LMUN/Tome VI

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LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME SIXIÈME.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME SIXIÈME.



Suite de l’histoire d’Aladdin, ou la Lampe merveilleuse 
 1
Les aventures du calife Haroun Alraschild 
 194
Histoire de l’aveugle Baba-Abdalla 
 205
Histoire de Sidi Nouman 
 234
Histoire de Cogia Hassan Alhabbal 
 268
Histoire d’Ali Baba et de quarante voleurs exterminés par une esclave 
 342
fin de la table.

SUITE DE L’HISTOIRE D’ALADDIN,
OU
LA LAMPE MERVEILLEUSE.


La mère d’Aladdin qui avoit vu le sultan se lever et se retirer, jugea bien qu’il ne reparoîtroit pas davantage ce jour-là, en voyant tout le monde sortir. Ainsi elle prit le parti de retourner chez elle. Aladdin qui la vit rentrer avec le présent destiné au sultan, ne sut d’abord que penser du succès de son voyage. Dans la crainte où il étoit qu’elle n’eût quelque chose de sinistre à lui annoncer, il n’avoit pas la force d’ouvrir la bouche pour lui demander quelle nouvelle elle lui apportoit. La bonne mère qui n’avoit jamais mis le pied dans le palais du sultan, et qui n’avoit pas la moindre connoissance de ce qui s’y pratiquoit ordinairement, tira son fils de l’embarras où il étoit, en lui disant avec une grande naïveté : « Mon fils, j’ai vu le sultan, et je suis bien persuadée qu’il m’a vue aussi. J’étois placée devant lui, et personne ne l’empêchoit de me voir ; mais il étoit si fort occupé par tous ceux qui lui parloient à droite et à gauche, qu’il me faisoit compassion de voir la peine et la patience qu’il se donnoit à les écouter. Cela a duré si long-temps, qu’à la fin je crois qu’il s’est ennuyé, car il s’est levé sans qu’on s’y attendît, et il s’est retiré assez brusquement, sans vouloir entendre quantité d’autres personnes qui étoient en rang pour lui parler à leur tour. Cela m’a fait cependant un grand plaisir. En effet, je commençois à perdre patience, et j’étois extrêmement fatiguée de demeurer debout si long-temps ; mais il n’y a rien de gâté : je ne manquerai pas d’y retourner demain ; le sultan ne sera peut-être pas si occupé. »

Quelqu’amoureux que fût Aladdin, il fut contraint de se contenter de cette excuse, et de s’armer de patience. Il eut au moins la satisfaction de voir que sa mère avoit fait la démarche la plus difficile, qui étoit de soutenir la vue du sultan, et d’espérer qu’à l’exemple de ceux qui lui avoient parlé en sa présence, elle n’hésiteroit pas aussi à s’acquitter de la commission dont elle étoit chargée, quand le moment favorable de lui parler se présenteroit.

Le lendemain d’aussi grand matin que le jour précédent, la mère d’Aladdin alla encore au palais du sultan avec le présent de pierreries ; mais son voyage fut inutile : elle trouva la porte du divan fermée, et elle apprit qu’il n’y avoit de conseil que de deux jours l’un, et qu’ainsi il falloit qu’elle revînt le jour suivant. Elle s’en alla porter cette nouvelle à son fils, qui fut obligé de renouveler sa patience. Elle y retourna six autres fois aux jours marqués, en se plaçant toujours devant le sultan, mais avec aussi peu de succès que la première ; et peut-être qu’elle y seroit retournée cent autres fois aussi inutilement, si le sultan, qui la voyoit toujours vis-à-vis de lui à chaque séance, n’eût fait attention à elle. Cela est d’autant plus probable, qu’il n’y avoit que ceux qui avoient des requêtes à présenter qui approchoient du sultan, chacun à leur tour, pour plaider leur cause dans leur rang ; et la mère d’Aladdin n’étoit point dans ce cas-là.

Ce jour-là enfin, après la levée du conseil, quand le sultan fut rentré dans son appartement, il dit à son grand visir : « Il y a déjà quelque temps que je remarque une certaine femme qui vient réglément chaque jour que je tiens mon conseil, et qui porte quelque chose d’enveloppé dans un linge ; elle se tient debout depuis le commencement de l’audience jusqu’à la fin, et affecte de se mettre toujours devant moi. Savez-vous ce qu’elle demande ? »

Le grand visir qui n’en savoit pas plus que le sultan, ne voulut pas néanmoins demeurer court. « Sire, répondit-il, votre Majesté n’ignore pas que les femmes forment souvent des plaintes sur des sujets de rien : celle-ci apparemment vient porter sa plainte devant votre Majesté sur ce qu’on lui a vendu de la mauvaise farine, ou sur quelqu’autre tort d’aussi peu de conséquence. » Le sultan ne se satisfit pas de cette réponse. « Au premier jour du conseil, reprit-il, si cette femme revient, ne manquez pas de la faire appeler, afin que je l’entende. » Le grand visir ne lui répondit qu’en baisant la main et en la portant au-dessus de sa tête, pour marquer qu’il étoit prêt à la perdre s’il manquoit à exécuter l’ordre du sultan.

La mère d’Aladdin s’étoit déjà fait une habitude si grande de paroître au conseil devant le sultan, qu’elle comptoit sa peine pour rien, pourvu qu’elle fît connoître à son fils qu’elle n’oublioit rien de tout ce qui dépendoit d’elle pour lui complaire. Elle retourna donc au palais le jour du conseil ; et elle se plaça à l’entrée du divan vis-à-vis le sultan, à son ordinaire.

Le grand visir n’avoit encore commencé à rapporter aucune affaire quand le sultan aperçut la mère d’Aladdin. Touché de compassion de la longue patience dont il avoit été témoin : « Avant toutes choses, de crainte que vous ne l’oubliez, dit-il au grand visir, voilà la femme dont je vous parlois dernièrement ; faites-la venir, et commençons par l’entendre et par expédier l’affaire qui l’amène. » Aussitôt le grand visir montra cette femme au chef des huissiers qui étoit debout, prêt à recevoir ses ordres, et lui commanda d’aller la prendre et de la faire avancer.

Le chef des huissiers vint jusqu’à la mère d’Aladdin ; et au signe qu’il lui fit, elle le suivit jusqu’au pied du trône du sultan, où il la laissa pour aller se ranger à sa place près du grand visir.

La mère d’Aladdin, instruite par l’exemple de tant d’autres qu’elle avoit vu aborder le sultan, se prosterna le front contre le tapis qui couvroit les marches du trône, et elle demeura en cet état jusqu’à ce que le sultan lui commanda de se relever. Elle se leva, et alors : « Bonne femme, lui dit le sultan, il y a long-temps que je vous vois venir à mon divan, et demeurer à l’entrée depuis le commencement jusqu’à la fin : quelle affaire vous amène ici ? »

La mère d’Aladdin se prosterna une seconde fois, après avoir entendu ces paroles ; et quand elle fut relevée : « Monarque au-dessus des monarques du monde, dit-elle, avant d’exposer à votre Majesté le sujet extraordinaire et même presqu’incroyable, qui me fait paroître devant son trône sublime, je la supplie de me pardonner la hardiesse, pour ne pas dire l’impudence de la demande que je viens lui faire : elle est si peu commune, que je tremble, et que j’ai honte de la proposer à mon sultan. » Pour lui donner la liberté entière de s’expliquer, le sultan commanda que tout le monde sortît du divan, et qu’on le laissât seul avec son grand visir ; et alors il lui dit qu’elle pouvoit parler et s’expliquer sans crainte.

La mère d’Aladdin ne se contenta pas de la bonté du sultan, qui venoit de lui épargner la peine qu’elle eût pu souffrir en parlant devant tout le monde ; elle voulut encore se mettre à couvert de l’indignation qu’elle avoit à craindre de la proposition qu’elle devoit lui faire, et à laquelle il ne s’attendoit pas. « Sire, dit-elle en reprenant la parole, j’ose encore supplier votre Majesté, au cas qu’elle trouve la demande que j’ai à lui faire, offensante ou injurieuse en la moindre chose, de m’assurer auparavant de son pardon, et de m’en accorder la grâce. » « Quoi que ce puisse être, repartit le sultan, je vous le pardonne dès-à-présent, et il ne vous en arrivera pas le moindre mal : parlez hardiment. »

Quand la mère d’Aladdin eut pris toutes ses précautions, en femme qui redoutoit la colère du sultan sur une proposition aussi délicate que celle qu’elle avoit à lui faire, elle lui raconta fidèlement dans quelle occasion Aladdin avoit vu la princesse Badroulboudour, l’amour violent que cette vue fatale lui avoit inspiré, la déclaration qu’il lui en avoit faite, tout ce qu’elle lui avoit représenté pour le détourner d’une passion non moins injurieuse à sa Majesté, qu’à la princesse sa fille. « Mais, continua-t-elle, mon fils, bien loin d’en profiter et de reconnoître sa hardiesse, s’est obstiné à y persévérer jusqu’au point de me menacer de quelqu’action de désespoir si je refusois de venir demander la princesse en mariage à votre Majesté ; et ce n’a été qu’après m’être fait une violence extrême, que j’ai été contrainte d’avoir cette complaisance pour lui, de quoi je supplie encore une fois votre Majesté de m’accorder le pardon, non-seulement à moi, mais même à Aladdin mon fils, d’avoir eu la pensée téméraire d’aspirer à une si haute alliance. »

Le sultan écouta tout ce discours avec beaucoup de douceur et de bonté, sans donner aucune marque de colère ou d’indignation, et même sans prendre la demande en raillerie.

Mais avant de donner réponse à cette bonne femme, il lui demanda ce que c’étoit que ce qu’elle avoit apporté enveloppé dans un linge. Aussitôt elle prit le vase de porcelaine qu’elle avoit mis au pied du trône avant de se prosterner, elle le découvrit et le présenta au sultan.

On ne sauroit exprimer la surprise et l’étonnement du sultan, lorsqu’il vit rassemblé dans ce vase tant de pierreries si considérables, si précieuses, si parfaites, si éclatantes, et d’une grosseur telle qu’il n’en avoit point encore vu de pareilles. Il resta quelque temps dans une si grande admiration, qu’il en étoit immobile. Après être enfin revenu à lui, il reçu le présent des mains de la mère d’Aladdin, en s’écriant avec un transport de joie : « Ah, que cela est beau ! Que cela est riche ! » Après avoir admiré et manié presque toutes les pierreries l’une après l’autre, en les prisant chacune par l’endroit qui les distinguoit, il se tourna du côté de son grand visir ; et en lui montrant le vase : « Vois, dit-il, et conviens qu’on ne peut rien voir au monde de plus riche et de plus parfait. » Le visir en fut charmé. « Eh bien, continua le sultan, que dis-tu d’un tel présent ? N’est-il pas digne de la princesse ma fille, et ne puis-je pas la donner à ce prix-là à celui qui me la fait demander ? »

Ces paroles mirent le grand visir dans une étrange agitation. Il y avoit quelque temps que le sultan lui avoit fait entendre que son intention étoit de donner la princesse sa fille en mariage à un fils qu’il avoit. Il craignit, et ce n’étoit pas sans fondement, que le sultan, ébloui par un présent si riche et si extraordinaire, ne changeât de sentiment. Il s’approcha du sultan ; et en lui parlant à l’oreille : « Sire, dit-il, on ne peut disconvenir que le présent ne soit digne de la princesse ; mais je supplie votre Majesté de m’accorder trois mois avant de se déterminer : j’espère qu’avant ce temps-là, mon fils, sur qui elle a eu la bonté de me témoigner qu’elle avoit jeté les yeux, aura de quoi lui en faire un d’un plus grand prix que celui d’Aladdin, que votre Majesté ne connoît pas. » Le sultan, quoique bien persuadé qu’il n’étoit pas possible que son grand visir pût trouver à son fils de quoi faire un présent d’une aussi grande valeur à la princesse sa fille, ne laissa pas néanmoins de l’écouter, et de lui accorder cette grâce. Ainsi, en se retournant du côté de la mère d’Aladdin, il lui dit : « Allez, bonne femme, retournez chez vous, et dites à votre fils que j’agrée la proposition que vous m’avez faite de sa part, mais que je ne puis marier la princesse ma fille, que je ne lui aie fait faire un ameublement qui ne sera prêt que dans trois mois. Ainsi revenez en ce temps-là. »

La mère d’Aladdin retourna chez elle avec une joie d’autant plus grande, que, par rapport à son état, elle avoit d’abord regardé l’accès auprès du sultan comme impossible, et que d’ailleurs elle avoit obtenu une réponse si favorable, au lieu qu’elle ne s’étoit attendue qu’à un rebut qui l’auroit couverte de confusion. Deux choses firent juger à Aladdin, quand il vit entrer sa mère, qu’elle lui apportait une bonne nouvelle : l’une, qu’elle revenoit de meilleure heure qu’à l’ordinaire ; et l’autre, qu’elle avoit le visage gai et ouvert. « Hé bien, ma mère, lui dit-il, dois-je espérer ? Dois-je mourir de désespoir » ? Quand elle eut quitté son voile et qu’elle se fut assise sur le sofa avec lui : « Mon fils, dit-elle, pour ne vous pas tenir trop long-temps dans l’incertitude, je commencerai par vous dire, que bien loin de songer à mourir, vous avez tout sujet d’être content. » En poursuivant son discours elle lui raconta de quelle manière elle avoit eu audience avant tout le monde, ce qui étoit cause qu’elle étoit revenue de si bonne heure ; les précautions qu’elle avoit prises pour faire au sultan, sans qu’il s’en offensât, la proposition de mariage de la princesse Badroulboudour avec lui, et la réponse toute favorable que le sultan lui avoit faite de sa propre bouche. Elle ajouta que, autant qu’elle en pouvoit juger par les marques que le sultan en avoit données, le présent, sur toutes choses, avoit fait un puissant effet sur son esprit pour le déterminer à la réponse favorable qu’elle rapportoit. « Je m’y attendois d’autant moins, dit-elle encore, que le grand visir lui avoit parlé à l’oreille avant qu’il me la fît, et que je craignois qu’il ne le détournât de la bonne volonté qu’il pouvoit avoir pour vous. »

Aladdin s’estima le plus heureux des mortels en apprenant cette nouvelle. Il remercia sa mère de toutes les peines qu’elle s’étoit données dans la poursuite de cette affaire, dont l’heureux succès étoit si important pour son repos. Et quoique dans l’impatience où il étoit de jouir de l’objet de sa passion, trois mois lui parussent d’une longueur extrême, il se disposa néanmoins à attendre avec patience, fondé sur la parole du sultan, qu’il regardoit comme irrévocable. Pendant qu’il comptoit non-seulement les heures, les jours et les semaines, mais même jusqu’aux momens, en attendant que le terme fût passé, environ deux mois s’étoient écoulés, quand la mère, un soir en voulant allumer la lampe, s’aperçut qu’il n’y avoit plus d’huile dans la maison. Elle sortit pour en aller acheter ; et en avançant dans la ville, elle vit que tout y étoit en fête. En effet, les boutiques au lieu d’être fermées, étoient ouvertes ; on les ornoit de feuillages, on y préparoit des illuminations, chacun s’efforçoit à qui le feroit avec plus de pompe et de magnificence pour mieux marquer son zèle. Tout le monde enfin donnoit des démonstrations de joie et de réjouissance. Les rues étaient même embarrassées par des officiers en habits de cérémonie, montés sur des chevaux richement harnachés et environnés d’un grand nombre de valets de pied qui alloient et venoient. Elle demanda au marchand chez qui elle achetoit son huile, ce que tout cela signifioit. « D’où venez-vous ma bonne dame, lui dit-il ? Ne savez-vous pas que le fils du grand visir épouse ce soir la princesse Badroulboudour, fille du sultan ? Elle va bientôt sortir du bain, et les officiers que vous voyez, s’assemblent pour lui faire cortège jusqu’au palais où se doit faire la cérémonie. »

La mère d’Aladdin ne voulut pas en apprendre davantage. Elle revint en si grande diligence, qu’elle rentra chez elle presque hors d’haleine. Elle trouva son fils qui ne s’attendoit à rien moins qu’à la fâcheuse nouvelle qu’elle lui apportoit. « Mon fils, s’écria-t-elle, tout est perdu pour vous ! Vous comptiez sur la belle promesse du sultan, il n’en sera rien. » Aladdin alarmé de ces paroles : « Ma mère, reprit-il, par quel endroit le sultan ne me tiendroit-il pas sa promesse ? Comment le savez-vous ? » « Ce soir, repartit la mère, le fils du grand visir épouse la princesse Badroulboudour dans le palais. » Elle lui raconta de quelle manière elle venoit de l’apprendre, par tant de circonstances, qu’il n’eut pas lieu d’en douter.

À cette nouvelle, Aladdin demeura immobile, comme s’il eût été frappé d’un coup de foudre. Tout autre que lui en eût été accablé ; mais une jalousie secrète l’empêcha d’y demeurer long-temps. Dans le moment il se souvint de la lampe qui lui avoit été si utile jusqu’alors ; et sans aucun emportement en vaines paroles contre le sultan, contre le grand visir, ou contre le fils de ce ministre, il dit seulement : « Ma mère, le fils du grand visir ne sera peut-être pas cette nuit aussi heureux qu’il se le promet. Pendant que je vais dans ma chambre pour un moment, préparez-nous à souper. »

La mère d’Aladdin comprit bien que son fils vouloit faire usage de la lampe pour empêcher, s’il étoit possible, que le mariage du fils du grand visir avec la princesse ne vînt jusqu’à la consommation, et elle ne se trompoit pas. En effet, quand Aladdin fut dans sa chambre, il prit la lampe merveilleuse qu’il y avoit portée, en l’ôtant devant les yeux de sa mère, après que l’apparition du génie lui eut fait une si grande peur ; il prit, dis-je, la lampe, et il la frotta au même endroit que les autres fois. À l’instant, le génie parut devant lui :

« Que veux-tu, dit-il à Aladdin ? Me voici prêt a t’obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe ! »

« Écoute, lui dit Aladdin, tu m’as apporté jusqu’à présent de quoi me nourrir quand j’en ai eu besoin, il s’agit présentement d’une affaire de tout autre importance. J’ai fait demander en mariage au sultan la princesse Badroulboudour sa fille. Il me l’a promise, et il m’a demandé un délai de trois mois. Au lieu de tenir sa promesse, ce soir, avant le terme échu, il la marie au fils du grand visir : je viens de l’apprendre, et la chose est certaine. Ce que je te demande, c’est que, dès que le nouvel époux et la nouvelle épouse seront couchés, tu les enlèves, et que tu les apportes ici tous deux dans leur lit.

« Mon maître, reprit le génie, je vais t’obéir. As-tu autre chose à me commander ? »

« Rien autre chose pour le présent, repartit Aladdin. » En même temps le génie disparut.

Aladdin revint trouver sa mère ; il soupa avec elle, avec la même tranquillité qu’il avoit coutume de le faire. Après le souper il s’entretint quelque temps avec elle du mariage de la princesse, comme d’une chose qui ne l’embarrassoit plus. Il retourna à sa chambre, et il laissa sa mère en liberté de se coucher. Pour lui il ne se coucha pas, mais il attendit le retour du génie, et l’exécution du commandement qu’il lui avoit fait.

Pendant ce temps-là tout avoit été préparé avec bien de la magnificence dans le palais du sultan pour la célébration des noces de la princesse, et la soirée se passa en cérémonies et en réjouissances jusque bien avant dans la nuit. Quand tout fut achevé, le fils du grand visir, au signal que lui fit le chef des eunuques de la princesse, s’échappa adroitement, et cet officier l’introduisit dans l’appartement de la princesse son épouse jusqu’à la chambre où le lit nuptial étoit préparé. Il se coucha le premier. Peu de temps après, la sultane, accompagnée de ses femmes et de celles de la princesse sa fille, amena la nouvelle épouse. Elle faisoit de grandes résistances selon la coutume des nouvelles mariées. La sultane aida à la déshabiller, la mit dans le lit comme par force ; et après l’avoir embrassée en lui souhaitant la bonne nuit, elle se retira avec toutes les femmes ; et la dernière qui sortit ferma la porte de la chambre.

À peine la porte de la chambre fut fermée, que le génie, comme esclave fidèle de la lampe, et exact à exécuter les ordres de ceux qui l’avoient à la main, sans donner le temps à l’époux de faire la moindre caresse à son épouse, enlève le lit avec l’époux et l’épouse, au grand étonnement de l’un et de l’autre, et en un instant le transporte dans la chambre d’Aladdin, où il le pose.

Aladdin qui attendait ce moment avec impatience, ne souffrit pas que le fils du grand visir demeurât couché avec la princesse. « Prends ce nouvel époux, dit-il au génie, enferme-le dans le privé, et reviens demain matin un peu après la pointe du jour. » Le génie enleva aussitôt le fils du grand visir hors du lit en chemise, et le transporta dans le lieu qu’Aladdin lui avoit dit, où il le laissa après avoir jeté sur lui un souffle qu’il sentit depuis la tête jusqu’aux pieds, et qui l’empêcha de remuer de la place.

Quelque grande que fût la passion d’Aladdin pour la princesse Badroulboudour, il ne lui tint pas néanmoins un long discours, lorsqu’il se vit seul avec elle. « Ne craignez rien, adorable princesse, lui dit-il d’un air tout passionné, vous êtes ici en sûreté, et quelque violent que soit l’amour que je ressens pour votre beauté et pour vos charmes, il ne me fera jamais sortir des bornes du profond respect que je vous dois. Si j’ai été forcé, ajouta-t-il, d’en venir à cette extrémité, ce n’a pas été dans la vue de vous offenser, mais pour empêcher qu’un injuste rival ne vous possédât, contre la parole donnée par le sultan votre père en ma faveur. »

La princesse qui ne savoit rien de ces particularités, fit fort peu d’attention à tout ce qu’Aladdin lui put dire. Elle n’étoit nullement en état de lui répondre. La frayeur et l’étonnement où elle étoit d’une aventure si surprenante et si peu attendue, l’avoient mise dans un tel état, qu’Aladdin n’en put tirer aucune parole. Aladdin n’en demeura pas là : il prit le parti de se déshabiller, et il se coucha à la place du fils du grand visir, le dos tourné du côté de la princesse, après avoir eu la précaution de mettre un sabre entre la princesse et lui, pour marquer qu’il mériteroit d’en être puni s’il attentoit à son honneur.

Aladdin content d’avoir ainsi privé son rival du bonheur dont il s’étoit flatté de jouir cette nuit-là, dormit assez tranquillement. Il n’en fut pas de même de la princesse Badroulboudour : de sa vie il ne lui étoit arrivé de passer une nuit aussi fâcheuse et aussi désagréable que celle-là ; et si l’on veut bien faire réflexion au lieu et à l’état où le génie avoit laissé le fils du grand visir, on jugera que ce nouvel époux la passa d’une manière beaucoup plus affligeante.

Le lendemain, Aladdin n’eut pas besoin de frotter la lampe pour appeler le génie. Il revint à l’heure qu’il lui avoit marquée, et dans le temps qu’il achevoit de s’habiller :

« Me voici, dit-il à Aladdin. Qu’as-tu à me commander ? »

« Va reprendre, lui dit Aladdin, le fils du grand visir où tu l’as mis ; viens le remettre dans ce lit, et reporte-le où tu l’as pris dans le palais du sultan. » Le génie alla relever le fils du grand visir de sentinelle, et Aladdin reprenoit son sabre quand il reparut. Il mit le nouvel époux près de la princesse, et en un instant il reporta le lit nuptial dans la même chambre du palais du sultan d’où il l’avoit apporté.

Il faut remarquer qu’en tout ceci le génie ne fut aperçu ni de la princesse, ni du fils du grand visir. Sa forme hideuse eut été capable de les faire mourir de frayeur. Ils n’entendirent même rien des discours entre Aladdin et lui ; et ils ne s’aperçurent que de l’ébranlement du lit et de leur transport d’un lieu à un autre : c’étoit bien assez pour leur donner la frayeur qu’il est aisé d’imaginer.

Le génie ne venoit que de poser le lit nuptial en sa place, quand le sultan, curieux d’apprendre comment la princesse sa fille avoit passé la première nuit de ses noces, entra dans la chambre pour lui souhaiter le bon jour. Le fils du grand visir morfondu du froid qu’il avoit souffert toute la nuit, et qui n’avoit pas encore eu le temps de se réchauffer, n’eut pas sitôt entendu qu’on ouvroit la porte, qu’il se leva, et passa dans une garderobe où il s’étoit déshabillé le soir.

Le sultan approcha du lit de la princesse, la baisa entre les deux yeux, selon la coutume, en lui souhaitant le bonjour, et lui demanda en souriant comment elle se trouvoit de la nuit passée ; mais en relevant la tête, et en la regardant avec plus d’attention, il fut extrêmement surpris de la voir dans une grande mélancolie, et de ce qu’elle ne lui marquoit ni par la rougeur qui eût pu lui monter au visage, ni par aucun autre signe, ce qui eût pu satisfaire sa curiosité. Elle lui jeta seulement un regard des plus tristes, d’une manière qui marquoit une grande affliction, ou un grand mécontentement. Il lui dit encore quelques paroles ; mais comme il vit qu’il n’en pouvoit tirer d’elle, il s’imagina qu’elle le faisoit par pudeur, et il se retira. Il ne laissa pas néanmoins de soupçonner qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire dans son silence ; ce qui l’obligea d’aller sur-le-champ à l’appartement de la sultane, à qui il fit le récit de l’état où il avoit trouvé la princesse, et de la réception qu’elle lui avoit faite. « Sire, lui dit la sultane, cela ne doit pas surprendre votre Majesté : il n’y a pas de nouvelle mariée qui n’ait la même retenue le lendemain de ses noces. Ce ne sera pas la même chose dans deux ou trois jours : alors elle recevra le sultan son père comme elle le doit. Je vais la voir, ajouta-t-elle, et je suis bien trompée, si elle me fait le même accueil. »

Quand la sultane fut habillée, elle se rendit à l’appartement de la princesse, qui n’étoit pas encore levée : elle s’approcha de son lit, et elle lui donna le bon jour, en l’embrassant ; mais sa surprise fut des plus grandes, non-seulement de ce qu’elle ne lui répondoit rien, mais même de ce qu’en la regardant, elle s’aperçut qu’elle étoit dans un grand abattement, qui lui fit juger qu’il lui étoit arrivé quelque chose qu’elle ne pénétroit pas. « Ma fille, lui dit la sultane, d’où vient que vous répondez si mal aux caresses que je vous fais ? Est-ce avec votre mère que vous devez faire toutes ces façons ? Et doutez-vous que je ne sois pas instruite de ce qui peut arriver dans une pareille circonstance que celle où vous êtes ? Je veux bien croire que vous n’ayez pas cette pensée, il faut donc qu’il vous soit arrivé quelqu’autre chose ; avouez-le-moi franchement, et ne me laissez pas plus long-temps dans une inquiétude qui m’accable. »

La princesse Badroulboudour rompit enfin le silence par un grand soupir : « Ah, madame et très-honorée mère, s’écria-t-elle, pardonnez-moi, si j’ai manqué au respect que je vous dois ! J’ai l’esprit si fortement occupé des choses extraordinaires qui me sont arrivées cette nuit, que je ne suis pas encore bien revenue de mon étonnement ni de mes frayeurs, et que j’ai même de la peine à me reconnoître moi-même. » Alors elle lui raconta avec les couleurs les plus vives, de quelle manière, un instant après qu’elle et son époux furent couchés, le lit avoit été enlevé et transporté en un moment dans une chamre mal-propre et obscure, où elle s’étoit vue seule et séparée de son époux, sans savoir ce qu’il étoit devenu, et où elle avoit vu un jeune homme, lequel, après lui avoir dit quelque paroles que la frayeur l’avoit empêchée d’entendre, s’étoit couché avec elle à la place de son époux, après avoir mis son sabre entr’elle et lui, et que son époux lui avoit été rendu, et le lit rapporté en sa place en aussi peu de temps. « Tout cela ne venoit que d’être fait, ajouta-t-elle, quand le sultan mon père est entré dans ma chambre ; j’étois si accablée de tristesse, que je n’ai pas eu la force de lui répondre une seule parole. Aussi je ne doute pas qu’il ne soit indigné de la manière dont j’ai reçu l’honneur qu’il m’a fait ; mais j’espère qu’il me pardonnera quand il saura ma triste aventure, et l’état pitoyable où je me trouve encore en ce moment. »

La sultane écouta fort tranquillement tout ce que la princesse voulut bien lui raconter ; mais elle ne voulut point y ajouter foi. « Ma fille, lui dit-elle, vous avez bien fait de ne point parler de cela au sultan votre père. Gardez-vous bien d’en rien dire à personne : on vous prendroit pour une folle, si on vous entendoit parler de la sorte. » « Madame, reprit la princesse, je puis vous assurer que je vous parle de bon sens ; vous pourrez vous en informer à mon époux, il vous dira la même chose. » « Je m’en informerai, repartit la sultane ; mais quand il m’en parleroit comme vous, je n’en serois pas plus persuadée que je le suis. Levez-vous cependant, et ôtez-vous cette imagination de l’esprit ; il feroit beau voir que vous troublassiez par une pareille vision les fêtes ordonnées pour vos noces, et qui doivent se continuer plusieurs jours dans ce palais et dans tout le royaume ! N’entendez-vous pas déjà les fanfares et les concerts de trompettes, de tymbales et de tambours ? Tout cela vous doit inspirer la joie et le plaisir, et vous faire oublier toutes les fantaisies dont vous venez de me parler. » En même temps la sultane appela les femmes de la princesse ; et après qu’elle l’eut fait lever, et qu’elle l’eut vue se mettre à sa toilette, elle alla à l’appartement du sultan ; elle lui dit que quelque fantaisie avoit passé véritablement par l’esprit de sa fille, mais que ce n’étoit rien. Elle fit appeler le fils du visir, pour savoir de lui quelque chose de ce que la princesse lui avoit dit ; mais le fils du visir qui s’estimoit infiniment honoré de l’alliance du sultan, avoit pris le parti de dissimuler. « Mon gendre, lui dit la sultane, dites-moi, êtes-vous dans le même entêtement que votre épouse ? » « Madame, reprit le fils du visir, oserois-je vous demander à quel sujet vous me faites cette demande ? » « Cela suffit, repartit la sultane, je n’en veux pas savoir davantage : vous êtes plus sage qu’elle. »

Les réjouissances continuèrent toute la journée dans le palais ; et la sultane qui n’abandonna pas la princesse, n’oublia rien pour lui inspirer la joie, et pour lui faire prendre part aux divertissemens qu’on lui donnoit par différentes sortes de spectacles ; mais elle étoit tellement frappée des idées de ce qui lui étoit arrivé la nuit, qu’il étoit aisé de voir qu’elle en étoit tout occupée. Le fils du grand visir n’étoit pas moins accablé de la mauvaise nuit qu’il avoit passée ; mais son ambition le fit dissimuler ; et à le voir, personne ne douta qu’il ne fût un époux très-heureux.

Aladdin qui étoit bien informé de ce qui se passoit au palais, ne douta pas que les nouveaux mariés ne dussent coucher encore ensemble, malgré la fâcheuse aventure qui leur étoit arrivée la nuit d’auparavant. Aladdin n’avoit point envie de les laisser en repos. Ainsi, dès que la nuit fut un peu avancée, il eut recours à la lampe. Aussitôt le génie parut, et fit à Aladdin le même compliment que les autres fois, en lui offrant son service. « Le fils du grand visir et la princesse Badroulboudour, lui dit Aladdin, doivent coucher encore ensemble cette nuit ; va, et du moment qu’ils seront couchés, apporte-moi le lit ici, comme hier. »

Le génie servit Aladdin avec autant de fidélité et d’exactitude que le jour précédent : le fils du grand visir passa la nuit aussi froidement et aussi désagréablement qu’il l’avoit déjà fait, et la princesse eut la même mortification d’avoir Aladdin pour compagnon de sa couche, le sabre posé entr’elle et lui. Le génie, suivant les ordres d’Aladdin, revint le lendemain, remit l’époux auprès de son épouse, enleva le lit avec les nouveaux mariés, et le reporta dans la chambre du palais où il l’avoit pris.

Le sultan, après la réception que la princesse Badroulboudour lui avoit faite le jour précédent, inquiet de savoir comment elle auroit passé la seconde nuit, et si elle lui feroit une réception pareille à celle qu’elle lui avoit déjà faite, se rendit à sa chambre d’aussi bon matin, pour en être éclairci. Le fils du grand visir, plus honteux et plus mortifié du mauvais succès de cette dernière nuit que de la première, à peine eut entendu venir le sultan, qu’il se leva avec précipitation, et se jeta dans la garde-robe.

Le sultan s’avança jusqu’au lit de la princesse, en lui donnant le bon jour ; et après lui avoir fait les mêmes caresses que le jour précédent : « Hé bien, ma fille, lui dit-il, êtes-vous ce matin d’aussi mauvaise humeur que vous l’étiez hier ? Me direz-vous comment vous avez passé la nuit ? » La princesse garda le même silence, et le sultan s’aperçut qu’elle avoit l’esprit beaucoup moins tranquille, et qu’elle étoit plus abattue que la première fois. Il ne douta pas que quelque chose d’extraordinaire ne lui fût arrivé. Alors, irrité du mystère qu’elle lui en faisoit : « Ma fille, lui dit-il tout en colère et le sabre à la main, ou vous me direz ce que vous me cachez, ou je vais vous couper la tête tout-à-l’heure. »

La princesse, plus effrayée du ton et de la menace du sultan offensé, que de la vue du sabre nu, rompit enfin le silence : « Mon cher père et mon sultan, s’écria-t-elle les larmes aux yeux, je demande pardon à votre Majesté, si je l’ai offensée. J’espère de sa bonté et de sa clémence qu’elle fera succéder la compassion à la colère, quand je lui aurai fait le récit fidèle du triste et pitoyable état où je me suis trouvée toute cette nuit et toute la nuit passée. »

Après ce préambule qui appaisa et qui attendrit un peu le sultan, elle lui raconta fidèlement tout ce qui lui étoit arrivé pendant ces deux fâcheuses nuits, mais d’une manière si touchante qu’il en fut vivement pénétré de douleur, par l’amour et par la tendresse qu’il avoit pour elle. Elle finit par ces paroles : « Si votre Majesté a le moindre doute sur le récit que je viens de lui faire, elle peut s’en informer de l’époux qu’elle m’a donné. Je suis persuadée qu’il rendra à la vérité le même témoignage que je lui rends. »

Le sultan entra tout de bon dans la peine extrême qu’une aventure aussi surprenante devoit avoir causée à la princesse : « Ma fille, lui dit-il, vous avez grand tort de ne vous être pas expliquée à moi dès hier sur une affaire aussi étrange que celle que vous venez de m’apprendre, dans laquelle je ne prends pas moins d’intérêt que vous-même. Je ne vous ai pas mariée dans l’intention de vous rendre malheureuse, mais plutôt dans la vue de vous rendre heureuse et contente, et de vous faire jouir de tout le bonheur que vous méritez, et que vous pouviez espérer avec un époux qui m’avoit paru vous convenir. Effacez de votre esprit les idées fâcheuses de tout ce que vous venez de me raconter. Je vais mettre ordre à ce qu’il ne vous arrive pas davantage des nuits aussi désagréables et aussi peu supportables que celles que vous avez passées. »

Dès que le sultan fut rentré dans son appartement, il envoya appeler son grand visir : « Visir, lui dit-il, avez-vous vu votre fils, et ne vous a-t-il rien dit ? » Comme le grand visir lui eut répondu qu’il ne l’avoit pas vu, le sultan lui fit le récit de tout ce que la princesse Badroulboudour venoit de lui raconter. En achevant : « Je ne doute pas, ajouta-t-il, que ma fille ne m’ait dit la vérité ; je serai bien aise néanmoins d’en avoir la confirmation par le témoignage de votre fils : allez, et demandez-lui ce qui en est. »

Le grand visir ne différa pas d’aller joindre son fils ; il lui fit part de ce que le sultan venoit de lui communiquer, et il lui enjoignit de ne lui point déguiser la vérité, et de lui dire si tout cela étoit vrai ? « Je ne vous la déguiserai pas, mon père, lui répondit le fils, tout ce que la princesse a dit au sultan est vrai ; mais elle n’a pu lui dire les mauvais traitemens qui m’ont été faits en mon particulier, les voici : Depuis mon mariage j’ai passé deux nuits les plus cruelles qu’on puisse imaginer, et je n’ai pas d’expression pour vous décrire au juste et avec toutes leurs circonstances les maux que j’ai soufferts. Je ne vous parle pas de la frayeur que j’ai eue de me sentir enlever quatre fois dans mon lit, sans voir qui enlevoit le lit et le transportoit d’un lieu à un autre, et sans pouvoir imaginer comment cela s’est pu faire. Vous jugerez vous-même de l’état fâcheux où je me suis trouvé lorsque je vous dirai que j’ai passé deux nuits debout et nu en chemise dans une espèce de privé étroit, sans avoir la liberté de remuer de la place où j’étois posé, et sans pouvoir faire aucun mouvement, quoiqu’il ne parût devant moi aucun obstacle qui pût vraisemblablement m’en empêcher. Après cela, il n’est pas besoin de m’étendre plus au long pour vous faire le détail de mes souffrances. Je ne vous cacherai pas que cela ne m’a point empêché d’avoir pour la princesse mon épouse tous les sentimens d’amour, de respect et de reconnoissance qu’elle mérite ; mais je vous avoue de bonne foi qu’avec tout l’honneur et tout l’éclat qui rejaillit sur moi d’avoir épousé la fille de mon souverain, j’aimerois mieux mourir que de vivre plus long-temps dans une si haute alliance, s’il faut essuyer des traitemens aussi désagréables que ceux que j’ai déjà soufferts. Je ne doute point que la princesse ne soit dans les mêmes sentimens que moi ; et elle conviendra aisément que notre séparation n’est pas moins nécessaire pour son repos que pour le mien. Ainsi, mon père, je vous supplie par la même tendresse qui vous a porté à me procurer un si grand honneur, de faire agréer au sultan que notre mariage soit déclaré nul. »

Quelque grande que fût l’ambition du grand visir de voir son fils gendre du sultan, la ferme résolution néanmoins où il le vit de se séparer de la princesse, fit qu’il ne jugea pas à propos de lui proposer d’avoir encore patience au moins quelques jours pour éprouver si cette traverse ne finiroit point. Il le laissa, et il revint rendre réponse au sultan, à qui il avoua de bonne foi que la chose n’étoit que trop vraie, après ce qu’il venoit d’apprendre de son fils. Sans attendre même que le sultan lui parlât de rompre le mariage, à quoi il voyoit bien qu’il n’étoit que trop disposé, il le supplia de permettre que son fils se retirât du palais, et qu’il retournât auprès de lui, en prenant pour prétexte qu’il n’étoit pas juste que la princesse fût exposée un moment de plus à une persécution si terrible pour l’amour de son fils.

Le grand visir n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandoit. Dès ce moment le sultan qui avoit déjà résolu la chose, donna ses ordres pour faire cesser les réjouissances dans son palais et dans la ville, et même dans toute l’étendue de son royaume, où il fit expédier des ordres contraires aux premiers ; et en très-peu de temps toutes les marques de joie et de réjouissances publiques cessèrent dans toute la ville et dans le royaume.

Ce changement subit et si peu attendu, donna occasion à bien des raisonnemens différens : on se demandoit les uns aux autres d’où pouvoit venir ce contre-temps ; et l’on n’en disoit autre chose, sinon qu’on avoit vu le grand visir sortir du palais, et se retirer chez lui accompagné de son fils, l’un et l’autre avec un air fort triste. Il n’y avoit qu’Aladdin qui en savoit le secret, et qui se réjouissoit en lui-même de l’heureux succès que l’usage de la lampe lui procuroit. Ainsi, comme il eut appris avec certitude que son rival avoit abandonné le palais, et que le mariage entre la princesse et lui étoit rompu absolument, il n’eut pas besoin de frotter la lampe davantage, et d’appeler le génie pour empêcher qu’il ne se consommât. Ce qu’il y a de particulier, c’est que ni le sultan, ni le grand visir, qui avoient oublié Aladdin et la demande qu’il avoit fait faire, n’eurent pas la moindre pensée qu’il pût avoir part à l’enchantement qui venoit de causer la dissolution du mariage de la princesse.

Aladdin cependant laissa écouler les trois mois que le sultan avoit marqués pour le mariage d’entre la princesse Badroulboudour et lui ; il en avoit compté tous les jours avec grand soin ; et quand ils furent achevés, dès le lendemain il ne manqua pas d’envoyer sa mère au palais pour faire souvenir le sultan de sa parole.

La mère d’Aladdin alla au palais comme son fils lui avoit dit, et elle se présenta à l’entrée du divan, au même endroit qu’auparavant. Le sultan n’eut pas plutôt jeté la vue sur elle, qu’il la reconnut, et se souvint en même temps de la demande qu’elle lui avoit faite, et du temps auquel il l’avoit remise. Le grand visir lui faisoit alors le rapport d’une affaire : « Visir, lui dit le sultan en l’interrompant, j’aperçois la bonne femme qui nous fit un si beau présent il y a quelques mois ; faites-la venir ; vous reprendrez votre rapport quand je l’aurai écoutée. » Le grand visir en jetant les yeux du côté de l’entrée du divan, aperçut aussi la mère d’Aladdin. Aussitôt il appela le chef des huissiers, et en la lui montrant, il lui donna ordre de la faire avancer.

La mère d’Aladdin s’avança jusqu’au pied du trône, où elle se prosterna selon la coutume. Après qu’elle se fut relevée, le sultan lui demanda ce qu’elle souhaitoit. « Sire, lui répondit-elle, je me présente encore devant le trône de votre Majesté, pour lui représenter au nom d’Aladdin mon fils, que les trois mois après lesquels elle l’a remis sur la demande que j’ai eu l’honneur de lui faire, sont expirés, et la supplier de vouloir bien s’en souvenir. »

Le sultan, en prenant un délai de trois mois pour répondre à la demande de cette bonne femme la première fois qu’il l’avoit vue, avoit cru qu’il n’entendroit plus parler d’un mariage qu’il regardoit comme peu convenable à la princesse sa fille, à regarder seulement la bassesse et la pauvreté de la mère d’Aladdin qui paroissoit devant lui dans un habillement fort commun. La sommation cependant qu’elle venoit de lui faire de tenir sa parole, lui parut embarrassante : il ne jugea pas à propos de lui répondre sur-le-champ ; il consulta son grand visir, et lui marqua la répugnance qu’il avoit à conclure le mariage de la princesse avec un inconnu, dont il supposoit que la fortune devoit être beaucoup au-dessous de la plus médiocre.

Le grand visir n’hésita pas à s’expliquer au sultan sur ce qu’il en pensoit. « Sire, lui dit-il, il me semble qu’il y a un moyen immanquable pour éluder un mariage si disproportionné, sans qu’Aladdin, quand même il seroit connu de votre Majesté, puisse s’en plaindre : c’est de mettre la princesse à un si haut prix, que ses richesses, quelles qu’elles puissent être, ne puissent y fournir. Ce sera le moyen de le faire désister d’une poursuite si hardie, pour ne pas dire si téméraire, à laquelle sans doute il n’a pas bien pensé avant de s’y engager. »

Le sultan approuva le conseil du grand visir. Il se tourna du côté de la mère d’Aladdin ; et après quelques momens de réflexion : « Ma bonne femme, lui dit-il, les sultans doivent tenir leur parole ; je suis prêt à tenir la mienne, et à rendre votre fils heureux par le mariage de la princesse ma fille ; mais comme je ne puis la marier que je ne sache l’avantage qu’elle y trouvera, vous direz à votre fils que j’accomplirai ma parole, dès qu’il m’aura envoyé quarante grands bassins d’or massif, pleins à comble des mêmes choses que vous m’avez déjà présentées de sa part, portés par un pareil nombre d’esclaves noirs, qui seront conduits par quarante autres esclaves blancs, jeunes, bien faits et de belle taille, et tous habillés très-magnifiquement : voilà les conditions auxquelles je suis prêt à lui donner la princesse ma fille. Allez, bonne femme, j’attendrai que vous m’apportiez sa réponse. »

La mère d’Aladdin se prosterna encore devant le trône du sultan, et elle se retira. Dans le chemin, elle rioit en elle-même de la folle imagination de son fils. « Vraiment, disoit-elle, où trouvera-t-il tant de bassins d’or, et une si grande quantité de ces verres colorés pour les remplir ? Retournera-t-il dans le souterrain dont l’entrée est bouchée, pour en cueillir aux arbres ? Et tous ces esclaves tournés comme le sultan les demande, où les prendra-t-il ? Le voilà bien éloigné de sa prétention ; et je crois qu’il ne sera guère content de mon ambassade. » Quand elle fut rentrée chez elle, l’esprit rempli de toutes ces pensées, qui lui faisoient croire qu’Aladdin n’avoit plus rien à espérer : « Mon fils, lui dit-elle, je vous conseille de ne plus penser au mariage de la princesse Badroulboudour. Le sultan, à la vérité, m’a reçue avec beaucoup de bonté, et je crois qu’il étoit bien intentionné pour vous ; mais le grand visir, si je ne me trompe, lui a fait changer de sentiment, et vous pouvez le présumer comme moi sur ce que vous allez entendre. Après avoir représenté à sa Majesté que les trois mois étoient expirés, et que je le priois de votre part de se souvenir de sa promesse, je remarquai qu’il ne me fit la réponse que je vais vous dire, qu’après avoir parlé bas quelque temps avec le grand visir. » La mère d’Aladdin fit un récit très-exact à son fils de tout ce que le sultan lui avoit dit, et des conditions auxquelles il consentiroit au mariage de la princesse sa fille avec lui. En finissant : « Mon fils, lui dit-elle, il attend votre réponse ; mais entre nous, continua-t-elle en souriant, je crois qu’il attendra long-temps. »

« Pas si long-temps que vous croiriez bien, ma mère, reprit Aladdin ; et le sultan se trompe lui-même s’il a cru, par ses demandes exorbitantes, me mettre hors d’état de songer à la princesse Badroulboudour. Je m’attendois à d’autres difficultés insurmontables, ou qu’il mettroit mon incomparable princesse à un prix beaucoup plus haut ; mais à présent je suis content, et ce qu’il me demande est peu de chose en comparaison de ce que je serois en état de lui donner pour en obtenir la possession. Pendant que je vais songer à le satisfaire, allez nous chercher de quoi dîner, et laissez-moi faire. »

Dès que la mère d’Aladdin fut sortie pour aller à la provision, Aladdin prit la lampe, et il la frotta : dans l’instant le génie se présenta devant lui ; et dans les mêmes termes que nous avons déjà rapportés, il lui demanda ce qu’il avoit à lui commander, en marquant qu’il étoit prêt à le servir. Aladdin lui dit : « Le sultan me donne la princesse sa fille en mariage ; mais auparavant il me demande quarante grands bassins d’or massif et bien pesans, pleins à comble des fruits du jardin où j’ai pris la lampe dont tu es esclave. Il exige aussi de moi que ces quarante bassins soient portés par autant d’esclaves noirs, précédés par quarante esclaves blancs, jeunes, bien faits, de belle taille, et habillés très-richement. Va, et amène-moi ce présent au plus tôt, afin que je l’envoie au sultan avant qu’il lève la séance du divan. » Le génie lui dit que son commandement alloit être exécuté incessamment ; et il disparut.

Très-peu de temps après le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d’un bassin d’or massif du poids de vingt marcs sur la tête, pleins de perles, de diamans, de rubis et d’émeraudes mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avoient déjà été présentées au sultan ; chaque bassin étoit couvert d’une toile d’argent à fleurons d’or. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les plats d’or, occupoient presque toute la maison, qui étoit assez médiocre, avec une petite cour sur le devant, et un petit jardin sur le derrière. Le génie demanda à Aladdin s’il étoit content, et s’il avoit encore quelqu’autre commandement à lui faire. Aladdin lui dit qu’il ne lui demandoit rien davantage, et il disparut aussitôt.

La mère d’Aladdin revint du marché ; et en entrant elle fut dans une grande surprise devoir tant de monde et tant de richesses. Quand elle se fut déchargée des provisions qu’elle apportoit, elle voulut ôter le voile qui lui couvroit le visage ; mais Aladdin l’en empêcha. « Ma mère, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre : avant que le sultan achève de tenir le divan, il est important que vous retourniez au palais, et que vous y conduisiez incessamment le présent et la dot de la princesse Badroulboudour qu’il m’a demandés, afin qu’il juge par ma diligence et par mon exactitude, du zèle ardent et sincère que j’ai de me procurer l’honneur d’entrer dans son alliance. »

Sans attendre la réponse de sa mère, Aladdin ouvrit la porte sur la rue ; et il fit défiler successivement tous ces esclaves, en faisant toujours marcher un esclave blanc suivi d’un esclave noir, chargé d’un bassin d’or sur la tête, et ainsi jusqu’au dernier. Et après que sa mère fut sortie en suivant le dernier esclave noir, il ferma la porte, et il demeura tranquillement dans sa chambre avec l’espérance que le sultan, après ce présent tel qu’il l’avoit demandé, voudrait bien le recevoir enfin pour son gendre.

Le premier esclave blanc qui étoit sorti de la maison d’Aladdin, avoit fait arrêter tous les passans qui l’aperçurent ; et avant que les quatre-vingts esclaves, entremêlés de blancs et de noirs, eussent achevé de sortir, la rue se trouva pleine d’une grande foule de peuple qui accouroit de toutes parts pour voir un spectacle si magnifique et si extraordinaire. L’habillement de chaque esclave étoit si riche en étoffe et en pierreries, que les meilleurs connoisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d’un million. La grande propreté, l’ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave à une distance égale les uns des autres, avec l’éclat des pierreries d’une grosseur excessive enchâssées autour de leurs ceintures d’or massif dans une belle symétrie, et les enseignes aussi de pierreries attachées à leurs bonnets qui étaient d’un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande, qu’ils ne pouvoient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu’il leur étoit possible. Mais les rues étoient tellement bordées de peuple, que chacun étoit contraint de rester dans la place où il se trouvoit.

Comme il falloit passer par plusieurs rues pour arriver au palais, cela fit qu’une bonne partie de la ville, des gens de toutes sortes d’états et de conditions furent témoins d’une pompe si ravissante. Le premier des quatre-vingts esclaves arriva à la porte de la première cour du palais ; et les portiers qui s’étoient mis en haie dès qu’ils s’étoient aperçu que cette file merveilleuse approchoit, le prirent pour un roi, tant il étoit richement et magnifiquement habillé ; ils s’avancèrent pour lui baiser le bas de sa robe ; mais l’esclave instruit par le génie, les arrêta, et il leur dit gravement : « Nous ne sommes que des esclaves ; notre maître paroîtra quand il en sera temps. »

Le premier esclave, suivi de tous les autres, avança jusqu’à la seconde cour qui étoit très-spacieuse, et où la maison du sultan étoit rangée pendant la séance du divan. Les officiers à la tête de chaque troupe, étoient d’une grande magnificence ; mais elle fut effacée à la présence des quatre-vingts esclaves porteurs du présent d’Aladdin, et qui en faisoient eux-mêmes partie. Rien ne parut si beau ni si éclatant dans toute la maison du sultan ; et tout le brillant des seigneurs de sa cour qui l’environnoient, n’étoit rien en comparaison de ce qui se présentent alors à sa vue.

Comme le sultan avoit été averti de la marche et de l’arrivée de ces esclaves, il avoit donné ses ordres pour les faire entrer. Ainsi, dès qu’ils se présentèrent, ils trouvèrent l’entrée du divan libre, et ils y entrèrent dans un bel ordre, une partie à droite, et l’autre à gauche. Après qu’ils furent tous entrés et qu’ils eurent formé un grand demi-cercle devant le trône du sultan, les esclaves noirs posèrent chacun le bassin qu’ils portoient sur le tapis de pied. Ils se prosternèrent tous ensemble en frappant du front contre le tapis. Les esclaves blancs firent la même chose en même temps. Ils se relevèrent tous ; et les noirs en le faisant, découvrirent adroitement les bassins qui étoient devant eux, et tous demeurèrent debout, les mains croisées sur la poitrine, avec une grande modestie.

La mère d’Aladdin, qui cependant s’étoit avancée jusqu’au pied du trône, dit au sultan, après s’être prosternée : « Sire, Aladdin mon fils n’ignore pas que ce présent qu’il envoie à votre Majesté, ne soit beaucoup au-dessous de ce que mérite la princesse Badroulboudour ; il espère néanmoins que votre Majesté l’aura pour agréable, et qu’elle voudra bien le faire agréer aussi à la princesse, avec d’autant plus de confiance, qu’il a tâché de se conformer à la condition qu’il lui a plu de lui imposer. »

Le sultan n’étoit pas en état de faire attention au compliment de la mère d’Aladdin. Le premier coup d’œil jeté sur les quarante bassins d’or, pleins à comble des joyaux les plus brillans, les plus éclatans, les plus précieux que l’on eût jamais vus au monde, et les quatre-vingts esclaves qui paroissoient autant de rois, tant par leur bonne mine que par la richesse et la magnificence surprenante de leur habillement, l’avoit frappé d’une manière qu’il ne pouvoit revenir de son admiration. Au lieu de répondre au compliment de la mère d’Aladdin, il s’adressa au grand visir, qui ne pouvoit comprendre lui-même d’où une si grande profusion de richesses pouvoit être venue. « Eh bien, visir, dit-il publiquement, que pensez-vous de celui, quel qu’il puisse être, qui m’envoie un présent si riche et si extraordinaire, et que ni moi ni vous ne connoissons pas ? Le croyez-vous indigne d’épouser la princesse Badroulboudour ma fille ? »

Quelque jalousie et quelque douleur qu’eut le grand visir de voir qu’un inconnu alloit devenir le gendre du sultan préférablement à son fils, il n’osa néanmoins dissimuler son sentiment. Il étoit trop visible que le présent d’Aladdin étoit plus que suffisant pour mériter qu’il fût reçu dans une si haute alliance. Il répondit donc au sultan, et en entrant dans son sentiment : « Sire, dit-il, bien loin d’avoir la pensée que celui qui fait à votre Majesté un présent si digne d’elle, soit indigne de l’honneur qu’elle veut lui faire, j’oserois dire qu’il mériteroit davantage, si je n’étois persuadé qu’il n’y a pas de trésor au monde assez riche pour être mis dans la balance avec la princesse fille de votre Majesté. » Les seigneurs de la cour qui étaient de la séance du conseil, témoignèrent par leurs applaudissemens que leurs avis n’étoient pas différens de celui du grand visir.

Le sultan ne différa plus, il ne pensa pas même à s’informer si Aladdin avoit les autres qualités convenables à celui qui pouvoit aspirer à devenir son gendre. La seule vue de tant de richesses immenses, et la diligence avec laquelle Aladdin venoit de satisfaire à sa demande, sans avoir formé la moindre difficulté sur des conditions aussi exorbitantes que celles qu’il lui avoit imposées, lui persuadèrent aisément qu’il ne lui manquoit rien de tout ce qui pouvoit le rendre accompli et tel qu’il le desiroit. Ainsi, pour renvoyer la mère d’Aladdin avec la satisfaction qu’elle pouvoit désirer, il lui dit : « Bonne femme, allez dire à votre fils que je l’attends pour le recevoir à bras ouverts et pour l’embrasser ; et que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma main le don que je lui fais de la princesse ma fille, plus il me fera de plaisir. »

Dès que la mère d’Aladdin se fut retirée avec la joie dont une femme de sa condition peut être capable en voyant son fils parvenu à une si haute élévation contre son attente, le sultan mit fin à l’audience de ce jour ; et en se levant de son trône, il ordonna que les eunuques attachés au service de la princesse vinssent enlever les bassins pour les porter à l’appartement de leur maîtresse, où il se rendit pour les examiner avec elle à loisir ; et cet ordre fut exécuté sur-le-champ par les soins du chef des eunuques.

Les quatre-vingts esclaves blancs et noirs ne furent pas oubliés : on les fit entrer dans l’intérieur du palais ; et quelque temps après, le sultan qui venoit de parler de leur magnificence à la princesse Badroulboudour, commanda qu’on les fit venir devant l’appartement, afin qu’elle les considérât au travers des jalousies, et qu’elle connût que bien loin d’avoir rien exagéré dans le récit qu’il venoit de lui faire, il lui en avoit dit beaucoup moins que ce qui en était.

La mère d’Aladdin cependant arriva chez elle avec un air qui marquoit par avance la bonne nouvelle qu’elle apportoit à son fils. « Mon fils, lui dit-elle, vous avez tout sujet d’être content : vous êtes arrivé à l’accomplissement de vos souhaits contre mon attente, et vous savez ce que je vous en avois dit. Afin de ne vous pas tenir trop long-temps en suspens, le sultan, avec l’applaudissement de toute sa cour, a déclaré que vous êtes digne de posséder la princesse Badroulboudour. Il vous attend pour vous embrasser et pour conclure votre mariage. C’est à vous de songer aux préparatifs pour cette entrevue, afin qu’elle réponde à la haute opinion qu’il a conçue de votre personne ; mais après ce que j’ai vu des merveilles que vous savez faire, je suis persuadée que rien n’y manquera. Je ne dois pas oublier de vous dire encore que le sultan vous attend avec impatience. Ainsi ne perdez pas de temps à vous rendre auprès de lui. »

Aladdin, charmé de cette nouvelle, et tout plein de l’objet qui l’avoit enchanté, dit peu de paroles à sa mère, et se retira dans sa chambre. Là, après avoir pris la lampe qui lui avoit été si officieuse jusqu’alors en tous ses besoins et en tout ce qu’il avoit souhaité, il ne l’eut pas plutôt frottée, que le génie continua de marquer son obéissance, en paraissant d’abord sans se faire attendre. « Génie, lui dit Aladdin, je t’ai appelé pour me faire prendre le bain tout-à-l’heure ; et quand je l’aurai pris, je veux que tu me tiennes prêt un habillement le plus riche et le plus magnifique que jamais monarque ait porté. » Il eut à peine achevé de parler, que le génie, en le rendant invisible comme lui, l’enleva et le transporta dans un bain tout de marbre le plus fin, et de différentes couleurs les plus belles et les plus diversifiées. Sans voir qui le servoit, il fut déshabillé dans un salon spacieux et d’une grande propreté. Du salon, on le fit entrer dans le bain, qui étoit d’une chaleur modérée ; et là il fut frotté et lavé avec plusieurs sortes d’eaux de senteur. Après l’avoir fait passer par tous les degrés de chaleur, selon les différentes pièces du bain, il en sortit ; mais tout autre que quand il y étoit entré : son teint se trouva frais, blanc, vermeil, et son corps beaucoup plus léger et plus dispos. Il rentra dans le salon, et il ne trouva plus l’habit qu’il y avoit laissé : le génie avoit eu soin de mettre en sa place celui qu’il lui avoit demandé. Aladdin fut surpris en voyant la magnificence de l’habit qu’on lui avoit substitué. Il s’habilla avec l’aide du génie, en admirant chaque pièce à mesure qu’il la prenoit : tant elles étoient toutes au-delà de ce qu’il auroit pu s’imaginer ! Quand il eut achevé, le génie le reporta chez lui dans la même chambre où il l’avoit pris. Alors il lui demanda s’il avoit autre chose à lui commander. « Oui, répondit Aladdin, j’attends de toi que tu m’amènes au plutôt un cheval, qui surpasse en beauté et en bonté le cheval le plus estimé qui soit dans l’écurie du sultan, dont la housse, la selle, la bride et tout le harnois vaille plus d’un million. Je demande aussi que tu me fasses venir en même temps vingt esclaves, habillés aussi richement et aussi lestement que ceux qui ont apporté le présent, pour marcher à mes côtés et à ma suite en troupe, et vingt autres semblables pour marcher devant moi en deux files. Fais venir aussi à ma mère six femmes esclaves pour la servir, chacune habillée aussi richement au moins que les femmes esclaves de la princesse Badroulboudour, et chargées chacune d’un habit complet aussi magnifique et aussi pompeux que pour la sultane. J’ai besoin de dix mille pièces d’or en dix bourses. Voilà, ajouta-t-il, ce que j’avois à te commander. Va, et fais diligence. »

Dès qu’Aladdin eut achevé de donner ses ordres au génie, le génie disparut, et bientôt après il se fit revoir avec le cheval, avec les quarante esclaves, dont dix portoient chacun une bourse de dix mille pièces d’or ; et avec six femmes esclaves, chargées sur la tête chacune d’un habit différent pour la mère d’Aladdin, enveloppé dans une toile d’argent, et le génie présenta le tout à Aladdin.

Des dix bourses, Aladdin n’en prit que quatre qu’il donna à sa mère, en lui disant que c’étoit pour s’en servir dans ses besoins. Il laissa les six autres entre les mains des esclaves qui les portoient, avec ordre de les garder, et de les jeter au peuple par poignées en passant par les rues, dans la marche qu’ils dévoient faire pour se rendre au palais du sultan. Il ordonna aussi qu’ils marcheroient devant lui avec les autres, trois à droite et trois à gauche. Il présenta enfin à sa mère les six femmes esclaves, en lui disant qu’elles étoient à elle, et qu’elle pouvoit s’en servir comme leur maîtresse, et que les habits qu’elles avoient apportés, étoient pour son usage.

Quand Aladdin eut disposé toutes ses affaires, il dit au génie en le congédiant, qu’il l’appelleroit quand il auroit besoin de son service, et le génie disparut aussitôt. Alors Aladdin ne songea plus qu’à répondre au plus tôt au désir que le sultan avoit témoigné de le voir. Il dépêcha au palais un des quarante esclaves, je ne dirai pas le mieux fait, ils l’étoient tous également, avec ordre de s’adresser au chef des huissiers, et de lui demander quand il pourroit avoir l’honneur d’aller se jeter aux pieds du sultan. L’esclave ne fut pas long-temps à s’acquitter de son message : il apporta pour réponse que le sultan l’attendoit avec impatience.

Aladdin ne différa pas de monter à cheval, et de se mettre en marche dans l’ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n’eût monté à cheval, il y parut néanmoins pour la première fois avec tant de bonne grâce, que le cavalier le plus expérimenté ne l’eût pas pris pour un novice. Les rues par où il passa, furent remplies presqu’en un moment d’une foule innombrable de peuple, qui faisoit retentir l’air d’acclamations, de cris d’admiration, et de bénédictions, chaque fois particulièrement que les six esclaves qui avoient les bourses, faisoient voler des poignées de pièces d’or en l’air à droite et à gauche. Ces acclamations néanmoins ne venoient pas de la part de ceux qui se poussoient et qui se baissoient pour ramasser de ces pièces, mais de ceux qui d’un rang au-dessus du menu peuple, ne pouvoient s’empêcher de donner publiquement à la libéralité d’Aladdin les louanges qu’elle méritoit. Non-seulement ceux qui se souvenoient de l’avoir vu jouer dans les rues dans un âge déjà avancé, comme vagabond, ne le reconnoissoient plus ; ceux même qui l’avoient vu il n’y avoit pas long-temps, avoient de la peine à le remettre : tant il avoit les traits changés ! Cela venoit de ce que la lampe avoit cette propriété de procurer par degrés à ceux qui la possédoient, les perfections convenables à l’état auquel ils parvenoient par le bon usage qu’ils en faisoient. On fit alors beaucoup plus d’attention à la personne d’Aladdin qu’à la pompe qui l’accompagnoit, que la plupart avoit déjà remarquée le même jour dans la marche des esclaves qui avoient porté ou accompagné le présent. Le cheval néanmoins fut admiré par les bons connoisseurs, qui surent en distinguer la beauté, sans se laisser éblouir ni par la richesse ni par le brillant des diamans et des autres pierreries dont il étoit couvert. Comme le bruit s’étoit répandu que le sultan lui donnoit la princesse Badroulboudour en mariage, personne, sans avoir égard à sa naissance, ne porta envie à sa fortune ni à son élévation : tant il en parut digne !

Aladdin arriva au palais, où tout étoit disposé pour le recevoir. Quand il fut à la seconde porte, il voulut mettre pied à terre, pour se conformer à l’usage observé par le grand visir, par les généraux d’armées et les gouverneurs de provinces du premier rang ; mais le chef des huissiers qui l’y attendoit par ordre du sultan, l’en empêcha et l’accompagna jusque près de la salle du conseil ou de l’audience, où il l’aida à descendre de cheval, quoiqu’Aladdin s’y opposât fortement, et ne le voulût pas souffrir ; mais il n’en fut pas le maître. Cependant les huissiers faisoient une double haie à l’entrée de la salle. Leur chef mit Aladdin à sa droite ; et après l’avoir fait passer au milieu, il le conduisit jusqu’au trône du sultan.

Dès que le sultan eut aperçu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vêtu plus richement et plus magnifiquement qu’il ne l’avoit jamais été lui-même, que surpris de sa bonne mine, de sa belle taille, et d’un certain air de grandeur fort éloigné de l’état de bassesse dans lequel sa mère avoit paru devant lui. Son étonnement et sa surprise néanmoins ne l’empêchèrent pas de se lever, et de descendre deux ou trois marches de son trône assez promptement pour empêcher Aladdin de se jeter à ses pieds, et pour l’embrasser avec une démonstration pleine d’amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore se jeter aux pieds du sultan, mais le sultan le retint par la main, et l’obligea de monter et de s’asseoir entre le visir et lui.

Alors Aladdin prit la parole : « Sire, dit-il, je reçois les honneurs que votre Majesté me fait, parce qu’elle a la bonté et qu’il lui plaît de me les faire ; mais elle me permettra de lui dire que je n’ai point oublié que je suis né son esclave, que je connois la grandeur de sa puissance, et que je n’ignore pas combien ma naissance me met au-dessous de la splendeur et de l’éclat du rang suprême où elle est élevée. S’il y a quelque endroit, continua-t-il, par où je puisse avoir mérité un accueil si favorable, j’avoue que je ne le dois qu’à la hardiesse qu’un pur hasard m’a fait naître, d’élever mes yeux, mes pensées et mes désirs jusqu’à la divine princesse qui fait l’objet de mes souhaits. Je demande pardon à votre Majesté de ma témérité ; mais je ne puis dissimuler que je mourrois de douleur, si je perdois l’espérance d’en voir l’accomplissement. »

« Mon fils, répondit le sultan en l’embrassant une seconde fois, vous me feriez tort de douter un seul moment de la sincérité de ma parole. Votre vie m’est trop chère désormais pour ne vous la pas conserver, en vous présentant le remède qui est en ma disposition. Je préfère le plaisir de vous voir et de vous entendre, à tous mes trésors joints avec les vôtres. »

En achevant ces paroles, le sultan fit un signal, et aussitôt on entendit l’air retentir du son des trompettes, des hautbois et des tymbales, et en même temps le sultan conduisit Aladdin dans un magnifique salon où on servit un superbe festin. Le sultan mangea seul avec Aladdin. Le grand visir et les seigneurs de la cour, chacun selon leur dignité et selon leur rang, les accompagnèrent pendant le repas. Le sultan qui avoit toujours les yeux sur Aladdin, tant il prenoit plaisir à le voir, fit tomber le discours sur plusieurs sujets différens. Dans la conversation qu’ils eurent ensemble pendant le repas, et sur quelque matière qu’il le mît, il parla avec tant de connoissance et de sagesse, qu’il acheva de confirmer le sultan dans la bonne opinion qu’il avoit conçue de lui d’abord.

Le repas achevé, le sultan fit appeler le premier juge de sa capitale, et lui commanda de dresser et de mettre au net sur-le-champ le contrat de mariage de la princesse Badroulboudour sa fille, et d’Aladdin. Pendant ce temps-là le sultan s’entretint avec Aladdin de plusieurs choses indifférentes, en présence du grand visir et des seigneurs de sa cour, qui admirèrent la solidité de son esprit, et la grande facilité qu’il avoit de parler et de s’énoncer, et les pensées fines et délicates dont il assaisonnoit son discours.

Quand le juge eut achevé le contrat dans toutes les formes requises, le sultan demanda à Aladdin s’il vouloit rester dans le palais pour terminer les cérémonies du mariage le même jour : « Sire, répondit Aladdin, quelqu’impatience que j’aie de jouir pleinement des bontés de votre Majesté, je la supplie de vouloir bien permettre que je les diffère jusqu’à ce que j’aie fait bâtir un palais, pour y recevoir la princesse selon son mérite et sa dignité. Je le prie pour cet effet de m’accorder une place convenable dans le sien, afin que je sois plus à portée de lui faire ma cour. Je n’oublierai rien pour faire en sorte qu’il soit achevé avec toute la diligence possible. » « Mon fils, lui dit le sultan, prenez tout le terrain que vous jugerez à propos ; le vuide est trop grand devant mon palais, et j’avois déjà songé moi-même à le remplir mais souvenez-vous que je ne puis assez tôt vous voir uni avec ma fille, pour mettre le comble à ma joie. » En achevant ces paroles il embrassa encore Aladdin, qui prit congé du sultan avec la même politesse que s’il eût été élevé et qu’il eût toujours vécu à la cour.

Aladdin remonta à cheval, et il retourna chez lui dans le même ordre qu’il étoit venu, au travers de la même foule, et aux acclamations du peuple qui lui souhaitoit toutes sortes de bonheur et de prospérité. Dès qu’il fut rentré et qu’il eut mis pied à terre, il se retira dans sa chambre en particulier ; il prit la lampe, et il appela le génie comme il avoit accoutumé. Le génie ne se fit pas attendre ; il parut, et il lui fit offre de ses services. « Génie, lui dit Aladdin, j’ai tout sujet de me louer de ton exactitude à exécuter ponctuellement tout ce que j’ai exigé de toi jusqu’à présent, par la puissance de cette lampe ta maîtresse. Il s’agit aujourd’hui, que pour l’amour d’elle, tu fasses paroître, s’il est possible, plus de zèle et plus de diligence que tu n’as encore fait. Je te demande donc qu’en aussi peu de temps que tu le pourras, tu me fasses bâtir vis-à-vis du palais du sultan, à une juste distance, un palais digne d’y recevoir la princesse Badroulboudour mon épouse. Je laisse à ta liberté le choix des matériaux, c’est-à-dire du porphire, du jaspe, de l’agate, du lapis et du marbre le plus fin, le plus varié en couleurs, et du reste de l’édifice ; mais j’entends qu’au plus haut de ce palais tu fasses élever un grand salon en dôme, à quatre faces égales, dont les assises ne soient d’autres matières que d’or et d’argent massif, posés alternativement, avec douze croisées, six à chaque face, et que les jalousies de chaque croisée, à la réserve d’une seule que je veux qu’on laisse imparfaite, soient enrichies, avec art et symétrie, de diamans, de rubis et d’émeraudes, de manière que rien de pareil en ce genre n’ait été vu dans le monde. Je veux aussi que ce palais soit accompagné d’une avant-cour, d’une cour, d’un jardin ; mais sur toute chose, qu’il y ait dans un endroit que tu me diras, un trésor bien rempli d’or et d’argent monnoyé. Je veux aussi qu’il y ait dans ce palais des cuisines, des offices, des magasins, des garde-meubles garnis de meubles précieux pour toutes les saisons, et proportionnés à la magnificence du palais ; des écuries remplies des plus beaux chevaux, avec leurs écuyers et leurs palefreniers, sans oublier un équipage de chasse. Il faut qu’il y ait aussi des officiers de cuisine et d’office, et des femmes esclaves, nécessaires pour le service de la princesse. Tu dois comprendre quelle est mon intention : va, et reviens quand cela sera fait. »

Le soleil venoit de se coucher quand Aladdin acheva de charger le génie de la construction du palais qu’il avoit imaginé. Le lendemain, à la petite pointe du jour, Aladdin, à qui l’amour de la princesse ne permettoit pas de dormir tranquillement, étoit à peine levé que le génie se présenta à lui : « Seigneur, dit-il, votre palais est achevé, venez voir si vous en êtes content. » Aladdin n’eut pas plutôt témoigné qu’il le vouloit bien, que le génie l’y transporta en un instant. Aladdin le trouva si fort au-dessus de son attente, qu’il ne pouvoit assez l’admirer. Le génie le conduisit en tous les endroits ; et partout il ne trouva que richesses, que propreté et que magnificence, avec des officiers et des esclaves, tous habillés selon leur rang et selon les services auxquels ils étoient destinés. Il ne manqua pas, comme une des choses principales, de lui faire voir le trésor, dont la porte fut ouverte par le trésorier, et Aladdin y vit des tas de bourses de différentes grandeurs, selon les sommes qu’elles contenoient, élevés jusqu’à la voûte, et disposés dans un arrangement qui faisoit plaisir à voir. En sortant, le génie l’assura de la fidélité du trésorier. Il le mena ensuite aux écuries ; et là il lui fit remarquer les plus beaux chevaux qu’il y eût au monde, et les palefreniers dans un grand mouvement, occupés à les panser. Il le fit passer ensuite par des magasins remplis de toutes les provisions nécessaires, tant pour les ornemens des chevaux que pour leur nourriture.

Quand Aladdin eut examiné tout le palais, d’appartement en appartement et de pièce en pièce, depuis le haut jusqu’au bas, et particulièrement le salon à vingt-quatre croisées, et qu’il y eut trouvé des richesses et de la magnificence, avec toutes sortes de commodités au-delà de ce qu’il s’en étoit promis, il dit au génie : « Génie, on ne peut être plus content que je le suis ; et j’aurois tort de me plaindre. Il reste une seule chose dont je ne t’ai rien dit, parce que je ne m’en étois pas avisé : c’est d’étendre depuis la porte du palais du sultan jusqu’à la porte de l’appartement destiné pour la princesse dans ce palais-ci, un tapis du plus beau velours, afin qu’elle marche dessus en venant du palais du sultan. » « Je reviens dans un moment, dit le génie. » Et comme il eut disparu, peu de temps après Aladdin fut étonné de voir ce qu’il avoit souhaité, exécuté, sans savoir comment cela s’étoit fait. Le génie reparut, et il reporta Aladdin chez lui dans le temps qu’on ouvroit la porte du palais du sultan.

Les portiers du palais qui venoient d’ouvrir la porte, et qui avoient toujours eu la vue libre du côté où était alors le palais d’Aladdin, furent fort étonnés de la voir bornée, et de voir un tapis de velours qui venoit de ce côté-là jusqu’à la porte de celui du sultan. Ils ne distinguèrent pas bien d’abord ce que c’étoit ; mais leur surprise augmenta quand ils eurent aperçu distinctement le superbe palais d’Aladdin. La nouvelle d’une merveille si surprenante fut répandue dans tout le palais en très-peu de temps. Le grand visir qui étoit arrivé presqu’à l’ouverture de la porte du palais, n’avoit pas été moins surpris de cette nouveauté que les autres ; il en fit part au sultan le premier, mais il voulut lui faire passer la chose pour un enchantement. « Visir, reprit le sultan, pourquoi voulez-vous que ce soit un enchantement ? Vous savez aussi bien que moi que c’est le palais qu’Aladdin a fait bâtir par la permission que je lui en ai donnée en votre présence, pour loger la princesse ma fille. Après l’échantillon de ses richesses que nous avons vu, pouvons-nous trouver étrange qu’il ait fait bâtir ce palais en si peu de temps ? Il a voulu nous surprendre, et nous faire voir qu’avec de l’argent comptant on peut faire de ces miracles d’un jour à l’autre. Avouez avec moi que l’enchantement dont vous avez voulu parler, vient d’un peu de jalousie. » L’heure d’entrer au conseil l’empêcha de continuer ce discours plus long-temps.

Quand Aladdin eut été reporté chez lui, et qu’il eut congédié le génie, il trouva que sa mère étoit levée, et qu’elle commençoit à se parer d’un des habits qu’il lui avoit fait apporter. À peu près vers le temps que le sultan venoit de sortir du conseil, Aladdin disposa sa mère à aller au palais avec les mêmes femmes esclaves qui lui étoient venues par le ministère du génie. Il la pria, si elle voyoit le sultan, de lui marquer qu’elle venoit pour avoir l’honneur d’accompagner la princesse vers le soir, quand elle seroit en état de passer à son palais. Elle partit ; mais quoiqu’elle et ses femmes esclaves qui la suivoient fussent habillées en sultanes, la foule néanmoins fut d’autant moins grande à les voir passer, qu’elles étoient voilées, et qu’un surtout convenable couvroit la richesse et la magnificence de leurs habillemens. Pour ce qui est d’Aladdin, il monta à cheval ; et après être sorti de sa maison paternelle, pour n’y plus revenir, sans avoir oublié la lampe merveilleuse, dont le secours lui avoit été si avantageux pour parvenir au comble de son bonheur, il se rendit publiquement à son palais avec la même pompe qu’il étoit allé se présenter au sultan le jour de devant.

Dès que les portiers du palais du sultan eurent aperçu la mère d’Aladdin qui venoit, ils en avertirent le sultan. Aussitôt l’ordre fut donné aux troupes de trompettes, de timbales, de tambours, de fifres et de hautbois qui étoient déjà postées en différens endroits des terrasses du palais ; et en un moment l’air retentit de fanfares et de concerts qui annoncèrent la joie à toute la ville. Les marchands commencèrent à parer leurs boutiques de beaux tapis, de coussins et de feuillages, et à préparer des illuminations pour la nuit. Les artisans quittèrent leur travail, et le peuple se rendit avec empressement à la grande place, qui se trouva alors entre le palais du sultan et celui d’Aladdin. Ce dernier attira d’abord leur admiration, non tant à cause qu’ils étoient accoutumés à voir celui du sultan, que parce que celui du sultan ne pouvoit entrer en comparaison avec celui d’Aladdin ; mais le sujet de leur plus grand étonnement fut de ne pouvoir comprendre par quelle merveille inouie ils voyoient un palais si magnifique dans un lieu où le jour d’auparavant il n’y avoit ni matériaux ni fondemens préparés.

La mère d’Aladdin fut reçue dans le palais avec honneur, et introduite dans l’appartement de la princesse Badroulboudour par le chef des eunuques. Aussitôt que la princesse l’aperçut, elle alla l’embrasser, et lui fit prendre place sur son sofa ; et pendant que ses femmes achevoient de l’habiller et de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avoit fait présent, elle la fît régaler d’une collation magnifique. Le sultan qui venoit pour être auprès de la princesse sa fille le plus de temps qu’il pourroit, avant qu’elle se séparât d’avec lui pour passer au palais d’Aladdin, lui fit aussi de grands honneurs. La mère d’Aladdin avoit parlé plusieurs fois au sultan en public ; mais il ne l’avoit point encore vue sans voile, comme elle étoit alors. Quoiqu’elle fût dans un âge un peu avancé, on y observoit encore des traits qui faisoient assez connoître qu’elle avoit été du nombre des belles dans sa jeunesse. Le sultan qui l’avoit toujours vue habillée fort simplement, pour ne pas dire pauvrement, étoit dans l’admiration de la voir aussi richement et aussi magnifiquement vêtue que la princesse sa fille. Cela lui fit faire cette réflexion, qu’Aladdin étoit également prudent, sage et entendu en toutes choses.

Quand la nuit fut venue, la princesse prit congé du sultan son père. Leurs adieux furent tendres et mêlés de larmes ; ils s’embrassèrent plusieurs fois sans se rien dire, et enfin la princesse sortit de son appartement, et se mit en marche avec la mère d’Aladdin à sa gauche, et suivie de cent femmes esclaves, habillées d’une magnificence surprenante. Toutes les troupes d’instrumens qui n’avoient cessé de se faire entendre depuis l’arrivée de la mère d’Aladdin, s’étoient réunies et commençoient cette marche ; elles étoient suivies par cent chiaoux[1] et par un pareil nombre d’eunuques noirs en deux files, avec leurs officiers à leur tête. Quatre cents jeunes pages du sultan en deux bandes, qui marchoient sur les côtés, en tenant chacun un flambeau à la main, faisoient une lumière, qui, jointe aux illuminations, tant du palais du sultan que de celui d’Aladdin, suppléoit merveilleusement au défaut du jour.

Dans cet ordre, la princesse marcha sur le tapis étendu depuis le palais du sultan jusqu’au palais d’Aladdin ; et à mesure qu’elle avançoit, les instrumens qui étoient à la tête de la marche, en s’approchant et se mêlant avec ceux qui se faisoient entendre du haut des terrasses du palais d’Aladdin, formèrent un concert, qui, tout extraordinaire et confus qu’il paroissoit, ne laissoit pas d’augmenter la joie, non-seulement dans la place remplie d’un grand peuple, mais même dans les deux palais, dans toute la ville, et bien loin au dehors.

La princesse arriva enfin au nouveau palais, et Aladdin courut avec toute la joie imaginable à l’entrée de l’appartement qui lui étoit destiné, pour la recevoir. La mère d’Aladdin avoit eu soin de faire distinguer son fils à la princesse, au milieu des officiers qui l’environnoient ; et la princesse, en l’apercevant, le trouva si bien fait qu’elle en fut charmée. « Adorable princesse, lui dit Aladdin en l’abordant et en la saluant très-respectueusement, si j’avois le malheur de vous avoir déplu par la témérité que j’ai eue d’aspirer à la possession d’une si aimable princesse, fille de mon sultan, j’ose vous dire que ce seroit à vos beaux yeux et à vos charmes que vous devriez vous en prendre, et non pas à moi. » « Prince, que je suis en droit de traiter ainsi à présent, lui répondit la princesse, j’obéis à la volonté du sultan mon père ; et il me suffit de vous avoir vu, pour vous dire que je lui obéis sans répugnance. »

Aladdin, charmé d’une réponse si agréable et si satisfaisante pour lui, ne laissa pas plus long-temps la princesse debout après le chemin qu’elle venoit de faire, à quoi elle n’étoit point accoutumée ; il lui prit la main, qu’il baisa avec une grande démonstration de joie, et il la conduisit dans un grand salon éclairé d’une infinité de bougies, où, par les soins du génie, la table se trouva servie d’un superbe festin. Les plats étoient d’or massif, et remplis de viandes les plus délicieuses. Les vases, les bassins, les gobelets, dont le buffet étoit très-bien garni, étoient aussi d’or et d’un travail exquis. Les autres ornemens et tous les embellissemens du salon répondoient parfaitement à cette grande richesse. La princesse, enchantée de voir tant de richesses rassemblées dans un même lieu, dit à Aladdin : « Prince, je croyois que rien au monde n’étoit plus beau que le palais du sultan mon père ; mais à voir ce seul salon, je m’aperçois que je m’étois trompée. » « Princesse, répondit Aladdin en la faisant mettre à table à la place qui lui étoit destinée, je reçois une si grande honnêteté, comme je le dois ; mais je sais ce que je dois croire. »

La princesse Badroulboudour, Aladdin et la mère d’Aladdin se mirent à table ; et aussitôt un chœur d’instrumens les plus harmonieux, touchés et accompagnés de très-belles voix de femmes toutes d’une grande beauté, commença un concert qui dura sans interruption jusqu’à la fin du repas. La princesse en fut si charmée, qu’elle dit qu’elle n’avoit rien entendu de pareil dans le palais du sultan son père. Mais elle ne savoit pas que ces musiciennes étoient des fées choisies par le génie, esclave de la lampe.

Quand le soupé fut achevé, et que l’on eut desservi en diligence, une troupe de danseurs et de danseuses succédèrent aux musiciennes. Ils dansèrent plusieurs sortes de danses figurées, selon la coutume du pays, et ils finirent par un danseur et une danseuse, qui dansèrent seuls avec une légèreté surprenante, et firent paroître chacun à leur tour toute la bonne grâce et l’adresse dont ils étoient capables. Il étoit près de minuit quand, selon la coutume de la Chine dans ce temps-là, Aladdin se leva et présenta la main à la princesse Badroulboudour pour danser ensemble, et terminer ainsi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d’un si bon air, qu’ils firent l’admiration de toute la compagnie. En achevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princesse, et ils passèrent ensemble dans l’appartement où le lit nuptial étoit préparé. Les femmes de la princesse servirent à la déshabiller, et la mirent au lit, et les officiers d’Aladdin en firent autant, et chacun se retira. Ainsi furent terminées les cérémonies et les réjouissances des noces d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour.

Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé, ses valets-de-chambre se présentèrent pour l’habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais aussi riche et aussi magnifique. Ensuite il se fit amener un des chevaux destinés pour sa personne. Il le monta, et se rendit au palais du sultan, au milieu d’une grosse troupe d’esclaves qui marchoient devant lui, à ses côtés et à sa suite. Le sultan le reçut avec les mêmes honneurs que la première fois, il l’embrassa ; et après l’avoir fait asseoir près de lui sur son trône, il commanda qu’on servît le déjeûner. « Sire, lui dit Aladdin, je supplie votre Majesté de me dispenser aujourd’hui de cet honneur : je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princesse, avec son grand visir et les seigneurs de sa cour. » Le sultan lui accorda cette grâce avec plaisir. Il se leva à l’heure même ; et comme le chemin n’étoit pas long, il voulut y aller à pied. Ainsi il sortit avec Aladdin à sa droite, le grand visir à sa gauche, et les seigneurs à sa suite, précédé par les chiaoux et par les principaux officiers de sa maison.

Plus le sultan approchoit du palais d’Aladdin, plus il étoit frappé de sa beauté. Ce fut toute autre chose quand il fut entré : ses acclamations ne cessoient pas à chaque pièce qu’il voyoit. Mais quand ils furent arrivés au salon à vingt-quatre croisées où Aladdin l’avoit invité à monter, qu’il en eut vu les ornemens, et sur-tout qu’il eut jeté les yeux sur les jalousies enrichies de diamans, de rubis et d’émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur grosseur proportionnée, et qu’Aladdin lui eut fait remarquer que la richesse étoit pareille au-dehors, il en fut tellement surpris qu’il demeura comme immobile. Après avoir resté quelque temps en cet état : « Visir, dit-il à ce ministre qui étoit près de lui, est-il possible qu’il y ait en mon royaume, et si près de mon palais, un palais si superbe et que je l’aie ignoré jusqu’à présent ? » « Votre Majesté, reprit le grand visir, peut se souvenir qu’avant-hier elle accorda à Aladdin, qu’elle venoit de reconnoître pour son gendre, la permission de bâtir un palais vis-à-vis du sien ; le même jour au coucher du soleil il n’y avoit pas encore de palais en cette place ; et hier j’eus l’honneur de lui annoncer le premier que le palais étoit fait et achevé. » « Je m’en souviens, repartit le sultan ; mais jamais je ne me fusse imaginé que ce palais fût une des merveilles du monde. Où en trouve-t-on dans tout l’univers de bâtis d’assises d’or et d’argent massif, au lieu d’assises ou de pierre ou de marbre, dont les croisées aient des jalousies jonchées de diamans, de rubis et d’émeraudes ? Jamais au monde il n’a été fait mention de chose semblable ! »

Le sultan voulut voir et admirer la beauté des vingt-quatre jalousies. En les comptant, il n’en trouva que vingt-trois qui fussent de la même richesse, et il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième était demeurée imparfaite. « Visir, dit-il (car le grand visir se faisoit un devoir de ne pas l’abandonner), je suis surpris qu’un salon de cette magnificence soit demeuré imparfait par cet endroit. » « Sire, reprit le grand visir, Aladdin apparemment a été pressé, et le temps lui a manqué pour rendre cette croisée semblable aux autres ; mais on peut croire qu’il a les pierreries nécessaires, et qu’au premier jour il y fera travailler. »

Aladdin qui avoit quitté le sultan pour donner quelques ordres, vint le rejoindre en ces entrefaites : « Mon fils, lui dit le sultan, voici le salon le plus digne d’être admiré de tous ceux qui sont au monde. Une seule chose me surprend : c’est de voir que cette jalousie soit demeurée imparfaite. Est-ce par oubli, ajouta-t-il, par négligence, ou parce que les ouvriers n’ont pas eu le temps de mettre la dernière main à un si beau morceau d’architecture ? » « Sire, répondit Aladdin, ce n’est par aucune de ces raisons que la jalousie est restée dans l’état que votre Majesté la voit. La chose a été faite à dessein, et c’est par mon ordre que les ouvriers n’y ont pas touché : je voulois que votre Majesté eût la gloire de faire achever ce salon et le palais en même temps. Je la supplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puisse me souvenir de la faveur et de la grâce que j’aurai reçue d’elle. » « Si vous l’avez fait dans cette intention, reprit le sultan, je vous en sais bon gré ; je vais dès l’heure même donner les ordres pour cela. » En effet, il ordonna qu’on fît venir les joailliers les mieux fournis de pierreries, et les orfèvres les plus habiles de sa capitale.

Le sultan cependant descendit du salon, et Aladdin le conduisit dans celui où il avoit régalé la princesse Badroulboudour le jour des noces. La princesse arriva un moment après ; elle reçut le sultan son père d’un air qui lui fît connoître combien elle étoit contente de son mariage. Deux tables se trouvèrent fournies des mets les plus délicieux, et servies tout en vaisselle d’or. Le sultan se mit à la première, et mangea avec la princesse sa fille, Aladdin et le grand visir. Tous les seigneurs de la cour furent régalés à la seconde, qui étoit fort longue. Le sultan trouva les mets de bon goût, et il avoua que jamais il n’avoit rien mangé de plus excellent. Il dit la même chose du vin, qui étoit en effet très-délicieux. Ce qu’il admira davantage, furent quatre grands buffets garnis et chargés à profusion de flacons, de bassins et de coupes d’or massif, le tout enrichi de pierreries. Il fut charmé aussi des chœurs de musique qui étoient disposés dans le salon, pendant que les fanfares de trompettes accompagnées de timbales et de tambours, retentissoient au-dehors à une distance proportionnée, pour en avoir tout l’agrément.

Dans le temps que le sultan venoit de sortir de table, on l’avertit que les joailliers et les orfèvres qui avoient été appelés par son ordre, étoient arrivés. Il remonta au salon à vingt-quatre croisées ; et quand il y fut, il montra aux joailliers et aux orfévres qui l’avoient suivi, la croisée qui etoit imparfaite : « Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m’accommodiez cette croisée, et que vous la mettiez dans la même perfection que les autres ; examinez-les, et ne perdez pas de temps à me rendre celle-ci toute semblable. »

Les joailliers et les orfévres examinèrent les vingt-trois autres jalousies avec une grande attention ; et après qu’ils eurent consulté ensemble, et qu’ils furent convenus de ce dont ils pouvoient contribuer chacun de leur côté, ils revinrent se présenter devant le sultan ; et le joaillier ordinaire du palais qui prit la parole, lui dit : « Sire, nous sommes prêts à employer nos soins et notre industrie pour obéir à votre Majesté ; mais entre tous tant que nous sommes de notre profession, nous n’avons pas de pierreries aussi précieuses ni en assez grand nombre pour fournir à un si grand travail. » « J’en ai, dit le sultan, et au-delà de ce qu’il en faudra ; venez à mon palais, je vous mettrai à même, et vous choisirez. »

Quand le sultan fut de retour à son palais, il fit apporter toutes ses pierreries, et les joailliers en prirent une très-grande quantité, particulièrement de celles qui venoient du présent d’Aladdin. Ils les employèrent sans qu’il parût qu’ils eussent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d’autres à plusieurs reprises, et en un mois ils n’avoient pas achevé la moitié de l’ouvrage. Ils employèrent toutes celles du sultan, avec ce que le grand visir lui prêta des siennes ; et tout ce qu’ils purent faire avec tout cela, fut au plus d’achever la moitié de la croisée.

Aladdin qui connut que le sultan s’efforcoit inutilement de rendre la jalousie semblable aux autres, et que jamais il n’en viendroit à son honneur, fit venir les orfévres, et leur dit non-seulement de cesser leur travail, mais même de défaire tout ce qu’ils avoient fait, et de reporter au sultan toutes ses pierreries avec celles qu’il avoit empruntées du grand visir.

L’ouvrage que les joailliers et les orfévres avoient mis plus de six semaines à faire, fut détruit en peu d’heures. Ils se retirèrent, et laissèrent Aladdin seul dans le salon. Il tira la lampe qu’il avoit sur lui, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta : « Génie, lui dit Aladdin, je t’avois ordonné de laisser une des vingt-quatre jalousies de ce salon imparfaite, et tu avois exécuté mon ordre ; présentement je t’ai fait venir pour te dire que je souhaite que tu la rendes pareille aux autres. » Le génie disparut, et Aladdin descendit du salon. Peu de momens après comme il y fut remonté, il trouva la jalousie dans l’état où il l’avoit souhaité, et pareille aux autres.

Les joailliers et les orfévres cependant arrivèrent au palais, et furent introduits et présentés au sultan dans son appartement. Le premier joaillier, en lui présentant les pierreries qu’ils lui rapportoient, dit au sultan au nom de tous : « Sire, votre Majesté sait combien il y a de temps que nous travaillons de toute notre industrie à finir l’ouvrage dont elle nous a chargés. Il étoit déjà fort avancé, lorsqu’Aladdin nous a obligés non-seulement de cesser, mais même de défaire tout ce que nous avions fait, et de lui rapporter ces pierreries et celles du grand visir. » Le sultan leur demanda si Aladdin ne leur en avoit pas dit la raison ; et comme ils lui eurent marqué qu’il ne leur en avoit rien témoigné, il donna ordre sur-le-champ qu’on lui amenât un cheval. On le lui amena, il le monta, et partit sans autre suite que quelques-uns de ses gens, qui l’accompagnèrent à pied. Il arriva au palais d’Aladdin, et il mit pied à terre au bas de l’escalier qui conduisoit au salon à vingt-quatre croisées. Il y monta sans faire avertir Aladdin ; mais Aladdin s’y trouva fort à propos, et il n’eut que le temps de recevoir le sultan à la porte.

Le sultan, sans donner à Aladdin le temps de se plaindre obligeamment de ce que sa Majesté ne l’avoit pas fait avertir, et qu’elle l’avoit mis dans la nécessité de manquer à son devoir, lui dit : « Mon fils, je viens moi-même vous demander quelle raison vous avez de vouloir laisser imparfait un salon aussi magnifique et aussi singulier que celui de votre palais. »

Aladdin dissimula la véritable raison, qui étoit que le sultan n’étoit pas assez riche en pierreries pour faire une dépense si grande. Mais afin de lui faire connoître combien le palais, tel qu’il étoit, surpassoit non-seulement le sien, mais même tout autre palais qui fût au monde, puisqu’il n’avoit pu le parachever dans la moindre de ses parties, il lui répondit : « Sire, il est vrai que votre Majesté a vu ce salon imparfait ; mais je la supplie de voir présentement si quelque chose y manque. »

Le sultan alla droit à la fenêtre dont il avoit vu la jalousie imparfaite ; et quand il eut remarqué qu’elle étoit semblable aux autres, il crut s’être trompé. Il examina non-seulement les deux croisées qui étoient aux deux côtés, il les regarda même toutes l’une après l’autre, et quand il fut convaincu que la jalousie à laquelle il avoit fait employer tant de temps, et qui avoit coûté tant de journées d’ouvriers, venoit d’être achevée dans le peu de temps qui lui étoit connu, il embrassa Aladdin, et le baisa au front entre les deux yeux. « Mon fils, lui dit-il, rempli d’étonnement, quel homme êtes-vous, qui faites des choses si surprenantes, et presque en un clin d’œil ? Vous n’avez pas votre semblable au monde ; et plus je vous connois, plus je vous trouve admirable ! »

Aladdin reçut les louanges du sultan avec beaucoup de modestie, et il lui répondit en ces termes : « Sire, c’est une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance et l’approbation de votre Majesté ! Ce que je puis lui assurer, c’est que je n’oublierai rien pour mériter l’une et l’autre de plus en plus. »

Le sultan retourna à son palais de la manière qu’il y étoit venu, sans permettre à Aladdin de l’y accompagner. En arrivant, il trouva le grand visir qui l’attendoit. Le sultan encore tout rempli d’admiration de la merveille dont il venoit d’être témoin, lui en fit le récit en des termes qui ne firent pas douter à ce ministre que la chose ne fût comme le sultan la racontoit ; mais qui confirmèrent le visir dans la croyance où il étoit déjà, que le palais d’Aladdin était l’effet d’un enchantement : croyance dont il avoit fait part au sultan presque dans le moment que ce palais venoit de paroître. Il voulut lui répéter la même chose. « Visir, lui dit le sultan en l’interrompant, vous m’avez déjà dit la même chose, mais je vois bien que vous n’avez pas encore mis en oubli le mariage de ma fille avec votre fils. »

Le grand visir vit bien que le sultan étoit prévenu : il ne voulut pas entrer en contestation avec lui, et il le laissa dans son opinion. Tous les jours réglément, dès que le sultan étoit levé, il ne manquoit pas de se rendre dans un cabinet d’où l’on découvroit tout le palais d’Aladdin, et il y alloit encore plusieurs fois, pendant la journée, pour le contempler et l’admirer.

Aladdin cependant ne demeuroit pas renfermé dans son palais : il avoit soin de se faire voir par la ville plus d’une fois chaque semaine ; soit qu’il allât faire sa prière tantôt dans une mosquée, tantôt dans une autre, ou que de temps en temps il allât rendre visite au grand visir, qui affectoit d’aller lui faire sa cour à certains jours réglés, ou qu’il fît l’honneur aux principaux seigneurs, qu’il régaloit souvent dans son palais, d’aller les voir chez eux. Chaque fois qu’il sortoit, il faisoit jeter par deux de ses esclaves qui marchoient en troupe autour de son cheval, des pièces d’or à poignées dans les rues et dans les places par où il passoit, et où le peuple se rendoit toujours en grande foule.

D’ailleurs, pas un pauvre ne se présentoit à la porte de son palais, qu’il ne s’en retournât content de la libéralité qu’on y faisoit par ses ordres.

Comme Aladdin avoit partagé son temps de manière qu’il n’y avoit pas de semaine qu’il n’allât à la chasse au moins une fois, tantôt aux environs de la ville, quelquefois plus loin, il exerçoit la même libéralité par les chemins et par les villages. Cette inclination généreuse lui fit donner par tout le peuple mille bénédictions, et il étoit ordinaire de ne jurer que par sa tête. Enfin, sans donner aucun ombrage au sultan, à qui il faisoit fort régulièrement sa cour, on peut dire qu’Aladdin s’étoit attiré par ses manières affables et libérales toute l’affection du peuple, et que généralement parlant, il étoit plus aimé que le sultan même. Il joignit à toutes ces belles qualités une valeur et un zèle pour le bien de l’état qu’on ne sauroit assez louer. Il en donna même des marques à l’occasion d’une révolte vers les confins du royaume. Il n’eut pas plutôt appris que le sultan levoit une armée pour la dissiper, qu’il le supplia de lui en donner le commandement. Il n’eut pas de peine à l’obtenir. Sitôt qu’il fut à la tête de l’armée, il la fit marcher contre les révoltés ; et il se conduisit en toute cette expédition avec tant de diligence, que le sultan apprit plus tôt que les révoltés avoient été défaits, châtiés ou dissipés, que son arrivée à l’armée. Cette action qui rendit son nom célèbre dans toute l’étendue du royaume, ne changea point son cœur. Il revint victorieux, mais aussi affable qu’il avoit toujours été. Il y avoit déjà plusieurs années qu’Aladdin se gouvernoit comme nous venons de le dire, quand le magicien qui lui avoit donné sans y penser, le moyen de s’élever à une si haute fortune, se souvint de lui en Afrique où il étoit retourné. Quoique jusqu’alors il se fût persuadé qu’Aladdin étoit mort misérablement dans le souterrain où il l’avoit laissé, il lui vint néanmoins en pensée de savoir précisément quelle avoit été sa fin. Comme il étoit grand géomancien, il tira d’une armoire un quarré en forme de boîte couverte dont il se servoit pour faire ses observations de géomance. Il s’assit sur son sofa, mit le quarré devant lui, le découvrit ; et après avoir préparé et égalé le sable, avec l’intention de savoir si Aladdin étoit mort dans le souterrain, il jetta ses points, il en tira les figures, et il en format l’horoscope. En examinant l’horoscope pour en porter jugement, au lieu de découvrir qu’Aladdin fût mort dans le souterrain, il découvrit qu’il en étoit sorti, et qu’il vivoit sur terre dans une grande splendeur, puissamment riche, mari d’une princesse, honoré et respecté.

Le magicien africain n’eut pas plutôt appris par les règles de son art diabolique, qu’Aladdin étoit dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au visage. De rage il dit en lui-même : « Ce misérable fils de tailleur a découvert le secret et la vertu de la lampe ! J’avois cru sa mort certaine, et le voilà qu’il jouit du fruit de mes travaux et de mes veilles ! J’empêcherai qu’il n’en jouisse long-temps, ou je périrai. » Il ne fut pas long-temps à délibérer sur le parti qu’il avoit à prendre. Dès le lendemain matin il monta un barbe[2] qu’il avoit dans son écurie, et il se mit en chemin. De ville en ville et de province en province, sans s’arrêter qu’autant qu’il en étoit besoin pour ne pas trop fatiguer son cheval, il arriva à la Chine, et bientôt dans la capitale du sultan, dont Aladdin avoit épousé la fille. Il mit pied à terre dans un khan ou hôtellerie publique, où il prit une chambre à louage. Il y demeura le reste du jour et la nuit suivante, pour se remettre de la fatigue de son voyage.

Le lendemain avant toute chose, le magicien africain voulut savoir ce que l’on disoit d’Aladdin. En se promenant par la ville, il entra dans le lieu le plus fameux et le plus fréquenté par les personnes de grande distinction, où l’on s’assembloit pour boire d’une certaine boisson chaude[3] qui lui étoit connue dès son premier voyage. Il n’y eut pas plutôt pris place, qu’on lui versa de cette boisson dans une tasse, et qu’on la lui présenta. En la prenant, comme il prêtait l’oreille à droite et à gauche, il entendit qu’on s’entretenoit du palais d’Aladdin. Quand il eut achevé, il s’approcha d’un de ceux qui s’en entretenoient ; et en prenant son temps, il lui demanda en particulier ce que c’étoit que ce palais dont on parloit si avantageusement ? « D’où venez-vous, lui dit celui à qui il s’étoit adressé ? Il faut que vous soyez bien nouveau venu, si vous n’avez pas vu, ou plutôt si vous n’avez pas encore entendu parler du palais du prince Aladdin ? » On n’appeloit plus autrement Aladdin depuis qu’il avoit épousé la princesse Badroulboudour. « Je ne vous dis pas, continua cet homme, que c’est une des merveilles du monde, mais que c’est la merveille unique qu’il y ait au monde : jamais on n’y a rien vu de si grand, de si riche, de si magnifique ! Il faut que vous veniez de bien loin, puisque vous n’en avez pas encore entendu parler ! En effet, on en doit parler par toute la terre, depuis qu’il est bâti. Voyez-le, et vous jugerez si je vous en aurai parlé contre la vérité. » « Pardonnez à mon ignorance, reprit le magicien africain, je ne suis arrivé que d’hier, et je viens véritablement de si loin, je veux dire de l’extrémité de l’Afrique, que la renommée n’en étoit pas encore venue jusque-là quand je suis parti. Et comme par rapport à l’affaire pressante qui m’amène, je n’ai eu autre vue dans mon voyage que d’arriver au plus tôt sans m’arrêter et sans faire aucune connoissance, je n’en savois que ce que vous venez de m’apprendre. Mais je ne manquerai pas de l’aller voir : l’impatience que j’en ai est si grande, que je suis prêt à satisfaire ma curiosité dès-à-présent, si vous vouliez bien me faire la grâce de m’en enseigner le chemin. »

Celui à qui le magicien africain s’étoit adressé, se fit un plaisir de lui enseigner le chemin par où il falloit qu’il passât pour avoir la vue du palais d’Aladdin ; et le magicien africain se leva et partit dans le moment. Quand il fut arrivé, et qu’il eut examiné le palais de près et de tous les côtés, il ne douta pas qu’Aladdin ne se fût servi de la lampe pour le faire bâtir. Sans s’arrêter à l’impuissance d’Aladdin, fils d’un simple tailleur, il savoit bien qu’il n’appartenoit de faire de semblables merveilles qu’à des génies esclaves de la lampe, dont l’acquisition lui avoit échappé. Piqué au vif du bonheur et de la grandeur d’Aladdin, dont il ne faisoit presque pas de différence d’avec celle du sultan, il retourna au khan où il avoit pris logement.

Il s’agissoit de savoir où étoit la lampe, si Aladdin la portoit avec lui, ou en quel lieu il la conservoit, et c’est ce qu’il falloit que le magicien découvrît par une opération de géomance. Dès qu’il fut arrivé où il logeoit, il prit son quarré et son sable, qu’il portoit en tous ses voyages. L’opération achevée, il connut que la lampe étoit dans le palais d’Aladdin ; et il eut une joie si grande de cette découverte, qu’à peine il se sentoit lui-même. « Je l’aurai cette lampe, dit-il, et je défie Aladdin de m’empêcher de la lui enlever, et de le faire descendre jusqu’à la bassesse d’où il a pris un si haut vol. »

Le malheur pour Aladdin voulut qu’alors il étoit allé à une partie de chasse pour huit jours, et qu’il n’y en avoit que trois qu’il étoit parti ; et voici de quelle manière le magicien africain en fut informé. Quand il eut fait l’opération qui venoit de lui donner tant de joie, il alla voir le concierge du khan, sous prétexte de s’entretenir avec lui ; et il en avoit un fort naturel, qu’il n’étoit pas besoin d’amener de bien loin. Il lui dit qu’il venoit de voir le palais d’Aladdin ; et après lui avoir exagéré tout ce qu’il y avoit remarqué de plus surprenant et tout ce qui l’avoit frappé davantage, et qui frappoit généralement tout le monde : « Ma curiosité, ajouta-t-il, va plus loin, et je ne serai pas satisfait que je n’aie vu le maître à qui appartient un édifice si merveilleux. » « Il ne vous sera pas difficile de le voir, reprit le concierge, il n’y a presque pas de jour qu’il n’en donne occasion, quand il est dans la ville ; mais il y a trois jours qu’il est dehors pour une grande chasse, qui en doit durer huit. »

Le magicien africain ne voulut pas en savoir davantage ; il prit congé du concierge ; et en se retirant : « Voilà le temps d’agir, dit-il en lui-même, je ne dois pas le laisser échapper. » Il alla à la boutique d’un faiseur et vendeur de lampes. « Maître, dit-il, j’ai besoin d’une douzaine de lampes de cuivre ; pouvez-vous me la fournir ? » Le vendeur lui dit qu’il en manquoit quelques-unes, mais que s’il vouloit se donner patience jusqu’au lendemain, il la fournirait complète à l’heure qu’il voudroit. Le magicien le voulut bien ; il lui recommanda qu’elles fussent propres et bien polies ; après lui avoir promis qu’il le payeroit bien, il se retira dans son khan.

Le lendemain la douzaine de lampes fut livrée au magicien africain, qui les paya au prix qui lui fut demandé, sans en rien diminuer. Il les mit dans un panier dont il s’étoit pourvu exprès ; et avec ce panier au bras il alla vers le palais d’Aladdin, et quand il s’en fut approché, il se mit à crier :

« Qui veut changer des vieilles lampes pour des neuves ? »

À mesure qu’il avançoit, et d’aussi loin que les petits enfans qui jouoient dans la place l’entendirent, ils accoururent, et ils s’assemblèrent autour de lui avec de grandes huées, et le regardèrent comme un fou. Les passans rioient même de sa bêtise, à ce qu’ils s’imaginoient. « Il faut, disoient-ils, qu’il ait perdu l’esprit, pour offrir de changer des lampes neuves contre des vieilles. »

Le magicien africain ne s’étonna ni des huées des enfans, ni de tout ce qu’on pouvoit dire de lui ; et pour débiter sa marchandise, il continua de crier :

« Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? »

Il répéta si souvent la même chose en allant et venant dans la place, devant le palais et à l’entour, que la princesse Badroulboudour, qui étoit alors dans le salon aux vingt-quatre croisées, entendit la voix d’un homme ; mais comme elle ne pouvoit distinguer ce qu’il crioit, à cause des huées des enfans qui le suivoient, et dont le nombre augmentait de moment en moment, elle envoya une de ses femmes esclaves qui l’approchoit de plus près, pour voir ce que c’étoit que ce bruit.

La femme esclave ne fut pas long-temps à remonter ; elle entra dans le salon avec de grands éclats de rire. Elle rioit de si bonne grâce, que la princesse ne put s’empêcher de rire elle-même en la regardant. « Hé bien, folle, dit la princesse, veux-tu me dire pourquoi tu ris ? » « Princesse, répondit la femme esclave en riant toujours, qui pourroit s’empêcher de rire en voyant un fou avec un panier au bras, plein de belles lampes toutes neuves, qui ne demande pas à les vendre, mais à les changer contre des vieilles ? Ce sont les enfans dont il est si fort environné qu’à peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu’on entend, en se moquant de lui. »

Sur ce récit, une autre femme esclave, en prenant la parole : « À propos de vieilles lampes, dit-elle, je ne sais si la princesse a pris garde qu’en voilà une sur la corniche ; celui à qui elle appartient ne sera pas fâché d’en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princesse le veut bien, elle peut avoir le plaisir d’éprouver si ce fou est véritablement assez fou pour donner une lampe neuve en échange d’une vieille, sans en rien demander de retour ? »

La lampe dont la femme esclave parloit, étoit la lampe merveilleuse dont Aladdin s’étoit servi pour s’élever au point de grandeur où il étoit arrivé ; et il l’avoit mise lui-même sur la corniche avant d’aller à la chasse, dans la crainte de la perdre, et il avoit pris la même précaution toutes les autres fois qu’il y étoit allé. Mais ni les femmes esclaves, ni les eunuques, ni la princesse même, n’y avoient pas fait attention une seule fois jusqu’alors pendant son absence ; hors du temps de la chasse, il la portoit toujours sur lui. On dira que la précaution d’Aladdin étoit bonne, mais au moins qu’il auroit dû enfermer la lampe. Cela est vrai, mais on a fait de semblables fautes de tout temps, ou en fait encore aujourd’hui, et l’on ne cessera d’en faire.

La princesse Badroulboudour qui ignoroit que la lampe fût aussi précieuse qu’elle l’étoit, et qu’Aladdin, sans parler d’elle-même, eût un intérêt aussi grand qu’il l’avoit qu’on n’y touchât pas et qu’elle fût conservée, entra dans la plaisanterie, et elle commanda à un eunuque de la prendre et d’en aller faire l’échange. L’eunuque obéit. Il descendit du salon ; et il ne fut pas plutôt sorti de la porte du palais, qu’il aperçut le magicien africain ; il l’appela ; et quand il fut venu à lui, et en lui montrant la vieille lampe : « Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci. »

Le magicien africain ne douta pas que ce ne fût la lampe qu’il cherchoit ; il ne pouvoit pas y en avoir d’autres dans le palais d’Aladdin, où toute la vaisselle n’étoit que d’or ou d’argent ; il la prit promptement de la main de l’eunuque ; et après l’avoir fourrée bien avant dans son sein, il lui présenta son panier, et lui dit de choisir celle qui lui plairoit. L’eunuque choisit ; et après avoir laissé le magicien, il porta la lampe neuve à la princesse Badroulboudour ; mais l’échange ne fut pas plutôt fait, que les enfans firent retentir la place de plus grands éclats qu’ils n’avoient encore fait en se moquant, selon eux, de la bêtise du magicien.

Le magicien africain les laissa criailler tant qu’ils voulurent ; mais sans s’arrêter plus long-temps aux environs du palais d’Aladdin, il s’en éloigna insensiblement et sans bruit ; c’est-à-dire sans crier, et sans parler davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles. Il n’en vouloit pas d’autres que celle qu’il emportait ; et son silence enfin fit que les enfans s’écartèrent, et qu’ils le laissèrent aller.

Dès qu’il fut hors de la place qui étoit entre les deux palais, il s’échappa par les rues les moins fréquentées ; et comme il n’avoit plus besoin des autres lampes ni du panier, il posa le panier et les lampes au milieu d’une rue où il vit qu’il n’y avoit personne. Alors dès qu’il eut enfilé une autre rue, il pressa le pas jusqu’à ce qu’il arrivât à une des portes de la ville. En continuant son chemin par le faubourg, qui étoit fort long, il fit quelques provisions avant qu’il en sortît. Quand il fut dans la campagne, il se détourna du chemin dans un lieu à l’écart, hors de la vue du monde, où il resta jusqu’au moment qu’il jugea à propos, pour achever d’exécuter le dessein qui l’avoit amené. Il ne regretta pas le barbe qu’il laissoit dans le khan où il avoit pris logement ; il se crut bien dédommagé par le trésor qu’il venoit d’acquérir.

Le magicien africain passa le reste de la journée dans ce lieu, jusqu’à une heure de nuit, que les ténèbres furent les plus obscures. Alors il tira la lampe de son sein, et il la frotta. À cet appel, le génie lui apparut.

« Que veux-tu, lui demanda le génie ? Me voila prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et ses autres esclaves. »

« Je te commande, reprit le magicien africain, qu’à l’heure même tu enlèves le palais que toi ou les autres esclaves de la lampe ont bâti dans cette ville, tel qu’il est, avec tout ce qu’il y a de vivant, et que tu le transportes avec moi en même temps dans un tel endroit de l’Afrique. » Sans lui répondre, le génie avec l’aide d’autres génies, esclaves de la lampe comme lui, le transportèrent en très-peu de temps, lui et son palais en son entier, au propre lieu de l’Afrique qui lui avoit été marqué. Nous laisserons le magicien africain et le palais avec la princesse Badroulboudour en Afrique, pour parler de la surprise du sultan.

Dès que le sultan fut levé, il ne manqua pas, selon sa coutume, de se rendre au cabinet ouvert, pour avoir le plaisir de contempler et d’admirer le palais d’Aladdin. Il jeta la vue du côté où il avoit coutume de voir ce palais, et il ne vit qu’une place vuide, telle qu’elle était avant qu’on l’y eût bâti. Il crut qu’il se trompoit, et il se frotta les yeux ; mais il ne vit rien de plus que la première fois, quoique le temps fût serein, le ciel net, et que l’aurore qui avoit commencé de paroître rendit tous les objets fort distincts. Il regarda par les deux ouvertures à droite et à gauche, et il ne vit que ce qu’il avoit coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut si grand, qu’il demeura long-temps dans la même place, les yeux tournés du côté où le palais avoit été, et où il ne le voyoit plus, en cherchant ce qu’il ne pouvoit comprendre, savoir : comment il se pouvoit faire qu’un palais aussi grand et aussi apparent que celui d’Aladdin, qu’il avoit vu presque chaque jour depuis qu’il avoit été bâti avec sa permission, et tout récemment le jour précédent, se fût évanoui de manière qu’il n’en paroissoit pas le moindre vestige. « Je ne me trompe pas, disoit-il en lui-même : il étoit dans la place que voilà ; s’il s’étoit écroulé, les matériaux paroîtroient en monceaux ; et si la terre l’avoit englouti, on en verroit quelque marque, de quelque manière que cela fût arrivé ! » Et quoique convaincu que le palais n’y étoit plus, il ne laissa pas néanmoins d’attendre encore quelque temps, pour voir si en effet il ne se trompoit pas. Il se retira enfin ; et après avoir regardé encore derrière lui avant de s’éloigner, il revint à son appartement ; il commanda qu’on lui fît venir le grand visir en toute diligence ; et cependant il s’assit, l’esprit agité de pensées si différentes, qu’il ne savoit quel parti prendre.

Le grand visir ne fit pas attendre le sultan : il vint même avec une si grande précipitation, que ni lui ni ses gens ne firent pas réflexion en passant, que le palais d’Aladdin n’étoit plus à sa place ; les portiers mêmes, en ouvrant la porte du palais, ne s’en étoient pas aperçu.

En abordant le sultan : « Sire, lui dit le grand-visir, l’empressement avec lequel votre Majesté m’a fait appeler, m’a fait juger que quelque chose de bien extraordinaire étoit arrivé, puisqu’elle n’ignore pas qu’il est aujourd’hui jour de conseil, et que je ne devois pas manquer de me rendre à mon devoir dans peu de momens. » « Ce qui est arrivé est véritablement extraordinaire, comme tu le dis, et tu vas en convenir. Dis-moi où est le palais d’Aladdin ? » « Le palais d’Aladdin, Sire, répondit le grand-visir avec étonnement ! Je viens de passer devant, il m’a semblé qu’il étoit à sa place : des bâtimens aussi solides que celui-là, ne changent pas de place si facilement. » « Va voir au cabinet, répondit le sultan, et tu viendras me dire si tu l’auras vu. »

Le grand visir alla au cabinet ouvert, et il lui arriva la même chose qu’au sultan. Quand il se fut bien assuré que le palais d’Aladdin n’étoit plus où il avoit été, et qu’il n’en paroissoit pas le moindre vestige, il revint se présenter au sultan. « Hé bien, as-tu vu le palais d’Aladdin, lui demanda le sultan ? » « Sire, répondit le grand visir, votre Majesté peut se souvenir que j’ai eu l’honneur de lui dire que ce palais, qui faisoit le sujet de son admiration avec ses richesses immenses, n’étoit qu’un ouvrage de magie et d’un magicien ; mais votre Majesté n’a pas voulu y faire attention. »

Le sultan qui ne pouvoit disconvenir de ce que le grand visir lui représentoit, entra dans une colère d’autant plus grande, qu’il ne pouvoit désavouer son incrédulité. « Où est, dit-il, cet imposteur, ce scélérat, que je lui fasse couper la tête ? » « Sire, reprit le grand visir, il y a quelques jours qu’il est venu prendre congé de votre Majesté ; il faut lui envoyer demander où est son palais ; il ne doit pas l’ignorer » « Ce seroit le traiter avec trop d’indulgence, repartit le sultan ; va donner ordre à trente de mes cavaliers de me l’amener chargé de chaînes. » Le grand visir alla donner l’ordre du sultan aux cavaliers, et il instruisit leur officier de quelle manière ils devoient s’y prendre, afin qu’il ne leur échappât point. Ils partirent, et ils rencontrèrent Aladdin à cinq ou six lieues de la ville, qui revenoit en chassant. L’officier lui dit en l’abordant, que le sultan impatient de le revoir, les avoit envoyés pour le lui témoigner, et revenir avec lui en l’accompagnant.

Aladdin n’eut pas le moindre soupçon du véritable sujet qui avoit amené ce détachement de la garde du sultan ; il continua de revenir en chassant ; mais quand il fut à une demi-lieue de la ville, ce détachement l’environna, et l’officier, en prenant la parole, lui dit : « Prince Aladdin, c’est avec grand regret que nous vous déclarons l’ordre que nous avons du sultan de vous arrêter, et de vous mener à lui en criminel d’état ; nous vous supplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir, et de nous le pardonner. »

Cette déclaration fut un sujet de grande surprise à Aladdin, qui se sentoit innocent ; il demanda à l’officier s’il savoit de quel crime il étoit accusé ? À quoi il répondit que ni lui ni ses gens n’en savoient rien.

Comme Aladdin vit que ses gens étoient de beaucoup inférieurs au détachement, et même qu’ils s’éloignoient, il mit pied à terre. « Me voilà, dit-il, exécutez l’ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me sens coupable d’aucun crime, ni envers la personne du sultan, ni envers l’état. » On lui passa aussitôt au cou une chaîne fort grosse et fort longue, dont on le lia aussi par le milieu du corps, de manière qu’il n’avoit pas les bras libres. Quand l’officier se fut mis à la tête de sa troupe, un cavalier prit le bout de la chaîne ; et en marchant après l’officier il mena Aladdin, qui fut obligé de le suivre à pied ; et dans cet état il fut conduit vers la ville.

Quand les cavaliers furent entrés dans le faubourg, les premiers qui virent qu’on menoit Aladdin en criminel d’état, ne doutèrent pas que ce ne fût pour lui couper la tête. Comme il étoit aimé généralement, les uns prirent le sabre et d’autres armes, et ceux qui n’en avoient pas, s’armèrent de pierres, et ils suivirent les cavaliers. Quelques-uns qui étoient à la queue, firent volte-face, en faisant mine de vouloir les dissiper ; mais bientôt ils grossirent en si grand nombre, que les cavaliers prirent le parti de dissimuler, trop heureux s’il pouvoient arriver jusqu’au palais du sultan sans qu’on leur enlevât Aladdin. Pour y réussir, selon que les rues étoient plus ou moins larges ils eurent grand soin d’occuper toute la largeur du terrain, tantôt en s’étendant, tantôt en se resserrant ; de la sorte ils arrivèrent à la place du palais, où ils se mirent tous sur une ligne, en faisant face à la populace armée, jusqu’à ce que leur officier et le cavalier qui menoit Aladdin, fussent entrés dans le palais, et que les portiers eussent fermé la porte, pour empêcher qu’elle n’entrât.

Aladdin fut conduit devant le sultan, qui l’attendoit sur le balcon, accompagné du grand visir ; et sitôt qu’il le vit, il commanda au bourreau, qui avoit eu ordre de se trouver là, de lui couper la tête, sans vouloir l’entendre, ni tirer de lui aucun éclaircissement.

Quand le bourreau se fut saisi d’Aladdin, il lui ôta la chaîne qu’il avoit au cou et autour du corps ; et après avoir étendu sur la terre un cuir teint du sang d’une infinité de criminels qu’il avoit exécutés, il l’y fit mettre à genoux, et lui banda les yeux. Alors il tira son sabre, il prit sa mesure pour donner le coup, en s’essayant et en faisant flamboyer le sabre en l’air par trois fois, et il attendit que le sultan lui donnât le signal pour trancher la tête d’Aladdin.

En ce moment, le grand visir aperçut que la populace qui avoit forcé les cavaliers, et qui avoit rempli la place, venoit d’escalader les murs du palais en plusieurs endroits, et commencent à les démolir pour faire brèche. Avant que le sultan donnât le signal, il lui dit : « Sire, je supplie votre Majesté de penser mûrement à ce qu’elle va faire. Elle va courir risque de voir son palais forcé ; et si ce malheur arrivoit, l’événement pourroit en être funeste. » « Mon palais forcé, reprit le sultan ! Qui peut avoir cette audace ? » « Sire, repartit le grand visir, que votre Majesté jette les yeux sur les murs de son palais et sur la place, elle connoîtra la vérité de ce que je lui dis. »

L’épouvante du sultan fut si grande quand il eut vu une émeute si vive et si animée, que dans le moment même il commanda au bourreau de remettre son sabre dans le fourreau, doter le bandeau des yeux d’Aladdin, et de le laisser libre. Il donna ordre aussi aux chiaoux de crier que le sultan lui faisoit grâce, et que chacun eût à se retirer.

Alors tous ceux qui étoient déjà montés au haut des murs du palais, témoins de ce qui venoit de se passer, abandonnèrent leur dessein. Ils descendirent en peu d’instans, et pleins de joie d’avoir sauvé la vie à un homme qu’ils aimoient véritablement, ils publièrent cette nouvelle à tous ceux qui étoient autour d’eux ; elle passa bientôt à toute la populace qui étoit dans la place du palais ; et les cris des chiaoux, qui annonçoient la même chose du haut des terrasses où ils étoient montés, achevèrent de la rendre publique. La justice que le sultan venoit de rendre à Aladdin en lui faisant grâce, désarma la populace, fit cesser le tumulte, et insensiblement chacun se retira chez lui.

Quand Aladdin se vit libre, il leva la tête du côté du balcon ; et comme il eut aperçu le sultan : « Sire, dit-il en élevant sa voix d’une manière touchante, je supplie votre Majesté d’ajouter une nouvelle grâce à celle qu’elle vient de me faire, c’est de vouloir bien me faire connoître quel est mon crime. » « Quel est ton crime, perfide, répondit le sultan, ne le sais-tu pas ? Monte jusqu’ici, continua-t-il, je te le ferai connoître. »

Aladdin monta, et quand il se fut présenté : « Suis-moi, lui dit le sultan, en marchant devant lui sans le regarder. » Il le mena jusqu’au cabinet ouvert ; et quand il fut arrivé à la porte : « Entre, lui dit le sultan ; tu dois savoir où étoit ton palais, regarde de tous côtés, et dis-moi ce qu’il est devenu. »

Aladdin regarda, et ne vit rien ; il s’aperçut bien de tout le terrain que son palais occupoit ; mais comme il ne pouvoit deviner comment il avoit pu disparoître, cet événement extraordinaire et surprenant le mit dans une confusion et dans un étonnement qui l’empêchèrent de pouvoir répondre un seul mot au sultan.

Le sultan impatient : « Dis-moi donc, répéta-t-il à Aladdin, où est ton palais, et où est ma fille ? » Alors Aladdin rompit le silence. « Sire, dit-il, je vois bien, et je l’avoue, que le palais que j’ai fait bâtir n’est plus à la place où il étoit, je vois qu’il a disparu, et je ne puis dire à votre Majesté où il peut être ; mais je puis l’assurer que je n’ai aucune part à cet événement. »

« Je ne me mets pas en peine de ce que ton palais est devenu, reprit le sultan, j’estime ma fille un million de fois davantage. Je veux que tu me la retrouves, autrement je te ferai couper la tête, et nulle considération ne m’en empêchera. »

« Sire, repartit Aladdin, je supplie votre Majesté de m’accorder quarante jours pour faire mes diligences ; et si dans cet intervalle je n’y réussis pas, je lui donne ma parole que j’apporterai ma tête au pied de son trône, afin qu’elle en dispose à sa volonté. » « Je t’accorde les quarante jours que tu me demandes, lui dit le sultan ; mais ne crois pas abuser de la grâce que je te fais, en pensant échapper à mon ressentiment : en quelqu’endroit de la terre que tu puisses être, je saurai bien te retrouver. »

Aladdin s’éloigna de la présence du sultan dans une grande humiliation et dans un état à faire pitié ; il passa au travers des cours du palais la tête baissée, sans oser lever les yeux, dans la confusion où il étoit ; et les principaux officiers de la cour, dont il n’avoit pas désobligé un seul, quoiqu’amis, au lieu de s’approcher de lui pour le consoler ou pour lui offrir une retraite chez eux, lui tournèrent le dos, autant pour ne le pas voir, qu’afin qu’il ne pût pas les reconnoître. Mais quand ils se fussent approchés de lui pour lui dire quelque chose de consolant, ou pour lui faire offre de service, ils n’eussent plus reconnu Aladdin ; il ne se reconnoissoit pas lui-même, et il n’avoit plus la liberté de son esprit. Il le fit bien connoître quand il fut hors du palais : car sans penser à ce qu’il faisoit, il demandoit de porte en porte, et à tous ceux qu’il rencontrait, si l’on n’avoit pas vu son palais, ou si on ne pouvoit pas lui en donner des nouvelles ?

Ces demandes firent croire à tout le monde qu’Aladdin avoit perdu l’esprit. Quelques-uns n’en firent que rire ; mais les gens les plus raisonnables, et particulièrement ceux qui avoient eu quelque liaison d’amitié et de commerce avec lui, en furent véritablement touchés de compassion. Il demeura trois jours dans la ville, en allant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et en ne mangeant que ce qu’on lui présentoit par charité, et sans prendre aucune résolution.

Enfin, comme il ne pouvoit plus, dans l’état malheureux où il se voyoit, rester dans une ville où il avoit fait une si belle figure, il en sortit, et il prit le chemin de la campagne. Il se détourna des grandes routes ; et après avoir traversé plusieurs campagnes dans une incertitude affreuse, il arriva enfin à l’entrée de la nuit au bord d’une rivière ; là il lui prit une pensée de désespoir : « Où irai-je chercher mon palais, dit-il en lui-même ? En quelle province, en quel pays, en quelle partie du monde le trouverai-je, aussi bien que ma chère princesse que le sultan me demande ? Jamais je n’y réussirai ; il vaut donc mieux que je me délivre de tant de fatigues qui n’aboutiroient à rien, et de tous les chagrins cuisans qui me rongent. » Il alloit se jeter dans la rivière, selon la résolution qu’il venoit de prendre ; mais il crut en bon Musulman fidèle à sa religion, qu’il ne devoit pas le faire, sans avoir auparavant fait sa prière. En voulant s’y préparer, il s’approcha du bord de l’eau pour se laver les mains et le visage, suivant la coutume du pays ; mais comme cet endroit étoit un peu en pente, et mouillé par l’eau qui y battait, il glissa, et il seroit tombé dans la rivière s’il ne se fût retenu à un petit roc élevé hors de terre environ de deux pieds. Heureusement pour lui il portoit encore l’anneau que le magicien africain lui avoit mis au doigt avant qu’il descendît dans le souterrain pour aller enlever la précieuse lampe qui venoit de lui être enlevée. Il frotta cet anneau assez fortement contre le roc en se retenant ; dans l’instant le même génie qui lui étoit apparu dans ce souterrain où le magicien africain l’avoit enfermé, lui apparut encore :

« Que veux-tu, lui dit le génie ? Me voici prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. »

Aladdin agréablement surpris par une apparition si peu attendue dans le désespoir où il étoit, répondit : « Génie, sauve-moi la vie une seconde fois, en m’enseignant où est le palais que j’ai fait bâtir, ou en faisant qu’il soit rapporté incessamment où il étoit. » « Ce que tu me demandes, reprit le génie, n’est pas de mon ressort : je ne suis esclave que de l’anneau, adresse-toi à l’esclave de la lampe. » « Si cela est, repartit Aladdin, je te commande donc par la puissance de l’anneau, de me transporter jusqu’au lieu où est mon palais, en quelqu’endroit de la terre qu’il soit, et de me poser sous les fenêtres de la princesse Badroulboudour. À peine eut-il achevé de parler, que le génie le transporta en Afrique, au milieu d’une prairie où étoit le palais, peu éloigné d’une grande ville, le posa précisément au-dessous des fenêtres de l’appartement de la princesse, où il le laissa. Tout cela se fit en un instant.

Nonobstant l’obscurité de la nuit, Aladdin reconnut fort bien son palais et l’appartement de la princesse Badroulboudour ; mais comme la nuit étoit avancée, et que tout étoit tranquille dans le palais, il se retira un peu à l’écart, et il s’assit au pied d’un arbre. Là, rempli d’espérance, en faisant réflexion à son bonheur, dont il étoit redevable à un pur hasard, il se trouva dans une situation beaucoup plus paisible que depuis qu’il avoit été arrêté, amené devant le sultan, et délivré du danger présent de perdre la vie. Il s’entretint quelque temps dans ces pensées agréables ; mais enfin, comme il y avoit cinq ou six jours qu’il ne dormoit point, il ne put s’empêcher de se laisser aller au sommeil qui l’accabloit, et il s’endormit au pied de l’arbre où il étoit.

Le lendemain, dès que l’aurore commença à paroître, Aladdin fut éveillé agréablement, non-seulement par le ramage des oiseaux qui avoient passé la nuit sur l’arbre sous lequel il étoit couché, mais même sur les arbres touffus du jardin de son palais. Il jeta d’abord les yeux sur cet admirable édifice, et alors il se sentit une joie inexprimable d’être sur le point de s’en revoir bientôt le maître, et en même temps de posséder encore une fois sa chère princesse Badroulboudour. Il se leva, et se rapprocha de l’appartement de la princesse. Il se promena quelque temps sous ses fenêtres, en attendant qu’il fût jour chez elle et qu’on pût l’apercevoir. Dans cette attente il cherchoit en lui-même d’où pouvoit être venue la cause de son malheur ; et après avoir bien rêvé, il ne douta plus que toute son infortune ne vînt d’avoir quitté sa lampe de vue. Il s’accusa lui-même de négligence et du peu de soin qu’il avoit eu de ne s’en pas dessaisir un seul moment. Ce qui l’embarrassoit davantage, c’est qu’il ne pouvoit s’imaginer qui étoit le jaloux de son bonheur. Il l’eût compris d’abord, s’il eût su que lui et son palais se trouvoient alors en Afrique ; mais le génie, esclave de l’anneau, ne lui en avoit rien dit ; il ne s’en étoit point informé lui-même. Le seul nom de l’Afrique lui eût rappelé dans sa mémoire le magicien africain son ennemi déclaré.

La princesse Badroulboudour se levoit plus matin qu’elle n’avoit coutume depuis son enlèvement et son transport en Afrique par l’artifice du magicien africain, dont jusqu’alors elle avoit été contrainte de supporter la vue une fois chaque jour, parce qu’il étoit maître du palais ; mais elle l’avoit traité si durement chaque fois, qu’il n’avoit encore osé prendre la hardiesse de s’y loger. Quand elle fut habillée, une de ses femmes, en regardant au travers d’une jalousie, aperçut Aladdin. Elle courut aussitôt en avertir sa maîtresse. La princesse qui ne pouvoit croire cette nouvelle, vient vite se présenter à la fenêtre, et aperçut Aladdin. Elle ouvrit la jalousie. Au bruit que la princesse fit en l’ouvrant, Aladdin leva la tête, il la reconnut ; et il la salua d’un air qui exprimoit l’excès de sa joie. « Pour ne pas perdre de temps, lui dit la princesse, on est allé vous ouvrir la porte secrète, entrez et montez. » Et elle ferma la jalousie.

La porte secrète étoit au-dessous de l’appartement de la princesse ; elle se trouva ouverte, et Aladdin monta à l’appartement de la princesse. Il n’est pas possible d’exprimer la joie que ressentirent ces deux époux de se revoir après s’être cru séparés pour jamais. Ils s’embrassèrent plusieurs fois, et se donnèrent toutes les marques d’amour et de tendresse qu’on peut s’imaginer, après une séparation aussi triste et aussi peu attendue que la leur. Après ces embrassemens, mêlés de larmes de joie, ils s’assirent ; et Aladdin en prenant la parole : « Princesse, dit-il, avant de vous entretenir de toute autre chose, je vous supplie au nom de Dieu, autant pour votre propre intérêt et pour celui du sultan votre respectable père, que pour le mien en particulier, de me dire ce qu’est devenue une vieille lampe que j’avois mise sur la corniche du salon à vingt-quatre croisées, avant d’aller à la chasse ? »

« Ah, cher époux, répondit la princesse, je m’étois bien douté que notre malheur réciproque venoit de cette lampe ; et ce qui me desole, c’est que j’en suis la cause de moi-même ! » « Princesse, reprit Aladdin, ne vous en attribuez pas la cause, elle est toute sur moi, et je devois avoir été plus soigneux de la conserver ; ne songeons qu’à réparer cette perte ; et pour cela faites-moi la grâce de me raconter comment la chose s’est passée, et en quelles mains elle est tombée ? »

Alors la princesse Badroulboudour raconta à Aladdin ce qui s’étoit passé dans l’échange de la lampe vieille pour la neuve, qu’elle fit apporter afin qu’il la vit ; et comme la nuit suivante, après s’être aperçu du transport du palais, elle s’étoit trouvée le matin dans le pays inconnu où elle lui parloit, et qui étoit l’Afrique, particularité qu’elle avoit apprise de la bouche même du traitre qui l’y avoit fait transporter par son art magique.

« Princesse, dit Aladdin en l’interrompant, vous m’avez fait connoître le traitre en me marquant que je suis en Afrique avec vous. Il est le plus perfide de tous les hommes. Mais ce n’est ni le temps, ni le lieu de vous faire une peinture plus ample de ses méchancetés. Je vous prie seulement de me dire ce qu’il a fait de la lampe, et où il l’a mise ? » « Il la porte dans son sein enveloppée bien précieusement, reprit la princesse, et je puis en rendre témoignage, puisqu’il l’en a tirée et l’a développée en ma présence, pour m’en faire un trophée. »

« Ma princesse, dit alors Aladdin, ne me sachez pas mauvais gré de tant de demandes dont je vous fatigue, elles sont également importantes pour vous et pour moi. Pour venir à ce qui m’intéresse plus particulièrement, apprenez-moi, je vous en conjure, comment vous vous trouvez du traitement d’un homme aussi méchant et aussi perfide ? » « Depuis que je suis en ce lieu, reprit la princesse, il ne s’est présenté devant moi qu’une fois chaque jour ; et je suis bien persuadée que le peu de satisfaction qu’il tire de ses visites, fait qu’il ne m’importune pas plus souvent. Tous les discours qu’il me tient chaque fois ne tendent qu’à me persuader de rompre la foi que je vous ai donnée, et de le prendre pour époux, en voulant me faire entendre que je ne dois pas espérer de vous revoir jamais ; que vous ne vivez plus, et que le sultan mon père vous a fait couper la tête. Il ajoute pour se justifier, que vous êtes un ingrat, que votre fortune n’est venue que de lui, et mille autres choses que je lui laisse dire. Et comme il ne reçoit de moi pour réponse que mes plaintes douloureuses et mes larmes, il est contraint de se retirer aussi peu satisfait que quand il arrive. Je ne doute pas néanmoins que son intention ne soit de laisser passer mes plus vives douleurs, dans l’espérance que je changerai de sentiment, et à la fin d’user de violence si je persévère à lui faire résistance. Mais, cher époux, votre présence a déjà dissipé mes inquiétudes. »

« Princesse, interrompit Aladdin, j’ai confiance que ce n’est pas en vain, puisqu’elles sont dissipées, et que je crois avoir trouvé le moyen de vous délivrer de votre ennemi et du mien. Mais pour cela il est nécessaire que j’aille à la ville. Je serai de retour vers le midi, et alors je vous communiquerai quel est mon dessein, et ce qu’il faudra que vous fassiez pour contribuer à le faire réussir. Mais afin que vous en soyez avertie, ne vous étonnez pas de me voir revenir avec un autre habit, et donnez ordre qu’on ne me fasse pas attendre à la porte secrète au premier coup que je frapperai. »

La princesse lui promit qu’on l’attendroit à la porte, et que l’on seroit prompt à lui ouvrir.

Quand Aladdin fut descendu de l’appartement de la princesse, et qu’il fut sorti par la même porte, il regarda de côté et d’autre, et il aperçut un paysan qui prenoit le chemin de la campagne.

Comme le paysan alloit au-delà du palais, et qu’il étoit un peu éloigné, Aladdin pressa le pas ; et quand il l’eut joint, il lui proposa de changer d’habit, et il fit tant que le paysan y consentit. L’échange se fit à la faveur d’un buisson ; et quand ils se furent séparés, Aladdin prit le chemin de la ville. Dès qu’il y fut rentré, il enfila la rue qui aboutissoit à la porte ; et se détournant par les rues les plus fréquentées, il arriva à l’endroit où chaque sorte de marchands et d’artisans avoit sa rue particulière. Il entra dans celle des droguistes ; et en s’adressant à la boutique la plus grande et la mieux fournie, il demanda au marchand s’il avoit une certaine poudre qu’il lui nomma ?

Le marchand, qui s’imagina qu’Aladdin étoit pauvre, à le regarder par son habit, et qu’il n’avoit pas assez d’argent pour la payer, lui dit qu’il en avoit, mais qu’elle étoit chère. Aladdin pénétra dans la pensée du marchand, il tira sa bourse, et en faisant voir de l’or, il demanda une demi-dragme de cette poudre. Le marchand la pesa, l’enveloppa, et en la présentant à Aladdin il en demanda une pièce d’or. Aladdin la lui mit entre les mains ; et sans s’arrêter dans la ville qu’autant de temps qu’il en fallut pour prendre un peu de nourriture, il revint à son palais. Il n attendit pas à la porte secrète : elle lui fut ouverte d’abord, et il monta à l’appartement de la princesse Badroulboudour. « Princesse, lui dit-il, l’aversion que vous avez pour votre ravisseur, comme vous me l’avez témoigné, fera peut-être que vous aurez de la peine à suivre le conseil que j’ai à vous donner. Mais permettez-moi de vous dire qu’il est à propos que vous dissimuliez, et même que vous vous fassiez violence, si vous voulez vous délivrer de sa persécution, et donner au sultan votre père et mon seigneur, la satisfaction de vous revoir. Si vous voulez donc suivre mon conseil, continua Aladdin, vous commencerez dès-à-présent à vous habiller d’un de vos plus beaux habits ; et quand le magicien africain viendra, ne faites pas difficulté de le recevoir avec tout le bon accueil possible, sans affectation et sans contrainte, avec un visage ouvert, de manière néanmoins que s’il y reste quelque nuage d’affliction, il puisse apercevoir qu’il se dissipera avec le temps. Dans la conversation, donnez-lui à connoître que vous faites vos efforts pour m’oublier ; et afin qu’il soit persuadé davantage de votre sincérité, invitez-le à souper avec vous, et marquez-lui que vous seriez bien aise de goûter du meilleur vin de son pays ; il ne manquera pas de vous quitter pour en aller chercher. Alors en attendant qu’il revienne, quand le buffet sera mis, mettez dans un des gobelets pareils à celui dans lequel vous avez coutume de boire, la poudre que voici ; et en le mettant à part, avertissez celle de vos femmes qui vous donne à boire, de vous l’apporter plein de vin au signal que vous lui ferez, dont vous conviendrez avec elle, et de prendre bien garde de ne pas se tromper. Quand le magicien sera revenu, et que vous serez à table, après avoir mangé et bu autant de coups que vous le jugerez à propos, faites-vous apporter le gobelet où sera la poudre, et changez votre gobelet avec le sien ; il trouvera la faveur que vous lui ferez, si grande, qu’il ne la refusera pas : il boira même sans rien laisser dans le gobelet ; et à peine l’aura-t-il vuidé, que vous le verrez tomber à la renverse. Si vous avez de la répugnance à boire dans son gobelet, faites semblant de boire, vous le pouvez sans crainte : l’effet de la poudre sera si prompt, qu’il n’aura pas le temps de faire attention si vous buvez ou si vous ne buvez pas. »

Quand Aladdin eut achevé : « Je vous avoue, lui dit la princesse, que je me fais une grande violence, en consentant à faire au magicien les avances que je vois bien qu’il est nécessaire que je fasse ; mais quelle résolution ne peut-on pas prendre contre un cruel ennemi ? Je ferai donc ce que vous me conseillez, puisque de là mon repos ne dépend pas moins que le vôtre. » Ces mesures prises avec la princesse, Aladdin prit congé d’elle, et il alla passer le reste du jour aux environs du palais, en attendant la nuit pour se rapprocher de la porte secrète.

La princesse Badroulboudour inconsolable, non-seulement de se voir séparée d’Aladdin, son cher époux, qu’elle avoit aimé d’abord, et qu’elle continuoit d’aimer encore, plus par inclination que par devoir, mais même d’avec le sultan son père qu’elle chérissoit, et dont elle étoit tendrement aimée, étoit toujours demeurée dans une grande négligence de sa personne depuis le moment de cette douloureuse séparation. Elle avoit même, pour ainsi dire, oublié la propreté qui sied si bien aux personnes de son sexe, particulièrement après que le magicien africain se fut présenté à elle la première fois, et qu’elle eut appris par ses femmes, qui l’avoient reconnu, que c’étoit lui qui avoit pris la vieille lampe en échange de la neuve, et que par cette fourberie insigne, il lui fut devenu en horreur. Mais l’occasion d’en prendre vengeance, comme il le méritoit, et plus tôt qu’elle n’avoit osé l’espérer, fit qu’elle résolut de contenter Aladdin. Ainsi, dès qu’il se fut retiré, elle se mit à sa toilette, se fit coiffer par ses femmes, de la manière qui lui étoit la plus avantageuse, et elle prit un habit le plus riche et le plus convenable à son dessein. La ceinture dont elle se ceignit n’étoit qu’or et que diamans enchâssés, les plus gros et les mieux assortis ; et elle accompagna la ceinture d’un collier de perles seulement, dont les six de chaque côté étoient d’une telle proportion avec celle du milieu qui étoit la plus grosse et la plus précieuse, que les plus grandes sultanes et les plus grandes reines se seroient estimées heureuses d’en avoir un complet de la grosseur des deux plus petites de celui de la princesse. Les brasselets, entremêlés de diamans et de rubis, répondoient merveilleusement bien à la richesse de la ceinture et du collier.

Quand la princesse Badroulboudour fut entièrement habillée, elle consulta son miroir, prit l’avis de ses femmes sur tout son ajustement ; et après qu’elle eut vu qu’il ne lui manquoit aucun des charmes qui pouvoient flatter la folle passion du magicien africain, elle s’assit sur son sofa, en attendant qu’il arrivât.

Le magicien africain ne manqua pas de venir à son heure ordinaire. Dès que la princesse le vit entrer dans son salon aux vingt-quatre croisées où elle l’attendoit, elle se leva avec tout son appareil de beauté et de charmes, et elle lui montra de la main la place honorable où elle attendoit qu’il se mît, pour s’asseoir en même temps que lui : civilité distinguée qu’elle ne lui avoit pas encore faite.

Le magicien africain plus ébloui de l’éclat des beaux yeux de la princesse, que du brillant des pierreries dont elle étoit ornée, fut fort surpris. Son air majestueux, et un certain air gracieux dont elle l’accueilloit, si opposé aux rebuts avec lesquels elle l’avoit reçu jusqu’alors, le rendit confus. D’abord il voulut prendre place sur le bord du sofa ; mais comme il vit que la princesse ne vouloit pas s’asseoir dans la sienne, qu’il ne se fût assis où elle souhaitoit, il obéit.

Quand le magicien africain fut placé, la princesse, pour le tirer de l’embarras où elle le voyoit, prit la parole en le regardant d’une manière à lui faire croire qu’il ne lui étoit plus odieux, comme elle l’avoit fait paroître auparavant, et elle lui dit : « Vous vous étonnerez, sans doute, de me voir aujourd’hui tout autre que vous ne m’avez vue jusqu’à présent ; mais vous n’en serez plus surpris quand je vous dirai que je suis d’un tempérament si opposé à la tristesse, à la mélancolie, aux chagrins et aux inquiétudes, que je cherche à les éloigner le plus tôt qu’il m’est possible, dès que je trouve que le sujet en est passé. J’ai fait réflexion sur ce que vous m’avez représenté du destin d’Aladdin ; et de l’humeur dont je connois mon père, je suis persuadée comme vous, qu’il n’a pu éviter l’effet terrible de son courroux. Ainsi, quand je m’opiniâtrerois à le pleurer toute ma vie, je vois bien que mes larmes ne le feroient pas revivre. C’est pour cela qu’après lui avoir rendu, même jusque dans le tombeau, les devoirs que mon amour demandoit que je lui rendisse, il m’a paru que je devois chercher tous les moyens de me consoler. Voilà les motifs du changement que vous voyez en moi. Pour commencer donc à éloigner tout sujet de tristesse, résolue à la bannir entièrement, et persuadée que vous voudrez bien me tenir compagnie, j’ai commandé qu’on nous préparât à souper. Mais comme je n’ai que du vin de la Chine, et que je me trouve en Afrique, il m’a pris une envie de goûter de celui qu’elle produit, et j’ai cru, s’il y en a, que vous en trouverez du meilleur. »

Le magicien africain qui avoit regardé comme impossible le bonheur de parvenir si promptement et si facilement à entrer dans les bonnes grâces de la princesse Badroulboudour, lui marqua qu’il ne trouvoit pas de termes assez forts pour lui témoigner combien il étoit sensible à ses bontés ; et en effet, pour finir au plutôt un entretien dont il eût eu peine à se tirer s’il s’y fût engagé plus avant, il se jeta sur le vin d’Afrique dont elle venoit de lui parler, et il lui dit que parmi les avantages dont l’Afrique pouvoit se glorifier, celui de produire d’excellent vin étoit un des principaux, particulièrement dans la partie où elle se trouvoit ; qu’il en avoit une pièce de sept ans qui n’étoit pas encore entamée, et que, sans le trop priser, c’étoit un vin qui surpassoit en bonté les vins les plus excellens du monde. « Si ma princesse, ajouta-t-il, veut me le permettre, j’irai en prendre deux bouteilles, et je serai de retour incessamment ? » « Je serois fâchée de vous donner cette peine, lui dit la princesse, il faudroit mieux que vous y envoyassiez quelqu’un. » « Il est nécessaire que j’y aille moi-même, repartit le magicien africain : personne que moi ne sait où est la clef du magasin, et personne que moi aussi n’a le secret de l’ouvrir. » « Si cela est ainsi, dit la princesse, allez donc et revenez promptement. Plus vous mettrez de temps, plus j’aurai d’impatience de vous revoir, et songez que nous nous mettrons à table dès que vous serez de retour. »

Le magicien africain plein d’espérance de son prétendu bonheur, ne courut pas chercher son vin de sept ans, il y vola plutôt, et il revint fort promptement. La princesse qui n’avoit pas douté qu’il ne fît diligence, avoit jeté elle-même la poudre qu’Aladdin lui avoit apportée, dans un gobelet qu’elle avoit mis à part, et elle venoit de faire servir. Ils se mirent à table vis-à-vis l’un de l’autre, de manière que le magicien avoit le dos tourné au buffet. En lui présentant ce qu’il y avoit de meilleur, la princesse lui dit : « Si vous voulez, je vous donnerai le plaisir des instrumens et des voix mais comme nous ne sommes que vous et moi, il me semble que la conversation nous donnera plus de plaisir. » Le magicien regarda ce choix de la princesse comme une nouvelle faveur.

Après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, la princesse demanda à boire. Elle but à la santé du magicien ; et quand elle eut bu : « Vous aviez raison, dit-elle, de faire l’éloge de votre vin, jamais je n’en avois bu de si délicieux. » « Charmante princesse, répondit-il, en tenant à la main le gobelet qu’on venoit de lui présenter, mon vin acquiert une nouvelle bonté par l’approbation que vous lui donnez. » « Buvez à ma santé, reprit la princesse, vous trouverez vous-même que je m’y connois. » Il but à la santé de la princesse. Et en rendant le gobelet : « Princesse, dit-il, je me tiens heureux d’avoir réservé cette pièce pour une si bonne occasion ; j’avoue moi-même que je n’en ai bu de ma vie de si excellent en plus d’une manière. »

Quand ils eurent continué de manger et de boire trois autres coups, la princesse qui avoit achevé de charmer le magicien africain par ses honnêtetés et par ses manières tout obligeantes, donna enfin le signal à la femme qui lui donnait à boire, en disant en même temps qu’on lui apportât son gobelet plein de vin, qu’on remplît de même celui du magicien africain, et qu’on le lui présentât. Quand ils eurent chacun leur gobelet à la main : « Je ne sais, dit-elle au magicien africain, comment on en use chez vous quand on s’aime bien, et qu’on boit ensemble comme nous le faisons. Chez nous, à la Chine, l’amant et l’amante se présentent réciproquement à chacun leur gobelet, et de la sorte ils boivent à la santé l’un de l’autre. » En même temps elle lui présenta le gobelet qu’elle tenoit, en avançant l’autre main pour recevoir le sien. Le magicien africain se hâta de faire cet échange avec d’autant plus de plaisir, qu’il regarda cette faveur comme la marque la plus certaine de la conquête entière du cœur de la princesse, ce qui le mit au comble de son bonheur. Avant qu’il bût : « Princesse, dit-il le gobelet à la main, il s’en faut beaucoup que nos Africains soient aussi raffinés dans l’art d’assaisonner l’amour de tous ses agrémens que les Chinois ; et en m’instruisant d’une leçon que j’ignorois, j’apprends aussi à quel point je dois être sensible à la grâce que je reçois. Jamais je ne l’oublierai, aimable princesse : j’ai retrouvé en buvant dans votre gobelet, une vie dont votre cruauté m’eût fait perdre l’espérance, si elle eût continué. »

La princesse Badroulboudour qui s’ennuyoit du discours à perte de vue du magicien africain : « Buvons, dit-elle, en l’interrompant, vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. » En même temps elle porta à la bouche le gobelet qu’elle ne toucha que du bout des lèvres, pendant que le magicien africain se pressa si fort de la prévenir, qu’il vuida le sien sans en laisser une goutte. En achevant de le vuider, comme il avoit un peu penché la tête en arrière pour montrer sa diligence, il demeura quelque temps en cet état, jusqu’à ce que la princesse, qui avoit toujours le bord du gobelet sur ses lèvres, vit que les yeux lui tournoient, et qu’il tomba sur le dos sans sentiment.

La princesse n’eut pas besoin de commander qu’on allât ouvrir la porte secrète à Aladdin. Ses femmes qui avoient le mot, s’étoient disposées d’espace en espace depuis le salon jusqu’au bas de l’escalier, de manière que le magicien africain ne fut pas plutôt tombé à la renverse, que la porte lui fut ouverte presque dans le moment.

Aladdin monta, et il entra dans le salon. Dès qu’il eut vu le magicien africain étendu sur le sofa, il arrêta la princesse Badroulboudour qui s’étoit levée, et qui s’avançoit pour lui témoigner sa joie en l’embrassant : « Princesse, dit-il, il n’est pas encore temps, obligez-moi de vous retirer à votre appartement, et faites qu’on me laisse seul, pendant que je vais travailler à vous faire retourner à la Chine avec la même diligence que vous en avez été éloignée. »

En effet, quand la princesse fut hors du salon avec ses femmes et ses eunuques, Aladdin ferma la porte ; et après qu’il se fut approché du cadavre du magicien afriquain, qui étoit demeuré sans vie, il ouvrit sa veste, et il en tira la lampe enveloppée de la manière que la princesse lui avoit marqué. Il la développa, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta avec son compliment ordinaire. « Génie lui dit Aladdin, je t’ai appelé, pour t’ordonner de la part de la lampe ta bonne maîtresse, que tu vois, de faire que ce palais soit reporté incessamment à la Chine, au même lieu et à la même place d’où il a été apporté ici. » Le génie, après avoir marqué par une inclination de tête, qu’il alloit obéir, disparut. En effet, le transport se fit, et on ne le sentit que par deux agitations fort légères : l’une, quand il fut enlevé du lieu où il étoit en Afrique, et l’autre, quand il fut posé à la Chine vis-à-vis le palais du sultan ; ce qui se fit dans un intervalle de très-peu de durée.

Aladdin descendit à l’appartement de la princesse ; et alors en l’embrassant : « Princesse, dit-il, je puis vous assurer que votre joie et la mienne seront complètes demain matin. » Comme la princesse n’avoit pas achevé de souper, et qu’Aladdin avoit besoin de manger, la princesse fit apporter du salon aux vingt-quatre croisées les mets qu’on y avoit servis, et auxquels on n’avoit presque pas touché. La princesse et Aladdin mangèrent ensemble, et burent du bon vin vieux du magicien africain. Après quoi, sans parler de leur entretien, qui ne pouvoit être que très-satisfaisant, ils se retirèrent dans leur appartement.

Depuis l’enlèvement du palais d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour, le sultan, père de cette princesse, étoit inconsolable de l’avoir perdue, comme il se l’étoit imaginé. Il ne dormoit presque ni nuit ni jour ; et au lieu d’éviter tout ce qui pouvoit l’entretenir dans son affliction, c’étoit au contraire ce qu’il cherchoint avec plus de soin. Ainsi, au lieu qu’auparavant il n’alloit que le matin au cabinet ouvert de son palais, pour se satisfaire par l’agrément de cette vue dont il ne pouvoit se rassasier, il y alloit plusieurs fois le jour renouveler ses larmes, et se plonger de plus en plus dans les profondes douleurs, par l’idée de ne voir plus ce qui lui avoit tant plu, et d’avoir perdu ce qu’il avoit de plus cher au monde. L’aurore ne faisoit encore que de paroître, lorsque le sultan vint à ce cabinet, le même matin que le palais d’Aladdin venoit d’être rapporté à sa place. En y entrant, il étoit si recueilli en lui-même et si pénétré de sa douleur, qu’il jeta les yeux d’une manière triste du côté de la place où il ne croyoit voir que l’air vuide, sans apercevoir le palais. Mais comme il vit que ce vuide étoit rempli, il s’imagina d’abord que c’étoit l’effet d’un brouillard. Il regarda avec plus d’attention, et il connut à n’en pas douter, que c’étoit le palais d’Aladdin. Alors la joie et l’épanouissement du cœur succédèrent aux chagrins et à la tristesse. Il retourna à son appartement en pressant le pas, et il commanda qu’on lui selle et qu’on lui amène un cheval. On le lui amena, il le monta, il partit, et il lui sembla qu’il n’arriverait pas assez tôt au palais d’Aladdin.

Aladdin qui avoit prévu ce qui pouvoit arriver, s’étoit levé dès la petite pointe du jour ; et dès qu’il eut pris un des habits les plus magnifiques de sa garde-robe, il étoit monté au salon aux vingt-quatre croisées, d’où il aperçut que le sultan venoit. Il descendit, et il fut assez à temps pour le recevoir au bas du grand escalier, et l’aider à mettre pied à terre. « Aladdin, lui dit le sultan, je ne puis vous parler que je n’aie vu et embrassé ma fille. »

Aladdin conduisit le sultan à l’appartement de la princesse Badroulboudour. Et la princesse qu’Aladdin en se levant avoit avertie de se souvenir qu’elle n’étoit plus en Afrique, mais dans la Chine et dans la ville capitale du sultan son père, voisine de son palais, venoit d’achever de s’habiller. Le sultan l’embrassa à plusieurs fois, le visage baigné de larmes de joie, et la princesse de son côté lui donna toutes les marques du plaisir extrême qu’elle avoit de le revoir.

Le sultan fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche pour parler : tant il étoit attendri d’avoir retrouvé sa chère fille, après l’avoir pleurée sincèrement comme perdue ; et la princesse de son côté étoit tout en larmes de la joie qu’elle avoit de revoir le sultan son père.

Le sultan prit enfin la parole : « Ma fille, dit-il, je veux croire que c’est la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paraissez aussi peu changée que s’il ne vous étoit rien arrivé de fâcheux. Je suis persuadé néanmoins que vous avez beaucoup souffert. On n’est pas transporté dans un palais tout entier, aussi subitement que vous l’avez été, sans de grandes alarmes et de terribles angoisses. Je veux que vous me racontiez ce qui en est, et que vous ne me cachiez rien. »

La princesse se fit un plaisir de donner au sultan son père la satisfaction qu’il demandoit. « Sire, dit la princesse, si je parois si peu changée, je supplie votre Majesté de considérer que je commençai à respirer dès hier de grand matin par la présence d’Aladdin mon cher époux et mon libérateur, que j’avois regardé et pleuré comme perdu pour moi, et que le bonheur que je viens d’avoir de l’embrasser, me remet à peu près dans la même assiette qu’auparavant. Toute ma peine néanmoins, à proprement parler, n’a été que de me voir arrachée à votre Majesté et à mon cher époux, non-seulement par rapport à mon inclination à l’égard de mon époux, mais même par l’inquiétude où j’étois sur les tristes effets du courroux de votre Majesté, auquel je ne doutois pas qu’il ne dût être exposé, tout innocent qu’il étoit. J’ai moins souffert de l’insolence de mon ravisseur qui m’a tenu des discours qui ne me plaisoient pas. Je les ai arrêtés par l’ascendant que j’ai su prendre sur lui. D’ailleurs j’étois aussi peu contrainte que je le suis présentement. Pour ce qui regarde le fait de mon enlèvement, Aladdin n’y a aucune part : j’en suis la cause moi seule, mais très-innocente. »

Pour persuader au sultan qu’elle disoit la vérité, elle lui fit le détail du déguisement du magicien africain en marchand de lampes neuves à changer contre des vieilles, et du divertissement qu’elle s’étoit donné en faisant l’échange de la lampe d’Aladdin dont elle ignoroit le secret et l’importance ; de l’enlévement du palais et de sa personne après cet échange, et du transport de l’un et de l’autre en Afrique avec le magicien africain qui avoit été reconnu par deux de ses femmes et par l’eunuque qui avoit fait l’échange de la lampe, quand il avoit pris la hardiesse de venir se présenter à elle la première fois après le succès de son audacieuse entreprise, et de lui faire la proposition de l’épouser ; enfin de la persécution qu’elle avoit soufferte jusqu’à l’arrivée d’Aladdin ; des mesures qu’ils avoient prises conjointement pour lui enlever la lampe qu’il portoit sur lui ; comment ils y avoient réussi, elle particulièrement en prenant le parti de dissimuler avec lui, et enfin de l’inviter à souper avec elle ; jusqu’au gobelet mixtionné qu’elle lui avoit présenté. « Quant au reste, ajouta-t-elle, je laisse à Aladdin à vous en rendre compte. »

Aladdin eut peu de chose à dire au sultan : « Quand, dit-il, on m’eut ouvert la porte secrète, que j’eus monté au salon aux vingt-quatre croisées, et que j’eus vu le traitre étendu mort sur le sofa par la violence de la poudre ; comme il ne convenoit pas que la princesse restât davantage, je la priai de descendre à son appartement avec ses femmes et ses eunuques. Je restai seul ; et après avoir tiré la lampe du sein du magicien, je me servis du même secret dont il s’étoit servi pour enlever ce palais en ravissant la princesse. J’ai fait en sorte que le palais se trouve en sa place, et j’ai eu le bonheur de ramener la princesse à votre Majesté, comme elle me l’avoit commandé. Je n’en impose pas à votre Majesté ; et si elle veut se donner la peine de monter au salon, elle verra le magicien puni comme il le méritoit. »

Pour s’assurer entièrement de la vérité, le sultan se leva et monta, et quand il eut vu le magicien africain mort, le visage déjà livide par la violence du poison, il embrassa Aladdin avec beaucoup de tendresse, en lui disant : « Mon fils, ne me sachez pas mauvais gré du procédé dont j’ai usé contre vous ; l’amour paternel m’y a forcé, et je mérite que vous me pardonniez l’excès où je me suis porté. » « Sire, reprit Aladdin, je n’ai pas le moindre sujet de plainte contre la conduite de votre Majesté, elle n’a fait que ce qu’elle devoit faire. Ce magicien, cet infâme, ce dernier des hommes, est la cause unique de ma disgrâce. Quand votre Majesté en aura le loisir, je lui ferai le récit d’une autre malice qu’il m’a faite, non moins noire que celle-ci, dont j’ai été préservé par une grâce de Dieu toute particulière. » « Je prendrai ce loisir exprès, repartit le sultan, et bientôt. Mais songeons à nous rejouir, et faites ôter cet objet odieux. »

Aladdin fit enlever le cadavre du magicien africain, avec ordre de le jeter à la voirie pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux. Le sultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes et les autres instrumens annonçassent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours en réjouissance du retour de la princesse Badroulboudonr et d’Aladdin avec son palais.

C’est ainsi qu’Aladdin échappa pour la seconde fois au danger presqu’inévitable de perdre la vie ; mais ce ne fut pas le dernier, il en courut un troisième dont nous allons rapporter les circonstances :

Le magicien africain avoit un frère cadet qui n’étoit pas moins habile que lui dans l’art magique ; on peut même dire qu’il le surpassoit en méchanceté et en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuroient pas toujours ensemble ou dans la même ville, et que souvent l’un se trouvoit au levant, pendant que l’autre étoit au couchant, chacun de son côté, ils ne manquoient pas chaque année de s’instruire par la géomance, en quelle partie du monde ils étoient, en quel état ils se trouvoient, et s’ils n’avoient pas besoin du secours l’un de l’autre.

Quelque temps après que le magicien africain eut succombé dans son entreprise contre le bonheur d’Aladdin, son cadet qui n’avoit pas eu de ses nouvelles depuis un an, et qui n’étoit pas en Afrique, mais dans un pays très-éloigné, voulut savoir en quel endroit de la terre il étoit, comment il se portoit, et ce qu’il y faisoit. En quelque lieu qu’il allât, il portoit toujours avec lui son quarré géomantique aussi bien que son frère. Il prit ce quarré, il accommoda le sable, il jeta les points, il en tira les figures, et enfin il forma l’horoscope. En parcourant chaque figure il trouva que son frère n’étoit plus au monde ; qu’il avoit été empoisonné, et qu’il étoit mort subitement ; que cela étoit arrivé à la Chine, et que c’étoit dans une capitale de la Chine située en tel endroit ; et enfin, que celui par qui il avoit été empoisonné étoit un homme de basse naissance, qui avoit épousé une princesse fille d’un sultan.

Quand le magicien eut appris de la sorte quelle avoit été la triste destinée de son frère, il ne perdit pas de temps en des regrets qui ne lui eussent pas redonné la vie. La résolution prise sur le champ de venger sa mort, il monta à cheval, et il se mit en chemin en prenant sa route vers la Chine. Il traversa plaines, rivières, montagnes, déserts ; et après une longue traite, sans s’arrêter en aucun endroit, avec des fatigues incroyables, il arriva enfin à la Chine, et peu de temps après à la capitale que la géomance lui avoit enseignée. Certain qu’il ne s’étoit pas trompé, et qu’il n’avoit pas pris un royaume pour un autre, il s’arrêta dans cette capitale et il y prit logement.

Le lendemain de son arrivée, le magicien sortit ; et en se promenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés qui lui étoient fort indifférentes, que dans l’intention de commencer à prendre des mesures pour l’éxecution de son dessein pernicieux, il s’introduisit dans les lieux les plus fréquentés, et il prêta l’oreille à ce que l’on disoit. Dans un lieu où l’on passoit le temps à jouer à plusieurs sortes de jeux, et où pendant que les uns jouoient, d’autres s’entretenoient, les uns des nouvelles et des affaires du temps, d’autres de leurs propres affaires, il entendit qu’on s’entretenoit et qu’on racontoit des merveilles de la vertu et de la piété d’une femme retirée du monde, nommée Fatime, et même de ses miracles. Comme il crut que cette femme pouvoit lui être utile à quelque chose dans ce qu’il méditoit, il prit à part un de ceux de la compagnie, et il le pria de vouloir bien lui dire plus particulièrement quelle étoit cette sainte femme, et quelle sorte de miracles elle faisoit ?

« Quoi, lui dit cet homme, vous n’avez pas encore vu cette femme ni entendu parler d’elle ? Elle fait l’admiration de toute la ville par ses jeûnes, par ses austérités et par le bon exemple qu’elle donne. À la réserve du lundi et du vendredi, elle ne sort pas de son petit hermitage ; et les jours qu’elle se fait voir par la ville, elle fait des biens infinis, et il n’y a personne affligé du mal de tête, qui ne reçoive la guérison par l’imposition de ses mains. »

Le magicien ne voulut pas en savoir davantage sur cet article ; il demanda seulement au même homme en quel quartier de la ville étoit l’hermitage de cette sainte femme. Cet homme le lui enseigna ; sur quoi, après avoir conçu et arrêté le dessein détestable dont nous allons parler bientôt, afin de le savoir plus sûrement, il observa toutes ses démarches le premier jour qu’elle sortit, après avoir fait cette enquête, sans la perdre de vue jusqu’au soir, qu’il la vit rentrer dans son hermitage. Quand il eut bien remarqué l’endroit, il se retira dans un des lieux que nous avons dit, où l’on buvoit d’une certaine boisson chaude, et où l’on pouvoit passer la nuit si l’on vouloit, particulièrement dans les grandes chaleurs, que l’on aime mieux en ces pays-là coucher sur la natte que dans un lit.

Le magicien après avoir contenté le maître du lieu, en lui payant le peu de dépense qu’il avoit faite, sortit vers le minuit, et il alla droit à l’hermitage de Fatime, la sainte femme : nom sous lequel elle étoit connue dans toute la ville. Il n’eut pas de peine à ouvrir la porte : elle n’étoit fermée qu’avec un loquet ; il le referma sans faire de bruit quand il fut entré, et il aperçut Fatime à la clarté de la lune, couchée à l’air, et qui dormoit sur un sofa garni d’une méchante natte, et appuyée contre sa cellule. Il s’approcha d’elle, et après avoir tiré un poignard qu’il portoit au côté, il l’éveilla.

En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme prêt à la poignarder. En lui appuyant le poignard contre le cœur, prêt à l’y enfoncer : « Si tu cries, dit-il, ou si tu fais le moindre bruit, je te tue ; mais lève-toi, et fais ce que je te dirai. »

Fatime qui étoit couchée dans son habit, se leva en tremblant de frayeur. « Ne crains pas, lui dit le magicien, je ne demande que ton habit, donne-le-moi et prends le mien. Ils firent l’échange d’habit ; et quand le magicien se fut habillé de celui de Fatime, il lui dit : « Colore-moi le visage comme le tien, de manière que je te ressemble, et que la couleur ne s’efface pas. » Comme il vit qu’elle trembloit encore, pour la rassurer, et afin qu’elle fît ce qu’il souhaitoit avec plus d’assurance, il lui dit : « Ne crains pas, te dis-je encore une fois, je te jure par le nom de Dieu que je te donne la vie. » Fatime le fit entrer dans sa cellule, elle alluma sa lampe ; et en prenant d’une certaine liqueur dans un vase avec un pinceau, elle lui en frotta le visage, et lui assura que la couleur ne changeront pas et qu’il avoit le visage de la même couleur qu’elle, sans différence. Elle lui mit ensuite sa propre coiffure sur la tête, avec un voile, dont elle lui enseigna comment il falloit qu’il se cachât le visage en allant par la ville. Enfin, après qu’elle lui eut mis autour du cou un gros chapelet qui lui pendoit par-devant jusqu’au milieu du corps, elle lui mit a la main le même bâton qu’elle avoit coutume de porter ; et en lui présentant un miroir : « Regardez, dit-elle, vous verrez que vous me ressemblez on ne peut pas mieux. » Le magicien se trouva comme il l’avoit souhaité ; mais il ne tint pas à la bonne Fatime le serment qu’il lui avoit fait si solennellement. Afin qu’on ne vît pas de sang en la perçant de son poignard, il l’étrangla ; et quand il vit qu’elle avoit rendu l’ame, il traîna son cadavre par les pieds jusqu’à la citerne de l’hermitage, et il la jeta dedans.

Le magicien déguisé ainsi en Fatime la sainte femme, passa le reste de la nuit dans l’hermitage, après s’être souillé d’un meurtre si détestable. Le lendemain à une heure ou deux du matin, quoique dans un jour que la sainte femme n’avoit pas coutume de sortir, il ne laissa pas de le faire, bien persuadé qu’on ne l’interrogeroit pas là-dessus, et au cas qu’on l’interrogeât, prêt à répondre. Comme une des premières choses qu’il avoit faite en arrivant, avoit été d’aller reconnoître le palais d’Aladdin, et que c’étoit là qu’il avoit projeté de jouer son rôle, il prit son chemin de ce côté-là.

Dès qu’on eut aperçu la sainte femme, comme tout le peuple se l’imagina, le magicien fut bientôt environné d’une grande affluence de monde. Les uns se recommandoient à ses prières, d’autres lui baisoient la main, d’autres plus réservés ne lui baisoient que le bas de sa robe ; et d’autres, soit qu’ils eussent mal à la tête, ou que leur intention fût seulement d’en être préservés, s’inclinoient devant lui, afin qu’il leur imposât les mains ; ce qu’il faisoit en marmottant quelques paroles en guise de prières ; et il imitoit si bien la sainte femme, que tout le monde le prenoit pour elle. Après s’être arrêté souvent pour satisfaire ces sortes de gens qui ne recevoient ni bien ni mal de cette sorte d’imposition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d’Aladdin, où, comme l’affluence fut plus grande, l’empressement fut aussi plus grand à qui s’approcheroit de lui. Les plus forts et les plus zélés fendoient la foule pour se faire place ; et de là s’élevèrent des querelles dont le bruit se fit entendre du salon aux vingt-quatre croisées où étoit la princesse Badroulboudour.

La princesse demanda ce que c’étoit que ce bruit ; et comme personne ne put lui en rien dire, elle commanda qu’on allât voir, et qu’on vînt lui en rendre compte. Sans sortir du salon, une de ses femmes regarda par une jalousie, et elle revint lui dire que le bruit venoit de la foule du monde qui environnoit la sainte femme pour se faire guérir du mal de tête par l’imposition de ses mains.

La princesse qui depuis longtemps avoit entendu dire beaucoup de bien de la sainte femme, mais qui ne l’avoit pas encore vue, eut la curiosité de la voir et de s’entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chose, le chef de ses eunuques qui étoit présent, lui dit que si elle le souhaitait, il étoit aisé de la faire venir, et qu’elle n’avoit qu’à commander. La princesse y consentit ; et aussitôt il détacha quatre eunuques, avec ordre d’amener la prétendue sainte femme.

Dès que les eunuques furent sortis de la porte du palais d’Aladdin, qu’on eut vu qu’ils venoient du côté où étoit le magicien déguisé, la foule se dissipa ; et quand il fut libre, et qu’il eut vu qu’ils venoient à lui, il fit une partie du chemin avec d’autant plus de joie qu’il voyoit que sa fourberie prenoit un bon chemin. Celui des eunuques qui prit la parole, lui dit : « Sainte femme, la princesse veut vous voir ; venez, suivez-nous. » « La princesse me fait bien de l’honneur, reprit la feinte Fatime, je suis prête à lui obéir. » Et en même temps elle suivit les eunuques, qui avoient déjà repris le chemin du palais.

Quand le magicien, qui sous un habit de sainteté, cachoit un cœur diabolique, eut été introduit dans le salon aux vingt-quatre croisées, et qu’il eut aperçu la princesse, il débuta par une prière qui contenoit une longue énumération de vœux et de souhaits pour sa santé, pour sa prospérité, et pour l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvoit désirer. Il déploya ensuite toute sa rhétorique d’imposteur et d’hypocrite pour s’insinuer dans l’esprit de la princesse, sous le manteau d’une grande piété ; et il lui fut d’autant plus aisé de réussir, que la princesse qui étoit bonne naturellement, étoit persuadée que tout le monde étoit bon comme elle, ceux et celles particulièrement qui faisoient profession de servir Dieu dans la retraite.

Quand la fausse Fatime eut achevé sa longue harangue : « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je vous remercie de vos bonnes prières, j’y ai grande confiance, et j’espère que Dieu les exaucera ; approchez-vous, asseyez-vous près de moi. » La fausse Fatime s’assit avec une modestie affectée ; et alors, en reprenant la parole : « Ma bonne mère, dit la princesse, je vous demande une chose qu’il faut que vous m’accordiez, ne me refusez pas, je vous en prie : c’est que vous demeuriez avec moi, afin que vous m’entreteniez de votre vie, et que j’apprenne de vous et par vos bons exemples, comment je dois servir Dieu. »

« Princesse, dit alors la feinte Fatime, je vous supplie de ne pas exiger de moi une chose à laquelle je ne puis consentir sans me détourner et me distraire de mes prières et de mes exercices de dévotion. » « Que cela ne vous fasse pas de peine, reprit la princesse, j’ai plusieurs appartemens qui ne sont pas occupés, vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux, et vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre hermitage. »

Le magicien qui n’avoit d’autre but que de s’introduire dans le palais d’Aladdin, où il lui seroit plus aisé d’exécuter la méchanceté qu’il méditoit, en y demeurant sous les auspices et la protection de la princesse, que s’il eût été obligé d’aller et de venir de l’hermitage au palais, et du palais à l’hermitage, ne fit pas de plus grandes instances pour s’excuser d’accepter l’offre obligeante de la princesse. « Princesse, dit-il, quelque résolution qu’une femme pauvre et misérable comme je le suis, ait faite de renoncer au monde, à ses pompes et à ses grandeurs, je n’ose prendre la hardiesse de résister à la volonté et au commandement d’une princesse si pieuse et si charitable. »

Sur cette réponse du magicien, la princesse en se levant elle-même, lui dit : « Levez-vous, et venez avec moi, que je vous fasse voir les appartemens vuides que j’ai, afin que vous choisissiez. » Il suivit la princesse Badroulboudour ; et de tous les appartemens qu’elle lui fit voir, qui étoient très-propres et très-bien meublés, il choisit celui qui lui parut l’être moins que les autres, en disant par hypocrisie qu’il étoit trop bon pour lui, et qu’il ne le choisissoit que pour complaire à la princesse.

La princesse voulut remener le fourbe au salon aux vingt-quatre croisées, pour le faire dîner avec elle ; mais comme pour manger il eût fallu qu’il se fût découvert le visage qu’il avoit toujours eu voilé jusqu’alors, et qu’il craignit que la princesse ne reconnût qu’il n’étoit pas Fatime la sainte femme, comme elle le croyoit, il la pria avec tant d’instance de l’en dispenser, en lui représentant qu’il ne mangeoit que du pain et quelques fruits secs, et de lui permettre de prendre son petit repas dans son appartement, qu’elle le lui accorda. « Ma bonne mère, lui dit-elle, vous êtes libre, faites comme si vous étiez dans votre hermitage ; je vais vous faire apporter à manger ; mais souvenez-vous que je vous attends, dès que vous aurez pris votre repas. »

La princesse dîna, et la fausse Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu’elle eut appris par un eunuque qu’elle avoit prié de l’en avertir, qu’elle étoit sortie de table. « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je suis ravie de posséder une sainte femme comme vous, qui va faire la bénédiction de ce palais. À propos de ce palais, comment le trouvez-vous ? Mais avant que je vous le fasse voir pièce par pièce, dites-moi premièrement ce que vous pensez de ce salon ? »

Sur cette demande la fausse Fatime, qui pour mieux jouer son rôle, avoit affecté jusqu’alors d’avoir la tête baissée, sans même la détourner pour regarder d’un côté ou de l’autre, la leva enfin, et parcourut le salon des yeux d’un bout jusqu’à l’autre ; et quand elle l’eut bien considéré : « Princesse, dit-elle, ce salon est véritablement admirable et d’une grande beauté. Autant néanmoins qu’en peut juger une solitaire, qui ne s’entend pas à ce qu’on trouve beau dans le monde, il me semble qu’il y manque une chose. » « Quelle chose, ma bonne mère, reprit la princesse Badroulboudour ? Apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi j’ai cru, et l’avois entendu dire ainsi, qu’il n’y manquoit rien. S’il y manque quelque chose, j’y ferai remédier. »

« Princesse, repartit la fausse Fatime avec une grande dissimulation, pardonnez-moi la liberté que je prends ; mon avis, s’il peut être de quelqu’importance, seroit, que si au haut et au milieu de ce dôme, il y avoit un œuf de roc suspendu, ce salon n’auroit point de pareil dans les quatre parties du monde, et votre palais seroit la merveille de l’univers. »

« La bonne mère, demanda la princesse, quel oiseau est-ce que le roc, et où pourroit-on en trouver un œuf ? » « Princesse, répondit la fausse Fatime, c’est un oiseau d’une grandeur prodigieuse, qui habite au plus haut du mont Caucase : l’architecte de votre palais peut vous en trouver un. »

Après avoir remercié la fausse Fatime de son bon avis, à ce qu’elle croyoit, la princesse Badroulboudour continua de s’entretenir avec elle sur d’autres sujets ; mais elle n’oublia pas l’œuf de roc, qui fit qu’elle compta bien d’en parler à Aladdin dès qu’il seroit revenu de la chasse. Il y avoit six jours qu’il y étoit allé ; et le magicien qui ne l’avoit pas ignoré, avoit voulu profiter de son absence. Il revint le même jour sur le soir, dans le temps que la fausse Fatime venoit de prendre congé de la princesse, et de se retirer à son appartement. En arrivant, il monta à l’appartement de la princesse, qui venoit d’y rentrer. Il la salua, et il l’embrassa ; mais il lui parut qu’elle le recevoit avec un peu de froideur. « Ma princesse, dit-il, je ne retrouve pas en vous la même gaieté que j’ai coutume d’y trouver. Est-il arrivé quelque chose pendant mon absence qui vous ait déplu et causé du chagrin ou du mécontentement ? Au nom de Dieu, ne me le cachez pas, il n’y a rien que je ne fasse pour vous le faire dissiper, s’il est en mon pouvoir ! » « C’est peu de chose, reprit la princesse, et cela me donne si peu d’inquiétude, que je n’ai pas cru qu’il eût rejailli sur mon visage pour vous en faire apercevoir. Mais puisque contre mon attente vous y apercevez quelqu’altération, je ne vous en dissimulerai pas la cause, qui est de très-peu de conséquence. J’avois cru avec vous, continua la princesse Badroulboudour, que notre palais étoit le plus superbe, le plus magnifique et le plus accompli qu’il y eût au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m’est venu dans la pensée après avoir bien examiné le salon aux vingt-quatre croisées. Ne trouvez-vous pas comme moi, qu’il n’y auroit plus rien à désirer, si un œuf de roc étoit suspendu au milieu de l’enfoncement du dôme ? » « Princesse, repartit Aladdin, il suffit que vous trouviez qu’il y manque un œuf de roc, pour que j’y trouve le même défaut. Vous verrez par la diligence que je vais apporter à le réparer, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour l’amour de vous.»

Dans le moment, Aladdin quitta la princesse Badroulboudour, il monta au salon aux vingt-quatre croisées ; et là, après avoir tiré de son sein la lampe qu’il portoit toujours sur lui, en quelque lieu qu’il allât, depuis le danger qu’il avoit couru pour avoir négligé de prendre cette précaution, il la frotta. Aussitôt le génie se présenta devant lui. « Génie, lui dit Aladdin, il manque à ce dôme un œuf de roc suspendu au milieu de l’enfoncement ; je te demande au nom de lampe, que je tiens, que tu fasses en sorte que ce défaut soit réparé. »

Aladdin n’eut pas achevé de prononcer ces paroles, que le génie fit un cri si bruyant et si épouvantable, que le salon en fut ébranlé, et qu’Aladdin en chancela prêt à tomber de son haut. « Quoi, misérable, lui dit le génie d’une voix à faire trembler l’homme le plus assuré, ne te suffit-il pas que mes compagnons et moi nous ayons fait toute chose en ta considération, pour me demander, par une ingratitude qui n’a pas de pareille, que je t’apporte mon maître et que je le pende au milieu de la voûte de ce dôme ? Cet attentat mériteroit que vous fussiez réduits en cendre sur-le-champ, toi, ta femme et ton palais. Mais tu es heureux de n’en être pas l’auteur, et que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprends quel en est le véritable auteur : c’est le frère du magicien africain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritoit. Il est dans ton palais, déguisé sous l’habit de Fatime, la sainte femme, qu’il a assassinée ; et c’est lui qui a suggéré à ta femme de faire la demande pernicieuse que tu m’as faite. Son dessein est de te tuer ; c’est à toi d’y prendre garde. » Et en achevant ces mots il disparut.

Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie ; il avoit entendu parler de Fatime la sainte femme, et il n’ignoroit pas de quelle manière elle guérissoit le mal de tête, à ce que l’on prétendoit. Il revint à l’appartement de la princesse, et sans parler de ce qui venoit de lui arriver, il s’assit en disant qu’un grand mal de tête venoit de le prendre tout-à-coup, et en s’appuyant la main contre le front. La princesse commanda aussitôt qu’on fît venir la sainte femme ; et pendant qu’on alla l’appeler, elle raconta à Aladdin à quelle occasion elle se trouvoit dans le palais, où elle lui avoit donné un appartement.

La fausse Fatime arriva ; et dès qu’elle fut entrée : « Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin, je suis bien aise de vous voir, et de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. Je suis tourmenté d’un furieux mal de tête qui vient de me saisir. Je demande votre secours par la confiance que j’ai en vos bonnes prières, et j’espère que vous ne me refuserez pas la grâce que vous faites à tant d’affligés de ce mal. » En achevant ces paroles, il se leva en baissant la tête ; et la fausse Fatime s’avança de son côté, mais en portant la main sur un poignard qu’elle avoit à sa ceinture sous sa robe. Aladdin qui l’observoit, lui saisit la main, avant qu’elle l’eût tiré, et en lui perçant le cœur du sien, il la jeta morte sur le plancher.

« Mon cher époux, qu’avez-vous fait, s’écria la princesse dans sa surprise ? Vous avez tué la sainte femme ! » « Non, ma princesse, répondit Aladdin sans s’émouvoir, je n’ai pas tué Fatime ; mais un scélérat qui m’alloit assassiner, si je ne l’eusse prévenu. C’est ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il en le dévoilant, qui a étranglé Fatime que vous avez cru regretter en m’accusant de sa mort, et qui s’étoit déguisé sous son habit pour me poignarder. Et afin que vous le connoissiez mieux, il étoit frère du magicien africain votre ravisseur. » Aladdin lui raconta ensuite par quelle voie il avoit appris ces particularités, après quoi il fit enlever le cadavre.

C’est ainsi qu’Aladdin fut délivré de la persécution des deux frères magiciens. Peu d’années après le sultan mourut dans une grande vieillesse. Comme il ne laissa pas d’enfans mâles, la princesse Badroulboudour en qualité de légitime héritière, lui succéda et communiqua la puissance suprême à Aladdin. Ils régnèrent ensemble de longues années, et laissèrent une illustre postérité.


« Sire, dit la sultane Scheherazade en achevant l’histoire des aventures arrivées à l’occasion de la lampe merveilleuse, votre Majesté, sans doute, aura remarqué dans la personne du magicien africain, un homme abandonné à la passion démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d’immenses, dont il ne jouit point parce qu’il s’en rendit indigne. Dans Aladdin, elle voit au contraire un homme qui, d’une basse naissance, s’élève jusqu’à la royauté en se servant des mêmes trésors qui lui viennent sans les chercher, seulement à mesure qu’il en a besoin pour parvenir à la fin qu’il s’est proposée. Dans le sultan, elle aura appris combien un monarque bon, juste et équitable, court de dangers et risque même d’être détrôné, lorsque par une injustice criante, et contre toutes les règles de l’équité, il ose par une promptitude déraisonnable condamner un innocent sans vouloir l’entendre dans sa justification. Enfin elle aura eu horreur des abominations de deux scélérats magiciens, dont l’un sacrifie sa vie pour posséder des trésors, et l’autre sa vie et sa religion à la vengeance d’un scélérat comme lui, et qui comme lui aussi reçoit le châtiment de sa méchanceté. »

Le sultan des Indes témoigna à la sultane Scheherazade, son épouse, qu’il étoit très-satisfait des prodiges qu’il venoit d’entendre de la lampe merveilleuse, et que les contes qu’elle lui faisoit chaque nuit, lui faisoient beaucoup de plaisir. En effet, ils étoient divertissans et presque toujours assaisonnés d’une bonne morale. Il voyoit bien que la sultane les faisoit adroitement succéder les uns aux autres, et il n’étoit pas fâché qu’elle lui donnât occasion, par ce moyen, de tenir en suspens à son égard, l’exécution du serment qu’il avoit fait si solennellement de ne garder une femme qu’une nuit, et de la faire mourir le lendemain. Il n’avoit presque plus d’autre pensée que de voir s’il ne viendroit point à bout de lui en faire tarir le fond.

Dans cette intention, après avoir entendu la fin de l’histoire d’Aladdin et de Badroulboudour, toute différente de ce qui lui avoit été raconté jusqu’alors, dès qu’il fut éveillé, il prévint Dinarzade, et il l’éveilla lui-même, en demandant à la sultane qui venoit de s’éveiller aussi, si elle étoit à la fin de ses contes ?

« À la fin de mes contes, Sire, répondit la sultane en se récriant à cette demande ! J’en suis bien éloignée : le nombre en est si grand, qu’il ne me seroit pas possible à moi-même d’en dire le compte précisément à votre Majesté. Ce que je crains, Sire, c’est qu’à la fin votre Majesté ne s’ennuie et ne se lasse de m’entendre, plutôt que je manque de quoi l’entretenir sur cette matière. »

« Ôtez-vous cette crainte de l’esprit, reprit le sultan, et voyons ce que vous avez de nouveau à me raconter. »

La sultane Scheherazade, encouragée par ces paroles du sultan des Indes, commença de lui raconter une nouvelle histoire en ces termes : « Sire, dit-elle, j’ai entretenu plusieurs fois votre Majesté de quelques aventures arrivés au fameux calife Haroun Alraschild ; il lui en est arrivé grand nombre d’autres, dont celle que voici n’est pas moins digne de votre curiosité. »

LES AVENTURES
DU
CALIFE HAROUN ALRASCHILD.


Quelquefois, comme votre Majesté ne l’ignore pas, et comme elle peut l’avoir expérimenté par elle-même, nous sommes dans des transports de joie si extraordinaires, que nous communiquons d’abord cette passion à ceux qui nous approchent, ou que nous participons aisément à la leur. Quelquefois aussi nous sommes dans une mélancolie si profonde, que nous sommes insupportables à nous-mêmes et que bien loin d’en pouvoir dire la cause si on nous la demandoit, nous ne pourrions la trouver nous-mêmes si nous la cherchions.

Le calife étoit un jour dans cette situation d’esprit, quand Giafar, son grand visir, fidèle et aimé, vint se présenter devant lui. Ce ministre le trouva seul, ce qui lui arrivoit rarement ; et comme il s’aperçut en s’avançant, qu’il étoit enseveli dans une humeur sombre, et même qu’il ne levoit pas les yeux pour le regarder, il s’arrêta en attendant qu’il daignât les jeter sur lui.

Le calife enfin leva les yeux, et regarda Giafar ; mais il les détourna aussitôt, en demeurant dans la même posture, aussi immobile qu’auparavant.

Comme le grand-visir ne remarqua rien de fâcheux dans les yeux du calife qui le regardât personnellement, il prit la parole. « Commandeur des croyans, dit-il, votre Majesté me permet-elle de lui demander d’où peut venir la mélancolie qu’elle fait paroître, et dont il m’a toujours paru qu’elle étoit si peu susceptible ? »

« Il est vrai, visir, répondit le calife en changeant de situation, que j’en suis peu susceptible ; et sans toi, je ne me serois pas aperçu de celle où tu me trouves, et dans laquelle je ne veux pas demeurer davantage. S’il n’y a rien de nouveau qui t’ait obligé de venir, tu me feras plaisir d’inventer quelque chose pour me la faire dissiper. »

« Commandeur des croyans, reprit le grand-visir Giafar, mon devoir seul m’a obligé de me rendre ici, et je prends la liberté de faire souvenir à votre Majesté qu’elle s’est imposé elle-même un devoir de s’éclaircir en personne de la bonne police qu’elle veut qui soit observée dans sa capitale et aux environs. C’est aujourd’hui le jour qu’elle a bien voulu se prescrire pour s’en donner la peine ; et c’est l’occasion la plus propre qui s’offre d’elle-même pour dissiper les nuages qui offusquent sa gaieté ordinaire. »

« Je l’avois oublié, répliqua le calife, et tu m’en fais ressouvenir fort à propos : va donc changer d’habit pendant que je ferai la même chose de mon côté. »

Ils prirent chacun un habit de marchand étranger ; et sous ce déguisement ils sortirent seuls par une porte secrète du jardin du palais qui donnoit sur la campagne. Ils firent une partie du circuit de la ville par les dehors, jusqu’aux bords de l’Euphrate, à une distance assez éloignée de la porte de la ville, qui étoit de ce côté-là, sans avoir rien observé qui fût contre le bon ordre. Ils traversèrent ce fleuve sur le premier bateau qui se présenta ; et après avoir achevé le tour de l’autre partie de la ville, opposée à celle qu’ils venoient de quitter, ils reprirent le chemin du pont qui en faisoit la communication.

Ils passèrent ce pont, au bout duquel ils rencontrèrent un aveugle assez âgé, qui demandoit l’aumône. Le calife se détourna et lui mit une pièce de monnoie d’or dans la main.

L’aveugle à l’instant lui prit la main et l’arrêta.

« Charitable personne, dit-il, qui que vous soyez, que Dieu a inspiré de me faire l’aumône, ne me refusez pas la grâce que je vous demande de me donner un soufflet : je l’ai mérité et même un plus grand châtiment. »

En achevant ces paroles, il quitta la main du calife pour lui laisser la liberté de lui donner le soufflet ; mais de crainte qu’il ne passât outre sans le faire, il le prit par son habit.

Le calife surpris de la demande et de l’action de l’aveugle : « Bon-homme, dit-il, je ne puis t’accorder ce que tu me demandes. Je me garderai bien d’effacer le mérite de mon aumône par le mauvais traitement que tu prétends que je te fasse. » Et en achevant ces paroles, il fit un effort pour faire quitter prise à l’aveugle.

L’aveugle qui s’étoit douté de la répugnance de son bienfaiteur, par l’expérience qu’il en avoit depuis long-temps, fit un plus grand effort pour le retenir.

« Seigneur, reprit-il, pardonnez-moi ma hardiesse et mon importunité ; donnez-moi, je vous prie, un soufflet, ou reprenez votre aumône ; je ne puis la recevoir qu’à cette condition, sans contrevenir à un serment solennel que j’en ai fait devant Dieu ; et si vous en saviez la raison, vous tomberiez d’accord avec moi, que la peine en est très-légère. »

Le calife, qui ne vouloit pas être retardé plus long-temps, céda à l’importunité de l’aveugle, et lui donna un soufflet assez léger. L’aveugle quitta prise aussitôt en le remerciant et en le bénissant. Le calife continua son chemin avec le grand visir ; mais à quelques pas de là, il dit au visir : « Il faut que le sujet qui a porté cet aveugle à se conduire ainsi avec tous ceux qui lui font l’aumône, soit un sujet grave. Je serois bien aise d’en être informé : ainsi retourne, et dis-lui qui je suis, qu’il ne manque pas de se trouver demain au palais, au temps de la prière de l’après-dînée, et que je veux lui parler. »

Le grand visir retourna sur ses pas, fit son aumône à l’aveugle ; et après lui avoir donné un soufflet, il lui donna l’ordre, et il revint rejoindre le calife.

Ils rentrèrent dans la ville, et en passant par une place, ils y trouvèrent grand nombre de spectateurs qui regardoient un homme jeune et bien mis, monté sur une cavale qu’il poussoit à toute bride autour de la place, et qu’il maltraitoit cruellement à coups de fouet et d’éperons, sans aucun relâche, de manière qu’elle étoit tout en écume et tout en sang.

Le calife étonné de l’inhumanité du jeune homme, s’arrêta pour demander si l’on savoit quel sujet il avoit de maltraiter ainsi sa cavale, et il apprit qu’on l’ignoroit, mais qu’il y avoit déjà quelque temps que chaque jour à la même heure il lui faisoit faire ce pénible exercice.

Ils continuèrent de marcher ; et le calife dit au grand visir de bien remarquer cette place, et de ne pas manquer de lui faire venir demain ce jeune homme à la même heure que l’aveugle.

Avant que le calife arrivât au palais, dans une rue par où y il avoit long-temps qu’il n’avoit passé, il remarqua un édifice nouvellement bâti, qui lui parut être l’hôtel de quelque seigneur de la cour. Il demanda au grand visir s’il savoit à qui il appartenoit ? Le grand visir répondit qu’il l’ignoroit, mais qu’il alloit s’en informer.

En effet, il interrogea un voisin qui lui dit que cette maison appartenoit à Gogia Hassan, surnommé Alhabbal, à cause de la profession de cordier, qu’il lui avoit vu lui-même exercer dans une grande pauvreté, et que sans savoir par quel endroit la fortune l’avoit favorisé, il avoit acquis de si grands biens, qu’il soutenoit fort honorablement et splendidement la dépense qu’il avoit faite à la faire bâtir.

Le grand visir alla rejoindre le calife, et lui rendit compte de ce qu’il venoit d’apprendre. « Je veux voir ce Gogia Hassan Alhabbal, lui dit le calife ; va lui dire qu’il se trouve aussi demain à mon palais à la même heure que les deux autres. » Le grand visir ne manqua pas d’exécuter les ordres du calife.

Le lendemain, après la prière de l’après-dînée, le calife entra dans son appartement ; et le grand visir y introduisit aussitôt les trois personnages dont nous avons parlé, et les présenta au calife.

Ils se prosternèrent tous trois devant le trône du sultan ; et quand ils furent relevés, le calife demanda à l’aveugle comment il s’appeloit ?

« Je me nomme Baba-Abdalla ; répondit l’aveugle. »

« Baba-Abdalla, reprit le calife, ta manière de demander l’aumône me parut hier si étrange, que si je n’eusse été retenu par de certaines considérations, je me fusse bien gardé d’avoir la complaisance que j’eus pour toi, je t’aurois empêché dès-lors de donner davantage au public le scandale que tu lui donnes. Je t’ai donc fait venir ici pour savoir de toi quel est le motif qui t’a poussé à faire un serment aussi indiscret que le tien ; et sur ce que tu vas me dire, je jugerai si tu as bien fait, et si je dois te permettre de continuer une pratique qui me paroît d’un très-mauvais exemple. Dis-moi donc, sans me rien déguiser, d’où t’est venue cette pensée extravagante : ne me cache rien, car je veux le savoir absolument. »

Baba-Abdalla, intimidé par cette réprimande, se prosterna une seconde fois le front contre terre devant le trône du calife ; et après s’être relevé : « Commandeur des croyans, dit-il aussitôt, je demande très-humblement pardon à votre Majesté de la hardiesse avec laquelle j’ai osé exiger d’elle et la forcer de faire une chose qui, à la vérité, paroît hors du bon sens. Je reconnois mon crime, mais comme je ne connoissois pas alors votre Majesté, j’implore sa clémence, et j’espère qu’elle aura égard à mon ignorance. Quant à ce qu’il lui plaît de traiter ce que je fais d’extravagance, j’avoue que c’en est une, et mon action doit paroître telle aux yeux des hommes ; mais à l’égard de Dieu, c’est une pénitence très-modique d’un péché énorme dont je suis coupable, et que je n’expierois pas, quand tous les mortels m’accableroient de soufflets les uns après les autres. C’est de quoi votre Majesté sera le juge elle-même, quand par le récit de mon histoire que je vais lui raconter, en obéissant à ses ordres, je lui aurai fait connoître quelle est cette faute énorme :

HISTOIRE
DE
L’AVEUGLE BABA-ABDALLA.


« Commandeur des croyans, continua Baba-Abdalla, je suis né à Bagdad, avec quelques biens dont je devois hériter de mon père et de ma mère, qui moururent tous deux à peu de jours près l’un de l’autre. Quoique je fusse dans un âge peu avancé, je n’en usai pas néanmoins en jeune homme, qui les eût dissipés en peu de temps par des dépenses inutiles et dans la débauche. Je n’oubliai rien au contraire pour les augmenter par mon industrie, par mes soins et par les peines que je me donnois. Enfin, j’étois devenu assez riche pour posséder à moi seul quatre-vingts chameaux, que je louois aux marchands des caravanes, et qui me valaient de grosses sommes chaque voyage que je faisois en différens endroits de l’étendue de l’empire de votre Majesté, où je les accompagnois.

» Au milieu de ce bonheur, et avec un puissant desir de devenir encore plus riche, un jour comme je venois de Balsora à vuide, avec mes chameaux que j’y avois conduits chargés de marchandises d’embarquement pour les Indes, et que je les faisais paître dans un lieu fort éloigné de toute habitation, et où le bon pâturage m’avoit fait arrêter, un derviche à pied qui alloit à Balsora, vint m’aborder, et s’assit auprès de moi pour se délasser. Je lui demandai d’où il venait, et où il alloit ? Il me fit les mêmes demandes ; et après qui nous eûmes satisfait notre curiosité de part et d’autre, nous mimes nos provisions en commun, et nous mangeâmes ensemble.

» En faisant notre repas, après nous être entretenus de plusieurs choses indifférentes, le derviche me dit que dans un lieu peu éloigné de celui où nous étions, il avoit connoissance d’un trésor plein de tant de richesses immenses, que quand mes quatre-vingts chameaux seroient chargés de l’or et des pierreries qu’on en pouvoit tirer, il ne paroîtroit presque pas qu’on en eût rien enlevé.

» Cette bonne nouvelle me surprit et me charma en même temps. La joie que je ressentis en moi-même, faisoit que je ne me possédois plus. Je ne croyois pas le derviche capable de m’en faire accroire ; ainsi je me jetai à son cou, en lui disant : « Bon derviche, je vois bien que vous vous souciez peu des biens du monde ; ainsi à quoi peut vous servir la connoissance de ce trésor ? Vous êtes seul, et vous ne pouvez en emporter très-peu de chose. Enseignez-moi où il est, j’en chargerai mes quatre-vingts chameaux, et je vous en ferai présent d’un en reconnoissance du bien et du plaisir que vous m’aurez fait. »

» J’offrois peu de chose, il est vrai, mais c’étoit beaucoup à ce qu’il me paroissoit, par rapport à l’excès d’avarice qui s’étoit emparé tout-à-coup de mon cœur, depuis qu’il m’avoit fait cette confidence ; et je regardois les soixante-dix-neuf charges qui devoient rester comme presque rien, en comparaison de celle dont je me priverois, en la lui abandonnant.

» Le derviche qui vit ma passion étrange pour les richesses, ne se scandalisant pourtant pas de l’offre déraisonnable que je venois de lui faire : « Mon frère, me dit-il sans s’émouvoir, vous voyez bien vous-même que ce que vous m’offrez n’est pas proportionné au bienfait que vous demandez de moi. Je pouvois me dispenser de vous parler du trésor et garder mon secret ; mais ce que j’ai bien voulu vous en dire, peut vous faire connoître la bonne intention que j’avois et que j’ai encore de vous obliger et de vous donner lieu de vous souvenir de moi à jamais, en faisant votre fortune et la mienne. J’ai donc une autre proposition plus juste et plus équitable à vous faire ; c’est à vous de voir si elle vous accommode. Vous dites, continua le derviche, que vous avez quatre-vingts chameaux ; je suis prêt à vous mener au trésor, nous les chargerons vous et moi d’autant d’or et de pierreries qu’ils en pouront porter, à condition que quand nous les aurons chargés, vous m’en céderez la moitié avec leur charge, et que vous retiendrez pour vous l’autre moitié ; après quoi nous nous séparerons, et les emmènerons où bon nous semblera, vous de votre côté, et moi du mien. Vous voyez que le partage n’a rien qui ne soit dans l’équité, et que si vous me faites grâce de quarante chameaux, vous aurez aussi par mon moyen de quoi en acheter un millier d’autres. »

» Je ne pouvois disconvenir que la condition que le derviche me proposoit, ne fût très-équitable. Sans avoir égard néanmoins aux grandes richesses qui pouvoient m’en revenir, en l’acceptant, je regardois comme une grande perte la cession de la moitié de mes chameaux, particulièrement quand je considérois que le derviche ne seroit pas moins riche que moi. Enfin je payois déjà d’ingratitude un bienfait purement gratuit que je n’avois pas encore reçu du derviche ; mais il n’y avoit pas à balancer : il falloit accepter la condition, ou me résoudre à me repentir toute ma vie d’avoir, par ma faute, perdu l’occasion de me faire une haute fortune.

» Dans le moment même je rassemblai mes chameaux, et nous partîmes ensemble. Après avoir marché quelque temps, nous arivâmes dans un vallon assez spacieux, mais dont l’entrée étoit fort étroite. Mes chameaux ne purent passer qu’un à un ; mais comme le terrain s’élargissoit, ils trouvèrent moyen d’y tenir tous ensemble sans s’embarrasser. Les deux montagnes qui formoient ce vallon en se terminant en un demi-cercle à l’extrémité, étoient si élevées, si scarpées et si impraticables, qu’il n’y avoit pas à craindre qu’aucun mortel nous pût jamais apercevoir.

» Quand nous fûmes arrivés entre ces deux montagnes : « N’allons pas plus loin, me dit le derviche, arrêtez vos chameaux, et faites-les coucher sur le ventre dans l’espace que vous voyez, afin que nous n’ayons pas de peine à les charger ; et quand vous aurez fait, je procéderai à l’ouverture du trésor. »

» Je fis ce que le derviche m’avoit dit, et je l’allai rejoindre aussitôt. Je le trouvai un fusil à la main qui amassoit un peu de bois sec pour faire du feu. Sitôt qu’il en eut fait, il y jeta du parfum en prononçant quelques paroles dont je ne compris pas bien le sens, et aussitôt une grosse fumée s’éleva en l’air. Il sépara cette fumée ; et dans le moment, quoique le roc qui étoit entre les deux montagnes, et qui s’élevoit fort haut en ligne perpendiculaire, parût n’avoir aucune apparence d’ouverture, il s’en fit une, grande au moins comme une espèce de porte à deux battans, pratiquée dans le même roc et de la même matière, avec un artifice admirable.

» Cette ouverture exposa à nos yeux, dans un grand enfoncement creusé dans ce roc, un palais magnifique, pratiqué plutôt par le travail des génies que par celui des hommes : car il ne paroissoit pas que des hommes eussent pu même s’aviser d’une entreprise si hardie et si surprenante.

« Mais, Commandeur des croyans, c’est après coup que je fais cette observation à votre Majesté ; car je ne la fis pas dans le moment. Je n’admirai pas même les richesses infinies que je voyois de tous côtés ; et sans m’arrêter à observer l’économie qu’on avoit gardée dans l’arrangement de tant de trésors, comme l’aigle fond sur sa proie, je me jetai sur le premier tas de monnoie d’or qui se présenta devant moi, et je commençai à en mettre dans un sac dont je m’étois déjà saisi, autant que je jugeai pouvoir en porter. Les sacs étoient grands, et je les eusse volontiers emplis tous ; mais il falloit les proportionner aux forces de mes chameaux.

» Le derviche fit la même chose que moi ; mais je m’aperçus qu’il s’attachoit plutôt aux pierreries ; et comme il m’en eut fait comprendre la raison, je suivis son exemple, et nous enlevâmes beaucoup plus de toute sorte de pierres précieuses que d’or monnoyé. Nous achevâmes enfin d’emplir tous nos sacs, et nous en chargeâmes les chameaux. Il ne restoit plus qu’à refermer le trésor et à nous en aller.

» Avant que de partir, le derviche rentra dans le trésor ; et comme il y avoit plusieurs grands vases d’orfévrerie de toutes sortes de façons, et d’autres matières précieuses, j’observai qu’il prit dans un de ces vases une petite boîte d’un certain bois qui m’étoit inconnu, et qu’il la mit dans son sein, après m’avoir fait voir qu’il n’y avoit qu’une espèce de pommade.

» Le derviche fit la même cérémonie pour fermer le trésor, qu’il avoit faite pour l’ouvrir ; et après avoir prononcé certaines paroles, la porte du trésor se referma, et le rocher nous parut aussi entier qu’auparavant.

» Alors nous partageâmes nos chameaux, que nous fîmes lever avec leurs charges. Je me mis à la tête des quarante que je m’étois réservés, et le derviche à la tête des autres que je lui a vois cédés.

» Nous défilâmes par où nous étions entrés dans le vallon, et nous marchâmes ensemble jusqu’au grand chemin où nous devions nous séparer, le derviche pour continuer sa route vers Balsora, et moi pour revenir à Bagdad. Pour le remercier d’un si grand bienfait, j’employai les termes les plus forts, et ceux qui pouvoient lui marquer davantage ma reconnoissance, de m’avoir préféré à tout autre mortel pour me faire part de tant de richesses. Nous nous embrassâmes tous deux avec bien de la joie ; et après nous être dit adieu, nous nous éloignâmes chacun de notre côté.

» Je n’eus pas fait quelques pas pour rejoindre mes chameaux, qui marchoient toujours dans le chemin où je les avois mis, que le démon de l’ingratitude et de l’envie s’empara de mon cœur. Je déplorois la perte de mes quarante chameaux, et encore plus les richesses dont ils étoient chargés. « Le derviche n’a pas besoin de toutes ces richesses, disois-je en moi-même, il est le maître des trésors, et il en aura tant qu’il voudra. » Ainsi je me livrai à la plus noire ingratitude, et je me déterminai tout-à-coup à lui enlever ses chameaux avec leurs charges.

» Pour exécuter mon dessein, je commençai par faire arrêter mes chameaux, ensuite je courus après le derviche, que j’appelois de toute ma force, pour lui faire comprendre que j’avois encore quelque chose à lui dire, et je lui fis signe de faire aussi arrêter les siens et de m’attendre. Il entendit ma voix, et il s’arrêta.

» Quand je l’eus rejoint : « Mon frère, lui dis-je, je ne vous ai pas eu plutôt quitté que j’ai considéré une chose à laquelle je n’avois pas pensé auparavant, et à laquelle peut-être n’avez-vous pas pensé vous-même. Vous êtes un bon derviche, accoutumé à vivre tranquillement, dégagé du soin des choses du monde, et sans autre embarras que celui de servir Dieu. Vous ne savez peut-être pas à quelle peine vous vous êtes engagé en vous chargeant d’un si grand nombre de chameaux. Si vous vouliez me croire, vous n’en emmèneriez que trente, et je crois que vous aurez encore bien de la difficulté à les gouverner. Vous pouvez vous en rapporter à moi, j’en ai l’expérience. »

« Je crois que vous avez raison, reprit le derviche, qui ne se voyoit pas en état de pouvoir me rien disputer ; et j’avoue, ajouta-t-il, que je n’y avois pas fait réflexion. Je commençois déjà à être inquiet sur ce que vous me représentez. Choisissez donc les dix qu’il vous plaira, emmenez-les, et allez à la garde de Dieu. »

» J’en mis à part dix ; et après les avoir détournés, je les mis en chemin pour aller se mettre à la suite des miens. Je ne croyois pas trouver dans le derviche une si grande facilité à se laisser persuader. Cela augmenta mon avidité, et je me flattai que je n’aurois pas plus de peine à en obtenir encore dix autres.

» En effet, au lieu de le remercier du riche présent qu’il venoit de me faire : « Mon frère, lui dis-je encore, par l’intérêt que je prends à votre repos, je ne puis me résoudre à me séparer d’avec vous, sans vous prier de considérer encore une fois combien trente chameaux chargés sont difficiles à mener, à un homme comme vous particulièrement qui n’êtes pas accoutumé à ce travail. Vous vous trouveriez beaucoup mieux si vous me faisiez une pareille grâce que celle que vous venez de me faire. Ce que je vous en dis, comme vous le voyez, n’est pas tant pour l’amour de moi et pour mon intérêt, que pour vous faire un plus grand plaisir. Soulagez-vous donc de ces dix autres chameaux sur un homme comme moi, à qui il ne coûte pas plus de prendre soin de cent que d’un seul. »

» Mon discours fit l’effet que je souhaitois ; et le derviche me céda sans aucune résistance les dix chameaux que je lui demandois, de maniere qu’il ne lui en resta plus que vingt ; et je me vis maître de soixante charges, dont la valeur surpassoit les richesses de beaucoup de souverains. Il semble après cela que je devois être content.

» Mais, Commandeur des croyans, semblable à un hydropique, qui, plus il boit, plus il a soif, je me sentis plus enflammé qu’auparavant de l’envie de me procurer les vingt autres qui restoient encore au derviche.

» Je redoublai mes sollicitations, mes prières et mes importunités, pour faire condescendre le derviche à m’en accorder encore dix des vingt. Il se rendit de bonne grâce ; et quant aux dix autres qui lui restoient, je l’embrassai, je le baisai et je lui fis tant de caresses, en le conjurant de ne me les pas refuser, et de mettre par-là le comble à l’obligation que je lui aurois éternellement, qu’il me combla de joie en m’annonçant qu’il y consentoit.

« Faites-en un bon usage, mon frère, ajouta-t-il, et souvenez-vous que Dieu peut nous ôter les richesses comme il nous les donne, si nous ne nous en servons à secourir les pauvres qu’il se plaît à laisser dans l’indigence exprès pour donner lieu aux riches de mériter par leurs aumônes une plus grande récompense dans l’autre monde. »

» Mon aveuglement étoit si grand, que je n’étois pas en état de profiter d’un conseil si salutaire. Je ne me contentai pas de me revoir possesseur de mes quatre-vingts chameaux, et de savoir qu’ils étoient chargés d’un trésor inestimable qui devoit me rendre le plus fortuné des hommes. Il me vint dans l’esprit que la petite boîte de pommade dont le derviche s’étoit saisi et qu’il m’avoit montrée, pouvoit être quelque chose de plus précieux que toutes les richesses dont je lui étois redevable.

« L’endroit où le derviche l’a prise, disois-je en moi-même, et le soin qu’il a eu de s’en saisir, me fait croire qu’elle enferme quelque chose de mystérieux. »

» Cela me détermina à faire en sorte de l’obtenir. Je venois de l’embrasser en lui disant adieu : « À propos, lui dis-je en retournant à lui, que voulez-vous faire de cette petite boite de pommade ? Elle me paroît si peu de chose, ajoutai-je, qu’elle ne vaut pas la peine que vous l’emportiez, je vous prie de m’en faire présent. Aussi bien, un derviche comme vous qui a renoncé aux vanités du monde, n’a pas besoin de pommade. »

» Plût à Dieu qu’il me l’eût refusée cette boîte ! Mais quand il l’auroit voulu faire, je ne me possédois plus, j’étois plus fort que lui, et bien résolu à la lui enlever par force, afin que pour mon entière satisfaction, il ne fût pas dit qu’il eût emporté la moindre chose du trésor, quelque grande que fût l’obligation que je lui avois.

» Loin de me la refuser, le derviche la tira d’abord de son sein ; et en me la présentant de la meilleure grâce du monde : « Tenez, mon frère, me dit-il, la voilà ; qu’à cela ne tienne que vous ne soyez content. Si je puis faire davantage pour vous, vous n’avez qu’à demander, je suis prêt à vous satisfaire. »

» Quand j’eus la boîte entre les mains, je l’ouvris ; et en considérant la pommade : « Puisque vous êtes de si bonne volonté, lui-dis-je, et que vous ne vous lassez pas de m’obliger, je vous prie de vouloir bien me dire quel est l’usage particulier de cette pommade ? »

« L’usage en est surprenant et merveilleux, repartit le derviche. Si vous appliquez un peu de cette pommade autour de l’œil gauche et sur la paupière, elle fera paroître devant vos yeux tous les trésors qui sont cachés dans le sein de la terre ; mais si vous en appliquez de même à l’œil droit, elle vous rendra aveugle. »

» Je voulois avoir moi-même l’expérience d’un effet si admirable. « Prenez la boîte, dis-je au derviche en la lui présentant, et appliquez-moi vous-même de cette pommade à l’œil gauche : vous entendez cela mieux que moi. Je suis dans l’impatience d’avoir l’expérience d’une chose qui me paroît incroyable. »

» Le derviche voulut bien se donner cette peine ; il me fit fermer l’œil gauche, et m’appliqua la pommade. Quand il eut fait, j’ouvris l’œil, et j’éprouvai qu’il m’avoit dit la vérité. Je vis en effet un nombre infini de trésors remplis de richesses si prodigieuses et si diversifiées, qu’il ne me seroit pas possible d’en faire le détail au juste. Mais comme j’étois obligé de tenir l’œil droit fermé avec la main, et que cela me fatiguoit, je priai le derviche de m’appliquer aussi de cet pommade autour de cet œil.

« Je suis prêt à le faire, me dit le derviche, mais vous devez vous souvenir, ajouta-t-il, que je vous ai averti que si vous en mettez sur l’œil droit, vous deviendrez aveugle aussitôt. Telle est la vertu de cette pommade, il faut que vous vous y accommodiez. »

» Loin de me persuader que le derviche me dît la vérité, je m’imaginai au contraire qu’il y avoit encore quelque nouveau mystère qu’il vouloit me cacher.

« Mon frère, repris-je en souriant, je vois bien que vous voulez m’en faire accroire ; il n’est pas naturel que cette pommade fasse deux effets si opposés l’un à l’autre. »

« La chose est pourtant comme je vous le dis, repartit le derviche, en prenant le nom de Dieu à témoin, et vous devez m’en croire sur ma parole ; car je ne sais point déguiser la vérité. »

» Je ne voulus pas me fier à la parole du derviche, qui me parloit en homme d’honneur ; l’envie insurmontable de contempler à mon aise tous les trésors de la terre, et peut-être d’en jouir toutes les fois que je voudrois m’en donner le plaisir, fit que je ne voulus pas écouter ses remontrances ni me persuader d’une chose qui cependant n’étoit que trop vraie, comme je l’expérimentai bientôt après à mon grand malheur.

» Dans la prévention où j’étois, j’allai m’imaginer que si cette pommade avoit la vertu de me faire voir tous les trésors de la terre en l’appliquant sur l’œil gauche, elle avoit peut-être la vertu de les mettre à ma disposition en l’appliquant sur le droit. Dans cette pensée, je m’obstinai à presser le derviche de m’en appliquer lui-même autour de l’œil droit, mais il refusa constamment de le faire.

« Après vous avoir fait un si grand bien, mon frère, me dit-il, je ne puis me résoudre à vous faire un si grand mal. Considérez bien vous-même quel malheur est celui d’être privé de la vue, et ne me réduisez pas à la nécessité fâcheuse de vous complaire dans une chose dont vous aurez à vous repentir toute votre vie. »

» Je poussai mon opiniâtreté jusqu’au bout. « Mon frère, lui dis-je assez fermement, je vous prie de passer par-dessus toutes les difficultés que vous me faites ; vous m’avez accordé fort généreusement tout ce que je vous ai demandé jusqu’à présent ; voulez-vous que je me sépare de vous mal satisfait, pour une chose de si peu de conséquence ? Au nom de Dieu, accordez-moi cette dernière faveur. Quoi qu’il en arrive, je ne m’en prendrai pas à vous, et la faute en sera sur moi seul. »

» Le derviche fit toute la résistance possible ; mais comme il vit que j’étois en état de l’y forcer : « Puisque vous le voulez absolument, me dit-il, je vais vous contenter. »

» Il prit un peu de cette pommade fatale, et me l’appliqua donc sur l’œil droit, que je tenois fermé ; mais hélas, quand je vins à l’ouvrir, je ne vis que ténèbres épaisses de mes deux yeux, et je demeurai aveugle comme vous me voyez !

» Ah, malheureux derviche, m’écriai-je dans le moment, ce que vous m’avez prédit n’est que trop vrai ! Fatale curiosité, ajoutai-je, désir insatiable des richesses, dans quel abyme de malheurs m’allez-vous jeter ! Je sens bien à présent que je me les suis attirés ; mais vous, cher frère, m’écriai-je encore, en m’adressant au derviche, qui êtes si charitable et si bienfaisant, entre tant de secrets merveilleux dont vous avez la connoissance, n’en avez-vous pas quelqu’un pour me rendre la vue ? »

« Malheureux, me répondit alors le derviche, il n’a pas tenu à moi que tu n’aies évité ce malheur ; mais tu n’as que ce que tu mérites, et c’est l’aveuglement du cœur qui t’a attiré celui du corps ! Il est vrai que j’ai des secrets : tu l’as pu connoître dans le peu de temps que j’ai été avec toi ; mais je n’en ai pas pour te rendre la vue. Adresse-toi à Dieu, si tu crois qu’il y en ait un : il n’y a que lui qui puisse te la rendre. Il t’avoit donné des richesses dont tu étois indigne ; il te les a ôtées, et il va les donner par mes mains à des hommes qui n’en seront pas méconnoissans comme toi. »

» Le derviche ne m’en dit pas davantage, et je n’avois rien à lui répliquer. Il me laissa seul accablé de confusion, et plongé dans un excès de douleur qu’on ne peut exprimer ; et après avoir rassemblé mes quatre-vingts chameaux, il les emmena, et poursuivit son chemin jusqu’à Balsora.

» Je le priai de ne me point abandonner en cet état malheureux, et de m’aider du moins à me conduire jusqu’à la première caravane ; mais il fut sourd à mes prières et à mes cris. Ainsi privé de la vue et de tout ce que je possédois au monde, je serois mort d’affliction et de faim, si le lendemain une caravane qui revenoit de Balsora, ne m’eût bien voulu recevoir charitablement, et me remener à Bagdad.

» D’un état à m’égaler à des princes, sinon en forces et en puissance, au moins en richesses et en magnificence, je me vis réduit à la mendicité sans aucune ressource. Il fallut donc me résoudre à demander l’aumône, et c’est ce que j’ai fait jusqu’à présent ; mais pour expier mon crime envers Dieu, je m’imposai en même temps la peine d’un soufflet de la part de chaque personne charitable qui auroit compassion de ma misère.

» Voilà, Commandeur des croyans, le motif de ce qui parut hier si étrange à votre Majesté, et de ce qui doit m’avoir fait encourir son indignation ; je lui en demande pardon encore une fois comme son esclave, en me soumettant à recevoir le châtiment que j’ai mérité. Et si elle daigne prononcer sur la pénitence que je me suis imposée, je suis persuadé qu’elle l’a trouvera trop légère, et beaucoup au-dessous de mon crime. »


Quand l’aveugle eut achevé son histoire, le calife lui dit : « Baba Abdalla, ton péché est grand ; mais Dieu soit loué de ce que tu en as connu l’énormité, et de la pénitence publique que tu en as faite jusqu’à présent. C’est assez, il faut que dorénavant tu la continues dans le particulier, en ne cessant de demander pardon à Dieu dans chacune des prières auxquelles tu es obligé chaque jour par ta religion ; et afin que tu n’en sois pas détourné, par le soin de demander ta vie, je te fais une aumône ta vie durant de quatre dragmes d’argent par jour de ma monnoie, que mon grand visir te fera donner. Ainsi ne t’en retourne pas, et attends qu’il ait exécuté mon ordre. »

À ces paroles Baba-Abdalla se prosterna devant le trône du calife, et en se relevant il lui fit son remercîment, en lui souhaitant toute sorte de bonheur et de prospérité.


Le calife Haroun Alraschild, content de l’histoire de Baba-Abdalla et du derviche, s’adressa au jeune homme qu’il avoit vu maltraiter sa cavale, et il lui demanda son nom, comme il avoit fait à l’aveugle ? Le jeune homme lui dit qu’il s’appeloit Sidi Nouman.

« Sidi Nouman, lui dit alors le calife, j’ai vu exercer des chevaux toute ma vie, et souvent j’en ai exercé moi-même ; mais je n’en ai jamais vu pousser d’une manière aussi barbare que celle dont tu poussois hier ta cavale en pleine place, au grand scandale des spectateurs, qui en murmuroient hautement. Je n’en fus pas moins scandalisé qu’eux, et il s’en fallut peu que je ne me fisse connoître, contre mon intention, pour remédier à ce désordre. Ton air néanmoins ne me marque pas que tu sois un homme barbare et cruel. Je veux même croire que tu n’en uses pas ainsi sans sujet. Puisque je sais que ce n’est pas la première fois, et qu’il y a déjà bien du temps que chaque jour tu fais ce mauvais traitement à ta cavale, je veux savoir quel en est le sujet, et je t’ai fait venir ici afin que tu me l’apprennes. Sur-tout dis-moi la chose comme elle est et ne me déguise rien. »

Sidi Nouman comprit aisément ce que le calife exigeoit de lui. Ce récit lui faisoit de la peine : il changea de couleur plusieurs fois, et fit voir malgré lui combien étoit grand l’embarras où il se trouvoit. Il fallut pourtant se résoudre à en dire le sujet. Ainsi, avant que de parler, il se prosterna devant le trône du calife ; et après s’être relevé, il essaya de commencer pour satisfaire le calife ; mais il demeura comme interdit, moins frappé de la majesté du calife, devant lequel il paroissoit, que par la nature du récit qu’il avoit à lui faire.

Quelque impatience naturelle que le calife eût d’être obéi dans ses volontés, il ne témoigna néanmoins aucune aigreur du silence de Sidi Nouman : il vit bien qu’il falloit, ou qu’il manquât de hardiesse devant lui, ou qu’il fût intimidé du ton dont il lui avoit parlé, ou enfin que dans ce qu’il avoit à lui dire, il pouvoit y avoir des choses qu’il eût bien voulu cacher.

« Sidi Nouman, lui dit le calife pour le rassurer, reprends tes esprits, et fais état que ce n’est pas à moi que tu dois raconter ce que je te demande, mais à quelque ami qui t’en prie. S’il y a quelque chose dans ce récit qui te fasse de la peine, et dont tu croies que je pourrois être offensé, je te le pardonne dès-à-présent. Défais-toi donc de toutes tes inquiétudes ; parle-moi à cœur ouvert, et ne me dissimule rien, non plus qu’au meilleur de tes amis. »

Sidi Nouman, rassuré par les dernières paroles du calife, prit enfin la parole : « Commandeur des croyans, dit-il, quelque saisissement dont tout mortel doive être frappé à la seule approche de votre Majesté et de l’éclat de son trône, je me sens néanmoins assez de force pour croire que ce saisissement respectueux ne m’interdira pas la parole, jusqu’au point de manquer à l’obéissance que je lui dois, en lui donnant satisfaction sur toute autre chose que ce qu’elle exige de moi présentement. Je n’ose pas me dire le plus parfait des hommes ; je ne suis pas assez méchant pour avoir commis, et même pour avoir eu la volonté de commettre rien contre les lois qui puisse me donner lieu d’en redouter la sévérité. Quelque bonne néanmoins que soit mon intention, je reconnois que je ne suis pas exempt de pécher par ignorance, cela m’est arrivé. En ce cas-là je ne dis pas que j’aie confiance au pardon qu’il a plu à votre Majesté de m’accorder, sans m’avoir entendu. Je me soumets au contraire à sa justice, et à être puni, si je l’ai mérité. J’avoue que la manière dont je traite ma cavale depuis quelque temps, comme votre Majesté en a été témoin, est étrange, cruelle et de très-mauvais exemple ; mais j’espère qu’elle en trouvera le motif bien fondé, et qu’elle jugera que je suis plus digne de compassion que de châtiment. Mais je ne dois pas la tenir en suspens plus long-temps par un préambule ennuyeux. Voici ce qui m’est arrivé :

HISTOIRE
DE SIDI NOUMAN.


« Commandeur des croyans, continua Sidi Nouman, je ne parle pas à votre Majesté de ma naissance : elle n’est pas d’un assez grand éclat pour mériter qu’elle y fasse attention. Pour ce qui est des biens de la fortune, mes ancêtres par leur bonne économie, m’en ont laissé autant que j’en pouvois souhaiter pour vivre en honnête homme sans ambition, et sans être à charge à personne.

» Avec ces avantages, la seule chose que je pouvois désirer, pour rendre mon bonheur accompli, étoit de trouver une femme aimable, qui eût toute ma tendresse, et qui en m’aimant véritablement, voulût bien le partager avec moi ; mais il n’a pas plu à Dieu de me l’accorder. Au contraire, il m’en a donné une qui, dès le lendemain de mes noces, a commencé d’exercer ma patience d’une manière qui ne peut être concevable qu’à ceux qui auroient été exposés à une pareille épreuve.

» Comme la coutume veut que nos mariages se fassent sans voir et sans connoître celles que nous devons épouser, votre Majesté n’ignore pas qu’un mari n’a pas lieu de se plaindre, quand il trouve que la femme qui lui est échue, n’est pas laide à donner de l’horreur, qu’elle n’est pas contrefaite, et que les bonnes mœurs, le bon esprit et la bonne conduite corrigent quelque légère imperfection du corps qu’elle pourroit avoir.

» La première fois que je vis ma femme le visage découvert, après qu’on l’eut amenée chez moi avec les cérémonies ordinaires, je me réjouis de voir qu’on ne m’avoit pas trompé dans le rapport qu’on m’avoit fait de sa beauté : je la trouvai à mon gré, et elle me plut.

» Le lendemain de nos noces, on nous servit un dîné de plusieurs mets ; je me rendis où la table étoit mise ; et, comme je n’y vis pas ma femme, je la fis appeler. Après m’avoir fait attendre long-temps, elle arriva. Je dissimulai mon impatience, et nous nous mîmes à table.

» Je commençai par le riz, que je pris avec une cuillère comme à l’ordinaire. Ma femme au contraire, au lieu de se servir d’une cuillère, comme tout le monde fait, tira d’un étui qu’elle avoit dans sa poche, une espèce de cure-oreille, avec lequel elle commença à prendre du riz et à le porter à sa bouche grain à grain ; car il ne pouvoit pas en tenir davantage.

» Surpris de cette manière de manger : « Amine, lui dis-je, car c’étoit son nom, avez-vous appris dans votre famille à manger le riz de la sorte ? Le faites-vous ainsi parce que vous êtes une petite mangeuse, ou bien voulez-vous en compter les grains afin de n’en pas manger plus une fois que l’autre ? Si vous en usez ainsi par épargne et pour m’apprendre à ne pas être prodigue, vous n’avez rien à craindre de ce côté-là ; et je puis vous assurer que nous ne nous ruinerons jamais par cet endroit-là. Nous avons par la grâce de Dieu de quoi vivre aisément sans nous priver du nécessaire. Ne vous contraignez pas, ma chère Amine, et mangez comme vous me voyez manger. »

» L’air affable avec lequel je lui faisois ces remontrances, sembloit devoir m’attirer quelque réponse obligeante ; mais sans me dire un seul mot, elle continua toujours à manger de la même manière ; et afin de me faire plus de peine, elle ne mangea plus de riz que de loin en loin ; et au lieu de manger des autres mets avec moi, elle se contenta de porter à sa bouche de temps en temps un peu de pain émietté, à-peu-près autant qu’un moineau en eût pu prendre.

» Son opiniâtreté me scandalisa. Je m’imaginai néanmoins, pour lui faire plaisir et pour l’excuser, qu’elle n’étoit pas accoutumée à manger avec des hommes, encore moins avec un mari, devant qui on lui avoit peut-être enseigné qu’elle devoit avoir une retenue qu’elle poussoit trop loin par simplicité. Je crus aussi qu’elle pouvoit avoir déjeûné ; ou si elle ne l’avoit pas fait, qu’elle se réservoit pour manger seule en liberté. Ces considérations m’empêchèrent de lui rien dire davantage qui pût l’effaroucher, ou lui donner aucune marque de mécontentement. Après le dîné, je la quittai avec le même air que si elle ne m’eût pas donné sujet d’être très-mal satisfait de ses manières extraordinaires, et je la laissai seule.

» Le soir au souper ce fut la même chose ; le lendemain, et toutes les fois que nous mangions ensemble, elle se comportoit de la même manière. Je voyois bien qu’il n’étoit pas possible qu’une femme pût vivre du peu de nourriture qu’elle prenoit, et qu’il y avoit là-dessous quelque mystère qui m’étoit inconnu. Cela me fit prendre le parti de dissimuler. Je fis semblant de ne pas faire attention à ses actions, dans l’espérance qu’avec le temps elle s’accoutumeroit à vivre avec moi, comme je le souhaitois ; mais mon espérance étoit vaine, et je ne fus pas long-temps à en être convaincu.

» Une nuit qu’Amine me croyoit fort endormi, elle se leva tout doucement, et je remarquai qu’elle s’habilloit avec de grandes précautions pour ne pas faire de bruit, de crainte de m’éveiller. Je ne pouvois comprendre à quel dessein elle troubloit ainsi son repos ; et la curiosité de savoir ce qu’elle vouloit devenir, me fit feindre un profond sommeil. Elle acheva de s’habiller, et un moment après elle sortit de la chambre sans faire le moindre bruit.

» Dès qu’elle fut sortie, je me levai en jetant ma robe sur mes épaules ; j’eus le temps d’apercevoir par une fenêtre qui donnoit sur la cour, qu’elle ouvrit la porte de la rue, et qu’elle sortit.

» Je courus aussitôt à la porte, qu’elle avoit laissée entr’ouverte ; et à la faveur du clair de la lune, je la suivis, jusqu’à ce que je la vis entrer dans un cimetière qui étoit voisin de notre maison. Alors je gagnai le bout d’un mur qui se terminoit au cimetière ; et après m’être précautionné pour ne pas être vu, j’aperçus Amine avec une goule[4].

» Votre Majesté n’ignore pas que les goules de l’un et de l’autre sexe sont des démons errans dans les campagnes. Ils habitent d’ordinaire les bâtimens ruinés, d’où ils se jettent par surprise sur les passans qu’ils tuent et dont ils mangent la chair. Au défaut des passans, ils vont la nuit dans les cimetières, se repaître de celle des morts qu’ils déterrent.

» Je fus dans une surprise épouvantable, lorsque je vis ma femme avec cette goule. Elles déterrèrent un mort qu’on avoit enterré le même jour, et la goule en coupa des morceaux de chair à plusieurs reprises, qu’elles mangèrent ensemble, assises sur le bord de la fosse. Elles s’entretenoient fort tranquillement, en faisant un repas si cruel et si inhumain ; mais j’étois trop éloigné, et il ne me fut pas possible de rien comprendre de leur entretien, qui devoit être aussi étrange que leur repas, dont le souvenir me fait encore frémir.

» Quand elles eurent fini cet horrible repas, elles jetèrent le reste du cadavre dans la fosse qu’elles remplirent de la terre qu’elles en avoient ôtée. Je les laissai faire, et je regagnai en diligence notre maison. En entrant, je laissai la porte de la rue entr’ouverte comme je l’avois trouvée ; et après être rentré dans ma chambre, je me recouchai, et je fis semblant de dormir.

» Amine rentra peu de temps après, sans faire de bruit ; elle se déshabilla, et elle se recoucha de même avec la joie, comme je me l’imaginai, d’avoir si bien réussi, sans que je m’en fusse aperçu.

» L’esprit rempli de l’idée d’une action aussi barbare et aussi abominable que celle dont je venois d’être témoin, avec la répugnance que j’avois de me voir couché près de celle qui l’avoit commise, je fus long-temps à pouvoir me rendormir. Je dormis pourtant ; mais d’un sommeil si léger, que la première voix qui se fit entendre pour appeler à la prière publique de la pointe du jour, me réveilla. Je m’habillai, et je me rendis à la mosquée.

» Après la prière, je sortis hors de la ville, et je passai la matinée à me promener dans les jardins, et à songer au parti que je prendrois pour obliger ma femme à changer de manière de vivre. Je rejetai toutes les voies de violence qui se présentèrent à mon esprit, et je résolus de n’employer que celles de la douceur, pour la retirer de la malheureuse inclination qu’elle avoit. Ces pensées me conduisirent insensiblement jusque chez moi, où je rentrai justement à l’heure du dîné.

» Dès qu’Amine me vit, elle fit servir, et nous nous mîmes à table. Comme je vis qu’elle persistoit toujours à ne manger le riz que grain à grain : « Amine, lui dis-je avec toute la modération possible, vous savez combien j’eus lieu d’être surpris le lendemain de nos noces, quand je vis que vous ne mangiez que du riz en si petite quantité, et d’une manière dont tout autre mari que moi eût été offensé ; vous savez aussi que je me contentai de vous faire connaître la peine que cela me faisoit, en vous priant de manger aussi des autres viandes qui nous sont servies, et que l’on a soin d’accommoder de différentes manières, afin de tâcher de trouver votre goût. Depuis ce temps-là, vous avez vu notre table toujours servie de la même manière, en changeant pourtant quelques-uns des mets, afin de ne pas manger toujours des mêmes choses. Mes remontrances néanmoins ont été inutiles, et jusqu’à ce jour vous n’avez cessé d’en user de même, et de me faire la même peine. J’ai gardé le silence, parce que je n’ai pas voulu vous contraindre, et je serois fâché que ce que je vous en dis présentement vous fît la moindre peine ; mais, Amine, dites-moi, je vous en conjure, les viandes que l’on nous sert ici ne valent-elles pas mieux que de la chair de mort ? »

» Je n’eus pas plutôt prononcé ces dernières paroles, qu’Amine, qui comprit fort bien que je l’avois observée la nuit, entra dans une fureur qui surpasse l’imagination : son visage s’enflamma, les yeux lui sortirent presque hors de la tête, et elle écuma de rage !

» Cet état affreux où je la voyois, me remplit d’épouvante : je devins comme immobile, et hors d’état de me défendre de l’horrible méchanceté qu’elle méditoit contre moi, et dont votre Majesté va être surprise. Dans le fort de son emportement, elle prit un vase d’eau qu’elle trouva sous sa main, elle y plongea ses doigts, en marmottant entre ses dents quelques paroles que je n’entendis pas ; et en me jetant de cette eau au visage, elle me dit d’un ton furieux :

« Malheureux, reçois la punition de ta curiosité, et deviens chien. »

» À peine Amine, que je n’avois pas encore connue pour magicienne, eut-elle vomi ces paroles diaboliques, que tout-à-coup je me vis changé en chien. L’étonnement et la surprise ou j’étois d’un changement si subit et si peu attendu, m’empêchèrent de songer d’abord à me sauver, ce qui lui donna le temps de prendre un bâton pour me maltraiter. En effet, elle m’en appliqua de si grands coups, que je ne sais comment je ne demeurai pas mort sur la place. Je crus échapper à sa rage en fuyant dans la cour, mais elle m’y poursuivit avec la même fureur, et de quelque souplesse que je pus me servir en courant de côté et d’autre pour les éviter, je ne fus pas assez adroit pour m’en défendre, et il fallut en essuyer beaucoup d’autres. Lassée enfin de me frapper et de me poursuivre, et au désespoir de ne m’avoir pas assommé, comme elle en avoit envie, elle imagina un nouveau moyen de le faire : elle entr’ouvrit la porte de la rue, afin de m’y écraser au moment où je la passerois pour m’enfuir. Tout chien que j’étois, je me doutai de son pernicieux dessein ; et comme le danger présent donne souvent de l’esprit pour se conserver la vie, je pris si bien mon temps, en observant sa contenance ses mouvemens, que je trompai sa vigilance, et que je passai assez vîte pour me sauver la vie et éluder sa méchanceté : j’en fus quitte pour avoir le bout de la queue un peu foulé.

» La douleur que j’en ressentis ne laissa pas de me faire crier et aboyer en courant le long de la rue, ce qui fit sortir sur moi quelques chiens, dont je reçus des coups de dents. Pour éviter leurs poursuites, je me jetai dans la boutique d’un vendeur de têtes, de langues et de pieds de mouton cuits, où je me sauvai.

» Mon hôte prit d’abord mon parti avec beaucoup de compassion, en chassant les chiens qui me poursuivoient, et qui vouloient pénétrer jusque dans sa maison. Pour moi, mon premier soin fut de me fourrer dans un coin où je me dérobai à leur vue. Je ne trouvai pas néanmoins chez lui l’asile et la protection que j’avois espérés. C’étoit un de ces superstitieux à outrance, qui sous prétexte que les chiens sont immondes, ne trouvent pas assez d’eau ni de savon pour laver leur habit, quand par hasard un chien les a touchés en passant près d’eux. Après que les chiens qui m’avoient donné la chasse furent retirés, il fit tout ce qu’il put à plusieurs fois, pour me chasser dès le même jour ; mais j’étois caché et hors de ses atteintes. Ainsi je passai la nuit dans sa boutique malgré lui, et j’avois besoin de ce repos pour me remettre du mauvais traitement qu’Amine m’avoit fait.

» Afin de ne pas ennuyer votre Majesté par des circonstances de peu de conséquence, je ne m’arrêterai pas à lui particulariser les tristes réflexions que je fis alors sur ma métamorphose ; je lui ferai remarquer seulement que le lendemain, mon hôte étant sorti avant le jour pour faire emplette, il revint chargé de têtes, de langues et de pieds de moutons, et qu’après avoir ouvert sa boutique, et pendant qu’il étaloit sa marchandise, je sortis de mon coin, et je m’en allois, lorsque je vis plusieurs chiens du voisinage, attirés par l’odeur de ces viandes, assemblés autour de la boutique de mon hôte, en attendant qu’il leur jetât quelque chose, je me mêlai avec eux en posture de suppliant.

» Mon hôte, autant qu’il me le parut, par la considération que je n’avois pas mangé depuis que je m’étois sauvé chez lui, me distingua en me jetant des morceaux plus gros et plus souvent qu’aux autres chiens. Quand il eut achevé ses libéralités, je voulus rentrer dans sa boutique, en le regardant et remuant la queue d’une manière qui pouvoit lui marquer que je le suppliois de me faire encore cette faveur ; mais il fut inflexible, et il s’opposa à mon dessein le bâton à la main, et d’un air si impitoyable, que je fus contraint de m’éloigner.

» À quelques maisons plus loin, je m’arrêtai devant la boutique d’un boulanger, qui tout au contraire du vendeur de têtes de moutons que la mélancolie dévoroit, me parut un homme gai et de bonne humeur, et qui l’étoit en effet. Il déjeûnoit alors ; et quoique je ne lui eusse donné aucune marque d’avoir besoin de manger, il ne laissa pas néanmoins de me jeter un morceau de pain. Avant que de me jeter dessus avec avidité comme font les autres chiens, je le regardai avec un signe de tête et un mouvement de queue, pour lui témoigner ma reconnoissance. Il me sut bon gré de cette espèce de civilité, et il sourit. Je n’avois pas besoin de manger ; cependant pour lui faire plaisir je pris le morceau de pain et je le mangeai assez lentement pour lui faire connoître que je le faisois par honneur. Il remarqua tout cela, et voulut bien me souffrir près de sa boutique. J’y demeurai assis et tourné du côté de la rue, pour lui marquer que pour le présent je ne lui demandois autre chose que sa protection.

» Il me l’accorda, et même il me fit des caresses qui me donnèrent l’assurance de m’introduire dans sa maison. Je le fis d’une manière à lui faire comprendre que ce n’étoit qu’avec sa permission. Il ne le trouva pas mauvais. Au contraire, il me montra un endroit où je pouvois me placer sans lui être incommode, et je me mis en possession de la place que je conservai tout le temps que je demeurai chez lui.

» J’y fus toujours fort bien traité ; et il ne déjeûnoit, dînoit et soupoit pas, que je n’eusse ma part à suffisance. De mon côté, j’avois pour lui toute l’attache et toute la fidélité qu’il pouvoit exiger de ma reconnoissance.

» Mes yeux étoient toujours attachés sur lui, et il ne faisoit pas un pas dans la maison que je ne fusse derrière lui à le suivre. Je faisois la même chose quand le temps lui permettait de faire quelque voyage dans la ville pour ses affaires. J’y étois d’autant plus exact, que je m’étois aperçu que mon attention lui plaisoit, et que souvent, quand il avoit dessein de sortir, sans me donner lieu de m’en apercevoir, il m’appeloit par le nom de Rougeau qu’il m’avoit donné.

» À ce nom, je m’élançois aussitôt de ma place dans la rue ; je sautois, je faisois des gambades et des courses devant la porte. Je ne cessois toutes ces caresses que quand il étoit sorti ; et alors je l’accompagnois fort exactement en le suivant ou en courant devant lui, et en le regardant de temps en temps pour lui marquer ma joie.

» Il y avoit déjà du temps que j’étois dans cette maison, lorsqu’un jour une femme vint acheter du pain. En le payant à mon hôte, elle lui donna une pièce d’argent fausse avec d’autres bonnes. Le boulanger qui s’aperçut de la pièce fausse, la rendit à la femme en lui en demandant une autre.

» La femme refusa de la reprendre, et prétendit qu’elle étoit bonne. Mon hôte soutint le contraire ; et dans la contestation : « La pièce, dit-il à cette femme, est si visiblement fausse, que je suis assuré que mon chien, qui n’est qu’une bête, ne s’y tromperoit pas. Viens-çà, Rougeau, dit-il aussitôt en m’appelant. » À sa voix, je sautai légèrement sur le comptoir ; et le boulanger en jetant devant moi les pièces d’argent : « Vois, ajouta-t-il, n’y a-t-il pas là une pièce fausse ? » Je regarde toutes ces pièces, et en mettant la patte dessus la fausse, je la séparai des autres en regardant mon maître, comme pour la lui montrer.

» Le boulanger qui ne s’en étoit rapporté à mon jugement que par manière d’acquit, et pour se divertir, fut extrêmement surpris de voir que j’avois si bien rencontré sans hésiter. La femme, convaincue de la fausseté de sa pièce, n’eut rien à dire, et fut obligée d’en donner une autre bonne à la place. Dès qu’elle fut partie, mon maître appela ses voisins, et leur exagéra fort ma capacité en leur racontant ce qui s’étoit passé.

» Les voisins en voulurent avoir l’expérience, et de toutes les pièces fausses qu’ils me montrèrent mêlées avec d’autres de bon aloi, il n’y en eut pas une sur laquelle je ne misse la patte et que je ne séparasse d’avec les bonnes.

» La femme, de son côté, ne manqua pas de raconter à toutes les personnes de sa connoissance qu’elle rencontra dans son chemin, ce qui venoit de lui arriver. Le bruit de mon habileté à distinguer la fausse monnoie, se répandit en peu de temps, non-seulement dans le voisinage, mais même dans tout le quartier, et insensiblement dans toute la ville.

» Je ne manquois pas d’occupation toute la journée : il falloit contenter tous ceux qui venoient acheter du pain chez mon maître, et leur faire voir ce que je savois faire. C’était un attrait pour tout le monde, et l’on venoit des quartiers les plus éloignés de la ville pour éprouver mon habileté. Ma réputation procura à mon maître tant de pratiques, qu’à peine pouvoit-il suffire à les contenter. Cela dura long-temps, et mon maître ne put s’empêcher d’avouer à ses voisins et à ses amis que je lui valois un trésor.

» Mon petit savoir-faire ne manqua pas de lui attirer des jaloux. On dressa des embûches pour m’enlever, et il étoit obligé de me garder à vue. Un jour une femme attirée par cette nouveauté, vint acheter du pain comme les autres. Ma place ordinaire étoit alors sur le comptoir ; elle y jeta six pièces d’argent devant moi, parmi lesquelles il y en avoit une fausse. Je la débrouillai d’avec les autres ; et en mettant la patte sur la pièce fausse, je la regardai comme pour lui demander si ce ne l’étoit pas là.

« Oui, me dit cette femme en me regardant de même, c’est la fausse, tu ne t’es pas trompé. »

» Elle continua long-temps à me regarder et à me considérer avec admiration pendant que je la regardois de même. Elle paya le pain qu’elle étoit venue acheter ; et quand elle voulut se retirer, elle me fit signe de la suivre à l’insu du boulanger.

» J’étois toujours attentif aux moyens de me délivrer d’une métamorphose aussi étrange que la mienne. J’avois remarqué l’attention avec laquelle cette femme m’avoit examiné. Je m’imaginai qu’elle avoit peut-être connu quelque chose de mon infortune et de l’état malheureux où j’étois réduit, et je ne me trompois pas. Je la laissai pourtant en aller, et je me contentai de la regarder. Après avoir fait deux ou trois pas, elle se retourna, et voyant que je ne faisois que la regarder sans bouger de ma place, elle me fit encore signe de la suivre.

» Alors, sans délibérer davantage, comme je vis que le boulanger étoit occupé à nettoyer son four pour une cuisson, et qu’il ne prenoit pas garde à moi, je sautai à bas du comptoir, et je suivis cette femme, qui me parut en être fort joyeuse.

» Après avoir fait quelque chemin, elle arriva à sa maison. Elle en ouvrit la porte ; et quand elle fut entrée : « Entre, me dit-elle, tu ne te repentiras pas de m’avoir suivie. » Quand je fus entré et qu’elle eut refermé la porte, elle me mena à sa chambre, où je vis une jeune demoiselle d’une grande beauté qui brodoit. C’étoit la fille de la femme charitable qui m’avoit amené, habile et expérimentée dans l’art magique, comme je le connus bientôt.

« Ma fille, lui dit la mère, je vous amène le chien fameux du boulanger, qui sait si bien distinguer la fausse monnoie d’avec la bonne. Vous savez que je vous ai dit ma pensée dès le premier bruit qui s’en est répandu, en vous témoignant que ce pouvoit bien être un homme changé en chien par quelque méchanceté. Aujourd’hui je me suis avisée d’aller acheter du pain chez ce boulanger. J’ai été témoin de la vérité qu’on a publiée, et j’ai eu l’adresse de me faire suivre par ce chien si rare qui fait la merveille de Bagdad. Qu’en dites-vous, ma fille ? Me suis-je trompée dans ma conjecture ? »

« Vous ne vous êtes pas trompée, ma mère, répondit la fille ; je vais vous le faire voir. »

» La demoiselle se leva ; elle prit un vase plein d’eau, dans lequel elle plongea la main ; et en me jetant de cette eau, elle dit :

« Si tu es né chien, demeure chien ; mais si tu es né homme, reprends la forme d’homme par la vertu de cette eau. »

» À l’instant l’enchantement fut rompu ; je perdis la figure de chien, et je me vis homme comme auparavant.

» Pénétré de la grandeur d’un pareil bienfait, je me jetai aux pieds de la demoiselle ; et après lui avoir baisé le bas de sa robe : « Ma chère libératrice, lui dis-je, je sens si vivement l’excès de votre bonté, qui n’a pas d’égal, envers un inconnu tel que je suis, que je vous supplie de m’apprendre vous-même ce que je puis faire pour vous en rendre dignement ma reconnoissance, ou plutôt disposez de moi comme d’un esclave qui vous appartient à juste titre : je ne suis plus à moi, je suis à vous ; et afin que vous connoissiez celui qui vous est acquis, je vous dirai mon histoire en peu de mots. »

» Alors, après lui avoir dit qui j’étois, je lui fis le récit de mon mariage avec Amine, de ma complaisance et de ma patience à supporter son humeur, de ses manières tout extraordinaires, et de l’indignité avec laquelle elle m’avoit traité par une méchanceté inconcevable ; et je finis en remerciant la mère du bonheur inexprimable qu’elle venoit de me procurer.

« Sidi Nouman, me dit la fille, ne parlons pas de l’obligation que vous dites que vous m’avez : la seule connoissance d’avoir fait plaisir à un honnête homme comme vous, me tient lieu de toute reconnoissance. Parlons d’Amine votre femme : je l’ai connue avant votre mariage ; et comme je savois qu’elle étoit magicienne, elle n’ignoroit pas aussi que j’avois quelque connoissance du même art, puisque nous avions pris des leçons de la même maîtresse. Nous nous rencontrions même souvent au bain. Mais comme nos humeurs ne s’accordoient pas, j’avois un grand soin d’éviter toute occasion d’avoir aucune liaison avec elle ; en quoi il m’a été d’autant moins difficile de réussir, que, par la même raison elle évitoit de son côté d’en avoir avec moi. Je ne suis donc pas surprise de sa méchanceté. Pour revenir à ce qui vous regarde, ce que je viens de faire pour vous, ne suffit pas ; je veux achever ce que j’ai commencé. En effet, ce n’est pas assez d’avoir rompu l’enchantement par lequel elle vous avoit exclus si méchamment de la société des hommes, il faut que vous l’en punissiez comme elle le mérite, en rentrant chez vous pour y reprendre l’autorité qui vous appartient, et je veux vous en donner le moyen. Entretenez-vous avec ma mère, je vais revenir. »

» Ma libératrice entra dans un cabinet ; et pendant qu’elle y resta, j’eus le temps de témoigner encore une fois à la mère combien je lui étois obligé, aussi-bien qu’à sa fille.

« Ma fille, me dit-elle, comme vous le voyez, n’est pas moins expérimentée dans l’art magique qu’Amine ; mais elle en fait un si bon usage, que vous seriez étonné d’apprendre tout le bien qu’elle a fait et qu’elle fait presque chaque jour par le moyen de la connoissance qu’elle en a. C’est pour cela que je l’ai laissée faire, et que je la laisse faire encore jusqu’à présent. Je ne le souffrirois pas si je m’apercevois qu’elle en abusât en la moindre chose. »

» La mère avoit commencé à me raconter quelques-unes des merveilles dont elle avoit été témoin, quand sa fille rentra avec une petite bouteille à la main.

« Sidi Nouman, me dit-elle, mes livres que je viens de consulter m’apprennent qu’Amine n’est pas chez vous à l’heure qu’il est, mais qu’elle doit y revenir incessamment. Ils m’apprennent aussi que la dissimulée fait semblant devant vos domestiques, d’être dans une grande inquiétude de votre absence ; et elle leur a fait accroire qu’en dînant avec vous, vous vous étiez souvenu d’une affaire qui vous avoit obligé de sortir sans différer ; qu’en sortant vous aviez laissé la porte ouverte, et qu’un chien étoit entré, et étoit venu jusque dans la salle où elle achevoit de diner, et qu’elle l’avoit chassé à grands coups de bâton. Retournez donc à votre maison sans perdre de temps avec la petite bouteille que voici, et que je vous mets entre les mains. Quand on vous aura ouvert, attendez dans votre chambre qu’Amine rentre : elle ne vous fera pas attendre long-temps. Dès qu’elle sera rentrée, descendez dans la cour, et présentez-vous à elle face à face. Dans la surprise où elle sera de vous revoir contre son attente, elle tournera le dos pour prendre la fuite ; alors jetez-lui de l’eau de cette bouteille que vous tiendrez prête ; et en la jetant, prononcez hardiment ces paroles :

« Reçois le châtiment de ta méchanceté. »

» Je ne vous en dis pas davantage : vous en verrez l’effet. »

» Après ces paroles de ma bienfaitrice, que je n’oubliai pas, comme rien ne m’arrêtoit plus, je pris congé d’elle et de sa mère, avec tous les témoignages de la plus parfaite reconnoissance, et une protestation sincère que je me souviendrois éternellement de l’obligation que je leur avois, et je retournai chez moi.

» Les choses se passèrent comme la jeune magicienne me l’avoit prédit. Amine ne fut pas long-temps à rentrer. Comme elle s’avançoit, je me présentai à elle, l’eau dans la main prêt à la lui jeter. Elle fit un grand cri ; et comme elle se fut retournée pour regagner la porte, je lui jetai l’eau en prononçant les paroles que la jeune magicienne m’avoit enseignées ; et aussitôt elle fut changée en une cavale, et c’est celle que votre Majesté vit hier.

» À l’instant et dans la surprise où elle étoit, je la saisis au crin ; et malgré sa résistance je la tirai dans mon écurie. Je lui passai un licou, et après l’avoir attachée en lui reprochant son crime et sa méchanceté, je la châtiai à grands coups de fouet, si long-temps, que la lassitude enfin m’obligea de cesser ; mais je me réservai de lui faire chaque jour un pareil châtiment.

» Commandeur des croyans, ajouta Sidi Nouman en achevant son histoire, j’ose espérer que votre Majesté ne désapprouvera pas ma conduite, et qu’elle trouvera qu’une femme si méchante et si pernicieuse est traitée avec plus d’indulgence qu’elle ne mérite. »

Quand le calife vit que Sidi Nouman n’avoit plus rien à dire : « Ton histoire est singulière, lui dit le sultan, et la méchanceté de ta femme n’est pas excusable. Aussi je ne condamne pas absolument le châtiment que tu lui en as fait sentir jusqu’à présent. Mais je veux que tu considères combien son supplice est grand d’être réduite au rang des bêtes, et je souhaite que tu te contentes de la laisser faire pénitence en cet état. Je t’ordonnerois même d’aller t’adresser à la jeune magicienne qui l’a fait métamorphoser de la sorte, pour faire cesser l’enchantement, si l’opiniâtreté et la dureté incorrigible des magiciens et des magiciennes qui abusent de leur art, ne m’étoient connues, et que je ne craignisse de sa part contre toi un effet de sa vengeance, plus cruel que le premier. »

Le calife, naturellement doux et plein de compassion envers ceux qui souffrent, même selon leurs mérites, après avoir déclaré sa volonté à Sidi Nouman, s’adressa au troisième que le grand visir Giafar avoit fait venir.

« Cogia Hassan, lui dit-il, en passant hier devant ton hôtel, il me parut si magnifique, que j’eus la curiosité de savoir à qui il appartenoit. J’appris que tu l’avois fait bâtir, après avoir fait profession d’un métier qui te produisoit à peine de quoi vivre. On me dit aussi que tu ne te méconnoissois pas, que tu faisois un bon usage des richesses que Dieu t’a données, et que tes voisins disoient mille biens de toi. Tout cela m’a fait plaisir, ajouta le calife, et je suis bien persuadé que les voies dont il a plu à la Providence de te gratifier de ses dons, doivent être extraordinaires. Je suis curieux de les apprendre par toi-même, et c’est pour me donner cette satisfaction que je t’ai fait venir. Parle-moi donc avec sincérité, afin que je me réjouisse en prenant part à ton bonheur avec plus de connoissance. Et afin que ma curiosité ne te soit point suspecte, et que tu ne croyes pas que j’y prenne autre intérêt que celui que je viens de te dire, je te déclare, que loin d’y avoir aucune prétention, je te donne ma protection pour en jouir en toute sûreté. »

Sur ces assurances du calife, Cogia Hassan se prosterna devant son trône, frappa de son front le tapis dont il étoit couvert, et après qu’il se fut relevé : « Commandeur des croyans, dit-il, tout autre que moi, qui ne se seroit pas senti la conscience aussi pure et aussi nette que je me la sens, auroit pu être troublé en recevant l’ordre de venir paroître devant le trône de votre Majesté ; mais comme je n’ai jamais eu pour elle que des sentimens de respect et de vénération, et que je n’ai rien fait contre l’obéissance que je lui dois, ni contre les lois, qui ait pu m’attirer son indignation, la seule chose qui m’ait fait de la peine, est la crainte dont j’ai été saisi, de n’en pouvoir soutenir l’éclat. Néanmoins sur la bonté avec laquelle la renommée publie que votre Majesté reçoit et écoute le moindre de ses sujets, je me suis rassuré, et je n’ai pas douté qu’elle ne me donnât elle-même le courage et la confiance de lui procurer la satisfaction qu’elle pourrait exiger de moi. C’est, Commandeur des croyans, ce que votre Majesté vient de me faire expérimenter, en m’accordant votre puissante protection, sans savoir si je la mérite. J’espère néanmoins qu’elle demeurera dans un sentiment qui m’est si avantageux, quand pour satisfaire à son commandement je lui aurai fait le récit de mes aventures. »

Après ce petit compliment, pour se concilier la bienveillance et l’attention du calife, et après avoir, pendant quelques momens, rappelé dans sa mémoire ce qu’il avoit à dire, Cogia Hassan reprit la parole en ces termes :

HISTOIRE
DE
COGIA HASSAN ALHABBAL.


« Commandeur des croyans, dit-il, pour mieux faire entendre à votre Majesté par quelles voies je suis parvenu au grand bonheur dont je jouis, je dois avant toute chose commencer par lui parler de deux amis intimes, citoyens de cette même ville de Bagdad qui vivent encore, et qui peuvent rendre témoignage de la vérité : c’est à eux que je suis redevable de mon bonheur après Dieu, le premier auteur de tout bien et de tout bonheur.

» Ces deux amis s’appellent, l’un Saadi, et l’autre Saad. Saadi qui est puissamment riche, a toujours été du sentiment qu’un homme ne peut être heureux en ce monde, qu’autant qu’il a des biens et de grandes richesses, pour vivre hors de la dépendance de qui que ce soit.

» Saad est d’un autre sentiment : il convient qu’il faut véritablement avoir des richesses, autant qu’elles sont nécessaires à la vie ; mais il soutient que la vertu doit faire le bonheur des hommes, sans d’autre attache aux biens du monde, que par rapport aux besoins qu’ils peuvent en avoir, et pour en faire des libéralités selon leur pouvoir. Saad est de ce nombre, et il vit très-heureux et très-content dans l’état où il se trouve. Quoique Saadi, pour ainsi dire, soit infiniment plus riche que lui, leur amitié néanmoins est très-sincère, et le plus riche ne s’estime pas plus que l’autre. Ils n’ont jamais eu de contestation, que sur ce seul point ; en toute chose leur union a toujours été très-uniforme.

» Un jour dans leur entretien, à-peu-près sur la même matière, comme je l’ai appris d’eux-mêmes, Saadi prétendoit que les pauvres n’étoient pauvres, que parce qu’ils étaient nés dans la pauvreté, ou que nés avec des richesses, ils les avoient perdues ou par débauche, ou par quelqu’une des fatalités imprévues, qui ne sont pas extraordinaires.

« Mon opinion, disoit-il, est que ces pauvres ne le sont, que parce qu’ils ne peuvent parvenir à amasser une somme d’argent assez grosse pour se tirer de la misère, en employant leur industrie à la faire valoir ; et mon sentiment est, que s’ils venoient à ce point, et qu’ils fissent un usage convenable de cette somme, ils ne deviendroient pas seulement riches, mais même très-opulens avec le temps. »

» Saad ne convint pas de la proposition de Saadi.

« Le moyen que vous proposez, reprit-il, pour faire qu’un pauvre devienne riche, ne me paroît pas aussi certain que vous le croyez. Ce que vous en pensez est fort équivoque, et je pourrois appuyer mon sentiment contre le vôtre de plusieurs bonnes raisons, qui nous mèneraient trop loin. Je crois, au moins avec autant de probabilité, qu’un pauvre peut devenir riche par tout autre moyen qu’avec une somme d’argent : on fait souvent, par un hasard, une fortune plus grande et plus surprenante qu’avec une somme d’argent, telle que vous le prétendez, quelque ménagement et quelqu’économie que l’on apporte pour la faire multiplier par un négoce bien conduit. »

« Saad, repartit Saadi, je vois bien que je ne gagnerois rien avec vous, en persistant à soutenir mon opinion contre la vôtre ; je veux en faire l’expérience pour vous en convaincre, en donnant, par exemple, en pur don, une somme telle que je me l’imagine à un de ces artisans, pauvre de père en fils, qui vivent aujourd’hui au jour la journée, et qui meurent aussi gueux que quand ils sont nés. Si je ne réussis pas, nous verrons si vous réussirez mieux de la manière que vous l’entendez. »

» Quelques jours après cette contestation, il arriva que les deux amis, en se promenant, passèrent par le quartier où je travaillois de mon métier de cordier, que j’avois appris de mon père, et qu’il avoit appris lui-même de mon aïeul, et ce dernier de nos ancêtres. À voir mon équipage et mon habillement, il n’eut pas de peine à juger de ma pauvreté.

» Saad qui se souvint de l’engagement de Saadi, lui dit : « Si vous n’avez pas oublié à quoi vous vous êtes engagé avec moi, voilà un homme, ajouta-t-il en me désignant, qu’il y a long-temps que je vois faisant le métier de cordier, et toujours dans le même état de pauvreté. C’est un sujet digne de votre libéralité, et tout propre à faire l’expérience dont vous parliez l’autre jour. »

« Je m’en souviens si bien, reprit Saadi, que je porte sur moi de quoi faire l’expérience que vous dites, et je n’attendois que l’occasion que nous nous trouvassions ensemble, et que vous en fussiez témoin. Abordons-le, et sachons si véritablement il en a besoin. »

» Les deux amis vinrent à moi ; et comme je vis qu’ils vouloient me parler, je cessai mon travail. Ils me donnèrent l’un et l’autre le salut ordinaire du souhait de paix ; et Saadi en prenant la parole, me demanda comment je m’appelois.

» Je leur rendis le même salut ; et pour répondre à la demande de Saadi : « Seigneur, lui dis-je, mon nom est Hassan ; et à cause de ma profession, je suis connu communément sous le nom de Hassan Alhalbbal. »

« Hassan, reprit Saadi, comme il n’y a pas de métier qui ne nourrisse son maître, je ne doute pas que le vôtre ne vous fasse gagner de quoi vivre à votre aise, et même je m’étonne que depuis le temps que vous l’exercez, vous n’ayez pas fait quelqu’épargne, et que vous n’ayez acheté une bonne provision de chanvre pour faire plus de travail, tant par vous-même, que par des gens à gage que vous auriez pris pour vous aider, et pour vous mettre insensiblement plus au large. »

« Seigneur, lui repartis-je, vous cesserez de vous étonner que je ne fasse pas d’épargne, et que je ne prenne pas le chemin que vous dites pour devenir riche, quand vous saurez qu’avec tout le travail que je puis faire depuis le matin jusqu’au soir, j’ai de la peine à gagner de quoi me nourrir, moi et ma famille, de pain et de quelques légumes. J’ai une femme et cinq enfans dont pas un n’est en âge de m’aider en la moindre chose ; il faut les entretenir et les habiller ; et dans un ménage, si petit qu’il soit, il y a toujours mille choses nécessaires dont on ne peut se passer. Quoique le chanvre ne soit pas cher, il faut néanmoins de l’argent pour en acheter, et c’est le premier que je mets à part de la vente de mes ouvrages ; sans cela il ne me seroit pas possible de fournir à la dépense de ma maison. Jugez, seigneur, ajoutai-je, s’il est possible que je fasse des épargnes pour me mettre plus au large, moi et ma famille. Il nous suffit que nous soyons contens du peu que Dieu nous donne, et qu’il nous ôte la connoissance et le désir de ce qui nous manque ; mais nous trouvons que rien ne nous manque, quand nous avons pour vivre ce que nous avons accoutumé d’avoir, et que nous ne sommes pas dans la nécessité d’en demander à personne. »

» Quand j’eus fait tout ce détail à Saadi : « Hassan, me dit-il, je ne suis plus dans l’étonnement où j’étois, et je comprends toutes les raisons qui vous obligent à vous contenter de l’état où vous vous trouvez. Mais si je vous faisois présent d’une bourse de deux cents pièces d’or, n’en feriez-vous pas un bon usage, et ne croyez-vous pas qu’avec cette somme vous deviendriez bientôt au moins aussi riche que les principaux de votre profession ? »

« Seigneur, repris-je, vous me paroissez un si honnête homme, que je suis persuadé que vous ne voudriez pas vous divertir de moi, et que l’offre que vous me faites est sérieuse. J’ose donc vous dire, sans trop présumer de moi, qu’une somme beaucoup moindre me suffiroit, non-seulement pour devenir aussi riche que les principaux de ma profession, mais même pour le devenir en peu de temps plus moi seul, qu’ils ne le sont tous ensemble dans cette grande ville de Bagdad, aussi grande et aussi peuplée qu’elle l’est. »

» Le généreux Saadi me fit voir sur-le-champ qu’il m’avoit parlé sérieusement. Il tira la bourse de son sein, et en me la mettant entre les mains : « Prenez, dit-il, voilà la bourse ; vous y trouverez les deux cents pièces d’or bien comptées. Je prie Dieu qu’il y donne sa bénédiction, et qu’il vous fasse la grâce d’en faire le bon usage que je souhaite ; et croyez que mon ami Saad que voici, et moi, nous aurons un très-grand plaisir quand nous apprendrons qu’elles vous auront servi à vous rendre plus heureux que vous ne l’êtes. »

» Commandeur des croyans, quand j’eus reçu la bourse, et que d’abord je l’eus mise dans mon sein, je fus dans un transport de joie si grande, et je fus si fort pénétré de ma reconnoissance, que la parole me manqua, et qu’il ne me fut pas possible d’en donner d’autre marque à mon bienfaiteur, que d’avancer la main pour lui prendre le bord de sa robe et la baiser ; mais il la retira en s’éloignant ; et ils continuèrent leur chemin lui et son ami.

» En reprenant mon ouvrage après leur éloignement, la première pensée qui me vint, fut d’aviser où je mettrois la bourse pour qu’elle fût en sûreté. Je n’avois dans ma petite et pauvre maison, ni coffre, ni armoire qui fermât, ni aucun lieu où je pusse m’assurer qu’elle ne serait pas découverte si je l’y cachois.

» Dans cette perplexité, comme j’avois coutume, avec les pauvres gens de ma sorte, de cacher le peu de monnoie que j’avois, dans les plis de mon turban, je quittai mon ouvrage et je rentrai chez moi sous prétexte de le raccommoder. Je pris si bien mes précautions, que sans que ma femme et mes enfans s’en aperçussent, je tirai dix pièces d’or de la bourse que je mis à part pour les dépenses les plus pressées, et j’enveloppai le reste dans les plis de la toile qui entouroit mon bonnet.

» La principale dépense que je fis dès le même jour, fut d’acheter une bonne provision de chanvre. Ensuite, comme il y avoit long-temps qu’on n’avoit vu de viande dans ma famille, j’allai à la boucherie, et j’en achetai pour le souper.

» En m’en revenant, je tenois ma viande à la main, lorsqu’un milan affamé, sans que je pusse me défendre, fondit dessus, et me l’eût arrachée de la main, si je n’eusse tenu ferme contre lui. Mais, hélas, j’aurais bien mieux fait de la lui lâcher, pour ne pas perdre ma bourse ! Plus il trouvoit en moi de résistance, plus il s’opiniâtroit à vouloir me l’enlever. Il me traînoit de côté et d’autre, pendant qu’il se soutenoit en l’air sans quitter prise ; mais il arriva malheureusement que dans les efforts que je faisois, mon turban tomba par terre.

» Aussitôt le milan lâcha prise et se jeta sur mon turban avant que j’eusse eu le temps de le ramasser, et l’enleva. Je poussai des cris si perçans, que les hommes, les femmes et les enfans du voisinage en furent effrayés, et joignirent leurs cris aux miens pour tâcher de faire quitter prise au milan.

» On réussit souvent, par ce moyen, à forcer ces sortes d’oiseaux voraces à lâcher ce qu’ils ont enlevé ; mais les cris n’épouvantèrent pas le milan : il emporta mon turban si loin, que nous le perdîmes tous de vue avant qu’il l’eut lâché. Ainsi, il eût été inutile de me donner la peine et la fatigue de courir après pour le recouvrer.

» Je retournai chez moi fort triste de la perte que je venois de faire de mon turban et de mon argent. Il fallut cependant en racheter un autre, ce qui fît une nouvelle diminution aux dix pièces d’or que j’avois tirées de la bourse. J’en avois déjà dépensé pour l’achat du chanvre, et ce qui me restoit ne suffisoit pas pour me donner lieu de remplir les belles espérances que j’avois conçues.

» Ce qui me fit le plus de peine fut le peu de satisfaction que mon bienfaiteur auroit d’avoir si mal placé sa libéralité, quand il apprendroit le malheur qui m’étoit arrivé, qu’il regarderait peut-être comme incroyable, et par conséquent comme une vaine excuse.

» Tant que dura le peu des pièces d’or qui me restoit, nous nous en ressentîmes ma petite famille et moi ; mais je retombai bientôt dans le même état et dans la même impuissance de me tirer hors de misère, qu’auparavant. Je n’en murmurai pourtant pas. « Dieu, disois-je, a voulu m’éprouver en me donnant du bien dans le temps que je m’y attendois le moins ; il me l’a ôté presque dans le même temps, parce qu’il lui a plu ainsi, et qu’il étoit à lui. Qu’il en soit loué, comme je l’avois loué jusqu’alors des bienfaits dont il m’a favorisé, tels qu’il lui avoit plu aussi ! Je me soumets à sa volonté. »

» J’étois dans ces sentimens pendant que ma femme, à qui je n’avois pu m’empêcher de faire part de la perte que j’avois faite, et par quel endroit elle m’étoit venue, étoit inconsolable. Il m’étoit échappé aussi, dans le trouble où j’étois, de dire à mes voisins, qu’en perdant mon turban, je perdois une bourse de cent quatre-vingt-dix pièces d’or. Mais comme ma pauvreté leur étoit connue, et qu’ils ne pouvoient pas comprendre que j’eusse gagné une si grosse somme par mon travail, ils ne firent qu’en rire, et les enfans plus qu’eux.

» Il y avoit environ six mois que le milan m’avoit causé le malheur que je viens de raconter à votre Majesté, lorsque les deux amis passèrent peu loin du quartier où je demeurois. Le voisinage fit que Saad se souvint de moi. Il dit à Saadi : « Nous ne sommes pas loin de la rue où demeure Hassan Alhabbal ; passons-y, et voyons si les deux cents pièces d’or que vous lui avez données, ont contribué en quelque chose à le mettre en chemin de faire au moins une fortune meilleure que celle dans laquelle nous l’avons vu. »

« Je le veux bien, reprit Saadi : il y a quelques jours, ajouta-t-il, que je pensois à lui en me faisant un grand plaisir de la satisfaction que j’aurois en vous rendant témoin de la preuve de ma proposition. Vous allez voir un grand changement en lui, et je m’attends que nous aurons de la peine à le reconnoître. »

» Les deux amis s’étoient déjà détournés, et ils entroient dans la rue en même temps que Saadi parloit encore. Saad qui m’aperçut de loin le premier, dit à son ami : « Il me semble que vous prenez gain de cause trop tôt. Je vois Hassan Alhabbal, mais il ne me paroît aucun changement en sa personne. Il est aussi mal habillé qu’il l’étoit quand nous lui avons parlé ensemble. La différence que j’y vois c’est que son turban est un peu moins mal-propre. Voyez vous-même si je me trompe. »

» En approchant, Saadi qui m’avoit aperçu aussi, vit bien que Saad avoit raison ; et il ne savoit sur quoi fonder le peu de changement qu’il voyoit en ma personne. Il en fut même si fort étonné, que ce ne fut pas lui qui me parla quand ils m’eurent abordé. Saad, après m’avoir donné le salut ordinaire : « Eh bien, Hassan, me dit-il, nous ne vous demandons pas comment vont vos petites affaires depuis que nous ne vous avons vu. Elles ont pris sans doute un meilleur train ; les deux cents pièces d’or doivent y avoir contribué. »

« Seigneurs, repris-je, en m’adressant à tous les deux, j’ai une grande mortification d’avoir à vous apprendre que vos souhaits, vos vœux et vos espérances, aussi-bien que les miennes, n’ont pas eu le succès que vous aviez lieu d’attendre, et que je m’étois promis à moi-même. Vous aurez de la peine à ajouter foi à l’aventure extraordinaire qui m’est arrivée. Je vous assure néanmoins en homme d’honneur, et vous devez me croire, que rien n’est plus véritable que ce que vous allez entendre. »

» Alors je leur racontai mon aventure avec les mêmes circonstances que je viens d’avoir l’honneur d’exposer à votre Majesté.

» Saadi rejeta mon discours bien loin : « Hassan, dit-il, vous vous moquez de moi, et vous voulez me tromper. Ce que vous me dites est une chose incroyable. Les milans n’en veulent pas aux turbans, ils ne cherchent que de quoi contenter leur avidité. Vous avez fait comme tous les gens de votre sorte ont coutume de faire. S’ils font un gain extraordinaire, ou que quelque bonne fortune qu’ils n’attendoient pas, leur arrive, ils abandonnent leur travail, ils se divertissent, ils se régalent, ils font bonne chère tant que l’argent dure ; et dès qu’ils ont tout mangé, ils se trouvent dans la même nécessité et dans les mêmes besoins qu’auparavant. Vous ne croupissez dans votre misère, que parce que vous le méritez, et que vous vous rendez vous-même indigne du bien que l’on vous fait. »

« Seigneur, repris-je, je souffre tous ces reproches, et je suis prêt à en souffrir encore d’autres bien plus atroces que vous pourriez me faire ; mais je les souffre avec d’autant plus de patience, que je ne crois pas en avoir mérité aucun. La chose est si publique dans le quartier, qu’il n’y a personne qui ne vous en rende témoignage. Informez-vous-en vous-même, vous trouverez que je ne vous en impose pas. J’avoue que je n’avois pas entendu dire que des milans eussent enlevé des turbans ; mais la chose m’est arrivée, comme une infinité d’autres qui ne sont jamais arrivées, et qui cependant arrivent tous les jours. »

» Saad prit mon parti, et il raconta à Saadi tant d’autres histoires de milans, non moins surprenantes, dont quelques-unes ne lui étoient pas inconnues, qu’à la fin il tira sa bourse de son sein. Il me compta deux cents pièces d’or dans la main, que je mis à mesure dans mon sein faute de bourse. Quand Saadi eut achevé de me compter cette somme : « Hassan, me dit-il, je veux bien vous faire encore présent de ces deux cents pièces d’or ; mais prenez garde de les mettre dans un lieu si sûr, qu’il ne vous arrive pas de les perdre aussi malheureusement que vous avez perdu les autres, et de faire en sorte qu’elles vous procurent l’avantage que les premières devroient vous avoir procuré. »

» Je lui témoignai que l’obligation que je lui avois de cette seconde grâce, était d’autant plus grande, que je ne la méritois pas après ce qui m’étoit arrivé, et que je n’oublierois rien pour profiter de son bon conseil. Je voulois poursuivre, mais il ne m’en donna pas le temps. Il me quitta, et il continua sa promenade avec son ami.

» Je ne repris pas mon travail après leur départ ; je rentrai chez moi, où ma femme ni mes enfans ne se trouvoient pas alors. Je mis à part dix pièces d’or des deux cents, et j’enveloppai les cent quatre-vingt-dix autres dans un linge que je nouai. Il s’agissoit de cacher le linge dans un lieu de sûreté. Après y avoir bien songé, je m’avisai de le mettre au fond d’un grand vase de terre, plein de son, qui étoit dans un coin, où je m’imaginai bien que ma femme ni mes enfans n’iroient pas le chercher. Ma femme revint peu de temps après ; et comme il ne me restoit que très peu de chanvre, sans lui parler des deux amis, je lui dis que j’allois en acheter.

» Je sortis ; mais pendant que j’étois allé faire cette emplette, un vendeur de terre à décrasser dont les femmes se servent au bain, vint à passer par la rue, et se fit entendre par son cri.

» Ma femme, qui n’avoit plus de cette terre, appelle le vendeur ; et comme elle n’avoit pas d’argent, elle lui demanda s’il vouloit lui donner de sa terre en échange pour du son. Le vendeur demanda à voir le son ; ma femme lui montra le vase ; le marché se fit, il se conclut. Elle reçut la terre à décrasser, et le vendeur emporta le vase avec le son.

» Je revins chargé de chanvre autant que j’en pouvois porter, suivi de cinq porteurs, chargés comme moi de la même marchandise, dont j’emplis une soupente que j’avois ménagée dans ma maison. Je satisfis les porteurs pour leur peine ; et après qu’ils furent partis, je pris quelques momens pour me remettre de ma lassitude. Alors je jetai les yeux du côté où j’avois laissé le vase de son, et je ne le vis plus.

» Je ne puis exprimer à votre Majesté quelle fut ma surprise, ni l’effet qu’elle produisit en moi dans ce moment. Je demandai à ma femme avec précipitation ce qu’il étoit devenu ; et elle me raconta le marché qu’elle en avoit fait, comme une chose en quoi elle croyait avoir beaucoup gagné.

» Ah, femme infortunée, m’écriai-je, vous ignorez le mal que vous nous avez fait, à moi, à vous-même et à vos enfans, en faisant un marché qui nous perd sans ressource ! Vous avez cru ne vendre que du son, et avec ce son, vous avez enrichi votre vendeur de terre à décrasser de cent quatre-vingt-dix pièces d’or, dont Saadi, accompagné de son ami, venoit de me faire présent pour la seconde fois. »

» Il s’en fallut peu que ma femme ne se désespérât quand elle eut appris la grande faute qu’elle avoit commise par ignorance. Elle se lamenta, se frappa la poitrine, s’arracha les cheveux, et déchirant l’habit dont elle étoit revêtue : « Malheureuse que je suis, s’écria-t-elle, suis-je digne de vivre après une méprise si cruelle ? Ou chercherai-je ce vendeur de terre ? Je ne le connois pas ; il n’a passé par notre rue que cette seule fois, et peut-être ne le reverrai-je jamais. Ah, mon mari, ajouta-t-elle, vous avez un grand tort, pourquoi avez-vous été si réservé à mon égard dans une affaire de cette importance ? Cela ne fût pas arrivé si vous m’eussiez fait part de votre secret. »

» Je ne finirois pas si je rapportois à votre Majesté tout ce que la douleur lui mit alors dans la bouche. Elle n’ignore pas combien les femmes sont éloquentes dans leurs afflictions.

« Ma femme, lui dis-je, modérez-vous ; vous ne comprenez pas que vous nous allez attirer tous les voisins par vos cris et par vos pleurs : il n’est pas besoin qu’ils soient informés de nos disgrâces. Bien loin de prendre part à notre malheur, ou de nous donner de la consolation, ils se feroient un plaisir de se railler de votre simplicité et de la mienne. Le parti le meilleur que nous ayons à prendre, c’est de dissimuler cette perte, de la supporter patiemment, de manière qu’il nen paroisse la moindre chose, et de nous soumettre à la volonté de Dieu. Bénissons-le au contraire, de ce que de deux cents pièces d’or qu’il nous avoit données, il n’en a retiré que cent quatre-vingt-dix, et qu’il nous en a laissé dix par sa libéralité, dont l’emploi que je viens de faire ne laisse pas de nous apporter quelque soulagement. »

» Quelques bonnes que fussent mes raisons, ma femme eut bien de la peine à les goûter d’abord. Mais le temps qui adoucit les maux les plus grands, et qui paroissent le moins supportables, fit qu’à la fin elle s’y rendit.

« Nous vivons pauvrement, lui disois-je, il est vrai ; mais qu’ont les riches que nous n’ayons pas ? Ne respirons-nous pas le même air ? Ne jouissons-nous pas de la même lumière et de la même chaleur du soleil ? Quelques commodités qu’ils ont plus que nous, pourroient nous faire envier leur bonheur s’ils ne mouroient pas comme nous mourons. À le bien prendre, munis de la crainte de Dieu, que nous devons avoir sur toute chose, l’avantage qu’ils ont plus que nous est si peu considérable, que nous ne devons pas nous y arrêter. »

» Je n’ennuierai pas votre Majesté plus long-temps par mes réflexions morales. Nous nous consolâmes, ma femme et moi, et je continuai mon travail, l’esprit aussi libre que si je n’eusse pas fait des pertes si mortifiantes, à peu de temps l’une de l’autre.

» La seule chose qui me chagrinoit, et cela arrivoit souvent, c’étoit quand je me demandois à moi-même comment je pourrais soutenir la présence de Saadi, lorsqu’il viendroit me demander compte de l’emploi de ses deux cents pièces d’or, et de l’avancement de ma fortune, par le moyen de sa libéralité, et que je n’y voyois autre remède que de me résoudre à la confusion que j’en aurais, quoique cette seconde fois, non plus que la première, je n’eusse en rien contribué à ce malheur par ma faute.

» Les deux amis furent plus long-temps à revenir apprendre des nouvelles de mon sort que la première fois. Saad en avoit parlé souvent à Saadi ; mais Saadi avoit toujours différé.

« Plus nous différerons, disoit-il, plus Hassan se sera enrichi, et plus la satisfaction que j’en aurai sera grande. »

» Saad n’avoit pas la même opinion de l’effet de la libéralité de son ami.

« Vous croyez donc, reprenoit-il, que votre présent aura été mieux employé par Hassan cette fois que la première ? Je ne vous conseille pas de vous en trop flatter, de crainte que votre mortification n’en fût plus sensible, si vous trouviez que le contraire fût arrivé. »

« Mais, répétoit Saadi, il n’arrive pas tous les jours qu’un milan emporte un turban. Hassan y a été attrapé, il aura pris ses précautions pour ne pas l’être une seconde fois. »

« Je n’en doute pas, répliqua Saad ; mais, ajouta-t-il, tout autre accident que nous ne pouvons imaginer, ni vous, ni moi, pourra être arrivé. Je vous le dis encore une fois, modérez votre joie, et n’inclinez pas plus à vous prévenir sur le bonheur de Hassan, que sur son malheur. Pour vous dire ce que je pense, et ce que j’ai toujours pensé, quelque mauvais gré que vous puissiez me savoir de ma persuasion, j’ai un pressentiment que vous n’aurez pas réussi, et que je réussirai mieux que vous, à prouver qu’un pauvre homme peut plutôt devenir riche, de toute autre manière qu’avec de l’argent. »

» Un jour enfin que Saad se trouvoit chez Saadi, après une longue contestation ensemble : « C’en est trop, dit Saadi, je veux être éclairci dès aujourd’hui de ce qui en est. Voilà le temps de la promenade, ne le perdons pas, et allons savoir lequel de nous deux aura perdu la gageure. »

» Les deux amis partirent, et je les vis venir de loin. J’en fus tout ému, et je fus sur le point de quitter mon ouvrage et d’aller me cacher, pour ne point paroître devant eux. Attaché à mon travail, je fis semblant de ne les avoir pas aperçus ; et je ne levai les yeux pour les regarder, que quand ils furent si près de moi, et que m’ayant donné le salut de paix, je ne pus honnêtement m’en dispenser. Je les baissai aussitôt ; et en leur contant ma dernière disgrâce dans toutes ses circonstances, je leur fis connoître pourquoi ils me trouvoient aussi pauvre que la première fois qu’ils m’a voient vu.

» Quand j’eus achevé : « Vous pouvez me dire, ajoutai-je, que je devois cacher les cent quatre-vingt-dix pièces d’or ailleurs que dans un vase de son, qui devoit le même jour être emporté de ma maison. Mais il y avoit plusieurs années que ce vase y étoit, qu’il servoit à cet usage, et que toutes les fois que ma femme avoit vendu le son, à mesure qu’il en était plein, le vase étoit toujours resté. Pouvois-je deviner que ce jour-là même, en mon absence, un vendeur de terre à décrasser passeroit à point nommé ; que ma femme se trouverait sans argent, et qu’elle feroit avec lui l’échange qu’elle a fait ? Vous pourriez me dire que je devois avertir ma femme ; mais je ne croirai jamais que des personnes aussi sages que je suis persuadé que vous êtes, m’eussent donné ce conseil. Pour ce qui est de ne les avoir pas cachées ailleurs, quelle certitude pouvois-je avoir qu’elles y eussent été en plus grande sûreté ? Seigneur, dis-je, en m’adressant à Saadi, il n’a pas plu à Dieu que votre libéralité servit à m’enrichir, par un de ses secrets impénétrables, que nous ne devons pas approfondir. Il me veut pauvre, et non pas riche. Je ne laisse pas de vous en avoir la même obligation que si elle avoit eu son effet entier ; selon vos souhaits. »

» Je me tus, et Saadi qui prit la parole, me dit : « Hassan, quand je voudrois me persuader que tout ce que vous venez de nous dire est aussi vrai que vous prétendez nous le faire croire, et que ce ne seroit pas pour cacher vos débauches ou votre mauvaise économie, comme cela pourroit être, je me garderois bien néanmoins de passer outre, et de m’opiniâtrer à faire une expérience capable de me ruiner. Je ne regrette pas les quatre cents pièces d’or dont je me suis privé, pour essayer de vous tirer de la pauvreté ; je l’ai fait par rapport à Dieu, sans attendre autre récompense de votre part, que le plaisir de vous avoir fait du bien. Si quelque chose étoit capable de m’en faire repentir, ce seroit de m’être adressé à vous plutôt qu’à un autre, qui peut-être en auroit mieux profité. » Et en se tournant du côté de son ami : « Saad, continua-t-il, vous pouvez connoître par ce que je viens de dire, que je ne vous donne pas entièrement gain de cause. Il vous est pourtant libre de faire l’expérience de ce que vous prétendez contre moi depuis si long-temps. Faites-moi voir qu’il y ait d’autres moyens que l’argent capables de faire la fortune d’un homme pauvre, de la manière que je l’entends, et que vous l’entendez, et ne cherchez pas un autre sujet que Hassan. Quoi que vous puissiez lui donner, je ne puis me persuader qu’il devienne plus riche qu’il n’a pu faire avec quatre cents pièces d’or. »

» Saad tenoit un morceau de plomb dans la main, qu’il montroit à Saadi.

« Vous m’avez vu, reprit-il, ramasser à mes pieds ce morceau de plomb, je vais le donner à Hassan, vous verrez ce qu’il lui vaudra. »

« Saadi fit un éclat de rire en se moquant de Saad.

« Un morceau de plomb, s’écria-t-il ! Hé, que peut-il valoir à Hassan qu’une obole, et que fera-t-il avec une obole ? »

» Saad, en me présentant le morceau de plomb, me dit : « Laissez rire Saadi, et ne laissez pas de le prendre. Vous nous direz un jour des nouvelles du bonheur qu’il vous aura porté. »

» Je crus que Saad ne parloit pas sérieusement, et que ce qu’il en faisoit n’étoit que pour se divertir. Je ne laissai pas de recevoir le morceau de plomb, en le remerciant ; et pour le contenter je le mis dans ma veste, comme par manière d’acquit. Les deux amis me quittèrent pour achever leur promenade, et je continuai mon travail.

» Le soir, comme je me déshabillois pour me coucher, et que j’eus ôté ma ceinture, le morceau de plomb que Saad m’avoit donné, auquel je n’avois plus songé depuis, tomba par terre ; je le ramassai et le mis dans le premier endroit que je trouvai.

» La même nuit il arriva qu’un pêcheur de mes voisins, en accommodant ses filets, trouva qu’il y manquoit un morceau de plomb ; il n’en avoit pas d’autre pour le remplacer, et il n’étoit pas heure d’en envoyer acheter, les boutiques étoient fermées. Il falloit cependant, s’il vouloit avoir pour vivre le lendemain, lui et sa famille, qu’il allât à la pêche deux heures avant le jour. Il témoigna son chagrin à sa femme, et il l’envoya en demander dans le voisinage pour y suppléer.

» La femme obéit à son mari : elle alla de porte en porte, des deux côtés de la rue, et ne trouva rien. Elle rapporta cette réponse à son mari, qui lui demanda en lui nommant plusieurs de ses voisins, si elle avoit frappé à leur porte ? Elle répondit qu’oui. « Et chez Hassan Alhabbal, ajouta-t-il ; je gage que vous n’y avez pas été ? »

« Il est vrai, reprit la femme, je n’ai pas été jusque-là, parce qu’il y a trop loin ; et quand j’en aurois pris la peine, croyez-vous que j’en eusse trouvé ? Quand on n’a besoin de rien, c’est justement chez lui qu’il faut aller : je le sais par expérience. »

« Cela n’importe, reprit le pêcheur, vous êtes une paresseuse, je veux que vous y alliez. Vous avez été cent fois chez lui sans trouver ce que vous cherchiez, vous y trouverez peut-être aujourd’hui le plomb dont j’ai besoin ; encore une fois, je veux que vous y alliez. »

» La femme du pêcheur sortit en murmurant et en grondant, et vint frapper à ma porte. Il y avoit déjà quelque temps que je dormois ; je me réveillai en demandant ce qu’on vouloit.

« Hassan Alhabbal, dit la femme en haussant la voix, mon mari a besoin d’un peu de plomb pour accommoder ses filets ; si par hasard vous en avez, il vous prie de lui en donner. »

» La mémoire du morceau de plomb que Saad m’avoit donné, m’étoit si récente, sur-tout après ce qui m’étoit arrivé en me déshabillant, que je ne pouvois l’avoir oublié. Je répondis à la voisine que j’en avois, qu’elle attendît un moment ; et que ma femme alloit lui en donner un morceau.

» Ma femme qui s’étoit aussi éveillée au bruit, se leva, trouva à tâtons le plomb où je lui avois enseigné qu’il étoit, entr’ouvrit la porte et le donna à la voisine.

» La femme du pêcheur ravie de n’être pas venue en vain : « Voisine, dit-elle à ma femme, le plaisir que vous nous faites à mon mari et à moi est si grand, que je vous promets tout le poisson que mon mari amènera du premier jet de ses filets, et je vous assure qu’il ne me dédira pas. »

» Le pêcheur ravi d’avoir trouvé contre son espérance le plomb qui lui manquoit, approuva la promesse que sa femme nous avoit faite.

« Je vous sais bon gré, dit-il, d’avoir suivi en cela mon intention. »

» Il acheva d’accommoder ses filets, et il alla à la pêche deux heures avant le jour, selon sa coutume. Il n’amena qu’un seul poisson du premier jet de ses filets, mais long de plus d’une coudée, et gros à proportion. Il en fit ensuite plusieurs autres qui furent tous heureux ; mais il s’en fallut de beaucoup que de tout le poisson qu’il amena, il y en eût un seul qui approchât du premier.

» Quand le pêcheur eut achevé sa pêche, et qu’il fut revenu chez lui, le premier soin qu’il eut, fut de songer à moi ; et je fus extrêmement surpris, comme je travaillois, de le voir se présenter devant moi chargé de ce poisson.

« Voisin, me dit-il, ma femme vous a promis cette nuit le poisson que j’amenerois du premier jet de mes filets, en reconnoissance du plaisir que vous nous avez fait, et j’ai approuvé sa promesse. Dieu ne m’a envoyé pour vous que celui-ci, je vous prie de l’agréer. S’il m’en eût envoyé plein mes filets, ils eussent de même tous été pour vous. Acceptez-le, je vous prie, tel qu’il est, comme s’il étoit plus considérable. »

« Voisin, repris-je, le morceau de plomb que je vous ai envoyé est si peu de chose, qu’il ne méritoit pas que vous le missiez à un si haut prix. Les voisins doivent se secourir les uns les autres dans leurs petits besoins ; je n’ai fait pour vous que ce que je pouvois en attendre dans une occasion semblable. Ainsi je refuserois de recevoir votre présent, si je n’étois persuadé que vous me le faites de bon cœur ; je croirais même vous offenser si j’en usois de la sorte. Je le reçois donc puisque vous le voulez ainsi, et je vous en fais mon remercîment. »

» Nos civilités en demeurèrent là, et je portai le poisson à ma femme.

« Prenez, lui dis-je, ce poisson que le pêcheur notre voisin vient de m’apporter, en reconnoissance du morceau de plomb qu’il nous envoya demander la nuit dernière. C’est, je crois, tout ce que nous pouvons espérer de ce présent que Saad me fit hier, en me promettant qu’il me porteroit bonheur. »

» Ce fut alors que je lui parlai du retour des deux amis, et de ce qui s’étoit passé entr’eux et moi.

» Ma femme fut embarrassée de voir un poisson si grand et si gros.

« Que voulez-vous, dit-elle, que nous en fassions ? Notre gril n’est propre que pour de petits poissons ; et nous n’avons pas de vase assez grand pour le faire cuire au court-bouillon. »

« C’est votre affaire, lui dis-je, accommodez-le comme il vous plaira ; rôti ou bouilli, j’en serai content. » En disant ces paroles je retournai à mon travail.

» En accommodant le poisson, ma femme tira avec les entrailles un gros diamant qu’elle prit pour du verre, quand elle l’eut nettoyé. Elle avoit bien entendu parler de diamans ; et si elle en avoit vu ou manié, elle n’en avoit pas assez de connoissance pour en faire la distinction. Elle le donna au plus petit de nos enfans pour en faire un jouet avec ses frères et ses sœurs qui vouloient le voir et le manier tour-à-tour, en se le donnant les uns aux autres pour en admirer la beauté, l’éclat et le brillant.

» Le soir, quand la lampe fut allumée, nos enfans qui continuèrent leur jeu, en se cédant le diamant pour le considérer l’un après l’autre, s’aperçurent qu’il rendoit de la lumière à mesure que ma femme leur cachoit la clarté de la lampe en se donnant du mouvement pour achever de préparer le soupé ; et cela engageoit les enfans à se l’arracher pour en faire l’expérience. Mais les petits pleuroient quand les plus grands ne le leur laissoient pas autant de temps qu’ils vouloient, et ceux-ci étoient contraints de le leur rendre pour les appaiser.

» Comme peu de chose est capable d’amuser les enfans, et causer de la dispute entr’eux, et que cela leur arrive ordinairement, ni ma femme ni moi nous ne fîmes pas d’attention à ce qui faisoit le sujet du bruit et du tintamarre dont ils nous étourdissoient. Ils cessèrent enfin quand les plus grands se furent mis à table pour souper avec nous, et que ma femme eut donné aux plus petits chacun leur part.

» Après le souper, les enfans se rassemblèrent, et ils recommencèrent le même bruit qu’auparavant. Alors je voulus savoir quelle étoit la cause de leur dispute. J’appelai l’aîné, et je lui demandai quel sujet ils avoient de faire ainsi grand bruit ? Il me dit : « Mon père, c’est un morceau de verre qui fait de la lumière quand nous le regardons le dos tourné à lampe. » Je me le fis apporter, et j’en fis l’expérience.

» Cela me parut extraordinaire, et me fît demander à ma femme ce que c’étoit que ce morceau de verre.

« Je ne sais, dit-elle, c’est un morceau de verre que j’ai tiré du ventre du poisson en le préparant. »

» Je ne m’imaginai pas, non plus qu’elle, que ce fût autre chose que du verre. Je poussai néanmoins l’expérience plus loin. Je dis à ma femme de cacher la lampe dans la cheminée ; elle le fit, et je vis que le prétendu morceau de verre faisoit une lumière si grande, que nous pouvions nous passer de la lampe pour nous coucher. Je la fis éteindre, et je mis moi-même le morceau de verre sur le bord de la cheminée pour nous éclairer.

» Voici, dis-je, un autre avantage que le morceau de plomb que l’ami de Saadi m’a donné, nous procure, en nous épargnant d’acheter de l’huile. »

» Quand mes enfans virent que j’avois fait éteindre la lampe, et que le morceau de verre y suppléoit, sur cette merveille ils poussèrent des cris d’admiration si hauts et avec tant d’éclats, qu’ils retentirent bien loin dans le voisinage.

» Nous augmentâmes le bruit, ma femme et moi, à force de crier pour les faire taire, et nous ne pûmes le gagner entièrement sur eux que quand ils furent couchés et qu’ils se furent endormis, après s’être entretenus un temps considérable à leur manière de la lumière merveilleuse du morceau de verre.

» Nous nous couchâmes après eux, ma femme et moi ; et le lendemain de grand matin, sans penser davantage au morceau de verre, j’allai travailler à mon ordinaire. Il ne doit pas être étrange que cela soit arrivé à un homme comme moi, qui étoit accoutumé à voir du verre, et qui n’avoit jamais vu de diamans ; et si j’en avois vu, je n’avois pas fait d’attention à en connoître la valeur.

» Je ferai remarquer à votre Majesté en cet endroit, qu’entre ma maison et celle de mon voisin la plus prochaine, il n’y avoit qu’une cloison de charpente et de maçonnerie fort légère pour toute séparation. Cette maison appartenoit à un Juif fort riche, joaillier de profession ; et la chambre où lui et sa femme couchoient, joignoit à la cloison. Ils étoient déjà couchés et endormis quand mes enfans avoient fait le plus grand bruit. Cela les avoit éveillés, et ils avoient été long-temps à se rendormir.

» Le lendemain, la femme du Juif, tant de la part de son mari qu’en son propre nom, vint porter ses plaintes à la mienne de l’interruption de leur sommeil dès le premier somme.

« Ma bonne Rachel, c’est ainsi que s’appeloit la femme du Juif, lui dit ma femme, je suis bien fâchée de ce qui est arrivé, et je vous en fais mes excuses. Vous savez ce que c’est que les enfans : un rien les fait rire, de même que peu de chose les fait pleurer. Entrez, et je vous montrerai le sujet qui fait celui de vos plaintes. »

» La Juive entra, et ma femme prit le diamant, puisqu’enfin c’en étoit un, et un d’une grande singularité. Il étoit encore sur la cheminée ; et en le lui présentant : « Voyez, dit-elle, c’est ce morceau de verre qui est cause de tout le bruit que vous avez entendu hier au soir. » Pendant que la Juive, qui avoit connoissance de toutes sortes de pierreries, examinoit ce diamant avec admiration, elle lui raconta comment elle l’avoit trouvé dans le ventre du poisson, et tout ce qui en étoit arrivé.

» Quand ma femme eut achevé, la Juive qui savoit comment elle s’appeloit : « Aishach, dit-elle en lui remettant le diamant entre les mains, je crois comme vous que ce n’est que du verre ; mais comme il est plus beau que le verre ordinaire, et que j’ai un morceau de verre à-peu-près semblable dont je me pare quelquefois, et qu’il y feroit un accompagnement, je l’acheterois si vous vouliez me le vendre. »

» Mes enfans qui entendirent parler de vendre leur jouet, interrompirent la conversation en se récriant contre, en priant leur mère de le leur garder ; ce qu’elle fut contrainte de leur promettre pour les appaiser.

» La Juive, obligée de se retirer, sortit ; et avant de quitter ma femme qui l’avoit accompagnée jusqu’à la porte, elle la pria, en parlant bas, si elle avoit dessein de vendre le morceau de verre, de ne le faire voir à personne qu’auparavant elle ne lui en eût donné avis.

» Le Juif étoit allé à sa boutique de grand matin, dans le quartier des joailliers. La Juive alla l’y trouver, et elle lui annonça la découverte qu’elle venoit de faire ; elle lui rendit compte de la grosseur, du poids à-peu-près, de la beauté, de la belle eau et de l’éclat du diamant, et sur-tout de sa singularité, qui étoit de rendre de la lumière la nuit, sur le rapport de ma femme, d’autant plus croyable, qu’il étoit naïf.

» Le Juif renvoya sa femme avec ordre d’en traiter avec la mienne, de lui en offrir d’abord peu de chose, autant qu’elle le jugeroit à propos, et d’augmenter à proportion de la difficulté qu’elle trouveroit, et enfin de conclure le marché à quelque prix que ce fût.

» La Juive, selon l’ordre de son mari, parla à ma femme en particulier, sans attendre qu’elle se fût déterminée à vendre le diamant, et elle lui demanda si elle en vouloit vingt pièces d’or. Pour un morceau de verre, comme elle le pensoit, ma femme trouva la somme considérable. Elle ne voulut répandre néanmoins ni oui ni non. Elle dit seulement à la Juive qu’elle ne pouvoit l’écouter qu’elle ne m’eût parlé auparavant.

» Dans ces entrefaites, je venois de quitter mon travail, et je voulois rentrer chez moi pour dîner, comme elles se parloient à la porte. Ma femme m’arrêta, et me demanda si je consentois à vendre le morceau de verre qu’elle avoit trouvé dans le ventre du poisson, pour vingt pièces d’or que la Juive, notre voisine, en offroit.

» Je ne répondis pas sur le champ : je fis réflexion à l’assurance avec laquelle Saad m’avoit promis, en me donnant le morceau de plomb, qu’il feroit ma fortune ; et la Juive crut que c’étoit parce que je méprisois la somme qu’elle avoit offerte, que je ne répondois rien.

« Voisin, me dit-elle, je vous en donnerai cinquante : en êtes-vous content ? »

» Comme je vis que de vingt pièces d’or, la Juive augmentoit si promptement jusqu’à cinquante, je tins ferme, et je lui dis qu’elle étoit bien éloignée du prix auquel je prétendois le vendre.

« Voisin, reprit-elle, prenez-en cent pièces d’or : c’est beaucoup. Je ne sais même si mon mari m’avouera. »

» À cette nouvelle augmentation, je lui dis que je voulois en avoir cent mille pièces d’or ; que je voyois bien que le diamant valait davantage ; mais que pour lui faire plaisir, à elle et à son mari, comme voisins, je me bornois à cette somme que je voulois en avoir absolument, et que s’ils le refusoient à ce prix-là, d’autres joailliers m’en donneroient davantage.

» La Juive me confirma elle-même dans ma résolution, par l’empressement qu’elle témoigna de conclure le marché, en m’en offrant à plusieurs reprises jusqu’à cinquante mille pièces d’or que je refusai.

« Je ne puis, dit-elle, en offrir davantage sans le consentement de mon mari. Il reviendra ce soir ; la grâce que je vous demande, c’est d’avoir la patience qu’il vous ait parlé, et qu’il ait vu le diamant. » Ce que je lui promis.

» Le soir, quand le Juif fut revenu chez lui, il apprit de sa femme qu’elle n’avoit rien avancé avec la mienne ni avec moi, l’offre qu’elle m’avoit faite de cinquante mille pièces d’or, et la grâce qu’elle m’avoit demandée.

» Le Juif observa le temps que je quittai mon ouvrage et que je voulus rentrer chez moi. « Voisin Hassan, dit-il en m’abordant, je vous prie de me montrer le diamant que votre femme a montré à la mienne. » Je le fis entrer et je le lui montrai.

» Comme il faisoit fort sombre, et que la lampe n’étoit pas encore allumée, il connut d’abord par la lumière que le diamant rendoit, et par son grand éclat au milieu de ma main qui en étoit éclairée, que sa femme lui avoit fait un rapport fidèle. Il le prit ; et après l’avoir examiné long-temps, et en ne cessant de l’admirer : « Eh bien, voisin, dit-il, ma femme, à ce qu’elle m’a dit, vous en a offert cinquante mille pièces d’or ; afin que vous soyez content, je vous en offre vingt mille davantage. »

« Voisin, repris-je, votre femme a pu vous dire que je l’ai mis à cent mille : ou vous me les donnerez, ou le diamant me demeurera ; il n’y a pas de milieu. »

» Il marchanda long-temps dans l’espérance que je le lui donnerais à quelque chose de moins ; mais il ne put rien obtenir, et la crainte qu’il eut que je ne le fisse voir à d’autres joailliers, comme je l’eusse fait, fit qu’il ne me quitta pas sans conclure le marché, au prix que je demandois. Il me dit qu’il n’avoit pas les cent mille pièces d’or chez lui ; mais que le lendemain il me consigneroit toute la somme avant qu’il fût la même heure, et il m’en apporta le même jour deux sacs, chacun de mille, pour que le marché fût conclu.

» Le lendemain, je ne sais si le Juif emprunta de ses amis, ou s’il fit société avec d’autres joailliers ; quoi qu’il en soit, il me fit la somme de cent mille pièces d’or, qu’il m’apporta dans le temps qu’il m’en avoit donné parole ; et je lui mis le diamant entre les mains.

» La vente du diamant ainsi terminée, et riche infiniment au-dessus de mes espérances, je remerciai Dieu de sa bonté et de sa libéralité, et je fusse allé me jeter aux pieds de Saad, pour lui témoigner ma reconnoissance, si j’eusse su où il demeuroit. J’en eusse usé de même à l’égard de Saadi, à qui j’avois la première obligation de mon bonheur, quoiqu’il n’eût pas réussi dans la bonne intention qu’il avoit pour moi.

» Je songeai ensuite au bon usage que je devois faire d’une somme aussi considérable. Ma femme, l’esprit déjà rempli de la vanité ordinaire à son sexe, me proposa d’abord de riches habillemens pour elle et pour ses enfans, d’acheter une maison et de la meubler richement.

« Ma femme, lui dis-je, ce n’est point par ces sortes de dépenses que nous devons commencer. Remettez-vous-en à moi : ce que vous demandez viendra avec le temps. Quoique l’argent ne soit fait que pour le dépenser, il faut néanmoins y procéder de manière qu’il produise un fonds dont on puisse tirer sans qu’il tarisse. C’est à quoi je pense, et dès demain je commencerai à établir ce fonds. »

» Le jour suivant, j’employai la journée à aller chez une bonne partie des gens de mon métier, qui n’étoient pas plus à leur aise que je l’avois été jusqu’alors ; et en leur donnant de l’argent d’avance, je les engageai à travailler pour moi à différentes sortes d’ouvrages de corderie, chacun selon son habileté et son pouvoir, avec promesse de ne pas les faire attendre, et d’être exact à les bien payer de leur travail, à mesure qu’ils m’apporteroient de leurs ouvrages. Le jour d’après j’achevai d’engager de même les autres cordiers de ce rang, à travailler pour moi ; et depuis ce temps-là, tout ce qu’il y en a dans Bagdad, continuent ce travail, très-contens de mon exactitude à leur tenir la parole que je leur ai donnée.

» Comme ce grand nombre d’ouvriers devoit produire des ouvrages à proportion, je louai des magasins en différens endroits ; et dans chacun j’établis un commis, tant pour les recevoir, que pour la vente en gros et en détail ; et bientôt par cette économie je me fis un gain et un revenu considérables.

» Ensuite, pour réunir en un seul endroit tant de magasins dispersés, j’achetai une grande maison, qui occupoit un grand terrain, mais qui tomboit en ruine. Je la fis mettre à bas ; et, à la place, je fis bâtir celle que votre Majesté vit hier. Mais quelque apparence qu’elle ait, elle n’est composée que de magasins qui me sont nécessaires, et de logemens qu’autant que j’en ai besoin pour moi et pour ma famille.

» Il y avoit déjà quelque temps que j’avois abandonné mon ancienne et petite maison, pour venir m’établir dans cette nouvelle, quand Saadi et Saad, qui n’avoient plus pensé à moi jusqu’alors, s’en souvinrent. Ils convinrent d’un jour de promenade ; et en passant par la rue où ils m’avoient vu, ils furent dans un grand étonnement de ne m’y pas voir occupé à mon petit train de corderie, comme ils m’y avoient vu. Ils démandèrent ce que j’étois devenu, si j’étois mort ou vivant ? Leur étonnement augmenta, quand ils eurent appris que celui qu’ils demandoient étoit devenu un gros marchand, et qu’on ne l’appeloit plus simplement Hassan, mais Cogia Hassan Alhabbal, c’est-à-dire, le marchand Hassan le cordier, et qu’il s’étoit fait bâtir dans une rue qu’on leur nomma, une maison qui avoit l’apparence d’un palais.

» Les deux amis vinrent me chercher dans cette rue ; et dans le chemin, comme Saadi ne pouvoit s’imaginer que le morceau de plomb que Saad m’avoit donné, fût la cause d’une si haute fortune :

« J’ai une joie parfaite, dit-il à Saad, d’avoir fait la fortune de Hassan Alhabbal. Mais je ne puis approuver qu’il m’ait fait deux mensonges pour me tirer quatre cents pièces d’or, au lieu de deux cents : car d’attribuer sa fortune au morceau de plomb que vous lui donnâtes, c’est ce que je ne puis, et personne non plus que moi ne l’y attribueroit. »

« C’est votre pensée, reprit Saad ; mais ce n’est pas la mienne, et je ne vois pas pourquoi vous voulez faire à Cogia Hassan l’injustice de le prendre pour un menteur. Vous me permettrez de croire qu’il nous a dit la vérité, qu’il n’a pensé à rien moins qu’à nous la déguiser, et que c’est le morceau de plomb que je lui donnai, qui est la cause unique de son bonheur. C’est de quoi Cogia Hassan va bientôt nous éclaircir vous et moi. »

» Ces deux amis arrivèrent dans la rue où est ma maison, en tenant de semblables discours. Ils demandèrent où elle étoit, on la leur montra ; et à en considérer la façade, ils eurent de la peine à croire que ce fût elle. Ils frappèrent à la porte, et mon portier ouvrit.

» Saadi qui craignoit de commettre une incivilité, s’il prenoit la maison de quelque seigneur de marque pour celle qu’il cherchoit, dit au portier : « On nous a enseigné cette maison, pour celle de Cogia Hassan Alhabbal ; dites-nous si nous ne nous trompons pas ? »

« Non, Seigneur, vous ne vous trompez pas, répondit le portier, en ouvrant la porte plus grande, c’est elle-même. Entrez ; il est dans la salle, et vous trouverez parmi les esclaves quelqu’un qui vous annoncera. »

» Les deux amis me furent annoncés, et je les reconnus. Dès que je les vis paroître, je me levai de ma place, je courus à eux, et voulus leur prendre le bord de la robe pour la baiser. Ils m’en empêchèrent, et il fallut que je souffrisse malgré moi qu’ils m’embrassassent. Je les invitai à monter sur un grand sofa, en leur en montrant un plus petit à quatre personnes qui avançoit sur mon jardin. Je les priai de prendre place, et ils vouloient que je me misse à la place d’honneur.

« Seigneurs, leur dis-je, je n’ai pas oublié que je suis le pauvre Hassan Alhabbal ; et quand je serois tout autre que je ne suis, et que je ne vous aurois pas les obligations que je vous ai, je sais ce qui vous est dû : je vous supplie de ne me pas couvrir plus long-temps de confusion. »

» Ils prirent la place qui leur étoit due, et je pris la mienne vis-à-vis d’eux.

» Alors Saad en prenant la parole, et en me l’adressant : « Cogia Hassan, dit-il, je ne puis exprimer combien j’ai de joie de vous voir à-peu-près dans l’état que je souhaitois, quand je vous fis présent sans vous en faire un reproche, des deux cents pièces d’or, tant la première que la seconde fois ; et je suis persuadé que les quatre cents pièces ont fait en vous le changement merveilleux de votre fortune, que je vois avec plaisir. Une seule chose me fait de la peine, qui est que je ne comprends pas quelle raison vous pouvez avoir eue de me déguiser la vérité deux fois, en alléguant des pertes arrivées par des contre-temps qui m’ont paru et qui me paroissent encore incroyables. Ne seroit-ce pas que quand nous vous vîmes la dernière fois, vous aviez encore si peu avancé vos petites affaires, tant avec les deux cents premières, qu’avec les deux cents dernières pièces d’or, que vous eûtes honte d’en faire un aveu ? Je veux Je croire ainsi par avance, et je m’attends que vous allez me confirmer dans mon opinion. »

» Saad entendit ce discours de Saadi avec grande impatience, pour ne pas dire indignation, et il le témoigna les yeux baissés en branlant la tête. Il le laissa parler néanmoins jusqu’à la fin, sans ouvrir la bouche. Quand il eut achevé : « Saadi, reprit-il, pardonnez si avant que Cogia vous réponde, je le préviens pour vous dire que j’admire votre prévention contre sa sincérité, et que vous persistiez à ne vouloir pas ajouter foi aux assurances qu’il vous en a données ci-devant. Je vous ai déjà dit, et je vous le répète, que je l’ai cru d’abord, sur le simple récit des deux accidens qui lui sont arrivés ; et quoi que vous en puissiez dire, je suis persuadé qu’ils sont véritables. Mais laissons-le parler, nous allons être éclaircis par lui-même, qui de nous deux lui rend justice. »

» Après le discours de ces deux amis, je pris la parole, et en la leur adressant également : « Seigneurs, leur dis-je, je me condamnerois à un silence perpétuel sur l’éclaircissement que vous me demandez, si je n’étois certain que la dispute que vous avez à mon occasion, n’est pas capable de rompre le nœud d’amitié qui unit vos cœurs. Je vais donc m’expliquer, puisque vous l’exigez de moi. Mais auparavant, je vous proteste que c’est avec la même sincérité que je vous ai exposé ci-devant ce qui m’étoit arrivé. »

» Alors je leur racontai la chose de point en point, comme votre Majesté l’a entendue, sans oublier la moindre circonstance.

» Mes protestations ne firent pas assez d’impression sur l’esprit de Saadi pour le guérir de sa prévention. Quand j’eus cessé de parler : « Cogia Hassan, reprit-il, l’aventure du poisson, et du diamant trouvé dans son ventre, à point nommé, me paroît aussi peu croyable que l’enlèvement de votre turban par un milan, et que le vase de son échangé pour de la terre à décrasser. Quoi qu’il en puisse être, je n’en suis pas moins convaincu que vous n’êtes plus pauvre, mais riche, comme mon intention étoit que vous le devinssiez par mon moyen, et je m’en réjouis très-sincèrement. »

» Comme il étoit tard, il se leva pour prendre congé, et Saad en même temps que lui. Je me levai de même, et en les arrêtant : « Seigneurs, leur dis-je, trouvez bon que je vous demande une grâce, et que je vous supplie de ne me la pas refuser ; c’est de souffrir que j’aie l’honneur de vous donner un soupé frugal, et ensuite à chacun un lit, pour vous mener demain par eau à une petite maison de campagne que j’ai achetée, pour y aller prendre l’air de temps en temps, d’où je vous ramènerai par terre le même jour, chacun sur un cheval de mon écurie. »

« Si Saad n’a pas d’affaire qui l’appelle ailleurs, j’y consens de bon cœur, dit Saadi. »

« Je n’en ai point, reprit Saad, dès qu’il s’agit de jouir de votre compagnie. Il faut donc, continua-t-il, envoyer chez vous et chez moi avertir qu’on ne nous attende pas. »

» Je leur fis venir un esclave ; et pendant qu’ils le chargèrent de cette commission, je pris le temps de donner ordre pour le soupé.

» En attendant l’heure du soupé, je fis voir ma maison et tout ce qui la compose à mes bienfaiteurs, qui la trouvèrent bien entendue, par rapport à mon état. Je les appelai mes bienfaiteurs l’un et l’autre sans distinction, parce que sans Saadi, Saad ne m’eût pas donné le morceau de plomb, et que sans Saad, Saadi ne se fût pas adressé à moi pour me donner les quatre cents pièces d’or, à quoi je rapporte la source de mon bonheur. Je les ramenai dans la salle, où ils me firent plusieurs questions sur le détail de mon négoce, et je leur répondis de manière qu’ils parurent contens de ma conduite.

» On vint enfin m’avertir que le soupé étoit servi. Comme la table étoit mise dans une autre salle, je les y fis passer. Ils se récrièrent sur l’illumination dont elle étoit éclairée, sur la propreté du lieu, sur le buffet, et sur les mets qu’ils trouvèrent à leur goût. Je les régalai aussi d’un concert de voix et d’instrumens pendant le repas ; et quand on eut desservi, d’une troupe de danseurs et danseuses, et d’autres divertissemens, en tâchant de leur faire connoître autant qu’il m’étoit possible, combien j’étois pénétré de reconoissance à leur égard.

» Le lendemain, comme j’avois fait convenir Saadi et Saad de partir de grand matin, afin de jouir de la fraîcheur, nous nous rendîmes sur le bord de la rivière, avant que le soleil fût levé. Nous nous embarquâmes sur un bateau très-propre et garni de tapis, qu’on nous tenoit prêt ; et à la faveur de six bons rameurs et du courant de l’eau, environ en une heure et demie de navigation nous abordâmes à ma maison de campagne.

» En mettant pied à terre, les deux amis s’arrêtèrent, moins pour en considérer la beauté par le dehors, que pour en admirer la situation avantageuse pour les belles vues, ni trop bornées, ni trop étendues, qui la rendoient agréable de tous les côtés. Je les menai dans les appartemens, je leur en fis remarquer les accompagnemens, les dépendances et les commodités, qui la leur firent trouver toute riante et très-charmante.

» Nous entrâmes ensuite dans le jardin, où ce qui leur plut davantage, fut une forêt d’orangers et de citronniers de toute sorte d’espèces, chargés de fruits et de fleurs, dont l’air étoit embaumé, plantés par allées à distance égale, et arrosés par une rigole perpétuelle, d’arbre en arbre, d’une eau vive détournée de la rivière. L’ombrage, la fraîcheur dans la plus grande ardeur du soleil, le doux murmure de l’eau, le ramage harmonieux d’une infinité d’oiseaux, et plusieurs autres agrémens les frappèrent, de manière qu’ils s’arrêtoient presqu’à chaque pas, tantôt pour me témoigner l’obligation qu’ils m’avoient de les avoir amenés dans un lieu si délicieux, tantôt pour me féliciter de l’acquisition que j’avois faite, et pour me faire d’autres complimens obligeans.

» Je les menai jusqu’au bout de cette forêt, qui est fort longue et fort large, où je leur fis remarquer un bois de grands arbres, qui termine mon jardin. Je les menai jusqu’à un cabinet ouvert de tous les côtés, mais ombragé par un bouquet de palmiers qui n’empêchoient pas qu’on n’y eût la vue libre, et je les invitai à y entrer, et à s’y reposer sur un sofa garni de tapis et de coussins.

» Deux de mes fils que nous avions trouvés dans la maison, et que j’y avois envoyés depuis quelque temps avec leur précepteur, pour y prendre l’air, nous avoient quittés pour entrer dans le bois ; et comme ils cherchoient des nids d’oiseaux, ils en aperçurent un entre les branches d’un grand arbre. Ils tentèrent d’abord d’y monter ; mais comme ils n’avoient ni la force, ni l’adresse pour l’entreprendre, ils le montrèrent à un esclave que je leur avois donné, qui ne les abandonnoit pas, et ils lui dirent de leur dénicher les oiseaux.

» L’esclave monta sur l’arbre ; et quand il fut arrivé jusqu’au nid, il fut fort étonné de voir qu’il étoit pratiqué dans un turban. Il enleva le nid tel qu’il étoit, descendit de l’arbre, et fit remarquer le turban à mes enfans ; mais comme il ne douta pas que ce ne fût une chose que je serois bien aise de voir, il le leur témoigna, et il le donna à l’aîné pour me l’apporter.

» Je les vis venir de loin avec la joie ordinaire aux enfans qui ont trouvé un nid ; et en me le présentant : « Mon père, me dit l’aîné, voyez-vous ce nid dans un turban ? »

» Saadi et Saad ne furent pas moins surpris que moi de la nouveauté ; mais je le fus bien plus qu’eux, en reconnoissant que le turban étoit celui que le milan m’avoit enlevé. Dans mon étonnement, après l’avoir bien examiné et tourné de tous les côtés, je demandai aux deux amis : « Seigneurs, avez-vous la mémoire assez bonne pour vous souvenir que c’est là le turban que je portois le jour que vous me fîtes l’honneur de m’aborder la première fois ? »

« Je ne pense pas, répondit Saad, que Saadi y ait fait attention non plus que moi ; mais ni lui ni moi nous ne pourrons en douter, si les cent quatre-vingt-dix pièces d’or s’y trouvent. »

« Seigneur, repris-je, ne doutez pas que ce ne soit le même turban : outre que je le reconnois fort bien, je m’aperçois aussi à la pesanteur que ce n’en est pas un autre, et vous vous en apercevrez vous-même si vous prenez la peine de le manier. »

» Je le lui présentai après en avoir ôté les oiseaux que je donnai à mes enfans ; il le prit entre ses mains, et le présenta à Saadi, pour juger du poids qu’il pouvoit avoir.

« Je veux croire que c’est votre turban, me dit Saadi ; j’en serai néanmoins mieux convaincu, quand je verrai les cent quatre-vingt-dix pièces d’or en espèces. »

« Au moins, Seigneurs, ajoutai-je quand j’eus repris le turban, observez bien, je vous en supplie, avant que j’y touche, que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il s’est trouvé sur l’arbre ; et que l’état où vous le voyez, et le nid qui y est si proprement accommodé, sans que main d’homme y ait touché, sont des marques certaines qu’il s’y trouvoit depuis le jour que le milan me l’a emporté, et qu’il l’a laissé tomber ou posé sur cet arbre dont les branches ont empêché qu’il ne soit tombé jusqu’à terre. Et ne trouvez pas mauvais que je vous fasse faire cette remarque : j’ai un trop grand intérêt de vous ôter tout soupçon de fraude de ma part. »

» Saad me seconda dans mon dessein. « Saadi reprit-il, cela vous regarde, et non pas moi qui suis bien persuadé que Cogia Hassan ne nous en impose pas. »

» Pendant que Saad parloit, j’ôtai la toile qui environnoit en plusieurs tours le bonnet qui faisoit partie du turban, et j’en tirai la bourse que Saadi reconnut pour la même qu’il m’avoit donnée. Je la vuidai sur le tapis devant eux, et je leur dis : « Seigneurs, voilà les pièces d’or, comptez-les vous-mêmes, et voyez si le compte n’y est pas. »

» Saadi les arrangea par dixaines, jusqu’au nombre de cent quatre vingt-dix ; et alors Saadi qui ne pouvoit nier une vérité si manifeste, prit la parole ; et en me l’adressant : « Cogia Hassan, dit-il, je conviens que ces cent quatre-vingt-dix pièces d’or n’ont pu servir à vous enrichir. Mais les cent quatre-vingt-dix autres que vous avez cachées dans un vase de son, comme vous voulez me le faire accroire, ont pu y contribuer. »

« Seigneur, repris-je, je vous ai dit la vérité aussi-bien à regard de cette dernière somme, qu’à l’égard de la première. Vous ne voudriez pas que je me retractasse pour vous dire un mensonge. »

« Cogia Hassan, me dit Saad, laissez Saadi dans son opinion. Je consens de bon cœur qu’il croie que vous lui êtes redevable de la moitié de votre bonne fortune, par le moyen de la dernière somme, pourvu qu’il tombe d’accord que j’y ai contribué de l’autre moitié, par le moyen du morceau de plomb que je vous ai donné, et qu’il ne révoque pas en doute le précieux diamant trouvé dans le ventre du poisson. »

« Saad, reprit Saadi, je veux ce que vous voulez, pourvu que vous me laissiez la liberté de croire qu’on n’amasse de l’argent qu’avec de l’argent. »

« Quoi, repartit Saad, si le hasard vouloit que je trouvasse un diamant de cinquante mille pièces d’or, et qu’on m’en donnât la somme, aurois-je acquis cette somme avec de l’argent ? »

» La contestation en demeura là. Nous nous levâmes, et rentrant dans la maison, comme le dîner étoit servi, nous nous mîmes à table. Après le dîner je laissai à mes hôtes la liberté de passer la grande chaleur du jour à se tranquilliser, pendant que j’allai donner mes ordres à mon concierge et à mon jardinier. Je les rejoignis, et nous nous entrentînmes de choses indifférentes, jusqu’à ce que la plus grande chaleur fût passée, que nous retournâmes au jardin, où nous restâmes à la fraîcheur presque jusqu’au coucher du soleil. Alors les deux amis et moi nous montâmes à cheval ; et suivis d’un esclave, nous arrivâmes à Bagdad environ à deux heures de nuit, avec beau clair de lune.

» Je ne sais par quelle négligence de mes gens il étoit arrivé qu’il manquoit d’orge chez moi pour les chevaux. Les magasins étoient fermés ; et ils étoient trop éloignés pour en aller faire provision si tard.

» En cherchant dans le voisinage, un de mes esclaves trouva un vase de son dans une boutique ; il acheta le son, et l’apporta avec le vase, à la charge de rapporter et de rendre le vase le lendemain. L’esclave vuida le son dans l’auge ; et en l’étendant, afin que les chevaux en eussent chacun leur part, il sentit sous sa main un linge lié qui étoit pesant. Il m’apporta le linge sans y toucher, et dans l’état où il l’avoit trouvé, et il me le présenta, en me disant que c’étoit peut-être le linge dont il m’avoit entendu parler souvent, en racontant mon histoire à mes amis.

» Plein de joie, je dis à mes bienfaiteurs : « Seigneurs, Dieu ne veut pas que vous vous sépariez d’avec moi, que vous ne soyez pleinement convaincus de la vérité, dont je n’ai cessé de vous assurer. Voici, continuai-je, en m’adressant à Saadi, les autres cent quatre-vingt-dix pièces d’or que j’ai reçues de votre main : je le connois au linge que vous voyez. »

» Je déliai le linge, et je comptai la somme devant eux. Je me fis aussi apporter le vase, je le reconnus, et je l’envoyai à ma femme pour lui demander si elle le connoissoit, avec ordre de ne lui rien dire de ce qui venoit d’arriver. Elle le connut d’abord, et elle m’envoya dire que c’étoit le même vase qu’elle avoit échangé plein de son, pour de la terre à décrasser.

» Saadi se rendit de bonne foi ; et revenu de son incrédulité, il dit à Saad : « Je vous cède, et je reconnois avec vous que l’argent n’est pas toujours un moyen sûr pour en amasser d’autre, et devenir riche. »

» Quand Saadi eut achevé : « Seigneur, lui dis-je, je n’oserois vous proposer de reprendre les trois cent quatre-vingt pièces qu’il a plu à Dieu de faire reparoître aujourd’hui pour vous détromper de l’opinion de ma mauvaise foi. Je suis persuadé que vous ne m’en avez pas fait présent dans l’intention que je vous les rendisse. De mon côté, je ne prétends pas en profiter, aussi content que je le suis de ce qu’il m’a envoyé d’ailleurs ; mais j’espère que vous approuverez que je les distribue demain aux pauvres, afin que Dieu nous en donne la récompense à vous et à moi. »

» Les deux amis couchèrent encore chez moi cette nuit-là ; et le lendemain, après m’avoir embrassé, ils retournèrent chacun chez soi, très-contens de la réception que je leur avois faite, et d’avoir connu que je n’abusois pas du bonheur dont je leur étois redevable après Dieu. Je n’ai pas manqué d’aller les remercier chez eux chacun en particulier. Et depuis ce temps-là, je tiens à grand honneur la permission qu’ils m’ont donnée de cultiver leur amitié et de continuer de les voir. »


Le calife Haroun Alraschild donnoit à Cogia Hassan une attention si grande, qu’il ne s’aperçut de la fin de son histoire que par son silence. Il lui dit : « Cogia Hassan, il y avoit long-temps que je n’avois rien entendu qui m’ait fait un si grand plaisir que les voies toutes merveilleuses par lesquelles il a plu à Dieu de te rendre heureux dans ce monde. C’est à toi de continuer à lui rendre grâces, par le bon usage que tu fais de ses bienfaits. Je suis bien aise que tu saches que le diamant qui a fait ta fortune est dans mon trésor ; et de mon côté, je suis ravi d’apprendre par quel moyen il y est entré. Mais parce qu’il se peut faire qu’il reste encore quelque doute dans l’esprit de Saadi sur la singularité de ce diamant, que je regarde comme la chose la plus précieuse et la plus digne d’être admirée de tout ce que je possède, je veux que tu l’amènes avec Saad, afin que le garde de mon trésor le lui montre ; et pour peu qu’il soit encore incrédule, qu’il reconnoisse que l’argent n’est pas toujours un moyen certain à un pauvre homme pour acquérir de grandes richesses en peu de temps et sans beaucoup de peines. Je veux aussi que tu racontes ton histoire au garde de mon trésor, afin qu’il la fasse mettre par écrit, et qu’elle y soit conservée avec le diamant. »

En achevant ces paroles, comme le calife eut témoigné par une inclination de tête à Cogia Hassan, à Sidi Nouman et à Baba-Abdalla, qu’il étoit content d’eux, ils prirent congé en se prosternant devant son trône ; après quoi ils se retirèrent.


La sultane Scheherazade voulut commencer un autre conte ; mais le sultan des Indes qui s’aperçut que l’aurore commençoit à paroître, remit à lui donner audience le jour suivant.

HISTOIRE
D’ALI BABA ET DE QUARANTE VOLEURS
EXTERMINÉS PAR UNE ESCLAVE.


La sultane Scheherazade éveillée par la vigilance de Dinarzade sa sœur, racontoit au sultan des Indes, son époux, l’histoire à laquelle il s’attendoit :

Puissant sultan, dit-elle, dans une ville de Perse, aux confins des états de votre Majesté, il y avoit deux frères, dont l’un se nommoit Cassim, et l’autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avoit laissé que peu de biens, et qu’ils les avoient partagés également, il semble que leur fortune devoit être égale : le hasard néanmoins en disposa autrement.

Cassim épousa une femme qui, peu de temps après leur mariage, devint héritière d’une boutique bien garnie, d’un magasin rempli de bonnes marchandises, et de biens en fonds de terre, qui le mirent tout-à-coup à son aise, et le rendirent un des marchands les plus riches de la ville.

Ali Baba, au contraire, qui avoit épousé une femme aussi pauvre que lui, étoit logé fort pauvrement, et il n’avoit d’autre industrie pour gagner sa vie, et de quoi s’entretenir lui et ses enfans, que d’aller couper du bois dans une forêt voisine, et de venir le vendre à la ville, chargé sur trois ânes qui faisoient toute sa possession.

Ali Baba étoit un jour dans la forêt, et il achevoit d’avoir coupé à-peu-près assez de bois pour faire la charge de ses ânes, lorsqu’il aperçut une grosse poussière qui s’élevoit en l’air, et qui avançoit du côté où il étoit. Il regarda attentivement, et il distingua une troupe nombreuse de gens à cheval qui venoient d’un bon train.

Quoiqu’on ne parlât pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la pensée que ces cavaliers pouvoient en être : sans considérer ce que deviendroient ses ânes, il songea à sauver sa personne. Il monta sur un gros arbre, dont les branches à peu de hauteur se séparoient en rond, si près les unes des autres, qu’elles n’étoient séparées que par un très-petit espace. Il se posta au milieu avec d’autant plus d’assurance, qu’il pouvoit voir sans être vu ; et l’arbre s’élevoit au pied d’un rocher isolé de tous les côtés, beaucoup plus haut que l’arbre, et escarpé de manière qu’on ne pouvoit monter au haut par aucun endroit.

Les cavaliers, grands, puissans, tous bien montés et bien armés, arrivèrent près du rocher, où ils mirent pied à terre ; et Ali Baba, qui en compta quarante, à leur mine et a leur équipement, ne douta pas qu’ils ne fussent des voleurs. Il ne se trompoit pas : en effet, c’étoient des voleurs, qui, sans faire aucun tort aux environs, alloient exercer leurs brigandages bien loin, et avoient là leur rendez-vous ; et ce qu’il les vit faire, le confirma dans cette opinion.

Chaque cavalier débrida son cheval, l’attacha, lui passa au cou un sac plein d’orge qu’il avoit apporté sur la croupe, et ils se chargèrent chacun de leur valise ; et la plupart des valises parurent si pesantes à Ali Baba, qu’il jugea qu’elles étoient pleines d’or et d’argent monnoyé.

Le plus apparent, chargé de sa valise comme les autres, qu’Ali Baba prit pour le capitaine des voleurs, s’approcha du rocher, fort près du gros arbre où il s’étoit réfugié ; et après qu’il se fut fait chemin au travers de quelques arbrisseaux, il prononça ces paroles si distinctement, Sésame, ouvre-toi, qu’Ali Baba les entendit. Dès que le capitaine des voleurs les eut prononcées, une porte s’ouvrit ; et après qu’il eut fait passer tous ses gens devant lui, et qu’ils furent tous entrés, il entra aussi, et la porte se ferma.

Les voleurs demeurèrent long-temps dans le rocher ; et Ali Baba qui craignoit que quelqu’un d’eux, ou que tous ensemble ne sortissent s’il quittoit son poste pour se sauver, fut contraint de rester sur l’arbre, et d’attendre avec patience. Il fut tenté néanmoins de descendre pour se saisir de deux chevaux, en monter un, et mener l’autre par la bride, et de gagner la ville en chassant ses trois ânes devant lui ; mais l’incertitude de l’événement fit qu’il prit le parti le plus sûr.

La porte se rouvrit enfin, les quarante voleurs sortirent ; et au lieu que le capitaine étoit entré le dernier, il sortit le premier, et après les avoir vus défiler devant lui. Ali Baba entendit qu’il fit refermer la porte, en prononçant ces paroles : Sésame, referme-toi. Chacun retourna à son cheval, le rebrida, rattacha sa valise, et remonta dessus. Quand ce capitaine enfin vit qu’ils étoient tous prêts à partir, il se mit à la tête, et il reprit avec eux le chemin par où ils étoient venus.

Ali Baba ne descendit pas de l’arbre d’abord ; il dit en lui-même : « Ils peuvent avoir oublié quelque chose à les obliger de revenir, et je me trouverois attrapé si cela arrivoit. » Il les conduisit de l’œil jusqu’à ce qu’il les eut perdus de vue, et il ne descendit que long-temps après, pour plus grande sûreté. Comme il avoit retenu les paroles par lesquelles le capitaine des voleurs avoit fait ouvrir et refermer la porte, il eut la curiosité d’éprouver si en les prononçant elles feroient le même effet. Il passa au travers des arbrisseaux, et il aperçut la porte qu’ils cachoient. Il se présenta devant, et dit : Sésame, ouvre-toi, et dans l’instant la porte s’ouvrit toute grande.

Ali Baba s’étoit attendu à voir un lieu de ténèbres et d’obscurité ; mais il fut surpris d’en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé, de main d’homme, en voûte fort élevée qui recevoit la lumière du haut du rocher, par une ouverture pratiquée de même. Il vit de grandes provisions de bouche, des ballots de riches marchandises en piles, des étoffes de soie et de brocard, des tapis de grand prix, et sur-tout de l’or et de l’argent monnoyé par tas, et dans des sacs ou grandes bourses de cuir les unes sur autres ; et à voir toutes ces choses, il lui parut qu’il y avoit non pas de longues années, mais des siècles que cette grotte servoit de retraite à des voleurs qui avoient succédé les uns aux autres.

Ali Baba ne balança pas sur le parti qu’il devoit prendre : il entra dans la grotte, et dès qu’il y fut entré, la porte se referma ; mais cela ne l’inquiéta pas : il savoit le secret de la faire ouvrir. Il ne s’attacha pas à l’argent, mais à l’or monnoyé, et particulièrement à celui qui étoit dans des sacs. Il en enleva à plusieurs fois autant qu’il pouvoit en porter et en quantité suffisante pour faire la charge de ses trois ânes. Il rassembla ses ânes qui étoient dispersés ; et quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des sacs ; et pour les cacher, il accommoda du bois par-dessus, de manière qu’on ne pouvoit les apercevoir. Quand il eut achevé, il se présenta devant la porte ; et il n’eut pas prononcé ces paroles : Sésame, referme-toi, qu’elle se referma ; car elle s’étoit fermée d’elle-même chaque fois qu’il y étoit entré, et étoit demeurée ouverte chaque fois qu’il en étoit sorti.

Cela fait, Ali Baba reprit le chemin de la ville ; et en arrivant chez lui, il fit entrer ses ânes dans une petite cour, et referma la porte avec grand soin. Il mit bas le peu de bois qui couvrait les sacs, et il porta dans sa maison les sacs qu’il posa et arrangea devant sa femme qui étoit assise sur un sofa.

Sa femme mania les sacs ; et comme elle se fut aperçue qu’ils étoient pleins d’argent, elle soupçonna son mari de les avoir volés ; de sorte que quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s’empêcher de lui dire :

« Ali Baba, seriez-vous assez malheureux pour… »

Ali Baba l’interrompit.

« Paix, ma femme, dit-il, ne vous alarmez pas, je ne suis pas voleur, à moins que ce ne soit l’être que de prendre sur les voleurs. Vous cesserez d’avoir cette mauvaise opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune. »

Il vuida les sacs, qui firent un gros tas d’or dont sa femme fut éblouie ; et quand il eut fait, il lui fit le récit de son aventure, depuis le commencement jusqu’à la fin ; et en achevant, il lui recommanda sur toute chose de garder le secret.

La femme, revenue et guérie de son épouvante, se réjouit avec son mari du bonheur qui leur étoit arrivé, et elle voulut compter, pièce par pièce, tout l’or qui étoit devant elle.

« Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n’êtes pas sage : que prétendez-vous faire ? Quand auriez-vous achevé de compter ? Je vais creuser une fosse et l’enfouir dedans ; nous n’avons pas de temps à perdre. »

« Il est bon, reprit la femme, que nous sachions au moins à-peu-près la quantité qu’il y en a. Je vais chercher une petite mesure dans le voisinage, et je le mesurerai pendant que vous creuserez la fosse. »

« Ma femme, repartit Ali Baba, ce que vous voulez faire, n’est bon à rien ; vous vous en abstiendriez si vous vouliez me croire. Faites néanmoins ce qu’il vous plaira ; mais souvenez-vous de garder le secret. »

Pour se satisfaire, la femme d’Ali Baba sortit, et elle alla chez Cassim, son beau-frère, qui ne demeuroit pas loin. Cassim n’étoit pas chez lui, et à son défaut, elle s’adressa à sa femme, qu’elle pria de lui prêter une mesure pour quelques momens. La belle-sœur lui demanda si elle la vouloit grande ou petite, et la femme d’Ali Baba lui en demanda une petite.

« Très-volontiers, dit la belle-sœur ; attendez un moment, je vais vous l’apporter. »

La belle-sœur alla chercher la mesure, elle la trouva ; mais comme elle connoissoit la pauvreté d’Ali Baba, curieuse de savoir quelle sorte de grain sa femme vouloit mesurer, elle s’avisa d’appliquer adroitement du suif au-dessous de la mesure, et elle y en appliqua. Elle revint, et en la présentant à la femme d’Ali Baba, elle s’excusa de l’avoir fait attendre sur ce qu’elle avoit eu de la peine à la trouver.

La femme d’Ali Baba revint chez elle ; elle posa la mesure sur le tas d’or, l’emplit et la vuida un peu plus loin sur le sofa, jusqu’à ce qu’elle eût achevé, et elle fut contente du bon nombre de mesures qu’elle en trouva, dont elle fit part à son mari qui venoit d’achever de creuser la fosse.

Pendant qu’Ali Baba enfouit l’or, sa femme, pour marquer son exactitude et sa diligence à sa belle-sœur, lui reporta sa mesure ; mais sans prendre garde qu’une pièce d’or s’étoit attachée au-dessous.

« Belle-sœur, dit-elle en la rendant, vous voyez que je n’ai pas gardé long-temps votre mesure ; je vous en suis bien obligée, je vous la rends. »

La femme d’Ali Baba n’eut pas tourné le dos, que la femme de Cassim regarda la mesure par le dessous ; et elle fut dans un étonnement inexprimable d’y voir une pièce d’or attachée. L’envie s’empara de son cœur dans le moment.

« Quoi, dit-elle, Ali Baba a de l’or par mesure ! Et où le misérable a-t-il pris cet or ? »

Cassim son mari n’étoit pas à la maison, comme nous l’avons dit ; il étoit à sa boutique, d’où il ne devoit revenir que le soir. Tout le temps qu’il se fit attendre fut un siècle pour elle, dans la grande impatience où elle étoit de lui apprendre une nouvelle dont il ne devoit pas être moins surpris qu’elle.

À l’arrivée de Cassim chez lui : « Cassim, lui dit sa femme, vous croyez être riche, vous vous trompez : Ali Baba l’est infiniment plus que vous ; il ne compte pas son or comme vous, il le mesure. »

Cassim demanda l’explication de cette énigme, et elle lui en donna l’éclaircissement en lui apprenant de quelle adresse elle s’étoit servie pour faire cette découverte, et elle lui montra la pièce de monnoie qu’elle avoit trouvée attachée au-dessous de la mesure : pièce si ancienne, que le nom du prince qui y étoit marqué lui étoit inconnu.

Loin d’être sensible au bonheur qui pouvoit être arrivé à son frère pour se tirer de la misère, Cassim en conçut une jalousie mortelle. Il en passa presque la nuit sans dormir. Le lendemain il alla chez lui, que le soleil n’étoit pas levé. Il ne le traita pas de frère : il avoit oublié ce nom depuis qu’il avoit épousé la riche veuve.

« Ali Baba, dit-il en l’abordant, vous êtes bien réservé dans vos affaires, vous faites le pauvre, le misérable, le gueux ; et vous mesurez l’or ! »

« Mon frère, reprit Ali Baba, je ne sais de quoi vous voulez me parler ? Expliquez-vous. »

« Ne faites pas l’ignorant, repartit Cassim » Et en lui montrant la pièce d’or que sa femme lui avoit mise entre les mains : « Combien avez-vous de pièces, ajouta-t-il, semblables à celle-ci que ma femme a trouvée attachée au-dessous de la mesure que la vôtre vint lui emprunter hier ? »

À ce discours, Ali Baba connut que Cassim, et la femme de Cassim (par un entêtement de sa propre femme), savoient déjà ce qu’il avoit un si grand intérêt de tenir caché ; mais la faute étoit faite : elle ne pouvoit se réparer. Sans donner à son frère la moindre marque d’étonnement ni de chagrin, il lui avoua la chose, et il lui raconta par quel hasard il avoit découvert la retraite des voleurs, et en quel endroit ; et il lui offrit, s’il vouloit garder le secret, de lui faire part du trésor.

« Je le prétends bien ainsi, reprit Cassim d’un air fier ; mais, ajouta-t-il, je veux savoir aussi où est précisément ce trésor, les enseignes, les marques, et comment je pourrois y entrer moi-même, s’il m’en prenoit envie ; autrement je vais vous dénoncer à la justice. Si vous le refusez, non-seulement vous n’aurez plus à en espérer, vous perdrez même ce que vous avez enlevé, au lieu que j’en aurai ma part pour vous avoir dénoncé. »

Ali Baba, plutôt par son bon naturel, qu’intimidé par les menaces insolentes d’un frère barbare, l’instruisit pleinement de ce qu’il souhaitait, et même des paroles dont il falloit qu’il se servît, tant pour entrer dans la grotte, que pour en sortir.

Cassim n’en demanda pas davantage à Ali Baba. Il le quitta, résolu de le prévenir ; et plein d’espérance de s’emparer du trésor lui seul, il part le lendemain de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix mulets chargés de grands coffres, qu’il se propose de remplir, en se réservant d’en mener un plus grand nombre dans un second voyage, à proportion des charges qu’il trouveroit dans la grotte. Il prend le chemin qu’Ali Baba lui avoit enseigné ; il arrive près du rocher, et il reconnoît les enseignes, et l’arbre sur lequel Ali Baba s’étoit caché. Il cherche la porte, il la trouve ; et pour la faire ouvrir, il prononce les paroles : Sésame, ouvre-toi. La porte s’ouvre, il entre, et aussitôt elle se referme. En examinant la grotte, il est dans une grande admiration de voir beaucoup plus de richesses qu’il ne l’avoit compris par le récit d’Ali Baba ; et son admiration augmente à mesure qu’il examine chaque chose en particulier. Avare et amateur des richesses, comme il l’étoit, il eût passé la journée à se repaître les yeux de la vue de tant d’or, s’il n’eût songé qu’il étoit venu pour l’enlever et pour en charger ses dix mulets. Il en prend un nombre de sacs, autant qu’il en peut porter ; et en venant à la porte pour la faire ouvrir, l’esprit rempli de toute autre idée que ce qui lui importoit davantage, il se trouve qu’il oublie le mot nécessaire, et au lieu de Sésame, il dit : Orge, ouvre-toi ; et il est bien étonné de voir que la porte, loin de s’ouvrir, demeure fermée. Il nomme plusieurs autres noms de grains, autres que celui qu’il falloit, et la porte ne s’ouvre pas.

Cassim ne s’attendoit pas à cet événement. Dans le grand danger où il se voit, la frayeur se saisit de sa personne, et plus il fait d’efforts pour se souvenir du mot de Sésame, plus il embrouille sa mémoire, et bientôt ce mot est pour lui absolument comme si jamais il n’en avoit entendu parler. Il jette par terre les sacs dont il étoit chargé, il se promène à grands pas dans la grotte, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, et toutes les richesses dont il se voit environné ne le touchent plus. Laissons Cassim déplorant son sort, il ne mérite pas de compassion.

Les voleurs revinrent à leur grotte vers le midi ; et quand ils furent à peu de distance, et qu’ils eurent vu les mulets de Cassim autour du rocher, chargés de coffres, inquiets de cette nouveauté, ils avancèrent à toute bride, et firent prendre la fuite aux dix mulets que Cassim avoit négligé d’attacher, et qui paissoient librement ; de manière qu’ils se dispersèrent de çà et de là dans la forêt, si loin qu’ils les eurent bientôt perdus de vue.

Les voleurs ne se donnèrent par la peine de courir après les mulets : il leur importoit davantage de trouver celui à qui ils appartenoient. Pendant que quelques-uns tournent autour du rocher pour le chercher, le capitaine, avec les autres, met pied à terre et va droit à la porte le sabre à la main, prononce les paroles, et la porte s’ouvre.

Cassim qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de l’arrivée des voleurs, non plus que de sa perte prochaine. Résolu au moins à faire un effort pour échapper de leurs mains, et se sauver, il s’étoit tenu prêt à se jeter dehors dès que la porte s’ouvriroit. Il ne la vit pas plutôt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de Sésame, qui étoit échappé de sa mémoire, qu’il s’élança en sortant si brusquement, qu’il renversa le capitaine par terre. Mais il n’échappa pas aux autres voleurs, qui avoient aussi le sabre à la main, et qui lui otèrent la vie sur-le-champ.

Le premier soin des voleurs après cette exécution, fut d’entrer dans la grotte : ils trouvèrent près de la porte, les sacs que Cassim avoit commencé d’enlever pour les emporter, et en charger ses mulets ; et ils les remirent à leur place sans s’apercevoir de ceux qu’Ali Baba avoit emportés auparavant. En tenant conseil et en délibérant ensemble sur cet événement, ils comprirent bien comment Cassim avoit pu sortir de la grotte ; mais qu’il y eût pu entrer, c’est ce qu’ils ne pouvoient s’imaginer. Il leur vint en pensée qu’il pouvoit être descendu par le haut de la grotte ; mais l’ouverture par où le jour y venoit, étoit si élevée, et le haut du rocher étoit si inaccessible par dehors, outre que rien ne leur marquoit qu’il l’eût fait, qu’ils tombèrent d’accord que cela étoit hors de leur connoissance. Qu’il fût entré par la porte, c’est ce qu’ils ne pouvoient se persuader, à moins qu’il n’eût eu le secret de la faire ouvrir ; mais ils tenoient pour certain qu’ils étaient les seuls qui l’avoient, en quoi ils se trompoient, en ignorant qu’ils avoient été épiés par Ali Baba qui le savoit.

De quelque manière que la chose fût arrivée, comme il s’agissoit que leurs richesses communes fussent en sûreté, ils convinrent de faire quatre quartiers du cadavre de Cassim, et de le mettre près de la porte en dedans de la grotte, deux d’un côté, deux de l’autre, pour épouvanter quiconque auroit la hardiesse de faire une pareille entreprise ; sauf à ne revenir dans la grotte que dans quelque temps, après que la puanteur du cadavre seroit exhalée. Cette résolution prise, ils l’exécutèrent ; et quand ils n’eurent plus rien qui les arrêtât, ils laissèrent le lieu de leur retraite bien fermé, remontèrent à cheval, et allèrent battre la campagne sur les routes fréquentées par les caravanes, pour les attaquer et exercer leurs brigandages accoutumés.

La femme de Cassim cependant fut dans une grande inquiétude quand elle vit qu’il étoit nuit close et que son mari n’étoit pas revenu. Elle alla chez Ali Baba tout alarmée, et elle dit : « Beau-frère, vous n’ignorez pas, comme je le crois, que Cassim votre frère est allé à la forêt, et pour quel sujet. Il n’est pas encore revenu, et voilà la nuit avancée ; je crains que quelque malheur ne lui soit arrivé. »

Ali Baba s’étoit douté de ce voyage de son frère, après le discours qu’il lui avoit tenu ; et ce fut pour cela qu’il s’étoit abstenu d’aller à la forêt ce jour là, afin de ne lui pas donner d’ombrage. Sans lui faire aucun reproche dont elle pût s’offenser, ni son mari, s’il eût été vivant, il lui dit qu’elle ne devoit pas encore s’alarmer, et que Cassim apparemment avoit jugé à propos de ne rentrer dans la ville que bien avant dans la nuit.

La femme de Cassim le crut ainsi, d’autant plus facilement, qu’elle considéra combien il étoit important que son mari fit la chose secrètement. Elle retourna chez elle, et elle attendit patiemment jusqu’à minuit. Mais après cela ses alarmes redoublèrent avec une douleur d’autant plus sensible, qu’elle ne pouvoit la faire éclater, ni la soulager par des cris dont elle vit bien que la cause devoit être cachée au voisinage. Alors, si sa faute étoit irréparable, elle se repentit de la folle curiosité qu’elle avoit eue, par une envie condamnable de pénétrer dans les affaires de son beau-frère et de sa belle-sœur. Elle passa la nuit dans les pleurs ; et dès la pointe du jour elle courut chez eux, et elle leur annonça le sujet qui l’amenoit, plutôt par ses larmes que par ses paroles.

Ali Baba n’attendit pas que sa belle-sœur le priât de se donner la peine d’aller voir ce que Cassim étoit devenu. Il partit sur-le-champ avec ses trois ânes, après lui avoir recommandé de modérer son affliction, et il alla à la forêt. En approchant du rocher, après n’avoir vu dans le chemin ni son frère, ni les dix mulets, il fut étonné du sang répandu qu’il aperçut près de la porte, et il en prit un mauvais augure. Il se présenta devant la porte, il prononça les paroles, elle s’ouvrit ; et il fut frappé du triste spectacle du corps de son frère mis en quatre quartiers. Il n’hésita pas sur le parti qu’il devoit prendre, pour rendre les derniers devoirs à son frère, en oubliant le peu d’amitié fraternelle qu’il avoit eue pour lui. Il trouva dans la grotte de quoi faire deux paquets des quatre quartiers, dont il fit la charge d’un de ses ânes, avec du bois pour les cacher. Il chargea les deux autres ânes de sacs pleins d’or et de bois par-dessus, comme la première fois, sans perdre de temps ; et dès qu’il eut achevé, et qu’il eut commandé à la porte de se refermer, il reprit le chemin de la ville ; mais il eut la précaution de s’arrêter à la sortie de la forêt, assez de temps pour n’y rentrer que de nuit. En arrivant, il ne fit entrer chez lui que les deux ânes chargés d’or ; et après avoir laissé à sa femme le soin de les décharger, et lui avoir fait part en peu de mots de ce qui étoit arrivé à Cassim, il conduisit l’autre âne chez sa belle-sœur.

Ali Baba frappa à la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane : cette Morgiane étoit une esclave adroite, entendue, et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles ; et Ali Baba la connoissoit pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea l’âne du bois et des deux paquets ; et en prenant Morgiane à part : « Morgiane, dit-il, la première chose que je te demande, c’est un secret inviolable : tu vas voir combien il nous est nécessaire autant à ta maîtresse qu’à moi. Voilà le corps de ton maître dans ces deux paquets, il s’agit de le faire enterrer comme s’il étoit mort de sa mort naturelle. Fais-moi parler à ta maîtresse, et sois attentive à ce que je lui dirai. »

Morgiane avertit sa maîtresse, et Ali Baba qui la suivoit, entra.

« Hé bien, beau-frère, demanda la belle-sœur à Ali Baba avec grande impatience, quelle nouvelle apportez-vous de mon mari ? Je n’aperçois rien sur votre visage qui doive me consoler. »

« Belle-sœur, répondit Ali Baba, je ne puis vous rien dire, qu’auparavant vous ne me promettiez de m’écouter depuis le commencement jusqu’à la fin sans ouvrir la bouche. Il ne vous est pas moins important qu’à moi, dans ce qui est arrivé, de garder un grand secret pour votre bien, et pour votre repos. »

« Ah, s’écria la belle-sœur sans élever la voix, ce préambule me fait connoître que mon mari n’est plus ; mais en même temps je connois la nécessité du secret que vous me demandez. Il faut bien que je me fasse violence : dites, je vous écoute. »

Ali Baba raconta à sa belle-sœur, tout le succès de son voyage jusqu’à son arrivée avec le corps de Cassim.

« Belle-sœur, ajouta-t-il, voilà un sujet d’affliction pour vous d’autant plus grand que vous vous y attendiez moins. Quoique le mal soit sans remède, si quelque chose néanmoins est capable de vous consoler, je vous offre de joindre le peu de bien que Dieu m’a envoyé au vôtre, en vous épousant, et en vous assurant que ma femme n’en sera pas jalouse, et que vous vivrez bien ensemble. Si la proposition vous agrée, il faut songer à faire en sorte qu’il paroisse que mon frère est mort de sa mort naturelle ; et c’est un soin dont il me semble que vous pouvez vous reposer sur Morgiane, et j’y contribuerai de mon côté de tout ce qui sera en mon pouvoir. »

Quel meilleur parti pouvoit prendre la veuve de Cassim, que celui qu’Ali Baba lui proposoit, elle qui, avec les biens qui lui demeuroient par la mort de son premier mari, en trouvoit un autre plus riche qu’elle ; et qui, par la découverte du trésor qu’il avoit faite, pouvoit le devenir davantage ? Elle ne refusa pas le parti, elle le regarda au contraire comme un motif raisonnable de consolation. En essuyant ses larmes qu’elle avoit commencé de verser en abondance, en supprimant les cris perçans ordinaires aux femmes qui ont perdu leurs maris, elle témoigna suffisamment à Ali Baba qu’elle acceptoit son offre.

Ali Baba laissa la veuve de Cassim dans cette disposition ; et après avoir recommandé à Morgiane de bien s’acquitter de son personnage, il retourna chez lui avec son âne.

Morgiane ne s’oublia pas ; et elle sortit en même temps qu’Ali Baba, et alla chez un apothicaire qui étoit dans le voisinage : elle frappe à la boutique, on ouvre, elle demande d’une sorte de tablette très-salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L’apothicaire lui en donna pour l’argent qu’elle avoit présenté, en demandant qui étoit malade chez son maître ?

« Ah, dit-elle avec un grand soupir, c’est Cassim lui-même, mon bon maître ! On n’entend rien à sa maladie, il ne parle, ni ne peut manger. »

Avec ces paroles, elle emporte les tablettes dont véritablement Cassim n’étoit plus en état de faire usage.

Le lendemain, la même Morgiane vient chez le même apothicaire, et demande, les larmes aux yeux, d’une essence dont on avoit coutume de ne faire prendre aux malades qu’à la dernière extrémité ; et on n’espéroit rien de leur vie, si cette essence ne les faisoit revivre.

« Hélas, dit-elle avec une grande affliction, en la recevant des mains de l’apothicaire, je crains fort que ce remède ne fasse pas plus d’effet que les tablettes ! Ah, que je perds un bon maître ! »

D’un autre côté, comme on vit toute la journée Ali Baba et sa femme d’un air triste faire plusieurs allées et venues chez Cassim, on ne fut pas étonné sur le soir d’entendre des cris lamentables de la femme de Cassim, et sur-tout de Morgiane, qui annonçoient que Cassim étoit mort.

Le jour suivant de grand matin, le jour ne faisoit que commencer à paroître, Morgiane qui savoit qu’il y avoit sur la place un bon homme de savetier fort vieux, qui ouvroit tous les jours sa boutique le premier, long-temps avant les autres, sort, et va le trouver. En l’abordant, et en lui donnant le bonjour, elle lui mit une pièce d’or dans la main.

Baba Moustafa, connu de tout le monde sous ce nom, Baba Moustafa, dis-je, qui étoit naturellement gai, et qui avoit toujours le mot pour rire, en regardant la pièce d’or, à cause qu’il n’étoit pas encore bien jour, et en voyant que c’était de l’or : « Bonne étrenne ! Dit-il, de quoi s’agit-il ? Me voilà prêt à bien faire. »

« Baba Moustafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous est nécessaire pour coudre, et venez avec moi promptement ; mais à condition que je vous banderai les yeux, quand nous serons dans un tel endroit. »

À ces paroles, Baba Moustafa fit le difficile.

« Oh, oh, reprit-il, vous voulez donc me faire faire quelque chose contre ma conscience, ou contre mon honneur ? »

En lui mettant une autre pièce d’or dans la main : « Dieu garde, reprit Morgiane, que j’exige rien de vous, que vous ne puissiez faire en tout honneur. Venez seulement, et ne craignez rien. »

Baba Moustafa se laissa mener ; et Morgiane, après lui avoir bandé les yeux avec un mouchoir à l’endroit qu’elle avoit marqué, le mena chez défunt son maître, et elle ne lui ôta le mouchoir que dans la chambre où elle avoit mis le corps, chaque quartier à sa place. Quand elle le lui eut ôté : « Baba Moustafa, dit-elle, c’est pour vous faire coudre les pièces que voilà, que je vous ai amené. Ne perdez pas de temps ; et quand vous aurez fait, je vous donnerai une autre pièce d’or. »

Quand Baba Moustafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les yeux dans la même chambre ; et après lui avoir donné la troisième pièce d’or qu’elle lui avoit promise, et lui avoir recommandé le secret, elle le remena jusqu’à l’endroit où elle lui avoit bandé les yeux en l’amenant ; et là, après lui avoir encore ôté le mouchoir, elle le laissa retourner chez lui ; en le conduisant de vue jusqu’à ce qu’elle ne le vit plus, afin de lui ôter la curiosité de revenir sur ses pas pour l’observer elle-même.

Morgiane avoit fait chauffer de l’eau pour laver le corps de Cassim. Ainsi Ali Baba, qui arriva comme elle venoit de rentrer, le lava, le parfuma d’encens, et l’ensevelit avec les cérémonies accoutumées. Le menuisier apporta aussi la bière, qu’Ali Baba avoit pris le soin de commander.

Afin que le menuisier ne pût s’apercevoir de rien, Morgiane reçut la bière à la porte ; et après l’avoir payé et renvoyé, elle aida à Ali Baba à mettre le corps dedans ; et quand Ali Baba eut bien cloué les planches par-dessus, elle alla à la mosquée avertir que tout étoit prêt pour l’enterrement. Les gens de la mosquée destinés pour laver les corps morts, s’offrirent pour venir s’acquitter de leur fonction ; mais elle leur dit que la chose étoit faite.

Morgiane de retour, ne faisoit que de rentrer, quand l’iman et d’autres ministres de la mosquée arrivèrent. Quatre voisins assemblés chargèrent la bière sur leurs épaules ; et en suivant l’iman, qui récitoit des prières, ils la portèrent au cimetière. Morgiane en pleurs, comme esclave du défunt, suivit la tête nue, en poussant des cris pitoyables, en se frappant la poitrine de grands coups, et en s’arrachant les cheveux ; et Ali Baba marchoit après, accompagné des voisins qui se détachoient tour-à-tour, de temps en temps, pour relayer et soulager les autres voisins qui portoient la bière, jusqu’à ce qu’on arrivât au cimetière.

Pour ce qui est de la femme de Cassim, elle resta dans sa maison, en se désolant et en poussant des cris lamentables avec les femmes du voisinage, qui, selon la coutume, y accoururent pendant la cérémonie de l’enterrement, et qui en joignant leurs lamentations aux siennes, remplirent tout le quartier de tristesse bien loin aux environs.

De la sorte, la mort funeste de Cassim fut cachée et dissimulée entre Ali Baba, sa femme, la veuve de Cassim et Morgiane, avec un ménagement si grand, que personne de la ville, loin d’en avoir connoissance, n’en eut pas le moindre soupçon.

Trois ou quatre jours après l’enterrement de Cassim, Ali Baba transporta le peu de meubles qu’il avoit, avec l’argent qu’il avoit enlevé du trésor des voleurs, qu’il ne porta que la nuit dans la maison de la veuve de son frère, pour s’y établir, ce qui fit connoître son nouveau mariage avec sa belle-sœur. Et comme ces sortes de mariages ne sont pas extraordinaires dans notre religion, personne n’en fut surpris.

Quant à la boutique de Cassim, Ali Baba avoit un fils, qui depuis quelque temps avoit achevé son apprentissage chez un autre gros marchand, qui avoit toujours rendu témoignage de sa bonne conduite, il la lui donna avec promesse, s’il continuoit de se gouverner sagement, qu’il ne seroit pas long-temps à le marier avantageusement selon son état.

Laissons Ali Baba jouir des commencemens de sa bonne fortune, et parlons des quarante voleurs. Ils revinrent à leur retraite de la forêt, dans le temps dont ils étoient convenus ; mais ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Cassim, et il augmenta quand ils se furent aperçus de la diminution de leurs sacs d’or.

« Nous sommes découverts et perdus, dit le capitaine, si nous n’y prenons garde. Et si nous ne cherchons promptement à y apporter le remède, insensiblement nous allons perdre tant de richesses, que nos ancêtres et nous avons amassées avec tant de peine et de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu’on nous a fait, c’est que le voleur que nous avons surpris a eu le secret de faire ouvrir la porte, et que nous sommes arrivés heureusement à point nommé dans le temps qu’il en alloit sortir. Mais il n’étoit pas le seul, un autre doit l’avoir comme lui. Son corps emporté et notre trésor diminué, en sont des marques incontestables. Et comme il n’y a pas d’apparence que plus de deux personnes aient eu ce secret, après avoir fait périr l’un, il faut que nous fassions périr l’autre de même. Qu’en dites-vous, braves gens, n’êtes-vous pas de même avis que moi ? »

La proposition du capitaine des voleurs fut trouvée si raisonnable par sa compagnie, qu’ils l’approuvèrent tous, et qu’ils tombèrent d’accord qu’il falloit abandonner toute autre entreprise, pour ne s’attacher uniquement qu’à celle-ci, et ne s’en départir qu’il n’y eussent réussi.

« Je n’en attendois pas moins de votre courage et de votre bravoure, reprit le capitaine ; mais avant toute chose, il faut que quelqu’un de vous, hardi, adroit et entreprenant aille à la ville, sans armes, et en habit de voyageur et d’étranger, et qu’il emploie tout son savoir-faire pour découvrir si on n’y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons massacré comme il le méritoit, qui il étoit, et en quelle maison il demeuroit ? C’est ce qu’il nous est important que nous sachions d’abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir, en nous découvrant nous-mêmes dans un pays où nous sommes inconnus depuis si long-temps, et où nous avons un si grand intérêt de continuer de l’être. Mais afin d’animer celui de vous qui s’offrira pour se charger de cette commission, et l’empêcher de se tromper, en nous venant faire un rapport faux, au lieu d’un véritable qui seroit capable de causer notre ruine, je vous demande si vous ne jugez pas à propos qu’en ce cas-là il se soumette à la peine de mort. »

Sans attendre que les autres donnassent leurs suffrages : « Je m’y soumets, dit l’un des voleurs, et je fais gloire d’exposer ma vie, en me chargeant de la commission. Si je n’y réussis pas, vous vous souviendrez au moins que je n’aurai manqué ni de bonne volonté, ni de courage, pour le bien commun de la troupe. »

Ce voleur, après avoir reçu de grandes louanges du capitaine et de ses camarades, se déguisa de manière que personne ne pouvoit le prendre pour ce qu’il étoit. En se séparant de la troupe, il partit la nuit, et il prit si bien ses mesures, qu’il entra dans la ville dans le temps que le jour ne faisoit que commencer à paroître. Il avança jusqu’à la place, où il ne vit qu’une seule boutique ouverte, et c’étoit celle de Baba Moustafa.

Baba Moustafa étoit assis sur son siége, l’alêne à la main, prêt à travailler de son métier. Le voleur alla l’aborder, en lui souhaitant le bon jour ; et comme il se fut aperçu de son grand âge : « Bon-homme, dit-il, vous commencez à travailler de grand matin ; il n’est pas possible que vous y voyiez encore clair, âgé comme vous l’êtes ; et quand il feroit plus clair, je doute que vous ayiez d’assez bons yeux pour coudre ? »

« Qui que vous soyez, reprit Baba Moustafa, il faut que vous ne me connoissiez pas. Si vieux que vous me voyez, je ne laisse pas d’avoir les yeux excellens ; et vous n’en douterez pas quand vous saurez qu’il n’y a pas long-temps que j’ai cousu un mort dans un lieu où il ne faisoit guère plus clair qu’il fait présentement. »

Le voleur eut une grande joie de s’être adressé en arrivant à un homme qui d’abord, comme il n’en douta pas, lui donnoit de lui-même nouvelle de ce qui l’avoit amené, sans le lui demander.

«Un mort, reprit-il avec étonnement ! » Et pour le faire parler : « Pourquoi coudre un mort, ajouta-t-il ? Vous voulez dire apparemment que vous avez cousu le linceul dans lequel il a été enseveli. »

« Non, non, reprit Baba Moustafa : je sais ce que je veux dire. Vous voudriez me faire parler, mais vous n’en saurez pas davantage. »

Le voleur n’avoit pas besoin d’un éclaircissement plus ample pour être persuadé qu’il avoit découvert ce qu’il étoit venu chercher. Il tira une pièce d’or ; et en la mettant dans la main de Baba Moustafa, il lui dit :

« Je n’ai garde de vouloir entrer dans votre secret, quoique je puisse vous assurer que je ne le divulguerois pas, si vous me l’aviez confié. La seule chose dont je vous prie, c’est de me faire la grâce de m’enseigner, ou de venir me montrer la maison où vous avez cousu ce mort ? »

« Quand j’aurois la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Moustafa, en tenant la pièce d’or prêt à la rendre, je vous assure que je ne pourrois pas le faire : vous devez m’en croire sur ma parole. En voici la raison : c’est qu’on m’a mené jusqu’à un certain endroit où l’on m’a bandé les yeux, et de là je me suis laissé conduire jusque dans la maison, d’où après avoir fait ce que je devois faire, on me ramena de la même manière jusqu’au même endroit. Vous voyez l’impossibilité qu’il y a que je puisse vous rendre service. »

« Au moins, repartit le voleur, vous devez vous souvenir à-peu-près du chemin qu’on vous a fait faire les yeux bandés. Venez, je vous prie, avec moi, je vous banderai les yeux en cet endroit-là, et nous marcherons ensemble par le même chemin et par les mêmes détours, que vous pourrez vous remettre dans la mémoire d’avoir marché ; et comme toute peine mérite récompense, voici une autre pièce d’or. Venez, faites-moi le plaisir que je vous demande. » Et en disant ces paroles il lui mit une autre pièce dans la main.

Les deux pièces d’or tentèrent Baba Moustafa ; il les regarda quelque temps de sa main sans dire mot, en se consultant pour savoir ce qu’il devoit faire. Il tira enfin sa bourse de son sein, et en les mettant dedans : « Je ne puis vous assurer, dit-il au voleur, que je me souvienne précisément du chemin qu’on me fit faire ; mais puisque vous le voulez ainsi, allons, je ferai ce que je pourrai pour m’en souvenir. »

Baba Moustafa se leva à la grande satisfaction du voleur ; et sans fermer sa boutique, où il n’y avoit rien de conséquence à perdre, il mena le voleur avec lui jusqu’à l’endroit où Morgiane lui avoit bandé les jeux. Quand ils furent arrivés : « C’est ici, dit Baba Moustafa, qu’on m’a bandé, et j’étois tourné comme vous me voyez. Le voleur qui avoit son mouchoir prêt, les lui banda, et il marcha à côté de lui, en partie en le conduisant, en partie en se laissant conduire par lui, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât.

« Il me semble, dit Baba Moustafa, que je n’ai point passé plus loin. » Et il se trouva véritablement devant la maison de Cassim, où Ali Baba demeuroit alors. Avant de lui ôter le mouchoir de devant les yeux, le voleur fit promptement une marque à la porte avec de la craie qu’il tenoit prête ; et quand il le lui eut ôté, il lui demanda s’il savoit à qui appartenoit la maison ? Baba Moustafa lui répondit qu’il n’étoit pas du quartier, et ainsi qu’il ne pouvoit lui en rien dire.

Comme le voleur vit qu’il ne pouvoit apprendre rien davantage de Baba Moustafa, il le remercia de la peine qu’il lui avoit fait prendre ; et après qu’il l’eut quitté et laissé retourner à sa boutique, il reprit le chemin de la forêt, persuadé qu’il seroit bien reçu.

Peu de temps après que le voleur et Baba Moustafa se furent séparés, Morgiane sortit de la maison d’Ali Baba pour quelqu’affaire ; et en revenant, elle remarqua la marque que le voleur y avoit faite ; elle s’arrêta pour y faire attention.

« Que signifie cette marque, dit-elle en elle-même, quelqu’un voudroit-il du mal à mon maître, ou l’a-t-on faite pour se divertir ? À quelque intention qu’on l’ait pu faire, ajouta-t-elle, il est bon de se précautionner contre tout événement. »

Elle prend aussitôt de la craie ; et comme les deux ou trois portes au-dessus et au-dessous étoient semblables, elle les marqua au même endroit, et elle rentra dans la maison sans parler de ce qu’elle venoit de faire, ni à son maître ni à sa maîtresse.

Le voleur cependant qui continuoit son chemin, arriva à la forêt, et rejoignit sa troupe de bonne heure. En arrivant, il fit rapport du succès de son voyage, en exagérant le bonheur qu’il avoit eu d’avoir trouvé d’abord un homme par lequel il avoit appris le fait dont il étoit venu s’informer, ce que personne que lui n’eût pu lui apprendre. Il fut écouté avec une grande satisfaction ; et le capitaine, en prenant la parole, après l’avoir loué de sa diligence : « Camarades, dit-il en s’adressant à tous, nous n’avons pas de temps à perdre, partons bien armés, sans qu’il paroisse que nous le soyons ; et quand nous serons entrés dans la ville séparément, les uns après les autres, pour ne pas donner de soupçon, que le rendez-vous soit dans la grande place, les uns d’un côté, les autres de l’autre, pendant que j’irai reconnoître la maison avec notre camarade, qui vient de nous apporter une si bonne nouvelle, afin que là-dessus je juge du parti qui nous conviendra le mieux. »

Le discours du capitaine des voleurs fut applaudi, et ils furent bientôt en état de partir. Ils défilèrent deux à deux, trois à trois ; et en marchant à une distance raisonnable les uns des autres, ils entrèrent dans la ville sans donner aucun soupçon. Le capitaine et celui qui étoit venu le matin, y entrèrent les derniers. Celui-ci mena le capitaine dans la rue où il avoit marqué la maison d’Ali Baba ; et quand il fut devant une des portes qui avoit été marquée par Morgiane, il la lui fit remarquer, en lui disant que c’étoit celle-là. Mais en continuant leur chemin sans s’arrêter, afin de ne pas se rendre suspects, comme le capitaine eut observé que la porte qui suivoit étoit marquée de la même marque et au même endroit, il le fit remarquer à son conducteur, et il lui demanda si c’étoit celle-ci ou la première ? Le conducteur demeura confus, et il ne sut que répondre, encore moins quand il eut vu avec le capitaine que les quatre ou cinq portes qui suivoient, avoient aussi la même marque. Il assura au capitaine, avec serment, qu’il n’en avoit marqué qu’une.

« Je ne sais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les autres avec tant de ressemblance ; mais dans cette confusion, j’avoue que je ne peux distinguer laquelle est celle que j’ai marquée. »

Le capitaine qui vit son dessein avorté, se rendit à la grande place, ou il fit dire à ses gens par le premier qu’il rencontra, qu’ils avoient perdu leur peine et fait un voyage inutile, et qu’ils n’avoient d’autre parti à prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune. Il en donna l’exemple, et ils le suivirent tous dans le même ordre qu’ils étoient venus.

Quand la troupe se fut rassemblée dans la forêt, le capitaine leur expliqua la raison pourquoi il les avoit fait revenir. Aussitôt le conducteur fut déclaré digne de mort tout d’une voix, et il s’y condamna lui-même, en reconnoissant qu’il auroit dû prendre mieux ses précautions, et il présenta le col avec fermeté à celui qui se présenta pour lui couper la tête.

Comme il s’agissoit, pour la conservation de la bande, de ne pas laisser sans vengeance le tort qui lui avoit été fait, un autre voleur, qui se promit de mieux réussir que celui qui venoit d’être châtié, se présenta, et demanda en grâce d’être préféré. Il est écouté. Il marche ; il corrompt Baba Moustafa, comme le premier l’avoit corrompu, et Baba Moustafa lui fait connoître la maison d’Ali Baba les yeux bandés. Il la marque de rouge dans un endroit moins apparent, en comptant que c’étoit un moyen sûr pour la distinguer d’avec celles qui étoient marquées de blanc.

Mais peu de temps après, Morgiane sortit de la maison comme le jour précédent ; et quand elle revint, la marque rouge n’échappa pas à ses yeux clairvoyans. Elle fit le même raisonnement qu’elle avoit fait, et elle ne manqua pas de faire la même marque de crayon rouge aux autres portes voisines et aux mêmes endroits.

Le voleur à son retour vers sa troupe dans la forêt, ne manqua pas de faire valoir la précaution qu’il avoit prise comme infaillible, disoit-il, pour ne pas confondre la maison d’Ali Baba avec les autres. Le capitaine et ses gens croient avec lui que la chose doit réussir. Ils se rendent à la ville dans le même ordre et avec les mêmes soins qu’auparavant, armés aussi de même, prêts à faire le coup qu’ils méditoient ; et le capitaine et le voleur, en arrivant, vont à la rue d’Ali Baba ; mais ils trouvent la même difficulté que la première fois. Le capitaine en est indigné, et le voleur dans une confusion aussi grande que celui qui l’avoit précédé avec la même commission.

Ainsi le capitaine fut contraint de se retirer encore ce jour-là avec ses gens, aussi peu satisfait que le jour d’auparavant. Le voleur, comme auteur de la méprise, subit pareillement le châtiment auquel il s’étoit soumis volontairement.

» Le capitaine qui vit sa troupe diminuée de deux braves sujets, craignit de la voir diminuer davantage s’il continuoit de s’en rapporter à d’autres pour être informé au vrai de la maison d’Ali Baba. Leur exemple lui fit connoître qu’ils n’étoient propres, tous, qu’à des coups de main et nullement à agir de tête dans les occasions. Il se chargea de la chose lui-même ; il vint à la ville, et avec l’aide de Baba Moustafa, qui lui rendit le même service qu’aux deux députés de sa troupe, il ne s’amusa pas à faire aucune marque pour connoître la maison d’Ali Baba ; mais il l’examina si bien, non-seulement en la considérant attentivement, mais même en passant et en repassant à diverses fois par-devant, qu’il n’étoit pas possible qu’il s’y méprît.

Le capitaine des voleurs, satisfait de son voyage, et instruit de ce qu’il avoit souhaité, retourna à la forêt ; et quand il fut arrivé dans la grotte, où sa troupe l’attendoit : « Camarades, dit-il, rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connois avec certitude la maison du coupable sur qui elle doit tomber ; et dans le chemin, j’ai songé aux moyens de la lui faire sentir si adroitement, que personne ne pourra avoir connoissance du lieu de notre retraite, non plus que de notre trésor ; car c’est le but que nous devons avoir dans notre entreprise, autrement, au lieu de nous être utile, elle nous seroit funeste. Pour parvenir à ce but, continua le capitaine, voici ce que j’ai imaginé. Quand je vous l’aurai exposé, si quelqu’un sait un expédient meilleur, il pourra le communiquer. »

Alors il leur expliqua de quelle manière il prétendoit s’y comporter ; et comme ils lui eurent tous donné leur approbation, il les chargea, en se partageant dans les bourgs et dans les villages d’alentour, et même dans les villes, d’acheter des mulets, jusqu’au nombre de dix-neuf, et trente-huit grands vases de cuir à transporter de l’huile, l’un plein, et les autres vuides.

En deux ou trois jours de temps, les voleurs eurent fait tout cet amas. Comme les vases vuides étoient un peu étroits par la bouche pour l’exécution de son dessein, le capitaine les fit un peu élargir ; et après avoir fait entrer un de ses gens dans chacun avec les armes qu’il avoit jugées nécessaires, en laissant ouvert ce qu’il avoit fait découdre, afin de leur laisser la respiration libre, il les ferma de manière qu’ils paroissoient pleins d’huile ; et pour les mieux déguiser, il les frotta par le dehors d’huile, qu’il prit du vase qui en étoit plein.

Les choses ainsi disposées, quand les mulets furent chargés des trente-sept voleurs, sans y comprendre le capitaine, chacun caché dans un des vases, et du vase qui étoit plein d’huile, leur capitaine, comme conducteur, prit le chemin de la ville, dans le temps qu’il avoit résolu, et y arriva à la brune, environ une heure après le coucher du soleil, comme il se l’étoit proposé. Il y entra, et il alla droit à la maison d’Ali Baba, dans le dessein de frapper à la porte, et de demander à y passer la nuit avec ses mulets, sous le bon plaisir du maître. Il n’eut pas la peine de frapper : il trouva Ali Baba à la porte qui prenoit le frais après le soupé. Il fit arrêter ses mulets ; et en s’adressant à Ali Baba : « Seigneur, dit-il, j’amène l’huile que vous voyez, de bien loin, pour la vendre demain au marché ; et à l’heure qu’il est, je ne sais où aller loger. Si cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaisir de me recevoir chez vous pour y passer la nuit : je vous en aurai obligation. »

Quoiqu’Ali Baba eût vu dans la forêt celui qui lui parloit, et même entendu sa voix, comment eût-il pu le reconnoître pour le capitaine des quarante voleurs, sous le déguisement d’un marchand d’huile ?

« Vous êtes le bien-venu, lui dit-il, entrez. » Et en disant ces paroles, il lui fit place pour le laisser entrer avec ses mulets, comme il le fit.

En même temps, Ali Baba appela un esclave qu’il avoit, et lui commanda, quand les mulets seroient déchargés, de les mettre non-seulement à couvert dans l’écurie, mais même de leur donner du foin et de l’orge. Il prit aussi la peine d’entrer dans la cuisine, et d’ordonner à Morgiane d’apprêter promptement à souper pour l’hôte qui venoit d’arriver, et de lui préparer un lit dans une chambre.

Ali Baba fit plus : pour faire à son hôte tout l’accueil possible, quand il vit que le capitaine des voleurs avoit déchargé ses mulets, que les mulets avoient été menés dans l’écurie, comme il l’avoit commandé, et qu’il cherchoit une place pour passer la nuit à l’air, il alla le prendre pour le faire entrer dans la salle où il recevoit son monde, en lui disant qu’il ne souffriroit pas qu’il couchât dans la cour. Le capitaine des voleurs s’en excusa fort, sous prétexte de ne vouloir pas être incommode, mais, dans le vrai, pour avoir lieu d’exécuter ce qu’il méditait avec plus de liberté ; et il ne céda aux honnêtetés d’Ali Baba qu’après de fortes instances.

Ali Baba, non content de tenir compagnie à celui qui en vouloit à sa vie, jusqu’à ce que Morgiane lui eût servi le soupé, continua de l’entretenir de plusieurs choses qu’il crut pouvoir lui faire plaisir, et il ne le quitta que quand il eut achevé le repas dont il l’avoit régalé.

« Je vous laisse le maître, lui dit-il : vous n’avez qu’à demander toutes les choses dont vous pouvez avoir besoin, il n’y a rien chez moi qui ne soit à votre service. »

Le capitaine des voleurs se leva en même temps qu’Ali Baba, et l’accompagna jusqu’à la porte ; et pendant qu’Ali Baba alla dans la cuisine pour parler à Morgiane, il entra dans la cour, sous prétexte d’aller à l’écurie voir si rien ne manquoit à ses mulets.

Ali Baba, après avoir recommandé de nouveau à Morgiane de prendre un grand soin de son hôte, et de ne le laisser manquer de rien : « Morgiane, ajouta-t-il, je t’avertis que demain je vais au bain avant le jour ; prends soin que mon linge de bain soit prêt, et de le donner à Abdalla (c’étoit le nom de son esclave), et fais-moi un bon bouillon, pour le prendre à mon retour. »

Après lui avoir donné ces ordres, il se retira pour se coucher.

Le capitaine des voleurs, cependant, à la sortie de l’écurie, alla donner à ses gens l’ordre de ce qu’ils devoient faire. En commençant depuis le premier vase jusqu’au dernier, il dit à chacun :

« Quand je jetterai de petites pierres de la chambre où l’on me loge, ne manquez pas de vous faire ouverture, en fendant le vase depuis le haut jusqu’en bas, avec le couteau dont vous êtes muni, et d’en sortir : aussitôt je serai à vous. »

Le couteau dont il parloit étoit pointu et affilé pour cet usage.

Cela fait, il revint ; et comme il se fut présenté à la porte de la cuisine, Morgiane prit de la lumière, et elle le conduisit à la chambre qu’elle lui avoit préparée, où elle le laissa après lui avoir demandé s’il avoit besoin de quelqu’autre chose. Pour ne pas donner de soupçon, il éteignit la lumière peu de temps après, et il se coucha tout habillé, prêt à se lever dès qu’il auroit fait son premier somme.

Morgiane n’oublia pas les ordres d’Ali Baba : elle prépara son linge de bain, elle en charge Abdalla qui n’étoit pas encore allé se coucher, elle met le pot au feu pour le bouillon, et pendant qu’elle écume le pot, la lampe s’éteint. Il n’y avoit plus d’huile dans la maison, et la chandelle y manquoit aussi. Que faire ? Elle a besoin cependant de voir clair pour écumer son pot ; elle en témoigne sa peine à Abdalla.

« Te voilà bien embarrassée, lui dit Abdalla ! Va prendre de l’huile dans un des vases que voilà dans la cour. »

Morgiane remercia Abdalla de l’avis, et pendant qu’il va se coucher près de la chambre d’Ali Baba, pour le suivre au bain, elle prend la cruche à l’huile et elle va dans la cour. Comme elle se fut approchée du premier vase qu’elle rencontra, le voleur qui étoit caché dedans, demanda en parlant bas : « Est-il temps ? »

Quoique le voleur eût parlé bas, Morgiane néanmoins fut frappée de la voix d’autant plus facilement, que le capitaine des voleurs, dès qu’il eut déchargé ses mulets, avoit ouvert, non-seulement ce vase, mais même tous les autres, pour donner de l’air à ses gens, qui d’ailleurs y étoient fort mal à leur aise, sans y être cependant privés de la facilité de respirer.

Toute autre esclave que Morgiane, aussi surprise qu’elle le fut, en trouvant un homme dans un vase, au lieu d’y trouver de l’huile qu’elle cherchoit, eût fait un vacarme capable de causer de grands malheurs. Mais Morgiane étoit au-dessus de ses semblables : elle comprit en un instant l’importance de garder ce secret, le danger pressant où se trouvoit Ali Baba et sa famille, et où elle se trouvoit elle-même, et la nécessité d’y apporter promptement le remède, sans faire d’éclat ; et par sa capacité elle en pénétra d’abord les moyens. Elle rentra donc en elle-même dans le moment, et sans faire paroître aucune émotion, en prenant la place du capitaine des voleurs, elle répondit à la demande, et elle dit : « Pas encore, mais bientôt. » Elle s’approcha du vase qui suivoit, et la même demande lui fut faite, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elle arriva au dernier qui étoit plein d’huile ; et, à la même demande, elle donna la même réponse.

Morgiane connut par-là que son maître Ali Baba, qui avoit cru ne donner à loger chez lui qu’à un marchand d’huile, y avoit donné entrée à trente-huit voleurs, en y comprenant le faux marchand leur capitaine. Elle remplit en diligence sa cruche d’huile, qu’elle prit du dernier vase ; elle revint dans sa cuisine, où après avoir mis de l’huile dans la lampe et l’avoir ralumée, elle prend une grande chaudière, elle retourne à la cour où elle l’emplit de l’huile du vase. Elle la rapporte, la met sur le feu, et met dessous force bois, parce que plutôt l’huile bouillira, plutôt elle aura exécuté ce qui doit contribuer au salut commun de la maison, qui ne demande pas de retardement. L’huile bout enfin, elle prend la chaudière, et elle va verser dans chaque vase assez d’huile toute bouillante, depuis le premier jusqu’au dernier, pour les étouffer et leur ôter la vie, comme elle la leur ôta.

Cette action digne du courage de Morgiane, exécutée sans bruit, comme elle l’avoit projeté, elle revient dans la cuisine avec la chaudière vuide, et ferme la porte. Elle éteint le grand feu qu’elle avoit allumé, et elle n’en laisse qu’autant qu’il en faut pour achever de faire cuire le pot du bouillon d’Ali Baba. Ensuite elle souffle la lampe, et elle demeure dans un grand silence, résolue à ne pas se coucher qu’elle n’eût observé ce qui arriveroit, par une fenêtre de la cuisine qui donnoit sur la cour, autant que l’obscurité de la nuit pouvoit le permettre.

Il n’y avoit pas encore un quart d’heure que Morgiane attendoit, quand le capitaine des voleurs s’éveilla. Il se lève, il regarde par la fenêtre qu’il ouvre ; et comme il n’aperçoit aucune lumière et qu’il voit régner un grand repos et un profond silence dans la maison, il donne le signal en jetant de petites pierres, dont plusieurs tombèrent sur les vases, comme il n’en douta point par le son qui lui en vint aux oreilles. Il prête l’oreille, et n’entend ni n’aperçoit rien qui lui fasse connoître que ses gens se mettent en mouvement. Il en est inquiet : il jette de petites pierres une seconde et une troisième fois. Elles tombent sur les vases, et cependant pas un des voleurs ne donne le moindre signe de vie, et il n’en peut comprendre la raison. Il descend dans la cour tout alarmé, avec le moins de bruit qu’il lui est possible ; il approche de même du premier vase, et quand il veut demander au voleur, qu’il croit vivant, s’il dort, il sent une odeur d’huile chaude et de brûlé, qui exhale du vase, par où il connoît que son entreprise contre Ali Baba, pour lui ôter la vie et pour piller sa maison, et pour emporter s’il pouvoit l’or qu’il avoit enlevé à sa communauté, étoit échouée. Il passe au vase qui suivoit, et à tous les autres l’un après l’autre, et il trouve que ses gens avoient péri par le même sort ; et par la diminution de l’huile dans le vase qu’il avoit apporté plein, il connut la manière dont on s’y étoit pris pour le priver du secours qu’il en attendoit. Au désespoir d’avoir manqué son coup, il enfila la porte du jardin d’Ali Baba, qui donnoit dans la cour, et de jardin en jardin, en passant par-dessus les murs, il se sauva.

Quand Morgiane n’entendit plus de bruit et qu’elle ne vit pas revenir le capitaine des voleurs, après avoir attendu quelque temps, elle ne douta pas du parti qu’il avoit pris, plutôt que de chercher à se sauver par la porte de la maison, qui étoit fermée à double tour. Satisfaite et dans une grande joie d’avoir si bien réussi à mettre toute la maison en sûreté, elle se coucha enfin, et elle s’endormit.

Ali Baba cependant sortit avant le jour, et alla au bain suivi de son esclave, sans rien savoir de l’événement étonnant qui étoit arrivé chez lui pendant qu’il dormoit, au sujet duquel Morgiane n’avoit pas jugé à propos de l’éveiller, avec d’autant plus de raison, qu’elle n’avoit pas de temps à perdre dans le temps du danger, et qu’il étoit inutile de troubler son repos, après qu’elle l’eut détourné.

Lorsqu’il revint des bains, et qu’il rentra chez lui, le soleil étoit levé. Ali Baba fut si surpris de voir encore les vases d’huile dans leur place, et que le marchand ne se fût pas rendu au marché avec ses mulets, qu’il en demanda la raison à Morgiane qui lui étoit venue ouvrir, et qui avoit laissé toutes choses dans l’état où il les voyoit, pour lui en donner le spectacle, et lui expliquer plus sensiblement ce qu’elle avoit fait pour sa conservation.

« Mon bon maître, dit Morgiane en répondant à Ali Baba, Dieu vous conserve, vous et toute votre maison ! Vous apprendrez mieux ce que vous desirez de savoir, quand vous aurez vu ce que j’ai à vous faire voir : prenez la peine de venir avec moi. »

Ali Baba suivit Morgiane. Quand elle eut fermé la porte, elle le mena au premier vase : « Regardez dans le vase, lui dit-elle, et voyez s’il y a de l’huile. »

Ali Baba regarda ; et comme il eut vu un homme dans le vase, il se retira en arrière tout effrayé, avec un grand cri.

« Ne craignez rien, lui dit Morgiane, l’homme que vous voyez ne vous fera pas de mal ; il en a fait, mais il n’est plus en état d’en faire, ni à vous, ni à personne : il n’a plus de vie. »

« Morgiane, s’écria Ali Baba, que veut dire ce que tu viens de me faire voir ? Explique-le-moi. »

« Je vous l’expliquerai, dit Morgiane ; mais modérez votre étonnement, et n’éveillez pas la curiosité des voisins d’avoir connoissance d’une chose qu’il est très-important que vous teniez cachée. Voyez auparavant tous les autres vases. »

Ali Baba regarda dans les autres vases l’un après l’autre, depuis le premier jusqu’au dernier ou il y avoit de l’huile, dont il remarqua que l’huile étoit notablement diminuée ; et quand il eut fait, il demeura comme immobile, tantôt en jetant les yeux sur les vases, tantôt en regardant Morgiane, sans dire mot, tant la surprise où il étoit étoit grande ! À la fin, comme si la parole lui fut revenue : « Et le marchand, demanda-t-il, qu’est-il devenu ? »

«Le marchand, répondit Morgiane, est aussi peu marchand que je suis marchande. Je vous dirai qui il est, et ce qu’il est devenu. Mais vous apprendrez toute l’histoire plus commodément dans votre chambre ; car il est temps, pour le bien de votre santé, que vous preniez un bouillon après être sorti du bain. »

Pendant qu’Ali Baba se rendit dans sa chambre, Morgiane alla à la cuisine prendre le bouillon ; elle le lui apporta, et avant de le prendre, Ali Baba lui dit :

« Commence toujours à satisfaire l’impatience où je suis, et raconte-moi une histoire si étrange, avec toutes ses circonstances. »

Morgiane, pour obéir à Ali Baba, lui dit :

« Seigneur, hier au soir, quand vous vous fûtes retiré pour vous coucher, je préparai votre linge de bain, comme vous veniez de me le commander, et j’en chargeai Abdalla. Ensuite je mis le pot au feu pour le bouillon ; et comme je l’écumois, la lampe, faute d’huile, s’éteignit tout-à-coup, et il n’y en avoit pas une goutte dans la cruche. Je cherchai quelques bouts de chandelle, et je n’en trouvai pas un. Abdalla, qui me vit embarrassée, me fit souvenir des vases pleins d’huile qui étoient dans la cour, comme il n’en doutoit pas non plus que moi, et comme vous l’avez cru vous-même. Je pris la cruche et je courus au vase le plus voisin. Mais comme je fus près du vase, il en sortit une voix qui me demanda : « Est-il temps ? » Je ne m’effrayai pas ; mais en comprenant sur le champ la malice du faux marchand, je répondis sans hésiter : « Pas encore, mais bientôt. » Je passai au vase qui suivoit ; et une autre voix me fit la même demande, à laquelle je répondis de même. J’allai aux autres vases l’un après l’autre : à pareille demande, pareille réponse, et je ne trouvai de l’huile que dans le dernier vase, dont j’emplis la cruche. Quand j’eus considéré qu’il y avoit trente-sept voleurs au milieu de votre cour, qui n’attendoient que le signal ou que le commandement de leur chef, que vous avez pris pour un marchand, et à qui vous aviez fait un si grand accueil, au point de mettre toute la maison en combustion, je ne perdis pas de temps, je rapportai la cruche, j’allumai la lampe ; et après avoir pris la chaudière la plus grande de la cuisine, j’allai l’emplir d’huile. Je la mis sur le feu, et quand elle fut bien bouillante, j’en allai verser dans chaque vase où étoient les voleurs, autant qu’il en fallut pour les empêcher tous d’exécuter le pernicieux dessein qui les avoit amenés. La chose ainsi terminée de la manière que je l’avois méditée, je revins dans la cuisine, j’éteignis la lampe ; et avant que je me couchasse, je me mis à examiner tranquillement par la fenêtre quel parti prendroit le faux marchand d’huile. Au bout de quelque temps, j’entendis que pour signal il jeta de sa fenêtre de petites pierres qui tombèrent sur les vases. Il en jeta une seconde et une troisième fois ; et comme il n’aperçut ou n’entendit aucun mouvement, il descendit ; et je le vis aller de vase en vase jusqu’au dernier ; après quoi l’obscurité de la nuit fit que je le perdis de vue. J’observai encore quelque temps ; et comme je vis qu’il ne revenoit pas, je ne doutai pas qu’il ne se fût sauvé par le jardin, désespéré d’avoir si mal réussi. Ainsi, persuadée que la maison étoit en sûreté, je me couchai. »

En achevant, Morgiane ajouta :

« Voilà quelle est l’histoire que vous m’avez demandée, et je suis convaincue que c’est la suite d’une observation que j’avois faite depuis deux ou trois jours, dont je n’avois pas cru devoir vous entretenir, qui est qu’une fois en revenant de la ville de bon matin, j’aperçus que la porte de la rue étoit marquée de blanc, et le jour d’après de rouge, après la marque blanche, et que chaque fois, sans savoir à quel dessein cela pouvoit avoit été fait, j’avois marqué de même et au même endroit, deux ou trois portes de nos voisins, au-dessus et au-dessous. Si vous joignez cela avec ce qui vient d’arriver, vous trouverez que le tout a été machiné par les voleurs de la forêt, dont je ne sais pourquoi la troupe est diminuée de deux. Quoi qu’il en soit, la voilà réduite à trois au plus. Cela fait voir qu’ils avoient juré votre perte, et qu’il est bon que vous vous teniez sur vos gardes, tant qu’il sera certain qu’il en restera quelqu’un au monde. Quant à moi, je n’oublierai rien pour veiller à votre conservation comme j’y suis obligée. »

Quand Morgiane eut achevé, Ali Baba pénétré de la grande obligation qu’il lui avoit, lui dit :

« Je ne mourrai pas que je ne t’aye récompensée, comme tu le mérites. Je te dois la vie ; et pour commencer à t’en donner une marque de reconnoissance, je te donne la liberté dès-à-présent, en attendant que j’y mette le comble de la manière que je me le propose. Je suis persuadé avec toi que les quarante voleurs m’ont dressé ces embûches. Dieu m’a délivré par ton moyen. J’espère qu’il continuera de me préserver de leur méchanceté, et qu’en achevant de la détourner de ma tête, il délivrera le monde de leur persécution et de leur engeance maudite. Ce que nous avons à faire, c’est d’enterrer incessamment les corps de cette peste du genre humain, avec un si grand secret, que personne ne puisse rien soupçonner de leur destinée ; et c’est à quoi je vais travailler avec Abdalla. »

Le jardin d’Ali Baba étoit d’une grande longueur, terminé par de grands arbres. Sans différer, il alla sous ces arbres avec son esclave, creuser une fosse longue et large à proportion des corps qu’ils avoient à y enterrer. Le terrain étoit aisé à remuer, et ils ne mirent pas un long-temps à l’achever. Ils tirèrent les corps hors des vases, et ils mirent à part les armes dont les voleurs s’étoient munis. Ils transportèrent ces corps au bout du jardin, et ils les arrangèrent dans la fosse ; et après les avoir couverts de la terre qu’ils en avoient tirée, ils dispersèrent ce qui en restoit aux environs, de manière que le terrain parut égal comme auparavant. Ali Baba fit cacher soigneusement les vases à l’huile et les armes ; et quant aux mulets, dont il n’avoit pas besoin pour lors, il les envoya au marché à différentes fois, où il les fit vendre par son esclave.

Pendant qu’Ali Baba prenoit toutes ces mesures pour ôter à la connoissance du public par quel moyen il étoit devenu riche en peu de temps, le capitaine des quarante voleurs étoit retourné à la forêt avec une mortification inconcevable ; et dans l’agitation, ou plutôt dans la confusion où il étoit d’un succès si malheureux et si contraire à ce qu’il s’étoit promis, il étoit rentré dans la grotte, sans avoir pu s’arrêter à aucune résolution dans le chemin sur ce qu’il devoit faire ou ne pas faire à Ali Baba.

La solitude où il se trouva dans cette sombre demeure, lui parut affreuse.

« Braves gens, s’écria-t-il, compagnons de mes veilles, de mes courses et de mes travaux, où êtes-vous ? Que puis-je faire sans vous ? Vous avois-je assemblés et choisis pour vous voir périr tous à la fois par une destinée si fatale et si indigne de votre courage ? Je vous regretterois moins si vous étiez morts le sabre à la main en vaillans hommes. Quand aurai-je fait une autre troupe de gens de main comme vous ? Et quand je le voudrois, pourrois-je l’entreprendre, et ne pas exposer tant d’or, tant d’argent, tant de richesses à la proie de celui qui s’est déjà enrichi d’une partie ? Je ne puis et je ne dois y songer, qu’auparavant je ne lui aie ôté la vie. Ce que je n’ai pu faire avec un secours si puissant, je le ferai moi seul ; et quand j’aurai pourvu de la sorte à ce que ce trésor ne soit plus exposé au pillage, je travaillerai à faire en sorte qu’il ne demeure ni sans successeurs ni sans maître après moi, qu’il se conserve et qu’il s’augmente dans toute la postérité. »

Cette résolution prise, il ne fut pas embarrassé à chercher les moyens de l’exécuter ; et alors plein d’espérance, et l’esprit tranquille, il s’endormit, et passa la nuit assez paisiblement.

Le lendemain, le capitaine des voleurs éveillé de grand matin, comme il se l’étoit proposé, prit un habit fort propre, conformément au dessein qu’il avoit médité, et il vint à la ville, où il prit un logement dans un khan ; et comme il s’attendoit que ce qui s’étoit passé chez Ali Baba, pouvoit avoir fait de l’éclat, il demanda au concierge, par manière d’entretien, s’il y avoit quelque chose de nouveau dans la ville, sur quoi le concierge parla de toute autre chose que de ce qu’il lui importoit de savoir. Il jugea de là que la raison pourquoi Ali Baba gardoit un si grand secret, venoit de ce qu’il ne vouloit pas que la connoissance qu’il avoit du trésor, et du moyen d’y entrer, fût divulguée, et de ce qu’il n’ignoroit pas que c’étoit pour ce sujet qu’on en vouloit à sa vie. Cela l’anima davantage à ne rien négliger pour se défaire de lui par la même voie du secret.

Le capitaine des voleurs se pourvut d’un cheval, dont il se servit pour transporter à son logement plusieurs sortes de riches étoffes et de toiles fines, en faisant plusieurs voyages à la forêt avec les précautions nécessaires pour cacher le lieu où il les alloit prendre. Pour débiter ces marchandises, quand il en eut amassé ce qu’il avoit jugé à propos, il chercha une boutique. Il en trouva une ; et après l’avoir prise à louage du propriétaire, il la garnit, et il s’y établit. La boutique qui se trouva vis-à-vis de la sienne, étoit celle qui avoit appartenu à Cassim, et qui étoit occupée par le fils d’Ali Baba, il n’y avoit pas long-temps.

Le capitaine des voleurs qui avoit pris le nom de Cogia Houssain, comme nouveau venu, ne manqua pas de faire civilité aux marchands ses voisins, selon la coutume. Mais comme le fils d’Ali Baba étoit jeune, bien fait, qu’il ne manquoit pas d’esprit, et qu’il avoit occasion plus souvent de lui parler et de s’entretenir avec lui qu’avec les autres, il eut bientôt fait amitié avec lui. Il s’attacha même à le cultiver plus fortement et plus assidûment, quand trois ou quatre jours après son établissement, il eut reconnu Ali Baba qui vint voir son fils, qui s’arrêta à s’entretenir avec lui, comme il avoit coutume de le faire de temps en temps, et qu’il eut appris du fils, après qu’Ali Baba l’eut quitté, que c’étoit son père. Il augmenta ses empressemens auprès de lui, il le caressa, il lui fit de petits présens, il le régala même, et il lui donna plusieurs fois à manger.

Le fils d’Ali Baba ne voulut pas avoir tant d’obligation à Cogia Houssain sans lui rendre la pareille. Mais il étoit logé étroitement, et il n’avoit pas la même commodité que lui pour le régaler comme il le souhaitoit. Il parla de son dessein à Ali Baba son père, en lui faisant remarquer qu’il ne seroit pas séant qu’il demeurât plus long-temps sans reconnoître les honnêtetés de Cogia Houssain.

Ali Baba se chargea du régal avec plaisir.

« Mon fils, dit-il, il est demain vendredi ; comme c’est un jour que les gros marchands, comme Cogia Houssain et comme vous, tiennent leurs boutiques fermées, faites avec lui une partie de promenade pour l’après-dînée, et en revenant faites en sorte que vous le fassiez passer par chez moi et que vous le fassiez entrer. Il sera mieux que la chose se fasse de la sorte, que si vous l’invitiez dans les formes. Je vais ordonner à Morgiane de faire le soupé, et de le tenir prêt. »

Le vendredi, le fils d’Ali Baba et Cogia Houssain se trouvèrent l’après-dîné au rendez-vous qu’ils s’étoient donné, et ils firent leur promenade. En revenant, comme le fils d’Ali Baba avoit affecté de faire passer Cogia Houssain par la rue où demeuroit son père, quand ils furent arrivés devant la porte de la maison, il l’arrêta, et en frappant : « C’est, lui dit-il, la maison de mon père, lequel sur le récit que je lui ai fait de l’amitié dont vous m’honorez, m’a chargé de lui procurer l’honneur de votre connoissance. Je vous prie d’ajouter ce plaisir à tous les autres dont je vous suis redevable. »

Quoique Cogia Houssain fût arrivé au but qu’il s’étoit proposé, qui étoit d’avoir entrée chez Ali Baba, et de lui ôter la vie, sans hasarder la sienne, en ne faisant pas d’éclat, il ne laissa pas néanmoins de s’excuser, et de faire semblant de prendre congé du fils ; mais comme l’esclave d’Ali Baba venoit d’ouvrir, le fils le prit obligeamment par la main, et en entrant le premier, il le tira et le força en quelque manière d’entrer, comme malgré lui.

Ali Baba reçut Cogia Houssain avec un visage ouvert, et avec le bon accueil qu’il pouvoit souhaiter. Il le remercia des bontés qu’il avoit pour son fils. « L’obligation qu’il vous en a, et que je vous en ai moi-même, ajouta-t-il, est d’autant plus grande, que c’est un jeune homme qui n’a pas encore l’usage du monde, et que vous ne dédaignez pas de contribuer à le former. »

Cogia Houssain rendit compliment pour compliment à Ali Baba, en lui assurant que si son fils n’avoit pas encore acquis l’expérience de certains vieillards, il avoit un bon sens qui lui tenoit lieu de l’expérience d’une infinité d’autres.

Après un entretien de peu de durée sur d’autres sujets indifférens, Cogia Houssain voulut prendre congé. Ali Baba l’arrêta.

« Seigneur, dit-il, où voulez-vous aller ? Je vous prie de me faire l’honneur de souper avec moi. Le repas que je veux vous donner est beaucoup au-dessous de ce que vous méritez ; mais, tel qu’il est, j’espère que vous l’agréerez d’aussi bon cœur que j’ai intention de vous le donner. »

« Seigneur Ali Baba, reprit Cogia Houssain, je suis très-persuadé de votre bon cœur ; et si je vous demande en grâce de ne pas trouver mauvais que je me retire sans accepter l’offre obligeante que vous me faites, je vous supplie de croire que je ne le fais ni par mépris, ni par incivilité, mais parce que j’en ai une raison que vous approuveriez si elle vous étoit connue. »

« Et quelle peut être cette raison, Seigneur, reprit Ali Baba ? Peut-on vous la demander ? »

« Je puis la dire, répliqua Cogia Houssain : c’est que je ne mange ni viande, ni ragoût où il y ait du sel ; jugez vous-même de la contenance que je ferois à votre table. »

« Si vous n’avez que cette raison, insista Ali Baba, elle ne doit pas me priver de l’honneur de vous posséder à souper, à moins que vous ne le vouliez autrement. Premièrement, il n’y a pas de sel dans le pain que l’on mange chez moi ; et quant à la viande et aux ragoûts, je vous promets qu’il n’y en aura pas dans ce qui sera servi devant vous, je vais y donner ordre. Ainsi faites-moi la grâce de demeurer, je reviens à vous dans un moment. »

Ali Baba alla à la cuisine, et il ordonna à Morgiane de ne pas mettre du sel sur la viande qu’elle avoit à servir, et de préparer promptement deux ou trois ragoûts, entre ceux qu’il lui avoit commandés, où il n’y eût pas de sel.

Morgiane qui étoit prête à servir, ne put s’empêcher de témoigner son mécontentement sur ce nouvel ordre, et de s’en expliquer à Ali Baba.

« Qui est donc, dit-elle, cet homme si difficile qui ne mange pas de sel ? Votre soupé ne sera plus bon à manger si je le sers plus tard. »

« Ne te fâche pas, Morgiane, reprit Ali Baba, c’est un honnête homme. Fais ce que je te dis. »

Morgiane obéit, mais à contre-cœur. Elle eut la curiosité de connoître cet homme qui ne mangeoit pas de sel. Quand elle eut achevé, et qu’Abdalla eut préparé la table, elle l’aida à porter les plats. En regardant Cogia Houssain, elle le reconnut d’abord pour le capitaine des voleurs, malgré son déguisement ; et en l’examinant avec attention, elle aperçut qu’il avoit un poignard caché sous son habit.

« Je ne m’étonne plus, dit-elle en elle-même, que le scélérat ne veuille pas manger de sel avec mon maître : c’est son plus fier ennemi, il veut l’assassiner ; mais je l’en empêcherai. »

Quand Morgiane eut achevé de servir, ou de faire servir par Abdalla, elle prit le temps pendant que l’on soupoit, et fit les préparatifs nécessaires pour l’exécution d’un coup des plus hardis ; et elle venoit d’achever lors qu’Abdalla vint l’avertir qu’il étoit temps de servir le fruit. Elle porta le fruit ; et dès qu’Abdalla eut levé ce qui étoit sur la table, elle le servit. Ensuite elle posa près d’Ali Baba une petite table sur laquelle elle mit le vin avec trois tasses ; et en sortant elle emmena Abdalla avec elle, comme pour aller souper ensemble, et donner à Ali Baba, selon la coutume, la liberté de s’entretenir et de se réjouir agréablement avec son hôte, et de le faire bien boire.

Alors, le faux Cogia Houssain, ou plutôt le capitaine des quarante voleurs, crut que l’occasion favorable pour ôter la vie à Ali Baba étoit venue.

« Je vais, dit-il en lui-même, faire enivrer le père et le fils ; et le fils, à qui je veux bien donner la vie, ne m’empêchera pas d’enfoncer le poignard dans le cœur du père, et je me sauverai par le jardin, comme je l’ai déjà fait, pendant que la cuisinière et l’esclave n’auront pas encore achevé de souper ou seront endormis dans la cuisine. »

Au lieu de souper, Morgiane qui avoit pénétré dans l’intention du faux Cogia Houssain, ne lui donna pas le temps de venir à l’exécution de sa méchanceté. Elle s’habilla d’un habit de danseuse fort propre, prit une coiffure convenable, et se ceignit d’une ceinture d’argent doré, où elle attacha un poignard, dont la gaine et le manche étoient de même métal ; et avec cela elle appliqua un fort beau masque sur son visage. Quand elle se fut déguisée de la sorte, elle dit à Abdalla :

« Abdalla, prends ton tambour de basque, et allons donner à l’hôte de notre maître, et ami de son fils, le divertissemment que nous lui donnons quelquefois. »

Abdalla prend le tambour de basque ; il commence à en jouer en marchant devant Morgiane, et il entre dans la salle. Morgiane en entrant après lui, fait une profonde révérence d’un air délibéré et à se faire regarder, comme en demandant la permission de faire voir ce qu’elle savoit faire.

Comme Abdalla vit qu’Ali Baba vouloit parler, il cessa de toucher le tambour de basque.

« Entre, Morgiane, entre, dit Ali Baba : Cogia Houssain jugera de quoi tu es capable, et il nous dira ce qu’il en pensera. Au moins, Seigneur, dit-il à Cogia Houssain en se tournant de son côté, ne croyez pas que je me mette en dépense pour vous donner ce divertissement. Je le trouve chez moi, et vous voyez que ce sont mon esclave, et ma cuisinière et dépensière en même temps, qui me le donnent. J’espère que vous ne le trouverez pas désagréable. »

Cogia Houssain ne s’attendoit pas qu’Ali Baba dût ajouter ce divertissement au soupé qu’il lui donnoit. Cela lui fit craindre de ne pouvoir pas profiter de l’occasion qu’il croyoit avoir trouvée. Au cas que cela arrivât, il se consola par l’espérance de la retrouver en continuant de ménager l’amitié du père et du fils. Ainsi, quoiqu’il eût mieux aimé qu’Ali Baba eût bien voulu ne le lui pas donner, il fit semblant néanmoins de lui en avoir obligation, et il eut la complaisance de lui témoigner que ce qui lui faisoit plaisir ne pourroit pas manquer de lui en faire aussi.

Quand Abdalla vit qu’Ali Baba et Cogia Houssain avoient cessé de parler, il recommença à toucher son tambour de basque et l’accompagna de sa voix sur un air à danser ; et Morgiane qui ne le cédoit à aucune danseuse de profession, dansa d’une manière à se faire admirer, même de toute autre compagnie que celle à laquelle elle donnoit ce spectacle, dont il n’y avoit peut-être que le faux Cogia Houssain qui y donnât peu d’attention.

Après avoir dansé plusieurs danses avec le même agrément et de la même force, elle tira enfin le poignard ; et en le tenant à la main elle en dansa une dans laquelle elle se surpassa par les figures différentes, par les mouvemens légers, par les sauts surprenans, et par les efforts merveilleux dont elle les accompagna, tantôt en présentant le poignard en avant, comme pour frapper, tantôt en faisant semblant de s’en frapper elle-même dans le sein.

Comme hors d’haleine enfin, elle arracha le tambour de basque des mains d’Abdalla, de la main gauche, et en tenant le poignard de la droite, elle alla présenter le tambour de basque par le creux à Ali Baba, à l’imitation des danseurs et danseuses de profession, qui en usent ainsi pour solliciter la libéralité de leurs spectateurs.

Ali Baba jeta une pièce d’or dans le tambour de basque de Morgiane. Morgiane s’adressa ensuite au fils d’Ali Baba, qui suivit l’exemple de son père. Cogia Houssain qui vit qu’elle alloit venir aussi à lui, avoit déjà tiré la bourse de son sein pour lui faire son présent, et il y mettoit la main, dans le moment que Morgiane, avec un courage digne de la fermeté et de la résolution qu’elle avoit montrées jusqu’alors, lui enfonça le poignard au milieu du cœur, si avant qu’elle ne le retira qu’après lui avoir ôté la vie.

Ali Baba et son fils épouvantés de cette action, poussèrent un grand cri : « Ah, malheureuse, s’écria Ali Baba, qu’as-tu fait ? Est-ce pour nous perdre, moi et ma famille ? »

« Ce n’est pas vous perdre, répondit Morgiane : je l’ai fait pour votre conservation. »

Alors en ouvrant la robe de Cogia Houssain, et en montrant à Ali Baba le poignard dont il étoit armé : « Voyez, dit-elle, à quel fier ennemi vous aviez affaire, et regardez-le bien au visage : vous y reconnoîtrez le faux marchand d’huile, et le capitaine des quarante voleurs ! Ne considérez-vous pas aussi qu’il n’a pas voulu manger de sel avec vous ? En voulez-vous davantage pour vous persuader de son dessein pernicieux ? Avant que je l’eusse vu, le soupçon m’en étoit venu, du moment que vous m’avez fait connoître que vous aviez un tel convive. Je l’ai vu, et vous voyez que mon soupçon n’étoit pas mal fondé. »

Ali Baba qui connut la nouvelle obligation qu’il avoit à Morgiane de lui avoir conservé la vie une seconde fois, l’embrassa.

« Morgiane, dit-il, je t’ai donné la liberté, et alors je t’ai promis que ma reconnoissance n’en demeureroit pas là, et que bientôt j’y mettrois le comble. Ce temps est venu, et je te fais ma belle-fille. »

Et en s’adressant à son fils : « Mon fils, ajouta Ali Baba, je vous crois assez bon fils, pour ne pas trouver étrange que je vous donne Morgiane pour femme sans vous consulter. Vous ne lui avez pas moins d’obligation que moi. Vous voyez que Cogia Houssain n’avoit recherché votre amitié que dans le dessein de mieux réussir à m’arracher la vie par sa trahison ; et s’il y eût réussi, vous ne devez pas douter qu’il ne vous eût sacrifié aussi à sa vengeance. Considérez de plus qu’en épousant Morgiane, vous épousez le soutien de ma famille, tant que je vivrai, et l’appui de la vôtre jusqu’à la fin de vos jours. »

Le fils, bien loin de témoigner aucun mécontentement, marqua qu’il consentoit à ce mariage, non-seulement par ce qu’il ne vouloit pas désobéir à son père, mais même parce qu’il y étoit porté par sa propre inclination.

On songea ensuite dans la maison d’Ali Baba à enterrer le corps du capitaine, auprès de ceux des quarante voleurs ; et cela se fit si secrètement, qu’on n’en eut connoissance qu’après de longues années, lorsque personne ne se trouvoit plus intéressé dans la publication de cette histoire mémorable.

Peu de jours après, Ali Baba célébra les noces de son fils et de Morgiane avec grande solennité, et par un festin somptueux, accompagné de danses, de spectacles et des divertissemens accoutumés ; et il eut la satisfaction de voir que ses amis et ses voisins, qu’il avoit invités, sans avoir connoissance des vrais motifs du mariage, mais qui d’ailleurs n’ignoroient pas les belles et bonnes qualités de Morgiane, le louèrent hautement de sa générosité et de son bon cœur.

Après le mariage, Ali Baba qui s’étoit abstenu de retourner à la grotte depuis qu’il en avoit tiré et rapporté le corps de son frère Cassim sur un de ses trois ânes, avec l’or dont il les avoit chargés, par la crainte d’y trouver les voleurs ou d’y être surpris, s’en abstint encore après la mort des trente-huit voleurs, en y comprenant leur capitaine, parce qu’il supposa que les deux autres, dont le destin ne lui étoit pas connu, étoient encore vivans.

Mais au bout d’un an, comme il eut vu qu’il ne s’étoit fait aucune entreprise pour l’inquiéter, la curiosité le prit d’y faire un voyage, en prenant les précautions nécessaires pour sa sûreté. Il monta à cheval ; et quand il fut arrivé près de la grotte, il prit un bon augure de ce qu’il n’aperçut aucun vestige ni d’hommes ni de chevaux. Il mit pied à terre, il attacha son cheval, et en se présentant devant la porte, il prononça ces paroles : Sésame, ouvre-toi, qu’il n’avoit pas oubliées. La porte s’ouvrit ; il entra, et l’état où il trouva toutes choses dans la grotte, lui fit juger que personne n’y étoit entré depuis environ le temps que le faux Cogia Houssain étoit venu lever boutique dans la ville, et ainsi, que la troupe des quarante voleurs étoit entièrement dissipée et exterminée depuis ce temps-là. Il ne douta plus qu’il ne fût le seul au monde qui eût le secret de faire ouvrir la grotte, et que le trésor qu’elle enfermoit étoit à sa disposition. Il s’étoit muni d’une valise ; il la remplit d’autant d’or que son cheval en put porter, et il revint à la ville.

Depuis ce temps-là, Ali Baba, son fils qu’il mena à la grotte, et à qui il enseigna le secret pour y entrer, et après eux leur postérité à laquelle ils firent passer le même secret, en profitant de leur fortune avec modération, vécurent dans une grande splendeur, et honorés des premières dignités de la ville.


Après avoir achevé de raconter cette histoire au sultan Schahriar, Scheherazade qui vit qu’il n’étoit pas encore jour, commença de lui faire le récit de celle que nous allons voir :

FIN DU TOME SIXIÈME.

Notes
  1. Espèce d’huissiers.
  2. Cheval de cette partie de la côte d’Afrique, qu’on appelle la Barbarie.
  3. Du thé.
  4. Goule, ou Goul : ce sont, suivant la religion Mahométane, des espèces des larves, qui répondent aux Empuses des anciens, et qui n’en diffèrent qu’en ce que ces derniers étoient toujours du sexe féminin.

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Cet ouvrage a été publié le 25 avril 2024 à 04 h 34 (UTC).

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