursuite d’Attaf. Ceux-ci, après avoir battu de tous côtés la campagne, revinrent au bout de plusieurs jours, sans avoir pu apprendre aucune nouvelle de celui qu’ils cherchoient.

Cependant Attaf, après une marche longue et pénible à travers des déserts et des chemins détournés, n’étoit plus qu’à quelques journées de chemin de Bagdad, lorsqu’il fut attaqué par des brigands qui lui ôtèrent tout ce qu’il avoit sur lui. Il continua ainsi sa route, et arriva dans ce pitoyable état à la ville. Il demanda le palais du grand visir, et s’y rendit ; mais, lorsqu’il voulut entrer, on le repoussa. Comme il se tenoit à la porte, il vit passer un vieillard d’une figure respectable, et lui demanda s’il avoit une écritoire et un calam[9] ? « Oui, lui répondit le vieillard, et je vais écrire pour vous, si vous voulez. » « Je vous remercie, répartit Attaf, je vais écrire moi-même. » Il prit l’écritoire, et mit par écrit à Giafar tout ce qui venoit de lui arriver. Il remercia ensuite le vieillard, en lui rendant son écritoire, et s’avança vers les gardes qui étoient à la porte, en priant l’un d’eux de remettre sa lettre au premier visir. Le garde la prit, et promit de la remettre sur-le-champ.

Au même instant, on entendit un grand bruit de tambours. Chacun se demandoit ce que c’étoit. On apprit bientôt qu’il venoit de naître un enfant au calife, et qu’on alloit faire des réjouissances publiques pendant sept jours. Aussitôt, tout fut en mouvement dans le palais ; on alloit, on venoit, on se pressoit de tous côtés.

Au milieu de ce tumulte, le soldat qui s’étoit chargé de la lettre d’Attaf, la laissa tomber ; une nouvelle garde vint se poster à la porte du palais ; on se saisit d’Attaf, et on le conduisit en prison. Peu après, le grand visir monta à cheval, et fit publier, dans toute la ville, l’ordonnance du calife pour les réjouissances publiques qui dévoient durer sept jours. Par cette même ordonnance, le calife rendoit la liberté à tous les prisonniers.

Attaf, relâché avec les autres, vit bien qu’il ne pourroit pas informer facilement Giafar de ce qui le concernoit, et qu’il falloit attendre pour cela une occasion favorable. Il trouva en sortant de prison toute la ville décorée et illuminée ; l’air retentissoit du bruit des instrumens de musique, et les rues étoient bordées, des deux côtés, de longues tables couvertes de mets de toute espèce. Attaf prit part aux repas publics, et passa ainsi les sept jours de réjouissances.

Le soir du septième jour, chacun se retira chez soi, fatigué de plaisir. Les rues devinrent aussi désertes qu’elles avoient été peuplées quelques heures auparavant, et le silence le plus profond succéda au bruit et au tumulte.

Attaf entra alors dans une mosquée pour y passer la nuit ; mais après qu’on eut fait la prière du soir, un des gardes de la mosquée s’approcha de lui, et lui dit de sortir, avant qu’on fermât la porte. « Laissez-moi, dit Attaf, passer la nuit dans un coin. » « Cela est impossible, répondit le gardien : hier, on nous a volé un tapis, et je ne veux pas que personne couche ici cette nuit. » « Je suis étranger, reprit Attaf, et ne connois personne dans cette ville ; donnez-moi l’hospitalité pour aujourd’hui seulement. » Le gardien ne voulut rien écouter, et obligea Attaf de sortir.

Dès qu’Attaf fut dans la rue, il se vit poursuivi par une multitude de chiens qui aboyoient après lui, tandis que les gardiens des marchés et des divers quartiers lui crioient de s’éloigner. Il aperçut une place couverte de débris et inhabitée, et voulut s’y cacher. En y arrivant, il rencontra sous ses pieds quelque chose qui le fit tomber. Il reconnut que c’étoit un cadavre, et se releva tout couvert de sang.

Dans ce moment même, le lieutenant de police passa par là avec ses gens. On se saisit d’Attaf, et on le mena en prison. Mais laissons, pour un moment, Attaf déplorant son malheureux sort, et retournons à Giafar que nous avons quitté près de Cobbat alasafir, faisant route vers Bagdad, avec la nombreuse suite que lui avoit donné Attaf, et la jeune épouse dont il lui avoit fait le sacrifice.

Après quelques heures de marche, Giafar s’arrêta dans un lieu commode, pour passer la nuit. Les domestiques chargés du soin des tentes, avoient pris les devans, et avoient dressé deux magnifiques pavillons, l’un pour Giafar, l’autre pour la nouvelle mariée.

Lorsque chacun fut retiré dans sa tente, Giafar empressé de se trouver seul avec la beauté pour laquelle il avoit conçu une passion aussi violente, se rendit près de Zalica. Dès qu’elle l’aperçut, elle se cacha le visage de ses mains. Giafar la salua ; elle lui rendit humblement le salut, mais sans changer d’attitude.

« Pourquoi, lui dit Giafar, me dérober la vue de ces yeux qui m’ont si bien fait sentir leur pouvoir ? N’êtes-vous pas mon épouse ? » « Seigneur, répondit Zalica, si un prince aussi puissant que vous veut prendre la femme de celui qui lui a donné long-temps l’hospitalité, et qui a prodigué pour lui ses biens et ses richesses, je suis votre épouse, et même votre esclave. » « Que signifie ce discours, répliqua Giafar, vous n’êtes pas la femme d’Attaf ? »

« Je le fus, répartit Zalica, et je devrois l’être encore. Le mal dont vous fûtes atteint après m’avoir vue arroser des fleurs à une croisée, détermina Attaf à me répudier pour me donner à vous ; mais je pense que vous n’abuserez pas de la générosité de celui que je regarde toujours comme mon mari ; et c’est pour cela que je me cache devant vous le visage. »

Giafar fut on ne peut plus étonné de ce qu’il venoit d’apprendre. « Puisqu’il est ainsi, dit-il après un moment de réflexion, quoique selon les lois vous ne soyez plus à Attaf, mais à moi, je vous regarde comme n’ayant pas cessé d’appartenir à mon ami, et j’aurai pour vous les égards et le respect que j’aurois pour ma mère ou ma sœur. Après être partie avec moi et avoir ici passé la nuit, vous ne pouvez retourner auprès d’Attaf, sans donner lieu à des soupçons injurieux pour votre honneur et le sien. Il vaut mieux venir jusqu’à Bagdad. Vous recevrez sur la route les honneurs qu’on a coutume de rendre à l’épouse du premier visir, et vous profiterez des présens qu’on viendra vous offrir. Arrivé à Bagdad, je vous donnerai un palais, des esclaves, des eunuques, des habillemens de toute espèce, et une pension convenable à mon rang. Tout cela vous appartiendra, et vous pourrez en disposer quand les circonstances nous auront appris le parti qu’il conviendra de prendre. En attendant, soyez sans la moindre inquiétude, et reposez-vous sur ma délicatesse du soin de ménager la vôtre. La passion que j’avois d’abord conçue pour vous a pris tout-à-coup un caractère différent, et s’est changée en une tendresse fraternelle aussi forte que mon amour étoit ardent. »

En achevant ces mots, Giafar s’éloigna de Zalica, et se retira dans sa tente. On se remit en route le lendemain matin. Toutes les villes par lesquelles on passoit, s’empressoient de venir rendre hommage à celle qu’on regardoit comme l’épouse du premier visir, et de lui apporter des présens. Giafar lui donna en arrivant à Bagdad un palais magnifiquement meublé, qui dépendoit de son sérail ; il mit auprès d’elle un grand nombre d’eunuques et d’esclaves ; lui fit présent de bijoux précieux, de riches habillemens, et n’oublia rien de ce qui pouvoit la flatter et l’amuser.

Giafar avoit tout lieu d’espérer que la colère du calife seroit apaisée, et que le récit des aventures qui lui étoient arrivées pendant son exil, pourroit le faire rentrer dans les bonnes grâces de son maître. « D’où viens-tu, lui dit Haroun en le voyant ? Et où as-tu été depuis que je t’ai ordonné de t’éloigner de ma présence ? » « J’ai été à Damas, répondit Giafar. » « Chez qui as-tu demeuré, lui demanda le calife ? » « Chez Attaf, répondit le visir. » Giafar raconta ensuite au calife tout ce qui s’étoit passé entre lui et Attaf.

Lorsque Giafar eut achevé, le calife appela Mesrour, lui remit une clef, et lui dit d’aller chercher le livre qu’il avoit lu devant lui et son visir quelques mois auparavant. Mesrour ayant apporté le livre, le calife le présenta à Giafar, qui vit avec étonnement qu’il renfermoit tout ce qui lui étoit arrivé depuis son départ de Bagdad jusqu’au moment où il s’étoit séparé d’Attaf près de Cobbat alasafir.

« Ferme le livre, lui dit alors le calife ; je te ferai lire la suite lorsque les événemens qu’elle contient seront accomplis. Jusqu’ici tu as éprouvé tout ce qui y est prédit. Tu vois donc que j’avois raison de te dire de ne paroître devant moi que lorsque tu pourrois répondre toi-même à la question que tu me faisois, et me dire ce que j’avois lu. Tu vois aussi pourquoi je pleurois, et riois alternativement ; je partageois la peine et la satisfaction que tes diverses aventures t’ont fait éprouver successivement. »

Le calife reprit alors le livre, et dit à Mesrour de le remettre dans l’armoire. « Retire-toi maintenant chez toi, dit-il ensuite à Giafar, et reprends les fonctions de ta place ; ma colère n’étoit qu’une colère feinte ; je voulois éprouver la vérité des prédictions renfermées dans ce livre. Je te rends toute mon amitié ; et ton obéissance dans cette circonstance, n’a fait qu’augmenter mon attachement pour toi.

Cependant Attaf ayant passé la nuit en prison, fut conduit le lendemain devant le cadi, qui lui demanda si c’étoit lui qui avoit tué l’homme près duquel il avoit été trouvé couvert de sang ? « C’est moi qui l’ai tué, répondit Attaf. » « L’avez-vous fait de propos délibéré ? » « Oui. » « Jouissez-vous de toute votre raison ? » « Oui. » « Quel est votre nom ? » « Attaf. »

Le cadi envoya aussitôt faire le rapport de cette affaire au mufti, qui prononça la sentence. Le greffier dressa le procès-verbal, et envoya les pièces du procès au premier visir. L’ordre de mettre la sentence à exécution fut bientôt expédié, et Attaf conduit au pied de la potence.

Le grand visir, accompagné d’une suite nombreuse, passa par hasard en ce moment près du lieu où alloit se faire l’exécution. L’officier qui devoit y présider, ayant aperçu le grand visir, courut au-devant de lui, pour lui rendre ses devoirs.

« Quelle est cette exécution qui attire tant de monde, lui demanda Giafar ? » « Nous allons, répondit l’officier, pendre cet habitant de Damas qui a assassiné un homme. » « Quel est cet habitant de Damas, reprit Giafar ? » « C’est un nommé Attaf, dit l’officier. »

À ce nom, Giafar jeta un grand cri, et commanda qu’on lui amenât Attaf. L’officier courut, délia la corde qui étoit déjà attachée au cou d’Attaf, et l’amena à Giafar qui le reconnut, malgré l’état affreux dans lequel il étoit, et se jeta à son cou. Attaf reconnut de son côté Giafar, et le serra dans ses bras.

« Que veut dire ceci, mon cher Attaf, dit le visir en pleurant ? » « Ma liaison avec vous, répondit Attaf, m’a conduit jusqu’ici de malheur en malheur. » À ces mots, ils tombèrent l’un sur l’autre sans connoissance. On les releva ; et après qu’ils eurent repris leurs esprits, Giafar fit conduire Attaf aux bains. Il lui envoya un magnifique habillement, et le fit venir dans son palais.

On servit d’abord à Attaf les rafraîchissemens et la nourriture dont il avoit besoin. Giafar le pria ensuite de lui apprendre tout ce qui lui étoit arrivé depuis leur séparation près de Cobbat alasafir.

Attaf lui raconta la perfidie d’Abdalmalek, le stratagème du geolier qui l’avoit mis en liberté, la manière dont il avoit été dépouillé près de Bagdad, la tentative inutile qu’il avoit faite pour lui faire savoir ses malheurs, comment il avoit passé les sept jours de réjouissances publiques, ce qui l’avoit obligé de sortir de la Mosquée, enfin comment il avoit été arrêté et pris pour un assassin.

Giafar raconta de son côté à Attaf de quelle manière il avoit appris que Zalica étoit son épouse. Il le conduisit aussitôt auprès d’elle, la lui rendit, et les laissa seuls.

Zalica fit éclater sa joie en revoyant Attaf. Elle se laissa tomber dans ses bras, et lui répéta plusieurs fois : « N’est-ce point ici un songe ? Est-ce bien vous que je vois, mon cher Attaf ? « Ces deux époux se racontèrent mutuellement leurs aventures. Zelica vanta beaucoup à son mari la manière généreuse dont Giafar s’étoit conduit avec elle, et elle lui fit le détail des honneurs et des présens qu’elle avoit reçus.

Le lendemain Giafar se rendit de bonne heure auprès du calife, et lui raconta l’histoire d’Attaf.

« Assurément, dit le calife lorsque Giafar eut fini, voilà une histoire des plus extraordinaires. » Le calife appela en même temps Mesrour, et lui ordonna d’apporter le livre qu’il lui avoit demandé quelques jours auparavant. Mesrour ayant apporté le livre, le calife le fit donner à Giafar, et lui dit de lire. Giafar y lut tout ce qui étoit arrivé à Attaf.

« Tu vois, dit alors le calife à Giafar, combien ce livre est merveilleux, et comme il mérite d’être gardé précieusement ! Assuré que les événemens qui y sont annoncés ne pouvoient manquer d’arriver, je t’ai ordonné de ne pas paroître devant moi avant de savoir toi-même ce qu’il renfermoit. Tu es parti, tu t’es abandonné à la destinée ; les événemens se sont développés, et tu as tout appris, ou par toi-même, ou de la bouche d’Attaf. L’idée de ce que vous deviez souffrir l’un et l’autre devoit naturellement m’affliger ; et j’avois quelque raison de rire, en pensant qu’il dépendoit de moi de retenir ou de précipiter le cours de tant d’incidens. Ta curiosité, le jugement peu favorable que tu portois de ce livre, ont provoqué l’ordre que je t’ai donné de t’éloigner de moi, et dès-lors vous deviez nécessairement éprouver tous les deux ce que vous avez éprouvé. »

Le calife voulut ensuite voir Attaf, et commanda qu’on l’amenât. Attaf se prosterna devant lui, et fit des vœux pour la durée et la prospérité de son règne. Le calife lui demanda ce qu’il desiroit qu’il lui accordât ?

« Commandeur des croyans, dit Attaf, pardonnez à Abdalmalek. » « Comment, reprit le calife, tu demandes grâce pour lui, après qu’il a voulu te faire périr ? » « Ce n’est pas sa faute, repartit Attaf, mais la faute de ceux qui l’ont trompé, et l’ont excité contre moi par leurs perfides suggestions. Quant à moi, je lui pardonne de bon cœur, et je donne au geolier tout ce qui m’appartient. Confirmez, je vous prie, cette donation ; et pour empêcher qu’Abdalmalek ne soit trompé par la suite, accordez à ce geolier le droit de reviser tout ce que fera le gouverneur, et que rien ne se fasse dorénavant à Damas sans que mon libérateur y appose le sceau que vous voudrez bien lui envoyer. » Le calife consentit sans peine à ce qu’Attaf lui demandoit ; et ses ordres furent remis à un courrier qui partit sur-le-champ pour Damas.

Le bruit s’étoit répandu dans Damas qu’Attaf étoit allé à Bagdad pour porter ses plaintes au calife. On ne doutoit pas qu’Abdalmalek ne payât de sa tête le crime dont il s’étoit rendu coupable. On craignoit même que toute la ville ne ressentît les effets de la colère d’Haroun Alraschid, et l’on attendoit avec impatience des nouvelles de la capitale de l’empire. Tout le peuple alla au-devant du courrier, et fit éclater sa joie lorsqu’il fut instruit du contenu de ses dépêches.

Le gouverneur s’estima fort heureux d’avoir obtenu son pardon, et fit remettre au geolier le sceau que lui envoyoit le calife, ainsi que la donation qui lui assuroit tous les biens et toutes les richesses d’Attaf. Le geolier, fort étonné de son élévation, écrivit à Attaf pour lui témoigner sa reconnoissance.

Giafar se chargea de dédommager son hôte et son ami. Attaf, par ses soins, se trouva bientôt dix fois plus riche qu’il n’étoit auparavant.


Scheherazade venoit d’achever l’histoire d’Attaf, et le jour qui paroissoit ne lui permettoit pas d’en commencer une autre. « Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous ai souvent entendu parler des anciens héros de l’Arabie, et de leurs aventures merveilleuses ; je m’étonne que vous n’en ayez encore raconté aucune au sultan. » « Ma sœur, reprit Scheherazade, je me propose, si le sultan veut bien prolonger encore ma vie, de lui raconter demain l’histoire du prince Habib et de la belle Dorrat Algoase. » Le sultan Schahriar ayant témoigné qu’il écouteroit volontiers cette histoire, Scheherazade la commença le lendemain en ces termes :

HISTOIRE
DU PRINCE HABIB
ET
DE DORRAT ALGOASE.


La tribu des Benou Helal[10] avoit pour chef l’émir Selama, qui passoit pour le capitaine le plus vaillant et le plus expérimenté de son temps. Il commandoit à soixante-six autres tribus moins considérables, et entretenoit toujours autour de sa personne mille cavaliers qui étoient l’élite de toute l’Arabie.

Quoique l’émir Selama fût déjà avancé en âge, il n’avoit pas encore d’enfant, et desiroit beaucoup d’en avoir. Une nuit qu’il dormoit tranquillement, il crut entendre une voix qui lui disoit : « Approche-toi de ton épouse, elle concevra, et te donnera un fils. »

Selama obéit à la voix du ciel, et son épouse Camar Alaschraf[11] mit au monde, au bout de neuf mois, un fils aussi beau que la lune lorsqu’elle est dans son plein. L’émir, transporté de joie, prit l’enfant dans ses bras, le caressa, et l’appela Habib ou le Bien-Aimé.

Camar Alaschraf ne voulut point que son fils suçât un lait étranger ; elle le nourrit pendant deux ans, et prit le plus grand soin de son enfance. Son père s’occupa ensuite de son éducation. Il fit venir plusieurs maîtres ; choisit dans le nombre de ceux qui se présentèrent, celui qui avoit le plus de talens, et le chargea de former le cœur et l’esprit du jeune prince.

Ce maître habile sut profiter des heureuses dispositions de son élève. lie prince apprit bientôt à lire, et à tracer les sept sortes d’écritures les plus usitées[12]. À l’âge de sept ans, il possédoit parfaitement la grammaire, la logique, et toutes les autres sciences ; il avoit lu les anciennes histoires, et connoissoit les généalogies des principales tribus arabes ; il savoit par cœur les vers de tous les anciens poètes, et en faisoit lui-même avec la plus grande facilité. Son père fit alors assembler les scheiks de plusieurs tribus, leur donna un grand repas, et leur distribua des présens magnifiques. Tout le monde fut étonné de l’esprit et des connoissances du jeune prince, et l’on augura qu’il seroit un jour un homme extraordinaire. Selama voulut éprouver devant l’assemblée le talent de son fils pour les vers, et lui en demanda quelques-uns. Le jeune prince répondit aussitôt au défi par deux vers qui contenoient l’éloge de son père, et du maître qui avoit présidé à son éducation. Toute l’assemblée fut étonnée de la beauté et de la finesse des expressions, et convint que le prince avoit autant de talens pour la poésie que pour la prose.

L’émir, transporté de joie, embrassa son fils, le serra tendrement dans ses bras, et donna ordre de faire venir son maître. Il se leva pour le recevoir, le prit par la main, le fit avancer au milieu de l’assemblée, et lui dit :

« Docte et sage Abdallah, je sens tout le prix du service que tu m’as rendu, et je m’empresse de le reconnoître. Je te fais présent de quatre chameaux chargés d’or, d’argent et de choses précieuses, et je te donne le commandement d’une tribu. Tu connois les principes de la justice, et tu feras le bonheur de ceux qui seront soumis à tes lois. »

« Prince, répondit Abdallah, je n’ai pas besoin des honneurs et des richesses de ce monde terrestre. Il est temps de me faire connoître : je ne suis pas un homme, mais un génie. Je tenois un rang distingué, et rendois la justice parmi les génies de mon espèce, lorsqu’une voix céleste se fit entendre à moi, et me dit : « Va trouver l’émir Selama, qui commande aux tribus des Arabes de la race des Benou Helal ; prends soin de l’éducation de son fils, et enseigne-lui toutes les sciences. » J’ai obéi à cet ordre, je me suis présenté devant vous, j’ai brigué l’honneur de servir de maître à votre fils, et je l’ai obtenu. »

Lorsque Selama eut entendu ce discours, il se prosterna aux pieds du génie, et lui dit : « Puissant génie, je rends grâces à Dieu de la faveur signalée qu’il m’a faite en vous envoyant vers moi. »

Le génie fit relever l’émir Selama, tourna ses regards vers le jeune Habib, et dit en pleurant : « Si vous saviez ce qui doit arriver à ce jeune prince lorsque je ne serai plus auprès de lui !… » « Que doit-il lui arriver, dit Selama avec inquiétude ? » « Je ne puis vous le révéler, répondit le génie. » En disant ces mots, il serra le jeune prince contre son sein, poussa un grand cri, et disparut.

Habib se voyant privé d’un maître qu’il aimoit tendrement, fit éclater ses regrets dans les termes les plus touchans. « Où est-il, s’écrioit-il, celui à qui je dois tout ce que je sais ? Sa perte est pour moi le plus grand des maux, et je n’en puis désormais craindre d’autre. Comment pourrai-je vivre sans lui ? Nuit et jour son image sera présente à mon esprit ; mes yeux ne pourront goûter les douceurs du sommeil ; mon cœur sera consumé de regrets, et mon corps desséché par le chagrin. »

L’émir Selama et toute l’assemblée fondoient en larmes. Tout-à-coup on entendit une voix qui prononça ces paroles : « Que le prince Habib ne se laisse pas abattre par la douleur, mais qu’il songe à remplir ses hautes destinées. Il aura des combats à soutenir, des revers à essuyer. Il est temps, après avoir cultivé son esprit, qu’il apprenne à endurcir son corps à la fatigue, à manier les armes, et qu’il se forme au métier de la guerre. »

Ces paroles relevèrent le courage du jeune Habib. Il essuya ses larmes, et dit à son père : « Le génie qui m’a ouvert la carrière des sciences, m’avertit, en me quittant, de m’élancer dans celle des armes : déjà je brûle de m’y signaler. Qu’il est beau de bien manier un cheval, de se servir adroitement de la lance et de l’épée, de sortir victorieux d’un combat, et de remplir le monde du bruit de ses exploits ! »

« Mon cher Habib, dit Selama en embrassant son fils, que j’aime à voir éclater en toi cette ardeur pour la gloire ! Tu dois commander un jour aux plus vaillantes tribus de l’Arabie ; tu seras digne de marcher à leur tête. Mais le métier des armes demande un long et dur apprentissage ; il faut te préparer aux combats par tous les exercices qui forment un vaillant chevalier. Pour cela, tu as besoin d’un maître qui t’instruise par son exemple autant que par ses préceptes. Peut-être le ciel, qui a jusqu’ici pris soin de ton éducation, achèvera-t-il lui-même son ouvrage. »

Tous les scheiks qui étoient présens desiroient servir de maître au jeune Habib. Chacun d’eux tâchoit, par ses discours, d’attirer l’attention de l’émir, et de fixer son choix.

Sur ces entrefaites, on vint annoncer à l’émir qu’un étranger demandoit à être introduit. L’émir ayant ordonné qu’on le laissât approcher, l’étranger se présente à l’entrée de la tente.

Il étoit monté sur un coursier vigoureux d’une beauté si parfaite, qu’il sembloit surpasser les plus beaux chevaux de l’Arabie. Sa cotte de mailles, d’un tissu étroit et serré, ressembloit à celles que fabriquoit le prophète David[13]. Il tenoit à la main une massue de la pierre la plus dure, que quarante des plus fameux guerriers n’auroient pu porter. Son large cimeterre étoit l’ouvrage d’un artiste indien, et sa lance étoit faite de la main du fameux Semher.[14] Il salua gracieusement l’émir, et tous ceux qui l’entouroient, descendit légèrement de cheval, prit place dans l’assemblée, et adressa ainsi la parole à l’émir :

« La profession des armes eut toujours des attraits pour moi. J’ai acquis quelque expérience dans les combats : je viens vous en faire hommage, et offrir mes leçons au prince Habib. Je sens que je puis paroître téméraire en sollicitant l’honneur de servir de maître à votre fils ; mais si vous voulez me permettre de me mesurer avec vous, peut-être vous trouverez que je ne suis pas tout-à-fait indigne de ce glorieux emploi. »

Les scheiks, qui étoient auprès de l’émir Selama, voulurent l’empêcher d’accepter le combat que lui proposoit l’étranger, et lui représentoient que peut-être c’étoit un chevalier méchant et discourtois, ou même quelques génie jaloux de sa réputation, qui espéroit le vaincre en employant la ruse et la perfidie. L’émir, méprisant la crainte qu’on vouloit lui donner, répondit en ces termes :

« Brave chevalier, la noblesse de votre maintien, la franchise et la loyauté de vos discours, m’annoncent que je puis, sans déshonneur, accepter le défi que vous me proposez. »

L’émir ordonna aussitôt qu’on lui apportât ses armes. Il se revêtit d’une cotte de maille aussi serrée et aussi à l’épreuve que celle de l’inconnu, prit un cimeterre capable de pourfendre un rocher, et une lance longue de trente coudées, qui pouvoit renverser une montagne. Il se fit ensuite amener le meilleur de ses chevaux.

Toute la tribu sortit de ses tentes pour être témoin du combat. Les deux guerriers descendent dans l’arène comme deux lions furieux, s’éloignent d’abord, et fondent ensuite l’un sur l’autre avec la rapidité de l’éclair. Leurs lances ne peuvent résister à la violence du choc, et volent en éclats. Les deux guerriers n’ont point été ébranlés d’une atteinte aussi terrible, et mettent aussitôt l’épée à la main. Les coups sont portes et parés de part et d’autre avec une rapidité que l’œil a peine à suivre : on s’attaque, on se presse, on s’évite, on se fuit tour-à-tour. L’air retentit du cliquetis des armes ; un nuage de poussière couvre les combattans.

L’émir ne tarda pas à s’apercevoir qu’il avoit affaire à un adversaire qui ne lui étoit point inférieur. Il ne jugea pas à propos de pousser plus loin l’épreuve, et fît signe à l’inconnu de cesser leur combat. Celui-ci sautant en bas de son cheval, se jeta aux pieds de l’émir, et lui dit :

« Si j’ai proposé un combat à l’émir Selama, ce n’étoit point dans l’espoir de le vaincre : je desirois seulement de ne pas lui paroître indigne de l’emploi que je sollicite auprès de son fils. »

« Brave chevalier, lui répondit l’émir, jamais je n’ai rencontré un rival aussi redoutable que vous. Je voulois seulement moi-même éprouver la valeur de celui que je donnerois pour maître à mon fils, et je me félicite de pouvoir le confier à des mains telles que les vôtres. »

En disant ces mots, l’émir fit signe à son fils d’embrasser le chevalier inconnu. Le jeune prince, rempli d’admiration pour l’adresse et la valeur qu’il venoit de montrer, vola dans ses bras, et lui demanda son nom.

« Je m’appelle Alâbous[15], répondit le chevalier. » « Ce nom, repartit aussitôt le jeune prince avec vivacité, ne sauroit être qu’une contre-vérité[16] ; car, loin de paroître austère et de mauvaise humeur, comme votre nom sembleroit l’indiquer, vous réunissez tout ce qui peut charmer davantage ; et je sens que j’ai déjà beaucoup d’attachement pour vous. »

Alâbous sourit, et serra dans ses bras le jeune prince, qui le prit par la main et ne le quitta plus.

« Chevalier, dit l’émir, mon fils va trouver en vous un autre moi-même. J’espère qu’il profitera de vos leçons et qu’il deviendra le plus vaillant de nos chevaliers. » « J’y ferai mes efforts, répondit Alâbous, et je suis d’avance assuré du succès. »

Le jeune Habib s’appliqua dès-lors avec ardeur à tous les exercices du corps. Son maître l’endurcissoit par degrés à la fatigue. Son courage et son adresse croissoient avec ses forces ; chaque jour il faisoit de nouveaux progrès, et bientôt il donna des preuves éclatantes de sa valeur dans les guerres que son père avoit à soutenir contre les tribus voisines. Il traversoit la nuit les déserts, et fondoit à l’improviste sur les ennemis. Il défioit quelquefois les plus braves, et sortoit toujours victorieux de ces combats singuliers. Sa réputation s’etoit déjà répandue au loin, et il passoit pour le plus vaillant chevalier qu’il y eût au monde.

Le chevalier, ou plutôt le génie chargé d’apprendre au prince le métier des armes, devoit le quitter aussitôt que sa mission seroit remplie. Alâbous voyant que le prince n’avoit plus besoin de ses leçons, lui dit un jour, en se promenant à cheval avec lui dans la campagne :

« Mon fils, vous savez que vous devez endurer bien des fatigues, courir bien des dangers ; mais vous ignorez quel doit être le prix de tant de travaux. Ce prix, c’est la belle Dorrat Algoase[17], qui règne sur des milliers d’isles situées aux extrémités de l’Océan, et habitées tout à-la-fois par des génies et par des hommes. Ces deux espèces vivent ensemble sous ses lois dans la meilleure intelligence, et chérissent également leur reine. Elle a deux visirs, l’un de la race des génies, l’autre de celle des hommes, qui rendent chacun la justice à leurs semblables. Plusieurs génies recherchent ardemment la main de la reine ; mais votre réputation et vos exploits lui ont inspiré pour vous l’amour le plus vif. Elle sait que bien des obstacles s’opposent à cette union ; mais elle espère que vous en triompherez par votre courage, et que vous ne balancerez pas à abandonner votre famille et votre patrie, pour chercher les lieux où elle fait sa résidence. »

Ce discours attendrit le cœur du jeune prince, et enflamma son courage. Il pria son maître de lui faire mieux connoître celle qui seule pouvoit faire désormais son bonheur. Alâbous y consentit, et lui raconta ainsi l’histoire de Dorrat Algoase :

HISTOIRE DU ROI SAPOR
SOUVERAIN DES ISLES BELLOUR ;
DE CAMAR ALZEMAN, FILLE DU GÉNIE ALATROUS ;
ET DE DORRAT ALGOASE.


« Le roi Sapor, dont l’empire s’étendoit sur les isles Bellour, étoit le plus puissant des monarques qui régnoient aux extrémités de la mer et de l’Orient. Quoiqu’il eût successivement uni son sort à celui de plusieurs princesses, aucune ne l’avoit rendu père. Cette pensée l’affligeoit, et il se disoit souvent à lui-même : « Que deviendra bientôt cette puissance que j’ai acquise avec tant de peine et de fatigue ? Que deviendrai-je moi-même, lorsque je serai plus avancé en âge, et que mes forces commenceront à s’affoiblir ? Si j’avois un fils, il seroit la consolation de ma vieillesse et le soutien de mon autorité. »

» Tandis que le roi Sapor étoit plongé dans ces réflexions, il vit paroître tout-à-coup devant lui un génie d’une figure agréable, qui le salua poliment, et lui dit :

« Je suis le génie Alâtrous, qui commande à un grand nombre d’autres génies, et je veux vous donner une preuve de mon attachement et de mon estime. Je sais que vous n’avez point eu jusqu’ici d’enfans. Je viens vous indiquer le moyen d’en avoir, et vous proposer pour épouse ma fille Camar Alzeman. Elle passe, à juste titre, pour une beauté accomplie. Les plus puissans rois des génies me l’ont demandée en mariage ; mais aucun n’a pu l’obtenir. Mon estime pour vous, le désir que j’ai de remplir vos vœux les plus chers, m’engagent à vous donner la préférence, et à rechercher votre alliance. Vous aimez la justice, et elle fut toujours la règle de vos actions. J’espère que ma fille vous donnera un fils qui marchera sur vos traces ; et la naissance de cet enfant est assurée, si vous suivez les conseils que je vais vous donner. Redoublez de zèle pour le maintien de l’équité, proscrivez sévèrement l’erreur, les opinions dangereuses, distribuez d’abondantes aumônes aux pauvres, et mettez en liberté les prisonniers. En observant fidellement ces choses, vous obtiendrez enfin ce que vous desirez depuis long-temps. »

» Le roi des isles Bellour remercia le génie, accepta la main de sa fille, et fit dresser le contrat de son union avec la belle Camar Alzeman. Le génie Alâtrous fit signe aux génies ailés qui l’entouroient sans être aperçus, d’aller chercher sa fille. Elle parut aussitôt : son père la prit par la main, et la remit à son époux. Le roi Sapor fut ébloui de sa beauté et de la magnificence de sa parure. Il la conduisit dans le plus bel appartement de son palais, ordonna des fêtes et des réjouissances publiques pour la célébration de son mariage, et exécuta fidellement tout ce que lui avoit dit le génie son beau-père.

» Une si belle union ne fut point stérile, et l’événement justifia bientôt la prédiction du génie. Camar Alzeman devint enceinte, et accoucha, au bout de neuf mois, d’une fille plus belle que l’astre qui préside à la nuit. On prit le plus grand soin de son enfance, et on lui fit apprendre de bonne heure toutes les sciences. Dorrat Algoase devint bientôt un prodige d’esprit et de connoissances. Elle monta sur le trône des isles Bellour, après la mort du roi son père, et un grand nombre de génies vinrent alors se ranger sous son obéissance. »


Le génie Alâbous, après ce peu de mots, piqua son cheval, et disparut. Le prince Habib, étonné de ce qu’il venoit d’apprendre, retourna tout pensif vers le château qu’habitoit alors l’émir Selama. Au pied de ce château étoit un vallon, ou plutôt un jardin délicieux planté d’arbres touffus, et arrosé par plusieurs fontaines. Le prince s’y étant enfoncé pour rêver à la belle Dorrat Algoase, aperçut tout-à-coup près d’un bosquet une jeune personne dont la beauté ravissante, et au-dessus de toute expression, sembloit ne pouvoir être comparée qu’à celle des Houris. Le prince, à cette vue, se troubla, et ressentit une agitation qui lui étoit inconnue. « Tant d’attraits, tant de grâces, dit-il en lui-même, ne peuvent appartenir à une simple mortelle. »

Prévenu de cette idée, et craignant que cet objet charmant ne disparût, s’il croyoit être aperçu, le prince résolut de se cacher, et choisit un endroit favorable à son dessein. Il y étoit à peine retiré, qu’il apercut une troupe d’oiseaux de la grosseur des colombes, dont le plumage brilloit des plus vives couleurs, qui vinrent s’abattre aux pieds de la belle inconnue. Ces oiseaux, qui étoient au nombre de quarante, furent aussitôt métamorphosés en autant de jeunes nymphes d’une beauté admirable ; mais cependant bien inférieure à celle qui avoit d’abord fixé les regards du prince. Elles s’inclinèrent profondément devant elle, et la saluèrent en l’appelant leur souveraine.

« Pourquoi, leur dit-elle, ne vous êtes-vous pas rendues ici en même temps que moi ? Je vous ai dit que je voulois rendre visite à l’objet de ma tendresse, au prince Habib, fils de l’émir Selama, et je vous ai commandé de me suivre. Qui vous a retenues jusqu’à ce moment ? Pourquoi faites-vous si peu de cas de mes ordres, et ne reconnoissez-vous plus mon empire ? »

« Grande reine, répondirent les nymphes, nous n’avons rien de plus à cœur que de vous témoigner notre respect et notre soumission ; mais nous n’avons pu suivre la rapidité du vol de la belle et tendre Dorrat Algoase. »

Le prince Habib fut transporté de joie lorsqu’il entendit prononcer le nom de Dorrat Algoase, et fut tenté de se précipiter à ses pieds ; mais l’étonnement que lui avoit causé tout ce qu’il venoit de voir, la crainte et le respect que lui inspiroit la reine des génies le retinrent encore.

« Je veux, dit Dorrat Algoase à ses nymphes, attendre ici celui que le ciel me destine pour époux. J’ai quitté pour lui la capitale de mes états, et je viens pour le voir des extrémités du monde. Je sais qu’il se promène souvent dans ce jardin ; et peut-être qu’instruit de notre commune destinée, et de la démarche que l’amour me fait faire, il viendra lui-même me chercher ici. Mais quoi, mon cœur me dit qu’il n’est pas loin, et il me semble l’apercevoir entre ces arbres qui entrelacent leurs rameaux épais ! Pourquoi semble-t-il se cacher ? Que craint-il de se montrer aux yeux de celle qui ne craint pas de lui avouer son amour ? »

Le prince sortit du bosquet, transporté de joie, et courut à Dorrat Algoase. Elle vint elle-même à sa rencontre, et lui adressa deux vers dont le sens étoit que l’amour la rendoit malheureuse au milieu de sa gloire et de sa grandeur, et qu’un regard du prince faisoit plus d’impression sur son cœur que les hommages et les respects de tout ce qui l’entouroit[18].

Le prince lui répondit qu’il éprouvoit les mêmes sentimens depuis que le génie Alâbous, en lui révélant le secret de leurs futures destinées, lui avoit tracé le portrait de celle qui devoit enflammer son courage, et le faire triompher de tous les obstacles qui s’opposoient encore à leur bonheur. Il ajouta que depuis ce temps tout lui sembloit insipide, et que le sommeil n’avoit plus pour lui de douceurs.

Tandis qu’ils s’entretenoient ainsi, le prince Habib aperçut un oiseau d’une grosseur extraordinaire qui s’abattit devant eux. L’oiseau secoua ses ailes, et l’on ne vit plus qu’un vieillard vénérable dont la figure portoit l’empreinte d’une sagesse douce et aimable. Il s’avança vers les deux amans, et se prosterna devant eux.

« Quel est ce vieillard, dit le prince à Dorrat Algoase ? » « C’est, répondit-elle, un de mes visirs, celui qui m’a conduite ici. » Elle se retourna ensuite du côté du visir, et lui demanda quel motif l’avoit engagé à venir avant qu’elle l’eût mandé ?

« Grande reine, répondit-il, je viens vous rendre compte de ce qui se passe dans vos états. Les principaux d’entre les génies demandent à vous voir. Je leur ai dit que vous étiez dans le palais, mais que des affaires indispensables ne vous permettoient pas de vous montrer. Ils ont fait éclater leur mécontentement, et se sont plaints que vous n’aviez pas pour eux les égards qu’ils prétendent mériter. Plusieurs d’entr’eux, génies mal-faisans et dangereux, menacent même de se révolter, et de faire soulever la nation entière des génies. »

Dorrat Algoase fut moins effrayée des menaces des génies, que fâchée de se séparer du prince Habib.

« Que ne puis-je, lui dit-elle, vous emmener avec moi, et serrer dès ce moment les nœuds d’une union qui doit faire notre bonheur ! Mais les destins s’y opposent : vous ne pouvez être à moi qu’après avoir supporté bien des peines et des fatigues. Pensez à moi dans les momens les plus périlleux ; et que le souvenir de Dorrat Algoase, et de ce qu’elle vient de faire pour vous, enflamme votre courage, et vous élève au-dessus de la condition des enfans d’Adam. »

La reine des génies, dit ensuite à son visir de se disposer à la transporter dans ses états. Il reprit aussitôt la forme d’un oiseau d’une grosseur prodigieuse. La reine s’assit sur son dos ; salua le prince Habib, et s’éloigna rapidement, accompagnée des nymphes qui voloient autour d’elle sous la forme d’oiseaux plus petits.

Le prince Habib, après avoir suivi des yeux son amante aussi long-temps qu’il lui fut possible, la perdit de vue. Il demeura quelque temps immobile, tourné du côté où elle avoit disparu, et ne put s’empêcher ensuite de verser un torrent de larmes.

Cependant l’émir Selama et son épouse, inquiets de ne pas voir le prince leur fils, le cherchoient de tous côtés. Étant entrés dans le jardin, ils entendirent de loin ses gémissemens, et le trouvèrent baigné de larmes, et presque sans connoissance. Ils lui firent respirer de l’eau de rose, et lui prodiguèrent les plus tendres soins. À peine eut-il ouvert les yeux, qu’il recommença à pleurer. Son père et sa mère en firent d’abord autant. Ils lui demandèrent ensuite quel malheur lui étoit arrivé, et quel sujet faisoit couler ses larmes ?

Le prince leur raconta naïvement son aventure avec Dorrat Algoase. Ils en furent on ne peut pas plus étonnés, et se rappelèrent aussitôt la prédiction du génie qui avoit pris soin de son enfance. Ils pensèrent que les dangers dont le prince avoit été menacé, n’étoient autres que ceux auxquels devoit l’exposer la conquête de Dorrat Algoase. Ils cherchèrent néanmoins à le détourner de cette entreprise. « Oublie, lui dit son père, tout ce que tu viens de voir ; renonce à un amour téméraire, et qui peut être cause de ta perte. »

« La mort seule, reprit le prince avec l’accent le plus passionné, peut m’y faire renoncer. Elle seroit moins affreuse pour moi que la douleur que j’éprouve en me voyant séparé de mon amante. Je ne veux vivre désormais que pour la chercher ; et je ne puis m’arracher des lieux où j’ai eu le bonheur de la contempler, que pour voler vers ceux qu’elle habite. »

L’émir Selama vit bien qu’il falloit flatter la passion de son fils. Il lui promit d’envoyer de tous côtés des guerriers vaillans et expérimentés pour découvrir dans quelle contrée régnoit la belle Dorrat Algoase.

« C’est à moi seul, lui dit le prince, qu’il est réservé de chercher mon amante, et de soutenir les combats et les épreuves qui doivent me rendre digne d’obtenir sa main. Donnez-moi seulement quelques chameaux chargés d’or et d’effets précieux que je puisse lui offrir en présens, et aussitôt je me mets en chemin. Si Dieu conserve mes jours, et met le comble à mon bonheur, je reviendrai en goûter auprès de vous les douceurs. Si au contraire le terme de ma vie est proche, vous devez adorer les décrets du Tout-Puissant. Croyez, au reste, que si je restois près de vous, le chagrin et l’amour m’auroient bientôt consumé. Laissez-moi donc partir et remplir ma destinée ; car depuis que j’ai été conçu dans le sein de ma mère, il est écrit sur mon front que je dois traverser les déserts, franchir les montagnes, parcourir toutes les terres et les mers.

Le prince récita ensuite des vers qui peignoient l’excès de sa passion. « Mon cœur, y disoit-il, est oppressé ; le chagrin me dévore. Son absence me fait verser des larmes de sang. Vous qui la voyez, portez-lui mes vœux, et faites-lui connoître les tourmens que j’endure[19]. »

L’émir Selama voyant qu’il étoit inutile de s’opposer au dessein de son fils, donna en pleurant les ordres nécessaires pour son départ. Quatre chameaux portoient les présens destinés à la belle Dorrat Algoase, et vingt chevaliers des plus intrépides devoient accompagner le prince jusqu’aux frontières de l’Iémen.

Habib se revêtit d’une cuirasse pareille à celle de David, et demanda ses armes. Elles lui furent apportées par ses écuyers, qui lui amenèrent en même temps un superbe cheval arabe qu’il avoit coutume de monter.

Le jeune prince avoit à peine fait quelques milles, qu’il sentit son cœur soulagé, et son esprit plus tranquille. Il fit part des sentimens qu’il éprouvoit à ses compagnons, et leur récita deux vers analogues à sa situation, dans lesquels il disoit : « L’impatience et le chagrin me consumoient : je sens diminuer mon ennui, et s’accroître mon ardeur. Je cours après l’objet de mon amour, et je le demande à tous ceux que je rencontre[20]. »

Les chevaliers qui accompagnoient le prince Habib étoient depuis long-temps jaloux de sa réputation, et n’avoient consenti à le suivre que pour ne pas désobéir à l’émir son père, dont ils redoutoient la puissance. Au bout de quelques jours de marche, ils conçurent l’infame projet d’ôter la vie au prince, et de s’emparer des présens qu’il destinoit à son amante. Pour cacher leur crime, ils devoient dire à l’émir Selama que son fils avoit succombé à la violence de sa passion.

Il étoit plus facile de former un projet aussi lâche que de l’exécuter. N’osant attaquer le prince à force ouverte, ces traîtres convinrent d’attendre la nuit, et de profiter du moment où il seroit endormi. On se trouva le soir dans un vallon agréable. Ils prièrent le prince de s’y arrêter, et d’y passer la nuit, afin qu’ils pussent prendre quelque repos. Le prince y consentit ; mais ses perfides compagnons attendirent en vain qu’il se livrât au sommeil. Toujours occupé de l’objet de ses amours, le prince ne voulut pas même se coucher, et passa la nuit à se promener, et à veiller à l’entour de sa petite troupe.

L’un de ces traîtres, plus accoutumé au crime, et plus acharné que les autres à la perte du prince, leur dit qu’il connoissoit un moyen infaillible de l’endormir, et se chargea lui-même de l’exécution. Il avoit avec lui quelques gros d’une poudre assoupissante. Il épia un moment favorable, et en mêla dans la boisson du prince. L’infame stratagème ne réussit que trop bien. Le prince éprouva d’abord un violent mal de tête, accompagné d’étourdissemens : ses paupières s’appesantirent, ses yeux se fermèrent ; il tomba dans une profonde léthargie.

Assurés du succès de leur crime, ils étoient partagés sur la manière dont ils l’exécuteroient. Les uns vouloient égorger le prince ; les autres, ayant horreur de tremper leurs mains dans son sang, proposoient de l’enterrer dans l’état où il étoit. Le plus jeune de ces chevaliers, nommé Rabia, qui n’osoit témoigner ouvertement l’horreur que lui inspiroit cet assassinat, mais qui vouloit tâcher de sauver la vie au prince, leur dit alors :

« Plusieurs de nous répugnent, avec raison, à tremper leurs mains dans le sang du prince, mais veulent lui ôter la vie par un autre moyen. Nous pouvons, sans en venir à cette extrémité, satisfaire notre haine, nous débarrasser d’un maître orgueilleux, et nous emparer de ses richesses. Le prince ne reprendra peut-être jamais l’usage de ses sens, et certainement il ne pourra revenir à lui qu’après un laps de temps considérable. Que pourra-t-il faire lorsqu’il sera seul, sans provisions, et que nous lui aurons enlevé ses armes et son cheval ? Il périra infailliblement, en voulant, comme nous ne pouvons en douter, poursuivre son entreprise ; mais au moins, nous n’aurons pas versé son sang de ces mains qui ont serré celles de l’émir en lui jurant de défendre la vie de son fils. »

Les perfides chevaliers se laissèrent persuader par Rabia. Ils prirent l’épée, l’armure et le cheval du prince ; emportèrent les provisions, les bagages, et s’éloignèrent en faisant la plus grande diligence. Ils délibérèrent de nouveau en chemin sur la manière dont ils annonceroient à l’émir la mort de son fils, et convinrent de lui dire qu’en traversant un jour un désert au milieu de l’ardeur brûlante du midi, le prince avoit succombé à l’excès de la fatigue et au feu qui le consumoit, et étoit tombé tout-à-coup sans connoissance ; qu’ils l’avoient relevé, et avoient fait pour le secourir tout ce que leur zèle et leur attachement avoit pu leur inspirer ; mais que tous leurs efforts avoient été inutiles, et qu’ils n’avoient pu le rappeler à la vie. Ils convinrent encore que, si l’émir leur demandoit pourquoi ils ne lui avoient point rapporté le corps de son fils, ils répondroient que la chaleur l’avoit corrompu, et qu’ils avoient craint que la vue d’un cadavre infect n’augmentât sa douleur et celle de son épouse.

Arrivés près du camp, les vingt chevaliers prirent toutes les marques extérieures du plus grand deuil, et entrèrent en pleurant et en poussant de grands gémissemens. Ils étoient précédés par l’un d’eux, conduisant un cheval qui baissait tristement la tête. L’émir les ayant vu arriver de loin, s’avança au-devant d’eux, empressé de savoir des nouvelles de son fils. Mais quelle fut sa surprise lorsqu’il les vit couverts d’habits lugubres, le visage baigné de larmes, et qu’il reconnut le cheval du prince ? Les plus noirs pressentimens s’élèvent alors dans son âme, et l’empêchent de parler. Les chevaliers se prosternent à ses pieds, et l’un d’eux lui dit :

« Seigneur, votre fils n’a pu résister aux fatigues d’un long voyage, et à l’excès d’une passion qui ne lui laissoit goûter aucun repos. Consumé pendant quelques jours par une fièvre lente, nous l’avons vu tomber au milieu de nous, en traversant dans l’ardeur du jour des sables brûlans. Nous nous sommes précipités pour le secourir, et nous lui avons prodigué les soins qu’il avoit droit d’attendre de notre attachement ; mais tous nos efforts ont été inutiles : il a expiré dans nos bras, en prononçant le nom de Dorrat Algoase. »

Dès que l’émir Selama eut appris cette nouvelle, il arracha ses habits, se couvrit la tête de poussière, et s’écria : « Ô douleur, ô désespoir ! Je t’ai perdu, mon cher Habib, toi dont la naissance mit le comble à mes vœux, toi qui faisois la gloire et le bonheur de ton père ! Devois-tu périr ainsi à la fleur de ton âge ! Étoit-ce là le destin réservé à tant de valeur ! »

La mère du prince accourut à ces tristes accens, et dit aux chevaliers : « Pourquoi ne m’avez-vous pas rapporté le corps de mon fils ? Je l’aurois enseveli de mes mains, et je lui aurois rendu les derniers devoirs. »

« Madame, lui répondit celui qui s’étoit chargé de porter la parole, la nature du mal auquel le prince a succombé étoit telle, et la chaleur si excessive, que son corps, devenu d’abord méconnoissable, répandit bientôt une odeur dont les effets ne pouvoient manquer d’être funestes. Nous l’avons recouvert de sable, et nous lui avons rendu tous les honneurs que la circonstance permettoit de lui rendre. »

« Je veux, reprit la mère du prince Habib, savoir le nom de l’endroit où vous l’avez enterré. Je m’y rendrai, quelque éloigné qu’il soit, et je l’arroserai de mes larmes. »

« Madame, répondit le chevalier, cet endroit est situé au milieu d’un désert immense que personne n’avoit encore osé traverser, et que nous n’avons jamais entendu nommer. »

La mère du prince, cédant alors à son désespoir, se frappa le visage, et fit retentir l’air de ses cris. Les deux époux prirent le deuil, se couchèrent sur la cendre, et furent plusieurs jours sans vouloir goûter de nourriture. Toutes les tribus qui obéissoient à l’émir, regrettèrent vivement le prince, et témoignèrent publiquement leur douleur. Chacun prit le deuil, et crut avoir perdu son appui, son défenseur.

Cependant l’effet de l’odieuse poudre s’étant dissipé au bout d’environ deux jours, le prince sortit de son assoupissement au moment où le soleil commençoit à s’élever sur l’horizon, et lançoit ses premiers feux sur la terre. Le jeune Habib porte autour de lui ses regards, et ne voit qu’une solitude affreuse et immense. Ses compagnons, ses armes, son coursier, tout a disparu. Indigné d’une si lâche trahison, il ne perdit pas pour cela courage.

« Dieu puissant, s’écria-t-il, c’est toi seul que j’implore, toi seul tu peux me secourir dans cette extrémité ! Je m’abandonne à ta providence ; dispose à ton gré de mes jours, mais sur-tout affermis mon cœur ; donne-moi la force et la patience qui font tout supporter avec courage. »

Le prince Habib, en portant au loin ses regards, aperçut au-delà d’une plaine immense de sable quelque chose de noir qui lui parut être un grand amas de tentes, ou une ville considérable. Il se mit aussitôt en chemin, dans l’espoir d’arriver à un lieu habité avant que la chaleur devînt plus forte. Le sable, dans lequel s’enfoncent ses pas, rend sa marche lente et pénible ; mais son courage s’accroit par les difficultés. Plongé dans un océan embrâsé, dévoré en même temps par l’ardeur du soleil, il n’est occupé que de la grandeur et de la beauté de son entreprise. Les vers se présentent en foule à son esprit sur un si beau sujet : il chante à la fois les attraits de la gloire, son empire sur les cœurs généreux, et les charmes de la beauté, qui ne sont pas moins puissans sur les âmes sensibles.

Le soleil au milieu de sa course dardoit sur la terre des rayons de feu ; et l’objet vers lequel le prince dirigeoit ses pas, paroissoit toujours aussi éloigné. L’excès de la chaleur et de la fatigue épuisoient ses forces, mais ne ralentissoient pas son ardeur. Il vit alors l’air s’obscurcir au-dessus de sa tête, et quelque chose semblable à un nuage qui paroissoit s’abaisser. Il distingua peu à peu un oiseau blanc d’une grosseur extraordinaire qui s’abattit devant lui. Ne doutant pas que ce ne fût un libérateur que lui envoyoit Dorrat Algoase, il s’approcha de l’oiseau. Il remarqua que ses pieds étoient semblables à des troncs de palmiers. Il en saisit un, et s’y attacha fortement. L’oiseau prenant aussitôt son essor, le porta rapidement vers l’objet qui de loin lui avoit paru comme un point noir. C’étoit une montagne dont le sommet se perdoit dans les nues.

L’oiseau s’arrêta doucement sur le penchant de la montagne, et disparut. Le prince ayant fait quelques pas, aperçut une vaste caverne dont une sombre horreur sembloit défendre l’entrée : il résolut d’y pénétrer. À peine y fut-il entré, qu’il entendit une voix qui l’appeloit avec force, et vit paroître devant lui le génie Alâbous. Il tenoit de la main gauche un baudrier auquel étoit suspendu un large cimeterre, ouvrage des génies. De la main droite il tenoit une coupe d’or, remplie d’une eau propre à réparer les forces épuisées. Il la présenta au prince, qui la prit et la but tout entière.

Le prince, charmé d’avoir retrouvé le génie, lui raconta son entrevue avec Dorrat Algoase, et le remercia de lui avoir révélé le secret de sa destinée, en lui faisant connoître le bonheur qui l’attendoit.

« Ce bonheur est encore loin de vous, lui dit le génie. Un espace immense, des mers orageuses vous séparent de la beauté qui fait l’objet de Vos vœux. Il vous faudra, pour parvenir jusqu’à elle, braver des dangers de toute espèce, triompher de monstres effroyables, surmonter des obstacles capables de faire pâlir les plus braves, et de glacer les cœurs les plus intrépides. Que ne puis-je vous transporter sur-le-champ auprès d’elle ! Mais ma puissance ne s’étend pas jusque-là. Je ne puis plus maintenant qu’une seule chose en votre faveur : c’est, si vous le voulez, de vous reporter en un clin-d’œil au sein de votre famille, dans les bras de votre père et de votre mère. » Le génie, en prononçant ces mots, regarda tendrement le prince Habib, et le serra contre son sein.

« Je n’ai pas, lui répondit le prince avec vivacité, quitté volontairement ma famille, je n’ai pas déjà bravé la mort, et je ne suis pas parvenu jusqu’ici, pour retourner honteusement sur mes pas. Rien ne peut désormais ébranler ma résolution. Je veux obtenir l’objet de mes vœux, ou mourir glorieusement. »

Le génie Alâbous voyant le courage et la fermeté du prince, lui parla en ces termes : « Cette caverne renferme les trésors de Salomon, fils de David. Je dois empêcher que personne n’entre ici sans sa permission, et je ne puis en sortir que par son ordre. Ces trésors sont renfermés dans quarante salles situées à droite et à gauche d’une immense galerie. Il ne tient qu’à vous de considérer à loisir toutes ces richesses, et de repaître vos yeux du spectacle éblouissant d’un amas prodigieux d’or, d’argent, de diamans, de perles et de rubis. En fouillant sous la porte qui donne entrée dans la galerie, vous trouverez les clefs de toutes les portes.

» Si, peu jaloux du spectacle de tant de richesses et de magnificence, vous voulez franchir la galerie sans vous arrêter, vous verrez à l’autre extrémité un rideau auquel sont attachées quatre-vingts agrafes. Prenez garde de lever ce rideau avant d’avoir garni toutes les agrafes avec du coton que je vous donnerai.

» Lorsque vous aurez levé ce rideau, vous verrez une porte d’or à deux battans, au-dessus de laquelle sont tracées des figures mystérieuses, des caractères talismaniques, dont il faut, avant de passer outre, comprendre la signification. Prenez garde encore, lorsque vous aurez ouvert la porte, de la repousser rudement ; ne regardez pas derrière vous, et ne vous laissez pas effrayer par les génies et les monstres auxquels la garde de cet endroit est confiée.

» Au-delà de cette porte vous verrez une mer sans cesse agitée, qui renferme un nombre infini de merveilles. Vous vous tiendrez sur le rivage, vous appellerez le premier vaisseau qui passera devant vous, et vous lui ferez signe de vous prendre à bord. Je ne puis vous en dire davantage. Je ne sais ce qui doit vous arriver ensuite ; et c’est aujourd’hui, mon cher Habib, la dernière fois que je m’entretiens avec vous. »

Ce discours remplit de joie le jeune prince. Il prit la main du génie, la baisa, et le remercia des avis qu’il venoit de lui donner. « Recevez cette épée, dit alors le génie en présentant au prince le baudrier qu’il tenoit ; elle est d’une trempe divine, et ne trompera jamais votre courage. » Le prince prit l’épée, se revêtit d’une armure que lui donna en même temps le génie, lui dit adieu, et partit.

Le prince, en s’avançant dans la caverne, parvint à la première porte dont lui avoit parlé le génie. Il creusa sous le seuil, et trouva un sac de cuir décoloré et noirci par le temps, qui renfermoit plusieurs clefs. Il prit la première qui se présentoit à lui : c’étoit celle de la galerie. Il y entra, et aperçut bientôt devant lui une clarté vive et brillante. Il marcha droit vers cette clarté, et arriva près du rideau.

Au-dessus étoit une lance d’émeraude, ornée de perles et de diamans, dont l’éclat remplissoit cet immense souterrain. Sur cette plaque étoient tracées des emblèmes symboliques qui exprimoient ces deux vérités, que le prince, qui en étoit déjà pénétré, comprit facilement : le monde n’est que vanité et illusion ; la patience et le courage triomphent de tout.

Le prince s’approcha du rideau pour remplir de coton, selon le conseil du génie Alâbous, les agrafes dont il étoit entouré. Il vit alors fondre sur lui une multitude infinie de génies, de fantômes et de monstres de toute espèce ; il entendit de tous côtés des cris effrayans, et se trouva environné de flammes et de fumée. Sans s’embarrasser des dangers qui sembloient le menacer, il exécuta soigneusement les ordres du génie, leva ensuite le rideau, et aperçut une porte qu’il ouvrit facilement. Tous les fantômes disparurent aussitôt.

Le prince, se croyant alors à l’abri de tout danger, oublia le dernier conseil du génie, et laissa retomber la porte avec bruit. Tous les monstres l’assaillirent alors de nouveau, en poussant des cris affreux, et répétant à l’envi :

« Misérable mortel, pourquoi viens-tu troubler notre repos et souiller nos demeures ? Si l’armure dont tu es revêtu ne rendoit notre fureur inutile, la mort la plus prompte seroit la récompense de ton audace. Mais peut-être ton courage ne sera pas aussi à l’épreuve que tes armes. »

En parlant ainsi, les génies redoublent d’efforts, et prennent toutes sortes de formes pour jeter le trouble dans l’âme du prince, et glacer son cœur d’effroi. D’affreux serpens lancent sur lui leurs dards avec d’horribles sifflemens ; des lions rugissans, des tigres furieux se jettent sur lui ; des précipices s’entr’ouvrent sur ses pas, le tonnerre éclate autour de lui ; le ciel s’écroule, la nature entière est bouleversée. Le prince toujours inébranlable, et inaccessible à la crainte, s’avance tranquillement. Les génies reconnoissent alors leur impuissance, se taisent, et disparoissent.

Le prince marchant avec plus de liberté et de promptitude, arriva bientôt sur les bords de cette mer dont les flots étoient sans cesse agités. Il regarda de tous côtés, et ne vit paroître aucun vaisseau. Il attendit inutilement tout le jour, et passa la nuit dans la plus cruelle impatience. L’aurore vint ranimer le lendemain son espoir ; mais son attente ne fut pas moins vaine que le jour précédent. Il souffroit depuis trois jours toutes les horreurs de la faim et de la soif, lorsque le quatrième jour il vit, au lever de l’aurore, sortir du sein des flots deux nymphes qui s’entretenoient ensemble.

« Savez-vous qui est assis là sur le bord de la mer, disoit l’une ? » « Je l’ignore, répondit l’autre. »

« C’est le prince Habib, reprit la première. Il est épris des charmes de la reine Dorrat Algoase, et cherche a pénétrer jusqu’aux lieux où elle fait sa demeure. » « Comment, répondit la seconde, peut-il aspirer à Dorrat Algoase, et espérer de parvenir jusqu’à elle ? Il ne sait donc pas qu’elle est séparée de lui par un océan dangereux qu’on ne peut traverser en un an, et sur lequel on est exposé à mille périls, auxquels les hommes les plus expérimentés ne peuvent échapper ? Qu’en dites-vous, ma sœur, croyez-vous qu’il puisse venir à bout de son entreprise ? »

« Pourquoi pas, répondit la première ; les dangers qu’il a déjà surmontés donnent lieu de croire qu’il triomphera de ceux qui lui restent à courir ; mais il doit s’écouler encore bien du temps jusqu’à ce qu’il obtienne l’objet de ses vœux. »

Le prince Habib fut transporté de joie de ce qu’il venoit d’entendre, et oublia la faim et la soif qui le pressoient. Dans ce moment, une troisième nymphe sortit des flots, et demanda aux deux premières quel étoit le sujet de leur entretien ? Lorsqu’elle eut appris qu’elles s’entretenoient du prince, elle leur dit :

« Une de mes cousines vient de me venir voir. Je lui ai demandé si elle avoit vu passer quelque vaisseau ? Elle m’a dit qu’elle en avoit vu un poussé par un vent frais, qui le portoit de ce côté. »

Les trois nymphes ayant fini leur entretien, se plongèrent dans la mer, et disparurent. Le peu de mots prononcés par la troisième nymphe avoient mis le comble à la joie du prince. Il aperçut bientôt un vaisseau, appela les matelots, et leur fit signe de venir le prendre. On lui envoya une chaloupe qui le rendit à bord du navire.

Dès qu’il y fut entré, les marchands qui le montoient lui demandèrent qui il étoit ? Le prince leur dit qu’il satisferoit leur curiosité dès qu’il auroit pris quelque nourriture, Les marchands lui donnèrent à manger ; et il leur dit, lorsqu’il eut un peu apaisé la faim dont il étoit dévoré, qu’il étoit lui-même marchand, que son vaisseau avoit été brisé par la tempête, que tous ses compagnons avoient péri, qu’il s’étoit sauvé sur une planche, et que depuis trois jours il attendoit un vaisseau sur ce rivage. Les marchands ne soupçonnant pas de déguisement dans le récit du prince, cherchèrent à le consoler, et lui promirent de réparer la perte qu’il venoit de faire.

Au bout de quelques jours, il s’éleva un vent contraire qui entraîna le vaisseau loin de la route qu’il devoit suivre. Le pilote, obligé de céder à la violence du vent, assembla les marchands, et leur fit part de ce qui se passoit. Les marchands l’exhortèrent à avoir courage, lui firent espérer que le vent contraire cesseroit bientôt, et qu’il pourroit reprendre sa route. Quelque temps après, il survint un calme profond ; le vaisseau cessa tout-à-coup d’avancer, et resta immobile.

Le pilote demanda aux marchands si quelqu’un d’eux connoissoit la mer dans laquelle ils se trouvoient. Tous avouèrent que jamais, dans aucun de leurs voyages, ils n’avoient été jetés dans ces parages. Le pilote tint alors aux marchands ce langage :

« Je ne connois pas moi-même cette mer par expérience ; mais, selon mon estime, nous devons être dans la mer Verte. Tous ceux qui y entrent ne manquent jamais, dit-on, d’y périr, parce qu’elle est habitée par des monstres et des génies malfaisans. Le plus redoutable de ces monstres, celui qui, selon toute apparence, retient en ce moment le vaisseau, s’appelle Gaschamscham. Placé dans ces lieux par Salomon lui-même, il enlève, les uns après les autres, tous ceux qui montent les vaisseaux, et les dévore. »

« Cessez, dit le prince Habib en interrompant le pilote, de vouloir nous effrayer. Ce génie, quelque redoutable qu’il soit, n’est pas invincible, et j’espère vous délivrer tous d’entre ses mains. »

Les marchands, que le discours du pilote avoit consternés, ne savoient s’ils devoient ajouter foi aux promesses du prince. Il leur dit de l’attacher à une corde par le milieu du corps, et s’élança ainsi dans la mer, tenant à la main son cimeterre.

Le prince étoit à peine sous les flots, qu’il vit s’avancer le monstre prêt à le dévorer. Il leva son cimeterre, et lui en déchargea sur la tête un coup si furieux, qu’il le fendit en deux. Le prince, en agitant la corde à laquelle il étoit attaché, avertit alors les marchands de le remonter à bord, ce qu’ils firent aussitôt. Le vaisseau partit à l’instant avec la rapidité d’un trait lancé par un bras vigoureux.

La surprise et la joie des marchands furent extrêmes, quand ils se virent délivrés de ce danger. Ne sachant comment témoigner leur reconnoissance au prince, ils lui offrirent de lui donner tout ce qu’ils possédoient. Le prince ne voulut rien accepter. Le plus âgé d’entre les marchands reconnut alors qu’il y avoit quelque chose de merveilleux dans cette aventure, et que celui qu’ils prenoient pour un simple marchand comme eux, devoit être un homme extraordinaire. Il conjura le prince de ne pas leur cacher plus long-temps la vérité, et de leur apprendre qui il étoit réellement. Le prince refusa long-temps de se faire connoître ; mais le vieux marchand le pressa avec tant d’instances, que le prince ne put s’empêcher de céder à ses désirs, et lui fit le récit de toutes ses aventures.

Le vaisseau continuant toujours de voguer avec rapidité, le pilote reconnut bientôt les parages ou il se trouvoit. « Réjouissez-vous, dit-il aux marchands, votre vie est maintenant en sûreté. Nous avons heureusement traversé les mers les plus dangereuses, et nous sommes près d’aborder à la capitale du roi Sapor, qui règne sur les isles Bellour. »

En effet, on aperçut bientôt un rivage sur lequel s’élevoit une ville considérable. Le vaisseau entra heureusement dans le port. Il fut aussitôt entouré par une multitude infinie de canots, qui venoient pour mettre à terre les passagers, et décharger les marchandises.

Cependant Dorrat Algoase, depuis son retour dans la capitale de ses états, ne pouvoit goûter de repos, ni prendre, pour ainsi dire, de nourriture. Toujours occupée de son amant, elle s’alarmoit des dangers auxquels il s’exposoit pour elle. Tandis que, plongée dans ces réflexions, elle s’abandonnoit à une douce rêverie, un génie vint lui annoncer qu’il étoit entré dans le port un vaisseau sur lequel étoit le prince Habib.

La reine, au comble de la joie, promit au génie de le récompenser de cette bonne nouvelle, et ordonna aussitôt des réjouissances dans toute la ville. Elle voulut que l’air retentît du son des instrumens de musique, et que l’on étendît des tapis précieux et des étoffes de soie dans toutes les rues par lesquelles le prince devoit passer. Elle envoya ensuite une troupe nombreuse de gardes et d’esclaves au-devant de lui pour l’amener dans le palais.

On ne peut exprimer quelle fut la joie du prince, lorsqu’il se vit possesseur de celle pour laquelle il soupiroit depuis si long-temps. Les fatigues qu’il avoit supportées, les dangers qu’il avoit courus, lui semblèrent alors bien peu de chose ; et le prix qu’il obtenoit, lui parut infiniment supérieur aux travaux qui le lui avoit mérité.

Le prince, parvenu au comble de ses vœux, trouva bientôt qu’il manquoit encore quelque chose à son bonheur. Il pensoit qu’il ne reverroit jamais sa famille, et cette idée l’affligeoit. Il s’en ouvrit un jour à Dorrat Algoase, qui lui dit de ne pas s’attrister, et lui promit que dans le jour même il reverroit les auteurs de ses jours.

Dorrat Algoase fit aussitôt venir son visir, et lui annonça qu’étant obligée de s’absenter quelque temps, elle l’avoit choisi pour lui confier les rênes du gouvernement. Elle fit ensuite assembler les principaux d’entre les génies, et leur fit connoitre celui qu’elle avoit choisi pour gouverner en son absence. Tous les génies lui protestèrent qu’ils obéiroient au visir comme à elle-même. La reine leur témoigna sa satisfaction, et les congédia. Elle dit ensuite au visir de se préparer à la transporter avec le prince dans le jardin où il l’avoit autrefois conduite. Le visir prit aussitôt la forme d’un oiseau d’une grandeur et d’une force extraordinaires ; la reine et le prince s’assirent sur son dos, traversèrent les airs, et se trouvèrent en un clin-d’œil dans le jardin où ils s’étoient vus pour la première fois.

L’émir Selama et son épouse Camar Alaschraf s’entretenoient alors comme ils faisoient ordinairement lorsqu’ils étoient seuls, du fils qu’ils croyoient avoir perdu, et qu’ils ne cessoient de regretter. Tout-à-coup ils le virent paroître avec Dorrat Algoase. À cette vue qu’ils prirent d’abord pour une illusion, des torrens de larmes coulèrent de leurs yeux. Le prince se jeta à leur cou, en les assurant que c’étoit leur cher Habib qui les embrassoit ; leur présenta la reine des génies, et leur raconta ses aventures.

L’émir Selama et son épouse se livrèrent alors à la joie la plus vive, et firent annoncer à toutes les tribus le retour du prince Habib. L’émir donna à cette occasion des repas magnifiques, et reçut les félicitations de tous les scheiks. Ils fit distribuer de grandes aumônes aux pauvres, et ordonna des fêtes qui durèrent pendant sept jours. Le dernier jour, le prince Habib fit dresser des potences pour les vingts chevaliers qui l’avoient si indignement trahi, et les y fit attacher.

Selama ne jouit pas long-temps du plaisir de revoir son fils : il mourut peu après son arrivée. Habib fit faire de magnifiques funérailles à son père, et donna des marques de la plus vive douleur,

Habib se fit ensuite reconnoître en qualité d’Émir par la tribu des Benou Helal, et par les soixante-six autres tribus qui obéissoient à son père. Cette cérémonie fut accompagnée des acclamations de la multitude, qui fit des vœux pour la gloire et la durée de son règne. L’émir Habib ne cessa pas pour cela de régner sur les isles Bellour. La belle Dorrat Algoase donna le jour à plusieurs princes, qui partagèrent entr’eux les états de leur père après sa mort.

Scheherazade ayant achevé l’histoire du prince Habib et de Dorrat Algoase, sa sœur Dinarzade lui dit : « Je ne sais, ma sœur, si le sultan des Indes sera de mon avis ; mais il me semble que j’entends toujours vos récits avec un nouveau plaisir. » Le sultan témoigna qu’il pensoit comme Dinarzade ; et Scheherazade annonça aussitôt qu’elle raconteroit le lendemain l’histoire de Naama et de Naam.

HISTOIRE
DE
NAAMA ET DE NAM.


Rabia étoit un des habitans de Koufa les plus riches et les plus distingués. La naissance d’un fils, en lui procurant le seul bien qui lui manquoit, vint mettre le comble à son bonheur. Rabia prit l’enfant dans ses bras dès qu’il fut au monde, leva les yeux au ciel, et lui donna le nom de Naama Allah[21]. Ce fils, dès sa plus tendre enfance, devint l’objet de tous les soins et de tous les complaisances de son père, empressé de satisfaire ses moindres désirs, et d’aller au-devant de tout ce qui pouvoit l’amuser et lui plaire.

Un jour que Rabia se promenoit sur la place où l’on vend les esclaves, il aperçut une femme de bonne mine et encore jeune, qui tenoit entre ses bras une petite fille de la figure la plus charmante, et la plus jolie du monde. « Combien l’esclave et son enfant, dit Rabia en s’adressant au courtier ? » « Cinquante sequins, répondit le courtier. » « Les voici, reprit Rabia ; remettez les au propriétaire de l’esclave, et dressez sur-le-champ l’acte de vente. » L’acte étant achevé, Rabia paya au courtier son droit de commission, et emmena avec lui l’esclave et son enfant.

L’épouse de Rabia le voyant entrer à la maison ainsi accompagné, lui demanda quelle étoit cette femme ? « C’est une esclave, répondit Rabia, dont je viens de faire l’acquisition. Sa petite fille m’a paru charmante, et je crois qu’elle deviendra un jour la plus belle personne de l’Arabie et de la Perse : elle est à-peu-près de l’âge de Naama, et ils pourront jouer ensemble. »

« Vous avez bien fait de l’acheter, dit l’épouse de Rabia : cette petite fille me plaît aussi beaucoup. » « Quel est ton nom, dit-elle ensuite à l’esclave ? «  « Madame, je m’appelle Taoufic. » « Et la petite fille ? » « Elle se nomme Saad.[22] » « Tu as raison de l’appeler ainsi, car tu es heureuse d’avoir une aussi jolie petite fille ; mais il faut que nous lui donnions aussi un nom de notre choix. »

« Comment, dit l’épouse de Rabia à son mari, voulez-vous nommer cet enfant ? » « Je m’en rapporte à vous sur cela, répondit-il. » « J’ai envie, dit son épouse, de l’appeler Naam ? » « Eh bien, soit, reprit Rabia. Ce nom ressemble à celui de Naama ; vous ne pouviez en choisir un plus convenable, et qui me fût plus agréable. »

Naama et Naam élevés ensemble jusqu’à l’âge de dix ans, croissoient à l’envi l’un de l’autre en beauté et en perfection, et se donnoient réciproquement les doux noms de frère et de sœur. Rabia prit alors son fils en particulier, et lui dit : « Mon fils, Naam n’est pas votre sœur, mais votre esclave ; je l’ai achetée pour vous lorsque vous étiez encore au berceau ; vous ne devez plus, dès ce moment, l’appeler votre sœur. » « Si cela est, répondit le jeune homme, je puis donc l’épouser. »

Naama courut sur-le-champ informer sa mère de ce qu’il venoit d’apprendre, et du dessein qu’il avoit formé. « Mon enfant, lui dit cette bonne mère aussi complaisante que son époux pour les désirs de son fils, Naam est votre esclave, vous pouvez en disposer à votre gré. » Naama, satisfait de cette réponse, s’empressa de faire conclure son mariage avec Naam. Il en devint éperdument amoureux, et passa plusieurs années dans l’union la plus douce et la plus délicieuse.

Naam méritoit effectivement l’affection de son époux. Elle joignoit aux charmes de la figure et à l’élégance de la taille, une humeur douce et aimable, et un esprit développé par l’éducation la plus soignée. Elle lisoit avec une grâce infinie, et jouoit de toutes sortes d’instrumens. Sa voix touchante remuoit tous les cœurs quand elle s’accompagnoit de la guitare et du tambourin, dont elle jouoit si parfaitement, qu’elle surpassoit les meilleurs maitres de son temps. Enfin, Naam pouvoit être regardée, avec raison, comme la personne la plus belle et la plus accomplie de Koufa.

Un jour qu’elle étoit assise auprès de son époux, et qu’ils prenoient ensemble le sorbet, elle se mit à préluder sur sa guitare, et à chanter ces paroles :


VERS.


« Puisqu’un maître généreux me comble de ses bienfaits et de ses faveurs, je ne puis craindre désormais aucun revers : il est mon épée et mon bouclier. Lui seul fait mon bonheur : que m’importe le reste des humains[23] ? »


Naama témoigna vivement à son épouse le plaisir qu’il avoit à l’entendre, et la pria de continuer, en s’accompagnant du tambourin. Elle reprit ainsi :


VERS.


« Oui, j’en jure par la vie de celui qui règne sur mon âme, je tromperai l’espoir de ceux qui portent envie à sa félicité : je serai toujours soumise à ses moindres volontés ; je me réjouirai sans cesse du bonheur que j’ai de le posséder, et son amour ne sortira jamais de mon cœur[24]. »


Naama, de plus en plus transporté de joie, ne pouvoit trouver d’expressions assez fortes pour peindre son ravissement. Chaque jour il entendoit son épouse chanter, et s’accompagner de la guitare ou du tambourin, et chaque jour il l’entendoit avec un nouveau plaisir.

Mais tandis que ces jeunes époux couloient ensemble d’aussi heureux jours, Hegiage[25], gouverneur de Koufa pour le calife Abdalmalek ebn Merouan, ayant entendu vanter les charmes et les talens de Naam, conçut le projet de l’enlever, et de la remettre entre les mains du caiife. Il croyoit lui faire un présent d’autant plus agréable, qu’il étoit bien sûr que le calife n’avoit dans son sérail aucune femme dont la beauté pût être comparée à celle de Naam, et qui chantât aussi bien qu’elle.

Hegiage, pour venir à bout de son dessein, fit venir une vieille femme dont il avoit souvent éprouvé, dans ces sortes d’occasions, l’adresse et l’habileté. Il lui ordonna de s’introduire dans la maison de Rabia, de faire connaissance avec Naam, et de trouver quelque moyen de l’enlever. La vieille promit d’obéir au gouverneur.

Le lendemain la vieille s’affubla d’un vêtement de laine grossière, passa un chapelet à gros grains autour de son cou, et s’appuya sur un bâton au haut duquel étoit attachée une gourde. Dans cet équipage, elle s’achemina vers la maison de Rabia, récitant assez haut pour être entendue quelques prières, et répétant souvent :

Sebhan allah, alhamd billah, la ilah illa allah alkerim, la haoul wa la couwat illa billah alali alazim[26].

Arrivée devant la maison à l’heure de la prière de midi, elle frappa à la porte. Le portier vint ouvrir, et lui demanda ce qu’elle vouloit.

« Je suis, dit la vieille, une pauvre servante de Dieu ; je me trouve surprise par l’heure de la prière de midi, et je voudrois entrer dans cette sainte et respectable maison pour y faire ma prière. » « Bonne femme, lui dit le portier, cette maison n’est point une mosquée, ni un oratoire : c’est la maison de Naama, fils de Rabia. » « Je le sais, reprit la vieille, et je connois très-bien de réputation cette maison et ceux qui l’habitent ; car, telle que vous me voyez, je suis attachée au palais du calife : j’en suis sortie seulement depuis peu par esprit de dévotion, et pour m’acquitter de quelques pélerinages. »

« Tout cela est fort bon, dit le portier ; mais je ne puis vous laisser entrer. » La vieille insista, et dit en élevant la voix de plus en plus : « Comment, on empêchera d’entrer chez Naama, fils de Rabia, une personne comme moi qui pénètre à toute heure dans le palais des princes et des grands ! » Naama, qui entendit ces paroles, se mit à rire. Il sortit, fit signe au portier de laisser entrer, et conduisit la vieille à l’appartement de sa femme.

La vieille fut vivement frappée de la beauté de Naam. Elle la salua profondement, et lui dit : « Je vous félicite, Madame, d’avoir reçu du ciel en partage tant de grâces et d’attraits, et d’être unie à un époux qui peut passer lui-même pour un modèle de beauté. » Elle se mit ensuite en prières, et ne cessa de faire ses génuflexions et ses adorations, jusqu’à ce que la nuit fût arrivée.

La jeune esclave lui dit alors : « Ma bonne mère, reposez-vous un peu. » « Madame, répondit la vieille, celui qui veut être heureux dans l’autre monde doit souffrir dans celui-ci. » Naam ayant fait apporter à manger, dit à la vieille : « Prenez un peu, ma bonne, de ce que je vous présente ; priez Dieu de toucher mon cœur, et de répandre sur moi sa miséricorde. » « Vous êtes jeune, Madame, lui répondit la vieille ; à votre âge on doit jouir des douceurs de la vie : Dieu, j’en suis sûre, touchera un jour votre cœur ; car on lit dans le saint Alcoran, que Dieu pardonnera à ceux et à celles qui ont embrassé la foi, parce qu’il est bon et miséricordieux[27]. »

Naam s’entretint ainsi quelque temps avec la vieille, et dit ensuite à son mari : « Je voudrois que vous fissiez quelque chose en faveur de cette bonne vieille, car elle porte la piété empreinte sur son visage. » « Eh bien, répondit-il, faites-lui préparer une salle pour qu’elle puisse s’y retirer, et ayez soin que personne n’en approche et ne trouble ses exercices de piété ! Peut-être que Dieu, à sa considération, nous comblera de ses bienfaits, et ne permettra point que nous soyons jamais séparés. »

La vieille passa toute la nuit à lire et à prier. Au point du jour, elle vint trouver Naam et Naama, leur souhaita le bonjour, et voulut prendre congé d’eux. « Où allez-vous, ma bonne, lui dit Naam ? Mon mari m’a ordonné de vous faire préparer une salle où vous serez seule, et où vous pourrez prier à votre aise. » « Que Dieu, dit la vieille, prolonge vos jours et vous comble de ses bénédictions ! Je vais visiter les mosquées, les oratoires, les tombeaux des plus dévots personnages, et j’aurai soin de prier pour vous. Permettez-moi seulement de venir vous voir quelquefois, et recommandez à votre portier de me laisser entrer. » La vieille étant sortie, Naam, dont elle avoit déjà su gagner la confiance, et qui ne soupçonnoit rien de son perfide dessein, fut si fâchée de son départ qu’elle ne put s’empêcher de pleurer.

La vieille alla trouver sur-le-champ Hegiage, qui, dès qu’il l’aperçut, lui demanda où elle en étoit. Elle lui raconta ce qui s’étoit passé, et lui avoua qu’elle n’avoit jamais vu une aussi belle personne. Il lui promit de la récompenser magnifiquement si elle réussissoit dans son entreprise. La vieille exagéra les difficultés qu’elle auroit à surmonter, et demanda un mois de délai. Le gouverneur le lui accorda.

La vieille retourna le lendemain chez Naama, et continua d’aller voir fréquemment les deux jeunes époux, qui lui donnoient tous les jours de nouvelles marques de respect et d’affection. Tous les gens de la maison, de leur côté, lui faisoient des caresses et s’empressoient de la bien recevoir.

Un jour que la vieille se trouva seule avec la jeune esclave, elle lui dit : « Que ne pouvez-vous, Madame, venir avec moi visiter les mosquées et les lieux saints ! Vous y verriez des vieillards respectables et des femmes pieuses qui demanderoient au ciel tout ce que vous pourriez souhaiter. » « Je voudrois de tout mon cœur vous y accompagner, répondit Naam. » Se tournant ensuite vers sa belle-mère, elle lui dit : « Demandez, je vous prie, Madame, à mon mari qu’il me laisse sortir avec vous et la vieille, pour aller visiter les mosquées, et nous trouver au milieu des pauvres et des serviteurs de Dieu. »

La belle-mère témoigna qu’elle seroit bien aise de remplir elle-même cette pratique de dévotion, et promit d’en parler à son fils. Naama étant rentré sur ces entrefaites, la vieille s’approcha de lui, lui baisa la main, fit l’éloge de sa bonté, de sa générosité, et sortit en faisant des vœux pour lui.

Le lendemain la vieille revint ; et, profitant du moment où Naama n’étoit point à la maison, elle alla trouver la jeune esclave, et lui dit : « Nous avons passé toute la soirée d’hier à prier pour vous. Sortons ensemble aujourd’hui ; venez passer un moment avec nos saints personnages ; nous serons de retour avant que votre maître ne soit rentré. » Naam s’adressant à sa belle-mère, la pria de lui permettre de sortir un moment, avant que son mari ne rentrât. « Je n’ai point encore prévenu Naama, dit la belle-mère, et je crains qu’il ne soit fâché, s’il sait que vous êtes sortie. » « Madame, dit la vieille, nous ne ferons qu’entrer dans la mosquée la plus voisine, et nous ne tarderons pas à revenir. »

La vieille ne fut pas plutôt sortie avec la jeune esclave, qu’elle la conduisit au palais d’Hegiage, à qui elle fit aussitôt savoir son arrivée. Hegiage étant entré dans la chambre où la vieille avoit déposé Naam, fut extrêmement surpris de sa beauté. Jamais il n’avoit rien vu de si parfait et de si régulier. Naam, en l’apercevant, baissa son voile.

Hegiage fit appeler sur-le-champ un de ses officiers, et lui ordonna de monter à cheval avec cinquante cavaliers, de faire monter la jeune esclave sur un de ses meilleurs chameaux, de la conduire à Damas, et de la remettre entre les mains du calife Abdalmalek ebn Merouan.

Il le chargea de plus d’une lettre pour ce prince, et lui prescrivit de lui en rapporter la réponse, et de faire la plus grande diligence.

L’officier s’empressa d’exécuter ces ordres. Il s’empara de la jeune esclave, la fit monter sur un chameau, et partit. Pendant la route, Naam ne fit que pleurer et gémir de se voir ainsi séparée de son époux.

Arrivé à Damas, l’officier demanda la permission de parler au calife, et lui remit la lettre dont il étoit chargé. Ce prince l’ayant lue, demanda où étoit la jeune esclave. L’officier la lui présenta, et la remit entre ses mains.

Le calife la fit conduire dans un appartement particulier, et alla sur-le-champ annoncer à son épouse que Hegiage venoit de lui acheter, pour mille sequins, une esclave de la famille des princes de Koufa. « Cette esclave, ajouta-t-il, vient d’arriver en même temps que cette lettre. » Son épouse lui témoigna sa satisfaction d’apprendre une nouvelle qui paroissoit lui être aussi agréable.

La sœur du calife étant entrée dans l’appartement où étoit la jeune esclave, et l’ayant aperçue, s’écria : « Le maître à qui vous appartenez n’auroit point fait un mauvais marché, quand même il vous auroit payée cent mille pièces d’or. » Naam, sans faire attention à ces paroles, lui dit : « Au nom de Dieu, Madame, daignez m’apprendre quel est ce palais, à quel prince il appartient, et le nom de la ville où je me trouve ? »

« Vous êtes, lui répondit la princesse, dans la ville de Damas ; ce palais est celui de mon frère le calife Abdalmalek Ebn Merouan. Mais vous m’interrogez comme si vous ignoriez tout cela. » « En vérité, Madame, répondit Naam, je l’ignorois absolument. » « Comment, reprit la princesse, celui qui vous a vendue et qui a touché le prix de votre liberté, ne vous a-t-il pas informée que le calife venoit de vous acheter ? »

À ces mots, des larmes abondantes couvrirent le visage de la jeune esclave ; elle maudit la ruse infame dont elle étoit la victime, et dit en elle-même : « Si je parle, personne ne voudra me croire, et peut-être je serai bientôt réclamée par celui qui a seul des droits sur moi. »

Comme Naam paroissoit extrêmement fatiguée du voyage, la sœur du calife la laissa reposer tout le reste de la journée. Le lendemain elle lui apporta du linge, des robes, un collier de perles et des brasselets, et voulut qu’elle s’en parât en sa présence.

Le calife étant entré sur ces entrefaites, alla s’asseoir à côté de Naam, qui se cacha aussitôt le visage avec les mains. La princesse ayant fait à son frère l’éloge de la beauté et des perfections de la nouvelle esclave, il la pria de ne point lui dérober la vue de tant d’attraits. Naam n’eut aucun égard aux prières du calife, et resta constamment dans la même attitude ; mais ses bras exposés aux regards de ce prince, firent naître en lui la passion la plus vive. Il dit à sa sœur qu’il reviendroit dans trois jours, et ajouta : « J’espère que cette jeune beauté fera d’ici là connoissance avec vous, et qu’elle sera plus sensible à l’amour qu’elle a su m’inspirer. »

Lorsque le calife fut sorti, Naam se mit à réfléchir de nouveau sur sa situation, et à gémir de se voir ainsi séparée de son maître. Le soir, la fièvre la prit ; elle ne voulut goûter aucune nourriture ; et bientôt ses traits et sa beauté s’altérèrent. Le calife, informé de son état, en conçut un violent chagrin. Il envoya chercher les médecins les plus habiles, et les accompagna chez la jeune esclave ; mais aucun d’eux ne put découvrir la source de son mal, ni trouver les moyens de la soulager.

La situation de Naama étoit absolument la même que celle de son esclave. En rentrant chez lui, il s’assit sur un sofa, et appela sa chère Naam. Comme elle ne répondoit point, il se leva avec précipitation, et se mit à l’appeler plus fort ; mais personne ne vint ; car toutes les esclaves s’étoient cachées, craignant les effets de la colère de leur maître. Naama se rendit à l’appartement de sa mère, et la trouva la tête appuyée sur ses mains, dans l’attitude d’une personne qui réfléchit profondément. « Ma mère, s’écria-t-il, où est Naam ? » « Mon fils, lui répondit-elle, elle est aussi bien que si elle étoit avec moi ; elle est sortie avec la bonne vieille pour aller visiter les pauvres, et elle doit bientôt rentrer. » « Elle n’a pas coutume de sortir ainsi, reprit vivement Naama. Et à quelle heure est-elle sortie ? » « Dans la matinée, lui dit-elle. » « Comment, ma mère, avez-vous pu lui accorder cette permission ? » « C’est elle qui l’a voulu, mon fils. »

Naama sortit de chez lui tout hors de lui-même, et alla trouver le commandant de la garde. « C’est vous, lui dit-il en l’abordant, qui, par une ruse perfide, m’avez fait enlever mon esclave ? Mais je vais aller me plaindre au calife, et l’informer de votre conduite. » « Qui donc vous a enlevé votre esclave, dit le commandant de la garde ? « « C’est une vieille femme, faite de telle et telle manière, couverte d’une robe de bure, et qui porte ordinairement un chapelet à la main. »

Le commandant reconnut à ce portrait la vieille dont se servoit quelquefois le gouverneur, et se douta qu’elle n’avoit agi que par ses ordres ; mais la politique l’empêchant de rien faire connoître à Naama : « Conduisez-moi vers cette femme, lui dit-il, et je vais vous faire rendre votre esclave. » « Je ne sais où elle demeure, dit Naama. » « En ce cas, reprit le commandant, comment la découvrir ? Dieu seul sait où elle peut être. »

« Vous pouvez, continua Naama, me faire retrouver mon esclave, et je vais de ce pas porter mes plaintes contre vous au gouverneur. »

Naama se rendit en effet au palais de Hegiage. Comme son père étoit un homme des plus puissans de Koufa, il eut bientôt accès. « Que voulez-vous, Naama, lui dit Hegiage, dès qu’il l’aperçut ? » Naama raconta ce qui venoit de lui arriver. Hegiage fit venir le commandant de la garde, et lui demanda où pouvoit être l’esclave de Naama, fils de Rabia ?

Le commandant n’eut garde de paroître savoir quelle étoit la vieille qui avoit enlevé l’esclave, et répondit que Dieu seul connoissoit ce qui étoit caché. « Montez à cheval, lui dit Hegiage, parcourez avec soin les chemins, et cherchez de tous côtés cette esclave si chère à son maître. » Se tournant ensuite vers Naama : « Si votre esclave ne vous est pas rendue, lui dit-il, vous pourrez en prendre dix des miennes à votre choix, et autant de celles du commandant de la garde pour vous indemniser de votre perte. » « Allons donc, cria-t-il au commandant, courez après l’esclave de Naama. » Le commandant de la garde sortit, et fit semblant d’exécuter l’ordre qu’il venoit de recevoir.

Naama se retira chez son père, accablé de chagrin et en proie au plus violent désespoir. Quoiqu’il n’eût encore que quatorze ans, et que ses joues fussent à peine couvertes d’un léger duvet, la vie lui paroissoit insupportable : il versoit des torrens de larmes, et ne vouloit plus revoir les lieux qui lui rappeloient des souvenirs trop chers. Sa mère, vivement affectée de son état, passa la nuit tout entière à pleurer et à gémir avec lui. Son père cherchoit en vain à le consoler, en lui disant que, selon les apparences, c’étoit le gouverneur qui avoit fait enlever son esclave, et que peut-être il pourroit bientôt la recouvrer. Le jeune homme, insensible à tout, étoit incapable de goûter aucune consolation. Son chagrin s’accrut au point que sa raison se troubla. Il ne savoit plus ce qu’il disoit, et ne connoissoit plus ceux qui entroient chez lui. Il languit dans cet état pendant trois mois, Rabia fit inutilement venir auprès de son fils les plus habiles médecins ; ils s’accordèrent tous à dire que la présence seule de la jeune esclave étoit capable de le sauver.

Un jour que Rabia, de plus en plus inquiet sur l’état de son fils, désespéroit presque de sa vie, il entendit parler d’un fameux médecin persan, très-habile en astrologie, qui venoit d’arriver à Koufa : il pria sa femme de le faire venir. « Peut-être, lui dit-il, ce médecin trouvera quelques moyens pour sauver notre enfant. » On fut aussitôt chercher le médecin : lorsqu’il fut entré, Rabia le fit asseoir auprès du lit de son fils, et le pria d’examiner la maladie.

Le médecin persan prit la main du jeune homme, tâta ses membres les uns après les autres ; et ayant fixé attentivement les traits de son visage, il se mit à sourire, et dit au père : « La maladie de votre fils a son siège dans le cœur. » « Vous avez raison, dit Rabia surpris. » Et aussitôt il raconta au médecin ce qui venoit d’arriver à Naama.

« La jeune esclave dont vous me parlez, dit le médecin, est maintenant ou à Basra ou à Damas ; et nous n’avons point d’autre moyen de sauver votre fils, que de le réunir avec elle. » « Si vous pouvez en venir à bout, dit Rabia, toute ma fortune est à votre disposition, et je vous promets de vous faire le sort le plus heureux. »

« Ce qui me regarde, dit le Persan, est ce qu’il y a de moins pressé. » Et se tournant vers Naama : « Ayez bon courage, mon enfant, lui dit-il, bientôt vous serez satisfait. » Il demanda ensuite à Rabia, s’il pouvoit disposer de quatre mille pièces d’or, Rabia les alla aussitôt chercher, et les lui remit entre les mains.

« Mon dessein, dit alors le médecin, est de mener votre fils à Damas, et je vous jure de n’en pas revenir sans l’esclave à laquelle il est si attaché. » Il adressa ensuite la parole à Naama, et lui demanda comment il s’appeloit ? Ayant appris qu’il s’appeloit Naama. « Allons, Naama, lui dit-il, levez-vous un peu, et ayez confiance dans la Providence, qui doit vous réunir incessamment à votre esclave ; en attendant, modérez le chagrin qui vous dévore ; prenez un peu de nourriture, et tâchez de recouvrer vos forces pour être en état de supporter la fatigue du voyage ; car, dans huit jours, il faudra nous mettre en chemin. »

Le médecin persan s’occupa bientôt des préparatifs du départ. Il se fit donner des présens de toute espèce ; demanda encore six mille sequins pour compléter la somme de dix mille sequins qu’il jugea lui être nécessaire pour l’exécution de son projet, et fit préparer les chevaux, les chameaux, et tous les bagages dont ils avoient besoin.

Au bout de huit jours, Naama dit adieu à son père et à sa mère, et partit avec le médecin persan. Ils s’arrêtèrent à Alep pour prendre des renseignemens sur la jeune esclave ; mais ils ne purent en obtenir aucun. Étant arrivés à Damas, ils s’y reposèrent pendant trois jours.

Le médecin persan loua ensuite une boutique qu’il fit arranger avec la plus grande magnificence : elle étoit entourée d’armoires, ornées de plaques d’or, et remplies de vases de la porcelaine la plus fine, dont les couvercles étoient d’argent. Le devant de la boutique étoit garni de bocaux de cristal remplis d’huiles précieuses, de breuvages, et de drogues de toutes espèces.

Le médecin persan eut soin de faire placer au milieu de la boutique son astrolabe et la planche sur laquelle il faisoit ses calculs astronomiques. Il s’habilla ensuite en médecin, d’une manière magnifique, et fit prendre à Naama une chemise de la toile la plus fine, une tunique de satin, brodée en soie, et une ceinture rayée des plus brillantes couleurs. « Dorénavant, lui dit-il, vous ne m’appellerez plus que votre père, et je ne vous appellerai plus que mon fils. »

Tout le peuple de Damas se porta vers la boutique du médecin persan, pour en admirer la richesse et l’élégance, et sur-tout pour voir Naama, qui charmoit tout le monde par la beauté et la régularité de ses traits. Le Persan n’adressoit la parole au jeune homme qu’en turc, et celui-ci ne lui répondoit qu’en cette langue. On ne parla bientôt dans toute la ville que du médecin persan. De tous côtés on venoit le consulter sur toutes les espèces de maladies, et il possédoit des remèdes pour toutes. À la seule inspection de l’urine du malade, il connoissoit le genre de mal dont il étoit attaqué, donnoit les remèdes qui devoient le guérir, et prescrivoit le régime qu’il devoit suivre. Il devint en peu de temps l’oracle de tout le monde ; sa réputation se répandit dans toute la ville, et pénétra jusque dans les palais des grands.

Un jour qu’il étoit occupé à préparer ses drogues, une vieille dame, montée sur une mule dont la selle étoit brodée en argent, s’arrêta devant sa boutique, et lui fit signe de venir lui donner la main pour l’aider à descendre. Le médecin s’avança poliment vers elle, lui donna la main, et la fit entrer dans sa boutique.

« Vous êtes sans doute, Monsieur, lui dit-elle, le médecin persan arrivé dernièrement d’Arabie en cette ville ? » Sur sa réponse affirmative, elle lui dit qu’elle avoit une fille attaquée d’une maladie dangereuse, et en même temps lui présenta le flacon où étoit renfermée l’urine de la jeune personne. Lorsqu’il l’eut considérée avec attention, il demanda à la vieille quel étoit le nom de sa fille ? « Car, dit-il, il faut que je tire son horoscope, afin de connoître le moment favorable pour lui faire prendre le breuvage qui doit lui rendre la santé. » « Elle s’appelle Naam, dit la vieille. »

À ce nom, le médecin se mit à réfléchir et à compter sur ses doigts ; et, regardant fixement la vieille : « Madame, lui dit-il, je ne puis prescrire de remède à votre fille sans savoir le nom de la ville où elle est née ; cela est absolument nécessaire pour que je puisse calculer la différence des climats et l’influence de l’air atmosphérique. Je vous prie donc de me faire connoître l’endroit où elle a été élevée, et l’âge qu’elle a maintenant. » « Elle a quatorze ans, dit la vieille, et elle a été élevée dans la ville de Koufa. » « Depuis quel temps, reprit le médecin, est-elle dans ce pays ? « « Depuis quelques mois, répondit la vieille. »

Naama, présent à cet entretien, n’en perdoit pas une syllabe, et étoit dans une extrême agitation. Le médecin et lui s’entre-regardoient, et se faisoient des signes d’intelligence. « Prenez telle et telle chose, lui dit le médecin, et préparez-en une potion. » La vieille jeta dix pièces d’or sur le comptoir, et regarda plus attentivement le jeune homme occupé à préparer la potion. « Mon Dieu, le beau jeune homme, dit-elle au médecin ! Est-ce votre esclave ou votre fils ? » « Madame, c’est mon fils, lui répondit-il. »

Lorsque Naama eut fini son ouvrage, il écrivit un petit billet, dans lequel il instruisoit Naam de son arrivée par ce vers : « En découvrant les lieux que vous habitez, je sens augmenter mon amour et mon tourment[28]. » Il glissa adroitement le billet dans une boîte qui contenoit le breuvage. Il cacheta cette boîte, et, ayant écrit son nom dessus, il la présenta à la vieille, qui la prit, et, les ayant salués, s’en retourna au palais du calife.

En entrant dans l’appartement de la jeune esclave, elle lui présenta la boîte, et lui dit qu’elle venoit de voir un médecin persan fort habile, arrivé tout récemment à Damas, et de le consulter sur la maladie dont sa chère Naam étoit atteinte. « Il a parfaitement compris l’espèce de votre mal, poursuivit-elle, et il a ordonné à son fils de préparer pour vous le breuvage renfermé dans cette boîte. Il n’y a point dans Damas de jeune homme plus beau ni mieux fait que le fils de ce médecin, ni de boutique comparable à la sienne. »

Naam prit la boîte des mains de la vieille. À peine eut-elle jeté les yeux sur le couvercle, qu’elle reconnut l’écriture et le nom de son cher maître. Elle changea de couleur à cette vue, et ne douta point que le maître de cette boutique ne fût venu exprès de Koufa pour s’informer de ce qu’elle pourroit être devenue. Elle pria la vieille de lui faire le portrait du jeune homme dont elle venoit de lui parler. Celle-ci s’en acquitta parfaitement : elle lui dit qu’il s’appeloit Naama, qu’il avoit un signe sur le sourcil droit, qu’il étoit vêtu de la manière la plus élégante, et qu’il avoit la plus belle figure que l’on pût voir.

Pendant ce discours, Naam prenoit le breuvage, et sourioit aux traits dont la vieille embellissoit sa peinture. « En vérité, dit-elle, ce breuvage me fait le plus grand bien ; il m’inspire de la gaieté, et je me sens beaucoup mieux. » « Quel heureux jour, s’écria la vieille, et que j’ai bien fait d’aller consulter ce médecin ! » Naam ayant ensuite témoigné qu’elle desiroit manger quelque chose, la vieille courut appeler une esclave, et s’empressa de faire servir les mets les plus délicats.

Dans ce moment, le calife entra dans l’appartement de la jeune esclave ; et la voyant occupée à manger, il lui témoigna le plaisir que lui causoit le retour de sa santé. « Souverain Commandeur des croyans, lui dit la vieille, la satisfaction que vous fait éprouver le rétablissement de votre esclave, vous la devez à un médecin qui vient d’arriver en cette ville. Personne ne connoît mieux que lui toutes les espèces de maladies : une seule ordonnance suffit pour les guérir radicalement. « « Portez, dit le calife, une bourse de mille pièces d’or à ce médecin, pour la cure qu’il a opérée. » Le calife sortit peu après, et la vieille s’empressa de porter les mille pièces d’or au médecin persan. La vieille, en présentant la bourse, lui dit que la jeune personne qu’il avoit guérie n’étoit point sa fille, mais l’esclave favorite du calife. Elle lui remit en même temps une lettre que Naam venoit d’écrire. Le médecin donna cette lettre à Naama, qui la prit avec un trouble et un saisissement difficiles à exprimer. Cette lettre étoit conçue en ces termes :

« L’esclave, privée de sa félicité, déchue de son bonheur, séparée de son bien-aimé, a reçu le billet qu’il lui a envoyé, et lui répond par ces vers :

« En recevant votre lettre, mes doigts en ont tracé d’eux-mêmes la réponse. Parfumez-vous, et livrez-vous à l’espoir. Moïse fut remis à sa mère, et la robe de Joseph fut rendue à son père. »

En lisant ces vers, les yeux du jeune homme étoient baignés de larmes. La vieille s’en aperçut, et témoigna sa surprise au médecin.

« Comment ne pleureroit-il pas, lui dit-il ? Cette jeune personne est son esclave, et il l’aime avec passion ; car, Madame, je dois vous avouer la vérité ; ce jeune homme n’est point mon fils, c’est celui de Rabia de la ville de Koufa. La lettre qu’il a écrite à Naam a pu seule rendre la santé à cette jeune personne, qui n’avoit point d’autre maladie que le chagrin de se voir séparée de son cher maître. Prenez, Madame, ces mille pièces d’or, et comptez sur une récompense plus généreuse, si votre cœur se laisse toucher de pitié pour ces amans infortunés. Vous êtes la seule personne qui puisse arranger cette affaire, et c’est sur vous que se fondent toutes nos espérances. »

La vieille, un peu étonnée, mais encore plus flattée de cette confidence, demanda à Naama s’il étoit effectivement le maitre de la jeune esclave. Celui-ci le lui ayant affirmé, elle lui avoua que Naam ne cessoit de parler de lui. Le jeune homme lui ayant raconté toutes ses aventures, la vieille en fut vivement touchée, et l’assura qu’elle alloit travailler de tout son cœur à les réunir. Elle remonta aussitôt sur sa mule, et s’en retourna promptement au palais.

En entrant dans l’appartement de la jeune esclave, la vieille la fixa en souriant, et lui dit : « Vous convient-il de vous affliger ainsi, et de vous rendre malade pour Naama, fils de Rabia de la ville de Koufa ? » « Grand Dieu, s’écria Naam, tout est découvert ! » « Rassurez-vous, lui dit la vieille ; je n’abuserai point du secret qu’on m’a confié. Je veux faire votre bonheur à tous deux, et j’exposerois ma vie pour y réussir. »

La vieille retourna peu après chez Naama. « Je viens, lui dit-elle, de voir votre esclave, et de m’entretenir avec elle : l’amour qu’elle a pour vous ne le cède point à celui que vous avez pour elle ; et la passion du calife à laquelle elle est insensible, prouve que rien ne peut ébranler sa constance. Je médite un projet qui doit vous plaire ; mais il faut pour l’exécution vous armer de hardiesse et de courage. Je vais chercher un moyen de vous introduire dans le palais du calife, et de vous procurer un tête-à-tête avec votre esclave ; car pour elle, il lui est impossible de sortir. » « Que Dieu seconde vos bonnes intentions, dit Naama, et vous récompense comme vous le méritez ! »

La vieille ayant quitté Naama, revint au palais, et dit à la jeune esclave que son maître venoit de lui témoigner le plus ardent désir de la voir, et lui demanda quels étoient ses sentimens à cet égard ? « Je le souhaite autant que lui, dit en soupirant Naam. »

La vieille sortit bientôt après avec un petit paquet sous son bras, dans lequel elle avoit renfermé un collier de perles, des bijoux, et tout ce qui est nécessaire à la toilette d’une femme. Elle se rendit en diligence chez Naama, et le pria de passer dans l’arrière-boutique, afin de pouvoir être seuls ; là elle lui peignit le visage et les bras, et lui teignit les cheveux. Elle lui fit prendre une tunique, et un pantalon de soie, lui mit un bandeau sur la tête, et le para exactement comme une jeune esclave du sérail.

Quand la vieille eut fini, elle examina Naama de la tête aux pieds sous ce nouveau vêtement, et s’écria : « En vérité, je n’ai jamais vu une figure aussi charmante : il est même plus beau que son esclave. Marchez devant moi, lui dit-elle ensuite, avancez le côté gauche, inclinez un peu le côté droit, affectez un air nonchalant, et donnez du mouvement à votre robe. »

Lorsqu’elle l’eut bien instruit, et qu’elle le vit en état de jouer son rôle, elle lui dit : « Je viendrai vous prendre demain soir pour vous mener au palais. Ne vous effrayez pas à la vue des esclaves, et de ceux qui les commandent ; faites bonne contenance, baissez la tête, et n’adressez la parole à personne ; j’aurai soin de répondre pour vous. »

Le lendemain soir, la vieille vint prendre Naama, et se rendit avec lui au palais du calife. Elle entra la première ; mais quand le jeune homme, qui marchoit derrière elle, voulut passer, le portier l’arrêta. La vieille le regarda de travers, et lui dit qu’il étoit bien hardi d’oser arrêter Naam, l’esclave favorite du calife, à la santé de laquelle ce prince prenoit tant d’intérêt. Le portier, interdit, laissa entrer Naama, qui pénétra sans opposition avec la vieille jusque dans la cour intérieure du palais.

« Rassurez-vous, lui dit-elle alors, entrez hardiment, et prenez à gauche ; ayez soin de compter les appartemens devant lesquels vous passerez, et entrez dans le sixième où tout est disposé pour vous recevoir. Sur-tout ne vous effrayez pas ; et si quelqu’un vous adressoit la parole, et vouloit causer avec vous, gardez-vous de répondre et de vous arrêter. »

Comme ils approchoient de la porte intérieure du harem, le chef des eunuques noirs les arrêta, et demanda à la vieille quelle étoit cette esclave ? « C’est, répondit-elle, une esclave que ma maîtresse veut acheter. » « On ne peut entrer ici, dit l’eunuque, sans la permission du calife. Retournez sur vos pas : les ordres que j’ai reçus sont précis, et ne renferment point d’exception ; je ne la laisserai point entrer. »

« Faites donc attention à ce que vous faites, répliqua la vieille : ne voyez-vous pas que je badinois en vous parlant d’une esclave que ma maîtresse vouloit acheter. Cette esclave-ci est Naam, favorite du calife : elle commence à se rétablir, et vient de sortir un peu pour sa santé. Au nom de Dieu, ne l’empêchez pas de rentrer, le calife vous feroit couper la tête, s’il venoit à apprendre que vous avez refusé l’entrée du harem à son esclave favorite. » La vieille faisant aussitôt semblant de s’adresser à Naam. « Entrez, Naam, dit-elle, ne faites pas d’attention à cela ; et n’en parlez pas, je vous prie, à la princesse. »

Naama baissant alors la tête, entra dans le harem ; mais au lieu de prendre à gauche, il prit à droite ; et au lieu de compter cinq appartemens, il en compta six, et entra dans le septième.

C’étoit un appartement richement meublé ; les murs étoient couverts de tapisseries de soie brodées en or ; le bois d’aloès, l’ambre et le musc brûloient dans des cassolettes d’or, et exhaloient les parfums les plus délicieux. Au milieu de cet appartement étoit une espèce de trône couvert de brocard, sur lequel Naama s’assit.

Pendant que le jeune homme étoit occupé de ce qu’il voyoit, et qu’il réfléchissoit sur son aventure, la sœur du calife entra, suivie d’une de ses esclaves. Quand elle aperçut Naama assis sur le trône, elle s’approcha de lui ; et, le prenant pour une jeune esclave, elle lui demanda qui elle étoit, et qui l’avoit introduite dans cet appartement ? Mais elle n’en put tirer aucune réponse.

« Si vous êtes une des esclaves du calife mon frère, dit la princesse, et qu’il soit fâché contre vous, je vous promets de lui parler en votre faveur, et de vous faire rentrer dans ses bonnes grâces. »

La sœur du calife voyant que Naama gardoit toujours le plus profond silence, ordonna à son esclave de se tenir à la porte de l’appartement, et de ne laisser entrer personne. S’étant ensuite approchée de plus près du jeune homme déguisé, elle fut surprise de sa beauté ; et lui adressant de nouveau la parole :

« Jeune esclave, dit-elle, apprenez-moi donc qui vous êtes, quel est votre nom, et dites-moi qui a pu vous introduire dans mon appartement ? Car je ne me rappelle pas de vous avoir jamais vue dans ce palais. »

Naama ne répondant pas, la princesse, pour gagner sa confiance et l’engager à parler, voulut lui faire quelques caresses. Elle s’aperçut aussitôt qu’il n’étoit point une femme, et voulut lui arracher le voile qui lut couvroit le visage pour connoître qui il étoit. « Madame, s’écria Naama, je suis un esclave, de grâce achetez-moi, et me prenez sous votre protection. »

« Ne craignez rien, dit la princesse ; mais dites-moi qui vous êtes, et qui vous a introduit dans mon appartement ? « « Princesse, répondit-il, on m’appelle Naama ; je suis né dans la ville de Koufa, et j’ai risqué ma vie pour retrouver mon esclave Naam, qu’on m’a enlevée par la plus infame de toutes les ruses. » La princesse le rassura ; et ayant appelé son esclave, elle lui ordonna d’aller chercher Naam.

La vieille s’étoit déjà rendue à l’appartement de la jeune esclave, et lui avoit demandé en entrant si son maître étoit arrivé ? Quand la jeune esclave lui eut dit qu’elle ne l’avoit pas vu, la vieille soupçonna qu’il s’étoit sans doute égaré, et qu’il étoit entré dans un autre appartement que celui qu’elle lui avoit indiqué. Elle communiqua ses craintes à Naam, qui s’écria tout effrayée : « C’en est fait de nous, nous sommes perdus. » Comme elles étoient toutes deux occupées à réfléchir sur leur situation, l’esclave de la princesse entra, et dit à Naam que la princesse vouloit lui parler, et qu’elle eût à se rendre sur-le-champ à son appartement. Naama s’étant levée pour obéir, la vieille lui dit à l’oreille : « Votre maître est certainement chez la princesse, et tout est découvert. »

La sœur du calife en voyant arriver la jeune esclave, lui dit avec bonté : « Votre maître s’est trompé d’appartement, et est entré dans le mien au lieu d’entrer dans le vôtre ; mais n’ayez aucune crainte, je ferai en sorte d’arranger tout ceci. »

À ce discours, Naam commença à respirer, et remercia la princesse de la protection qu’elle daignoit leur accorder. Naama, en voyant sa chère esclave, s’élança vers elle, et la serra contre son cœur. La joie qu’ils éprouvèrent les fit tomber sans connoissance dans les bras l’un de l’autre. Lorsqu’ils eurent repris leurs esprits, la princesse les fit asseoir à ses côtés, et se mit à chercher avec eux le moyen de les tirer du mauvais pas où ils se trouvoient engagés.

« Madame, dit Naam, notre destinée est maintenant entre vos mains. » « Vous n’avez rien à redouter de ma part, répondit affectueusement la princesse, et je ferai au contraire tout ce qui dépendra de moi pour éloigner le danger, qui, dans toute autre circonstance, pourroit vous menacer. » Puis se tournant vers son esclave, elle lui ordonna de leur apporter à manger, et de servir des rafraîchissemens.

Cet ordre ayant été exécuté, la princesse leur présenta elle-même plusieurs choses, et les invita à se livrer librement au plaisir qu’ils avoient de se revoir. Ces amans passèrent une partie de la soirée à se féliciter mutuellement sur leur réunion, et à célébrer la joie et le bonheur dont leur âme étoit enivrée. La princesse étoit vivement touchée de ce spectacle, et prenoit plaisir à voir éclater leur tendresse.

« Jamais, disoit Naama, je n’ai passé de momens plus doux ; et peu m’importe maintenant ce qui doit arriver. » « Vous aimez donc bien cette esclave, lui dit la sœur du calife ? » « Vous le voyez, Madame, répondit Naama, le danger auquel je m’expose en ce moment, prouve assez l’excès de mon amour. » « Et vous, Naam, dit la sœur du calife à la jeune esclave, vous aimez donc bien votre maitre ? » « Madame, répondit Naam, c’est cet amour qui a été cause de la langueur dans laquelle je suis tombée. « La princesse invita ensuite Naam à jouer de la guitare, et lui en fit apporter une. Naam, après l’avoir accordée, préluda quelque temps, et chanta ensuite, en s’accompagnant, quelques vers, dans lesquels elle témoignoit à la princesse la reconnoissance dont elle étoit pénétrée pour ses bontés. Naam passa ensuite la guitare à Naama, qui, après avoir chanté quelques vers sur le même sujet, la présenta à la princesse. Elle ne fit pas difficulté de prendre l’instrument, et chanta elle-même quelques vers sur le bonheur des vrais amans.

Tandis que cette scène se passoit, le calife Abdamaleck Ebn Merouan entra tout-à-coup dans l’appartement de la princesse ; les deux amans se levèrent aussitôt, et se prosternèrent aux pieds du calife, qui les fit relever avec bonté. Ses regards se portèrent avec complaisance sur Naam ; et ayant aperçu une guitare auprès d’elle, il la félicita sur l’heureux retour de sa santé. Jetant ensuite les yeux sur Naama déguisé, il demanda à sa sœur quelle étoit la jeune esclave qu’il voyoit assise auprès de Naam ?

« Souverain Commandeur des croyans, lui répondit la princesse, c’est une jeune personne qui a passé ses premières années auprès de votre esclave favorite, et sans laquelle la vie lui est insupportable. »

« En vérité, dit le calife, cette esclave est charmante, et elle est aussi belle que Naam ; dès demain je lui ferai préparer un appartement auprès de celui de sa compagne, et je lui enverrai les parures qui pourront lui faire plaisir, en considération de l’amitié que Naam a pour elle. »

La princesse fit servir aussitôt des rafraichissemens devant le calife qui venoit de s’asseoir : il prit quelque chose, et engagea Naam à jouer de la guitare. Elle le fit, et chanta des vers à la louange du calife. Ce prince s’amusa beaucoup à l’entendre ; et lorsqu’elle eut fini, il la remercia du plaisir qu’elle venoit de lui procurer, et lui fit des complimens sur l’étendue et la beauté de sa voix.

Vers le milieu de la nuit la princesse adressa ainsi la parole à son frère : « Souverain Commandeur des croyans, Naam, à peine convalescente, doit être extrêmement fatiguée d’avoir chanté, et pris part à la conversation toute la soirée. Si vous le trouvez bon, je vais vous raconter une histoire que j’ai lue autrefois. » Le calife lui ayant témoigné le plaisir qu’il auroit à l’entendre, la princesse reprit ainsi :

« Seigneur, il y avoit autrefois dans la ville de Koufa un jeune homme appelé Naama, fils de Rabia, qui possédoit une esclave dont il étoit éperdument amoureux. Cette esclave, qui avoit été élevée avec lui, le payoit du plus tendre retour. À peine l’eut-il épousée, que la fortune, toujours inconstante, lui fît éprouver le plus affreux des malheurs : on vint un jour lui enlever son esclave dans sa propre maison. Le ravisseur la vendit dix mille pièces d’or à un prince très-puissant, qui fit vainement tous ses efforts pour s’en faire aimer.

» Naama, au désespoir de la perte de son esclave, abandonna sa famille, sa fortune et sa maison pour aller s’informer de ce qu’elle étoit devenue, et pour tenter tous les moyens possibles de se réunir à elle. Il s’exposa aux plus grands dangers, et risqua même sa vie pour se procurer ce bonheur. À peine venoit-il de la retrouver, que le prince, qui l’avoit achetée les avant surpris ensemble, se hâta de décider de leur sort, et voulut les faire mourir sans délai…

» Que pensez-vous, Seigneur, dit la princesse en s’interrompant, de la promptitude de ce prince et de son peu d’équité ? »

Le calife répondit que puisque le prince avoit tout pouvoir sur eux, il auroit dû leur pardonner, et cela pour trois raisons : la première, parce que ces deux jeunes gens s’aimoient passionnément ; la seconde, parce qu’ils se trouvoient dans son palais, et sous sa puissance ; et la troisième, parce qu’il avoit plus de moyens que ce jeune homme de se procurer une autre esclave. Ce prince, ajouta-t-il, a commis une action indigne d’un souverain.

« Daignez maintenant, dit la princesse à son frère, écouter un moment ce que Naam va nous chanter. » Alors la jeune esclave se mit à peindre, dans des vers passionnés, les tourmens qu’éprouvent deux cœurs unis par le plus doux des sentimens, mais que la rigueur du destin a séparés. Sa voix touchante fit tant de plaisir au calife, qu’il lui en témoigna sa satisfaction par les complimens les plus flatteurs.

La princesse saisissant le moment favorable, lui dit qu’un grand roi n’avoit que sa parole, et que le jugement qu’il avoit une fois prononcé devenoit irrévocable. Ayant ensuite ordonné à Naam et à Naama de se lever : « Souverain Commandeur des croyans, dit-elle à son frère, vous voyez devant vous les deux infortunés dont vous venez de plaindre la destinée. Naam est la jeune esclave que Hegiage Ebn Ioussef a enlevée à son époux pour vous l’envoyer. Il vous en a imposé dans sa lettre, en vous annonçant qu’il l’avoit achetée dix mille pièces d’or. Naama, que vous voyez devant vous, caché sous les habits d’une jeune esclave, est véritablement son maître et son époux. Au nom de vos glorieux ancêtres, j’oserai vous prier, Seigneur, d’avoir compassion de leur jeunesse, et de leur pardonner la faute qu’ils ont commise. Vous trouverez au fond de votre cœur la récompense de la pitié généreuse que vous leur aurez témoignée. Songez qu’ils sont tous deux en votre pouvoir, qu’ils ont eu l’honneur de manger à votre table, et que c’est votre sœur qui vous conjure d’épargner leur sang. »

Le calife répondit avec émotion : « Vous avez raison, ma sœur ; j’ai prononcé sur cette affaire, et vous savez que je ne reviens jamais sur le jugement que j’ai une fois porté. » Se tournant ensuite vers Naam : « C’est donc là votre maître, lui dit-il ? » « Oui, Seigneur, répondit respectueusement la jeune esclave. »

« N’ajez aucune crainte, dit le calife avec bonté, je vous accorde volontiers votre pardon à tous les deux. Mais, Naama, comment avez-vous découvert que votre esclave étoit ici, et comment avez-vous fait pour vous y introduire ? »

« Seigneur, répondit le jeune homme, daignez écouter le récit de mes infortunes ; je jure, par vos glorieux ancêtres, que je ne vous en cacherai aucune circonstance. »

Alors Naama raconta au calife ce qui lui étoit arrivé ; les obligations qu’il avoit au médecin persan et à la vieille ; comment cette dernière l’avoit introduit dans le palais, et de quelle manière il s’étoit égaré.

Le calife, surpris de ce qu’il venoit d’entendre, fit venir le médecin persan, le fit revêtir d’une robe d’honneur, et lui donna une place distinguée à sa cour. Il lui fit épouser une esclave charmante, et lui dit obligeamment qu’il vouloit toujours garder près de sa personne un homme qui avoit autant d’adresse et d’intelligence, et dont les talens pouvoient lui être aussi utiles. Il combla de bienfaits Naam et Naama, ainsi que la vieille. Pendant sept jours, ce ne fut que fêtes et réjouissances dans le palais. Au bout de ce temps, le calife accorda à Naam et à Naama la permission de retourner à Koufa. Rabia et son épouse furent transportés de joie en revoyant leur fils, et le serrèrent long-temps dans leurs bras.


L’histoire de Naama et de Naam étoit à peine achevée, que Scheherazade, profitant du temps qui lui restoit encore, commença celle d’Alaeddin, dont elle se doutoit bien que le sultan des Indes voudroit entendre la suite :

HISTOIRE D’ALAEDDIN.


Il y avoit autrefois en Égypte un marchand nommé Schemseddin, qui faisoit un commerce fort étendu, et qui jouissoit du plus grand crédit par son exactitude à tenir sa parole. Il possédoit d’immenses richesse, avoit un grand nombre d’esclaves à son service, et tenoit le premier rang parmi les négocians du Caire, qui l’avoient choisi pour leur syndic.

À tous ces avantages, Schemseddin joignoit celui d’avoir une épouse qu’il aimoit beaucoup, et qui le payoit du plus tendre retour ; mais quoiqu’ils fussent mariés depuis plus de vingt ans, ils n’avoient point encore eu d’enfans.

Cette privation affligeoit sensiblement Schemseddin. Il s’en prenoit secrètement à sa femme ; mais il n’avoit jamais osé lui adresser sur cela le moindre reproche. Un jour qu’il étoit assis dans son magasin, et qu’il regardoit ses voisins, qui avoient tous plus ou moins d’enfans, il sentit plus vivement le chagrin de n’en pas avoir, et se trouva par conséquent plus indisposé contre son épouse.

C’étoit un vendredi : Schemseddin se rendit aux bains ; et après s’être baigné, il se fit parfumer, raser la tête, et arranger la barbe comme il avoit coutume de faire tous les vendredis. Tandis qu’il étoit entre les mains du garçon de bain, il prit le miroir, et se mit à considérer sa figure. Sa barbe, qui commençoit à grisonner, augmenta le chagrin qu’il éprouvoit de se voir sans enfans. Il s’en retourna chez lui avec beaucoup d’humeur.

L’épouse du marchand, qui savoit l’heure où il devoit rentrer, avoit eu l’attention de se baigner aussi, et de se parer de ses plus beaux habits pour le recevoir. Quand il rentra, elle s’avança vers lui avec empressement, et lui souhaita le bon soir ; mais il la reçut fort mal, et lui dit qu’il n’avoit pas besoin de son bon soir.

Interdite d’un accueil aussi froid, elle fit servir le souper, et le pria de se mettre à table. « Je ne veux rien manger, lui répondit-il. » En même temps il repoussa du pied la table où le souper étoit servi. « Pourquoi donc, lui dit-elle, ne voulez-vous pas souper, et quel sujet vous donne tant d’humeur aujourd’hui ? »

« Vous-même, répondit le marchand avec aigreur. Ce matin, en ouvrant mon magasin, j’ai vu tous les marchands nos voisins entourés de leurs enfans, et je me suis dit en moi-même : « J’ai été bien bon de jurer à ma femme, la première nuit de nos noces, que je n’en épouserois point d’autre qu’elle, qu’aucune esclave ne deviendroit sa rivale ; enfin, que je ne passerois jamais une nuit hors de chez moi. Je ne prévoyois pas alors que ma femme seroit stérile, et ne me donneroit jamais d’enfans. »

« Qu’appellez-vous stérile, lui répondit la femme en colère : c’est plutôt vous qui ne pouvez avoir d’enfans ! »

Le marchand, étonné de cette repartie, et du ton d’assurance avec lequel elle fut faite, commença à concevoir quelques soupçons sur ce qui le concernoit, et dit à sa femme : « Seroit-il possible, et n’y auroit-il pas, en ce cas, quelque spécifique qui pût me faire avoir des enfans ? Je suis prêt à l’acheter, quel qu’en soit le prix, et à en faire l’essai. »

« Je crois, lui répondit sa femme, qu’il y a de ces spécifiques ; et vous en trouverez, je pense, chez les apothicaires. »

Le marchand passa toute la nuit à réfléchir sur ce que sa femme venoit de lui dire. Ils étoient tous deux intérieurement fâchés des reproches qu’ils s’étoient adressés mutuellement. Le mari se leva de grand matin, et se rendit au marché. Étant entré chez un apothicaire, il le salua, et lui demanda s’il avoit quelque drogue qui eût la propriété de faire avoir des enfans. « J’en avois il n’y a pas long-temps, lui répondit l’apothicaire, mais je n’en ai plus : j’ai tout vendu. Si vous voulez vous donner la peine de passer chez mon voisin, peut-être aura-t-il ce que vous cherchez. »

Le marchand alla de boutique en boutique, répétant sa demande à chaque apothicaire qu’il rencontroit ; mais tous lui rirent au nez, et se moquèrent de lui. Voyant que sa course étoit inutile, il revint s’asseoir dans sa boutique, le cœur accablé de tristesse.

Le chef des courtiers, homme adroit et rusé, nommé Scheikh Mohammed, l’ayant aperçu, le salua, et lui demanda la cause de l’abattement où il le voyoit plongé. Le marchand lui raconta la conversation qu’il avoit eue la veille avec sa femme, et se plaignit beaucoup de ce qu’étant marié avec elle depuis plus de vingt ans, il n’en avoit point encore eu d’enfant. « Elle prétend que c’est ma faute, ajouta-t-il, et m’a fait chercher toute la matinée une drogue qui ait la propriété de faire avoir des enfans ; mais il m’a été impossible d’en trouver. »

« J’ai votre affaire, dit Mohammed ; mais quelle récompense donnerez-vous à celui qui pourra vous procurer le bonheur d’être père, après plus de vingt ans de mariage ? » « Comptez, répondit le marchand, sur toute ma reconnoissance et sur ma générosité. » Scheikh Mohammed lui demanda préalablement un sequin ; et au lieu d’un, le marchand lui en présenta deux.

Mohammed prit alors un grand vase, dans lequel il mit de la canelle, du girofle, du cardamome, du gingembre, du poivre blanc, et quelques autres drogues. Il y joignit de la poudre de crocodile de montagne ; et ayant broyé tout cela ensemble, il le fit bouillir dans d’excellente huile d’olive. Il prit ensuite trois onces d’encens mâle, et une petite mesure d’une certaine graine noire. Il mêla le tout avec du miel, et en fit une espèce de pâte qu’il renferma dans le vase. Il présenta le vase au marchand, et lui dit de faire usage de ce qu’il contenoit, en guise de beurre frais, après avoir mangé de la viande de mouton et des pigeons domestiques. « Vous aurez soin, ajouta-t-il, de boire un grand verre de vin par-dessus. »

Le marchand, résolu de suivre exactement ce conseil, apporta à sa femme du mouton et des pigeons, qu’il la pria de faire cuire pour le souper, et lui remit le vase qui renfermoit la drogue que Mohammed avoit préparée, en lui recommandant d’en avoir grand soin.

Le soir étant venu, on servit le souper. Le marchand, après avoir fait honneur au mouton et aux pigeons, demanda le vase qu’il avoit apporté, mangea, au grand étonnement de sa femme, presque tout ce qu’il contenoit, et but par-dessus un grand verre de vin de Chypre. Après ce souper, le marchand et sa femme se mirent au lit.

Au bout de quelques mois, la femme du marchand s’aperçut qu’elle étoit enceinte. Le moment de ses couches étant arrivé, on appela une sage-femme, qui la délivra heureusement d’un beau garçon. La sage-femme, en bonne Musulmane, n’oublia pas, en détachant l’enfant, de prononcer le nom d’Ali et de Mahomet ; elle lui cria ensuite de toutes ses forces dans les oreilles : « Allah acbar ![29]» et le donna à sa mère, qui lui présenta le sein. L’enfant le prit très-bien, teta long-temps, et s’endormit.

Au bout de trois jours, la femme du marchand fut en état de se lever. Le marchand entra dans l’appartement, félicita son épouse sur sa convalescence, et voulut voir l’enfant. Quand on le lui présenta, il fut surpris de sa beauté et de sa force ; car, quoiqu’il n’eût que deux jours, on auroit dit en le voyant que c’étoit un enfant d’un an.

« Quel nom lui avez-vous donné, dit le marchand à sa femme ? » « Si c’eût été une fille, répondit-elle, je lui en aurois déjà donné un ; mais puisque c’est un garçon, c’est à vous à le nommer. »

C’étoit alors la coutume de donner aux enfans les noms qu’on entendoit prononcer par hasard. Le marchand ayant entendu dans ce moment quelqu’un crier dans la rue : « Monsieur Alaeddin ! » il dit qu’il vouloit appeler son fils Alaeddin. Il lui donna ensuite le surnom d’Aboulschamat, à cause d’un signe que l’enfant avoit sur chaque joue. Le petit Alaeddin ne connut pendant deux ans et demi d’autre nourriture que le lait. Il marcha de bonne heure, et devenoit de jour en jour plus fort et plus vigoureux. Plus il profitoit, plus son père qui l’aimoit à l’excès, et qui étoit un peu crédule, craignoit qu’il ne lui arrivât quelque accident. Il appréhendoit sur-tout pour lui les regards malins des envieux. Pour l’y soustraire, il résolut de le faire élever dans un souterrain, et de ne l’en laisser sortir que quand sa barbe seroit entièrement poussée. En conséquence, il le remit entre les mains d’une esclave et d’un vieux serviteur, qu’il chargea d’avoir soin de lui, de l’amuser, et de lui donner tout ce qui lui étoit nécessaire.

Quand Alaeddin eut atteint l’âge de sept ans, son père le fit circoncire, et fit venir un savant pour lui apprendre à écrire, lui expliquer le Coran, et l’initier dans les sciences. Le jeune Alaeddin se livra dans sa retraite avec application à l’étude, et fit de grands progrès.

Le vieux serviteur ayant un jour oublié de fermer après lui la porte du souterrain, Alaeddin, profitant de cette occasion, monta les degrés, et entra par hasard dans l’appartement de sa mère, où il y avoit ce jour-là un grand cercle de dames de la première distinction.

À l’apparition de ce jeune homme, qui s’avançoit comme un esclave ivre, ces dames baissèrent promptement leurs voiles, et dirent à sa mère : « Comment, Madame, pouvez-vous laisser entrer ici cet insolent, au mépris de la pudeur et des lois sacrées du prophète ? »

« Mesdames, leur répondit-elle, ce jeune homme est mon fils ; c’est le fils de mon mari Schemseddin, syndic des marchands de cette ville. » « Mais, Madame, répliquèrent-elles, jamais nous ne vous avons connu d’enfans ! »

« Mon mari, répondit l’épouse du marchand, craignant pour son fils les regards funestes de l’envie, l’a fait élever, jusqu’à présent, dans un souterrain, d’où il vient de s’échapper je ne sais comment ; car notre intention étoit de l’y tenir renfermé, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’âge viril. » Les dames satisfaites de cette réponse, la félicitèrent de tout leur cœur d’avoir un si bel enfant.

Le jeune homme étant sorti de l’appartement de sa mère, entra dans la cour intérieure de la maison, et ayant aperçu plusieurs esclaves qui menoient une mule à l’écurie, il leur demanda quelle étoit cette mule ? Un de ces esclaves lui dit que c’étoit la mule de son père, sur laquelle ils l’avoient conduit à son magasin, et qu’ils ramenoient à l’écurie.

Alaeddin demanda avec vivacité quel étoit l’état de son père ? Et le même esclave lui ayant appris qu’il étoit le syndic des marchands du Caire, il courut chez sa mère, et lui fit la même question.

« Mon fils, lui répondit-elle, votre père est le syndic des marchands du Caire, et le prince des arabes de ce pays. À la tête de son magasin est un esclave qui ne le consulte que sur le prix des marchandises qui excèdent la valeur de mille pièces d’or ; il a la liberté de vendre à sa fantaisie toutes celles qui sont d’un prix inférieur. Aucune marchandise étrangère, de quelque qualité qu’elle soit, ne peut entrer dans ce pays sans passer entre les mains de votre père ; c’est lui seul qui en règle la destination, et aucun ballot ne sauroit sortir de cette ville sans sa permission. L’étendue de son commerce et la confiance dont il a su s’environner, lui ont procuré des richesses incalculables. »

« Dieu soit loué, s’écria Alaeddin, de m’avoir donné pour père un homme aussi distingué ! Mais, Madame, pourquoi donc m’avez-vous fait élever dans un souterrain, et m’y avez-vous laissé renfermé si long-temps ? »

« Nous ne vous y avons placé, mon cher fils, lui répondit sa mère, que pour vous soustraire à la maligne influence des regards des méchans ; car ce qu’on dit des funestes effets de cette influence n’est que trop véritable. C’est elle qui conduit tant de personnes au tombeau. »

« Ma mère, reprit Alaeddin, il n’y a point d’asile qui puisse soustraire les hommes aux décrets de la Providence, et ce qui est écrit dans le ciel doit nécessairement arriver. Nous sommes tous destinés à mourir. Mon père, plein de santé aujourd’hui, peut nous être enlevé demain ; et si je veux prendre sa place, les marchands pourront-ils ajouter foi à mes paroles quand je leur dirai : « Je suis Alaeddin, fils de Schemseddin. » Ne m’objecteront-ils pas, avec raison, que jamais ils ne lui ont connu d’enfant ? Et le trésor public ne viendra-t-il pas me dépouiller de tous les biens de mon père ? Promettez-moi donc, Madame, d’engager mon père à me prendre avec lui, à me lever une boutique, et à m’initier dans tous les détails du commerce. »

La mère d’Alaeddin promit à son fils d’employer le crédit qu’elle avoit sur l’esprit de son mari, pour l’engager à souscrire à la demande qu’il venoit de faire. Le marchand étant entré sur ces entrefaites, et ayant trouvé son fils dans l’appartement de sa femme, demanda à celle-ci pourquoi elle l’avoit fait sortir du souterrain ?

« Ce n’est pas moi, répondit-elle, qui l’ai fait sortir ; l’esclave chargé de le servir, a oublié de fermer la porte. Votre fils est sorti, et est monté chez moi dans un moment où j’étois en grande compagnie. »

Après cette explication, la femme du marchand l’informa de la conversation qu’elle venoit d’avoir avec son fils. Le marchand promit de l’emmener le lendemain avec lui, et lui recommanda de faire attention à la manière dont se traitent les affaires, et à étudier la politesse en usage parmi les marchands.

Alaeddin, au comble de la joie, attendit le lendemain avec impatience. Son père le conduisit au bain dès le matin, et lui donna un habillement magnifique. Après le déjeûner, il le fit monter sur une mule, et prit avec lui le chemin du quartier des marchands.

En voyant passer leur syndic, suivi d’un beau jeune homme qu’ils ne connoissoient pas, les marchands se mirent à jaser sur son compte, et à concevoir la plus mauvaise opinion de ses mœurs. « Notre syndic, disoient-ils, n’a-t-il pas de honte de se conduire ainsi à son âge ? » Le naquib, ou chef des marchands, qui jouissoit d’une grande considération parmi eux, leur dit aussitôt : « Nous ne devons pas souffrir qu’un homme qui s’affiche ainsi publiquement soit désormais notre syndic. »

Les marchands avoient alors coutume de se réunir tous les matins dans le marché, où leur naquib leur lisoit le premier chapitre de l’Alcoran, et de se rendre au magasin de leur syndic, auquel ils souhaitoient le bonjour après lui avoir fait une seconde lecture de ce même chapitre. Ils se séparoient ensuite, et chacun retournoit à ses affaires.

Schemseddin étant entré dans son magasin, et ne voyant point venir les marchands comme à leur ordinaire, appela le naquib, et lui en demanda la raison. « Tous les marchands, lui répondit le naquib, sont décidés à vous déposer de votre charge de syndic ; et c’est pour cela qu’ils ne viennent pas vous lire le chapitre d’usage. «  « Quelle raison, reprit vivement Schemseddin, peut les porter à me faire cet affront ? »

« Ce jeune homme qui vous accompagne, répondit le naquib, a blessé leurs regards. Vous êtes déjà sur l’âge, et vous occupez le premier rang parmi les marchands. Ce jeune homme n’est point un esclave, et n’appartient point à votre femme ; vous avez tort de lui marquer publiquement tant d’affection. »

« Que dis-tu, malheureux, s’écria Schemseddin, tu oses ainsi parler de mon fils ! » « Mais, dit le naquib, jamais nous ne vous avons connu d’enfant. »

« C’est, reprit Schemseddin, parce que je redoutois pour lui les regards funestes des envieux, et que je l’ai fait élever dans un souterrain. Mon intention n’étoit point de l’en faire sortir avant que sa barbe ne fût entièrement poussée ; mais sa mère n’a pas voulu l’y retenir davantage ; et hier elle m’a pressé de lui lever une boutique et de lui apprendre le commerce. »

Le naquib ayant entendu ces paroles, s’empressa de réunir les marchands, et de venir avec eux devant le syndic pour lui lire le chapitre d’usage. Ils le félicitèrent tous sur ce qu’ils venoient d’apprendre au sujet de ce jeune homme, et firent des vœux pour la prospérité du père et du fils. Un d’entr’eux s’adressant à Schemseddin, lui dit que les pauvres, à la naissance d’un garçon ou d’une fille, avoient coutume d’inviter, en signe de réjouissance, leurs parens et leurs amis à venir manger la bouillie avec eux. Schemseddin comprit ce que vouloit dire le marchand, et répondit que son intention étoit aussi de les réunir tous dans un de ses jardins.

Il fit en conséquence meubler, le lendemain matin, une salle basse et un appartement au premier dans son jardin, où il fit porter tout ce qui étoit nécessaire pour un grand festin. Il ordonna de dresser deux tables, l’une dans la salle basse, et l’autre dans l’appartement du premier ; et ayant pris sa ceinture, et ordonné à son fils de prendre aussi la sienne, il lui dit : « À mesure que les vieillards entreront, je les recevrai, et je les ferai placer à la table qui est au premier : pour vous, mon fils, ayez soin de recevoir les jeunes gens à mesure qu’ils se présenteront ; faites-les placer à la table qui est dans la salle basse. »

« Pourquoi donc, mon père, dit Alaeddin, avez-vous fait préparer deux tables, l’une pour les pères, et l’autre pour les enfans ? » « C’est que les jeunes gens, répondit Schemseddin, seront plus libres étant seuls, et que les hommes seront bien aises de se trouver tous ensemble. » Alaeddin, satisfait de cette réponse, s’empressa d’exécuter les ordres de son père, et de faire les honneurs de la salle des jeunes gens.

Le repas fut servi avec magnificence et profusion, et les convives s’y amusèrent infiniment. Après qu’on eut pris le sorbet et brûlé des parfums, les vieillards se mirent à converser sur divers sujets d’histoire et de littérature.

Pendant la conversation, un marchand, nommé Mahmoud Albalkhy, dévot à l’extérieur, mais impie et libertin au fond de l’âme, descendit dans la salle où étoient les jeunes gens. Il y vit Alaeddin, fut frappé de sa bonne mine, et conçut pour lui une passion honteuse. Il fit en même temps réflexion qu’il ne pourroit faire connoissance avec ce jeune homme tant qu’il seroit chez son père, et résolut de lui inspirer le dessein de voyager, se promettant bien de suivre ses pas, et de chercher l’occasion de se lier avec lui.

Alaeddin avant été obligé de sortir pour quelques instans, Mahmoud Albalkhy profita de cette occasion, s’adressa aux jeunes gens, et leur dit que s’ils pouvoient déterminer Alaeddin à voyager avec lui, il feroit présent à chacun d’eux d’un habillement magnifique. Les jeunes gens ayant accepté sa proposition, il les quitta, et fut rejoindre sa compagnie.

Alaeddin étant rentré, tous les jeunes gens allèrent à sa rencontre ; et l’ayant fait asseoir au milieu d’eux, ils se mirent à parler de commerce. Un d’entr’eux adressant la parole à celui qui étoit assis à côté de lui, lui demanda comment il s’étoit procuré les fonds dont il étoit actuellement possesseur ?

« Lorsque j’eus atteint l’âge de puberté, répondit le jeune homme à qui cette question étoit adressée, je pressai mon père de m’acheter des marchandises ; mais comme il ne pouvoit rien m’avancer, il me dit de m’adresser à un négociant de ses amis, de lui emprunter mille pièces d’or, de les convertir en marchandises, et de m’appliquer à acquérir toutes les connoissances qui peuvent faire réussir dans le négoce. Je suivis son conseil : je m’adressai à un marchand qui me prêta mille pièces d’or, avec lesquelles j’achetai des étoffes, et je partis pour la Syrie. J’y vendis mes marchandises avec assez de bonheur ; car je gagnai deux cents pour cent. Voyant mon capital doublé, je pris des marchandises de Syrie que je fus vendre à Halep, où je fis encore de bonnes affaires. J’ai continué mon commerce jusqu’à ce jour, et je suis parvenu, à force de soins, à me faire un capital de dix mille pièces d’or. »

Chacun des jeunes gens raconta une histoire à peu près pareille, jusqu’à ce qu’enfin le tour d’Alaeddin arrivât.

« Vous connoissez tous, leur dit-il, mon histoire. Elle n’est pas longue. Je ne suis sorti que de cette semaine du souterrain où j’ai été élevé, et je n’ai fait qu’aller et venir du magasin à la maison, et de la maison au magasin. »

« Vous devez, lui dit un des jeunes gens, avoir bien envie de voyager ? »

« Qu’ai-je besoin de voyager, reprit Alaeddin ? Ne puis-je pas rester tranquille chez moi sans me donner tant de peine ? »

Les jeunes gens se mirent à rire de sa réponse, et le taxèrent entr’eux, mais assez haut pour qu’il pût l’entendre, de couardise et de timidité. Il ressemble, disoit l’un au poisson qui meurt hors de l’eau : il ne pourroit vivre s’il quittoit la maison paternelle. Il ne sait pas, disoit un autre, que ce sont les voyages qui forment les hommes, qu’on ne s’instruit qu’en voyageant, et qu’un marchand qui n’a pas parcouru les pays les plus éloignés ne peut pas savoir le commerce, ni jouir dans son état d’aucune considération.

Ces railleries piquèrent si vivement Alaeddin, qu’il sortit sur-le-champ, les larmes aux yeux, monta sur sa mule, et rentra chez lui le cœur serré. Sa mère l’aperçut, et voyant qu’il avoit l’air chagrin, lui demanda ce qui lui étoit arrivé ?

Alaeddin rendit compte à sa mère de la conversation qu’il venoit d’avoir avec les jeunes marchands, des railleries qu’ils s’étoient permises sur son compte, et lui témoigna qu’il vouloit absolument voyager. Sa mère tâcha d’abord de le détourner de ce dessein ; mais voyant qu’elle ne pouvoit réussir, elle lui demanda où il avoit dessein d’aller ? « Je veux, répondit Alaeddin, me rendre à Bagdad, où, selon ce que je viens d’entendre, l’on pourroit facilement doubler son capital. »

Quoique sensiblement affligée de se séparer d’un fils qu’elle aimoit tendrement, la mère d’Alaeddin lui promit de parler à son père, et de l’engager à lui donner une pacotille proportionnée à sa fortune. Alaeddin, déjà impatient de partir, conjura sa mère de lui donner elle-même des objets dont elle pouvoit disposer, et de les faire emballer sur-le-champ. Elle y consentit, fit venir des esclaves, et les envoya chercher des emballeurs qui firent dix ballots des étoffes qu’elle leur donna.

Cependant Schemseddin étant entré dans la salle basse, et ne voyant pas son fils, demanda aux jeunes gens ce qu’il étoit devenu ; ayant appris qu’il les avoit quittés brusquement, et étoit monté sur sa mule pour retourner au logis, il fit seller sur-le-champ sa monture, et courut après lui. Ayant aperçu en entrant les dix ballots, il demanda à sa femme à qui ils appartenoient ? Celle-ci lui raconta ce qui étoit arrivé à son fils avec les jeunes marchands, et le dessein où il étoit de voyager.

Schemseddin se tournant alors vers son fils, lui représenta les fatigues et les dangers des voyages, et lui dit que les sages conseilloient de ne pas même s’éloigner de chez soi à la distance d’un mille. Le jeune homme persista dans sa résolution, et alla jusqu’à dire, que si on ne vouloit pas le laisser partir, il se feroit derviche, et iroit demander l’aumône de contrée en contrée.

« Je ne m’opposerai pas davantage, mon fils, à votre désir, reprit Schemseddin ; je suis bien éloigné d’être pauvre, et de ne pouvoir vous fournir les moyens de voyager de la manière la plus agréable et la plus avantageuse. Je possède au contraire des richesses considérables. » Schemseddin conduisit son fils dans tous ses magasins, où il lui montra des étoffes précieuses et des marchandises propres à chaque pays. Elles étoient renfermées dans quarante ballots, sur chacun desquels étoit une étiquette, qui marquoit que le prix de chaque ballot étoit de mille pièces d’or.

« Prends, mon fils, lui dit-il, ces quarante ballots, et les dix que ta mère t’a fait, et pars sous la sauvegarde et la protection de Dieu. Cependant je ne puis te dissimuler mes craintes. En allant à Bagdad, tu seras obligé de passer par la forêt du Lion, et de descendre dans la vallée de Benou Kelab. Ces endroits sont très-dangereux : on n’entend parler que des assassinats qu’y commettent tous les jours les Arabes Bédouins qui infestent toutes les routes. »

Alaeddin ne répondit autre chose, sinon qu’il s’en remettoit à la volonté de Dieu par rapport à ce qui pourroit lui arriver. Son père le voyant absolument déterminé, l’emmena avec lui au marché où l’on vend les bêtes de somme.

Ils y rencontrèrent un akam, ou entrepreneur pour le transport des bagages, nommé Kemaleddin, qui n’eut pas plutôt aperçu Schemseddin, qu’il descendit de dessus sa mule, et vint le saluer. « Seigneur, lui dit-il, il y a long-temps que vous n’êtes venu nous voir, et que vous ne m’avez procuré l’occasion de vous offrir mes services. » « Chaque chose a son temps, répondit Schemseddin : celui des voyages est passé pour moi ; mais mon fils, que vous voyez, a l’intention de voyager, et je serois bien aise que vous voulussiez l’accompagner, et lui servir de père. »

L’akam ayant consenti volontiers à cette proposition, Schemseddin lui remit cent pièces d’or pour les distribuer à ses esclaves. Il acheta ensuite soixante mules, et fit l’emplette d’un cierge pour le déposer sur le tombeau du bienheureux Abdalcader Algilani[30]. Il recommanda à son fils d’obéir exactement à l’akam, et de le regarder désormais comme son père. Étant rentré chez lui, suivi de ses esclaves et des mules qu’il avoit achetées, il fit préparer un grand festin, et voulut que cette soirée-là se passât dans la joie.

Le lendemain matin il fit présent à son fils de dix mille pièces d’or, et lui dit de s’en servir dans le cas où, en arrivant à Bagdad, il ne trouveroit pas l’occasion de vendre ses marchandises d’une manière avantageuse. Quand les mules furent chargées, Alaeddin dit adieu à ses parens, et sortit du Caire avec l’akam.

Mahmoud Albalkhy, qui épioit tout ce qui se passoit, avoit aussi disposé de son côté tout ce qui étoit nécessaire pour voyager ; et le jour même du départ d’Alaeddin, il avoit fait partir ses bagages, et dresser ses tentes hors des murs de la ville. Schemseddin, qui ne se doutoit pas de ses desseins perfides, lui avoit fait présent d’une bourse de mille pièces d’or, dès qu’il avoit appris qu’il se disposoit à aller à Bagdad, et lui avoit recommandé son fils d’une manière particulière.

Alaeddin et Mahmoud se rencontrèrent à quelque distance du Caire. Mahmoud avoit fait dire adroitement au cuisinier d’Alaeddin de ne rien apporter pour son maître. Il profita de la circonstance pour offrir au jeune homme, et à ceux qui l’accompagnoient, les rafraîchissemens qu’il avoit lui-même fait apporter en abondance.

La petite caravane s’étant mise en marche, traversa heureusement le désert, et déjà s’approchoit de Damas. Mahmoud, outre la maison qu’il avoit au Caire, en avoit une à Damas, une troisième à Halep, et une quatrième à Bagdad.

Comme la caravane étoit campée sous les murs de Damas, Mahmoud envoya un de ses esclaves à Alaeddin, pour l’inviter à venir manger chez lui. L’esclave trouva le jeune homme assis dans sa tente, et occupé à lire. S’étant avancé, et l’ayant salué respectueusement, il lui dit que son maître le prioit de lui faire l’honneur de venir se rafraîchir chez lui. Alaeddin ne voulut point se rendre à cette invitation, sans avoir auparavant consulté l’akam Kemaleddin qui lui tenoit lieu de père. Celui-ci lui conseilla de n’en rien faire, et de ne point interrompre leur voyage. Le docile Alaeddin partit sur-le-champ, et arriva bientôt à Halep avec tous ses gens.

Mahmoud Albalkhy, ayant rejoint la caravane, fit préparer à Halep un grand festin, et envoya prier Alaeddin de s’y rendre. Le jeune homme consulta encore son guide ; mais en homme prudent, il ne voulut point qu’on s’arrêtât. Ils partirent aussitôt d’Halep, et marchèrent à grandes journées vers Bagdad. À quelque distance de cette ville, Mahmoud envoya encore une fois un esclave à Alaeddin pour l’inviter à venir dîner chez lui. Le jeune homme en demanda la permission à son guide, qui la lui refusa positivement.

Alaeddin, piqué de ce refus, voulut se rendre à une invitation réitérée tant de fois ; il s’arma de son cimeterre, et s’avança vers la tente de Mahmoud. Le vieux marchand le reçut de la manière la plus polie et la plus amicale, et lui fit servir les mets les plus délicats.

Lorsque le repas fut fini, et qu’on se fut lavé les mains, Mahmoud se pencha vers Alaeddin et voulut l’embrasser. Le jeune homme le repoussa, et lui demanda avec surprise l’explication d’une pareille conduite. Celui-ci balbutia quelques mots, et voulut une seconde fois l’embrasser. Alaeddin, rempli d’indignation, tira son cimeterre, et adressa les reproches les plus sanglans au vieillard : « Scélérat, lui dit-il, j’avois tant de confiance en toi que les marchandises que j’aurois vendues à un autre au poids de l’or, je te les aurois données presque pour rien ; mais dorénavant je ne veux plus avoir aucun commerce avec toi. »

En finissant ces mots, Alaeddin s’éloigna de la tente de Mahmoud, et revint vers Kemaleddin, à qui il raconta ce qui venoit de se passer. Il lui dit ensuite qu’il ne vouloit plus voyager de compagnie avec cet odieux vieillard.

« Mon fils, lui dit Kemaleddin, je vous avois bien dit de ne point vous rendre à son invitation ; mais la résolution que vous prenez de vous séparer de lui si brusquement n’est pas sage ; car, si vous le quittez, notre caravane deviendra trop peu nombreuse pour pouvoir nous rendre sans danger jusqu’à Bagdad. »

« N’importe, répartit Alaeddin, je ne veux jamais le revoir. » Et aussitôt il fit charger les bagages, et voulut qu’on se remit en route.

Lorsque la petite caravane fut descendue dans la vallée de Benou Kelab, Alaeddin donna l’ordre d’y dresser les tentes. En vain Kemaleddin lui représenta le danger qu’il y avoit à s’arrêter dans cet endroit, et l’assura qu’ils avoient encore assez de temps devant eux, s’ils faisoient diligence, pour arriver à Bagdad avant qu’on en fermât les portes ; car, ajouta-t-il, on les ferme tous les soirs au coucher du soleil, et on ne les ouvre qu’au grand jour, parce que les habitans craignent sans cesse que les Persans ne viennent surprendre la ville, et ne jettent dans le Tigre tous les livres qui traitent des sciences.

Alaeddin s’obstina à rester, et répondit qu’il n’étoit point venu dans ces contrées simplement pour commercer, mais pour s’y amuser et voir du pays. Comme son guide lui peignoit vivement tout ce qu’il avoit à craindre de la part des Arabes Bédouins, il lui répondit avec fierté : « Lequel est le maître, de vous ou de moi ? Je ne veux entrer dans Bagdad qu’en plein jour, afin de me faire connoître des habitans, et d’étaler à leurs yeux mes marchandises et mes richesses. » Kemaleddin ne crut pas devoir insister davantage, et dit à Alaeddin : « Conduisez-vous maintenant comme vous voudrez ; je vous ai fait les représentations qu’il étoit de mon devoir de vous faire : je crains que vous ne reconnoissiez trop tard la sagesse de mes conseils. »

Alaeddin ordonna de décharger les mules, et de dresser les tentes. Vers le milieu de la nuit, il fut obligé de se lever, et aperçut quelque chose qui brilloit dans le lointain. Il vint aussitôt en informer son guide, et lui demanda ce que ce pouvoit être ? Kemaleddin se leva ; et en examinant attentivement, il vit que cette lumière étoit produite par l’éclat des lances et des cimeterres dont une troupe d’Arabes Bédouins étoit armée.

Ils se virent bientôt investis par les brigands, qui fondirent sur eux en criant : « Ô fortune ! Ô butin ! » Kemaleddin leur cria de son côté : « Retirez-vous, fuyez loin d’ici, infames voleurs, les plus vils et les plus méprisables des Arabes ! » Et en même temps il s’avança à leur rencontre ; mais le chef de la troupe, nommé le Scheikh Aglan Abou Nab, lui porta un si rude coup de lance, que le fer traversa sa poitrine de part en part, et le renversa mort à l’entrée de sa tente. Le sacca[31], ou serviteur, chargé d’abreuver les animaux, s’étant ensuite présenté devant les brigands, en criant pareillement, et en faisant éclater son mépris pour eux, un Arabe le frappa sur le cou avec son cimeterre, et l’étendit mort à ses pieds.

Alaeddin, saisi de teneur à ce spectacle, resta immobile dans un coin de sa tente, et échappa ainsi à la fureur des brigands. Les Bédouins massacrèrent impitoyablement tous ses gens, rechargèrent promptement les mules, les attachèrent à la queue l’une de l’autre, et s’éloignèrent.

Alaeddin ayant repris ses esprits, dit en lui-même : « Les brigands peuvent revenir, et ne m’épargneront pas s’ils m’aperçoivent. » Il ôta donc son habit, ne garda que sa chemise et son caleçon, et se jeta ainsi par terre, au milieu du sang et des cadavres dont la terre étoit jonchée.

Comme les Bédouins s’éloignoient avec leur butin, Abou Nab leur demanda si la caravane qu’ils venoient d’attaquer venoit d’Égypte, ou si elle sortoit de Bagdad ? Quand ils lui eurent dit qu’elle venoit d’Égypte, il les invita à retourner sur le champ de bataille : « Car, dit-il, je soupçonne fort que le chef de cette caravane n’est pas mort. »

Les Bédouins revinrent aussitôt sur leurs pas, et se mirent à retourner et à frapper les cadavres avec la pointe de leurs lances. Quand ils arrivèrent auprès d’Alaeddin, un d’eux, qui s’aperçut qu’il étoit en vie, s’écria : « Ah, ah, tu contrefais donc le mort ; mais attends, je vais bientôt t’expédier ! » En disant cela, il se mit en devoir de lui enfoncer sa lance dans la poitrine.

Dans cet instant critique, Alaeddin ayant adressé une fervente prière au bienheureux Abdalcader Algilani, aperçut une main qui détournoit la lance du Bédouin de sa poitrine sur celle de son guide Kemaleddin alakam. Le Bédouin retira sa lance avec violence, et revint sur Alaeddin ; mais la même main dirigea le coup sur la poitrine du sacca ; et le brigand croyant avoir frappé sa victime, rejoignit ses camarades, qui s’éloignèrent au plus vite.

Alaeddin avant levé la tête, et voyant que les Arabes avoient disparu avec leur butin[32], se leva, et se mit à courir de toutes ses forces. Abou Nab s’étant retourné dans ce moment, s’écria : « Camarades, je vois quelqu’un s’enfuir ! » Un des brigands se détacha aussitôt de la bande, et cria de toutes ses forces : « Tu as beau fuir, je t’aurai bientôt attrapé. » En même temps il piqua son cheval, et courut à toute bride sur Alaeddin.

Alaeddin aperçut alors devant lui un réservoir d’eau, près duquel étoit une citerne. Il grimpa vivement sur le mur de cette citerne, s’y étendit de tout son long, et fit semblant de dormir. Il se recommanda à Dieu, et le supplia de le dérober à tous les regards. Le Bédouin s’étant approché de lui, et s’étant dressé sur ses étriers pour le saisir, Alaeddin fit une seconde prière semblable à celle qu’il venoit de faire. Aussitôt un scorpion sortit de son trou, et piqua si vivement la main du Bedouin, qu’il se mit à appeler ses camarades, et à leur crier qu’il étoit mort. Les brigands étant accourus, et l’ayant trouvé étendu par terre, le remirent sur son cheval, et s’informèrent de l’accident qui venoit de lui arriver.

Ayant appris qu’il avoit été piqué par un scorpion, ils craignirent que cet endroit n’en fût rempli, et ne songèrent qu’à s’enfuir. Ils emmenèrent promptement leur camarade, et rejoignirent le reste de la troupe qui disparut bientôt. Pour Alaeddin, comme il étoit accablé de fatigue, il s’endormit profondément sur le mur de la citerne.

Cependant Mahmoud Albalkhy, après le brusque départ d’Alaeddin, avoit fait charger ses bagages, et avoit continué sa route vers Bagdad. Arrivé dans la forêt du Lion, il éprouva un sentiment de joie à la vue des cadavres dont il vit la terre couverte. Comme il approchoit du réservoir et de la citerne, sa mule, pressée par la soif, se pencha pour boire ; mais voyant dans l’eau l’ombre d’Alaeddin, elle recula tout effrayée. Mahmoud ayant levé les yeux, aperçut Alaeddin en chemise et en caleçon, qui dormoit sur le bord de la citerne. L’ayant réveillé, il lui demanda qui pouvoit l’avoir réduit dans un si triste état ? Alaeddin lui ayant dit que c’étoient les Arabes Bedouins, le vieux marchand le consola, l’invita à descendre, et le fit monter sur une de ses mules. Ils prirent ensemble le chemin de Bagdad, où ils arrivèrent d’assez bonne heure. Mahmoud conduisit Alaeddin à sa maison, et le fit entrer dans une salle de bain. Au sortir du bain il l’introduisit dans un appartement, où l’or brilloit de tous côtés, et qui étoit meublé d’une manière magnifique. « Les Arabes vous ont tout pris, lui dit-il ; vous avez perdu vos richesses et vos bagages ; mais si vous voulez être docile, je vous donnerai plus de richesses que vous n’en possédiez. »

On servit un souper délicat ; Mahmoud et Alaeddin se mirent à table. Après le repas, le vieux marchand s’approcha du jeune homme, et voulut l’embrasser ; mais celui-ci le repoussa et lui dit avec fermeté :

« Je croyois vous avoir fait assez connoître l’horreur que m’inspirent de pareils sentimens, pour vous obliger à y renoncer. » Mahmoud, sans se rebuter encore, crut pouvoir profiter de l’état malheureux où étoit Alaeddin, et lui fit entendre que les habillemens, la mule, les marchandises qu’il devoit lui donner, méritoient de sa part quelque reconnoissance. « Garde tes vêtemens, ta mule et tes marchandises, répondit fièrement Alaeddin, et fais-moi ouvrir la porte pour que je m’éloigne à jamais de ta présence. » Mahmoud, déconcerté par la résolution d’Alaeddin, lui fit ouvrir les portes.

Alaeddin ayant fait quelques pas dans la rue, se trouva près d’une mosquée, et se retira sous le vestibule. Au bout de quelque temps, il aperçut de loin une lumière qui paroissoit se diriger vers l’endroit où il étoit. Il reconnut bientôt que cette lumière étoit produite par les flambeaux qu’on portoit devant deux marchands, dont l’un étoit un vieillard d’une figure majestueuse, et l’autre un jeune homme.

« Mon cher oncle, disoit le jeune homme au vieillard, au nom de Dieu, rendez-moi ma cousine ! » « Je vous ai déjà dit plusieurs fois, lui répondit le vieillard, que cela étoit impossible : n’avez-vous pas vous-même fait prononcer le divorce ? »

Le vieillard ayant aperçu en ce moment Alaeddin, fut surpris de sa beauté et de sa bonne grâce, et le salua d’une manière gracieuse. Alaeddin lui ayant rendu très-poliment son salut, le vieillard lui demanda qui il étoit ?

« Je me nomme Alaeddin, répondit-il ; je suis fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Ayant fait connoître à mon père l’envie que j’avois de faire le commerce, il m’a fait préparer cinquante ballots de marchandises et d’étoffes précieuses, et m’a donné dix mille pièces d’or. J’ai quitté le Caire, et j’ai dirigé ma route vers ces contrées ; mais à peine suis-je entré dans la forêt du Lion, qu’une troupe d’Arabes Bedouins est venue attaquer ma petite caravane, et m’a enlevé tout ce que je possédois. Je viens d’entrer dans cette ville ne sachant où passer la nuit ; j’ai aperçu cette mosquée, et suis venu me mettre à l’abri sous le vestibule. »

« Que diriez-vous, dit le vieillard qui l’avoit écouté attentivement, si je vous donnois un habit complet du prix de mille pièces d’or, une mule qui en vaudroit autant, et une bourse garnie d’une pareille somme ? »

« Quel seroit le but d’une pareille générosité, demanda Alaeddin ? »

« Vous voyez ce jeune homme, reprit le vieillard en montrant le jeune marchand, c’est le fils de mon frère dont il étoit l’idole. J’ai une fille que j’aime aussi avec passion, nommée Zobéïde, qui, outre sa grande beauté, possède au suprême degré le talent de la musique. Je l’ai mariée à mon neveu, qui en est devenu passionnément amoureux ; mais elle n’a jamais pu le souffrir. Piqué de son indifférence, il a demandé trois fois le divorce, et l’a quittée. Maintenant il veut la reprendre, et me fait supplier par tout le monde de la lui rendre. Je lui ai répété déjà plusieurs fois que cela étoit impossible tant qu’un autre homme ne l’aura pas épousée et répudiée ; et je me suis engagé à chercher un étranger pour lui rendre ce service, afin qu’on glose moins sur son compte. Puisque le hasard nous fait vous rencontrer ici, et que vous êtes étranger, venez avec nous chez le cadi, nous dresserons le contrat de votre mariage avec ma fille ; vous passerez la nuit avec elle ; et demain matin quand vous l’aurez répudiée, je vous donnerai tout ce que je vous ai promis. »

Alaeddin dit en lui-même : « Ne vaut-il pas mieux passer la nuit dans un bon lit, auprès d’une jolie femme, que de la passer dans la rue ou sous un vestibule ? » En conséquence il accepta la proposition, et se rendit avec eux chez le cadi, qui, charmé de sa bonne mine, prit aussitôt le plus vif intérêt à ce qui le regardoit. « Que voulez-vous, dit le cadi en s’adressant au vieillard ? » « Je veux, répondit celui-ci, marier ma fille avec ce jeune homme ; mais à condition qu’il la répudiera demain matin, et la rendra à son premier mari. Pour cela, je veux qu’il s’engage à payer demain à ma fille une dot de cinquante mille pièces d’or. L’impossibilité où il est de payer cette somme le forcera de remplir la convention ; et alors je m’engage à lui donner un habillement complet du prix de mille pièces d’or, une mule de la même valeur, et une bourse qui renferme une pareille somme. »

Comme ils étoient tous d’accord sur ces articles, le cadi passa le contrat, et remit entre les mains du père de la jeune fille l’obligation d’Alaeddin. Le vieillard emmena avec lui son nouveau gendre, lui fit présent d’un habillement magnifique, et le conduisit à sa maison. Il entra d’abord chez sa fille pour la prévenir, et lui dit, en lui montrant l’obligation qu’il avoit à la main, qu’il venoit de la marier à un jeune homme charmant, nommé Alaeddin Aboulschamat. Après lui avoir recommandé de le bien recevoir, il la quitta, et se retira dans son appartement.

Le cousin de cette jeune dame avoit mis dans ses intérêts une vieille intrigante qui alloit souvent la voir. Il fut trouver cette vieille, et l’engagea à employer quelque ruse pour empêcher sa cousine de recevoir Alaeddin. « Car, disoit-il, dès qu’elle aura jeté les yeux sur ce beau jeune homme, elle ne voudra plus me revoir. »

La vieille rassura le cousin, et lui promit d’éloigner Alaeddin. En effet, elle fut trouver sur-le-champ ce dernier, et lui tint ce discours :

« L’intérêt, que m’inspirent votre jeunesse et votre bonne mine, m’engage à vous donner, mon fils, un conseil dont je désire que vous fassiez votre profit. La jeune dame que vous venez d’épouser a un extérieur qui peut séduire, mais je vous conseille de ne pas l’approcher. Je vous dirai plus : votre santé court le plus grand risque, si vous avez quelque commerce avec elle. Laissez-la, croyez-moi, se coucher seule, et gardez-vous de vouloir partager son lit. »

« Pourquoi donc, demanda Alaeddin surpris, et quel danger ma santé peut-elle courir auprès d’une jeune dame ? »

« Tout son corps, reprit la vieille, est couvert d’une lèpre dégoûtante, qu’elle vous communiqueroit infailliblement, si vous aviez l’imprudence de la toucher le moins du monde. » « Je puis bien vous assurer, dit vivement Alaeddin, que je me tiendrai à une telle distance de cette belle, qu’elle ne pourra me rien communiquer. »

La vieille ayant laissé Alaeddin dans une disposition si favorable à ses intentions, alla trouver la jeune dame, et lui fit le même conte qu’elle venoit de faire à Alaeddin. « Soyez bien tranquille, ma bonne, lui dit Zobéïde, je profiterai de votre avis. Ce monsieur pourra coucher seul, s’il veut, et demain matin il aura la complaisance de s’en aller comme il est venu. » La jeune dame ayant ensuite appelé une de ses esclaves, lui ordonna de mettre le couvert, et de faire souper Alaeddin.

Après avoir mangé avec appétit, Alaeddin fut s’asseoir dans un coin de l’appartement, et lut à haute voix le chapitre du Coran, intitulé Yas.[33] La jeune dame l’ayant écouté attentivement, trouva qu’il avoit la voix fort belle, et dit en elle-même :

« La vieille a été vraisemblablement induite en erreur par ceux qui lui ont dit que ce jeune homme étoit attaqué de la lèpre. Ceux qui sont atteints d’une telle maladie n’ont assurément pas une voix aussi pure et aussi fraîche que la sienne. Tout ce qu’elle est venue me conter à son sujet n’est que mensonge et fausseté. »

La jeune dame sentant alors moins d’éloignement pour Alaeddin, voulut l’engager à s’approcher d’elle. Elle prit une guitare fabriquée dans les Indes, et, déployant une voix si harmonieuse que les oiseaux même s’arrêtoient au milieu des airs pour l’écouter, elle chanta ces deux vers :


VERS.


« J’aime un faon au regard tendre, à la démarche légère, qui tantôt me fuit, et tantôt me poursuit. Qu’on est heureuse de posséder un tel faon ![34] »

Alaeddin, charmé au-delà de toute expression, répondit aussitôt par ce vers :


VERS.


« Que j’aime cette taille élégante, et ces roses qui brillent sur ses joues ! »

La jeune dame, sensible à ces complimens, leva son voile, et laissa voir les traits les plus réguliers, et la figure la plus séduisante. Comme Alaeddin paroissoit frappé de sa beauté, elle s’avança vers lui ; Alaeddin la repoussa doucement. Elle découvrit alors, à ses yeux, deux bras aussi blancs que la neige, aussi polis que l’ivoire. Alaeddin, de plus en plus transporté, voulut à son tour s’approcher de la jeune dame : elle le pria de s’éloigner, en lui disant que, comme il étoit attaqué de la lèpre, son voisinage pouvoit être dangereux pour elle.

Alaeddin, tout étonné, demanda à la jeune dame quelle étoit la personne qui avoit pu lui faire un pareil conte ? « C’est, lui dit-elle, une vieille femme qui vient souvent ici. » « Bon, reprit Alaeddin, c’est sûrement elle qui m’a dit aussi que vous étiez attaquée de la même maladie. » Les deux époux reconnurent alors le stratagème, et ne craignirent plus de se donner mutuellement des marques de la tendresse qu’ils avoient conçue l’un pour l’autre.

Le lendemain matin, Alaeddin trouva que son bonheur avoit passé avec la rapidité de l’oiseau qui fend l’air, et se plaignit de la nécessité il se trouvoit de se séparer de son épouse. « Je n’ai plus que quelques momens à jouir de votre présence, lui dit-il, les larmes aux yeux. » La jeune dame l’ayant prié de s’expliquer :

« Votre père, dit-il, m’a fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour votre dot. Si je ne le paie pas, il me fera conduire en prison ; et maintenant je ne possède pas la moindre partie de cette somme. »

« Vous avez cependant des moyens de défense, lui dit Zobéïde. » « Cela est vrai, répondit Alaeddin ; mais comment faire sans argent ? »

« Cela est moins difficile que vous ne pensez, reprit Zobéïde. Rassurez-vous, et montrez de la fermeté. Prenez toujours ces cent pièces d’or : si j’en avois davantage, je vous les offrirois de tout mon cœur ; mais mon père, qui affectionne beaucoup son neveu, m’a pris tout ce que je possédois, pour me forcer à retourner avec lui. L’huissier du tribunal va sans doute venir vous trouver de leur part dans le courant de la matinée. Si mon père ou le cadi vouloient vous forcer à prononcer le divorce, demandez-leur hardiment quelle est la religion qui peut contraindre celui qui se marie le soir à répudier sa femme le lendemain matin ? En même temps faites un petit présent à chacun des juges ; approchez-vous respectueusement du cadi ; mettez-lui dix pièces d’or dans la main, et soyez sûr qu’ils prendront tous vivement vos intérêts. Si on vous demande pourquoi vous ne voulez pas accepter les mille pièces d’or, la mule et le vêtement stipulés dans le contrat que vous avez passé hier, répondez que chaque cheveu de la tête de votre femme est plus précieux pour vous que mille pièces d’or ; que vous avez pris la ferme résolution de ne jamais vous séparer d’elle, et que vous ne voulez recevoir ni mule, ni vêtement. Et si mon père exigeoit le paiement de la dot, dites-lui que vous vous trouvez trop gêné dans ce moment pour le satisfaire. »

Pendant qu’ils s’entretenoient ainsi, ils entendirent frapper assez fort à la porte de la rue. Alaeddin étant descendu pour ouvrir, aperçut l’huissier du tribunal qui venoit l’inviter, de la part de son beau-père, à se rendre à l’audience. Alaeddin lui demanda, en lui mettant cinq pièces d’or dans la main, s’il y avoit une loi qui le forçât à répudier le matin la femme qu’il avoit épousée la veille ? L’huissier lui répondit qu’il n’existoit aucune loi de cette espèce, et s’offrit poliment à lui servir de défenseur, dans le cas où il ne seroit pas en état de se défendre lui-même.

Ils se rendirent ensuite tous deux à la salle d’audience. Le cadi exigea d’Alaeddin le paiement de la dot, puisqu’il refusoit de répudier la jeune dame. Celui-ci, sans se déconcerter, demanda qu’on le fît jouir du délai accordé par la loi. Le juge lui fit l’observation que ce délai n’etoit que de trois jours.

« Trois jours ne me suffiront pas, dit Alaeddin, j’en demande dix. » Comme cette demande étoit raisonnable, on la lui accorda, mais sous la condition qu’à l’expiration de ce terme, il payeroit la dot, ou qu’il répudieroit sa femme.

Alaeddin ayant accepté l’alternative, sortit de l’audience, se pourvut de viande, de riz, de beurre et des autres provisions nécessaires pour le souper. Étant rentré chez lui, il raconta à la jeune dame ce qui venoit de se passer. Zobéïde lui dit qu’il arrivoit des choses bien étonnantes dans l’intervalle du soir au matin, et qu’en attendant elle alloit donner ses ordres pour le souper. En effet, elle fit bientôt servir une table chargée des mets les plus délicats, et des liqueurs les plus exquises.

Sur la fin du repas, Alaeddin pria Zobéïde de lui chanter un air en s’accompagnant de la guitare. La jeune dame s’empressa de le satisfaire ; elle prit l’instrument, et en tira des sons si harmonieux, que les murs même de l’appartement parurent sensibles à ses accords.

Tout-à-coup ils entendirent heurter assez rudement à la porte de la rue. Alaeddin alla ouvrir, et aperçut quatre derviches dans une attitude suppliante. Leur ayant demandé ce qu’ils vouloient, un d’entr’eux lui répondit :

« Seigneur, nous sommes des derviches étrangers dans cette ville, et nous desirerions passer la nuit chez vous. Dès le point du jour nous reprendrons notre route. Vous attirerez sur vous les bénédictions de Dieu en nous accordant cette faveur : et peut-être n’en sommes-nous pas indignes ; car il n’y a pas un seul d’entre nous qui ne sache par cœur les poëmes et les vers les plus fameux, et qui ne soit amateur passionné de la musique et des instrumens. »

« Je suis obligé de consulter quelqu’un sur la demande que vous me faites, leur dit Alaeddin. » Et sur-le-champ il vint informer Zobeïde de ce qui se passoit. Zobéïde lui dit de les laisser entrer.

Alaeddin les ayant introduits, il les fit asseoir, et les traita avec beaucoup de politesse. « Seigneur, lui dirent-ils, notre état ne nous empêche pas de jouir des plaisirs de la société, et il ne faut pas que nous interrompions vos plaisirs. En passant auprès de votre maison, une musique délicieuse se faisoit entendre, et quand nous sommes entrés, elle a cessé tout-à-coup. Oserions-nous vous demander si la personne qui l’exécutoit est une esclave blanche ou noire, ou quelque jeune dame de distinction ? »

« C’est mon épouse, répondit Alaeddin. » Aussitôt il leur raconta son aventure, la manière dont son beau-père lui avoit fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or, et l’embarras où il se trouvoit pour les payer, n’ayant pu obtenir qu’un délai de dix jours.

« N’ayez aucune inquiétude, lui dit un des derviches. Je suis le chef de quarante derviches sur lesquels j’exerce une puissance absolue. Je les engagerai facilement à me procurer les cinquante mille pièces d’or dont vous avez besoin. Je vous les remettrai, et vous pourrez remplir l’engagement que vous avez contracté avec votre beau-père ; mais si c’étoit un effet de votre complaisance de nous faire entendre la voix de la jeune dame, vous nous procureriez une jouissance bien douce ; car la musique est, pour de certaines personnes, aussi agréable que les mets les plus exquis, et, pour d’autres, c’est un délassement qu’ils préfèrent à tout. »

Le derviche qui faisoit de si belles promesses, étoit bien en état de les réaliser ; car c’étoit le calife Haroun Alraschid lui-même, accompagné du visir Giafar, du Scheikh Mohammed Abou Naouas[35], et de Mansour, exécuteur de ses jugemens. Le calife ayant ce soir-là l’esprit fatigué, avoit fait venir ces personnages pour se distraire, et parcourir avec eux les rues de Bagdad. Ils s’étoient déguisés en derviches ; et en passant auprès de la maison d’Alaeddin, ils avoient entendu l’air qu’exécutoit Zobéïde. Le calife, enchanté de la beauté de la voix, et des sons harmonieux de l’instrument, avoit été curieux de connoître et d’entendre à loisir la personne qui possédoit à un si haut degré le talent de la musique.

Alaeddin ayant consenti à la demande des derviches, ils passèrent toute la nuit à s’amuser, et à converser de la manière la plus spirituelle. Le lendemain matin le calife glissa sous le coussin sur lequel il étoit assis, une bourse de cent pièces d’or, et se retira avec ses compagnons. Zobéïde ayant aperçu, en levant le coussin, la bourse qui étoit dessous, la porta à son mari, et lui dit qu’elle soupconnoit un des derviches de l’avoir glissée, à leur insçu, avant de s’en aller, sous le coussin où elle venoit de la trouver. Alaeddin la prit, et fut acheter la viande, le riz, et les autres provisions nécessaires pour passer cette seconde soirée.

Quand on eut allumé les bougies, il dit à sa femme qu’il croyoit que les derviches lui en avoient imposé, et qu’ils ne lui apporteroient pas les cinquante mille pièces d’or. Pendant qu’il parloit encore, les derviches vinrent frapper à la porte. Zobéïde lui dit d’aller ouvrir ; et lorsqu’il les eut fait monter dans son appartement, il leur demanda s’ils venoient remplir la promesse qu’ils lui avoient faite ?

« Nos confrères, lui dirent les derviches, n’ont pas voulu se prêter à ce que nous desirions ; mais ne craignez rien, demain, dans la matinée, nous ferons une opération de chimie pour nous procurer cet argent. Laissez-nous seulement jouir, ce soir, du plaisir d’entendre chanter votre épouse ; car la complaisance qu’elle a eue pour nous hier, nous fait désirer vivement de l’entendre encore. »

Zobéïde ayant pris sa guitare, s’empressa de les satisfaire, et les charma par les sons qu’elle tira de cet instrument. Ils passèrent la nuit dans la joie et le plaisir ; et au point du jour, le calife ayant mis une seconde bourse de cent pièces d’or sous le coussin, s’en retourna au palais avec ses compagnons.

Les derviches continuèrent à venir ainsi passer la soirée chez Alaeddin, et le calife ne manqua jamais de déposer une bourse de cent pièces d’or sous le coussin.

Le dixième jour le calife envoya chercher un des plus fameux marchands de Bagdad, et lui ordonna de préparer sur-le-champ cinquante ballots des plus riches étoffes et des marchandises qui viennent ordinairement d’Égypte, et de mettre sur chaque ballot une étiquette qui indiquât que le prix en étoit de mille pièces d’or. Ce prince manda ensuite un de ses esclaves auquel il fit remettre un vêtement magnifique et une cuvette d’or avec son aiguière. Il lui confia le soin des cinquante ballots, et lui donna en même temps une lettre adressée à Alaeddin, en lui commandant de se rendre avec les ballots, dans une rue qu’il lui désigna, et de s’informer où étoit la maison du syndic des marchands, qui étoit en même temps le beau-père d’Alaeddin. « Quand tu auras trouvé la maison, ajouta le calife, tu demanderas au syndic où demeure le seigneur Alaeddin ton maître ? » Le calife informa ensuite l’esclave des autres choses qu’il devoit dire pour bien jouer son rôle, et s’acquitter habilement de sa commission.

Ce jour-là même le cousin de Zobéïde étoit venu trouver le père de cette jeune dame, et l’avoit invité à se rendre avec lui chez Alaeddin, pour le forcer à répudier sa cousine. Comme ils s’y rendoient tous deux, ils aperçurent un esclave monté sur une mule, qui conduisoit cinquante autres mules chargées de ballots d’étoffes riches et précieuses. Ayant demandé à l’esclave pour qui étoient ces ballots, il leur répondit qu’ils appartenoient à son maitre Alaeddin Aboulschamat ; et aussitôt il ajouta :

« Le père de mon maître lui avoit donné des marchandises, et l’avoit envoyé à Bagdad ; mais des voleurs Arabes l’ont attaqué dans la forêt du Lion, et lui ont enlevé tout ce qu’il possédoit. Cette funeste nouvelle étant parvenue à son père, il m’a envoyé vers lui avec ces cinquante mules, et m’a chargé de lui remettre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet qui renferme un habillement complet, aussi riche que celui dont les voleurs l’ont dépouillé, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. »

Le père de la jeune dame, étonné de cette rencontre, et émerveillé du détail de tant de richesses, s’empressa de dire à l’esclave qu’il étoit le beau-père d’Alaeddin, et lui proposa de le conduire à la maison qu’il cherchoit.

Dans ce moment, Alaeddin, renfermé avec son épouse, se livroit aux plus cruelles réflexions, et étoit en proie au plus violent désespoir. Ayant entendu tout-à-coup un grand bruit à la porte de la rue, il s’écria : « Ma chère Zobéïde, c’est assurément ton père qui envoie ici les archers et les gens de justice, pour me forcer à me séparer de toi ! » « Voyez, lui dit Zobéïde, quels peuvent être ces gens-là ? »

Alaeddin descendit les degrés à pas lents, et ouvrit tristement la porte. Il fut d’abord étonné de voir son beau-père à pied, accompagné d’un esclave abyssin, monté sur une mule ; mais il le fut encore bien davantage, quand cet esclave, dont la figure, quoique noire, ne laissoit pas d’avoir quelque chose d’agréable, sautant légèrement à terre, vint lui baiser la main.

« Que veux-tu, lui demanda Alaeddin ? » « Seigneur, répondit l’esclave, je suis le serviteur de mon maître Alaeddin Aboulschamat, fils de Schemseddin, syndic des marchands du Caire. Son père m’a envoyé vers lui avec cette lettre de créance. En même temps, il présenta une lettre à Alaeddin, qui la reçut avec empressement, l’ouvrit et y lut ce qui suit :

« Schemseddin, syndic des marchands du Caire, à son fils bien-aimé Alaeddin Aboulschamat,

SALUT :

» Je viens d’apprendre, mon cher fils, la funeste nouvelle du combat où tous tes gens ont péri, et dans lequel on t’a ravi tout ce que tu possédois ; mais console-toi, je t’envoie cinquante autres ballots des plus riches étoffes de mon magasin, une mule, une pelisse de martre zibeline, et une cuvette d’or avec son aiguière. Bannis donc de ton cœur les inquiétudes que tu peux avoir conçues ; les richesses qu’on t’a enlevées t’ont servi de rançon. Ta mère et tous les gens de la maison jouissent d’une parfaite santé, et te font bien leurs complimens. J’ai appris aussi, mon cher fils, qu’on venoit de te faire épouser une jeune dame, nommée Zobéïde, habile musicienne, à condition que tu la répudierois, et que, dans le dessein seulement de t’y contraindre, on t’avoit fait contracter une obligation de cinquante mille pièces d’or pour la dot. J’ai confié cette somme à ton fidèle esclave Selim, qui doit te la remettre entre les mains, ainsi que les cinquante ballots de marchandises. »


Schemseddin.

Après avoir lu cette lettre, Alaeddin se tourna vers son beau-père, et lui dit : « Prenez les cinquante mille pièces d’or stipulées pour la dot de Zobéïde, et négociez à votre profit les cinquante ballots de marchandises, en me tenant compte seulement du capital. » Le père de Zobéïde, sensible à la générosité d’Alaeddin, ne voulut pas néanmoins en profiter. « Je ne puis rien accepter de ce que vous m’offrez, lui dit-il. Quant à la dot, elle appartient à ma fille, et vous pouvez en faire tous les deux ce que bon vous semblera. »

Comme Alaeddin et son beau-père étoient occupés à faire entrer les ballots, Zobéïde demanda à son père à qui ils appartenoient ?

« Ma chère fille, répondit le vieillard, ils appartiennent à Alaeddin ton époux. Son père vient de les lui envoyer pour le dédommager de la perte de ceux que les Arabes lui ont enlevés. Il lui a envoyé en outre une somme de cinquante mille pièces d’or, un paquet renfermant des objets précieux, une pelisse de martre zibeline, une mule, et une cuvette d’or avec son aiguière de même métal. Vous pouvez tous les deux disposer de ces objets à votre fantaisie ; et la dot en particulier est entièrement à ta disposition. »

Alaeddin ouvrit aussitôt la cassette, et en tira les cinquante mille pièces d’or qu’il remit à son épouse.

Le cousin de la jeune dame, stupéfait et confondu de ce qui venoit d’arriver, et voyant toutes ses espérances renversées, demanda avec humeur à son oncle, s’il n’étoit plus disposé à forcer Alaeddin à lui rendre sa femme ?

« Cela est maintenant impossible, répondit le vieillard ; car la loi est tout en faveur d’Alaeddin, qui, comme vous le voyez, a rempli ses engagemens. »

Le cousin, atterré par cette réponse, s’en retourna chez lui, le désespoir dans l’ame. Il tomba bientôt malade, et mourut de chagrin au bout de quelque temps.

Après avoir fait entrer les ballots, Alaeddin alla faire les provisions nécessaires pour un repas semblable à ceux des soirées précédentes. Étant de retour, il dit à Zobéïde : « Je ne m’étois pas trompé dans mes conjectures. Ces derviches sont des imposteurs qui m’ont fait des promesses en l’air. Vous voyez comment ils ont tenu leur parole ! »

« Cessez d’avoir une aussi mauvaise opinion d’eux, lui répondit sa femme. Vous êtes le fils du syndic des marchands du Caire, et cependant hier encore vous ne possédiez pas la plus petite pièce de monnaie. Dans quel embarras ces derviches, pauvres comme ils sont, ne doivent-ils donc pas être pour se procurer cinquante mille pièces d’or ? »

« Dieu merci nous n’avons plus besoin d’eux, reprit Alaeddin : ils n’ont qu’à venir maintenant, je leur fermerai la porte au nez. »

« Pourquoi donc, dit Zobéïde ? Je suis persuadée au contraire que c’est leur présence qui nous a porté bonheur ; et chaque soir ne glissoient-ils pas, à notre insu, une bourse de cent pièces d’or sous un coussin ? »

À la fin du jour, quand les bougies furent allumées, Alaeddin pria son épouse de prendre son luth, et de jouer un de ses airs favoris. Zobéïde, qui se plaisoit à prévenir ses moindres désirs, s’empressa de le satisfaire. Elle accorda son instrument, et se mit à chanter. Dans ce moment, on frappa assez rudement à la porte de la rue. Zobéïde pria son mari d’aller voir ce que c’étoit. Lorsqu’il eut ouvert, et qu’il eut aperçu les derviches : « Ah, ah, s’écria-t-il en riant, entrez, messieurs les imposteurs, entrez ! »

Les derviches s’étant assis, Alaeddin fit servir la collation. « Seigneur, lui dit l’un d’eux, l’impossibilité où nous nous sommes trouvés de faire ce que nous voulions, n’empêche pas que nous ne prenions le plus vif intérêt à ce qui vous regarde : racontez-nous donc, de grâce, ce qui vous est arrivé avec votre beau-père ? »

« Dieu, répondit Alaeddin, nous a comblés de plus de faveurs que nous n’avions osé l’espérer ! »

« Nous en sommes charmés, reprit le faux derviche ; car nous étions fort inquiets par rapport à vous ; et vous devez être persuadé que si nous avions pu rassembler la somme que nous vous avions promise, nous l’aurions fait de tout notre cœur. »

« Dieu m’a procuré les moyens de me tirer d’affaire, dit Alaeddin. Mon père vient de m’envoyer cinquante mille pièces d’or, et cinquante ballots des étoffes les plus précieuses, chacun de la valeur de mille pièces d’or, comme le porte l’étiquette qui est dessus. Il m’a aussi envoyé un habillement complet fort riche, une pelisse de martre zibeline, une mule, un esclave, et une cuvette d’or avec son aiguière. En outre, je viens de me réconcilier avec mon beau-père ; et ce qui met le comble à ma félicité, c’est de posséder une femme charmante, dont je suis tendrement aimé. Vous voyez donc que Dieu ne m’a pas abandonné dans cet instant critique. »

Alaeddin ayant achevé ces paroles, le calife fit semblant d’avoir besoin de sortir un moment. Le visir Giafar, se penchant alors vers Alaeddin, l’avertit de ne rien dire qui pût blesser ses hôtes, et sur-tout celui qui venoit de sortir. Alaeddin lui demanda pourquoi il lui donnoit un pareil avis ? « Il me semble, ajouta-t-il, que je vous ai témoigné à tous autant d’égards et de politesse que j’en pourrois témoigner au calife. »

« La personne qui vient de sortir, reprit Giafar, est le calife lui-même. Je suis le visir Giafar, et l’un des deux personnages que vous voyez à côté de moi, est le Scheikh Mohammed Abou Naouas, et l’autre est Mansour, exécuteur des jugemens de sa Majesté. »

Alaeddin parut fort étonné de cette aventure, et ne savoit que penser.

« Seigneur Alaeddin, poursuivit le visir, faites-moi le plaisir de réfléchir un moment, et de me dire combien il y a de journées de chemin entre le Caire et Bagdad ? » Alaeddin répondit qu’il y en avoit quarante-cinq. « Comment donc, reprit Giafar, vos marchandises ont-elles pu faire ce trajet en dix jours ? Comment est-il possible que votre père ait été informé de votre désastre, qu’il ait fait emballer les étoffes que vous avez reçues, et qu’elles vous soient parvenues dans l’espace de dix jours, lorsqu’il en faut quarante-cinq pour les apporter seulement du Caire ici ? »

« Vous avez raison, Seigneur, s’écria Alaeddin, mon erreur étoit grossière. Je me perds maintenant dans tout ceci, et je n’y connois rien. »

« Tout cela, dit le visir, s’est fait par ordre du souverain Commandeur des croyans. C’est lui-même qui vous a fait tous ces présens, par l’affection extrême qu’il a conçue pour vous. »

Le calife étant rentré sur ces entrefaites, Alaeddin se jeta à ses pieds, et lui témoigna sa vive reconnoissance. « Dieu prolonge les jours de votre Majesté, s’écria-t-il, et répande à jamais ses bienfaits sur elle pour la générosité dont elle a usé envers son esclave ! »

Le calife ayant fait relever Alaeddin, le pria de lui faire entendre encore une fois la voix de Zobéïde, pour le récompenser de ce qu’il venoit de faire pour eux. Zobéïde s’empressa de répondre à une invitation aussi flatteuse. Elle prit son luth, et chanta d’une manière si ravissante, que le calife ne pouvoit se lasser de l’entendre. Il passa une partie de la nuit dans cet amusement, et il invita Alaeddin, en se retirant, à se rendre le lendemain au divan.

Alaeddin se rendit donc le lendemain au divan, accompagné de dix esclaves qui portoient chacun sur leurs têtes un bassin rempli des objets les plus précieux. En entrant, il se prosterna le visage contre terre ; et s’étant relevé, il adressa un compliment très-flatteur au calife, qui étoit assis sur son trône, environné de toute sa cour. Il le supplia ensuite d’accepter les présens qu’il venoit lui offrir.

Le calife fit à Alaeddin l’accueil le plus gracieux, et reçut avec plaisir ce qu’il lui présentoit. Il le fit revêtir d’une robe d’honneur, le nomma sur-le-champ syndic des marchands de Bagdad, et lui fit prendre place au divan en cette qualité.

Dans ce moment, le beau-père d’Alaeddin, qui étoit auparavant revêtu de cette charge, étant entré dans la salle, et ayant aperçu son gendre assis à sa place, et couvert d’une robe d’honneur, prit la liberté de demander au calife ce que cela signifioit ?

« Je viens de nommer Alaeddin, répondit ce prince, syndic des marchands. Les charges et les dignités n’appartiennent pas exclusivement et pour toujours à ceux qui en sont revêtus, et j’ai jugé à propos de vous déposer. »

« Votre Majesté a très-bien fait, dit le vieillard. Au surplus, l’honneur qu’elle vient de faire à mon gendre, rejaillit sur moi ; et c’est Dieu même qui a dirigé son choix : il élève, quand il lui plaît, les petits aux plus grands honneurs. Combien de fois n’a-t-on pas vu les grands venir baiser la main de celui qu’ils dédaignoient la veille ! »

Le calife ayant confirmé, par un ordre exprès, l’élection d’Alaeddin, et ayant remis cet ordre entre les mains du lieutenant de police pour le faire exécuter, celui-ci le donna à un de ses officiers, qui publia dans le divan, que désormais on eût à reconnoître Alaeddin Aboulschamat comme syndic des marchands, et à lui rendre les honneurs et l’obéissance qu’on lui devoit en cette qualité.

Vers la fin du jour, lorsque le divan fut congédié, le lieutenant de police, précédé d’un crieur, et marchant devant Alaeddin, parcourut en grande pompe les rues de Bagdad. Le crieur publioit dans tous les carrefours, que le calife venoit de nommer syndic des marchands le seigneur Alaeddin Aboulschamat, et que lui seul maintenant pouvoit remplir les fonctions de cette place.

Le lendemain, Alaeddin leva une superbe boutique, à la tête de laquelle il mit un de ses esclaves qu’il chargea des détails du commerce. Pour lui, il ne s’occupoit que du soin d’assister régulièrement au divan. Un jour qu’il venoit de s’y rendre, comme à son ordinaire, un des officiers du calife vint annoncer à ce prince la mort soudaine d’un de ses conseillers intimes.

Le calife envoya aussitôt chercher Alaeddin, le fit revêtir d’un caftan[36], et lui donna la place de celui qui venoit de mourir, avec une pension de mille pièces d’or. Alaeddin, attaché de plus près à la personne du calife, s’avança de plus en plus dans ses bonnes grâces.

Un jour qu’il étoit au divan, un émir, tenant une épée à la main, vint annoncer au calife la mort du chef du conseil suprême des Soixante. Ce prince fit aussitôt revêtir Alaeddin d’un superbe caftan, et le nomma chef de la cour des Soixante. Comme le personnage qui venoit de mourir ne laissoit après lui ni femme ni enfans, Alaeddin, par ordre du calife, hérita de tous ses esclaves et de tous ses trésors, à condition seulement qu’il prendroit soin de ses funérailles. Le calife ayant agité son mouchoir, le divan se sépara.

En sortant de la salle du divan, Alaeddin trouva une compagnie de quarante hommes des gardes du corps du prince, qui se disposoient à l’escorter par honneur, et dont le chef, nommé Ahmed Aldanaf, vint se placer à ses côtés. Alaeddin, qui connoissoit le pouvoir de cet officier, et la confiance que le calife avoit en lui, profita de cette occasion pour l’engager à se lier étroitement ensemble, et à vouloir bien le regarder comme son fils. Ahmed Aldanaf, qui s’étoit senti de l’inclination et de l’attachement pour Alaeddin du moment qu’il l’avoit vu paroître à la cour, fut flatté de sa demande, et y consentit volontiers. Il lui promit même, pour lui donner une marque éclatante de l’intérêt qu’il prenoit à lui, de le faire escorter par ses soldats toutes les fois qu’il se rendroit au divan, ou qu’il en sortiroit.

Alaeddin, comblé d’honneurs à la cour du calife, se rendit tous les jours près de ce prince, avec lequel il vivoit dans la plus étroite intimité. Un soir qu’étant rentré chez lui, et ayant congédié les soldats d’Ahmed Aldanaf, il étoit assis près de son épouse, elle le quitta, en disant qu’elle alloit revenir dans l’instant. Peu après un cri perçant se fit entendre. Alaeddin sortit pour voir d’où partoit ce cri, et trouva sa chère Zobéïde étendue par terre. Il s’approcha d’elle pour la relever ; mais quelles furent sa surprise et son horreur, quand il s’aperçut qu’elle étoit déjà privée de sentiment !

L’appartement du père de Zobéïde étoit en face de celui d’Alaeddin. Le vieillard avant entendu le cri de sa fille, ouvrit sa porte, et demanda à son gendre ce que cela vouloit dire. « Vous n’avez plus de fille, s’écria Alaeddin, ma chère Zobéïde n’est plus ! »

Le vieillard, quoique profondément affligé lui-même de la perte de sa fille, fut tellement affecté de la douleur dont son gendre paroissoit pénétré, qu’il chercha à le consoler, et lui dit que la dernière marque qu’ils pouvoient donner de leur affection à la personne qui venoit de leur être enlevée d’une manière si soudaine et si funeste, étoit de prendre soin de ses funérailles. Ils s’occupèrent donc l’un et l’autre à lui rendre les derniers devoirs, et cherchèrent à se consoler mutuellement. Mais laissons maintenant Zobéïde dormir en paix ; peut-être aurons-nous occasion de revenir sur cette catastrophe.

Alaeddin prit le deuil, et s’abandonna tellement à sa douleur, qu’il cessa tout-à-fait d’aller au divan. Le calife, étonné de son absence, demanda au visir Giafar la raison pour laquelle Alaeddin ne venoit plus au palais ?

« Souverain Commandeur des croyans, répondit le visir, c’est le chagrin de la perte de son épouse qui l’en empêche : il est occupé jour et nuit à la pleurer. » « Il faut aller le voir, dit le calife. »

Le calife et Giafar s’étant aussitôt déguisés tous deux, se rendirent à la demeure d’Alaeddin. Ils le trouvèrent assis, la tête appuyée sur ses deux mains, et enfoncé dans ses tristes pensées. Alaeddin se leva pour les recevoir ; et ayant reconnu le calife, il se jeta à ses pieds. Ce prince le fit relever avec bonté, et lui dit affectueusement qu’il pensoit sans cesse à lui. « Que Dieu prolonge les jours de votre Majesté, s’écria Alaeddin les yeux baignés de larmes ! »

« Pourquoi, dit le calife à Alaeddin, avez-vous cessé de venir nous voir, et vous êtes-vous absenté si long-temps du divan ? » « Sire, répondit Alaeddin, je suis inconsolable de la perte de mon épouse Zobéïde. »

« Il ne faut pas vous abandonner ainsi à la douleur, reprit le calife, et vous devez vous soumettre aux décrets de la Providence. Les larmes que vous versez sont inutiles, et ne pourront pas rendre la vie à votre épouse. » « Je ne cesserai de la pleurer, dit Alaeddin, en poussant un profond soupir, que quand la mort nous aura réunis pour jamais. »

Le calife, en le quittant, lui recommanda expressément de se rendre au divan comme à l’ordinaire, et de ne pas le priver plus long-temps de sa présence.

Touché de la bonté du prince, Alaeddin monta le lendemain à cheval, et se rendit au divan. En entrant dans la salle, il se prosterna la face contre terre. Le calife en l’apercevant, descendit de son trône, et s’avança pour le faire relever. Il le reçut de la manière la plus distinguée, et lui fit reprendre sa place ordinaire. « J’espère, lui dit-il avec bonté, que vous serez des nôtres ce soir. »

Après le divan, le calife en rentrant au sérail, fit appeler une esclave, nommée Cout alcouloub[37], et lui dit : « Alaeddin vient de perdre son épouse Zobéïde, qui, par ses talens pour la musique, faisoit le charme de sa vie, et bannissoit la tristesse de son cœur. Je desirerois que vous fissiez entendre ce soir, sur votre luth, quelque morceau de musique qui pût l’égayer un moment. »

Le soir, Cout alcouloub, cachée derrière un rideau, ayant accordé son luth, s’accompagna avec tant de grâce, et chanta d’une manière si ravissante, que le calife enthousiasmé se tourna avec vivacité vers Alaeddin, et lui demanda ce qu’il pensoit du talent de cette esclave ?

« Elle chante fort bien, répondit Alaeddin ; mais sa voix ne me fait pas la même impression que celle de Zobéïde. » « Je le conçois, reprit le calife ; mais enfin sa voix vous plaît-elle ? »

« Sire, répondit-il avec embarras, il faudroit que je fusse bien difficile à contenter, pour ne pas avoir quelque plaisir à l’entendre. » « Eh bien, reprit le calife, c’est un présent que je vous fais. Je vous la donne, ainsi que toutes les esclaves qui sont à son service. » Alaeddin de plus en plus surpris, s’imagina que le calife vouloit s’amuser, et se retira chez lui l’esprit frappé de cette idée.

Le lendemain le calife entra dans l’appartement de Cout alcouloub, et lui dit qu’il venoit de la donner à Alaeddin, ainsi que toutes les femmes qui étoient à son service. L’esclave en fut charmée ; car ayant eu le loisir d’examiner Alaeddin à travers le rideau qui la déroboit à ses regards, elle l’avoit trouvé fort à son gré, et n’avoit pu s’empêcher de l’aimer.

Le calife commanda aussitôt de transporter tous les effets de Cout alcouloub chez Alaeddin, et de l’y conduire elle-même. On la fit monter en litière, ainsi que toutes ses femmes, qui étoient au nombre de quarante, et on l’installa dans le palais d’Alaeddin, pendant que celui-ci étoit au divan, qui fut fort long ce jour-là ; car le calife ne leva la séance qu’à la fin du jour, et revint fort tard au sérail.

En entrant chez Alaeddin, accompagnée de quarante de ses femmes, Cout alcouloub avoit fait placer des deux côtés de la porte deux des gardes du calife, et leur avoit prescrit d’annoncer son arrivée à Alaeddin quand il se présenteroit, et de le prier de passer chez elle.

Alaeddin, qui ne pensoit déjà plus à Cout alcouloub, fut fort surpris, en rentrant chez lui, de trouver à sa porte deux gardes du corps du calife. « Qu’est-ce que cela signifie, dit-il en lui-même ? Ne me trompé-je point ? Est-ce bien là ma maison ? »

Les deux gardes s’étant avancés dans ce moment, et ayant baisé respectueusement la main à Alaeddin, l’un d’eux lui dit : « Nous sommes au service de Cout alcouloub, favorite du calife : elle nous charge de vous annoncer que ce prince vient de vous la donner, ainsi que toutes ses femmes, et elle vous prie de vouloir bien passer chez elle. »

« Allez dire à votre maîtresse, répondit Alaeddin, qu’elle est la bien venue ; mais prévenez-la en même temps que tant qu’il lui plaira de rester chez moi, je ne prendrai point la liberté d’aller la voir ; car ce qui convient au maître ne convient pas à l’esclave. Priez-la aussi, de ma part, de vouloir bien me dire quelle étoit la somme qu’elle touchoit chaque jour par ordre du calife. »

Les deux gardes s’étant acquittés de leur commission, revinrent dire à Alaeddin que la pension de Cout alcouloub étoit de cent pièces d’or par jour. « J’avois bien besoin, dit-il alors en lui-même, que le calife me fit un pareil présent ! »

Cout alcouloub resta assez long-temps chez Alaeddin, qui lui faisoit remettre exactement tous les matins cent pièces d’or. Un jour que, tout entier à la douleur et aux regrets que lui causoit la perte de Zobéïde, il avoit manqué de se rendre au divan, le calife dit à Giafar :

« Visir, n’ai-je pas fait présent à Alaeddin de Cout alcouloub pour le consoler de la perte de son épouse ? Pourquoi donc ne vient-il pas nous voir comme à son ordinaire ? »

« Sire, répondit le visir, on a bien raison de dire qu’un amant oublie bientôt ses anciens amis auprès de sa maîtresse. »

Giafar ne tarda pas à être détrompé ; car ayant été le lendemain rendre visite à Alaeddin, celui-ci lui fit part de ses chagrins, et lui dit : « Qu’ai-je donc fait au calife pour l’engager à me donner Cout alcouloub ? Je me serois fort bien passé d’un pareil présent. »

Le visir ayant répondu à Alaeddin que c’étoit l’extrême affection du calife pour lui qui l’avoit porté à lui donner cette esclave, lui demanda en confidence, s’il alloit quelquefois la voir ? « En vérité, répondit Alaeddin, je ne l’ai pas encore vue, et je vous promets que je ne la verrai jamais. » Le visir l’ayant prié de lui expliquer la raison d’une pareille retenue, il lui dit, pour toute réponse : ce qui convient au maître ne convient pas à l’esclave.

Giafar ne manqua pas de faire part de ce qu’il venoit d’apprendre au calife, qui voulut sur-le-champ aller voir Alaeddin avec son visir. Alaeddin les ayant aperçus, alla au-devant du prince, se jeta à ses pieds, et lui baisa les mains. Le calife ayant remarqué sur son visage l’empreinte du plus profond chagrin, lui dit en le faisant relever :

« Vous verrai-je donc toujours accablé de tristesse, mon cher Alaeddin ? Est-ce que Cout alcouloub n’a rien fait pour vous consoler ? » « Souverain Commandeur des croyans, répondit Alaeddin, ce qui convient au maître ne convient pas à l’esclave. Je vous jure que je n’ai point approché d’elle, et que je n’en approcherai jamais ; et si j’osois vous demander une grâce, ce seroit de me dispenser de la garder plus long-temps. » « Je voudrois bien la voir un moment, dit le calife. »

Alaeddin s’empressa de conduire le calife à l’appartement de Cout alcouloub. Ce prince, en entrant, lui demanda si Alaeddin étoit venu la voir. Cout alcouloub lui ayant dit qu’elle avoit prié Alaeddin de passer chez elle, mais qu’il n’avoit pas voulu se rendre à son invitation, le calife ordonna sur-le-champ de la reconduire au sérail ; et ayant invité Alaeddin à venir le voir, il rentra bientôt lui-même dans son palais.

Alaeddin, content d’être délivré de Cout alcouloub, passa la nuit un peu plus tranquillement qu’à son ordinaire, et reprit le lendemain son rang au divan. Le calife fit appeler son trésorier, et lui ordonna de remettre dix mille pièces d’or au grand visir Giafar. « Visir, dit-il à celui-ci, je vous charge d’aller au bazar, et d’y acheter pour Alaeddin une esclave du prix de dix mille pièces d’or. » Le visir se disposa à exécuter l’ordre du calife sur-le-champ ; et ayant pris Alaeddin avec lui, ils se rendirent tous deux au marché des esclaves.

Pour l’intelligence de la suite de cette histoire, il faut savoir que le waly, ou lieutenant de police de Bagdad, nommé l’émir Khaled, avoit de son épouse Khatoun un fils excessivement laid, appelé Habdalum Bezaza. Ce fils, quoiqu’ayant atteint sa vingtième année, étoit encore extrêmement ignorant, et ne s’étoit adonné à aucun des exercices convenables aux jeunes gens de son rang ; car à peine savoit-il se tenir à cheval : bien différent en cela de son père, qui passoit pour un des meilleurs cavaliers de son temps, et qui s’étoit toujours fait distinguer par ses manières polies, ses connoissances et sa bravoure.

Bezaza ayant atteint l’âge de songer au mariage, sa mère eut envie de le marier, et fit part de son projet à son mari. Celui-ci, qui connoissoit tous les défauts de son fils, représenta à sa femme que leur enfant étant si disgracié de la nature, du côté du corps et de l’esprit, ils ne pourroient jamais trouver de jeune personne qui voulût l’épouser. La réponse de Khatoun fut : « Il faut lui acheter une esclave. »

Le hasard voulut que le jour où le grand visir Giafar et Alaeddin allèrent au bazar pour y acheter une esclave, fût précisément celui où l’émir Khaled et son fils s’y rendirent dans le même dessein. Au moment de leur arrivée, le crieur tenoit par la main une jeune esclave de la plus grande beauté, dont la taille svelte et dégagée, la fraîcheur et la modestie frappèrent tellement le visir, qu’il en offrit sur-le-champ mille pièces d’or. Lorsque le crieur passa auprès de l’émir Khaled, son fils Habdalum Bezaza ayant aperçu cette esclave en devint tout-à-coup éperduement amoureux, et supplia son père de la lui acheter.

Khaled ayant fait signe au crieur de s’approcher, lui demanda quel étoit le nom de cette esclave. Ayant appris qu’elle s’appeloit Jasmin, et qu’on en offroit déjà mille pièces d’or, il se tourna vers son fils, et lui dit que s’il vouloit l’acheter il falloit enchérir. Habdalum Bezaza dit au crieur qu’il en offroit une pièce d’or de plus. Alaeddin la mit aussitôt à deux mille pièces d’or ; et chaque fois que le fils de l’émir enchérissoit d’une pièce, Alaeddin en offroit mille de plus.

Habdalum Bezaza, indigné de voir qu’on osoit enchérir sur lui, demanda au crieur, d’un air hautain, le nom de l’enchérisseur. « C’est le grand visir Giafar, répondit celui-ci ; il veut acheter cette esclave pour le seigneur Alaeddin Aboulschamat. » Dans ce moment, Alaeddin ayant offert dix mille pièces d’or, le maître de l’esclave la lui adjugea, et fut aussitôt payé par ordre du visir. Alaeddin ne se vit pas plutôt en possession de cette belle personne, qu’il lui donna la liberté, l’épousa, et l’emmena chez lui.

Le crieur, après avoir reçu sa récompense, repassa devant l’émir Khaled et son fils, et leur apprit qu’Alaeddin avoit acheté l’esclave dix mille pièces d’or, qu’il lui avoit rendu la liberté, et venoit de l’épouser.

Bezaza s’en retourna chez lui, désespéré de cette nouvelle. À peine étoit-il arrivé, qu’il se sentit dévoré d’une fièvre violente, et fut obligé de se mettre au lit. Sa mère, qui ne savoit pas encore ce qui venoit de se passer, lui demanda quelle étoit la cause de sa maladie ? « Achetez-moi Jasmin, lui répondit-il d’une voix foible. » Sa mère, le croyant en délire, lui promit, pour l’apaiser, de lui acheter un beau bouquet de jasmin dès que le marchand de fleurs passeroit. « Il est bien question de bouquets, s’écria-t-il avec impatience, c’est l’esclave Jasmin que je vous demande ; sans elle je ne puis plus vivre. »

La mère de Bezaza, empressée de le satisfaire, alla trouver son mari, qui lui apprit quelle étoit Jasmin, et comment son fils en étoit devenu amoureux. Khatoun n’écoutant que la tendresse maternelle, ne put s’empêcher de faire quelques reproches à son mari, d’avoir laissé acheter par un autre, une esclave que son fils desiroit avec tant d’ardeur. « Ce qui convient au maître, répondit l’émir, ne convient pas à l’esclave : il ne m’a pas été possible de l’acheter, puisqu’Alaeddin Aboulschamat, chef du conseil suprême des Soixante, desiroit l’avoir. »

La maladie d’Habdalum Bezaza devenoit plus grave de jour en jour. Sa mère voyant qu’il ne vouloit plus rien prendre, et qu’il alloit périr d’inanition, se revêtit d’habits lugubres, et fit paroître toutes les marques du plus grand deuil et de la plus profonde tristesse. Tandis qu’elle s’abandonnoit ainsi à l’excès de sa douleur, elle reçut la visite d’une femme qu’on appeloit la mère d’Ahmed Comacom le voleur.

Cet Ahmed Comacom devant jouer un assez grand rôle dans la suite de cette histoire, il est nécessaire de le faire ici connoître. Exercé au vol et à la filouterie depuis sa jeunesse, il étoit devenu si adroit, qu’il auroit pu enlever de dessus les sourcils le collyre qu’on y applique, sans que la personne s’en aperçût. Hardi et dissimulé avec cela, il avoit su cacher si bien ses mauvaises inclinations, et gagner la confiance de quelques gens en place, qu’on l’avoit nommé commandant du guet ; mais comme il voloit et pilloit le peuple au lieu de le défendre, le wali en ayant été informé, le fit garrotter, et conduire devant le calife, qui le condamna à perdre la tête.

Ahmed Comacom, qui connoissoit l’humanité du visir Giafar, et qui savoit que son intercession auprès du calife n’étoit jamais vaine, le fit supplier de vouloir bien s’intéresser pour lui.

Lorsque le visir en parla au calife, ce prince lui dit : « Puis-je rendre à la société un pareil fléau, et laisser un libre cours à tant de brigandages ? » « Sire, dit le visir, condamnez-le à une prison perpétuelle. L’inventeur des prisons fut un homme sage : ce sont des tombeaux où sont ensevelis tout vivans ceux que le bien public prescrit de retrancher de la société. »

Le calife se rendit au sentiment de son visir. Il commua la peine de mort portée contre Ahmed Comacom en une prison perpétuelle, et fit écrire sur sa chaîne : condamné aux fers jusqu’à la mort.

On avoit donc renfermé Ahmed Comacom pour le reste de ses jours ; et sa mère, en même temps qu’elle avoit, par suite de la pitié qu’elle inspiroit, un libre accès dans la maison de l’émir Khaled, wali de Bagdad, prenoit soin de porter à manger à son fils dans sa prison, et lui reprochoit souvent de n’avoir point suivi les avis qu’elle lui avoit autrefois donnés.

« Ma mère, lui dit-il un jour, personne ne peut éviter sa destinée ; mais vous qui allez et venez chez le wali, tâchez d’engager son épouse à lui parler en ma faveur. »

La vieille étant donc entrée dans l’appartement de la femme du wali, et l’ayant trouvée habillée de deuil, et plongée dans la plus profonde tristesse, lui en demanda le sujet ? « Ah, ma bonne, s’écria-t-elle, je vais perdre mon cher fils Habdalum Bezaza ! » La vieille s’étant informée de la cause de la maladie, la femme du wali raconta ce qui étoit arrivé à Bezaza. La vieille jugea l’occasion favorable pour obtenir la liberté de son fils, et résolut d’en profiter.

« Madame, dit-elle à la femme du wali, je connois un moyen assuré de rendre la vie à votre fils. Ahmed Comacom est capable d’enlever l’esclave Jasmin, et de la lui remettre entre les mains. Mais malheureusement il est condamné à une prison perpétuelle. Tâchez de lui faire rendre la liberté ; employez pour cela tout le crédit que vous avez sur l’esprit de votre mari, et je vous promets que votre fils sera bientôt satisfait. »

La femme du wali remercia la vieille, et lui promit de faire tout son possible pour obtenir la liberté de Comacom. En effet, elle parla dès le même jour à son mari, lui témoigna que Comacom étoit pénétré du plus sincère repentir, déplora le sort de sa malheureuse mère, et finit en lui disant : « Si vous parvenez à faire rendre la liberté à ce prisonnier, vous ferez une bonne œuvre, qui, je n’en doute pas, attirera sur nous les bénédictions du ciel, et rendra la santé à mon cher Bezaza. »

Le wali se laissa toucher par les prières et les larmes de son épouse. Il se rendit le lendemain matin à la prison d’Ahmed Comacom, et lui demanda s’il se repentoit sincèrement de sa vie passée, et s’il étoit dans la ferme résolution de se mieux conduire à l’avenir.

Ahmed Comacom répondit d’un ton hypocrite, que Dieu avoit touché son cœur depuis long-temps ; que s’il étoit rendu à la société, il tâcheroit, par la régularité de sa conduite, par son zèle à poursuivre les méchans et par son attachement inviolable à ses devoirs, de réparer les fautes qu’il avoit commises, et d’effacer la mauvaise opinion qu’on pouvoit avoir conçue de lui. Sur cette assurance, le wali le fit sortir de prison, et l’emmena au divan, sans cependant oser prendre sur lui de faire briser ses chaînes.

En entrant dans la salle, le wali se prosterna la face contre terre, et présenta ensuite au calife Ahmed Comacom, qui s’avança en agitant ses chaînes.

« Comment, malheureux, lui dit le prince avec indignation, tu respires encore ? » « Sire, répondit Comacom, la vie de l’infortuné semble se prolonger avec ses souffrances. »

« Émir Khaled, s’écria le calife, pourquoi avez-vous amené ce scélérat devant moi ? » « Souverain Commandeur des croyans, répondit le wali, sa pauvre mère, privée de tout secours, et qui n’a d’espérance qu’en lui, supplie votre Majesté de faire ôter les chaînes à ce malheureux, qui se repent de ses fautes, et de le rétablir dans la place qu’il occupoit avant sa disgrâce. »

« Se repent-il sincèrement de sa conduite passée, demanda le calife ? »

« Souverain monarque du monde, répondit Comacom, Dieu est témoin de la sincérité de mon repentir, et du désir que j’ai de réparer le mal que j’ai commis. »

Le calife, naturellement bon, et touché du sort de la mère de ce malheureux, fit venir un forgeron pour rompre ses chaînes. Non content de lui rendre la liberté, il le fit revêtir d’un caftan, et le rétablit dans ses fonctions, en lui recommandant de se mieux conduire à l’avenir, et de ne jamais s’écarter des sentiers de la droiture et de l’équité.

Ahmed Comacom, au comble de la joie, se prosterna devant le calife, et pria Dieu de lui accorder un règne long et heureux. On fit aussitôt proclamer dans Bagdad qu’Ahmed Comacom venoit d’être rétabli dans la charge qu’il possédoit auparavant.

Quelques jours s’étoient écoulés depuis l’élargissement de Comacom. La femme du wali ayant vu la vieille, la pressa de remplir les promesses qu’elle lui avoit faites au nom de son fils. Celle-ci alla aussitôt trouver Comacom, qui étoit alors occupé à boire, lui représenta vivement les obligations qu’il avoit à la femme du wali, et lui dit : « C’est à cette dame seule que tu dois ta liberté, et elle ne s’est intéressée en ta faveur, que d’après l’assurance que je lui ai donnée que tu enleverois l’esclave Jasmin, actuellement en la possession d’Alaeddin, pour la remettre à son fils qui en est passionnément amoureux. » Ahmed Comacom promit à sa mère de s’occuper de cette affaire dans la nuit même.

Cette nuit étoit précisément la première du mois ; et le calife avoit coutume de la passer auprès de son épouse, après l’avoir sanctifiée par un acte de bienfaisance, comme de rendre la liberté à un esclave de l’un ou de l’autre sexe, ou à quelqu’un de ses gardes. Le calife avoit encore habitude, avant de passer dans l’appartement de Zobéïde, de déposer sur un sofa son manteau royal, son chapelet, le sceau de l’état et ses autres bijoux. Il avoit sur-tout un flambeau d’or, enrichi de trois gros diamans, auquel il étoit très-attaché. Ce soir-là, ayant remis ces objets sous la surveillance de ses gardes, il s’étoit retiré d’assez bonne heure dans l’appartement de la sultane Zobéïde.

Ahmed Comacom ayant attendu que la nuit eût épaissi ses voiles, et que l’étoile de Canopus eût perdu peu à peu son éclat, profita du moment où tous les mortels étoient plongés dans les douceurs du sommeil, et où Dieu seul pouvoit être témoin de ses actions. Il tira son épée, et s’avança vers le pavillon où étoit l’appartement du calife. Ayant dressé une échelle contre le mur, il monta hardiment au-dessus de l’appartement ; et étant parvenu à soulever une des planches du plafond, il trouva les gardes endormis, et descendit doucement. Ayant fait respirer aux gardes une poudre soporifique, il se saisit du manteau royal, du chapelet, du mouchoir, du sceau de l’état, et du flambeau d’or, enrichi de diamans. Il sortit aussi heureusement qu’il étoit entré, et dirigea sur-le-champ ses pas vers le palais d’Alaeddin Aboulschamat.

Alaeddin étoit couché cette même nuit près de sa chère Jasmin. Ahmed Comacom s’étant introduit furtivement dans son appartement, leva un des carreaux de marbre du plancher, et ayant fait un trou, il y déposa les effets qu’il avoit pris chez le calife, après les avoir entortillés dans un mouchoir ; il ne se réserva que le flambeau d’or, enrichi de diamans. Ayant replacé le carreau de marbre comme il l’avoit trouvé, il parvint à s’évader sans que personne l’eût aperçu.

Comacom se rendit alors à la maison du waly. Chemin faisant, il regardoit le flambeau, et se disoit en lui-même : « Quand je voudrai m’amuser à boire, je placerai ce flambeau devant moi, et je verrai la liqueur de mon verre briller de tout l’éclat de l’or et des diamans dont il est enrichi. »

Le lendemain matin le calife trouva ses gardes endormis par l’effet de la poudre qu’Ahmed Comacom leur avoit fait respirer. Il les réveilla, et voulut prendre les objets qu’il avoit déposés sur le sofa. Il fut surpris de ne rien trouver, et se mit aussitôt dans une colère terrible. S’étant habillé tout de rouge, pour montrer à tous les yeux son indignation, il se rendit au divan, et s’assit sur son trône, environné de tout l’appareil de sa puissance.

Le grand visir Giafar étant entré, et s’étant aperçu que le calife étoit irrité, se prosterna respectueusement le visage contre terre, et dit : « Que Dieu préserve votre Majesté de tout mal, et éloigne d’elle tout ce qui peut lui déplaire et exciter son courroux ! » « Visir, dit le calife, le mal est grand ! » « Qu’est-il donc arrivé, Sire, demanda Giafar ? »

Comme le calife alloit raconter à son visir l’événement qui avoit excité sa colère, le wali entra dans la salle, suivi d’Ahmed Comacom.

« Émir Khaled, lui dit le prince, dans quel état se trouve Bagdad aujourd’hui ? » « Sire, répondit-il, tout est calme et tranquille. » « Vous m’en imposez, reprit le calife. » « Souverain Commandeur des croyans, reprit humblement l’émir en se prosternant, oserois-je demander à votre Majesté le sujet de l’agitation où je la vois ? »

Le calife lui raconta ce qui s’étoit passé, et ajouta : « Je vous ordonne de faire vos diligences pour me rapporter tous ces effets. Votre vie me répond de votre exactitude à exécuter mes ordres. » « Sire, répondit le wali, avant de prononcer ma sentence, ne seroit-il pas juste de punir de mort Ahmed Comacom ? Personne ne doit mieux connoître les voleurs et les traîtres que celui qui est chargé de les rechercher et de les poursuivre. »

À ces mots, Ahmed Comacom s’étant avancé, dit au calife : « Souverain Commandeur des croyans, vous pouvez dispenser l’émir Khaled du soin de retrouver les objets qu’on vous a dérobés. Je me charge de cette commission, en vous suppliant néanmoins de m’adjoindre deux juges et deux témoins ; car celui qui a commis une pareille action, ne redoute pas sans doute votre puissance, et encore moins celle du wali ou de tout autre. »

Le calife approuva la demande de Comacom, et dit qu’il vouloit que, dans la recherche qui alloit se faire, on commençât par visiter son propre palais, ensuite celui du grand visir, et ceux des membres du conseil suprême des Soixante. Ahmed Comacom ayant observé que peut-être le voleur avoit l’honneur d’approcher souvent la personne du calife, ce prince jura sur sa tête qu’il feroit mourir le coupable, dût-il être son propre fils.

Ahmed Comacom eut soin de se munir de l’ordre exprès du calife, pour pouvoir pénétrer sans obstacle dans toutes les maisons, et les fouiller. Armé d’un gros bâton ferré par le bout, il commença ses recherches par visiter les palais des soixante membres du conseil suprême, ainsi que celui du grand visir Giafar. Il parcourut ensuite les maisons des chefs de la garde du calife, et des principaux seigneurs de la cour, et se rendit enfin à celle d’Alaeddin Aboulschamat.

Alaeddin, qui étoit dans l’appartement de sa femme, entendant un grand bruit dans la rue, descendit promptement, ouvrit la porte, et aperçut le wali accompagné de tous ses gens.

« Qu’y a-t-il donc de nouveau, seigneur Khaled, demanda-t-il avec empressement ? » Le wali lui ayant fait part de l’ordre dont il étoit chargé : « Vous pouvez entrer, lui dit Alaeddin, et faire dans ma maison toutes les recherches que vous jugerez convenables. »

« Je vous demande mille excuses, Seigneur, dit le wali un peu embarrassé, vous êtes au-dessus de tout soupçon, et à Dieu ne plaise qu’une personne comme vous puisse se rendre coupable de perfidie et de trahison. » « Exécutez votre commission, répliqua Alaeddin : aucune considération ne doit vous en dispenser. »

Le wali, les juges et les témoins entrèrent donc dans la maison d’Alaeddin, conduits par Comacom, qui dirigea leurs recherches vers l’appartement où il s’étoit introduit pendant la nuit. S’étant approché du carreau de marbre sous lequel il avoit enfoui les objets qu’il avoit volés lui-même, il laissa tomber exprès son lourd bâton ferré sur ce carreau, qui se brisa en éclats. L’émir Khaled ayant aperçu quelque chose de brillant, s’écria : « Seigneur Alaeddin, c’est Dieu même qui a dirigé nos pas vers cet endroit ; car nous venons de découvrir un trésor qui vous appartient : approchez, et venez voir ce qu’il peut renfermer. »

Tous les gens du wali s’étant réunis, et ayant reconnu les objets volés, on dressa un procès-verbal, qui constatoit que ces objets avoient été trouvés enfouis dans la maison d’Alaeddin Aboulschamat. Les gens du wali se jetèrent ensuite sur Alaeddin, lui arrachèrent son turban ; et lui ayant garotté les mains derrière le dos, mirent le scellé sur tous ses effets.

Ahmed Comacom ne perdit pas de vue l’exécution de son projet principal. Il monta rapidement à l’appartement de la belle Jasmin, l’en arracha avec violence, quoiqu’elle fût enceinte, et la conduisit à la vieille, en lui recommandant de la remettre sur-le-champ entre les mains de Khatoun, femme du wali : ce qui fut exécuté sur-le-champ.

Quand Habdalum Bezaza aperçut celle qu’il aimoit si éperdument, il sentit renaître ses forces, et fit paroître la joie la plus vive. Il voulut s’approcher d’elle pour lui témoigner la satisfaction qu’il éprouvoit en la voyant ; mais Jasmin indignée, lui dit que s’il ne s’éloignoit pas sur-le-champ, elle ne répondoit pas des mouvemens que sa vue lui inspiroit. « Je me tuerois plutôt, s’écria-t-elle, que d’appartenir à un monstre tel que toi ! » « Belle Jasmin, dit Habdalum tout tremblant, de grâce, n’attentez pas à une vie qui m’est si précieuse. »

La femme du wali voulant calmer l’agitation violente où elle voyoit la belle Jasmin, lui dit avec douceur : « Souffrez, belle esclave, que mon fils puisse vous témoigner toute l’ardeur que vous lui avez inspirée ; il ne peut plus vivre sans vous. » « Malheureux, s’écria Jasmin, puis-je donc appartenir à la fois à deux maîtres ? Et depuis quand les chiens entreroient-ils impunément dans la demeure des lions ? »

Habdalum Bezaza, au désespoir, se laissa tomber sur un sofa, et fit craindre plus que jamais pour sa vie. À cette vue, la femme du wali, furieuse, s’avança vers l’esclave : « Malheureuse, lui dit-elle, tu veux donc me priver de mon fils ? Mais tu ne jouiras pas long-temps de ma douleur : bientôt ton Alaeddin finira ses jours honteusement sur un gibet. » « Eh bien, s’écria Jasmin, je m’estimerai heureuse de lui prouver mon amour en le suivant au tombeau ! »

Khatoun, à ces paroles, suffoquée par la colère, s’élança sur Jasmin, lui arracha ses riches habits, ses parures, ses bijoux, et la fit revêtir d’une chemise de poil, et d’une robe de bure grossière. Elle la condamna à servir dans la cuisine, et la mit au rang de ses plus viles esclaves, en lui disant que désormais son emploi seroit de fendre du bois, d’éplucher les oignons et les légumes, et de faire du feu sous la marmite.

Jasmin répondit tranquillement à Khatoun, que l’emploi le plus vil et les travaux les plus rudes lui sembleroient toujours préférables à la vue de son odieux fils. Les esclaves dont la belle Jasmin étoit devenue la compagne, ne furent pas insensibles à son sort. Sa douceur, sa patience et sa résignation touchèrent tellement leurs cœurs, qu’elles s’empressèrent à l’envi de la soulager dans le service pénible qu’elle étoit obligée de faire.

Cependant le wali et ses gens, chargés des effets volés, emmenoient avec eux l’infortuné Alaeddin Aboulschamat, et le conduisoient au divan, où le calife étoit assis sur son trône, environné de toute sa cour. Quand le wali lui présenta son manteau royal et ses autres effets, ce prince lui demanda chez qui ils les avoient retrouvés ? « Chez Alaeddin Aboulschamat, répondit le wali. » À ces paroles, le calife irrité ayant ouvert le paquet, et ne trouvant pas le flambeau d’or, orné de pierreries, lança sur Alaeddin un regard furieux. « Malheureux, lui dit-il, qu’est devenu mon flambeau ? »

« Sire, répondit Alaeddin avec fermeté, je puis vous protester que je n’ai jamais touché aux effets qu’on m’accuse d’avoir volés, et qu’il m’est impossible de vous donner de renseignemens sur aucun d’eux. »

« Traître, lui dit le calife, c’est donc là la récompense des faveurs dont je t’ai comblé ? Je t’avois donné toute ma confiance, et tu m’as trahi ! »

Le calife commanda ensuite au wali de faire pendre Alaeddin, et de le conduire sur-le-champ au supplice.

Le wali et ses gens emmenèrent Alaeddin, et s’avancèrent vers le lieu de l’exécution, précédés d’un crieur, qui publioit dans toutes les rues par où ils passoient : « Voilà la récompense de ceux qui osent trahir les califes de la maison des Abbassides. » Tout le peuple de Bagdad se porta avec empressement vers la place où alloit se faire l’exécution.

Cependant Ahmed Aldanaf qui chérissoit Alaeddin comme son fils, ignorant ce qui se passoit, étoit tranquillement assis dans un de ses jardins, lorsqu’un des buvetiers du divan arriva tout hors d’haleine. « Seigneur, lui cria-t-il, tandis que vous êtes assis tranquillement ici, un précipice s’est ouvert sous les pieds de votre meilleur ami. » « Qu’y a-t-il donc de nouveau, demanda Ahmed Aldanaf surpris ? » « On conduit dans ce moment Alaeddin à la potence, répondit le buvetier. » Ahmed, s’étant informé du crime qu’on lui imputoit, se tourna vers son ami le capitaine Hassan Schouman, et lui demanda, avec inquiétude, ce qu’il pensoit de cette affaire ? « Seigneur, répondit celui-ci, je parierois, sur ma tête, qu’Alaeddin est innocent, et que tout cela n’est qu’une ruse infernale de ses ennemis qui cherchoient à le faire périr. Il n’y a pas un instant à perdre pour le sauver ; et je vais, si vous voulez, vous en fournir le moyen. »

En effet, Hassan Schouman se rendit à la prison, et ordonna au geolier de lui remettre sur-le-champ un des criminels condamnés à mort, et confiés à sa garde. Par bonheur le criminel que lui remit le geolier avoit un peu de la tournure d’Alaeddin. Lui ayant couvert la tête d’un voile, Ahmed Aldanaf le plaça entre lui et un de ses gardes, nommé Aly Alzibac Almisri, et se rendit en diligence au lieu où Alaeddin alloit être exécuté. Ayant percé la foule, et s’étant approché très-près du bourreau, il lui marcha assez rudement sur le pied. « Seigneur, lui dit celui-ci, reculez-vous un peu, et laissez-moi la facilité de faire mon devoir. » « Malheureux, dit Ahmed Aldanaf, prends l’homme que je te présente, et exécute-le à la place d’Alaeddin Aboulschamat, qui est innocent du crime qu’on lui impute. Souviens-toi qu’Isaac fut racheté par un bélier. » Le bourreau n’osant répliquer, s’empara de l’homme qu’on lui présentoit, et le pendit à la place d’Alaeddin.

Ahmed Aldanaf et Aly Alzibac Almisri emmenèrent avec eux Alaeddin, et, ayant traversé la foule sans être reconnus, se rendirent heureusement à la maison du premier. Comme Alaeddin témoignoit sa reconnoissance à son bienfaiteur, celui-ci l’interrompit, et lui reprocha vivement d’avoir commis une action aussi basse. Alaeddin lui protesta qu’il étoit innocent du vol qu’on lui imputoit, et qu’il ne savoit comment ces objets s’étoient trouvés cachés chez lui.

« Pardonnez mon emportement, lui dit alors Ahmed : le trouble que votre danger m’a causé, a pu seul me dicter des reproches indignes de vous et de moi. J’avois bien pensé d’abord que tout ceci n’étoit qu’un stratagême abominable, l’ouvrage de la haine et de la scélératesse. Puisse l’auteur de cette perfidie être un jour puni comme il le mérite ! Quoi qu’il en soit, mon cher Alaeddin, vous ne pouvez rester maintenant à Bagdad ; car les rois ne reviennent pas volontiers sur les jugemens qu’ils ont une fois portés, et il est presque impossible que celui qu’ils cherchent puisse leur échapper. J’ai dessein de vous conduire à Alexandrie : c’est un lieu sûr et de facile accès, où vous pourrez facilement vous cacher. »

« Je suis prêt à vous suivre, lui dit Alaeddin, et je m’abandonne entièrement à vous pour la conservation d’une vie que vous venez de sauver. »

Ahmed Aldanaf se tournant alors vers Hassan Schouman, lui dit : « Si le calife me demande, vous lui répondrez que je suis allé faire ma ronde dans les provinces. »

Ahmed Aldanaf et Alaeddin s’éloignèrent à l’instant même de Bagdad. À quelque distance de la ville, ils rencontrèrent deux juifs, percepteurs du calife dans cette province, qui étoient montés chacun sur une mule. Ahmed Aldanaf leur ayant demandé, d’un ton d’autorité, la recette qu’ils venoient de faire, ils refusèrent d’abord de la lui donner ; mais quand il leur eut dit qu’il étoit le receveur-général de la province, ils s’empressèrent de lui remettre chacun cent pièces d’or.

Ahmed Aldanaf craignant ensuite que les rapports que pourroient faire les deux juifs, ne compromissent sa sûreté et celle d’Alaeddin, ne crut pas devoir leur laisser la vie : il s’empara de leurs mules, monta sur l’une, et donna l’autre à Alaeddin.

Ils arrivèrent ainsi près de l’endroit où ils devoient s’embarquer, et y passèrent la nuit dans un caravansérail. Le lendemain matin, Alaeddin vendit sa mule ; et ayant confié celle d’Ahmed Aldanaf au portier de l’endroit où ils avoient couché, ils se rendirent tous deux au port d’Aïasse[38], et s’embarquèrent sur un vaisseau qui faisoit voile pour Alexandrie, où ils abordèrent en peu de temps.

Comme ils parcouroient les rues de cette ville, ils entendirent un crieur qui mettoit à l’enchère une petite boutique attenant à un magasin qui donnoit sur la rue. L’enchère étoit en ce moment à neuf cent cinquante drachmes. Alaeddin en ayant offert mille, le marché fut bientôt conclu ; car cette boutique appartenoit au trésor public.

Alaeddin ayant reçu les clefs de la boutique, l’ouvrit sur-le-champ ; et il fut très-satisfait de la voir toute meublée. Il trouva dans le magasin toutes sortes d’armures, des boucliers, des sabres, des épées, des mâtures, des voiles, des ballots de toile de chanvre, des ancres, des cordages, des valises, des sacs pleins de coquillages et de pierreries servant à orner les harnois, des étriers, des masses d’armes, des couteaux, des ciseaux, et autres choses de cette espèce ; car le maître de la boutique, qui venoit de mourir, faisoit le métier de brocanteur.

Alaeddin ayant pris possession de cette boutique et du magasin, Ahmed Aldanaf lui conseilla de s’occuper du commerce, et de se résigner à la volonté de Dieu. Ayant passé trois jours avec Alaeddin, il prit congé de lui le quatrième jour pour retourner à Bagdad, et lui recommanda de rester dans cette boutique jusqu’à ce qu’il vînt le retrouver, et lui rapporter des nouvelles du calife, avec un sauf-conduit de la part de ce prince. Il lui promit en même temps de s’occuper jour et nuit à découvrir celui qui lui avoit joué un tour aussi perfide ; et lui ayant dit un dernier adieu, il s’embarqua pour l’Aïasse, où il arriva en peu de temps, poussé par un vent favorable.

Ahmed Aldanaf ayant ensuite repris sa mule, se rendit en diligence à Bagdad, et rejoignit Hassan Schouman et sa compagnie des gardes. Comme il étoit souvent obligé de parcourir les provinces les plus éloignées de l’empire, le calife n’avoit pas été étonné de son absence. Il reprit son service ordinaire, et s’occupa, sans relâche, des recherches qui pouvoient lui faire découvrir l’auteur du vol fait au calife, et le mettre en état de prouver l’innocence de son cher Alaeddin. Mais revenons un moment au calife.

Ce prince se trouvant seul avec Giafar, le jour où Alaeddin devoir être exécuté, dit à ce ministre : « Que dis-tu, visir, de l’action d’Alaeddin ? Est-il possible de concevoir tant de bassesse et de perfidie ? »

« Sire, répondit Giafar, vous l’avez puni comme il le méritoit, et votre Majesté ne doit plus s’occuper de ce malheureux. » « N’importe, dit le calife, j’aurois envie de le voir attaché au gibet. »

Le calife se rendit donc avec son visir à la place publique. Ayant levé les yeux sur celui qu’on venoit d’exécuter, il crut s’apercevoir que ce n’étoit pas Alaeddin. « Visir, s’écria-t-il, qu’est-ce que cela veut dire : ce n’est certainement pas là Alaeddin ? » « Pourquoi donc, Sire, demanda Giafar ? »

« Alaeddin étoit petit, reprit le calife, et celui que je vois est fort grand. » « Sire, répondit Giafar, le corps de ceux qu’on pend s’alonge toujours un peu. »

« Mais, poursuivit le calife, Alaeddin avoit la peau fort blanche, et le visage de cet homme est tout noir ? » « Souverain Commandeur des croyans, repartit Giafar, vous n’ignorez pas que la mort défigure les hommes, et donne aux cadavres une teinte livide et noirâtre. »

Malgré tous les raisonnemens de son visir, le calife voulut qu’on détachât le corps du gibet : on le visita, et on trouva écrit sur sa poitrine le nom des deux Scheikhs[39].

« Eh bien, visir, dit le calife, persistes-tu encore dans ton sentiment ? Tu sais qu’Alaeddin étoit Sunnite, et ce malheureux, tu le vois, étoit sectateur d’Aly. »

« Dieu seul, s’écria le visir, connoît ce qui est caché, et je vois effectivement qu’il est bien difficile de décider si ce cadavre est celui d’Alaeddin, ou de quelqu’autre. »

Le calife ayant ordonné de rendre les derniers devoirs au corps, rentra dans son palais ; et le soin des affaires de l’empire effaça bientôt de son esprit le souvenir d’Alaeddin. Voyons donc ce qui se passoit dans la maison du wali.

Habdalum Bezaza ne profita pas du crime qui l’avoit rendu possesseur de l’esclave d’Alaeddin. L’amour et le désespoir de voir sa passion si peu payée de retour, le firent descendre en peu de temps au tombeau.

L’infortunée Jasmin, ayant atteint le terme de sa grossesse, accoucha d’un enfant beau comme le jour. Ses compagnes lui ayant demandé quel nom elle vouloit lui donner ? « Hélas, répondit-elle, si son père vivoit, il le nommeroit lui-même ; mais puisqu’il n’est plus, je veux que ce cher enfant s’appelle Aslan ! »

Jasmin allaita elle-même le petit Aslan, et ne le sevra qu’au bout de deux ans et demi, lorsqu’il se traînoit déjà de tous côtés sur ses petites mains, et commencoit même à marcher tout seul.

Un jour que Jasmin étoit occupée, comme à son ordinaire, au service de la cuisine, le petit Aslan, qui grimpoit déjà partout, ayant aperçu l’escalier qui conduisoit au salon, se mit à monter les degrés du mieux qu’il put, et vint, en sautant, près de l’endroit où l’émir Khaled étoit assis.

Le wali, surpris de la beauté de cet enfant, et charmé de sa gentillesse, le prit entre ses bras, et le fit asseoir sur ses genoux. En considérant attentivement ses traits, il fut étonné de sa ressemblance avec Alaeddin Aboulschamat.

Jasmin, inquiète de ne pas voir son fils autour d’elle, le chercha d’abord dans la cuisine et dans les cours ; mais ne le trouvant nulle part, elle s’avisa de monter au salon, et fut extrêmement surprise, en entrant, de voir l’émir Khaled qui le tenoit sur ses genoux, et s’amusoit à jouer avec lui. L’enfant, en apercevant sa mère, voulut aller se jeter à son cou ; mais le wali le retint entre ses bras, et demanda à Jasmin à qui il appartenoit ?

« C’est mon fils, Seigneur, répondit Jasmin en tremblant. » « Quel est donc son père, reprit vivement le wali ? » « C’est l’infortuné Alaeddin Aboulschamat, répondit Jasmin. Maintenant cet enfant n’a plus d’autre père, ni d’autre protecteur que vous. »

« Quoi, dit le wali, je m’intéresserois au fils d’un traître ! » « Ah, Seigneur, s’écria Jasmin, connoissez mieux mon maître et mon époux ! Alaeddin ne fut point un traître. C’étoit un des plus fidèles et des plus zélés serviteurs du calife, et jamais il n’eut la pensée de trahir la confiance de son maître. »

Le wali, touché du sort de cet enfant, et sentant augmenter l’amour qu’il avoit d’abord conçu pour lui, dit à sa mère : « Quand votre fils sera plus grand, et qu’il vous demandera qui est son père, dites-lui que c’est l’émir Khaled, wali de Bagdad. »

Jasmin, charmée de ce qu’elle venoit d’entendre, éleva son fils avec le plus grand soin. Dès qu’il eut atteint l’âge de sept ans, le wali le fit circoncire, et lui donna les maîtres les plus habiles, qui s’appliquèrent à l’envi à développer son intelligence, et à l’instruire d’une manière convenable au fils d’un des premiers émirs de la cour du calife. Le wali se réserva le soin de lui apprendre lui-même à monter à cheval et à faire des armes ; et toutes les fois qu’il faisoit faire des évolutions à ses soldats, il l’emmenoit avec lui, et le formoit ainsi à tous les exercices militaires.

À l’âge de dix-huit ans, le jeune Aslan étoit un cavalier parfait. Les principaux seigneurs de la cour le regardant comme le fils de l’émir Khaled, et charmés de son air noble et distingué, lui faisoient l’accueil le plus flatteur. Ahmed Comacom ne fut pas des derniers à lui faire sa cour ; il sut même tellement s’insinuer dans ses bonnes grâces, qu’ils devinrent bientôt inséparables.

Un jour qu’ils étoient tous deux à la taverne, Ahmed Comacom tira de son sein le flambeau d’or, enrichi de pierreries, que le calife avoit tant regretté : il le plaça devant lui, mit dessus son verre, et s’amusa à considérer, à travers la liqueur, l’éclat de l’or et des diamans. Il répéta plusieurs fois cet amusement, but ainsi plusieurs coups, et s’enivra.

Aslan, charmé lui-même à la vue d’un bijou si précieux, pria Comacom de lui en faire présent. « Cela m’est impossible, lui dit Comacom. »

« Impossible ! Pourquoi donc cela, demanda Aslan avec curiosité ? » « Je ne peux pas vous le donner, répondit Ahmed ; car il a été déjà cause de la mort d’un homme. » « De quel homme, reprit Aslan étonné ? » « D’un étranger qui étoit venu dans ce pays, et que le calife avoit élevé au rang de chef du conseil suprême des Soixante. Il se nommoit Alaeddin Aboulschamat. » « Mais comment ce flambeau a-t-il été cause de la mort de cet homme ? »

« Vous aviez un frère, dit Ahmed Comacom, en baissant la voix, appelé Habdalum Bezaza. Quand il fut en âge de se marier, votre père, l’émir Khaled, voulut lui acheter une esclave… » Là-dessus, Ahmed Comacom se mit à raconter à Aslan ce qui s’étoit passé au sujet de l’esclave Jasmin, la funeste passion d’Habdalum Bezaza, le vol fait au calife, le dépôt des effets volés dans la maison d’Alaeddin, et le supplice de celui-ci.

Aslan, surpris au dernier point de ce qu’il venoit d’entendre, et commençant à soupçonner la vérité, dit en lui-même : « Cette esclave Jasmin est celle-là même qui m’a donné le jour, et mon père ne peut être autre que le malheureux Alaeddin Aboulschamat. » Rempli de cette idée, il se leve avec indignation, et quitte brusquement Ahmed Comacom.

Comme il s’en retournoit chez lui précipitamment, il rencontra le capitaine Ahmed Aldanaf. Frappé du port et de l’air de ce jeune homme, Ahmed s’arrêta, et dit tout haut : « Mon Dieu, comme il lui ressemble ! » « De qui parlez-vous donc, Seigneur, demanda Hassan Schouman qui l’accompagnoit ? Qui peut vous causer une pareille surprise ? » « C’est ce jeune homme, répondit Ahmed : il est impossible de ressembler davantage à Alaeddin Aboulschamat. »

Ahmed Aldanaf s’étant approché d’Aslan, le pria de vouloir bien lui dire le nom de son père. « Mon père, répondit Aslan, est l’émir Khaled, wali de Bagdad.

« Et votre mère, reprit Ahmed Aldanaf avec intérêt, voudriez-vous bien me dire aussi son nom ? » « Ma mère, répondit Aslan est une des esclaves du wali, appelée Jasmin. » « Ô ciel, s’écria Ahmed, Jasmin est votre mère ! Apprenez, puisqu’il est ainsi, que votre père est certainement Alaeddin Aboulschamat. Au reste, allez trouver votre mère, et interrogez-la : elle vous apprendra bien des choses qu’il est nécessaire que vous sachiez. »

Aslan, de plus en plus surpris, alla trouver sa mère ; et s’étant enfermé seul avec elle, la pria de lui dire le nom de son père ? « Votre père, mon fils, répondit Jasmin avec émotion, est l’émir Khaled, wali de Bagdad. » « Non, non, s’écria Aslan, vous me trompez, c’est Alaeddin Aboulschamat. »

À ce nom, prononcé avec feu, et qui lui rappeloit de si douloureux souvenirs, Jasmin se mit à fondre en larmes, et demanda à son fils quelle étoit la personne qui avoit pu lui découvrir un secret qu’elle cachoit depuis si long-temps au fond de son cœur ? « C’est Ahmed Aldanaf, répondit-il. » Et alors il raconta à sa mère tout ce qui venoit de se passer.

« Mon fils, dit Jasmin, quand Aslan eut achevé son récit, la vérité se découvrira sans doute un jour, et le mensonge sera confondu. Oui, mon cher fils, Alaeddin Aboulschamat est votre père ; et l’émir Khaled, qui vous en a tenu lieu jusqu’ici, et qui vous a fait élever avec tant de soin, n’est que votre père adoptif. »

Aslan, certain de son origine, s’empressa d’aller trouver Ahmed Aldanaf. Il lui baisa les mains en l’abordant, et lui dit : « Jasmin m’a confirmé ce que vous m’avez annoncé le premier. Sa bouche a prononcé le nom de mon père, le nom d’Alaeddin. Je connois l’attachement que vous aviez pour lui, et je viens vous supplier de m’aider à venger sa mort, à punir son assassin. » « Quel est son assassin, demanda Ahmed Aldanaf étonné ? » « C’est l’infame Comacom, répondit Aslan. » « Comment donc, mon fils, avez-vous fait cette découverte, reprit Aldanaf ? »

« J’ai vu, dit Aslan avec véhémence, j’ai vu entre les mains de Comacom le flambeau d’or, orné de pierreries, qui a été volé au calife. Surpris de l’éclat de ce bijou, je le lui ai demandé ; mais il n’a pas voulu me le donner. Ce flambeau, a-t-il dit, a déjà coûté la vie à quelqu’un ; et il m’a raconté de quelle manière il l’avoit dérobé au calife avec d’autres effets, et avoit été les enterrer dans l’appartement de mon père. »

« Mon fils, dit Ahmed Aldanaf, il faut user de prudence dans cette conjoncture, et tâcher de vous faire connoître avantageusement du calife avant de lui rien découvrir. Retenez bien ce que je vais vous dire. Quand vous verrez l’émir Khaled prendre son uniforme, et s’armer de toutes pièces, priez-le de vous faire habiller comme lui, et de vous permettre de l’accompagner. Lorsque vous serez en présence de toute la cour, tâchez de vous distinguer par quelque trait de bravoure, ou par quelqu’action d’éclat qui vous fasse remarquer du calife. Si ce prince vous dit : « Aslan, je suis content de toi ; demande-moi ce que tu voudras, » suppliez-le alors de vous venger de l’assassin de votre père. Trompé par la commune opinion, il vous répondra que votre père se porte bien ; informez-le alors, sans hésiter, que vous êtes le fils d’Alaeddin Aboulschamat, que l’émir Khaled n’est que votre père adoptif, et racontez-lui dans le plus grand détail votre aventure avec Ahmed Comacom. Pour prouver ce que vous avancez, suppliez-le de faire fouiller sur-le-champ ce scélérat. »

Aslan, muni de ces instructions, rentra chez l’émir Khaled ; et l’ayant trouvé tout prêt à se rendre à une revue que devoit passer le calife, il le pria de le faire habiller comme lui, et de le mener à la revue. L’émir, qui aimoit le jeune Aslan comme s’il eût été réellement son fils, consentit volontiers à sa demande. Ils se rendirent dans une plaine hors de la ville, où le calife avoit fait dresser des tentes et des pavillons magnifiques. Toute la cour s’y trouva rassemblée, et l’armée y étoit déjà rangée en bataille.

Pendant la revue, Aslan se tint constamment auprès de l’émir Khaled. Après quelques évolutions militaires, on voulut donner au prince le spectacle du jeu de mail. On apporta des boules et des mails, et plusieurs cavaliers se mirent à faire preuve d’adresse en se renvoyant réciproquement les boules.

Parmi ces cavaliers, se trouvoit un homme envoyé secrètement par des ennemis du calife, et qui étoit venu dans le dessein de le tuer. Il saisit une boule, et la frappa de toutes ses forces, en la dirigeant droit au visage du prince. Aslan, attentif à tout ce qui se passoit autour du calife, détourna le coup, et renvoya la boule avec tant de vigueur vers celui qui l’avoit lancée, qu’il l’atteignit au milieu de la poitrine, et le renversa de dessus son cheval.

Le calife s’aperçut du danger qu’il avoit couru, et dit tout haut : « Béni soit celui à qui je suis redevable de la vie. » Le jeu cessa aussitôt ; tous les officiers descendirent de cheval ; et lorsqu’on eut apporté des siéges, le calife ordonna de faire comparoître devant lui le téméraire qui avoit osé diriger la boule sur sa personne.

« Cavalier, lui dit-il, qui a pu te pousser à commettre un pareil attentat ? Es-tu ami ou ennemi ? »

« Ennemi, répondit fièrement le cavalier, et j’en voulois à ta personne. »

« Pour quelle raison, demanda le prince ? Tu n’es donc pas un vrai Musulman ? »

« Non pas Musulman comme tu l’entends, répondit-il ; mais je me fais gloire d’être sectateur d’Aly. »

À ces mots, le calife rempli d’indignation, ordonna qu’on le fît mourir sur-le-champ. Se tournant ensuite vers Aslan : « Brave jeune homme, lui dit-il, je te dois la vie, demande-moi ce que tu voudras. »

« Souverain Commandeur des croyans, dit Aslan en s’inclinant respectueusement, je vous conjure de me venger de l’assassin de mon père. » « Mais ton père, le voilà, reprit le prince en montrant l’émir Khaled, et Dieu merci il se porte bien. »

« Vous êtes dans l’erreur, Sire, repartit Aslan, l’émir Khaled n’est que mon père adoptif : je suis le fils de l’infortuné Alaeddin Aboulschamat. » « Le fils d’un traître, dit vivement le calife ! »

« Mon père, répondit Alaeddin, ne fut jamais un traître, mais bien le plus fidèle et le plus dévoué de vos serviteurs. » « Ne m’a-t-il pas volé mon manteau et mes bijoux les plus précieux, dit le calife ? »

« Souverain Commandeur des croyans, dit Aslan avec fierté, mon père ne fut jamais un voleur. Je supplie votre Majesté de me dire si son flambeau d’or, enrichi de pierreries, s’est trouvé parmi les bijoux qu’on lui a rapportés. » « Je n’ai jamais pu le retrouver, répondit le calife surpris de cette demande. »

« Eh bien, Sire, continua Aslan, je l’ai vu ce flambeau entre les mains d’Ahmed Comacom. Je le lui ai demandé ; mais il n’a pas voulu me le donner. Ce flambeau, a-t-il dit, a déjà coûté la vie à quelqu’un. »

Là-dessus Aslan raconta au calife la passion d’Habdalum, fils de l’émir Khaled pour la jeune esclave Jasmin, et la maladie qui en fut la suite ; de quelle manière Ahmed Comacom étoit sorti de prison, et comment il avoit volé le manteau royal, le flambeau d’or et les autres bijoux. « Sire, ajouta-t-il en terminant son récit, je vous conjure donc encore une fois, par tout ce qu’il y a de plus sacré, de me venger de l’assassin de mon père. »

Le calife donna aussitôt l’ordre d’arrêter Ahmed Comacom, et de l’amener en sa présence. Lorsqu’il aperçut ce scélérat, il se tourna vers ses gardes, et chercha des yeux Ahmed Aldanaf. Ne le voyant pas, il dépêcha quelqu’un pour le faire venir ; et quand il parut, il lui commanda de fouiller Comacom.

Aldanaf ayant porté la main dans le sein de Comacom, en retira le flambeau d’or, enrichi de pierreries, À cette vue, le calife irrité, s’écria : « Traître, d’où te vient ce bijou ? » « Je l’ai acheté, répondit effrontément Comacom. » « Tu es un imposteur, dit le prince avec indignation ; c’est pour faire périr Alaeddin Aboulschamat, le plus fidèle de mes serviteurs, que tu as commis une pareille atrocité. »

Le calife ordonna aussitôt qu’on donnât la bastonnade à Comacom. Après quelques coups, il avoua qu’il étoit l’auteur du vol, et fut conduit en prison.

Le calife soupçonnant que l’émir Khaled étoit de connivence avec Comacom, vouloit aussi le faire arrêter. « Souverain Commandeur des croyans, dit le wali, je suis innocent du crime dont vous me soupçonnez : je n’ai fait qu’exécuter vos ordres en conduisant Alaeddin à la mort, et je vous jure que je n’ai eu aucune connoissance de la trame ourdie contre lui. Ahmed Comacom aura imaginé cet affreux stratagème pour s’emparer de l’esclave Jasmin ; mais je n’en ai aucune connoissance. »

Le wali en achevant ces mots, se tourna vers Aslan, et lui dit : « Si vous êtes sensible à l’amour que je vous ai témoigné, et au soin que j’ai pris de vous depuis votre enfance jusqu’à ce jour, c’est à vous d’interceder pour moi. »

Le jeune homme, touché de la situation où il voyoit son bienfaiteur, s’empressa d’implorer la clémence du calife en sa faveur. Ce prince demanda au wali ce qu’étoit devenue Jasmin, mère d’Aslan ? Ayant appris qu’elle étoit toujours restée chez lui : « Ordonnez, lui dit-il, à votre femme de la faire habiller d’une manière convenable au rang que tenoit son époux, et de lui rendre sur-le-champ la liberté. Pour vous, allez lever les scellés que vous avez mis dans le palais d’Alaeddin, et faites rendre à son fils tous les effets, et toutes les richesses qu’il possédoit. »

Le wali exécuta ponctuellement les ordres du calife. Il se rendit chez lui, et prescrivit à sa femme de remettre Jasmin en liberté, et de l’habiller convenablement ; ensuite il alla lui-même lever les scellés qui étoient sur les effets d’Alaeddin, et remit toutes les clefs du palais à Aslan.

Le calife, non content de ces actes de justice, dit à Aslan de lui demander, encore une fois, ce qu’il voudroit, et qu’il le lui accorderoit sur-le-champ. Aslan ayant répondu qu’il n’avoit qu’une chose à désirer, c’étoit de revoir son père. « Hélas, mon fils, dit le prince les yeux baignés de larmes, ton père n’est plus ! Que je voudrois moi-même qu’il fût encore en vie, et que je donnerois volontiers à celui qui m’annonceroit cette bonne nouvelle, tout ce qu’il pourroit me demander ! »

À ces mots, Ahmed Aldanaf s’étant prosterné aux pieds du calife : « Souverain Commandeur des croyans, dit-il, puis-je parler sans crainte ? » « Vous le pouvez, répondit le prince. »

« J’ose assurer votre Majesté, reprit Ahmed, qu’Alaeddin Aboulschamat est plein de vie, et se porte parfaitement bien. » « Que dites-vous là, s’écria le calife en reculant de surprise ! » « Sire, reprit Aldanaf, je jure par votre tête sacrée que je viens de dire la vérité. J’ai arraché à la mort Alaeddin en faisant exécuter un criminel à sa place ; et je l’ai conduit à Alexandrie, où je lui ai acheté une boutique. » « Je veux le voir, dit le calife, transporté de joie ; partez sur-le-champ pour Alexandrie, et amenez-le ici. » Ahmed Aldanaf s’inclina profondément, en témoignant qu’il étoit prêt à obéir, et qu’on ne pouvoit le charger d’une commission plus agréable. Le prince lui fit remettre une bourse de mille pièces d’or, et il se mit en route pour Alexandrie.

Alaeddin Aboulschamat s’occupoit dans cette ville à vendre les divers objets qui garnissoient sa boutique. Il en avoit déjà vendu un grand nombre, lorsqu’il aperçut, dans un coin assez obscur, une petite bourse de cuir ; l’ayant ramassée et secouée, il en vit sortir une pierre précieuse assez grosse pour remplir le creux de la main, et qui étoit suspendue à une petite chaîne d’or. Cette pierre avoit cinq faces, sur chacune desquelles étoient gravés des noms et des caractères magiques assez semblables aux traces que les fourmis font en rampant sur la poussière. Surpris de trouver chez lui un pareil bijou, Alaeddin reconnut aisément que c’étoit un talisman ; mais il eut beau en frotter les cinq faces, aucun génie ne parut à ses ordres. Rebuté de voir tous ses efforts inutiles, il la suspendit dans sa boutique, et se mit à rêver à la situation où il se trouvoit.

Un consul, ou négociant franc, qui passoit dans la rue, ayant aperçu la perle qu’Alaeddin venoit de suspendre, s’approcha de sa boutique, et lui demanda si cette perle étoit à vendre ? « Tout ce qui est dans ma boutique est à vendre, Seigneur, répondit Alaeddin. » « Eh bien, dit le consul, je vous en offre quatre-vingt mille ducats. » « Je ne veux point la céder à ce prix. » « En voulez-vous cent mille ? »

« Je les accepte, dit Alaeddin, ébloui d’une pareille offre. » « Bien vendre et bien livrer, reprit le consul, c’est tout ce que peut faire un marchand ; actuellement c’est à moi à vous payer. » « Je suis prêt à recevoir votre argent, répondit Alaeddin. » « Vous sentez, continua le consul, que je ne puis vous apporter une pareille somme. Vous n’ignorez pas que la ville d’Alexandrie est remplie de brigands et de soldats insolens ; mais si vous voulez vous donner la peine de venir jusqu’à mon vaisseau, je vous gratifierai, par-dessus le marché, d’une pièce de camelot, d’une pièce de satin, d’une autre de velours, et d’une de drap à votre choix. »

Alaeddin ayant consenti à cette proposition, remit la pierre précieuse entre les mains du consul, ferma sa boutique, et en confia les clefs à un de ses voisins, en le priant de vouloir bien s’en charger jusqu’à son retour. « Je vais, lui dit-il, accompagner ce consul à son vaisseau, pour toucher le prix d’une pierre que je viens de lui vendre ; si par hasard je tardois un peu, et que le seigneur Ahmed Aldanaf, qui m’a amené ici, et établi dans cette boutique, arrivât pendant mon absence, je vous prie de lui remettre les clefs, et de l’informer de la raison pour laquelle je suis sorti. »

Alaeddin suivit donc le consul jusqu’à son vaisseau. Dès qu’ils furent montés à bord, on leur présenta des siéges ; le consul se fit apporter sa cassette, en tira la somme convenue, et la remit à Alaeddin, ainsi que les quatre pièces d’étoffes qu’il lui avoit promises. « Voudriez-vous, lui dit-il ensuite, me faire le plaisir d’accepter un morceau, et de vous rafraîchir ? » « Je prendrai volontiers une tasse de sorbet, si vous en avez, répondit Alaeddin. »

Le consul, ou plutôt le capitaine, qui s’étoit déguisé en marchand pour mieux tromper Alaeddin, fit signe à un de ses domestiques d’apporter le sorbet ; mais il avoit eu soin d’y jeter auparavant une poudre soporifique dont Alaeddin ressentit l’effet sur-le-champ ; car il n’eut pas plutôt vuidé la tasse, qu’il tomba à la renverse sur son siége.

Les matelots, prévenus de ce qu’ils devoient faire, levèrent aussitôt l’ancre, et déployèrent les voiles. Le vent, qui les favorisoit, les porta bientôt en pleine mer. Le capitaine ayant ordonné d’emporter Alaeddin de dessus le tillac, et de le descendre dans le vaisseau, lui fit respirer une poudre dont la vertu détruisoit l’effet de celle qu’il avoit prise.

Alaeddin, en ouvrant les yeux, demanda avec étonnement où il étoit ? Le consul, devenu capitaine, lui répondit avec un sourire amer : « Vous êtes maintenant en mon pouvoir. » « Qui êtes-vous, lui demanda Alaeddin ? » « Je suis le capitaine de ce vaisseau, répondit le franc, et je suis venu exprès de Gênes à Alexandrie pour vous enlever, et vous conduire à la bien aimée de mon cœur. »

On signala quelques jours après un vaisseau marchand, monté par quarante négocians d’Alexandrie. Le capitaine commanda aussitôt de lui donner la chasse. L’ayant atteint, et pris à l’abordage, il le fit remorquer, et continua sa route vers la ville de Gênes.

Avant d’entrer dans le port, le capitaine se fit descendre à terre, et s’avança seul vers la porte d’un palais qui donnoit sur le bord de la mer. Une jeune dame, couverte d’un grand voile, et dont il étoit impossible de distinguer les traits, s’étant présentée à cette porte, lui demanda s’il apportoit la pierre précieuse, et s’il avoit amené avec lui celui qui en étoit possesseur. Le capitaine lui dit qu’il avoit heureusement exécuté les ordres qu’elle lui avoit donnés, et lui remit la pierre précieuse entre les mains. Il revint ensuite au vaisseau, qui entra triomphant dans le port.

Le roi du pays ayant été informé de l’arrivée du capitaine, se rendit sur son bord, accompagné de ses gardes, et lui demanda si son voyage avoit été heureux ? Très-heureux, répondit le capitaine ; car j’ai capturé un vaisseau marchand, monté par quarante et un Musulmans. Le roi ordonna qu’on les fît descendre à terre. Ils sortirent du vaisseau, enchaînés deux à deux, traversèrent une partie de la ville, et furent conduits au divan. Le roi les suivoit à cheval, accompagné du capitaine et des principaux seigneurs de sa cour.

Le roi s’étant assis sur son trône, et ayant fait placer le capitaine à côté de lui, sur un siége plus bas, fit avancer les pauvres Musulmans, et demanda au premier qui se présenta, d’où il étoit ? Il n’eut pas plutôt répondu qu’il étoit d’Alexandrie, que le bourreau, d’après un signal du prince, lui fit voler la tête de dessus les épaules. Le second, le troisième et les suivans, jusqu’au quarantième, ayant tous fait la même réponse, éprouvèrent le même sort.

Il ne restoit plus qu’Alaeddin Aboulschamat, qui, témoin du triste sort de ses compagnons d’infortune, déploroit leur commun malheur, et attendoit son tour, en priant Dieu d’avoir pitié de lui. « C’en est fait de toi, pauvre Alaeddin, disoit-il en lui-même ; dans quel maudit piége t’es-tu laissé prendre ? » « De quel pays es-tu, Musulman, lui demanda le roi d’un air sévère ? » « D’Alexandrie, répondit-il. » « Bourreau, faites votre devoir, cria le roi. »

Déjà le bourreau avoit le bras levé, et alloit abattre la tête d’Alaeddin, lorsqu’une vieille religieuse s’avança tout-à-coup jusqu’au pied du trône ; et s’adressant au roi qui s’étoit levé ainsi que toute l’assemblée pour lui faire honneur :

« Prince, lui dit-elle, ne vous avois-je pas dit de penser au couvent, lorsque le capitaine ameneroit quelques captifs, et d’en réserver un ou deux pour le service de l’église ? »

« Vous venez un peu tard, ma mère, répondit le roi ; cependant en voici encore un qui reste, vous pouvez en disposer. »

La religieuse s’étant tournée vers Alaeddin, lui demanda s’il vouloit se charger du service de l’église, ajoutant que s’il ne vouloit pas s’en charger, elle alloit le laisser mettre à mort comme ses autres camarades. Alaeddin consentit à suivre la religieuse, qui sortit avec lui de l’assemblée, et le conduisit sur-le-champ à l’église.

Arrivé sous le vestibule, Alaeddin demanda à sa conductrice quelle étoit l’espèce de service qu’elle exigeoit de lui ?

« Au point du jour, lui dit-elle, vous prendrez cinq mulets que vous conduirez dans la forêt voisine, et là, après avoir abattu et fendu du bois sec, vous les en chargerez, et vous le rapporterez à la cuisine du couvent. Ensuite vous ramasserez les nattes et les tapis, vous les battrez et les brosserez ; et après avoir balayé et frotté le pavé de l’église et les marches des autels, vous étendrez les tapis et les replacerez comme ils étoient. Après cela, vous criblerez deux boisseaux de froment, vous les moudrez, et après avoir pétri la farine vous en ferez de petits pains pour les religieux du couvent ; puis vous éplucherez vingt-quatre boisseaux de lentilles, et vous les ferez cuire ; vous remplirez d’eau les quatre bassins, et vous en porterez dans les trois cent soixante auges de pierre qui sont dans la cour. Quand cela sera fait, vous nettoyerez les verres des lampes, vous les remplirez d’huile, et vous aurez grand soin de les allumer au premier coup de la cloche ; ensuite vous préparerez trois cent soixante-six écuelles, dans lesquelles vous couperez vos petits pains, vous verserez dessus le bouillon des lentilles, et vous irez porter une écuelle à chaque religieux et à chaque prêtre du couvent. Ensuite… »

« Ah, Madame, s’écria Alaeddin en l’interrompant, remenez-moi, de grâce, au roi, et qu’il me fasse mourir s’il le veut ! »

« Rassurez-vous, lui dit la religieuse : si vous vous acquittez exactement de votre devoir, je vous promets que tout ira bien, et que vous ne vous en repentirez pas ; si au contraire vous mettiez de la négligence dans votre service, je me verrois forcée de vous remettre entre les mains du roi qui vous feroit mourir sur-le-champ. »

La religieuse l’ayant quitté dans ce moment, Alaeddin fut s’asseoir dans un coin, et se mit à rêver à sa triste situation. Il y avoit dans cette église dix pauvres aveugles estropiés. Un d’entr’eux ayant entendu marcher Alaeddin, le pria de lui donner le pot-de-chambre. Alaeddin se vit obligé de lui donner le pot-de-chambre, et de le vuider ensuite. « Dieu bénisse, dit l’aveugle, le serviteur de cette église. »

La vieille religieuse étant rentrée sur ces entrefaites, demanda avec humeur à Alaeddin pourquoi il ne s’étoit pas acquitté de tous ses devoirs ? » Eh, Madame, répondit-il, quand j’aurois cent bras, il me seroit impossible de faire tout ce qu’on exige de moi ! » « Pourquoi donc, imbécille, vous ai-je amené ici, reprit la vieille ? N’est-ce pas pour faire ce que je vous ai prescrit ? »

La vieille religieuse se radoucit un peu, et dit à Alaeddin : « Prenez, mon fils, prenez ce bâton (c’étoit un bâton de cuivre, au haut duquel étoit une croix) ; sortez de l’église, et si vous rencontrez le wali de cette ville, arrêtez-le, et dites-lui : « Je te requiers pour le service de l’église : prends ces cinq mules, et va dans la forêt les charger de bois sec. » S’il fait résistance, tuez-le sur-le-champ sans rien craindre ; car je me charge des conséquences que cela pourroit avoir. Si vous apercevez le grand visir, courez à lui, frappez la terre avec ce bâton devant son cheval, et dites-lui : « Je vous somme, au nom du Messie, de faire ce que le service de l’église exige. » Vous obligerez ainsi le visir de cribler le blé, de le moudre, de tamiser la farine, de la pétrir, et d’en faire de petits pains ; et quiconque refusera de vous obéir, tuez-le sur-le-champ sans crainte ; car je me charge de tout. »

Alaeddin ne manqua pas, dès le lendemain, de profiter de l’avis que venoit de lui donner la vieille. Aucun de ceux auxquels il s’adressa, n’osèrent se refuser à ce qu’il exigeoit d’eux, et il se vit par-là soulagé des ouvrages les plus pénibles. Il passa ainsi dix-sept ans, contraignant à son gré, et mettant en réquisition les grands et les petits pour le service du monastère. Un jour qu’il étoit occupé à laver et à frotter le pavé de l’église, la vieille religieuse entra, et lui commanda brusquement de s’éloigner.

« Où voulez-vous que j’aille, lui répondit-il ? » « Il faut, mon ami, dit la vieille, que vous alliez passer la nuit à la taverne, ou chez quelqu’un de vos amis. » « Pourquoi donc, repartit Alaeddin, voulez-vous me faire sortir de l’église ? » « C’est, répondit la vieille, parce que la fille du roi de cette ville veut venir faire ses prières ce soir ; et comme il n’est permis à personne de se trouver sur son passage, je me vois forcée de vous congédier pour cette nuit. »

Ce discours excita la curiosité d’Alaeddin, qui dit en lui-même, tout en faisant semblant d’obéir à l’ordre de la religieuse : « Je me garderai bien de sortir de cette église à laquelle je suis attaché depuis si long-temps, dans une circonstance aussi intéressante ; je veux jouir de la vue de la princesse, et savoir si les femmes de ce pays ressemblent aux nôtres, ou bien si elles les surpassent en beauté. » Alaeddin, au lieu de sortir de l’église, chercha un endroit favorable à son dessein, et se cacha dans un coin, d’où il pouvoit tout observer à son aise.

La princesse ne tarda pas à paroître. Alaeddin, ébloui de sa beauté, soupira plusieurs fois, et crut voir la lune dans tout son éclat sortir du sein des nuages. Après l’avoir long-temps considérée, il porta ses regards sur une femme qui l’accompagnoit, et entendit la princesse qui lui disoit : « Eh bien, ma chère Zobéïde, commencez-vous à vous accoutumer à vivre avec moi ? » Alaeddin, ayant entendu prononcer le nom de Zobéïde, fixa plus attentivement la jeune dame ; mais quelle fut sa surprise en reconnoissant son épouse, sa chère Zobéïde, qu’il croyoit morte depuis si long-temps !

La princesse prit alors une guitare, et la présentant à Zobéïde, la pria de chanter un air en s’accompagnant de cet instrument. « Il m’est impossible de chanter, Madame, répondit Zobéïde, avant que vous ayez accompli la promesse que vous m’avez faite depuis si long-temps ? » « Que vous ai-je donc promis, reprit la princesse ? » « Vous m’avez promis, Madame, repartit Zobéïde, de me réunir à mon époux, à mon fidèle Alaeddin Aboulschamat. » « Cessez de vous affliger, Zobéïde, dit la princesse, et livrez-vous à la joie. L’instant qui doit vous réunir à ce que vous avez de plus cher n’est peut-être pas si éloigné que vous le pensez. Chantez-nous donc un air vif et gai pour célébrer cette heureuse réunion. » « Où est-il, où est-il, demanda vivement Zobéïde ? » « Il est dans ce coin, lui répondit tout bas la princesse qui avoit aperçu Alaeddin, et il ne perd pas un mot de notre entretien. »

Zobéïde, au comble de la joie de ce qu’elle venoit d’apprendre, et pouvant à peine retenir ses transports, chanta un air si tendre, et s’accompagna d’une manière si ravissante, qu’Alaeddin, hors de lui, s’élança tout-à-coup vers elle, et la serra contre son cœur. Zobéïde et son époux, trop foibles pour soutenir les mouvemens tumultueux et passionnés qui s’élevoient dans leurs âmes, tombèrent sans sentiment dans les bras l’un de l’autre.

La princesse et ses femmes s’empressèrent de les secourir. Lorsqu’ils furent revenus à eux, la princesse les félicita sur leur réunion.

« Madame, lui dit Alaeddin, c’est à vous, je le vois, que je suis redevable de mon bonheur. » Jetant ensuite des regards passionnés sur son épouse : « Vous respirez encore, ma chère Zobéïde, lui dit-il ! »

« Jamais, cher époux, répondit-elle d’une voix émue, je n’ai cessé de vivre et de soupirer après l’instant qui devoit nous réunir. Je fus dérobée à votre amour, et transportée en ces lieux par un de ces génies qui obéissent aux ordres des génies qui sont au-dessus d’eux. Le fantôme que vous prîtes pour moi étoit celui d’un autre génie, qui ayant pris ma taille et mes traits, feignit d’être mort. Quand vous l’eûtes déposé dans le tombeau, il en sortit aussitôt après, et revint trouver sa souveraine, la princesse Husn Merim, ma bienfaitrice, que vous voyez devant vous. Lorsque j’ouvris les yeux, et que je l’aperçus à mes côtés, je lui demandai pourquoi l’on m’avoit amenée ici ?

« Madame, me répondit-elle, le sort me destine à devenir l’épouse d’Alaeddin Aboulschamat ; daignez me permettre de partager avec vous son cœur. Je viens de découvrir, par la puissance de mon art, qu’un grand malheur est prêt à fondre sur sa tête ; et comme il m’est impossible de m’y opposer, j’ai voulu du moins vous en dérober la vue, et je vous ai fait transporter ici pour pouvoir nous consoler mutuellement d’une séparation qui n’aura qu’un temps. Vos talens pour la musique charmeront nos ennuis, ajouta-t-elle obligeamment. »

« Je suis donc restée auprès de cette aimable princesse, jusqu’au moment où je viens de vous retrouver dans cette église. »

Husn Merim, s’adressant alors à Alaeddin, lui demanda s’il consentoit à la recevoir pour épouse ? « Hélas, Madame, répondit-il, je suis Musulman, et vous êtes Chrétienne ! » « La bonté de Dieu a levé cet obstacle, Seigneur, dit la princesse : il y a déjà dix-huit ans que je suis Musulmane ; et pénétrée des principes de l’Islamisme, je le regarde comme la seule véritable religion. » « Je voudrois, reprit alors Alaeddin en soupirant, retourner à Bagdad ! »

« Seigneur, répliqua la princesse, c’est l’arrêt du destin, et bientôt vos vœux seront accomplis. Ayant découvert les malheurs qui vous menaçoient, et auxquels il ne m’étoit pas permis de vous soustraire, j’ai attendu que le cours en fût terminé. Maintenant je puis vous apprendre des choses que vous ignorez, et qui vont vous combler de joie. Sachez donc, Seigneur, que vous avez un fils âgé de dix-huit ans, nommé Aslan, qui remplit le poste que vous occupiez auprès du calife. La vérité a paru dans tout son jour ; et les complots de la méchanceté et de la perfidie ont été confondus. Dieu a fait retomber sur la tête du coupable le châtiment dû à son crime. On a découvert celui qui a volé les effets du calife. C’est l’infame Ahmed Comacom, qui maintenant est chargé de fers, et enfermé dans un noir cachot. Sachez, Seigneur, que c’est moi qui vous ai fait parvenir la pierre précieuse, renfermée dans la petite bourse de cuir que vous avez trouvée dans votre boutique. C’est moi qui ai donné l’ordre au capitaine de me rapporter cette pierre précieuse, et de vous amener avec lui. Ce capitaine, épris du peu d’attraits que le ciel m’a donné en partage, vouloit m’épouser ; mais je lui déclarai que jamais je ne le rendrois maître de ma personne, à moins qu’il ne m’apportât la pierre, et ne m’amenât celui qui en étoit le possesseur. Je lui donnai cent bourses pour la racheter, et le fis partir, déguisé en négociant. Quand le roi mon père, après la mort de vos quarante compatriotes, voulut vous faire trancher la tête, c’est encore moi qui envoyai cette vieille religieuse pour vous sauver la vie. »

« Ah, Madame, s’écria Alaeddin, combien ne vous dois-je pas ! Le don de votre main mettra le comble à tous vos bienfaits. »

Après que la princesse eut renouvelé entre les mains d’Alaeddin sa profession de foi et d’attachement à la religion de Mahomet, il la pria de lui faire connoître les vertus de la pierre précieuse qu’elle possédoit, et de quelle manière elle étoit d’abord parvenue entre ses mains ?

« Seigneur, répondit la princesse, cette pierre est un véritable trésor. Elle est douée de cinq propriétés que je vous ferai connoître, et qui nous serviront en temps et lieu. La mère du roi mon père, instruite dans tous les secrets de l’art magique, sachant déchiffrer parfaitement les talismans les plus compliqués, et pouvant pénétrer à son gré dans les trésors de tous les rois de la terre, la trouva un jour par hasard dans un trésor où elle étoit conservée avec le plus grand soin. Quand je fus devenue grande, et que j’eus atteint ma quatorzième année, on me fit étudier l’Évangile ; mais ayant lu le nom de Mahomet (que Dieu répande sur lui ses grâces et ses bénédictions !) dans les livres sacrés du Pentateuque, des Évangiles, des Pseaumes et du coran, je crus en lui ; je devins Musulmane, et je fus intimement convaincue qu’on ne pouvoit adorer, d’une manière convenable, le Dieu très-haut, que dans la religion Musulmane, qui est la seule véritable religion. Ma grand’mère étant tombée malade, me donna cette pierre précieuse, et m’en découvrit les cinq vertus. La maladie de ma grand’mère ayant augmenté, mon père vint la voir comme elle étoit sur le point d’expirer, et la supplia de lui découvrir, par la puissance de son art, quels étoient les événemens qui devoient lui arriver, et de quelle manière sur-tout il termineroit sa carrière ? »

« Mon fils, lui dit-elle, il vaudroit mieux pour vous ignorer l’avenir que de chercher à le pénétrer ; mais puisque vous me forcez, par vos prières, à vous dire la vérité, sachez que vous devez périr de la main d’un étranger qui viendra d’Alexandrie. »

« Mon père jura dès-lors de faire mourir tous les habitans d’Alexandrie qui tomberoient au pouvoir de ses sujets. Il fit venir le capitaine qui vous a conduit ici, lui ordonna d’attaquer tous les vaisseaux Musulmans qu’il rencontreroit, de s’en emparer, et de mettre à mort tous les prisonniers qu’il reconnoîtroit pour être d’Alexandrie. Le barbare capitaine ne se conforma que trop bien à cet ordre sanguinaire ; car il a déjà fait périr autant de Musulmans qu’il a de cheveux à la tête. Après la mort de ma grand’mère, je voulus connoître quel étoit celui que le ciel me destinoit pour époux ; et par les secrets de mon art, je reconnus que ce devoit être le seigneur Alaeddin Aboulschamat, le confident et l’ami du calife Haroun Alrashid. Les temps sont accomplis, Seigneur, et je m’estime heureuse de toucher au moment qui doit combler tous mes vœux. »

Alaeddin, surpris et touché de ce discours, fit éclater sa joie de devenir l’époux d’une princesse qui lui avoit rendu de si grands services, et que le ciel avoit comblée de tant de faveurs ; mais en même temps il lui témoigna de nouveau le vif desir qu’il avoit de retourner à Bagdad. La princesse lui dit qu’elle alloit tout préparer pour leur départ, et le pria de la suivre. Elle le conduisit au palais par des chemins qu’elle seule connoissoit, l’enferma dans un des cabinets de son appartement, et se rendit chez son père.

Ce prince étoit alors à table. Il montra beaucoup de joie de voir sa fille, et l’invita à rester auprès de lui pour lui tenir compagnie. Husn Merim y ayant consenti, le roi fit retirer tout le monde, et s’enferma seul avec elle. La princesse, profitant de la circonstance et de la bonne humeur où elle le voyoit, lui versa si souvent à boire qu’elle parvint à l’enivrer. Lorsqu’elle le vit au point où elle le souhaitoit, elle lui présenta un verre de liqueur, dans lequel elle avoit jeté une certaine dose d’une poudre assoupissante. Le prince ne l’eut pas plutôt vuidé, qu’il tomba à la renverse, privé de sentiment.

La princesse courut aussitôt à son appartement, fit sortir Alaeddin du cabinet où elle l’avoit caché, et lui raconta ce qu’elle venoit de faire. Alaeddin se fit aussitôt conduire à l’appartement du prince, lui lia fortement les pieds et les mains, et lui fit respirer une poudre propre à dissiper l’effet de celle qu’il avoit avalée.

En reprenant ses esprits, le roi fut très-étonné de se trouver garrotté, et de voir un étranger qu’il ne reconnoissoit pas. Alaeddin, prenant aussitôt la parole, lui reprocha sa cruauté envers les Musulmans, et lui dit que le seul moyen d’expier tant de crimes, étoit d’embrasser l’Islamisme. Le roi rejeta cette proposition avec horreur, et s’emporta en blasphèmes contre Mahomet. Alaeddin ne pouvant alors contenir son indignation, tira son poignard, lui en perça le cœur, et l’étendit mort à ses pieds.

Alaeddin écrivit ensuite un billet, dans lequel il exposoit brièvement les événemens qui venoient d’avoir lieu, et la manière merveilleuse dont Dieu avoit puni la barbarie du roi. Il déposa ce billet sur le front du cadavre, et retourna joindre la princesse.

Husn Merim s’étoit emparée, pendant ce temps-là, des objets les plus précieux, et ne songeoit plus qu’à s’éloigner. Elle prit la pierre précieuse qu’elle gardoit soigneusement, et ayant fait remarquer à Alaeddin un sofa gravé sur une des facettes, elle frotta un peu cette facette ; aussitôt un sofa parut devant eux. Elle s’y assit la première, fit asseoir à ses côtés Alaeddin et Zobéïde, et prononça ces paroles : Par la vertu des caractères magiques tracés sur cette pierre, je souhaite que ce sofa s’élève dans les airs. Sur-le-champ le sofa s’éleva dans les airs, et les porta rapidement au-dessus d’une vallée profonde. La princesse ayant tourné vers la terre la face de la pierre où le sofa étoit gravé, et les quatre autres vers le ciel, ils descendirent aussitôt avec rapidité dans la vallée. La princesse alors frotta la face qui représentoit une tente ; et ils virent se dresser devant eux, une tente superbe sous laquelle ils se mirent à couvert.

Comme la vallée où ils se trouvoient n’étoit qu’un désert affreux, où il n’y avoit pas une seule goutte d’eau, la princesse tourna quatre faces de la pierre vers le ciel, et mit au-dessous celle qui représentoit un fleuve, en souhaitant de le voir paroître. Ils aperçurent aussitôt une vaste étendue d’eau dont les vagues s’entre-heurtoient, et venoient se briser à leurs pieds. Après s’être lavés et purifiés dans cette eau merveilleuse, ils firent leur prière, et se désaltérèrent. Ensuite la princesse frotta la face où étoit représentée une table toute servie, et souhaita de la voir paroître. Aussitôt une table, chargée des mets les plus délicats, et les plus recherchés, se trouva dressée devant eux ; ils s’en approchèrent, et se mirent à manger et à boire, en s’entretenant du bonheur qu’ils alloient bientôt goûter.

Cependant le fils du roi étant entré le lendemain dans l’appartement de son père, recula d’abord d’horreur en le trouvant baigné dans son sang. S’étant ensuite approché, et ayant aperçu le petit billet qu’Alaeddin avoit écrit, il le ramassa, et le lut. Rempli d’étonnement et d’indignation, il courut aussitôt chez sa sœur ; mais ne l’ayant pas trouvée, il se rendit précipitamment à l’église pour questionner la vieille religieuse. Ayant appris qu’elle n’avoit pas vu la princesse ni Alaeddin depuis la veille, il rassembla un grand nombre de soldats, leur raconta ce qui venoit de se passer, et leur commanda de monter à cheval sur-le-champ pour poursuivre les fugitifs. S’étant mis à leur tête, ils firent tant de diligence, qu’ils arrivèrent en peu de temps à la vallée, et aperçurent de loin la tente sous laquelle la princesse, Alaeddin et Zobéïde se reposoient.

Husn Merim ayant en ce moment levé les yeux, aperçut un nuage épais de poussière, et reconnut bientôt son frère, à la tête d’une troupe de soldats qui crioient : « Arrêtez, perfides, vous ne pouvez maintenant nous échapper ! » Elle se tourna vers Alaeddin, et lui demanda s’il étoit en état de tenir tête à tous ces gens-là ?

« Hélas, Madame, répondit Alaeddin, je n’ai jamais combattu de ma vie ; et quand je serois le plus vaillant des hommes, il me seroit impossible de résister à tant de monde ! »

La princesse ayant frotté un côté de la pierre précieuse qui représentoit un cheval et un cavalier, on vit aussitot sortir du sein de la terre un cavalier tout armé, qui chargea avec tant de furie le prince et ses soldats, qu’il les dispersa, et les mit en fuite en un clin d’œil.

Lorsque le repas fut terminé, la princesse demanda à Alaeddin où il vouloit se rendre ? Alaeddin lui ayant répondu que son intention étoit de se rendre d’abord à Alexandrie, ils se replacèrent sur le sofa, qui les transporta en un instant dans une caverne aux environs de cette ville, où ils s’arrêtèrent. Alaeddin alla chercher de grands voiles pour les dames. Il les fit ensuite entrer dans la ville, et les conduisit à sa boutique, où ils trouvèrent Ahmed Aldanaf.

Ahmed fut charmé de revoir Alaeddin. Il lui raconta, dans le plus grand détail, tous les événemens qui s’étoient passés depuis qu’il avoit été obligé de s’éloigner de Bagdad, et lui fit part des dispositions du calife à son égard, et du desir que son fils Aslan avoit de le voir.

Alaeddin, de son côté, surprit beaucoup Ahmed Aldanaf par le récit de ses aventures. S’étant défait le lendemain de sa boutique, il ne songea plus qu’à continuer son voyage. Quoiqu’il eût le plus grand désir d’embrasser son fils, et de se rendre aux instances du calife, qui le pressoit de revenir à la cour, il résolut néanmoins d’aller auparavant au Caire pour voir son père et sa mère. Ils se placèrent en conséquence tous ensemble sur le sofa, qui les déposa en un clin d’œil dans une rue du Caire assez étroite.

Alaeddin ayant frappé à la porte de la maison où il avoit passé son enfance, entendit avec un plaisir inexprimable la voix de sa mère, qui demanda, sans ouvrir : « Qui est là ? Que veut-on à d’infortunés parens qui ont perdu ce qu’ils avoient de plus cher au monde ? » « C’est votre fils Alaeddin, lui cria-t-il. » « Alaeddin, dit-elle avec un soupir, est mort il y a long-temps ! » « Ma mère, dit-il en élevant la voix, de grâce, ouvrez-moi, je suis votre fils Alaeddin. »

À ces mots, qui pénétrèrent son âme de la joie la plus vive, la pauvre mère ouvrit la porte avec précipitation. Son fils se jeta dans ses bras, et ne s’en arracha que pour tomber dans ceux de son père. Quand les premiers transports de la joie et de la tendresse se furent calmés, Alaeddin présenta à ses parens ses deux épouses, et son ami Ahmed Aldanaf.

Au bout de trois jours, Alaeddin témoigna à ses parens le desir qu’il avoit de se rendre avec eux à Bagdad. Ils voulurent d’abord l’engager à rester au Caire ; mais Alaeddin leur ayant représenté qu’il étoit obligé de retourner à la cour, ils consentirent à le suivre. Alaeddin fit donc tout préparer pour leur départ, et en peu de jours il se rendit à Bagadad avec son père et sa mère, ses deux femmes et Ahmed Aldanaf.

Haroun Alraschid ayant été informé de l’arrivée d’Alaeddin, alla au-devant de lui, accompagné d’Aslan, et des principaux seigneurs de sa cour, et le reçut à bras ouverts. Ayant ensuite fait venir Ahmed Comacom chargé de fers, il dit à Alaeddin : « Je n’ai laissé vivre jusqu’à présent ce scélérat, qu’afin que vous puissiez le punir vous-même. » Enflammé de colère à la vue d’un homme qui avoit causé tous ses malheurs, Alaeddin tira son cimeterre, et lui fit voler la tête de dessus les épaules.

Le calife voulut ensuite entendre de la bouche d’Alaeddin le récit des aventures qui lui étoient arrivées depuis le fatal événement qui les avoit séparés. Alaeddin s’empressa de le satisfaire. Lorsqu’il eut achevé, le calife le félicita de ce qu’il alloit devenir l’époux de la princesse Husn Merim, et voulut que le contrat de mariage fût dressé en sa présence. Il y eut à cette occasion des fêtes et des réjouissances qui durèrent pendant sept jours. Alaeddin fut de nouveau comblé d’honneurs, et son fils devint chef du conseil suprême des Soixante.

Les malheurs que le favori venoit d’éprouver, augmentèrent l’attachement que son maître avoit pour lui. Il lui témoignoit une confiance sans bornes, que rien ne put par la suite altérer.

Alaeddin, heureux à la cour par la faveur constante du calife, ne le fut pas moins dans tout ce qui l’entouroit. Jasmin, dont l’amour s’étoit montré si fidèle, Zobéïde et Husn Merim, vécurent toutes les trois dans la meilleure intelligence, et lui furent toutes également chères.


Scheherazade, en racontant l’histoire d’Alaeddin Aboulschamat, s’étoit aperçue que le sultan des Indes avoit écouté fort attentivement ce qui concernoit la princesse Husn Merim, le talisman qu’elle possédoit, et ses vertus extraordinaires : elle pensa qu’il n’écouteroit pas avec moins de plaisir les aventures merveilleuses d’Abou Mohammed Alkeslan, et s’empressa de les lui annoncer. Le sultan consentit volontiers à entendre le lendemain ce récit.

HISTOIRE
D’ABOU MOHAMMED ALKESLAN.


Un jour que le calife Haroun Alraschid étoit assis sur son trône, environné de toute sa cour, un esclave tenant à la main un diadème d’or, brodé de perles et enrichi de diamans, s’avança jusqu’au pied du trône ; et frappant la terre de son front : « Souverain Commandeur des croyans, dit-il, Zobéïde, votre illustre épouse, m’a ordonné de venir vous présenter ses hommages. Votre Majesté sait qu’elle s’occupe depuis long-temps à finir ce diadême : il n’y manque plus que le diamant du milieu ; elle a cherché dans tous vos trésors un diamant assez gros pour remplir son dessein ; mais toutes ses perquisitions ont été inutiles.

Le calife ordonna aussitôt à ceux de ses principaux officiers qui étoient présens, de chercher de tous côtés les plus beaux diamans. Ils obéirent ; mais ils n’en purent trouver aucun digne de couronner le riche diadême formé par Zobéïde. Le calife, piqué de voir que les recherches qu’il avoit fait faire n’étoient pas plus heureuses que celles de la princesse, dit avec humeur : « Comment, la moitié de la terre est soumise à ma puissance, et je ne possède pas dans mes trésors un diamant tel que le désire mon épouse ! Allez, informez-vous chez tous les joailliers de Bagdad, s’ils en ont un qui puisse la satisfaire. »

Les joailliers, interrogés, répondirent tous qu’on ne pouvoit trouver un pareil diamant que chez un homme de Basra, nommé Abou Mohammed Alkeslan. Le calife commanda aussitôt à un de ses visirs d’envoyer un exprès à l’émir Mohammed Alzobeïdy, gouverneur de Basra, avec ordre de faire conduire sur-le-champ à Bagdad cet Abou Mohammed Alkeslan.

Mesrour, chef des eunuques, chargé de cette dépêche, fit tant de diligence, qu’il arriva en peu de temps à Basra : s’étant présenté devant l’émir, et l’ayant informé du sujet de son arrivée, celui-ci s’empressa d’exécuter l’ordre du calife, et envoya quelques-uns de ses officiers avec Mesrour jusqu’à la maison d’Abou Mohammed Alkeslan.

Mesrour ayant frappé à la porte de la rue, un esclave vint ouvrir. « Va dire à ton maître, lui dit Mesrour, que le souverain Commandeur des croyans le demande. » L’esclave ayant informé son maître de ce qui se passoit, Abou Mohammed Alkeslan vint lui-même recevoir Mesrour et ceux qui l’accompagnoient.

Ayant appris d’eux plus particulièrement le sujet de leur venue, il les invita à entrer ; mais ils le refusèrent, sous prétexte que l’ordre du calife ne pouvoit souffrir aucun délai, et que ce prince attendoit impatiemment son arrivée. « Du moins, permettez-moi, leur dit Alkeslan, de me mettre en état de paroître décemment devant sa Majesté ; cela ne sera pas long, et je vous prie d’entrer pour vous reposer un moment. »

Mesrour et ceux qui l’accompagnoient s’étant, après bien des difficultés, rendus à cette invitation, aperçurent à droite et à gauche, en entrant sous le vestibule, des portières de soie verte, brodées en or depuis le haut jusqu’en bas. Abou Mohammed Alkeslan ordonna à un de ses esclaves de les conduire à un bain magnifique, placé dans l’intérieur de la maison.

Les murs et le pavé de ce bain étoient incrustés d’or et d’argent ; un superbe bassin de marbre blanc, rempli d’une eau parfumée avec de l’essence de rose, étoit creusé au milieu, et des esclaves élégamment vêtus s’empressoient d’obéir au moindre signal qu’on leur faisoit.

Mesrour et ses compagnons s’étant lavés et parfumés, furent revêtus d’habits tissus d’or et de soie, et introduits ensuite dans l’appartement du maître de la maison. Ils le trouvèrent assis sur un sofa magnifique, et appuyé sur des coussins où l’or brilloit de toutes parts. Au-dessus de sa tête s’élevoit un dais de brocard d’or, brodé de perles et de diamans.

Abou Mohammed Alkeslan reçut Mesrour de la manière la plus distinguée, et le fit asseoir à ses côtés. On apporta un repas, composé des mets les plus délicats et les plus recherchés. Ces mets étoient servis dans des plats d’or et de porcelaine de la Chine ; et la magnificence qui régnoit partout étoit telle, que Mesrour ne put s’empêcher de s’écrier qu’il n’en avoit jamais vu de pareille à la cour même du calife.

Après avoir passé très-agréablement la soirée, Mesrour et ceux qui l’accompagnoient reçurent de la part d’Abou Mohammed une bourse de mille pièces d’or. Le lendemain matin on les revêtit chacun d’une robe de soie verte brodée et ornée de franges d’or, et on s’empressa de leur faire les mêmes honneurs que la veille.

Mesrour étant entré dans l’appartement d’Abou Mohammed Alkeslan, le prévint qu’il ne pouvoit pas rester plus long-temps à Basra. Mohammed le pria de passer encore ce jour-là chez lui, et lui promit de se tenir prêt à partir le lendemain matin. Effectivement, dès qu’il fut jour, on lui amena une mule couverte d’une selle de brocard d’or, enrichie de perles et de diamans. Il monta dessus, fut prendre congé de l’émir Abou Mohammed Alzobeïdy, et sortit sur-le-champ de Basra, accompagné de Mesrour, qui disoit en lui-même : « Le calife sera bien surpris quand il verra Abou Mohammed dans un équipage aussi riche et aussi brillant ; il ne manquera pas, sans doute, de lui demander d’où peut lui venir une fortune aussi prodigieuse ? »

Arrivé à Bagdad, Mesrour s’empressa de présenter Abou Mohammed Alkeslan au calife. Ce prince le reçut avec bonté, le fit asseoir auprès de lui, et lui permit de l’entretenir. « Souverain Commandeur des croyans, dit Alkeslan, j’ai pris la liberté d’apporter quelques petits présens à votre Majesté, et je la supplie de me permettre de les lui offrir. »

Haroun Alraschid ayant demandé quels étoient ces présens, un esclave s’avança, chargé d’un petit coffre, et vint le déposer aux pieds de son maître. Alkeslan l’ayant ouvert, en tira plusieurs arbres artificiels, dont la tige et les branches étoient d’or, les feuilles d’émeraudes et les fruits de rubis, de topazes et de perles éblouissantes par leur blancheur. Il en tira ensuite, l’un après l’autre, beaucoup d’autres présens magnifiques qui s’y trouvoient renfermés par enchantement.

Le calife, étonné de ce prodige, le fut encore bien davantage, quand Alkeslan ouvrit une seconde cassette qu’on venoit de lui apporter, et en fit sortir un pavillon de soie, brodé de perles et de rubis. Le fond en étoit d’or, enrichi d’émeraudes et de topazes, et les colonnes qui le soutenoient étoient faites d’un bois précieux des Indes. Ce superbe pavillon étoit orné de franges où brilloient les émeraudes et les saphirs. On y voyoit représentées au naturel les figures d’une multitude d’oiseaux et de bêtes sauvages de toutes espèces, dont le plumage et le poil étoient formés de perles, de rubis, d’émeraudes, de saphirs, de topazes, et de toutes sortes de pierres précieuses, mêlées et nuancées avec le plus grand art.

Le prince, de plus en plus surpris et ébloui par la vue de tant de richesses, ne savoit ce qu’il devoit penser de tout cela, lorsqu’Abou Mohammed Alkeslan lui dit : « Souverain Commandeur des croyans, ce n’est pas un sentiment de crainte, mais plutôt un sentiment de convenance qui me porte à vous faire de pareils présens. J’ai pensé que des objets aussi précieux ne pouvoient convenir à un simple particulier comme moi, et ne devoient appartenir qu’à votre Majesté ; et pour vous faire voir que la crainte n’entre pour rien dans l’hommage que je vous fais, je vais, si vous voulez me le permettre, vous montrer d’autres merveilles, qui vous feront connoître une partie de ma puissance. »

Le calife ayant accepté cette proposition avec joie, Abou Mohammed Alkeslan s’approcha d’une fenêtre, et s’inclina légèrement en remuant les lèvres, et levant les yeux vers la balustrade qui régnoit autour du palais. La balustrade parut aussitôt s’incliner elle-même comme pour lui rendre le salut. Abou Mohammed Alkeslan ayant ensuite fait un signe des yeux, toutes les portes des appartemens, qui étoient fermées à la clef, parurent s’agiter ; et quand il eut prononcé quelques paroles qu’on ne distingua pas, on entendit tout-à-coup le ramage d’une infinité d’oiseaux qui sembloient lui répondre.

Haroun, surpris au dernier point de tout ce qu’il voyoit et entendoit, demanda à l’habitant de Basra d’où pouvoit lui venir un pouvoir aussi merveilleux, et s’il n’étoit pas cet Abou Mohammed Alkeslan, si fameux par sa paresse, dont le père, chirurgien dans des bains publics, étoit mort dans la plus profonde misère, ne laissant pas un obole à sa femme et à son fils ?

« Sire, répondit Alkeslan, l’obscurité de ma naissance, mon ancienne pauvreté, et la paresse dans laquelle j’ai long-temps vécu, ajoutent au merveilleux de mon histoire. Elle est remplie d’événemens si étonnans, qu’elle mériteroit d’être écrite en caractères d’or, et méditée de tous ceux qui aiment à s’instruire par l’exemple, et à profiter des événemens arrivés aux autres. Si votre Majesté veut me permettre de la lui raconter, je ne doute pas qu’elle ne la trouve intéressante ? »

Le calife ayant témoigné qu’il entendroit ce récit avec beaucoup de plaisir, Abou Mohammed Alkeslan commença en ces termes :

« Mon père étoit effectivement un pauvre chirurgien, qui exerçoit sa profession dans les bains publics ; et tout ce qu’on a raconté à votre Majesté de mon excessive paresse est l’exacte vérité ; car dans mon enfance j’étois si paresseux, que quand je dormois, ce qui m’arrivoit souvent, si le soleil venoit à donner à-plomb sur ma tête, je n’avois pas le courage de me lever pour aller me mettre à l’ombre.

J’avois atteint ma quinzième année quand mon père mourut, et me laissa, ainsi que ma mère, dans la plus profonde indigence. Cette pauvre femme étoit obligée de faire le métier de servante dans le voisinage pour pouvoir subsister ; et malgré la détresse où elle se trouvoit, elle avoit cependant la bonté de m’apporter à boire et à manger, tandis que je n’avois pas honte de rester couché toute la journée.

Ma mère vint un jour me trouver, tenant dans sa main cinq pièces d’argent, fruit de ses épargnes, et me tint ce discours :

« Mon fils, je viens d’apprendre que le scheikh Aboul Mozaffer est sur le point de partir pour faire un voyage à la Chine. C’est un homme rempli de charité pour les pauvres, et très-connu par sa probité. Fais un effort sur toi-même, mon enfant, lève-toi ; viens avec moi lui porter ces cinq pièces d’argent, et le prier de t’acheter dans ce pays de la Chine, dont on raconte tant de merveilles, quelque chose qui puisse t’être utile. Si tu ne veux pas te lever et venir avec moi, je te jure que je ne reviendrai plus te voir, et que je te laisserai mourir de faim et de soif. »

Je vis bien, par ce discours, que ma mère étoit révoltée de ma paresse : je craignis l’effet de ses menaces, et je crus devoir faire un effort pour me tirer de l’engourdissement où je vivois ; car je ne crois pas qu’il y eût alors sur la terre un animal plus paresseux que moi. Je dis donc à ma mère : « Eh bien, ma mère, aidez-moi à me mettre sur mon séant ! » Tandis qu’elle me rendoit ce service, je gémissois et fondois en larmes, à cause de la violence que j’étois obligé de me faire.

» Je priai ensuite ma mère de m’apporter mes souliers ; elle eut la complaisance de me les mettre elle-même aux pieds, et de me prendre par-dessous les bras pour m’aider à me lever. Elle ne cessa de me pousser pour me faire marcher, et de me tirer par la manche de mon habit, que quand nous fûmes arrivés sur le bord de la mer, où nous trouvâmes le scheikh Aboul Mozaffer.

» Je saluai ce scheikh, et lui demandai, le plus poliment qu’il me fut possible, si c’étoit lui qui s’appeloit Aboul Mozaffer ; car j’avouerai à ma honte, que je ne connoissois pas de vue cet excellent homme. Sur sa réponse affirmative, je le priai de vouloir bien se charger des cinq pièces d’argent que je lui présentois, pour m’en acheter quelque chose dans le pays où il alloit.

» Le scheikh, surpris de ma demande, se tourna vers ses compagnons de voyage, et leur demanda s’ils me connoissoient ? « Oui, Seigneur, lui répondirent-ils, c’est Abou Mohammed Alkeslan, si renommé pour sa paresse, que c’est sans doute aujourd’hui pour la première fois qu’il est sorti ; car on ne l’a jamais vu hors de sa maison. »

» Aboul Mozaffer reçut volontiers mes cinq pièces d’argent, et me promit, en riant, de s’acquitter de la commission dont je le chargeois. Je le remerciai, et m’en revins aussitôt chez moi, appuyé sur le bras de ma mère.

» Aboul Mozaffer, accompagné d’un grand nombre de marchands, se mit en mer, et après une navigation assez heureuse, débarqua sur les côtes de la Chine. Quand chacun se fut défait de ses marchandises, et en eut acheté d’autres, on mit à la voile pour revenir à Basra.

» Il y avoit déjà trois jours que le vaisseau voguoit en pleine mer, quand Mozaffer ordonna tout-à-coup de revirer de bord. Les marchands, surpris d’une pareille manœuvre, en demandèrent la raison. « Vous rappellez-vous, leur dit Aboul Mozaffer, la commission dont ce pauvre Abou Mohammed Alkeslan m’avoit chargé ? Eh bien, je l’ai totalement oubliée ! Il faut nécessairement que nous retournions lui acheter quelque chose qui puisse lui être utile, pour m’acquitter de la promesse que je lui ai faite. »

« De grâce, Seigneur, répondirent les marchands à Aboul Mozaffer, ne nous forcez point à retourner sur nos pas. L’espace que nous avons parcouru est trop considérable, pour nous exposer pour si peu de chose aux mauvais temps que nous avons déjà essuyés, et aux dangers que nous avons évités si heureusement jusqu’ici. »

Comme Aboul Mozaffer ne vouloit rien entendre, et persistoit toujours dans son dessein, les marchands lui offrirent de doubler chacun la somme que je lui avois remise. Aboul Mozaffer trouva la proposition si avantageuse pour moi, qu’il l’accepta. Les marchands continuèrent leur route, et abordèrent dans une isle extrêmement peuplée, où l’on faisoit un commerce considérable de perles et de diamans. Ayant jeté l’ancre dans une rade fort commode, ils descendirent tous à terre pour négocier leurs marchandises.

» En se promenant dans le bazar, Aboul Mozaffer aperçut un homme assis, qui avoit autour de lui un grand nombre de singes, parmi lesquels s’en trouvoit un qui étoit tout pelé. S’étant arrêté pour les examiner, il remarqua que quand ces animaux voyoient que leur maître n’avoit pas l’œil sur eux, ils se jetoient tous sur leur pauvre camarade, et le maltraitoient d’une manière étrange. Quand leur maître s’en apercevoit, il se levoit, et les battoit pour les faire finir ; mais il avoit beau châtier, et enchaîner les plus mutins, dès qu’il avoit le dos tourné, ils recommençoient leur manége.

» Aboul Mozaffer, touché de voir ce pauvre singe tourmenté de la sorte, s’approcha de son maître, et lui demanda s’il vouloit le lui vendre ? « Je vous en offre, dit-il, cinq écus que m’a remis un jeune orphelin pour lui acheter quelque chose. » « J’y consens très-volontiers, répondit le maître du singe, et je souhaite que cet achat soit avantageux à votre protégé. » Mozaffer ayant payé la somme convenue, emmena l’animal avec lui, et ordonna à un de ses esclaves de le conduire à bord du navire, et de l’attacher sur le tillac.

» Quand les marchands eurent fini leurs emplettes, ils remirent à la voile, et cinglèrent vers une autre isle, où ils n’eurent pas plutôt abordé, qu’ils se virent entourés de barques de plongeurs, qui venoient leur offrir leurs services. Ces hommes s’étant jetés à l’eau pour quelques pièces de monnoie, le singe qui les vit faire, s’agita tellement, qu’il parvint à se détacher, et s’élança dans la mer à leur exemple.

« Bon Dieu, s’écria Aboul Mozaffer, en voyant disparoître le singe, que dira ce pauvre Mohammed Alkeslan, qui ne verra pas seulement l’animal que j’avois acheté pour lui ? »

» Les plongeurs ayant bientôt reparu sur l’eau, le singe revint aussi avec eux, tenant entre ses pattes plusieurs nacres de perles, qu’il vint déposer aux pieds d’Aboul Mozaffer. Celui-ci, surpris d’une pareille action, ne put s’empêcher de croire que ce singe ne fût un être extraordinaire, et qui cachoit quelque mystère.

» Les marchands ayant remis à la voile, furent accueillis par une tempête qui les écarta de leur route, et les jeta sur la côte d’une isle, appelée l’isle des Zinges[40], dont les habitans étoient nègres et anthropophages. Lorsque ces Sauvages aperçurent le vaisseau, ils vinrent l’assaillir de tous côtés dans leurs barques, s’en emparèrent, garottèrent les marchands, et les conduisirent devant leur roi. Ce prince féroce ordonna de faire rôtir un certain nombre de ces malheureux, et se reput de leur chair avec les principaux de ses sujets ; le reste des marchands, après avoir été témoin du malheur de leurs compagnons, fut enfermé dans une hutte, et attendoit, en pleurant, le même sort.

» Vers le milieu de la nuit, le singe, qu’on avoit laissé en liberté, s’approcha d’Aboul Mozaffer, et le délivra de ses liens. Celui-ci s’avança aussitôt à tâtons vers ses infortunés camarades, qui, s’imaginant qu’il s’étoit lui-même détaché, s’écrièrent : « Le ciel prend pitié de nous, Aboul Mozaffer, puisqu’il a permis que vous puissiez briser vos liens, et devenir notre libérateur ! » « Mes amis, leur dit-il, ce n’est point moi qui ai brisé mes liens, mais le singe que j’ai acheté pour Mohammed Alkeslan. Je compte, pour témoigner ma reconnoissance à cet animal, lui donner une bourse de mille pièces d’or. » « Chacun de nous lui en donnera autant, s’écrièrent-ils tous, s’il nous rend un pareil service. »

» Le singe n’eut pas plutôt entendu ce que venoient de dire les marchands, qu’il se mit à les détacher les uns après les autres. Dès qu’ils se virent libres, ils se rendirent à bord de leur vaisseau, dont heureusement les Sauvages n’avoient rien emporté. Ils déployèrent aussitôt les voiles, et s’éloignèrent précipitamment d’un endroit qui avoit pensé leur être si funeste.

» Quand les marchands furent en pleine mer, Aboul Mozaffer les fit ressouvenir de la promesse qu’ils avoient faite au singe, et chacun d’eux s’empressa d’y satisfaire. Il tira lui-même mille pièces d’or de sa cassette, et les joignit à ce que les marchands lui avoient remis, ce qui fit une somme très-considérable. Le vent, qui avoit fait heureusement quitter aux marchands l’isle des Zinges, continua de leur être favorable, et ils abordèrent à Basra, après quelques jours de traversée.

» Le bruit du retour des marchands se répandit aussitôt dans la ville. Ma mère vint me trouver en diligence, et me dit : « Lève-toi vîte, mon fils, lève-toi ; Aboul Mozaffer est arrivé. Cours le saluer, et lui demander ce qu’il t’a apporté ? Peut-être est-ce quelque chose dont tu pourras tirer parti. »

« Aidez-moi donc, dis-je à ma mère, en me frottant les yeux, aidez-moi, de grâce, à me mettre sur mes jambes. Il y a loin d’ici au port, et vous savez que je ne vais pas vîte. » Ma mère me souleva, et me soutint jusqu’à ce que je fusse affermi sur mes jambes. Je fis ensuite un effort sur moi-même, et je m’acheminai vers le bord de la mer, où j’arrivai enfin après m’être embarrassé plus d’une fois dans mes habits.

» Dès qu’Aboul Mozaffer m’aperçut, il accourut vers moi, et me salua comme son libérateur, et celui de ses compagnons de voyage. « Prenez ce singe, me dit-il, je l’ai acheté pour vous ; allez m’attendre chez votre mère ; je ne tarderai pas à vous suivre. »

Surpris d’un pareil discours, et de l’accueil que je venois de recevoir, je pris le singe, et m’en retournai, en disant en moi-même : « Voilà, ma foi, une belle emplette que vient de faire pour moi Aboul Mozaffer, et qui me sera d’une grande utilité ! » Quand j’arrivai chez moi, je dis à ma mère : « La belle chose que le commerce ! Toutes les fois que vous me verrez dormir, ayez grand soin de me réveiller pour que j’aille courir au port. Regardez, ajoutai-je, en lui montrant le singe, voyez quelle marchandise on m’a rapportée de la Chine ! »

» À peine étois-je assis, que plusieurs esclaves d’Aboul Mozaffer entrèrent, et me demandèrent si j’étois Abou Mohammed Alkeslan ? J’avois à peine répondu oui, que j’aperçus Mozaffer lui-même qui les suivoit. Je me levai aussitôt, et m’avançai pour lui baiser la main ; mais il ne m’en donna pas le temps. Il se jeta à mon cou, et m’invita à l’accompagner jusque chez lui. Quoiqu’assez mécontent, j’acceptai néanmoins sa proposition, ne voulant pas désobliger un homme qui me faisoit tant de caresses.

» Lorsque nous fûmes arrivés à la maison d’Aboul Mozaffer, il ordonna à deux de ses esclaves d’aller chercher la somme qui m’étoit destinée. Ils obéirent sur-le-champ, et rentrèrent peu de temps après, chargés de deux cassettes assez lourdes. « Voilà, mon fils, me dit Mozaffer en m’en présentant les clefs, de quelle manière Dieu a fait fructifier les cinq pièces d’argent dont vous m’aviez chargé. La somme contenue dans ces deux cassettes vous appartient : retournez chez vous ; ces deux esclaves ont ordre de vous suivre. »

» Charmé au-delà de toute expression de ce que je venois d’entendre, je témoignai ma vive reconnoissance au généreux Aboul Mozaffer, et je retournai chez ma mère, à qui la vue des deux cassettes causa la plus agréable surprise.

« Vous voyez, mon fils, me dit-elle, que la Providence ne vous a pas abandonné. Méritez donc ses bienfaits, en faisant tous vos efforts pour vous défaire de cette indolence et de cette paresse dans laquelle vous avez vécu jusqu’ici. » Je promis à ma mère de suivre son conseil ; et le changement heureux qui venoit de s’opérer dans ma situation, me fit aisément tenir parole.

» Mon singe cependant paroissoit s’attacher davantage à moi de jour en jour ; il venoit s’asseoir sur le sofa où j’étois assis ; et quand je prenois mes repas, il mangeoit et buvoit avec moi ; mais ce que je trouvois d’inconcevable dans sa conduite, c’est qu’il disparoissoit dès le point du jour, et ne revenoit jamais avant midi. Il entroit alors dans ma chambre, tenant entre ses pattes une bourse de mille pièces d’or qu’il déposoit à mes pieds, et venoit s’asseoir à mes côtés. Il continua ce manège si long-temps, que je devins excessivement riche. J’achetai des terres et des maisons de campagne ; je fis construire plusieurs palais avec de vastes jardins, et je m’entourai d’un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe.

» Un jour que mon singe étoit assis à mes côtés, comme à son ordinaire, je le vis regarder avec curiosité à droite et à gauche, comme pour s’assurer que nous étions seuls. « Qu’est-ce que cela veut dire, pensai-je en moi-même ? » Mais, jugez de ma surprise, souverain Commandeur des croyans, quand je le vis remuer les lèvres, et que je l’entendis prononcer distinctement mon nom.

» Effrayé de ce prodige, j’étois prêt à m’élancer hors de l’appartement, lorsqu’il me dit : « Ne craignez rien, Abou Mohammed, et ne soyez pas étonné de m’entendre parler ; je ne suis pas un singe ordinaire. » « Qui es-tu donc, m’écriai-je ? »

« Je suis, me répondit-il, du nombre des génies rebelles. L’état de misère dans lequel vous viviez m’a touché de compassion, et je suis venu vers vous pour vous en faire sortir. Vous pouvez vous faire une idée de mon pouvoir, par les richesses que je vous ai prodiguées : richesses si immenses que vous n’en connoissez pas vous-même l’étendue ; mais j’ai dessein de faire encore plus pour vous, je veux vous faire épouser une femme dont la beauté surpasse tout ce que l’imagination peut se figurer de plus ravissant. »

« Comment pourrai-je obtenir la main de cette belle personne, lui demandai-je avec vivacité ? »

« Écoutez attentivement, reprit-il, ce que je vais vous dire. Vous vous habillerez demain de la manière la plus riche et la plus magnifique ; vous monterez sur votre mule, couverte d’une selle d’or brodée de perles et de diamans, et vous vous rendrez au bazar où l’on vend les fourrages. Là, vous vous informerez où est le magasin du schérif : vous entrerez chez lui, et vous lui direz que vous venez demander sa fille en mariage. S’il vous objecte que vous n’êtes pas assez riche pour prétendre à la main de sa fille, que vous êtes sans naissance et sans considération personnelle, présentez-lui une bourse de mille pièces d’or ; s’il en demande davantage, offrez-lui toutes les richesses qu’il pourra désirer, et ne craignez point de vous compromettre en offrant au-delà de vos facultés : j’aurai soin de pourvoir à tout, et je vous mettrai à portée de remplir vos engagemens. »

» Charmé d’une pareille ouverture, je promis de suivre de point en point les instructions de mon singe. Effectivement, dès que le jour parut, je mis mes habits les plus magnifiques, je montai sur une mule couverte d’une selle d’or, et je me rendis au bazar où l’on vend les fourrages. Ayant facilement trouvé le magasin du schérif, je descendis chez lui, et le saluai. Mon extérieur et les esclaves dont j’étois entouré lui en ayant imposé, il me rendit mon salut avec politesse, et me demanda s’il pouvoit faire quelque chose pour m’obliger ?

« Seigneur, répondis-je au schérif, mon bonheur et mon repos sont entre vos mains. J’ai entendu parler de votre fille de la manière la plus avantageuse, et je viens vous la demander en mariage. »

« Pardonnez-moi, me dit le schérif, si j’ose m’informer de votre naissance, de votre rang, et sur-tout de vos facultés. Je n’ai pas l’honneur de vous connoître, et l’on ne peut marier une fille sans être instruit de toutes ces choses. »

» Je tirai alors de mon sein une bourse de mille pièces d’or, et je la présentai au schérif. « Voilà, lui dis-je, ma naissance et ma qualité[41]. L’homme riche n’a pas besoin d’autre recommandation ; l’argent répond à toutes les objections. Vous connoissez ce mot du prophète : La meilleure ressource c’est l’argent.[42] Un de nos poètes a heureusement exprimé en quatre vers les avantages de la richesse.

VERS.

« Quand un riche parle, chacun s’écrie : « Vous avez raison, » lors même qu’il ne sait ce qu’il dit.

» Quand un pauvre parle, on répond : « Cela est faux, » lors même qu’il a pour lui la raison.

» L’argent, dans tous les pays, fait admirer et respecter les hommes.

» C’est une langue pour celui qui veut parler, et une flèche pour celui qui veut tuer. »[43]

» À ces mots, le schérif baissa les yeux, et se mit à réfléchir. Un moment après, il me dit : « Puisqu’il est ainsi, trouvez bon, Seigneur, que je vous demande encore deux mille pièces d’or. » « Vous allez être obéi, lui dis-je. « Et aussitôt je dépêchai un de mes esclaves chez moi, qui revint un moment après, chargé de plusieurs bourses pareilles à celle que j’avois d’abord présentée au schérif.

» À la vue de l’or que je fis briller à ses yeux, le schérif parut satisfait. Il se leva, et ordonna à un de ses esclaves de fermer le magasin. Ayant ensuite rassemblé ses parens et ses amis, il fit dresser mon contrat de mariage, et me promit que les noces se célébréroient chez lui dans dix jours, et que dans dix jours il me rendroit l’heureux possesseur de sa fille.

» Transporté de joie, je m’en retournai chez moi ; et m’étant renfermé seul avec mon singe, je lui fis part du succès de mon mariage. Il me félicita sur le bonheur dont j’allois jouir, et donna les plus grands éloges à la manière dont je m’étois conduit.

» La vieille du jour fixé par le schérif, mon singe m’ayant trouvé seul, m’aborda avec un air d’inquiétude et d’embarras qu’il avoit peine à dissimuler. « Demain, me dit-il, tous vos vœux seront comblés. Puis-je espérer qu’en commençant à jouir du bonheur que je vous ai préparé, vous voudrez bien me rendre un service ? Si vous me l’accordez, vous pourrez exiger de moi tout ce que vous voudrez. »

« Qu’est-ce que c’est, lui dis-je assez surpris ? Parlez : je n’ai rien à vous refuser. »

« Dans l’appartement où vous devez passer la nuit avec votre épouse, me répondit-il en baissant la voix, est pratiqué un cabinet, sur la porte duquel est un anneau de cuivre. Au-dessous de cet anneau vous trouverez un petit paquet de clefs, à l’aide desquelles vous pourrez ouvrir la porte. En entrant dans ce cabinet, vous apercevrez un coffre de fer dont les quatre coins sont surmontés de quatre petits drapeaux enchantés. Dans ce coffre est un bassin de cuivre rempli d’or et de pierreries, à côté duquel il y a onze serpens. Au milieu du bassin est attaché un coq d’une blancheur éblouissante. À côté du coffre, vous apercevrez un cimeterre : ramassez-le, tuez le coq, mettez en pièces les quatre drapeaux, renversez le coffre, et sortez ensuite pour aller rejoindre votre épouse. Voilà tout ce que j’exige de vous pour les services que je vous ai rendus, et pour ceux que je me propose de vous rendre encore. »

» Je promis de me conformer à ce que desiroit le singe, sans chercher à en pénétrer les motifs. Le lendemain je me rendis à la maison du schérif ; et après la cérémonie du mariage, on m’introduisit dans l’appartement de mon épouse. J’aperçus aisément la porte et l’anneau dont le singe m’avoit parlé.

» Quand je me trouvai seul avec mon épouse, et qu’elle eut levé son voile, je restai muet d’étonnement à la vue de tant de beautés et de perfections réunies. Jamais la nature n’avoit formé une créature plus charmante. La régularité de ses traits, sa taille, son maintien, sa rougeur, son sourire, firent une telle impression sur moi, que j’oubliai presque le singe et ses instructions.

» Cependant la voix de la reconnoissance s’étant fait entendre à son tour, je ne voulus pas m’endormir avant d’avoir exécuté ce que m’avoit demandé mon bienfaiteur. Sur le minuit, voyant mon épouse profondément endormie, je me lève avec précaution, je détache les clefs qui étoient sous l’anneau de cuivre ; et ayant ouvert le cabinet, je ramasse le cimeterre que je trouve à mes pieds, j’égorge le coq, je mets en pièces les quatre petits drapeaux enchantés, et je renverse le coffre.

» Dans ce moment, mon épouse se réveille en sursaut, et apercevant la porte du cabinet ouverte, et le coq étendu sans vie à mes pieds : « Grand Dieu, s’écrie-t-elle, me voilà donc la victime de ce génie perfide ! » À peine avoit-elle prononcé ces paroles, que le génie rebelle qu’elle paroissoit craindre, parut tout-à-coup dans l’appartement, et l’enleva à mes yeux.

» Les cris de mon épouse et les miens réveillèrent le schérif, qui entra dans l’appartement, et devina facilement le sujet de ma frayeur en ne voyant plus sa fille, et en apercevant la porte du cabinet ouverte.

« Malheureux Abou Mohammed, me dit-il en s’arrachant les cheveux, hélas, qu’avez-vous fait ? Est-ce donc là la récompense que vous nous destiniez à ma fille et à moi, pour la manière dont nous avons agi à votre égard ? J’avois composé moi-même ce talisman ; je l’avois placé dans ce cabinet pour empêcher ce maudit génie d’exécuter ses sinistres projets sur ma fille. Depuis six ans, il avoit fait de vains efforts pour s’emparer d’elle ; mais c’en est fait, maintenant je n’ai plus de fille ; je n’ai plus aucune consolation dans le monde… Allez donc, sortez à l’instant d’ici ; car il m’est impossible de souffrir votre vue plus long-temps. »

» Je me retirai chez moi, profondément affligé d’avoir été l’instrument de la perte d’une personne qui m’étoit devenue si chère, quoique je ne l’eusse vue que quelques instans. Je cherchai partout mon singe pour lui raconter mon aventure ; mais toutes mes perquisitions furent inutiles. Je reconnus alors que c’étoit lui qui m’avoit enlevé mon épouse, après m’avoir engagé par ses insinuations perfides à briser le talisman qui mettoit obstacle à l’exécution de ses desseins sur elle. Furieux d’être le dupe de ce génie rebelle, je déchirai mes vêtemens, je me meurtris le visage, et résolus de ne pas rester plus long-temps dans un pays où j’avois perdu ce que j’avois de plus cher au monde.

» Je sortis donc de la ville, je m’enfonçai dans un désert, et je marchois encore lorsque la nuit me surprit. Ne sachant où j’étois ni où j’allois, je cherchois alors quelque abri pour me mettre à couvert, quand j’aperçus au clair de la lune, et tout près de moi, deux énormes serpens, l’un roux et l’autre blanc, qui se battoient. Touché de compassion, sans savoir pourquoi, en faveur du serpent blanc, je ramassai une grosse pierre, et la lançant de toutes mes forces, je visai si juste, que j’écrasai la tête de l’autre serpent.

» Le serpent blanc s’enfuit aussitôt en sifflant, et disparut à mes yeux ; mais il revint un moment après, accompagné de dix autres serpens aussi blancs que lui. Ils s’approchèrent de l’animal terrible que j’avois étendu mort sur la poussière ; et après l’avoir mis en pièces, et ne lui avoir laissé que la tête, ils prirent la fuite, et s’éloignèrent avec la rapidité d’une flèche.

» Comme j’étois occupé à réfléchir sur la singularité de cette aventure, j’entendis tout près de moi, sans néanmoins voir personne, une voix qui prononça ce vers :

VERS.

Ne crains pas la fortune et ses rigueurs : le ciel te promet le bonheur et la joie.

» Cette voix, qui sembloit sortir du sein de la terre, me glaça de frayeur au lieu de me rassurer. Seul dans ce lieu désert, je ne savois si je devois fuir ou rester, quand j’entendis distinctement une autre voix prononcer derrière moi ces deux autres vers :

VERS.

Musulman, toi qui as le bonheur de parler la langue du coran, calme ta frayeur, et ne crains rien de satan et de ses complices. Tu es sous la sauvegarde des génies fidèles, dont la religion est la même que la tienne.

« Au nom du Dieu que vous adorez comme moi, m’écriai-je, faites-moi donc connoître plus particulièrement qui vous êtes ? »

» À peine avois-je achevé ces paroles, que je vis paroître un fantôme vêtu d’une longue robe blanche, qui me tint ce discours :

Nous avons éprouvé votre bienfaisance et votre générosité. Tous les génies fidèles à Dieu et à son prophète, partagent notre reconnoissance. Si vous avez besoin de nous, parlez, nous sommes prêts à vous secourir, et à faire pour vous tout ce qui seroit en notre pouvoir.

« Hélas, m’écriai-je, qui a plus besoin que moi de secours, et qui éprouva jamais un malheur semblable au mien ? Y a-t-il sur la terre un infortuné plus à plaindre que moi ? »

« N’êtes-vous pas Abou Mohammed Alkeslan, me demanda le génie ? » « Il n’est que trop vrai, lui répondis-je, en poussant un profond soupir. »

« Eh bien, me dit-il, consolez-vous, vous avez trouvé des protecteurs. Sachez que je suis le frère du serpent blanc à qui vous venez de rendre un si grand service en le débarrassant de son ennemi. Nous sommes quatre frères issus du même père et de la même mère, et tous quatre nous sommes disposés à vous servir, et à vous témoigner notre reconnoissance. Le génie, caché sous la figure du singe avec lequel vous avez vécu si long-temps, est un des génies rebelles à Dieu. Sans la ruse qu’il a employée, jamais il n’auroit pu se rendre maître de votre épouse, pour qui ce perfide avoit conçu depuis long-temps une passion effrénée. Il avoit tenté plusieurs fois de l’enlever ; mais le talisman que le schérif son père avoit composé, a toujours mis obstacle à l’exécution de son projet jusqu’au moment où vous l’avez brisé. Quoiqu’il soit maintenant le maître de la destinée de cette belle personne, nous ne désespérons pas cependant de vous rapprocher d’elle, et de faire périr son ravisseur. Le service que vous nous avez rendu nous fait un devoir d’employer toute notre puissance pour vous servir dans cette occasion. »

» En finissant ces paroles, le génie poussa un cri si terrible, que la terre en fut ébranlée, et que j’eus beaucoup de peine à me tenir sur mes pieds. Une troupe de gens armés ayant paru aussitôt, il leur demanda s’ils savoient où le singe s’étoit retiré ? « Il a fixé sa résidence, répondit l’un d’eux, dans la ville d’Airain, dans cette ville que le soleil n’éclaire jamais de ses rayons. »

« Abou Mohammed, me dit le génie, je vais vous donner un de nos esclaves pour vous conduire. Il vous enseignera les moyens que vous devez employer pour retrouver la jeune dame que vous avez épousée ; mais faites bien attention à ne pas prononcer le nom de Dieu en traversant avec lui les airs ; car cet esclave est du nombre des génies révoltés qui sont soumis à notre puissance ; et si par hasard vous oubliez de suivre le conseil que je vous donne, il disparoîtra aussitôt, et en tombant vous courrez risque de perdre la vie. »

» Je montai donc sur le dos du génie rebelle, en me promettant bien de faire la plus grande attention à ce qui m’étoit prescrit. Il m’enleva rapidement dans les airs, et me fit perdre bientôt la terre de vue. Je n’aperçus plus qu’un espace immense, où les astres, semblables à de hautes montagnes, faisoient autour de moi leurs révolutions ; et je m’élevai si haut, que j’entendis distinctement les concerts des anges, qui chantoient des hymnes au pied du trône du Tout-Puissant. Mon conducteur m’expliquoit la nature et les propriétés des objets qui s’offroient de toutes parts à ma vue : il m’entretenoit sans cesse du nombre infini des choses créées, pour éloigner de mon esprit l’idée du Créateur, et s’efforçoit, par ses vains raisonnemens et ses discours, de m’empêcher d’exprimer mon admiration pour tout ce que je voyois, en prononçant le nom de Dieu.

» Tout-à-coup un esprit céleste, couvert d’un manteau bleu d’azur, et dont les cheveux blonds tomboient en grosses boucles sur ses épaules, se présenta devant moi. Son visage étoit éclatant de lumière, et il tenoit à la main une lance d’où jaillissoient de toutes parts des étincelles de feu. « Abou Mohammed, me dit-il, prononce sur-le-champ la formule : Il n’y a point d’autre Dieu que le souverain, auteur de toutes choses, ou je vais te frapper de cette lance. » Effrayé de sa menace, j’oubliai toutes mes résolutions, et proferai les paroles qui devoient causer ma perte. Soudain l’ange de lumière frappa de sa lance le génie rebelle, et le réduisit en cendres. Pour moi, je descendis aussitôt rapidement vers la terre, et tombai dans les flots.

» Étourdi de ma chute, je restai quelque temps sous l’eau. Ayant ensuite repris mes esprits, je me mis à nager de toutes mes forces ; mais j’aurois infailliblement perdu la vie, si je n’avois été aperçu par quelques matelots qui se trouvoient par hasard dans une barque à peu de distance de l’endroit où j’étois tombé. Ils vinrent aussitôt à mon secours ; et m’ayant saisi par mes habits, ils parvinrent à me mettre à bord.

» Ces hommes parloient un langage qui m’étoit tout-à-fait inconnu : ils m’adressèrent plusieurs fois la parole ; mais je leur fis comprendre, par signes, que je ne les entendois pas. Vers le soir, ils jetèrent leurs filets à la mer, et attrapèrent une grande quantité de poissons qu’ils firent rôtir, et dont je mangeai avec grand appétit. Le lendemain matin ils cinglèrent vers la terre ; et étant débarqués, ils me conduisirent dans une ville très-peuplée, et me présentèrent à leur roi, qui me reçut de la manière la plus flatteuse et la plus distinguée. M’étant informé du nom de la ville où je me trouvois, j’appris qu’elle s’appeloit Henad, et que c’était une des villes maritimes les plus considérables de la Chine.

» Le roi recommanda expressément à un de ses visirs de prendre le plus grand soin de moi, et de me faire voir toutes les curiosités du pays. On me raconta que dans les anciens temps les habitans de cette ville étoient livrés à toutes sortes de superstitions, et que pour les punir, Dieu les avoit métamorphosés en pierres. Ce qui me surprit le plus, fut la beauté des arbres fruitiers qui croissoient aux environs en si grande quantité, que je ne me rappelle pas en avoir jamais autant vu ailleurs.

» Je passai environ un mois à m’amuser et à me divertir dans cette ville. Un jour que je me promenois sur les bords du fleuve qui en baigne les murs, j’aperçus un cavalier qui venoit à toute bride de mon côté. « N’êtes-vous pas Abou Mohammed Alkeslan, me demanda-t-il quand il fut près de moi ? » Sur ma réponse affirmative, il me dit de ne pas m’effrayer, qu’il étoit un de mes amis, et qu’il vouloit me témoigner sa reconnoissance pour un service que je lui avois rendu.

« Qui êtes-vous donc lui demandai-je avec surprise ? » « Je suis, me répondit-il, le frère du serpent blanc, et je viens vous apprendre que vous n’êtes pas fort éloigné du lieu où votre épouse est renfermée. » En même temps, il me couvrit de son manteau, et me fit monter derrière lui. Il partit comme un éclair, et nous nous enfonçâmes dans une vaste forêt.

» Après avoir galoppé assez long-temps, il s’arrêta tout-à-coup, et me fit descendre de cheval. « Vous voyez ces deux montagnes, me dit-il, côtoyez-les jusqu’à ce que vous aperceviez la ville d’Airain ; mais gardez-vous bien de vouloir y entrer avant que je vienne vous revoir, et que je vous donne un moyen d’y pénétrer sans danger. » En disant cela il disparut, et me laissa dans une solitude épouvantable.

» Je marchois péniblement dans une plaine aride où, sans doute, avant moi aucun mortel n’avoit encore pénétré, et j’aperçus enfin la ville dont le génie m’avoit parlé. Les murs en étoient d’airain, et si élevés qu’ils se perdoient dans les nues. Je m’en approchai, et j’en fis le tour, dans le dessein de découvrir un endroit par où l’on pût y entrer ; mais toutes mes recherches furent inutiles. Dans ce moment, le frère du serpent blanc parut devant moi, et me présenta une épée enchantée, avec laquelle je pourrois, me dit-il, pénétrer dans la ville sans être aperçu. Je pris l’épée, et le génie disparut sans me laisser le temps de lui répondre.

» Un bruit confus de voix ayant peu après frappé mes oreilles, je me retournai, et j’aperçus une troupe d’hommes qui avoient les yeux au milieu de la poitrine. Dès qu’ils me virent, ils s’approchèrent de moi, et me demandèrent qui j’étois, et qui avoit pu m’amener en cet endroit ? Je satisfis à leurs questions, et leur racontai mes aventures. Ils me dirent que la jeune dame dont je venois de leur parler étoit effectivement renfermée avec le génie rebelle dans la ville d’Airain ; mais qu’ils ignoroient de quelle manière il l’avoit traitée. Quant à nous, ajoutèrent-ils, vous n’avez rien à craindre de notre part ; car nous sommes attachés au service des frères du serpent blanc. Si vous voulez pénétrer au-delà de ces murs, allez vers cette fontaine, examinez de quel côté vient l’eau, et suivez son cours : il vous conduira dans la ville ; c’est le seul chemin que vous puissiez prendre pour y entrer.

» Je suivis le conseil des génies, et j’aperçus un aqueduc : j’y entrai, et j’en parcourus toute la longueur. À peine avois-je fait quelques pas hors de l’aqueduc, que je vis mon épouse dans une vaste prairie, assise sur un coussin de brocard d’or, et couverte d’un voile de soie dont les bords représentoient un superbe jardin planté d’arbres chargés de fruits d’or et de perles.

» Dès qu’elle m’aperçut, elle se leva avec empressement, et me demanda qui avoit pu m’introduire dans un lieu inaccessible à tous les mortels ? Quand mes premiers transports furent calmés, je lui racontai dans le plus grand détail ce qui m’étoit arrivé depuis notre séparation, et je la priai de satisfaire à son tour ma curiosité, et de m’indiquer, s’il lui étoit possible, les moyens qu’il falloit employer pour sa délivrance.

« L’extrême passion que ce maudit génie a conçue pour moi, me dit mon épouse, ne lui a pas permis de me rien cacher de ce qui peut lui nuire ou lui être utile. Il m’a dévoilé tous ses secrets, et j’ai appris de sa propre bouche qu’il y a près d’ici un talisman qui soumet à sa puissance tout ce que cette ville contient dans ses murs. Au moyen de ce talisman, rien ne résiste à ses ordres. Il est renfermé dans une colonne… » « Où est cette colonne, m’écriai-je vivement en l’interrompant ? » « La voilà, me dit-elle en me la montrant du doigt ; c’est là que la puissance de notre ennemi est concentrée. »

» Enchanté de connoître un secret qui pouvoit m’être aussi utile, je m’informai exactement en quoi consistoit ce talisman ? « C’est un aigle, me dit mon épouse, sur lequel sont gravés des caractères que je ne connois pas. Si vous pouvez parvenir à vous en rendre maître, approchez-vous sur-le-champ d’un réchaud ardent, jettez-y quelques pincées de musc, et présentez l’aigle à la fumée qui s’en élèvera. Tous les génies paroîtront alors devant vous, prêts à exécuter ce que vous voudrez leur commander. »

» Je m’avançai aussitôt vers la colonne sans crainte d’être aperçu, à cause de l’épée enchantée qui me rendoit invisible ; et m’étant emparé de l’aigle, je voulus éprouver aussitôt sa vertu. Les génies s’étant présentés devant moi, je leur ordonnai de retourner pour le moment à leur poste, et de se tenir prêts à m’obéir à l’avenir, toutes les fois que j’aurois besoin de leur ministère. Je retournai près de mon épouse, et lui demandai si elle vouloit m’accompagner ? Elle y consentit avec joie. Nous sortîmes par le même chemin par où j’étois entré, et nous fûmes rejoindre les hommes extraordinaires qui me l’avoient indiqué. Je les priai de m’enseigner la route que je devois prendre pour retourner dans mon pays. Ils le firent de la meilleure grâce du monde, et poussèrent même la complaisance jusqu’à me conduire sur le bord de la mer, où ils me fournirent un vaisseau et des provisions.

» Nous montâmes dans le vaisseau, qui étoit près de mettre à la voile ; le vent nous fut constamment favorable, et nous arrivâmes fort heureusement à Basra. Le schérif, charmé de revoir sa fille bien aimée, nous reçut à bras ouverts, et nous combla d’amitiés et de caresses.

» Après m’être reposé quelque temps des fatigues que j’avois essuyées, je m’enfermai seul un jour dans mon appartement ; je pris l’aigle que j’avois conservé avec le plus grand soin, et je me mis à faire les fumigations nécessaires. Aussitôt les génies accoururent de toutes parts, et se prosternèrent devant moi. Je leur ordonnai de transporter à Basra toutes les richesses, les pierreries et les diamans qui étoient renfermés dans la ville d’Airain : ce qu’ils exécutèrent avec toute la promptitude imaginable.

» Voulant ensuite me venger du génie rebelle qui avoit pris, pour me tromper si cruellement, la forme d’un singe, je commandai aux génies fidèles de m’amener sur-le-champ cet esprit pervers. Il se présenta devant moi d’un air humble et suppliant ; mais je ne me laissai pas toucher par ses prières. Après lui avoir fait les reproches que sa trahison méritoit, je le fis enfermer dans un vase de cuivre scellé avec du plomb, et le fis jeter à la mer.

» Depuis ce moment nous jouissons, mon épouse et moi, de la tranquillité la plus parfaite, et rien ne manque à notre bonheur. Tous les souhaits que je puis former sont aussitôt accomplis, et toutes les richesses que je puis désirer me sont apportées sur-le-champ par les génies soumis à mes ordres. Telles sont, souverain Commandeur des croyans, les faveurs singulières que je tiens de la bonté divine, et dont je ne cesse de lui rendre grâces. »

Le calife Haroun Alraschid, charmé du récit d’Abou Mohammed Alkeslan, accepta d’autant plus volontiers les présens qu’il lui avoit offerts, qu’il avoit remarqué parmi ces présens plusieurs diamans dont la grosseur et la beauté surpassoient beaucoup les désirs de Zobéïde. Il donna, de son côté, à Abou Mohammed les marques les plus éclatantes de sa générosité et de sa bienveillance, et le renvoya à Basra, comblé d’honneurs et de bienfaits.


« Ma sœur, dit Dinarzade, aussitôt que la sultane eut achevé l’histoire d’Abou Mohammed Alkeslan, vous savez que le sultan aime beaucoup ces aventures qui arrivoient au calife Haroun Alraschid, lorsqu’il sortoit le soir de son palais. Je me rappelle de vous avoir entendu parler d’une rencontre qu’il fit, et dans laquelle il fut un moment tenté de douter s’il étoit le véritable calife de Bagdad, le souverain Commandeur des croyans. » « Vous voulez parler, ma sœur, répondit Scheherazade, de l’histoire d’Ali Mohammed le joaillier, ou du faux calife ; je me la rappelle très-bien, et je pourrai vous la raconter demain, si le sultan des Indes veut bien encore me laisser la vie. » L’annonce que venoit d’entendre Schahriar avoit excité sa curiosité ; il résolut, pour la satisfaire, de différer de nouveau la mort de la sultane.

HISTOIRE
D’ALY MOHAMMED LE JOAILLER,
OU
DU FAUX CALIFE.


Le calife Haroun Alraschid étant sorti secrètement un soir de son palais, comme cela lui arrivoit quelquefois, déguisé en marchand, et accompagné de Giafar et de Mesrour, qui avoient pris le même déguisement, parcourut avec eux plusieurs quartiers de Bagdad, et se trouva sur les bords du Tigre. Ayant aperçu un vieillard assis dans une barque, le calife s’approcha de lui, le salua très-poliment, et le pria, en lui présentant une pièce d’or, de les prendre dans sa barque et de les promener un moment sur le fleuve.

« Seigneurs, répondit le vieillard, en mettant dans sa poche la pièce d’or qu’on lui avoit offerte, il m’est impossible de vous procurer ce plaisir ; car le calife Haroun Alraschid vient ici tous les soirs prendre le frais et se promener en gondole. Il est accompagné d’un héraut qui publie à haute voix : « Défenses à toutes personnes, de quelque rang et de quelque qualité qu’elles soient, grands ou petits, jeunes ou vieux, de traverser le Tigre, sous peine de perdre la tête, ou d’être attachées au mat de leur vaisseau. » Vous arrivez justement au moment où sa gondole va passer, et je vous conseille de vous retirer sur-le-champ. »

Le calife et Giafar, fort étonnés de ce qu’ils entendoient, présentèrent chacun une pièce d’or au vieillard, et le prièrent de les laisser entrer sous des planches qui formoient une espèce de cabane au milieu de son bateau, en attendant que la gondole fût passée. Le vieillard prit les deux pièces d’or en se recommandant à Dieu, fit entrer le calife et ses compagnons dans son bateau, et s’éloigna un peu du rivage. À peine avoit-il donné quelques coups d’aviron, qu’ils virent s’avancer au milieu du Tigre une gondole décorée avec la plus grande magnificence, et éclairée par un grand nombre de torches et de flambeaux.

« Ne vous l’avois-je pas bien dit, s’écria le vieillard tout tremblant ? » Ayant aussitôt quitté son aviron, il fit passer les faux marchands sous les planches qui couvroient une partie de son bateau, et étendit à l’entour une toile noire, à travers laquelle ils pouvoient jouir de la vue du spectacle qui s’offroit à leurs regards.

Sur le devant de la gondole étoit un esclave tenant une cassolette d’or pur, où brûloit du bois d’aloès. Il étoit couvert d’une tunique de satin rouge, rattachée par une agrafe d’or sur une de ses épaules. Il avoit sur sa tête un turban d’une mousseline extrêmement fine, et portoit en bandoulière un petit sac de soie verte, brodé en or, où étoit renfermé le bois d’aloès qu’il mettoit dans sa cassolette. Un autre esclave, vêtu de la même manière, et chargé d’une fonction pareille, étoit assis à l’autre extrémité de la gondole.

À droite et à gauche étoient rangés deux cents esclaves couverts d’habits magnifiques, et au milieu d’eux s’élevoit un trône d’or, sur lequel étoit assis un jeune homme dont la grâce et la beauté effaçoient l’éclat dont il étoit environné. Il étoit vêtu d’une robe noire, brodée d’or et de diamans. Il avoit au-dessous de lui un homme qui ressembloit parfaitement au grand visir Giafar ; derrière lui, un esclave debout, l’épée nue à la main, jouoit, à s’y méprendre, le rôle de Mesrour, chef des eunuques. Autour de lui paroissoient rangés ses courtisans et ses favoris, au nombre de vingt.

Le calife, extrêmement surpris d’un pareil spectacle, dit à son grand visir ; « Que penses-tu de cette aventure ? » « Souverain Commandeur des croyans, répondit Giafar, je ne reviens pas de mon étonnement, et je ne conçois rien à une pareille rencontre. » « C’est, sans doute, reprit le calife, un de mes fils, Almamoun ou Alamin, qui veut s’amuser. » Comme la barque passoit dans ce moment à peu de distance de l’endroit où ils se trouvoient, le calife fixa avec plus d’attention le jeune homme assis sur le trône d’or. Ses traits et sa beauté, sa taille et son maintien, une certaine dignité répandue sur toute sa personne, et le cortége dont il étoit entouré, le charmèrent au point qu’il ne put s’empêcher de dire à Giafar :

« En vérité, visir, il me semble voir la pompe et la magnificence qui m’environne au milieu de ma cour ; il n’y manque absolument rien. Ne diroit-on pas que c’est toi-même que voilà (en montrant le personnage qui étoit en face du jeune homme) ? Ne prendroit-on pas cet esclave pour Mesrour ; et ces courtisans ne ressemblent-ils pas exactement à ceux qui m’entourent ? Je l’avoue franchement, ce que je vois ici embarrasse mon esprit, et je ne sais si je rêve ou si je suis éveillé. »

« Je suis dans la même perplexité, répondit le visir, et mes idées se confondent tellement, que si je ne me trouvois pas auprès de votre Majesté, je serois tenté de douter en ce moment si je suis le véritable Giafar. »

La barque s’étant éloignée, et ayant bientôt disparu à leurs yeux, le vieillard, qui étoit resté muet et tout tremblant pendant qu’elle passoit, s’écria en reprenant son aviron : « Dieu soit loué, heureusement personne ne nous a aperçus, et nous sommes maintenant hors de danger ! »

« Vieillard, reprit Haroun, ne nous as-tu pas dit que le calife vient prendre le frais tous les soirs sur le Tigre ? « « Oui, Seigneur, répondit le vieillard, et depuis un an il n’a jamais manqué d’y venir exactement. « « Eh bien, bonhomme, continua le calife, si tu veux nous faire le plaisir de nous attendre ici demain à pareille heure, nous te donnerons cinq pièces d’or pour ta peine. Comme nous sommes étrangers dans ce pays, nous ne serons pas fâchés de jouir des plaisirs et des divertissemens qu’il pourra nous procurer, et sur-tout nous serons flattés de pouvoir nous promener sur le canal. »

Le vieillard, entraîné par l’appât du gain, promit au calife, qu’il prenoit ainsi que ses compagnons pour des marchands étrangers, de se trouver le lendemain au même endroit à l’heure convenue, et il les mit à terre en les comblant de bénédictions.

Le calife, Giafar et Mesrour reprirent le chemin du palais, et y rentrèrent aussi secrètement qu’ils en étoient sortis. Ils quittèrent le costume de marchands, et reprirent chacun leurs vêtemens ordinaires. Le lendemain le divan s’étant assemblé, les visirs, les émirs, les gouverneurs des provinces et tous les grands de l’empire vinrent rendre leurs hommages ordinaires au calife, qui prolongea la séance jusqu’à la fin du jour.

Lorsque chacun se fut retiré, le calife dit à Giafar : « Allons, visir, je suis impatient de voir l’autre calife. » « Mesrour et moi, répondit le visir en riant, nous sommes prêts à aller présenter nos respects à sa Majesté. » S’étant alors déguisés tous les trois en marchands, comme la veille, ils sortirent du palais par une petite porte secrète qui donnoit sur le Tigre, et s’approchèrent gaiement de la rive, où ils trouvèrent le vieillard qui les attendoit dans sa barque.

À peine y étoient-ils entrés, qu’ils aperçurent de loin la gondole du faux calife, qui s’avançoit vers eux. L’ayant considérée avec attention, ils virent, quand elle s’approcha d’eux, qu’elle étoit bordée de deux cents esclaves différens de ceux de la veille, et ils entendirent le héraut publier à haute voix la défense accoutumée. « Parbleu, dit le calife, je n’aurois jamais pu croire une pareille chose, si je n’en avois été moi-même témoin, et si je n’avois entendu cette proclamation de mes propres oreilles. » « Vieillard, ajouta-t-il ensuite en s’adressant au patron, tiens, prends ces dix pièces d’or, et conduis-nous derrière eux. Tu n’as rien à craindre ; car l’éclat des flambeaux qui éblouissent leurs regards, les empêchera de nous distinguer dans l’obscurité à une certaine distance d’eux, et nous pourrons aisément les observer sans qu’ils s’en aperçoivent. »

Le vieillard prit les dix pièces d’or, détacha sa barque, et la dirigea dans l’ombre produite par la gondole que montoit le faux calife. Lorsqu’ils furent hors de la ville, et qu’ils eurent gagné les maisons de plaisance et les jardins qui sont aux environs, la gondole s’approcha du rivage, et aborda au fond d’un golfe qui formoit un bassin naturel au-devant d’une terrasse magnifique, éclairée, ainsi que les jardins qui étoient au-delà, par une multitude infinie de feux de diverses couleurs.

Le faux calife ayant sauté légèrement à terre, monta sur une mule qu’on lui tenoit toute prête, et s’avança au milieu de deux files d’esclaves qui portoient des flambeaux, et qui faisoient retentir l’air des cris de « Vive le souverain Commandeur des croyans ! Que Dieu prolonge son règne et le comble de ses bénédictions ! »

Haroun Alraschid, Giafar et Mesrour étant descendus à quelque distance sur le rivage, s’approchèrent du cortége, et se mêlèrent dans la foule. Quelques esclaves ayant aperçu trois personnages qu’ils ne connoissoient pas, et qui paroissoient être des marchands, les arrêtèrent, et les conduisirent sur-le-champ au faux calife.

« Qui êtes-vous, leur demanda-t-il en les fixant attentivement ? Comment êtes-vous venus jusqu’ici, et quelle affaire peut vous y amener à l’heure qu’il est ? »

« Seigneur, répondit Giafar, nous sommes des marchands étrangers qui retournons dans notre pays. Nous sommes partis ce soir de Bagdad, dans l’intention de marcher toute la nuit ; nous suivions notre chemin, lorsque vos gens nous ont rencontrés. Ils se sont saisis de nous, et nous ont amenés devant vous. »

« Rassurez-vous, leur dit le faux calife avec bonté, vous n’avez rien à craindre, puisque vous êtes étrangers ; mais si par malheur vous eussiez été de Bagdad, je vous aurois fait trancher la tête sur l’heure. » Se tournant ensuite vers son grand visir : « Chargez-vous de ces messieurs, lui dit-il, car je les invite ce soir à souper avec moi. »

Le grand visir ayant fait une profonde inclination en signe d’obéissance, fit placer les trois marchands à ses côtés, et le cortége continua de s’avancer vers un superbe palais dont le faîte se perdoit dans les nues, et que sa structure et son élégance auroient fait prendre pour la demeure d’un des plus puissans monarques de la terre.

La porte principale étoit de bois d’ébène recouvert de lames d’or. Au-dessus de cette porte on lisoit ces deux vers gravés en lettres d’or :

VERS.

« Salut et bénédiction à ce palais : c’est le séjour du bonheur et des plaisirs.

» Toutes les merveilles de l’art et de la nature s’y trouvent réunies ; en vain on tenteroit de les décrire. »[44]

Cette porte donnoit entrée dans un vestibule soutenu par des colonnes de marbre, au milieu duquel étoit un bassin aussi de marbre, d’où s’élevoient plusieurs jets-d’eau. On passoit de là dans différens appartemens décorés de tapis et de rideaux d’un travail achevé ; et l’on parvenoit ensuite dans une vaste salle où étoient rangés des siéges d’or massif, recouverts de coussins de brocard d’or et de soie.

Le cortége étant entré dans cette salle, le faux calife se plaça sous un dais de soie verte, brodé de perles et de diamans, au-dessous duquel étoit un trône d’ivoire rehaussé d’or, dont l’éclat et la magnificence le disputoient à ceux des Cosroès et des Césars. Le dais étoit entouré de rideaux de soie jaune relevés avec grâce, et qui se baissoient à volonté avec une promptitude merveilleuse.

Le faux calife s’étant assis sur son trône, on plaça devant lui l’épée royale, et tous les courtisans se rangèrent au-dessous. On apporta ensuite plusieurs tables couvertes des mets les plus recherchés. Après que chacun eut mangé, on desservit, et on présenta à laver dans des bassins d’or. On apporta ensuite à boire : l’on mit sur la table une multitude de vases de toute espèce, plus riches et plus précieux les uns que les autres, et on servit à la ronde les vins les plus exquis.

L’esclave qui versoit à boire aux convives, étant parvenu au calife Haroun, voulut remplir sa coupe ; mais ce prince la retira avec précipitation, et attira par-là sur lui les regards du faux calife.

« Pourquoi donc votre camarade ne veut-il pas boire, demanda-t-il à Giafar ? » « Il y a long-temps, Seigneur, répondit Giafar, qu’il n’a fait usage de cette boisson. » « Eh bien, reprit le faux calife, il ne faut pas le gêner. Il y a ici toutes sortes de liqueurs ; qu’il demande librement celle qu’il a coutume de boire. » Haroun Alraschid ayant demandé une autre liqueur, le faux calife l’invita obligeamment à vouloir bien lui faire raison toutes les fois que son tour de boire arriveroit.

Ils passèrent ainsi une partie de la soirée à boire et à se divertir. Lorsque le vin eut commencé à échauffer les têtes, Haroun AIraschid dit à Giafar : « Mon étonnement augmente de plus en plus. Jamais on n’a servi dans mon palais un festin aussi somptueux ni aussi magnifique que celui où nous assistons ce soir. Je voudrois bien savoir, dès à présent, quel est ce jeune homme. »

Le faux calife voyant Haroun et Giafar s’entretenir tous deux à voix basse, dit à Giafar : « Vous devez savoir, mon hôte, que parler bas avec ses voisins est, dans les assemblées, le défaut ordinaire de la malignité. »

« La malignité, répartit aussitôt Giafar, ne peut trouver à s’exercer ici. Mon camarade me disoit qu’il avoit parcouru beaucoup de pays, qu’il avoit été admis à la cour des plus puissans monarques, et vécu familièrement avec les grands ; mais que nulle part il n’avoit reçu d’accueil aussi flatteur ni aussi distingué que celui que votre Majesté a daigné lui faire ce soir, et que jamais tant de grandeur et de magnificence n’avoient frappé ses regards. Il observe seulement qu’il a entendu répéter souvent à Bagdad : Rien de plus agréable en buvant, que d’entendre de la musique. »

Le discours de Giafar fit sourire le faux calife, qui frappa aussitôt sur la table. La porte de la salle s’étant ouverte sur-le-champ, on vit paroître un esclave noir qui portoit un siége d’ivoire incrusté d’or. Il étoit suivi d’une jeune esclave d’une beauté parfaite, qui tenoit entre ses mains un luth fabriqué dans les Indes. La jeune esclave s’étant assise sur le siège d’ivoire qu’on avoit mis au milieu de la salle, accorda son instrument ; et après avoir préludé dans vingt-quatre tons, elle rentra dans celui par lequel elle avoit débuté, et chanta les paroles suivantes :

VERS.

« L’amour vous parle par ma bouche, et vous dit que je vous aime.

» Tout atteste la violence de ma passion : mon cœur est blessé, et les larmes coulent en abondance de mes yeux.

» Avant de vous voir, je ne connoissois pas l’amour : tôt ou tard il faut succomber à son destin. »[45]

Le faux calife parut fort agité, et comme hors de lui-même, tandis que la jeune esclave chantoit. À peine eut-elle achevé, qu’il poussa un grand cri, et déchira sa robe du haut en bas. Les rideaux suspendus autour de lui se baissèrent aussitôt, et on lui apporta une autre robe plus riche que la première. Le jeune homme s’en étant revêtu, se remit comme il étoit auparavant, et l’on continua à se divertir et à boire à la ronde.

Lorsque le tour du faux calife fut venu, et qu’on lui eut présenté la coupe, il frappa, comme la première fois, sur la table. La porte s’ouvrit, et l’on vit entrer un esclave noir, portant un siége d’or massif, accompagné d’une jeune esclave plus belle que la précédente. Elle s’assit sur le siége qu’on lui présenta, accorda le luth qu’elle tenoit entre ses mains, et se mit à chanter ces paroles :

VERS.

« Comment supporter l’état où je suis ? Le feu de l’amour me consume, et mes larmes forment un déluge perpétuel.

» La vie n’a plus de charmes pour moi. Quel plaisir peut goûter un cœur navré de tristesse ? «[46]

Ces vers firent sur le faux calife le même effet que les premiers. Il poussa un grand cri, et déchira sa robe du haut en bas : les rideaux suspendus autour du trône s’abaissèrent ; il se revêtit d’une autre robe, reprit sa place comme auparavant, et invita les convives à boire de nouveau. Lorsque son tour fut venu, il frappa pour la troisième fois sur la table. La porte s’ouvrit comme à l’ordinaire. Une jeune esclave dont la beauté surpassoit celle des deux précédentes, s’avança le luth à la main, précédée d’un esclave noir, s’assit au milieu de la salle, et chanta ces vers :

VERS.

« Cessez vos vains reproches, et traitez-moi avec plus de justice : mon cœur ne peut renoncer à vous aimer.

» Ayez pitié d’un malheureux dévoré d’ennui, que vous avez réduit en esclavage.

» Je succombe à la violence du mal qui me consume : vous seule pouvez m’arracher à la mort.

» Ô beauté dont l’image remplit mon cœur, comment vous oublier pour m’attacher à une autre ! »[47]

Le jeune homme habillé en calife, parut, tandis qu’on chantoit ces vers, plus violemment agité qu’il ne l’avoit encore été. Il poussa, lorsqu’ils furent achevés, des cris si lamentables, que le calife et Giafar furent touchés de compassion. Il se calma néanmoins bientôt après, et l’on continua de verser à boire. Une quatrième chanteuse ayant paru au signal du jeune homme, fit entendre ces paroles :

VERS.

« Quand finira cet éloignement et cette injuste haine ? Quand pourrai-je retrouver le bonheur dont j’ai trop peu joui ?

» N’avons-nous pas vécu ensemble dans la plus douce union, et fait envier à d’autres notre félicité ?

» La fortune cruelle nous a séparés ; mais mon cœur est toujours près de vous.

» Quand les liens qui nous attachent l’un à l’autre seroient anéantis, jamais je ne cesserois de vous aimer. »

Le jeune homme ne put résister à l’impression que firent sur lui ces vers, en lui rappelant vivement un amour malheureux. Après avoir jeté un grand cri, et déchiré ses habits comme auparavant, il s’évanouit, et se laissa tomber à la renverse. Ses esclaves étant accourus pour le secourir, et ayant oublié de baisser le rideau, dans le trouble que cet événement leur causa, Haroun Alraschid s’aperçut que son corps étoit tout couvert de marques de coups de fouet. « Visir, dit-il tout bas à Giafar, après avoir considéré quelque temps ce spectacle, qu’est-ce que cela veut dire ? Ce jeune homme si aimable et si intéressant en apparence, ne seroit-il qu’un infame brigand, et personne ne pourra-t-il ici m’instruire de ses aventures ? »

Le jeune homme étant revenu de son évanouissement, et s’étant revêtu d’autres habits, s’assit sur son trône, et se mit à converser avec les convives comme auparavant. Ayant par hasard jeté les yeux sur Haroun et Giafar, et les voyant causer ensemble, il leur demanda ce qu’ils pouvoient avoir de si important à se communiquer pour se parler ainsi continuellement à l’oreille ?

« Sire, répondit Giafar, ce que me disoit mon camarade peut sans crainte, se répéter tout haut. En qualité de marchand il a parcouru les principales villes du monde ; il a fréquenté les cours des rois et des souverains ; mais jamais il n’a vu chez aucun prince une prodigalité semblable à celle dont vous venez de nous rendre témoins en déchirant successivement plusieurs robes, dont la moindre vaut plus de cinq cents pièces d’or. »

« Chacun, reprit le faux calife, peut disposer à son gré de ses richesses et de ce qui lui appartient. Ce que vous venez de voir est une des manières dont je témoigne ma libéralité à ceux qui m’entourent. Chaque robe que je déchire est pour quelqu’un des convives, qui reçoit, s’il veut, en échange, cinq cents pièces d’or. »

Giafar répondit aussitôt par ces deux vers :


« Tout ce que vous possédez est au reste des hommes ; les Bienfaits ont bâti leur palais dans le creux de votre main.

» S’ils fermoient ailleurs leurs portes, vos doigts sauroient aisément les ouvrir. »[48]

Le compliment du grand visir charma tellement le faux calife, qu’il le fit revêtir à l’instant même d’un riche caftan, et lui fit donner une bourse de mille pièces d’or.

On recommença ensuite à boire et à se divertir. Haroun AIraschid prenoit cependant peu de part à la joie qui animoit tous les convives, et étoit toujours occupé du spectacle qui avoit frappé ses regards. Ne pouvant plus réprimer sa curiosité, il ordonna à Giafar de demander au jeune homme pour quel motif on l’avoit ainsi déchiré à coups de fouet ? Le visir ayant représenté à son maître qu’une pareille demande pouvoit être déplacée dans ce moment, et qu’il devoit attendre au lendemain pour s’instruire de ce qu’il desiroit savoir : « J’en jure par ma tête, lui répondit Haroun, et par le tombeau d’Abbas[49], si tu n’interroges à l’instant ce jeune homme, tu ressentiras bientôt les effets terribles de mon courroux. »

Le faux calife ayant en ce moment regardé Haroun et Giafar, leur demanda quel étoit le sujet de leur altercation ? « Ce n’est rien, Sire, répondit Giafar en tâchant d’éluder la question. » « Je veux absolument le savoir, reprit le faux calife, et je vous conjure de ne me rien cacher. »

« Mon camarade, dit alors Giafar, croit avoir aperçu sur votre corps des marques de coups de fouet. Cette vue l’a singulièrement étonné. « Comment, m’a-t-il dit, un calife peut-il avoir été ainsi maltraité ? » Mon camarade desireroit connoître la cause d’un événement aussi extraordinaire, et j’espère que votre Majesté voudra bien lui pardonner sa hardiesse et sa curiosité. »

Le faux calife, loin de paroître offensé d’une pareille question, dit en souriant : « Je vois bien, Seigneurs, que vous êtes des personnages d’un rang supérieur à celui que votre extérieur annonce, et je soupçonne fort que celui d’entre vous qui manifeste une curiosité si vive, est le calife Haroun Alraschid lui-même, qui pour s’amuser a quitté son palais, déguisé en marchand, ainsi que son grand visir Giafar, et Mesrour, le chef de ses eunuques. »

« Bannissez, Seigneur, une pareille pensée de votre esprit, s’écria vivement Giafar en l’interrompant. De pauvres marchands comme nous ne méritent pas qu’on les honore d’un pareil soupçon. »

« Si mon soupçon est bien fondé, reprit le jeune homme, cette rencontre est ce que je desirois le plus, et j’espère qu’elle mettra fin à mon malheur. Quoi qu’il en soit, continua-t-il en souriant, je commencerai par vous dire que je ne suis point le souverain Commandeur des croyans ; je ne me fais ainsi appeler, et je ne prends tous les soirs ce costume que pour me distraire, et charmer les tourmens que me fait éprouver une personne plus belle que les astres. Quoique séparé d’elle, ses grands yeux noirs, ses joues de rose, les arcs de ses sourcils sont toujours présens à mon esprit ; mais avant de vous parler d’elle, je dois vous faire connoître qui je suis.

» Je m’appelle Aly, fils de Mohammed le joaillier. Mon père, qui étoit un des plus riches marchands de Bagdad, me laissa à sa mort maître d’une fortune immense, consistant en or et argent, en pierreries, en rubis, en émeraudes et en diamans de toute espèce. Je possédois de vastes jardins et des terres d’un revenu considérable, et j’avois à mon service un grand nombre d’esclaves de l’un et de l’autre sexe.

» Un jour que j’étois dans mon magasin, occupé à régler mes comptes avec mes commis et mes serviteurs, une jeune dame, montée sur une mule, et accompagnée de trois jeunes esclaves d’une grande beauté, s’arrêta devant ma porte, descendit légèrement à terre, entra dans mon magasin, et s’assit. « N’êtes-vous point, me dit-elle, le seigneur Aly, fils de Mohammed le joaillier ? » « Prêt à vous obéir, Madame, lui répondis-je. Qu’y a-t-il pour votre service ? »

« Auriez-vous, reprit-elle, un collier de diamans qui pût me convenir ? » « Madame, lui dis-je, je vais vous faire apporter tous ceux que j’ai chez moi. Si quelqu’un d’eux vous convient, votre esclave s’estimera trop heureux ; si au contraire il n’en est aucun qui soit de votre goût, ce sera pour votre esclave un malheur bien sensible. »

» J’avois dans mon magasin cent colliers de diamans. Je les fis apporter les uns après les autres, et je les étalai devant elle. Lorsqu’elle les eut tous bien considérés, elle me dit qu’elle n’en trouvoit aucun à son goût, et qu’elle en desiroit un plus riche et plus beau que ceux qu’elle venoit de voir.

» Je possédois encore heureusement un petit collier que mon père avoit acheté cent mille pièces d’or, et qui surpassoit en éclat tout ce que les plus puissans monarques avoient de plus précieux. « Je suis désolé, Madame, lui dis-je, qu’aucun des objets que je vous ai montrés ne puisse vous convenir : il ne me reste plus qu’un petit collier de perles fines et de diamians, mais si beau et d’un travail si achevé, que je ne crois pas qu’aucun grand de la terre en possède un pareil. » « Voyons-le, me dit-elle avec empressement. »

» La jeune dame n’eut pas plutôt vu le petit collier que j’avois été chercher, qu’elle s’écria : « Voilà justement le collier que j’ai toujours désiré. De quel prix est-il ? » « Mon père, lui dis-je, l’a payé cent mille pièces d’or. » « Eh bien, je vous en offre cinq mille de plus : êtes-vous content, me dit-elle ? » « Madame, m’écriai-je, le collier et son maitre sont entièrement à votre disposition. » « Vous êtes trop galant, Seigneur, dit-elle en se levant : si vous voulez me faire l’honneur de m’accompagner jusque chez moi, je vous ferai compter le prix de votre collier, et peut-être ne vous repentirez-vous pas de votre complaisance. »

» Je me levai aussitôt, transporté de joie ; et ayant ordonné à mes esclaves de fermer mon magasin, je présentai la main à la jeune dame, pour l’aider à remonter sur sa mule, et je l’accompagnai jusqu’à la porte d’une maison de grande apparence, où elle descendit, en me priant d’attendre un moment, jusqu’à ce qu’elle eût fait avertir son banquier. À peine étoit-elle entrée dans la maison, qu’une jeune esclave vint m’inviter à entrer sous le vestibule, en me disant qu’il ne convenoit pas qu’une personne comme moi restât à attendre à la porte. Un moment après une autre esclave vint me dire que sa maîtresse me prioit de passer dans le salon pour recevoir mon argent. J’entrai dans la maison, précédé de l’esclave qui me conduisit dans le salon, et me fit asseoir.

» Au milieu du salon étoit un trône d’or, surmonté d’un dais, et entouré de rideaux de soie. J’étois à peine assis, que les rideaux s’ouvrirent, et me laissèrent voir la jeune dame, qui parut, à mes yeux éblouis, comme un astre rayonnant de lumière. Sa beauté étoit encore relevée par l’éclat d’une parure magnifique, et sur-tout par la richesse du collier que je lui avois vendu. La vue de tant d’attraits fît sur moi une impression si vive, que je parus un moment interdit et immobile.

» Aussitôt que la jeune dame m’aperçut, elle se leva de dessus son trône, et s’avança vers moi d’un air riant. « Seigneur Aly, me dit-elle, votre douceur et votre honnêteté me plaisent infiniment. » « Madame, lui répondis-je, enhardi par un accueil aussi gracieux, c’est à vous seule qu’il appartient de plaire ; car vous réunissez tout ce qui peut captiver les cœurs, et il est impossible de vous voir sans éprouver l’effet de vos charmes. »

» La jeune dame parut plus sensible à mon compliment que je n’aurois osé l’espérer. Je crus reconnoître qu’elle ne m’avoit pas vu d’un œil indifférent, et elle m’en donna bientôt elle-même l’assurance. « Il est inutile, me dit-elle, de vous cacher plus long-temps les sentimens que vous m’avez inspirés ; la manière dont je vous reçois vous montre assez à quel point vous m’intéressez. »

» Ces mots furent comme un trait de feu qui pénétra jusqu’au fond de mon cœur. J’eus peine à contenir mes transports, et je lui peignis avec vivacité tout l’amour dont je me sentois de plus en plus embrasé.

« Savez-vous, me dit alors la jeune dame, à qui vous adressez ce langage ? » « Madame, lui répondis-je, cette connoissance ne pourroit rien changer à mon amour. » « Apprenez, reprit-elle, que ma naissance et mes sentimens ne me permettent d’écouter d’autre amour qu’un amour honnête et légitime. Je suis la princesse Dounia, fille d’Iahia Ebn Khaled al Barmaki, et sœur du grand visir Giafar. »

» Ce discours me causa une surprise extrême ; je fis quelque pas en arrière, et tâchai de m’excuser en disant : « Pardonnez, Madame, mon indiscrétion ; pardonnez un aveu que j’aurois pour jamais renfermé dans mon ame, si j’avois connu plus tôt le haut rang dans lequel vous êtes née. Les bontés que vous avez daigné me témoigner m’ont aveuglé, je l’avoue ; elles seules peuvent me servir d’excuse. »

« Ne cherchez pas à vous excuser, reprit en riant la princesse ; je ne vous aurois pas fait la première l’aveu de mes sentimens, si je n’avois dessein de vous prendre pour époux. Puisque nos deux cœurs s’entendent si bien, rien ne sauroit s’opposer à notre union. Je puis disposer de ma personne, et le cadi ne me refusera pas son ministère. » En achevant ces mots la belle Dounia commanda qu’on allât chercher le cadi et des témoins.

» Lorsque le cadi et les témoins furent arrivés, Dounia leur dit : « Le seigneur Aly, ici présent, fils de Mohammed le joaillier, m’a demandé ma main ; je la lui ai accordée, et j’ai reçu en dot le collier que voici. » Le contrat étant dressé, le cadi se retira, et l’on servit un repas composé des mets les plus exquis et les plus délicats. Dix jeunes esclaves, toutes d’une rare beauté, vêtues de la manière la plus élégante, s’empressoient de prévenir nos moindres volontés.

» Sur la fin du repas, la princesse Dounia ordonna aux jeunes esclaves de chanter. L’une d’elles commença ainsi :

VERS.

« Mon cœur et mes vœux sont soumis à votre empire ; je ne desire autre chose au monde que de vous plaire.»

« Qu’il est doux de passer sa vie près de l’objet qu’on aime, de le voir, de l’entendre, et de pouvoir sans cesse lui dire tout ce que sa beauté nous inspire ! »[50]

» Les autres esclaves célébrèrent pareillement dans leurs chants notre union et mon bonheur. Lorsqu’elles eurent fini, la princesse Dounia prit elle-même un luth, et chanta ces vers :

VERS.

« J’en jure par le plaisir qu’on goûte auprès de vous, mon amour est égal à l’ardeur brûlante du midi. Ayez pitié d’une esclave aux yeux de laquelle vous effacez le reste des hommes. »

« Le reflet de la liqueur contenue dans ce verre, donne à votre visage l’éclat de la rose mêlé à la beauté du mirte. »[51]

» Lorsqu’elle eut achevé, elle me présenta l’instrument. Je le pris, et je répondis par ce compliment à celui qu’elle m’avoit adressé :

VERS.

« Le ciel vous a donné en partage la beauté tout entière : qui pourroit vous être comparé ?

» Vos yeux sont faits pour enchaîner tous les mortels : j’ai ressenti leur pouvoir magique.

» Vos joues rassemblent le feu et l’eau, et les roses y croissent naturellement. »[52]


» Je vivois ainsi depuis un mois, renfermé avec la belle Dounia, uniquement occupé du bonheur de la posséder, et oubliant auprès d’elle mon magasin, mes esclaves, mes connoissances, et le soin de mes affaires. « Mon cher Aly, me dit un jour la princesse, il faut nécessairement que je sorte aujourd’hui pour aller au bain ; mais j’exige de vous la promesse de rester sur ce sofa, ou du moins de ne pas sortir de ce salon avant mon retour. Comme c’étoit un bonheur pour moi de satisfaire ses moindres désirs, je lui jurai, sans peine, de lui obéir à cet égard. Sur cette assurance elle partit, accompagnée de toutes ses esclaves.

» À peine étoit-elle au bout de la rue, que la porte du salon s’ouvrit. Une vieille femme s’avança vers moi, et me dit en s’inclinant profondément : « Seigneur Aly, la sultane Zobéïde, ma maîtresse, desire vous entretenir un moment. Elle a entendu parler de votre mérite, sur-tout de votre talent pour la musique, et elle brûle d’envie de vous entendre chanter. » « Il m’est impossible de sortir, répondis-je à la vieille, avant le retour de ma chère Dounia. » « Y pensez-vous, Seigneur, reprit la vieille, et voulez-vous, en vous refusant aux desirs de la sultane Zobéïde, exciter sa colère, et vous exposer aux effets de son ressentiment ? Vous connoissez sa puissance, et le crédit qu’elle a sur l’esprit du calife ; votre refus peut avoir les plus dangereuses conséquences pour vous et pour votre épouse. Venez, croyez-moi, parler à la sultane ; vous serez de retour dans un moment. »

» Je me levai aussitôt, quoiqu’avec répugnance, pour suivre la vieille qui marchoit à grands pas devant moi. Elle me conduisit au palais de la sultane, et me fit entrer dans son appartement.

« C’est donc vous, dit la sultane en me voyant, qui avez su fixer le cœur de la princesse Dounia ? » « Madame, lui répondis-je, votre esclave a été assez heureux pour attirer sur lui les regards de la princesse. » « Je n’en suis pas surprise, reprit la sultane, j’ai beaucoup entendu parler de votre bonne mine et de vos talens. Votre extérieur ne dément pas l’éloge qu’on m’a fait de vous, en vous peignant sous les traits les plus aimables : je desirerois pareillement connoître vos talens pour la musique, et vous entendre chanter seulement un air. »

Je m’inclinai profondément en signe d’obéissance. On m’apporta aussitôt un luth, et je chantai ce couplet, que j’avois composé pour ma princesse :

VERS.

« Le cœur d’un amant est dévoré par son amour, et son corps est en proie à la langueur qui le consume.

» Le ciel a remis entre mes mains un astre que j’adore, lors même qu’il se couvre de nuages.

» Je suis soumis à toutes ses volontés, et je chéris dans toutes ses actions celle qui m’est chère. »[53]

» Zobéïde trouva les vers fort à son gré, et m’adressa des complimens très-flatteurs sur la beauté et la pureté de ma voix. « Je ne veux pas vous retenir plus long-temps, me dit-elle ensuite, votre épouse peut rentrer pendant votre absence, et je serois désolée que votre complaisance pour moi vous brouillât avec elle. » Je pris donc congé de la sultane en faisant des vœux pour son bonheur ; et, précédé de la vieille, je me hâtai de regagner le palais de la princesse.

Malheureusement pour moi, mon épouse étoit déjà de retour. J’entrai, en tremblant, dans ce salon dont je ne devois pas sortir, et je la trouvai couchée sur le sofa, paroissant dormir profondément. Je m’approchai doucement, et m’assis auprès d’elle ; mais, malgré toutes les précautions que je prenois pour ne pas la réveiller, elle ouvrit les yeux, et m’ayant aperçu, elle me donna un si furieux coup de pied qu’elle me jeta par terre. « Perfide, me dit-elle, c’est donc ainsi que tu tiens tes promesses ! Tu as été chez la sultane Zobéïde, malgré le serment que tu m’avois fait de ne pas sortir ? Si je n’écoutois que mon ressentiment et ma jalousie, je ferois mettre le feu au palais de la sultane, et je l’ensevelirois sous ses débris.

» Dounia se leva ensuite d’un air furieux, et appela Sawab. Je vis aussitôt paroitre un grand esclave noir, tenant une épée nue à la main. « Sawab, lui dit-elle, saisis ce traître, ce perfide, et tranche-lui la tête sur-le-champ. »

» Sawab se mit aussitôt en devoir d’exécuter cet ordre barbare. Il me saisit au collet d’une main vigoureuse, me banda les yeux, et étoit prêt à me faire voler la tête de dessus les épaules, lorsque toutes les jeunes esclaves se précipitèrent aux pieds de leur maîtresse, et la supplièrent de ne pas me faire périr. « Madame, lui disoient-elles, il ne connoissoit pas encore votre caractère. Sa faute n’a point été préméditée ; c’est une faute involontaire dans laquelle il a été entraîné, et qui ne mérite pas la mort. » « Je veux bien, dit la princesse après s’être long-temps fait prier, ne pas verser son sang ; mais il faut qu’il soit puni, et qu’il porte des marques de ma vengeance, qui lui rappellent sans cesse son crime et sa trahison. Dépouille-le, dit-elle à l’esclave noir, et donne-lui sur-le-champ cent coups de fouet. »

» L’esclave ne s’acquitta que trop bien de l’ordre qu’il venoit de recevoir : il me déchira les flancs et les épaules de la manière la plus barbare, et me mit dans un état capable de toucher de pitié le cœur le plus cruel ; mais la princesse, insensible à mes cris, lui ordonna de me mettre à la porte, et me signifia de ne plus reparoître chez elle. Comme j’étois étendu par terre, baigné dans mon sang, et qu’il m’étoit impossible de me lever seul, deux esclaves robustes me prirent entre leurs bras, me portèrent dans la rue, où ils me laissèrent étendu, presque sans connoissance, et refermèrent la porte sur eux.

» Je repris peu à peu mes esprits ; je me levai avec beaucoup de peine, et je marchai, ou plutôt je me traînai jusqu’à ma maison. Je fis venir un chirurgien qui pansa mes plaies, et les guérit ; mais il ne put faire disparoître les traces des coups que vous avez aperçues sur mon corps.

» Lorsque je fus parfaitement rétabli, et que j’eus pris plusieurs bains, je me rendis à mon magasin, et je vendis toutes mes marchandises. J’achetai quatre cents esclaves si bien choisis, que les plus grands princes n’en possèdent pas de plus beaux et de mieux faits. Deux cents de ces esclaves devoient m’accompagner un jour, et les autres le lendemain. Je leur distribuai les divers emplois de la cour, et je leur assignai des pensions.

» Je fis ensuite construire la gondole dans laquelle vous m’avez vu, qui me coûta douze cents pièces d’or, et j’imaginai de venir me promener tous les soirs sur le Tigre, en me faisant passer pour le calife. J’esperois que ce stratagème venant bientôt à la connoissance du grand Haroun Alraschid, exciteroit sa curiosité, et me procureroit bientôt l’occasion de lui raconter ma funeste aventure. Depuis près d’un an j’attends cette heureuse occasion ; et pendant tout cet espace de temps je n’ai appris aucune nouvelle de celle qu’il m’est impossible d’oublier, et sans laquelle je ne puis plus vivre. »

Le jeune homme, en achevant ces mots, répandit un torrent de larmes, et récita des vers qui peignoient fortement la violence de son amour.

Le calife Haroun Alraschid fut vivement touché de cette aventure, et se promit bien de faire en cette occasion un acte de justice, et de rendre au jeune homme le seul bien qui pouvoit faire son bonheur. Il lui témoigna l’intérêt que son récit lui avoit inspiré, et lui demanda la permission de se retirer, ainsi que ses compagnons. Le jeune homme ne voulut pas les laisser partir sans qu’ils eussent accepté quelques présens, qui devoient, disoit-il, leur rappeler le souvenir de ses malheurs, et de la soirée qu’ils avoient passée ensemble. Ils les acceptèrent, prirent congé de lui, et rentrèrent secrètement au palais. Avant de se retirer dans son appartement, le calife donna ordre à Giafar de lui amener le jeune homme dès qu’il feroit jour.

Le visir se transporta le lendemain de grand matin chez Aly, et le prévint que le calife desiroit lui parler. Le jeune homme, entendant prononcer le nom du calife, fit l’éloge de ses vertus, et témoigna beaucoup de joie de paroître en sa présence. Il partit aussitôt avec Giafar, qui le fit entrer dans l’appartement où Haroun les attendoit. Le jeune homme reconnut aussitôt le calife, qu’il avoit rencontré la veille, déguisé en marchand. Il ne parut aucunement déconcerté de cette découverte, se prosterna la face contre terre, et adressa au prince un compliment très-agréable, qui finissoit par ces vers.

« Votre cour est un temple[54] qu’on visite sans cesse : le sol en est plus foulé que celui qui entoure le puits de Zemzem[55].

» Pourquoi ne pas faire publier partout : C’est ici le séjour d’Abraham[56], Haroun est un autre Abraham ? »

Haroun Alraschid ne put s’empêcher de sourire. Il reçut fort bien le jeune homme, le fit asseoir à ses côtés, et lui témoigna qu’il étoit très-sensible à ses malheurs. Le jeune homme rougit, et pria le calife de lui pardonner le stratagème dont il s’étoit servi pour les lui faire connoître. « Voulez-vous, lui dit alors le calife, que je vous réunisse à votre épouse ? » « Ô ciel, s’écria le jeune homme en versant des larmes de joie, et pouvant à peine contenir ses transports, je serai aujourd’hui le plus heureux des hommes, si la princesse Dounia veut bien consentir à me recevoir pour époux ; et je tâcherai, par tous les moyens possibles, d’effacer de sa mémoire le souvenir de la faute que j’ai commise en contrevenant à ses ordres ! »

Le calife, de plus en plus convaincu de l’extrême passion que le jeune homme avoit conçue pour la princesse, se tourna vers Giafar, et lui dit : « Allez, visir, chercher votre sœur, et me l’amenez sur-le-champ. » Le visir obéit, et rentra bientôt après, accompagné de sa sœur. « Belle Dounia, lui dit le calife, reconnoissez-vous ce jeune homme ? » « Sire, répondit en souriant Dounia, comment pourrois-je le connoître ? » « Il est inutile de feindre, reprit le calife, je suis informé de tout, et je sais toutes les circonstances de cette aventure, depuis la première jusqu’à la dernière. » « Ce qui s’est passé, repartit Dounia en rougissant, étoit écrit dans le livre des destinées. J’en demande pardon à Dieu et à votre Majesté. » « Puisque vous convenez de vos torts, dit le calife en souriant, le cadi va prononcer votre sentence, et vous condamner à la peine que vous avez méritée. »

Le cadi et les témoins étant arrivés, Aly reçut des mains du calife la princesse Dounia, et l’épousa une seconde fois. Ils passèrent le reste de leurs jours dans une union parfaite, et le calife mit Aly au nombre de ses plus intimes confidens.

[57]Le sultan des Indes ne pouvoit s’empêcher d’admirer la mémoire prodigieuse de la sultane son épouse, qui ne s’épuisoit point, et qui lui fournissoit toutes les nuits de nouveaux divertissemens par tant d’histoires différentes.

Mille et une nuits s’étoient écoulées dans ces innocens amusemens ; ils avoient même beaucoup aidé à diminuer les préventions fâcheuses du sultan contre la fidélité des femmes ; son esprit étoit adouci ; il étoit convaincu du mérite et de la grande sagesse de Scheherazade ; il se souvenoit du courage avec lequel elle s’étoit exposée volontairement à devenir son épouse, sans appréhender la mort à laquelle elle savoit qu’elle étoit destinée le lendemain, comme les autres qui l’avoient précédée.

Ces considérations, et les autres belles qualités qu’il connoissoit en elle, le portèrent enfin à lui faire grâce. Je vois bien, lui dit-il, aimable Scheherazade, que vous êtes inépuisable dans vos petits contes, il y a assez longtemps que vous m’en divertissez ; vous avez apaisé ma colère ; et je renonce volontiers en votre faveur à la loi cruelle que je m’étois imposée : je vous remets entièrement dans mes bonnes grâces, et je veux que vous soyez regardée comme la libératrice de toutes les filles qui devoient être immolées à mon juste ressentiment. »

La princesse se jeta à ses pieds, les embrassa tendrement, en lui donnant toutes les marques de la reconnoissance la plus vive et la plus parfaite.

Le grand visir apprit le premier cette agréable nouvelle de la bouche même du sultan. Elle se répandit bientôt dans la ville et dans les provinces : ce qui attira au sultan et à l’aimable Scheherazade son épouse, mille louanges et mille bénédictions de tous les peuples de l’empire des Indes.

FIN DU TOME DERNIER.

Notes
  1. Les auteurs arabes, pour vanter la générosité de quelqu’un, disent qu’il est plus généreux que Hatem : agwad min hatem. Voyez Pococke, Specimen, pag. 343. Cet Hatem mourut, selon les Annales d’Abulfeda, la huitième année de l’hégire, 630 de l’ère chrétienne.
  2. Hatem eut à peine fait tuer son cheval, qu’il apprit que l’envoyé étoit venu pour le lui demander au nom de l’empereur grec.
  3. Le mot Gouthah désigne en arabe un endroit fertile, abondant en eau et planté d’arbres.
  4. Les quatre Ferouds, ou Paradis terrestres, selon les Orientaux, sont les environs de Damas ; ceux de Samarcande, appelés Sogd, d’où l’on a formé le nom de Sogdiane ; la vallée de Bewan en Perse, et les bords de la rivière Obollah, près de Basra.
  5. En arabe, wadi albenefseg.
  6. Les quatre merveilles du monde, selon les auteurs arabes, sont : Le phare d’Alexandrie ; le pont du Sangia, dans la partie septentrionale de la Syrie, près l’Euphrate ; l’église de Roha (Edesse), et la Mosquée de Damas.
  7. Emesse.
  8. Exode, chap. 21, verset 23. Coran, surate 2, verset 175 ; surate 5, verset 40 et 53.
  9. Espèce de roseau dont les Orientaux se servent pour écrire.
  10. Cette tribu habitoit un canton fertile en palmiers, entre Médine et Cufa. Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, p. 201.
  11. Ce nom signifie la lune des nobles.
  12. Dans le premier volume des Mille et une Nuits, nuit XLVIIIe, il est question seulement de six sortes d’écritures : en voici les noms, tirés du manuscrit de M. Galland, qui a cru devoir les omettre : Calam alricaa, calam almanaccac, calam alrihan, calam alnaskh, calam altholth, calam altoumar. On lit dans la suite des Mille et une Nuits, que le jeune Habib avoit appris l’art d’écrire avec des plumes taillées de sept façons. La remarque des traducteurs est encore plus ridicule : on ignore quel mérite ces peuples peuvent attacher à la science de tailler les plumes de cette manière, etc.
  13. On lit dans le Coran, que Dieu amollissoit le fer sous les doigts de David (Daoud), et qu’il faisoit des cuirasses très-serrées. Voyez Surate 34, verset 10. Ces cuirasses sont appelées, à cause de cela, daoudi. Ce nom altéré a donné lieu à cette singulière note qu’on lit dans la suite des Mille et une Nuits, tome III, page 363. Haoudi, c’est la cuirasse la plus pesante, et en même temps la plus forte.
  14. Nom d’un ouvrier qui faisoit des lances excellentes. Voyez le Dictionnaire de Golius.
  15. Ce nom signifie, en arabe, un homme qui a l’air fâché, de mauvaise humeur, comme on va le voir par ce qui suit. Il est opposé dans le texte au mot dhahouk, qui a l’air riant, gai.
  16. Innama ismouka bilâks.
  17. En arabe, dorrat algawwas, la perle du plongeur.
  18. Armaïtani, ya cadhib alban, fi talafi, etc.
  19. Dhao sadri, wa mallatni ashgioani, etc.
  20. Zalet ânni alhomoumou, wazad alishtiyac, etc. Le texte porte : Je le demande à ceux qui se rendent dans l’Iraque ; mais cette contrée particulière est mise ici pour un pays quelconque.
  21. Ou Nimat Allah, grâce, bienfait de Dieu.
  22. Bonheur.
  23. Idha kounta li maoula aîschou bifadlihi, etc.
  24. Wahayata man malakat yedahou quiyadi, etc.
  25. Célèbre capitaine arabe, gouverneur, et pour ainsi dire maître absolu de l’Iraque et de plusieurs autres provinces, sous le calife Abdalmalek, le cinquième de la dynastie des Ommiades. (Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, pag. 442.)
  26. Gloire à Dieu, louange à Dieu, il n’y a pas d’autre Dieu que lui, toute force et toute puissance appartient à Dieu, très-haut, très-grand.
  27. Wa yatouba allahou ala al mouminina, etc. Surate 33, verset 77.
  28. Ashtacou ardan antoum sakeniha, etc.
  29. Dieu est très-grand. L’avantage de ces contes étant de faire connoître les usages des Orientaux, j’ai cru devoir conserver les détails qui se trouvent ici, qu’on chercheroit vainement dans des ouvrages plus sérieux.
  30. Docteur Musulman, dont la sainteté est en grande réputation. Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, pag. 5.
  31. Porteur d’eau.
  32. Mot à mot : que les oiseaux s’étoient envolés avec leur proie.
  33. C’est le trente-sixième chapitre du Coran. Ce chapitre traite principalement de la résurrection ; et celui qui le lit dévotement, mérite autant que s’il avoit lu vingt-deux fois le Coran tout entier.
  34. Taâshactou dhabyan naîs altarf ahwara, etc.
  35. Poète célèbre sous le règne du calife Haroun, qui lui avoit donné un appartement dans son palais.
  36. Robe d’honneur.
  37. La nourriture des cœurs.
  38. Vulgairement Laïasse, sur le golfe du même nom, autrefois le golfe d’Issus.
  39. Hassan et Hossaïn, les deux fils aînés d’Ali.
  40. Peut-être l’isle de Zanzibar, près de la côte du Zanguebar, ou de la Cafrerie.
  41. Hadha nasbi wa hhasbi. Allusion assez plaisante à un trait de la vie de Moez le Dinallah, le premier des califes Fathiunites en Égypte. Ce prince ayant convoqué une grande assemblée pour se faire reconnoître calife, jeta en l’air plusieurs poignées d’or, en disant : Hadha nashi ; voilà ma généalogie. Il tira ensuite son épée, en disant : Hadha hhashi ; voilà mon titre, ou ceci me suffit.
  42. Naam al hhasb al mal.
  43. Iuna algani idha takallama bilkhithat, etc. etc.
  44. Casroun âlayhi tahhiyatoun wa salamoun etc.
  45. Lesano’lhawa fi mohgeti laka nathicoun, etc.
  46. Keïf istibari wanaro’lshouci fi kebdi, etc.
  47. Ocsorou hograkoum wa callou giafakoum, etc.
    On pourroit lire hagrakoum, et alors le sens seroit : Cessez de me fuir.
  48. Banat almakarimou wasla kaffika mauzilan, etc.
  49. Oncle de Mahomet, dont descendoient les califes Abbasside.
  50. Calbi wa amali bibabi ragiakoum, etc.
  51. Ocsimou bilaïni cawamikoum al moyasi, etc.
  52. Sebhhaaou rabbi giami alhhosni ataki, etc.
  53. Calboa al mohhibbi ma alihhbabi matouboun, etc.
  54. Il s’agit ici de la Kaaba, ou maison carrée de la Mecque, où tous les Mahométans doivent aller une fois en pélerinage.
  55. Nom d’un puits près de la Kaaba, dont les pélerins doivent boire de l’eau.
  56. Les Mahométans croient que la Kaaba a été construite par Abraham et Ismaël. Voyez le Coran, surate 2, verset 126.
  57. Le dénouement des Mille et une Nuits qu’on a fait connoître dans la préface, à la tête de la continuation (tom. VIII), ne pouvant être placé qu’à la fin d’une traduction complète de l’ouvrage, on a cru devoir conserver et transposer ici celui qu’avoit adopté M. Galland.

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Cet ouvrage a été publié le 23 avril 2024 à 15 h 36 (UTC).

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