LMUN/Tome VIII

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LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME HUITIÈME.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME HUITIÈME.



Préface du traducteur de la continuation des Mille et une Nuits 
 v
Nouvelles aventures du calife Haroun Alraschild, ou histoire de la petite fille de Chosroès Anousschirvan 
 6
Le Bimaristan, ou histoire du jeune marchand de Bagdad et de la dame inconnue 
 79
Le médecin et le jeune traiteur de Bagdad 
 130
Histoire du sage Hicar 
 167
Histoire du roi Azadbakht, ou des dix visirs 
 221
Histoire du marchand devenu malheureux 
 244
Histoire du marchand imprudent et de ses deux enfans 
 259
Histoire d’Abousaber, ou de l’homme patient 
 276
Histoire du prince Behezad 
 293
Histoire du roi Dadbin, ou de la vertueuse Aroua 
 305
Histoire du roi Bakhtzeman 
 325
Histoire du roi Khadidan 
 331
Histoire du roi Beherkerd 
 340
Histoire du roi Hanschah et d’Abouteman 
 353
Histoire du roi Ibrahim et de son fils 
 375
Histoire de Soleïman-schah 
 400
Histoire de l’esclave sauvé du supplice 
 447
fin de la table.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR
DE LA CONTINUATION
DES MILLE ET UNE NUITS.


Avant de parler de la continuation des Mille et une Nuits qu’on publie aujourd’hui, il est nécessaire de dire quelque chose de l’original arabe, et de la partie déjà traduite par M. Galland.

Les manuscrits complets des Mille et une Nuits sont rares, non-seulement en Europe, mais même en Orient ; et tous ne se ressemblent pas exactement. La Bibliothèque Impériale de Paris possède deux exemplaires des Mille et une Nuits, qui sont tous deux fort incomplets.

Le premier de ces exemplaires, composé de trois volumes petits in-4°. d’environ 140 pages chacun, qui ont appartenu à M. Galland, ne contient que 282 Nuits, et finit peu après le commencement de l’histoire du prince Camaralzaman, placée ici à la suite de l’histoire de Noureddin et de Beder. Ainsi, ces trois volumes, dans lesquels ne se trouve pas l’histoire des voyages de Sindbad, ne renferment guère que la moitié de ce qui a été traduit par M. Galland. Cet exemplaire n’en est pas pour cela moins précieux. Le style en est bien plus correct et plus élégant que celui des autres manuscrits des Mille et une Nuits que j’ai lus, ou dont on a publié des morceaux ; et la différence à cet égard est si grande, que beaucoup d’Arabes n’entendent pas ce manuscrit. Les histoires y sont aussi plus étendues et plus détaillées.

Il paroît assez clairement par-là, 1o. que ce manuscrit renferme le texte original de l’ouvrage, texte qui a été altéré et corrompu dans les manuscrits plus modernes[1] : 2o. que l’âge de ce manuscrit se rapproche beaucoup du temps où l’ouvrage a été composé ; et comme le caractère de l’écriture paroît avoir plus de deux cents ans d’antiquité, on pourroit, d’après ces seules données, penser avec assez de probabilité que l’ouvrage a été composé dans le milieu du seizième siècle ; mais une note qui se trouve dans un de ces volumes lève tous les doutes à cet égard, et nous fait connoître avec certitude, et l’âge du manuscrit, et le temps où l’ouvrage a été composé. Par le contenu de cette note, on voit qu’elle a été écrite du temps même de l’auteur. Or, cette note est datée de l’an 955 de l’hégire[2], dont le commencement tombe au 10 février 1548 de l’ère vulgaire ; d’où il suit que l’idée des Mille et une Nuits ne remonte pas beaucoup au-delà de cette époque.

Le second exemplaire des Mille et une Nuits de la Bibliothèque Impériale est en un seul volume in-f°. d’environ 800 pages. Il est divisé en plusieurs parties. La 28e, qui finit avec la Nuit 905, est suivie d’une autre partie, cotée 29e, mais qui finit à la Nuit 870 ; ce qui fait voir que cette partie doit être placée avant la précédente. Ce manuscrit, au reste, est très-imparfait, et ne renferme pas toutes les parties qu’il semble renfermer : les parties 12e, 15e, 16e, 18e, 20e, 21e, 22e, 23e, 25e, 27e manquent entièrement ; les Nuits ne sont pas cotées dans des endroits, et le sont fort mal dans d’autres ; il y a souvent des lacunes ; et les dernières parties, depuis la 17e, ne contiennent que des répétitions des histoires précédentes, quelques historiettes et des fragmens de contes tirés de divers ouvrages, tels que les Fables de bidpaï, l’Histoire des dix Visirs, etc. Les premières parties renferment d’abord les mêmes histoire que les trois volumes manuscrits qui ont appartenu à M. Galland ; les histoires qui viennent ensuite, se retrouvent plus complètes dans les trois manuscrits dont je vais parler[3].

M. de ***, savant orientaliste a fait venir d’Égypte, en 1804, lorsqu’il étoit à Constantinople, un manuscrits des Mille et une Nuits très-complet, dont il a envoyé la notice à M. de Sacy, membre de l’Institut national, qui me l’a communiquée. M. de *** assure que son manuscrit est entièrement conforme à un autre envoyé pareillement d’Égypte à M. d’Italinski, ministre de Russie à Constantinople. Je vois par la notice du manuscrit de M. de ***, qu’il ressemble parfaitement à un autre qui a été rapporté de l’expédition d’Égypte, et dont je suis actuellement possesseur[4].

La ressemblance de ces trois manuscrits, m’autorise à croire que l’édition des Mille et une Nuits qu’ils renferment, est aujourd’hui la plus commune, et peut-être la seule au moins en Égypte. J’aurois pu même penser qu’il n’y avoit pas en Orient d’autre édition de cet ouvrage, si le manuscrit dont il me reste à parler n’en présentoit une qui paroît fort différente, au moins dans les dernières parties.

M. Scott, savant anglais, connu par plusieurs ouvrages traduits de l’arabe et du persan, possède un manuscrit des Mille et une Nuit qui a appartenu au docteur White d’Oxford. Ce manuscrit, qui est en sept volumes, renferme, dit-on, l’ouvrage entier, sauf une lacune de 140 Nuits, depuis la 166e jusqu’à la 306e. D’après la notice insérée dans l’ouvrage intitulé Oriental Collections, de M. Ousely, il semble que la plupart des contes du troisième volume et des suivans, ne sont pas les mêmes que ceux qui se trouvent dans les trois manuscrits d’Égypte dont je viens de parler.

Cette différence, qui commence vers le quart environ de l’ouvrage entier, et après l’histoire de Camaralzaman, me fait penser que le premier auteur ou compilateur de ces contes, qui est encore inconnu, n’avoit pas été plus loin, et qu’ils ont été continués ensuite, et achevés par différentes mains, et avec différens matériaux. Plusieurs raisons viennent à l’appui de cette conjecture. Les histoires qui composent les dernières parties des Mille et une Nuits dans les manuscrits arabes, sont entremêlées d’anecdotes, d’historiettes, de fables, qui ne ressemblent point au reste de l’ouvrage, et ont l’air de pièces de rapport, de morceaux de remplissage. Parmi les histoires plus étendues, plusieurs paroissent avoir formé d’abord des ouvrages séparés. Telle est l’histoire des voyages de Sindbad, divisée originairement en sept chapitres, qui renferment chacun le récit d’un voyage, et que M. Galland a divisé en vingt et une Nuits, en l’assujettissant à un nouveau cadre[5]. Cette histoire se trouve, à la vérité, dans les trois manuscrits d’Égypte dont j’ai parlé ; mais elle ne se trouve, ni dans les trois volumes des Mille et une Nuits qui ont appartenu à M. Galland, ni dans le manuscrit de M. Scott : ce qui a fait penser à ce dernier qu’elle n’étoit pas des Mille et une Nuits, et qu’elle avoit été insérée par M. Galland. On peut encore regarder comme un ouvrage séparé, emprunté pour compléter celui des Mille et une Nuits, l’histoire des sept visirs, renfermée dans le manuscrit de M. Scott, et dans les trois manuscrits d’Égypte.

Quant à la première partie de l’ouvrage, qui paroît être originale, du moins par rapport aux autres, je crois que l’aventure des deux frères Schahriar et Schahzenan, doit être encore distinguée des contes qui la suivent, dont plusieurs, peut-être même le plus grand nombre, peuvent bien ne pas appartenir entièrement à l’auteur qui s’est plu à nous tracer l’histoire préliminaire. Cette histoire, au reste, ressemble trop à celle de Joconde et du roi de Lombardie dans l’Arioste, pour ne pas croire que l’une a servi de modèle à l’autre. Mais si l’auteur arabe, comme l’époque à laquelle il a écrit pourroit le faire soupçonner, a emprunté du poète italien le fonds de cette plaisanterie, il faut convenir qu’il l’a poussée beaucoup plus loin. La fiction de ce génie, de cet être supérieur à l’espèce humaine, et soumis aux disgrâces de l’humanité, est une fiction originale, une extravagance assez plaisante.

Il semble d’abord que les contes des Mille et une Nuits devroient avoir un rapport plus marqué avec celui qui leur sert de canevas. « Quant à la manière dont ces contes sont amenés, dit M. de La Harpe, après avoir fait l’éloge de l’ouvrage, on ne sauroit en faire cas… Les contes persans, que l’on appelle Mille et un Jours, ont un fondement plus raisonnable. Il s’agit de persuader à une jeune princesse trop prévenue contre les hommes, qu’ils peuvent être fidèles en amour ; et en effet, la plupart des contes persans sont des exemples de fidélité. Plusieurs sont du plus grand intérêt ; mais il y a moins de variété, moins d’invention que dans les Mille et une Nuits. »

On pourroit répondre à M. de La Harpe, que la prévention de la princesse Farrukhnaz contre les hommes, qu’elle ne connoît pas encore, prévention uniquement fondée sur un vain songe, est bien différente de celle du roi des Indes, fondée sur une trop malheureuse expérience, sur l’exemple de son frère, et sur celui d’un génie. L’auteur arabe ne cherche point à détruire une prévention qu’il s’est plu à créer. Sans doute, pour ne point laisser de regrets au lecteur qui lira tout l’ouvrage, et pour mettre un terme à une barbarie aussi invraisemblable que révoltante, il doit faire obtenir grâce à la sultane ; mais il n’a pas besoin pour cela de persuader Schahriar qu’elle lui sera fidelle. Scheherazade ignore d’ailleurs le motif de la conduite barbare du sultan, qui n’a point révélé son déshonneur. L’adroite et spirituelle conteuse ne cherche qu’à l’amuser, et à gagner du temps. Schahriar ne se défie pas de cette ruse : il la laisse volontiers vivre un jour, parce qu’il peut la faire mourir le lendemain. Mille et une nuits, ou deux ans et neuf mois s’écoulent dans ces délais toujours courts, mais toujours renouvelés. Pendant ce laps de temps, le sultan, tout en écoutant les contes de la sultane, l’a rendue mère de trois enfans. La sultane, pour obtenir sa grâce tout entière, n’a plus alors recours aux contes : elle présente à son mari ces trois innocentes créatures, dont la dernière ne fait que de naître : elles tendent toutes vers leur père des mains suppliantes, et lui demandent la grâce de leur mère.

Le sultan ne peut résister à ce spectacle : il embrasse tendrement son épouse et ses enfans, en demandant seulement à Scheherazade de lui réciter encore de temps en temps quelques-uns de ces contes qu’elle sait si bien faire. Tel est le dénouement des Mille et une Nuits, que M. Galland ne connoissoit pas, et que M. de La Harpe ne pouvoit deviner. Les incidens qu’il suppose, dispensoient, comme on voit, l’auteur de persuader le sultan, et de faire tendre toutes les histoires vers ce but.

M. Galland n’avoit pas de manuscrit complet des Mille et une Nuits. On voit par son épître dédicatoire, adressée à madame la marquise d’O, qu’il avoit d’abord traduit pour elle l’histoire des voyages de Sindbad, dont il possédoit un manuscrit qui se trouve maintenant à la Bibliothèque Impériale.

M. Galland se proposoit de faire imprimer cette histoire, qu’il désigne par ces mots : Sept Contes arabes, lorsqu’il apprit qu’elle étoit tirée d’un recueil prodigieux de contes semblables, en plusieurs volumes, intitulés les Mille et une Nuits. Il tâcha de se procurer ce recueil ; mais il ne put en trouver que quatre volumes, qui lui furent envoyés de Syrie. De ces quatre volumes, trois sont actuellement dans la Bibliothèque Impériale ; le quatrième aura été vraisemblablement égaré à la mort de M. Galland. On ne peut douter que ces trois volumes, cotés dans le catalogue imprimé des manuscrits arabes de la Bibliothèque Impériale, 1506, 1507 et 1508, ne soient du nombre des quatre dont parle M. Galland dans son épître dédicatoire : car il annonce dans le même endroit, que ce qu’il publie renferme la traduction de son premier volume manuscrit ; et les deux premiers volumes de la première édition, qui ont paru d’abord[6], représentent exactement le premier volume manuscrit de M. Galland, avec trois feuillets seulement du second. Le troisième volume manuscrit de M. Galland, finissant, comme je l’ai déjà dit, vers le milieu de l’histoire du prince Camaralzaman, il falloit que son quatrième volume manuscrit renfermât le reste de cette histoire. Je pense qu’il renfermoit aussi l’histoire de Ganem, qui se trouve dans le quatrième volume imprimé des éditions en six volumes, et une partie des histoires du cinquième volume. Quant aux histoires du prince Zeyn Alasnam, de Codadad et de ses frères, et de la princesse de Deryabar, M. Galland a prévenu qu’elles n’étoient pas des Mille et une Nuits, et les a presque désavouées[7]. Les onzième et douzième volumes de la première édition, qui répondent au dernier volume des éditions en six volumes, ayant paru après la mort de M. Galland, il est possible qu’il s’y soit glissé quelques histoires qui ne soient pas des Mille et une Nuits. Ce qu’il y a de certain, c’est que plusieurs histoires des derniers volumes ne se trouvent pas dans les manuscrits des Mille et une Nuits connus jusqu’à présent.

On a reproché à M. Galland de s’être donné trop de liberté en traduisant[8]. En lui faisant ce reproche, on n’a peut-être pas fait assez d’attention à la différence du génie des langues, et à la nature de l’ouvrage. M. Galland savoit très-bien l’arabe ; mais il ne croyoit pas pour cela que tout ce qui étoit traduit littéralement de l’arabe pût plaire à des lecteurs français. Il vouloit faire un ouvrage agréable dans sa langue maternelle, et il a réussi ; mais pour y parvenir, il falloit se conformer au goût de la nation. M. Galland a donc été obligé, non-seulement de retrancher, d’adoucir, d’expliquer, mais même d’ajouter ; car les auteurs orientaux, qui tombent souvent dans des répétitions, ou qui s’apesantissent sur des détails inutiles, laissent quelquefois à deviner bien des choses ; et leur narration vive comme leur imagination, est souvent trop rapide, et même obscure pour nous. En s’attachant servilement à son original, M. Galland n’auroit fait probablement qu’un ouvrage insipide. Pour mettre le public en état de décider cette question, je vais placer à côté de la traduction de M, Galland une traduction littérale faite sur le manuscrit dont il se servoit. Je prendrai pour morceau de comparaison le commencement même de l’ouvrage.

TRADUCTION
DE M. GALLAND.
TRADUCTION
LITTÉRALE.
Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avoient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites isles qui en dépendent, et bien loin au-delà du Gange, jusqu’à la Chine, rapportent qu’il y avoit autrefois un roi de cette puissante maison, qui étoit le plus excellent prince de son temps. Il se faisait autant aimer de ses sujets, par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’était rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avait deux fils : l’aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédait toutes les vertus ; et le cadet, nommé Schahzenan, n’avait pas moins de mérite que son frère. On rapporte qu’il y avoit autrefois dans le royaume des Sassanides[9], dans les isles de l’Inde et de la Chine deux rois qui étoient frères. L’aîné s’appeloit Schahriar, et le cadet Schahzenan. Schahriar étoit un prince vaillant, belliqueux, redoutable, prompt à se venger, et auquel rien nepouvait résister. Il régnait sur les contrées les plus éloignées, sur les peuples les plus indomptés, et tout pliait sous son obéissance.

Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclus de tout partage par les lois de l’empire, et obligé de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son intention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar, qui avait naturellement de l’inclination pour ce prince, fut charmé de sa complaisance ; et par un excès d’amitié, voulant partager avec lui ses états, il lui donna le royaume de la grande Tartarie. Schahzenan en alla bientôt prendre possession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en étoit la capitale.

Schahriar avait donné le royaume de Samarcande à son frère, qui faisait son séjour dans cette ville, tandis que lui-même résidait dans l’Inde et à la Chine.

Il y avoit déjà dix ans que ces deux rois étoient séparés, lorsque Schahriar, souhaitant passionnément de revoir son frère, résolut de lui envoyer un ambassadeur pour l’inviter à le venir voir. Il choisit pour cette ambassade son premier visir, qui partit avec une suite conforme à sa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut près de Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant de lui avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plus d’honneur au ministre du sultan, s’étoient tous habillés magnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandes démonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles du sultan son frère ? Le visir satisfit sa curiosité, après quoi il exposa le sujet de son ambassade. Schahzenan en fut touché. « Sage visir, dit-il, le sultan mon frère me fait trop d’honneur, et il ne pouvoit rien me proposer qui me fût plus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis pressé de la même envie. Le temps, qui n’a point diminué son amitié, n’a point affoibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. » Ainsi, il n’est pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je vous prie de vous arrêter en cet endroit, et d’y faire dresser vos tentes. Je vais ordonner qu’on vous apporte des rafraîchissemens en abondance pour vous et pour toutes les personnes de votre suite. » Cela fut exécuté sur-le-champ : le roi fut à peine rentré dans Samarcande, que le visir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes de provisions, accompagnées de régals et de présens d’un très-grand prix. Les deux frères restèrent ainsi séparés pendant dix ans. Au bout de ce temps, Schahriar eut envie de revoir son frère, et lui envoya son visir pour le faire venir à sa cour. Ce visir avoit deux filles : l’une nommée Scheherazade, et l’autre nommée Dinarzade. Il fit aussitôt les préparatifs de son voyage, et marcha jour et nuit jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Samarcande. Schahzedenan, informé de son arrivée, alla au-devant de lui, accompagné des principaux seigneurs de sa cour. Il mit pied à terre à sa rencontre, l’embrassa, et lui demanda des nouvelles de son frère aîné, le grand roi Schahriar. Le visir dit à Schahzenan que son frère se portoit bien, et l’avoit envoyé pour le chercher. Le roi de Samarcande témoigna qu’il étoit prêt à obéir aux ordres de son frère, et fit loger le visir hors de la ville. Il lui fit porter les vivres et les provisions dont il avoit besoin, fit tuer un grand nombre de bestiaux pour sa table, et lui envoya de l’argent, des chevaux et des chameaux.

Cependant Schahzenan, se disposant à partir, régla les affaires les plus pressantes, établit un conseil pour gouverner son royaume pendant son absence, et mit à la tête de ce conseil un ministre dont la sagesse lui étoit connue, et en qui il avoit une entière confiance. Au bout de dix jours, ses équipages étant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit sur le soir, de Samarcande, et, suivi des officiers qui devoient être du voyage, il se rendit au pavillon royal qu’il avoit fait dresser auprès des tentes du visir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’à minuit. Alors voulant encore une fois embrasser la reine, qu’il aimoit beaucoup, il retourna seul dans son palais. Schahzenan employa dix jours à tout préparer pour son départ, et nomma pour gouverner le royaume, pendant son absence, un de ses principaux officiers. Il fit sortir ses équipages, et se rendit le soir auprès du visir. Vers le milieu de la nuit il rentra dans la ville, et alla au palais pour faire ses adieux à la reine son épouse.

En comparant ces deux morceaux, on verra clairement que la traduction de M. Galland est une paraphrase ; mais, d’un autre côté, la traduction littérale paroîtra peut-être un peu sèche. C’est apparemment pour remédier à ce défaut, que M. Galland, qui possédoit assez bien l’esprit et la tournure du conte, a cru d’abord devoir faire remonter la narration plus haut, et parler du père des deux rois Schahriar et Schabzenan. Il a pensé qu’il falloit ensuite motiver la cession du royaume de Samarcande faite par le frère aîné à son cadet, mettre dans la bouche de celui-ci un discours adressé à l’ambassadeur de son frère, différer à parler des deux sœurs Scheherazade et Dinarzade jusqu’au moment où elles paroissent sur la scène, et ajouter çà et là diverses circonstances pour donner à la narration plus d’étendue et de développement.

Quoi qu’il en soit, il est encore un autre reproche qu’on a fait à M. Galland, c’est d’avoir retranché les vers dont ces contes sont parsemés. Ce retranchement, il est vrai, fait perdre à l’ouvrage sa forme primitive, et lui ôte l’agrément et la variété qui résultent de ce mélange de prose et de poésie. Mais pour que ces passages, tirés la plupart de différens poètes arabes, et dont plusieurs ont peu de rapport au sujet, pussent conserver tout leur mérite poétique, et produire dans la traduction l’effet qu’ils produisent dans l’original, il faudroit qu’ils fussent traduits en vers. M. Galland ne l’a point essayé, et je crois qu’il a fait sagement. J’ai suivi son exemple ; seulement, lorsque ces morceaux m’ont paru plus intimement lies aux contes, j’ai tâché d’en présenter l’esprit, en laissant de côté les idées qui ne pouvoient se rendre en français.

La continuation des Mille et une Nuits, par MM. Chavis et Cazotte, qui parut en 1788, est si différente de l’ouvrage de M. Galland, et si éloignée du goût oriental[10], que les savans durent la prendre, et la prirent effectivement, d’abord, pour un ouvrage entièrement supposé. Telle étoit l’opinion du docteuc Russel, auteur d’une histoire d’Alep, remplie de détails intéressans, lorsqu’ayant rassemblé un certain nombre de contes arabes séparés, du genre des Mille et une Nuits, il trouva dans son recueil le fonds de presque tous les contes qui forment le premier et le troisième volume de la continuation de Cazotte[11]. M. Scott regardoit pareillement cette continuation comme apocryphe, avant d’avoir rencontré dans un manuscrit persan la substance de plusieurs des contes qu’elle renferme.

J’ai trouvé à la Bibliothèque Impériale le manuscrit où M. Chavis a puisé presque tous les contes dont il a donné l’idée à M. Cazotte, et que celui-ci s’étoit chargé d’embellir, en les tournant à sa manière, et les revêtant des couleurs de son imagination[12]. En comparant ce manuscrit avec l’ouvrage de M. Cazotte, j’ai reconnu qu’il avoit tellement amplifié la matière en la surchargeant de descriptions, d’incidens, d’épisodes, de réflexions, que plusieurs des contes originaux étoient presque méconnoissables. J’ai aussi remarqué que M. Cazotte avoit été quelquefois induit en erreur par son interprète, qui n’a pas toujours bien saisi le sens de l’auteur, et la suite des événemens : ce qui a obligé le rédacteur à inventer lui-même pour corriger les défauts de raison, de vraisemblance ou d’intérêt qu’il trouvoit dans le canevas qu’on lui présentoit.

Ce que je viens de dire de la continuation de M. Cazotte, sans rien ôter au mérite de cet ingénieux écrivain, suffit, je crois, pour faire voir que cette continuation ne pouvoit faire suite à la traduction des Mille et une Nuits, commencée par M. Galland. J’ai cru devoir en conséquence, en suivant les traces de ce savant orientaliste, traduire plus fidèlement les contes dont j’ai retrouvé le texte arabe. Ces contes, qui remplissent environ trois volumes de la continuation de M. Cazotte, resserrés dans les bornes que l’auteur arabe leur a donnés, occupent le huitième volume de cette édition, et le quart environ du neuvième.

En plaçant ici ces contes, je ne veux pas faire croire qu’ils font réellement partie des Mille et une Nuits : je déclare au contraire qu’ils ne se trouvent dans aucun des manuscrits de cet ouvrage que je connois ; et que dans le manuscrit sur lequel je les ai traduits, ils ne sont pas annoncés comme appartenant à ce fameux recueil. J’aurois donc pu, en me proposant de continuer l’ouvrage d’un de mes prédécesseurs dans la chaire d’arabe du collége de France, ne faire aucune attention aux contes publiés par M. Cazotte ; mais comme l’ouvrage même de M. Galland renferme plusieurs contes qui ne se trouvent pas dans les manuscrits connus des Mille et une Nuits, et que d’ailleurs ceux dont il s’agit étant traduits fidellement ne s’éloignent pas du genre des Mille et une Nuits, j’ai cru devoir les mettre à la tête de cette continuation.

Les histoires renfermées dans le neuvième volume, depuis celle de Naama et de Naam, sont tirées de mon manuscrit des Mille et une Nuits. L’histoire de Naama est enclavée dans celle des princes Amgiad et Assad, donnée par M. Galland. Les histoires d’Alaeddin, d’Alkeslan et du faux calife, sont placées de suite dans mon manuscrit, immédiatement après l’histoire des princes Amgiad et Assad, et ne sont séparées que par des histoires fort courtes, et beaucoup moins intéressantes, que je n’ai pas cru devoir publier en ce moment. Je me propose de donner une suite à cette continuation, si elle est favorablement accueillie du public, et si d’autres occupations me le permettent.


FIN.

La sultane Scheherazade[13] ayant achevé l’histoire des deux sœurs jalouses de leur cadette, Dinarzade ne manqua pas de l’assurer que cette histoire l’avoit beaucoup intéressée. Le sultan des Indes ne put s’empêcher lui-même de lui témoigner le plaisir qu’il avoit éprouvé en l’écoutant. « Sire, lui dit alors Scheherazade, le mariage imprévu du roi de Perse Khosrou-schah[14], et les événemens qui l’ont suivi le rappellent deux mariages encore plus singuliers, contractés successivement par le fameux calife Haroun Alraschid[15], à la suite de ces déguisemens qu’il aimoit, et qui lui procurèrent tant d’aventures merveilleuses. Si votre Majesté veut me permettre de lui raconter cette histoire, je ne doute pas qu’elle ne l’amuse encore plus que la précédente. » Cette annonce fit sur l’esprit du sultan des Indes, naturellement curieux, l’effet que desiroit la sultane. Schahriar sourit au seul nom d’Haroun Alraschid : il remarqua que le jour n’avoit pas encore chassé tout-à-fait les ténèbres de la nuit, et invita la sultane à commencer sur-le-champ le récit des aventures du calife Haroun. Scheherazade, enchantée de voir que la curiosité du sultan ne se fatiguoit point, commença aussitôt l’histoire qu’on va lire, qu’elle continua, selon son usage, sur la fin de la nuit suivante, et pendant plusieurs autres nuits consécutives.

NOUVELLES AVENTURES
DU
CALIFE HAROUN ALRASHID
OU
HISTOIRE DE LA PETITE FILLE
DE CHOSROÈS ANOUSCHIRVAN.


On célébroit à Bagdad la fête de Arafa[16]. Le calife Haroun Alraschid, assis sur son trône, venoit de recevoir les hommages des grands de son empire. Peu satisfait de ces démonstrations de respect et de soumission, il voulut voir par lui-même si ses ordres étoient fidellement exécutés, et si les magistrats n’abusoient pas de leur autorité. Il aimoit d’ailleurs à soulager les malheureux, à répandre des aumônes ; et la circonstance de la fête de l’Arafa l’engageoit à remplir lui-même un devoir de religion si cher à son cœur[17].

Dans ce dessein, le calife se tourna vers Giafar le Barmecide, et lui dit : « Giafar, je voudrois me déguiser, me promener dans Bagdad, visiter les divers quartiers de la ville, voir ses habitans, entendre leurs discours, et distribuer des aumônes aux pauvres et aux malheureux : tu m’accompagneras, et tu auras grand soin que nous ne soyons reconnus de personne. » « Commandeur des croyans, répondit Giafar, je suis prêt à exécuter vos ordres. »

Le calife se leva aussitôt : ils passèrent dans l’intérieur du palais, prirent des habits convenables à la circonstance, et n’oublièrent pas de garnir d’argent leurs poches et leurs manches. Ils sortirent ensuite secrètement, et commencèrent à parcourir les rues et les places publiques, faisant l’aumône à tous les pauvres qui se trouvoient sur leur chemin.

Tandis qu’ils marchoient ainsi au hasard, ils rencontrèrent une femme assise au milieu de la rue et couverte d’un voile épais, qui leur tendit la main en disant : « Donnez-moi quelque chose pour l’amour de Dieu. » Le calife en la regardant, remarqua que son bras et sa main étoient d’une blancheur qui égaloit et surpassoit même celle du cristal. Il en fut surpris, et tira de sa poche une pièce d’or qu’il remit à Giafar pour la lui donner. Le visir s’approcha d’elle, et lui remit la pièce d’or.

L’infortunée sentit, en fermant la main, que ce qu’elle tenoit étoit plus gros et plus pesant qu’une obole ou qu’une drachme : elle regarda dans sa main, et vit que c’étoit une pièce d’or. Aussitôt elle appela Giafar, qui étoit déjà passé, en criant : « Bon jeune homme, bon jeune homme ! » Giafar revint sur ses pas. « Vouliez-vous, lui dit-elle, me faire l’aumône de cette pièce d’or, ou ne me l’avez-vous donnée que par erreur, ou dans une autre intention ? » « Ce n’est pas moi qui vous l’ai donnée, lui répondit Giafar, c’est ce jeune homme qui me l’a remise pour vous. » « Demandez-lui donc, reprit la femme, quelle a été son intention, et faites-la-moi connoître. »

« Le jeune homme n’a eu d’autre intention que celle de vous faire l’aumône, lui dit Giafar, après avoir consulté le calife. »

« En ce cas, reprit-elle, que Dieu soit sa récompense ! »

Giafar rendit cette réponse au calife, qui lui dit : « Demande-lui si elle est mariée ; et si elle ne l’est pas, propose-lui de m’épouser. » La femme ayant répondu qu’elle n’étoit pas mariée, Giafar lui dit : « Celui qui vous a donné la pièce d’or voudroit vous épouser. » « Je l’épouserai, reprit-elle, s’il peut me donner la dot et le douaire que je lui demanderai. » Giafar sourit à ces mots, et dit en lui-même : « Le calife n’est peut-être pas en état de fournir une dot et un douaire à cette infortunée, et je ne sais où nous pourrons emprunter pour cela de l’argent. »

« Quelle est donc, continua tout haut Giafar, la dot que vous desirez, et quel doit être votre douaire ? » « Ma dot, répondit-elle, doit égaler le montant des tributs de la ville d’Ispahan pendant un an, et mon douaire le produit annuel de la province du Khorassan[18]. »

Giafar secoua la tête, et porta ces paroles au calife, qui, au grand étonnement de son visir, parut fort satisfait, et lui dit d’annoncer à l’inconnue qu’on acceptoit ses conditions.

Le grand visir s’étant acquitté de sa commission, l’inconnue lui demanda quels étoient le rang et la fortune du jeune homme, et comment il pourroit remplir les conditions qu’il acceptoit ? « Le jeune homme, répondit Giafar, est le Commandeur des croyans, le calife Haroun Alraschid. » Aussitôt l’inconnue arrangea un peu son modeste habillement, leva les mains au ciel, remercia la bonté divine, et dit à Giafar qu’elle acceptoit pour époux le Commandeur des croyans. Le visir porta cette réponse à son maître, qui prit alors le chemin du palais.

Lorsque le calife fut rentré dans son palais, il envoya vers l’inconnue une dame d’un âge mûr, accompagnée de jeunes esclaves. Elles lui dirent qu’elles venoient la chercher de la part du calife, et la conduisirent d’abord aux bains qui étoient dans l’intérieur du sérail. Elles répandirent sur elle les parfums les plus exquis, la revêtirent d’habits magnifiques, l’ornèrent des bijoux et des joyaux les plus précieux, et n’oublièrent aucune des parures que les plus grandes reines ont coutume de porter. On la mena ensuite dans le palais qui lui étoit destiné. Il étoit orné de meubles de toute espèce et fourni de toutes sortes de provisions. Dès qu’elle y fut installée, on en rendit compte au calife, qui envoya chercher les cadis et fit dresser le contrat de mariage.

Le soir étant venu, le calife entra dans l’appartement de sa nouvelle épouse, s’assit auprès d’elle et lui témoigna le désir qu’il avoit d’apprendre quelle étoit sa naissance et pourquoi elle lui avoit demandé une dot et un douaire aussi considérables ?

« Commandeur des croyans, répondit-elle, vous voyez dans votre esclave une descendante de Chosroès Anouschirvan[19] : les revers de la fortune, les rigueurs du destin m’ont réduite dans l’état où vous m’avez trouvée. »

« Princesse, répliqua le calife, Chosroès Anouschirvan, s’il en faut croire quelques historiens, abusant d’abord de son autorité, vexa ses sujets et commit, au commencement de son règne, de grandes injustices. »

« C’est apparemment à cause de ces injustices, reprit-elle, que sa postérité a été contrainte de demander l’aumône au milieu de la rue. » « Mais, ajouta le calife, tous les historiens conviennent qu’il changea bientôt de conduite et se montra si humain et si équitable, que les animaux de la terre et les oiseaux du ciel ressentirent les effets de sa justice et de sa bonté. » « C’est encore pour cela, répondit la nouvelle reine, que Dieu a eu pitié de ses descendans et a retiré sa petite-fille[20] du milieu de la rue, pour la rendre l’épouse du Commandeur des croyans. »

Le calife Haroun Alraschid étoit d’un caractère fier et ombrageux. Cette illustre origine, qu’il ne s’étoit pas attendu à rencontrer, le sang-froid avec lequel la nouvelle reine envisageoit son élévation, peut-être la hauteur qu’il crut apercevoir dans ses réponses, tout cela le piqua tout-à-coup : il la quitta brusquement, et jura de ne pas la revoir avant un an.

L’année suivante, le jour de la fête de l’Arafa, le calife se déguisa encore, et sortit de son palais accompagné de Giafar son visir et de Mesrour chef de ses eunuques. Comme il se promenoit dans la ville de Bagdad, une boutique attira ses regards par la propreté et l’élégance qui y régnoient. Il y vit un jeune homme occupé à préparer avec beaucoup de soin et d’attention de petits gâteaux[21] qu’il remplissoit ensuite d’amandes et de pistaches.

Le calife s’arrêta, et s’amusa un moment à voir travailler le jeune pâtissier. De retour dans son palais, il envoya un esclave demander au pâtissier, de sa part, cent gâteaux de la grosseur du poing. L’esclave ne tarda pas à les apporter. Le calife alors s’assit, fit venir du sucre, des pistaches, tout ce qui étoit nécessaire, se mit à remplir lui-même les gâteaux, et glissa dans chacun une pièce d’or. Il envoya en même temps un esclave à la petite-fille de Chosroès pour la prévenir que l’année du serment étant révolue, il viendroit la voir le soir : il lui faisoit demander en même temps ce qui pouvoit flatter ses désirs et quel présent il devoit lui offrir ?

La princesse de Perse répondit à l’envoyé du calife, qu’elle avoit tout ce qu’elle pouvoit désirer et qu’il ne lui manquoit absolument rien. Cette réponse ayant été rapportée au calife, il ordonna à l’eunuque de retourner auprès de la princesse et de lui faire une seconde fois la même demande. La princesse voyant que le calife insistoit, le pria de lui envoyer mille pièces d’or et une femme âgée[22] en qui il eût toute confiance, afin qu’elle pût sortir avec elle et distribuer aux pauvres les mille pièces d’or. Le calife, content de pouvoir faire quelque chose d’agréable à la princesse, donna sur-le-champ les ordres nécessaires pour la satisfaire. Elle sortit avec la femme qui l’accompagnoit, et parcourut les rues de Bagdad jusqu’à ce qu’elle eût distribué les mille pièces d’or. Ensuite elle prit le chemin du palais.

Il faisoit, ce jour-là, une chaleur excessive ; la princesse sentit une soif ardente, et le dit à la vieille. Celle-ci lui proposa d’abord d’appeler un porteur d’eau, mais la princesse lui témoigna la répugnance qu’elle avoit de boire dans la tasse qui servoit à tout le monde, et la pria de frapper à la porte d’une maison, et d’y demander par grâce un verre d’eau.

La vieille regardant alors autour d’elle, aperçut une belle maison dont la porte étoit de bois de sandal ; au-dessus pendoit une lampe retenue par un cordon de soie ; au-devant étoit une portière en tapisserie, et de chaque côté un banc de marbre. La vieille ayant dit à la princesse qu’elle alloit demander de l’eau dans cette maison, s’avança et frappa doucement à la porte avec le marteau. La porte s’ouvrit, et il en sortit un beau jeune homme élégamment habillé.

« Mon enfant, lui dit la vieille, ma fille est très-altérée ; elle ne veut pas boire de l’eau d’un porteur d’eau, auriez-vous la bonté de lui en donner ? » « Volontiers, dit le jeune homme en rentrant. » Bientôt après il apporta une tasse pleine d’eau, la présenta à la vieille. Celle-ci la donna à la princesse, qui eut soin de se tourner en buvant du côté du mur, pour ne pas laisser apercevoir son visage, et remit la tasse à la vieille. Elle la rendit au jeune homme en le remerciant et lui souhaitant toute sorte de bénédictions. Il y répondit par des vœux pour sa santé. La princesse et la vieille continuèrent leur chemin, et rentrèrent dans le palais.

Pendant ce temps-Là le calife ayant achevé de garnir tous les petits gâteaux, les avoit arrangés sur un grand plat de porcelaine de la Chine. Il appela un esclave et lui ordonna de porter ce plat à la princesse de Perse, en lui disant de sa part, que c’étoit le gage de la paix qu’il devoit faire ce soir avec elle. L’esclave prit le plat, le remit à la vieille, en lui rapportant les paroles du calife, et s’en retourna fort affligé de n’avoir pu manger un seul des gâteaux. Il en avoit été fort tenté ; mais comme ils étoient assez gros, il avoit craint que s’il en prenoit un, on ne remarquât la place vuide.

La princesse ayant vu le plat de gâteaux, commanda à la vieille de le porter au jeune homme qui lui avoit donné à boire, pour le remercier de sa politesse. La vieille sortit aussitôt pour exécuter cet ordre. Elle eut aussi, chemin faisant, grande envie de goûter des gâteaux, et déjà elle en avoit pris un ; mais, voyant le vuide qui paroissoit, elle craignit qu’on ne s’aperçût de sa gourmandise et le remit à sa place. Elle trouva le jeune homme assis près de la porte de sa maison, le salua et lui dit : « Mon enfant, la jeune personne pour qui je vous ai demandé à boire, vous envoie ces gâteaux pour vous remercier de la tasse d’eau que vous lui avez donnée. » « Mettez-les sur le banc, dit le jeune homme, en la remerciant. »

La vieille s’en étant retournée, le gardien du quartier vint trouver le jeune homme, et lui dit : « Seigneur Hageb[23], c’est aujourd’hui la fête de l’Arafa, ne me donnerez-vous pas quelque chose pour célébrer ce grand jour et acheter à mes enfans quelque friandise ? » « Prends ce plat de gâteaux, lui dit le jeune homme. » Le gardien du quartier fort satisfait, baisa la main, et emporta le plat.

La femme du gardien le voyant entrer avec le plat, s’écria : «Ah, malheureux, d’où te vient ce plat ? L’as-tu dérobé ou enlevé par violence ? » « C’est, dit-il, le seigneur Hageb (que Dieu conserve ce brave jeune homme ! ) qui me l’a donné. Venez tous manger de ces gâteaux : ils doivent être excellens. « Es-tu fou, dit la femme ? Va plutôt les vendre. Cela vaut au moins trente à quarante drachmes qui nous serviront à entretenir nos enfans. » « Laisse-nous, dit le mari, nous régaler de ce que Dieu nous envoie. » La femme se mit alors à crier et à pleurer, en disant : « Nos enfans n’ont ni bonnets, ni chausses. »

Les femmes ont presque toujours raison : celle-ci l’emporta enfin. Le mari prit le plat et le remit au crieur public pour le vendre avec les gâteaux. Quelqu’un en offrit d’abord quarante drachmes ; enfin il monta jusqu’à quatre-vingt. Un des marchands, considérant alors le plat attentivement, vit ces mots gravés sur le bord : Fait par ordre du Commandeur des croyans. Il fut fort étonné, et demanda au crieur s’il vouloit les faire pendre avec son plat ? Le crieur ne comprenant rien à ce discours, le marchand lui dit que ce plat appartenoit au Commandeur des croyans.

Le crieur pensa mourir de peur, reprit le plat, courut au palais, et demanda à parler au calife. On le fit entrer ; et après qu’il se fut prosterné et qu’il eut fait des vœux pour le calife, il lui présenta le plat. Le calife ayant reconnu le plat et les gâteaux, entra dans une grande colère, et dit en lui-même : « Quoi, je me donne la peine d’arranger moi-même quelque chose pour le faire manger dans l’intérieur de mon sérail, et l’on aime mieux le vendre ! Qui t’a donné ce plat, dit-il ensuite au crieur ? » « C’est, répondit celui-ci, le gardien de tel quartier. » « Qu’on me l’amène, dit le calife. »

On alla chercher le gardien, et on l’amena les mains liées avec une corde. « La méchante femme, disoit-il en lui-même, qui n’a pas voulu nous laisser manger ce qui étoit dans le | plat : nous nous serions régalés, et il n’en seroit rien arrivé de pis ! Maintenant nous n’avons pas goûté un gâteau, et nous voilà dans une très-mauvaise affaire. »

Le calife fit au gardien la même question qu’au crieur, en le menaçant de lui faire couper la tête s’il ne disoit la vérité. Il n’eut garde de rien déguiser, et nomma le seigneur Hageb. Le calife irrité de plus en plus, en entendant prononcer le nom d’un de ses officiers, ordonna qu’on l’amenât sur-le-champ, qu’on lui arrachât son turban, qu’on le traînât par terre sur le visage, et qu’on mit sa maison au pillage.

Les officiers chargés d’exécuter cet arrêt, se rendirent à la maison du Hageb, frappèrent à la porte, lui signifièrent les ordres du calife, et l’emmenèrent au palais. Un des officiers prit son turban, en ôta la mousseline, la lui passa autour du cou, et la déchira, en lui disant : « Alaeddin, telle est la volonté du calife : il nous avoit commandé pareillement de piller ta maison ; notre amitié pour toi nous a empêché d’exécuter nous-mêmes cet ordre ; nous en avons remis l’exécution à d’autres. Quelque pénible que soit pour nous cette commission, l’honneur nous fait un devoir d’obéir à notre souverain. »

Alaeddin étant devant le calife, se prosterna, fit des vœux pour la conservation de ses jours, et demanda humblement par quelle faute il avoit mérité un pareil traitement.

« Reconnois-tu (lui dit le calife, en lui montrant le gardien qui avoit les mains liées derrière le dos), reconnois-tu cet homme ? » « C’est, répondit Alaeddin, le gardien de notre quartier. » « D’où venoit le plat que tu lui as donné, reprit le calife ? » Alaeddin raconte alors exactement de quelle manière et pourquoi ce plat lui avoit été apporté par la vieille femme.

Ce récit simple et naturel parut appaiser un peu la colère du calife. « Lorsque la jeune personne, dit-il à Alaeddin, but l’eau que tu apportas pour elle, vis-tu son visage ? » « Commandeur des croyans, répondit Alaeddin troublé, et ne faisant pas attention à ce qu’il disoit, je le vis. » À ces mots, le calife transporté de fureur, ordonna qu’on amenât la princesse de Perse, et qu’on leur tranchât la tête à tous deux. La princesse se tournant vers Alaeddin, lui dit : « Quelle raison vous engage à avancer faussement que vous avez vu mon visage, et à me faire périr avec vous ? » « C’est le destin qui nous perd, répondit Alaeddin, je voulois dire que je n’ai rien vu de votre visage : l’erreur de ma langue cause notre mort. »

On fit mettre, selon l’usage observé dans les exécutions, Alaeddin et la princesse sur le tapis de cuir appelé le tapis de sang ; on déchira le bord de leurs habits, et on leur banda les yeux. L’exécuteur tourna autour d’eux, en disant : « Le Commandeur des croyans ordonne-t-il que je frappe ? » « Frappe, dit le calife. » L’exécuteur tourna une seconde fois, en prononçant la même formule, à laquelle le calife répondit par le même mot. Enfin l’exécuteur en tournant pour la troisième et dernière fois, dit à Alaeddin : « Avez-vous quelque chose à me recommander avant que le calife ait prononcé pour la troisième fois votre arrêt ; car, dès qu’il l’aura prononcé, votre tête tombera aussitôt par terre ? »

« Je voudrois, dit Alaeddin, que vous ôtassiez ce bandeau de dessus mes yeux, afin de voir encore une fois mes amis : vous ferez ensuite ce que vous voudrez. » Lorsque le bandeau fut ôté, Alaeddin regarda autour de lui, et ne vit que des visages consternés. Tous les yeux étoient baissés par respect pour le calife, et personne n’eût osé dire un mot. Au milieu de ce silence, le malheureux Alaeddin éleva la voix, et dit au calife :

« Commandeur des croyans, j’ai quelque chose d’important à vous révéler. » « Qu’est-ce que c’est, dit le calife ? » « Différez, dit Alaeddin, notre supplice de trois jours, vous verrez les choses du monde les plus extraordinaires. » « J’y consens, dit le calife ; mais si dans trois jours je ne vois pas ces choses extraordinaires, rien ne pourra vous soustraire à la mort. » En même-temps il ordonna qu’on les conduisit en prison.

Le troisième jour, le calife impatient, résolut d’aller lui-même au-devant des aventures qu’il attendoit. Il choisit un déguisement bizarre, s’affubla d’un habit grossier, entoura sa tête d’un mouchoir épais, prit en main une arquebuse[24], mit une giberne sur son dos, et remplit ses poches d’or et d’argent. Dans cet équipage, il sort du palais, et commence à parcourir les rues de Bagdad, espérant voir bientôt les merveilles que lui avoit annoncé le Hageb.

Sur les dix heures du matin, il vit à l’entrée d’un bazar un homme qui disoit tout haut : « Jamais je n’ai rien vu de si étonnant ! » Le calife lui demanda ce qu’il avoit vu de si étonnant. « Il y a, dit cet homme, dans ce bazar, une femme qui, depuis le point du jour, récite le Coran avec tant de justesse et de clarté, qu’il semble entendre l’ange Gabriel révélant lui-même à Mahomet ses divins préceptes. Malgré cela personne n’a encore donné la moindre chose à cette pauvre femme : vous conviendrez que rien n’est plus étonnant. » Le calife ayant entendu cela, entra dans le bazar, et vit une vieille femme qui récitoit le Coran, et en étoit déjà aux derniers chapitres. Il fut ravi de la manière dont elle le récitoit, et s’arrêta pour l’écouter jusqu’à ce qu’elle eût fini.

Le calife voyant alors que personne ne lui donnoit rien, mit la main dans sa bourse avec le dessein de lui donner tout ce qu’elle renfermoit encore. Mais la vieille s’étant levée tout-à-coup, entra dans la boutique d’un marchand, et s’assit à côté de lui. Le calife s’approcha, prêta l’oreille, et entendit ces mots : « Voulez-vous une jolie personne ?» « Volontiers. » « Eh bien, venez avec moi, vous verrez une beauté telle que vous n’en avez jamais vu ! »

« Quoi donc, dit le calife en lui-même, cette vieille femme, que je prenois pour une femme de bien, feroit-elle le plus infâme des métiers ! Je ne veux lui rien donner que je ne sache ce que ceci va devenir. » Dans ce dessein, il les suivit de très-près. La vieille entra dans sa maison avec le jeune homme. Le calife se glissa derrière eux et se cacha dans un endroit d’où il pouvoit tout voir sans être aperçu. La vieille appela sa fille, qui sortit aussitôt d’un cabinet.

Le calife fut étonné de voir une beauté à laquelle aucune de ses femmes ne pouvoit être comparée. Sa taille étoit noble et bien proportionnée ; ses yeux noirs, languissans, étoient empreints d’un collyre magique plus puissant que tout l’art des Babyloniens[25] ; ses sourcils ressembloient à des arcs d’où partoient des flèches mortelles ; son nez à la pointe d’une épée ; sa bouche au sceau de Salomon ; ses lèvres à deux cornalines rouges ; ses dents à un double rang de perles ; sa salive étoit plus douce que le miel, plus fraîche que l’eau la plus pure : son sein s’élevoit sur sa poitrine comme deux grenades, et sa peau paroissoit douce comme la soie[26] : enfin, elle ressembloit à cette belle qu’un poète met au-dessus du soleil et de la lune.

Cette jeune personne n’eut pas plutôt vu le jeune homme qui étoit auprès de sa mère, qu’elle rentra précipitamment dans le cabinet, en reprochant à sa mère de l’avoir exposée à la vue d’un inconnu. Celle-ci s’excusa, en lui disant que son intention étoit de la marier ; qu’un homme pouvoit voir une fois celle qu’il vouloit épouser ; que si le mariage n’avoit pas lieu, on ne se revoyoit plus, et qu’il n’y avoit aucun mal à cela.

Le calife fut satisfait de voir que la vieille femme n’avoit que des intentions honnêtes. « Vous avez vu ma fille, dit-elle ensuite au marchand : vous plaît-elle ? » « Beaucoup, répondit-il. Quelle est la dot et le douaire que vous demandez ? » « Quatre mille pièces d’or pour la dot, dit-elle, et autant pour le douaire. » « Cela est beaucoup, dit le marchand. Tout mon avoir ne se monte qu’à quatre mille pièces d’or : si je donne tout, il ne me restera rien. Acceptez mille pièces d’or. J’en dépenserai mille autres pour meubler la maison, et faire le trousseau de ma femme, et je ferai valoir le reste dans le commerce. »

La vieille femme jura que sans les quatre mille pièces d’or, on n’auroit pas un cheveu de sa fille. Le marchand témoigna alors son chagrin de la modicité de sa fortune, prit congé de la vieille, et se disposa à la quitter. Le calife le prévint, sortit devant lui, et se mit à l’écart dans la rue jusqu’à ce qu’il se fût éloigné. Le calife rentra ensuite dans la maison, et salua humblement la vieille, qui lui demanda, en lui rendant légèrement le salut, ce qu’il vouloit ?

« Le jeune homme qui sort de chez vous, dit le calife, m’a dit qu’il n’épousoit pas votre fille ; je viens vous la demander, et vous offrir la somme que vous desirez avoir. » La vieille regarda le calife depuis les pieds jusqu’à la tête, et lui répondit : « Voleur (car tu en as bien la mine) ; tout ce qui est sur toi ne vaut pas deux cents drachmes : où prendrois-tu quatre mille sequins ? »

« Ces propos sont inutiles, dit le calife, et l’apparence est souvent trompeuse. Voulez-vous réellement marier votre fille[27], je suis prêt à vous compter la somme ? » « Eh bien ! dit la vieille, nous t’épouserons en nous comptant les quatre mille sequins. »

« J’accepte les conditions (dit le calife, en entrant dans l’intérieur de la maison et s’asseyant). Allez chez le cadi un tel, et dites-lui que le Bondocani[28] le demande. » « Voleur, reprit la vieille, puis-je croire que le cadi voudra bien venir pour toi ? « « Ne vous embarrassez pas, dit le calife ; allez, et dites au cadi qu’il apporte des plumes, de l’encre et du papier. »

La vieille partit, disant en elle-même : « Si le cadi venoit avec moi, je pourrois regarder mon prétendu gendre, non comme un voleur ordinaire, mais comme un chef de voleurs. Arrivée chez le cadi, elle le trouva assis au milieu de plusieurs autres juges et entouré de beaucoup de monde. Elle s’avança d’abord, mais n’osant aller plus loin elle retourna sur ses pas. « Comment, dit-elle ensuite, je m’en irai sans avoir osé rien dire au cadi ! » Elle s’enhardit, revint à la porte, avança la tête, la retira, et recommença plusieurs fois la même chose.

Le cadi remarqua ce manège, appela un huissier, et lui ordonna de faire entrer cette femme. L’huissier vint la chercher : elle le suivit fort contente, et s’approcha du cadi qui lui dit : « Que voulez-vous, bonne femme ? » « Seigneur, répondit-elle, j’ai chez moi un jeune homme qui voudroit que vous vinssiez le trouver. » « Qui est ce jeune homme qui veut que j’aille le trouver, et quel est son nom ?» « Il dit, reprit la vieille, qu’il s’appelle le Bondocani. »

À ce nom, qui étoit le nom secret du calife, et qui n’étoit connu que des gens en place, le cadi se leva sur-le-champ, et dit à la vieille : « Marchez devant moi et me montrez le chemin. » Tous ceux qui étoient là eurent beau lui demander où il alloit, il ne leur dit autre chose, sinon qu’il lui étoit survenu une affaire, et il partit avec la vieille. Celle-ci réfléchissoit, chemin faisant, et disoit en elle-même : « Ce pauvre cadi est un bon-homme. Mon futur gendre l’a sûrement régalé cette nuit de quelques coups de bâton : il craint que pareil accident ne lui arrive encore, et voilà pourquoi il s’empresse si fort de venir le trouver. »

Le cadi, suivant toujours la vieille, entra dans sa maison, et reconnoissant le calife, alloit se prosterner devant lui ; mais le calife lui fit signe qu’il ne vouloit pas être connu. Le cadi le salua donc à la manière ordinaire, s’assit sans façon près de lui, et lui demanda quel sujet lui faisoit désirer sa présence. « Je voudrois, dit le calife, épouser la fille de cette femme, et nous avons besoin de vous pour dresser le contrat. » Le cadi se tournant alors du côté des dames, leur fit une profonde révérence et demanda quelle étoit la dot et le douaire ? « Mille sequins de dot et autant de douaire, lui dit la vieille. »

Le cadi, après s’être assuré du consentement du calife, voulut dresser son acte ; mais, s’apercevant qu’il avoit oublié du papier, il prit le bas de sa robe et écrivit d’abord les noms du calife, de son père et de son grand-père qui lui étoient bien connus[29]. Ensuite il demanda à la vieille le nom de sa fille, de son père et de son grand-père.

La vieille se mit alors à gémir et à se lamenter. « Malheureuses que nous sommes, dit-elle, si son père vivoit, ce voleur n’auroit pas osé mettre le pied dans cette maison, à plus forte raison prétendre à la main de ma fille ! Mais la mort de mon mari me réduit à cette extrémité. » « Dieu prend pitié des infortunés et des orphelins, dit le cadi, en écrivant. » À chaque nouvelle question, la vieille recommençoit à se lamenter de plus belle. Le cadi secouoit la tête, avoit peine à se contenir, et le calife rioit de tout son cœur.

Le contrat achevé, le cadi coupa le bas de sa robe où il étoit écrit, et se leva pour s’en aller ; mais ne voulant pas paroître dans les rues avec une robe coupée, il l’ôta, et pria la vieille de la donner à quelqu’un à qui elle pût encore servir. Comme il sortoit, la vieille dit au calife : « Est-ce que vous ne donnez rien au cadi, qui est venu lui-même vous trouver, qui a écrit sur le bord de sa robe, et a été obligé de l’abandonner ? »

« Laissez-le partir, dit le calife, je ne lui donnerai pas une obole. » « Que les voleurs sont avides, s’écria-t-elle : cet homme vient chez nous pour gagner quelqu’argent, et nous le dépouillons ! » Le calife se mit encore à rire, et dit à la vieille en s’en allant, qu’il alloit lui apporter les quatre mille sequins et des étoffes pour habiller la nouvelle mariée. « Ô voleur, reprit encore la vieille, tu vas donc piller le magasin de quelque pauvre marchand, lui enlever tout son bien et le réduire à la mendicité ! »

Le calife de retour dans son palais, se revêtit de ses habits de cérémonie, s’assit sur son trône, et commanda qu’on fit venir des marbriers, des menuisiers, des badigeonneurs et des peintres en bâtiment. Quand ils furent arrivés, qu’ils eurent baisé la terre devant lui, et fait des vœux pour la durée de son règne, il ordonna qu’on les étendît par terre, et qu’on leur donnât à chacun deux cents coups de bâton. Comme ils crioient grâce, et demandoient humblement quelle faute ils avoient commise, il les fit relever, et dit au principal d’entre les marbriers :

« Dans telle rue, à tel endroit, vous trouverez une maison faite de telle manière : allez-y sur-le-champ, et pavez-la toute entière en marbre. Si ce soir il se trouve seulement un endroit grand comme la main qui ne soit pas pavé, ta main droite sera mise à la place. » « Commandeur des croyans, dit-il, nous n’avons pas de marbre. » « Qu’on en prenne dans mes magasins, dit le calife, et assemblez tous les marbriers de Bagdad. Lorsque la maîtresse de la maison vous demandera qui vous a envoyés, vous répondrez, c’est votre gendre. Si elle vous demande : Quelle est la profession de mon gendre ? Comment s’appelle-t-il ? vous répondrez à la première question : Nous n’en savons rien ; et à la seconde : Il se nomme le Bondocani. Si quelqu’un de vous répond autre chose, il sera mis en croix sur-le-champ. »

Le marbrier assembla tous les ouvriers de sa profession, fit charger le marbre et tout ce qui étoit nécessaire pour leur travail, se rendit à la maison que le calife avoit indiquée, et y entra avec tous ceux qui l’accompagnoient. La vieille aussitôt se présenta : « Que voulez-vous ? » « Nous venons pour paver cette maison. » « Qui vous a envoyés ? » « Votre gendre. » « Quelle est la profession de mon gendre ? » « Nous n’en savons rien. » « Mais, comment s’appelle-t-il ?» « Le Bondocani. » « Mon gendre, dit en elle-même la vieille, n’est qu’un voleur ; mais c’est assurément le premier, le chef, le plus distingué de tous les voleurs. » Les marbriers s’étant partagé la besogne, chacun d’eux n’eut à faire qu’une coudée d’ouvrage, ou même moins.

Le calife avoit donné des ordres pareils au chef des menuisiers : celui-ci rassembla tous les autres menuisiers, prit des planches, des clous, et tout ce qui étoit nécessaire pour faire des portes et autres ouvrages de son état. Ils entrèrent tous dans la maison, dressèrent leurs établis, se partagèrent l’ouvrage, et commencèrent à travailler à l’envi l’un de l’autre.

La vieille étonnée se présente pareillement à eux : « Que voulez-vous ? » « Nous venons pour arranger cette maison. » « Qui vous y a envoyés ? » « Votre gendre. » « Quelle est la profession de mon gendre ? » « Nous n’en savons rien. » « Mais comment s’appelle-t-il ? » « Le Bondocani. » La vieille ne sachant où elle en étoit, et devenue presque folle, disoit en elle-même : « Mon gendre le voleur est un homme bien redouté, car tout ceci ne se fait que par la crainte qu’il inspire ; et tous ces ouvriers en ont si peur, qu’aucun d’eux n’oseroit dire quelle est sa profession. »

Bientôt après arrivent les badigeonneurs et les peintres, avec la chaux, l’huile de chanvre, et tout ce qui leur étoit nécessaire. Les badigeonneurs font éteindre la chaux, dressent leurs échelles, et se mettent quatre ou cinq après un mur ; derrière eux travaillent les peintres.

L’étonnement de la vieille étoit si grand, qu’elle en perdoit la raison. « Mon gendre, dit-elle à sa fille, est obéi bien ponctuellement, et on a une grande frayeur de lui. Sans cela, comment pourroit-il faire faire tant de choses en un jour ? Un autre ne les feroit pas exécuter en un an. Quel dommage qu’avec tout cela ce ne soit qu’un voleur ! »

Résolue d’interroger ces nouveaux ouvriers, la vieille s’approche des badigeonneurs, leur fait ses questions ordinaires, et obtient toujours les mêmes réponses. Elle s’adresse aux peintres, qui ne lui apprennent rien de plus. Enfin, s’attachant à l’un d’eux, plus jeune que les autres, et le tirant à l’écart : « Mon enfant, lui dit-elle, au nom de Dieu, apprenez-moi le vrai nom et la profession de mon gendre ? » « On ne peut parler, lui répondit-il, quand il y va de la vie. » « Allons, dit alors la vieille, je vois clairement que ce n’est qu’un voleur. Tout le monde a peur du mal qu’il peut faire. »

Sur la fin du jour, les ouvriers ayant fini d’arranger la maison, remirent leurs habits, allèrent au palais, et rendirent compte au calife de l’exécution de ses ordres. Le calife les ayant bien récompensés, fit venir des porteurs. On remplit des paniers de linge, de tapis, de coussins ; on met dans d’autres des habits, des étoffes brodées, des bijoux. Le calife ordonne aux porteurs de faire aux questions de la vieille les mêmes réponses qu’il avoit prescrites aux ouvriers.

La vieille voyant arriver les porteurs, leur dit : « Vous vous trompez, toutes ces choses ne sont pas pour nous ; portez-les à ceux à qui elles appartiennent. » « C’est ici, répondent les porteurs, la maison qu’on a arrangée aujourd’hui, et c’est bien ici que nous envoie votre gendre. » En même temps, ils entrent et déposent leurs paquets, en disant à la vieille, qui soutenoit toujours qu’ils se trompoient : « Ayez soin toujours de parer votre maison, mettez ces habits, et faites habiller tous ceux que vous voudrez, car votre gendre a de tout en abondance, et il viendra vous voir cette nuit à l’heure où tout le monde est endormi. » « Les voleurs, dit en elle-même la vieille, sortent toujours la nuit. »

Cependant la vieille va trouver ses voisines et les prie de venir avec elle pour lui aider à arranger la maison, et à placer les meubles et les effets qu’elle vient de recevoir. Celles-ci la suivent, autant par curiosité que par envie de lui rendre service. Arrivées devant la maison, elles sont étonnées de la voir blanchie, réparée ; et bientôt leurs yeux sont éblouis de la quantité de meubles, d’effets précieux, d’habits, de bijoux qui brillent de tous côtés.

« D’où vous viennent toutes ces choses, lui dirent-elles, et comment cette maison est-elle tout-à-coup si changée ? Hier ce n’étoit qu’une masure, rien n’étoit blanchi, point de peinture nulle part, encore moins de marbre. Dormons-nous, et tout ceci n’est-il qu’un songe, ou bien est-ce l’effet d’un enchantement ? »

« Il n’y a point d’illusion, dit la vieille ; tout s’est fait naturellement. C’est mon gendre qui a opéré ces merveilles, et qui m’a envoyé tout ce que vous voyez. » « Votre gendre ! Et quel est-il ? Quand avez-vous donc marié votre fille ? Nous n’en avons rien su. » « Tout cela s’est fait aujourd’hui. » « Quel est l’état de votre gendre : il faut que ce soit un riche marchand ou un grand seigneur ? » « Mon gendre n’est ni marchand ni grand seigneur : c’est un voleur, mais non pas un voleur ordinaire ; c’est le chef, le capitaine de tous les voleurs. » À ces mots, les voisines sont saisies de frayeur, et disent à la vieille :

« Au nom de Dieu, faites-nous la grâce de nous recommander à votre gendre, afin qu’il n’enlève rien de nos maisons ! Entre voisins on doit avoir des égards les uns pour les autres. » « Ne craignez rien, mon gendre est généreux. Je vous promets que non-seulement il ne vous prendra rien, mais il ordonnera aux voleurs qu’il commande de respecter ce qui vous appartient. »

Les promesses de la vieille rassurèrent un peu ses voisines, qui lui aidèrent à placer les meubles, et à arranger sa maison. Lorsqu’elles eurent fini, elles s’occupèrent de la parure de la mariée. On fit venir d’abord une coiffeuse, ensuite on la revêtit d’habits magnifiques, et on l’orna de toutes sortes de bijoux. Comme on finissoit la toilette de la mariée, on vit arriver des porteurs avec des corbeilles remplies des viandes les plus délicates, et des mets les plus recherchés, tels que pigeons, poulets, perdreaux, cailles, gélinottes[30]. Dans d’autres corbeilles étoit le dessert, composé de pâtes, de dragées, de sucreries, de confitures, et autres choses de cette espèce.

« Prenez ces mets et ces plats, dirent les porteurs à la vieille ; c’est votre gendre qui vous les envoie. Il vous recommande de bien manger, et de régaler vos voisins, et tous ceux que vous voudrez. » « De grâce, dit la vieille, quel est l’état de mon gendre, et comment s’appelle-t-il ? »

« Il s’appelle le Bondocani ; mais nous ne connoissons pas son état, répondent les porteurs en s’en allant. » « Assurément, disoient quelques voisines, c’est un voleur. » « Qu’il soit ce qu’il voudra, disoient les autres, celui qui peut faire tout cela n’a pas son pareil dans Bagdad. »

Tout le monde se mit ensuite à table, et chacun mangea de bon appétit. On apporta le dessert, auquel on ne fit pas moins d’honneur. On avoit eu soin de mettre auparavant de côté pour l’époux, quelques-uns des mets les plus délicats, et quelques plats de dessert.

Cependant le bruit se répandit dans le quartier que la vieille avoit marié sa fille à un voleur, qui l’avoit enrichie tout d’un coup par les nombreux présens qu’il lui avoit faits. Cette nouvelle passant de bouche en bouche, parvint bientôt aux oreilles du marchand dont nous avons parlé. Il apprend que la personne qu’il a demandée en mariage a été donnée par sa mère à un voleur, qui leur a fait présent d’une quantité innombrable de meubles, d’habits, de bijoux, qui a fait réparer leur maison, l’a fait blanchir, peindre, paver en marbre, et l’a rendue d’une magnificence qui éblouit les regards.

Cet événement piqua vivement le jeune marchand, qui conçut aussitôt le projet d’aller chez le lieutenant de police, et de lui promettre une récompense considérable pour l’engager à se saisir du voleur, espérant, par ce moyen, pouvoir s’emparer lui-même de la jeune personne. Il alla donc sur-le-champ trouver le lieutenant de police, lui raconta tout ce qui s’étoit passé, lui promit une bonne récompense, et lui dit que le voleur possédant des richesses immenses, il pourroit prendre encore tout ce qu’il voudroit.

Le lieutenant de police fut fort content, et dit au jeune marchand : « Attendez jusqu’à dix heures du soir, afin que nous trouvions le voleur dans la maison. Je m’y rendrai à cette heure-là, je ferai saisir le voleur, et vous vous emparerez de la jeune personne. » Le jeune marchand remercia le lieutenant de police, se retira, et revint à l’heure indiquée.

Le lieutenant de police venoit de monter à cheval avec quatre cents hommes. Il étoit accompagné de quatre officiers, et précédé de flambeaux et de lanternes ; toutes les voisines s’étoient retirées chez elles ; la maison étoit éclairée par beaucoup de bougies ; et la mère et la fille, bien enfermées, attendoient tranquillement le nouveau marié. Le lieutenant de police frappe rudement à la porte. La vieille se lève, aperçoit de la lumière par les fentes de la porte, regarde en dehors, et voit le lieutenant de police et son escouade qui occupoient toute la rue, et l’un de ses officiers qui se préparoit déjà à enfoncer la porte.

Cet homme, nommé Schamama, étoit violent, brutal, ou plutôt c’étoit un vrai diable incarné, toujours prêt à faire le mal et à se porter aux plus grands excès. « Que faisons-nous là, disoit-il au magistrat, et que gagnerons-nous à attendre qu’on nous ouvre la porte ; il vaut mieux l’enfoncer, fondre sur eux, saisir celui que nous cherchons, et nous emparer des effets qui sont dans la maison. »

Un autre officier, nommé Hassan, d’une figure douce et d’un caractère encore plus doux, aimant à faire le bien, et qui sembloit placé près du lieutenant de police pour le bonheur de l’humanité, lui dit aussitôt : « Ce conseil est mauvais et dangereux. Personne n’a jamais fait aucune plainte contre ces gens-là. Et nous ne savons si l’homme qu’on a dénoncé comme un voleur, est réellement un voleur. Le jeune marchand, mécontent de n’avoir pas épousé la jeune personne, peut avoir fait une dénonciation fausse pour se venger. Ne vous jetez point dans une affaire qui peut avoir pour vous-même les suites les plus fâcheuses, et tâchons de tirer doucement tout ceci au clair. Au reste, c’est au commandant à décider de ce qu’on doit faire. »

La vieille entendoit tous ces discours à travers la porte, et trembloit de peur. Elle revint auprès de sa fille, et lui apprit que le lieutenant de police frappoit à la porte. « Barricadez-la, lui dit la jeune personne effrayée, peut-être que Dieu nous délivrera de ce danger. » La vieille barricada la porte. On frappa de nouveau avec plus de violence ; elle demanda : « Qui est là ? » « Infâme vieille, lui répondit Schamama, associée de voleurs, ne vois-tu pas que c’est le lieutenant de police et ses gens ? Ouvre la porte à l’instant. »

« Nous sommes des femmes, répondit la vieille, et nous n’avons aucun homme avec nous ; nous ne pouvons ouvrir à personne. » « Ouvre la porte, reprit Schamama d’une voix terrible, ou bien nous allons la mettre en pièces. »

La vieille ne répondit rien, et vint rejoindre sa fille : « Vois, lui dit-elle, ce voleur qui est cause que nous sommes investies, assiégées depuis le commencement de la nuit ! S’il paroît, c’en est fait de lui. Fasse le ciel qu’il ne vienne pas ce soir ! Ah, si votre père vivoit encore, le lieutenant de police ou tout autre n’auroit jamais assiégé ainsi notre maison ! » « Comment faire, disoit la jeune personne ? Il faut se soumettre au destin. »

Cependant le calife voyant qu’il n’y avoit plus personne dans les rues, que la nuit s’avançoit, et que chacun étoit retiré chez soi, se déguisa, prit son arquebuse, ceignit son épée et sortit secrètement pour aller trouver sa nouvelle épouse. Arrivé au commencement de la rue, il vit de loin les flambeaux, reconnut le lieutenant de police avec ses gens, et le jeune marchand qui étoit à côté de lui, et entendit la plupart des officiers qui crioient : « Brisez la porte, saisissez la vieille, et tourmentez-la pour lui faire dire où est le voleur son gendre. »

Le seul Hassan s’efforçoit au contraire de contenir cette multitude enragée, en leur disant : « Braves camarades, respectez les lois que vous devez faire observer, et ne précipitez rien. Ce sont des femmes, elles n’ont point d’homme avec elles, ne les maltraitez pas. Peut-être l’homme qu’on a dénoncé n’est pas un voleur, et cette affaire peut avoir pour nous des suites fâcheuses. » « Hassan, s’écria Schamama, tu n’es pas fait pour accompagner un lieutenant de police, mais plutôt pour rester assis sur le banc des juges. Il ne faut dans notre état que des gens alertes, déterminés, acharnés à leur proie, propres à faire un coup de main, et à surprendre le monde. »

« Maudit Schamama, disoit en lui-même le calife en écoutant ce discours, je te récompenserai comme tu le mérites. » En même temps il aperçut près de la maison où demeuroit la vieille, une rue sans issue. Il y entra, et vit une grande porte au-devant de laquelle étoit une tapisserie et une lampe suspendue ; à côté étoit assis un eunuque. Le maître de ce palais étoit un des émirs du calife, qui commandoit mille soldats ; il s’appeloit l’émir Iounis. C’étoit un homme dur et féroce, qui, lorsqu’il n’avoit pas assommé quelqu’un dans sa journée, ne mangeoit pas, tant il étoit en colère.

L’eunuque voyant venir le calife, cria après lui, et se leva pour le frapper, en disant : « Où vas-tu, insensé ? » Le calife lui répondit d’un ton ferme et assuré : « Infâme valet, que t’importe ? » L’eunuque déconcerté crut voir dans l’auguste souverain, un lion prêt à se jeter sur lui : il prit la fuite, et courut en tremblant à son maître, qui lui dit en le voyant : « Malheureux, que t’est-il arrivé ? » « Monseigneur, dit-il, tandis que j’étois assis devant la porte, un homme est entré dans la rue et s’est approché de l’hôtel : j’ai voulu le frapper, il m’a crié d’une voix de tonnerre : « Infâme valet. » J’ai pris la fuite, et je viens vous rendre compte. »

L’émir, en écoutant ce discours, pensa étouffer de colère. « Traiter mes gens d’infâmes, s’écrie-t-il, c’est me faire injure à moi-même ! Je vais punir cet insolent. » Aussitôt il se lève, prend une énorme masse d’armes capable de briser une montagne, et sort en criant : « Où est l’insolent qui m’insulte en traitant mes gens d’infâmes ? » Le calife voyant venir Iounis, l’appelle par son nom. Iounis reconnut aussitôt la voix de son maître, jeta sa masse d’armes, et se prosterna par terre.

« Lâche, dit le calife, tu es un grand seigneur, et tu souffres que le lieutenant de police vienne vexer, tourmenter dans ton voisinage, des femmes retirées dans leur maison, et qui n’ont point d’homme avec elles ! Tu restes tranquillement chez toi, et tu n’en sors pas pour repousser et traiter comme il le mérite cet indigne officier ! » « Commandeur des croyans, répondit Iounis, si je n’avois craint de maltraiter un magistrat, en qui vous pouviez avoir confiance, cette nuit lui eût été fatale, ainsi qu’à sa troupe ; et si vous l’ordonnez, je vais les charger à l’instant, et les mettre tous en pièces. Comment un lieutenant de police et ses archers pourroient-ils me résister ? »

« Entrons d’abord chez vous, lui dit le calife. » Iounis vouloit le faire asseoir ; mais il refusa, et lui dit de le faire monter sur la terrasse. Lorsqu’ils y furent, il lui montra la maison des femmes dont il lui avoit parlé, et lui demanda comment il pourroit s’y introduire. Iounis lui montra un endroit favorable à son dessein, et alla chercher une échelle qu’il plaça comme il falloit. Le calife passa dessus, franchit l’intervalle qui séparait les deux maisons, et dit à Iounis de rentrer, et qu’il l’appelleroit quand il auroit besoin de lui.

Le calife passa sur la terrasse en marchant doucement, et sans faire de bruit, de peur d’effrayer davantage les dames, et s’avança jusqu’à une ouverture qui donnoit dans l’intérieur de leur appartement. Il regarde, s’étonne de la magnificence qui règne partout, et croit voir un paradis. L’éclat des dorures et des peintures étoit encore relevé par celui des lustres et des girandoles ; et la jeune personne, assise sur un trône, revêtue d’habits superbes, et couverte de bijoux, ressembloit au soleil qui brille au milieu d’un ciel pur, ou à la lune dans son plein.

Tandis que le calife émerveillé de la beauté de sa nouvelle épouse la considéroit avec complaisance, la vieille parloit ainsi à sa fille : « Qu’allons-nous devenir, et comment nous débarrasser de ces méchans ? Nous sommes des femmes, et nous n’avons que Dieu pour appui. Quel malheureux destin nous a envoyé ce voleur ! Ah, si votre père vivoit… Mais telle est la volonté de Dieu. »

« Ma mère, lui répondit la jeune personne, vous avez beau vous plaindre et m’humilier en traitant ce jeune homme de voleur, puisque Dieu me le donne pour époux, je dois le recevoir de ses mains, et me conformer à ses décrets. » « Dieu veuille, reprit alors la vieille, touchée des sentimens de sa fille, qu’il ne vienne pas cette nuit ; car on le saisiroit, et on lui feroit un mauvais parti à ce pauvre jeune homme ! »

Le calife ayant entendu cette conversation, ramassa par terre une petite pierre de la grosseur d’un pois, la lança adroitement sur la bougie qui étoit devant la jeune personne, et l’éteignit. « Qu’est-ce donc qui fait éteindre cette bougie, tandis que les autres brûlent si bien, dit la vieille en la rallumant ? » Comme elle finissoit ces mots, le calife lance une seconde pierre, et éteint la bougie qui avoit servi à rallumer la première. « Encore une bougie qui s’éteint, dit la vieille, cela est étonnant. » Peu après, une troisième pierre éteint une troisième bougie. « Pour le coup, dit la vieille, il faut que quelque esprit aérien s’amuse à éteindre ici les bougies. » Comme elle alloit la rallumer, une petite pierre lui tombe sur la main. Elle regarde alors du côté de l’ouverture qui étoit au plancher, et aperçoit son gendre.

« Voyez par où vient votre époux, dit-elle à sa fille. Il a pris le chemin que prennent ses pareils : c’est toujours par les toits que viennent les voleurs. Un autre seroit entré par la porte. Mais Dieu soit loué de ce qu’il est venu par-dessus les toits, sans cela il auroit été pris ! » Puis s’adressant à son gendre : « Va-t-en bien vite, lui dit-elle, par où tu es venu, si tu ne veux être pris par les scélérats qui assiègent notre maison. Nous ne sommes que des femmes, et nous ne pouvons te sauver. »

« Ouvrez-moi toujours la porte de la terrasse, dit le calife en riant, afin que je me rende près de vous, et que je voie ce que je dois faire à ces marauds. » « Malheureux, lui dit la vieille, crois-tu que celui qui assiége notre maison ressemble à ce pauvre cadi qui a eu si peur de toi, qu’il a coupé sa robe pour écrire sur-le-champ ton contrat ? Celui qui nous assiége est le lieutenant de police en personne. Crois-tu lui faire faire aussi ce que tu voudras ? » « Ouvrez-moi, vous dis-je, répondit le calife, ou je vais briser la porte. » La vieille monta, et ouvrit la porte de la terrasse.

Le calife étant entré, se mit à côté de son épouse, dit qu’il se sentoit appétit, et demanda à se mettre à table. « Auras-tu bien le cœur de manger, dit la vieille, tandis que ces scélérats peuvent fondre sur nous à tout moment. » « Ne craignez rien, dit le calife, et apportez-nous quelque chose. » La vieille apporta les mets et les plats de dessert qu’on avoit mis à part. Le calife se mit à manger et à causer tranquillement avec elles.

Quand le calife fut rassasié, et que la table fut ôtée, on entendit redoubler les cris : « Ouvrez la porte, ou nous allons l’enfoncer. » Le calife tira alors son anneau, le remit à la vieille, et lui dit : « Portez cela au lieutenant de police, et dites-lui que le maître de cet anneau est chez vous. Si le lieutenant de police vous demande ce que désire le maître de cet anneau, vous lui direz que je voudrois qu’il entrât avec ses quatre principaux officiers, et qu’il fît apporter une échelle de quatre échelons, une corde et un faisceau de baguettes[31]. »

La vielle, peu contente de la commission, répondit : « Le lieutenant de police aura donc aussi peur de vous ou de cet anneau ? Je crains, moi, qu’il ne serve de rien ; que ces gens-là ne m’écoutent pas, ne se jettent sur moi, et ne m’assomment. »

« Ne craignez rien, dit le calife, le lieutenant de police ne peut me résister. » « Si vous avez aussi le secret de vous faire craindre du lieutenant de police, et de lui faire exécuter vos volontés, dit la vieille, je veux absolument prendre de vos leçons, et je ne vous laisserai pas que vous ne ni ayez appris un tour de votre métier, ne seroit-ce qu’à voler les femmes. »

Le calife se mit à rire, et donna son anneau à la vieille. Elle le prit, alla jusqu’à la porte, et dit en elle-même : « Je ne ferai qu’entrouvrir la porte pour leur donner l’anneau, et s’ils n’écoutent pas ce que j’ai à leur dire de la part du voleur, je refermerai la porte comme elle étoit. Que voulez-vous donc, dit-elle en criant bien fort ? » « Infâme vieille, abominable sorcière, répondit Schamama, nous voulons saisir le voleur qui est chez toi, lui couper une main et un pied, et tu verras de quelle manière nous te traiterons ensuite. »

La vieille, un peu effrayée, leur demanda si quelqu’un d’eux savoit lire ? « Oui, dit le lieutenant de police en s’avancant. » « Voici un cachet, lui dit la vieille : voyez ce qui est écrit dessus, et quel est le nom de celui à qui il appartient. » « Que le diable emporte le cachet et celui à qui il appartient, dit Schamama ! » Puis s’adressant au lieutenant de police : « Aussitôt que la vieille paroîtra, lui dit-il, frappez-la, jetez-la par terre, et faites-nous entrer dans la maison : nous la pillerons, nous prendrons le voleur, et ensuite vous verrez de qui est le cachet ; et s’il appartient à quelqu’un à qui nous devons du respect, nous dirons que nous ne l’avons vu que lorsque le mal étoit fait : personne ne pourra soutenir le contraire. »

En disant cela, Schamama s’approcha de la porte, et dit à la vieille : « Donne-moi cet anneau, et voyons s’il pourra te sauver. » La vieille entr’ouvrit la porte seulement pour passer la main, et lui tendit la bague. Il la prit, et la donna au lieutenant de police. Celui-ci reconnoissant l’anneau du calife Haroun Alraschid, changea de couleur, et trembla de tout son corps. « Qu’as-tu donc, lui dit Schamama ? » Le lieutenant de police, pour toute réponse, lui présenta l’anneau. Il le prit, s’approcha d’un flambeau, et ne put s’empêcher, malgré ses emportemens, de reconnoître l’anneau du calife. Aussitôt il tombe à la renverse en criant : « Au secours, au secours ! »

« Malheureux, lui dit le lieutenant de police, la vengeance divine va bientôt éclater contre toi ! Tout ceci est l’effet de tes infâmes procédés et de ta cupidité. Prépare-toi à répondre à nos accusateurs, et à te tirer, si tu peux, de ce mauvais pas. »

Schamama revenant à lui, dit à la vieille avec respect : « Que desirez-vous, madame ? » Celle-ci s’aperçut aussitôt qu’on avoit peur de son gendre, et en fut enchantée. « Celui à qui appartient le cachet, dit-elle, demande une échelle de quatre échelons, une corde, un faisceau de baguettes, et le sac qui renferme les autres choses nécessaires pour la punition des coupables. Il demande aussi à voir le lieutenant de police et ses quatre principaux officiers. » « Ou est, illustre dame, reprit Schamama, celui à qui appartient l’anneau ? » « Il est dans cette maison, dit la vieille. »

Le lieutenant de police s’approchant de la vieille, lui demanda à son tour où étoit celui à qui appartenoit l’anneau et ce qu’il desiroit ? La vieille lui répéta ce qu’elle venoit de dire à Schamama. « Nous sommes prêts à exécuter les ordres de celui à qui appartient cet anneau, et nous avons avec nous tous les instrumens nécessaires pour punir les coupables, dit le lieutenant de police en balbutiant, et tremblant comme ceux de sa suite. »

La vieille entra, et dit à son gendre en riant : « Il n’y a pas dans le monde un chef de voleurs pareil à vous. Vous faites peur au cadi, vous faites peur au lieutenant de police, vous faites peur à tout le monde. Je veux entrer à votre service, et voler les femmes tandis que vous volerez les hommes. Vous me ferez part de vos secrets, et je pourrai réussir ; car tel maître, tel valet, tel père, tel fils, dit le proverbe. Cependant, si dès que ces gens-là sont venus, ils eussent brisé la porte et fussent tombés sur nous, tandis que vous n’étiez pas encore ici, que serions-nous devenues ? Mais, grâce à Dieu, vous êtes venu à temps. »

Le calife se mit à rire ; et sa jeune épouse, assise à ses côtés, se réjouissoit de leur délivrance, lorsque le lieutenant de police entra, accompagné de ses quatre principaux officiers, parmi lesquels étoient Schamama et Hassan. Le calife fit avancer ce dernier, et lui dit d’appeler l’émir Iounis, commandant de mille hommes. Celui-ci parut sur-le-champ. Le calife lui ordonna de châtier le lieutenant de police et Schamama.

Iounis obéit, et s’acquitta de sa commission en homme à qui elle ne déplaisoit pas. Le châtiment fut poussé si loin, que les malheureux laissèrent leurs ongles sur la place[32]. On les traîna ensuite en prison, et Hassan fut revêtu de la charge de lieutenant de police. « Avez-vous jamais vu, dit alors le calife à la vieille, un voleur traiter ainsi un lieutenant de police et ses gens ? » « Non, en vérité, dit la vieille ; et il ne me reste qu’une chose à désirer, c’est que Dieu punisse maintenant le calife pour l’injustice qu’il vient de commettre envers nous, injustice sans laquelle, malgré toutes tes prouesses et le merveilleux de tout ceci, tu n’aurois jamais mis le pied dans notre maison. »

Le calife, étonné de cette brusque exclamation, dit en lui-même : « Aurois-je commis quelque injustice et donné lieu à cette femme de faire ainsi des imprécations contre moi ? Quel mal, dit-il ensuite à la vieille, vous a donc fait le calife ? »

« Quel mal ? Il a fait piller, ravager notre maison. On a enlevé nos meubles, nos effets, tout ce que nous avions. On ne nous a pas laissé un vêtement, ni de quoi avoir un morceau de pain ; et si Dieu ne vous eût envoyé vers nous, nous serions mortes de faim. »

« Pourquoi le calife vous a-t-il traitées de cette manière ? »

« Mon fils étoit un de ses hagebs. Un jour qu’il étoit assis ici, on frappe à la porte ; il y va, et voit deux femmes qui lui demandent de l’eau pour boire. Il leur en donne, et elles s’en vont : une heure après une vieille lui apporte un plat de petits gâteaux de la part de la personne à qui il avoit donné à boire. Il les accepte. Le gardien du quartier vient à passer, et lui demande quelque chose. C’étoit le jour de la fête de l’Arafa. Mon fils lui donne le plat de petits gâteaux. Une heure après une troupe de gens viennent de la part du calife, emmènent mon fils, et pillent notre maison. Le calife veut savoir comment le plat de petits gâteaux est parvenu à mon fils. Il le dit. Le calife lui demande s’il a vu quelqu’un des charmes de la jeune personne. Il vouloit dire que non ; mais il étoit troublé, et répondit sans y penser qu’il avoit vu son visage. Le calife fit venir la jeune personne, et ordonna qu’on leur coupât la tête à tous deux. Mais il n’a pas voulu les faire exécuter un jour de fête : il les a fait conduire en prison. Voilà comment le calife nous a traitées, et sans cette injustice et la perte de mon fils, tu n’aurois jamais épousé ma fille. »

Le calife ayant entendu les plaintes de la vieille, reconnut l’injustice qu’il avoit commise, et lui dit : « Que diriez-vous si j’engageois le calife à faire sortir votre fils de prison, à lui rendre ses biens, à lui donner un emploi plus distingué, et si ce cher fils venoit cette nuit même se jeter dans vos bras ? »

La vieille ne put s’empêcher de sourire à l’idée de revoir son fils ; mais reprenant bientôt sa tristesse, elle dit au calife : « Tais-toi, malheureux, les fanfaronnades ne sont plus ici de saison. Celui dont je te parle à présent n’est pas comme le lieutenant de police qui a peur de toi, et que tu traites comme tu veux. C’est le Commandeur des croyans, le grand Haroun Alraschid dont le nom est respecté de l’Orient à l’Occident, et qui commande à des nombreuses armées. Le moindre esclave de sa cour a plus de puissance que le lieutenant de police. Ne te laisse pas aveugler sur le succès de tes ruses, et par la crainte que tu as inspirée aux gens d’une certaine espèce. Ne vas pas courir à ta perte, et nous laisser sans appui. J’espère pour mon fils, que le Tout-Puissant qui l’éprouve, voudra bien Venir à son secours. »

Le calife, touché jusqu’aux larmes du discours de la vieille, se leva pour s’en aller. La vieille et la jeune personne le pressoient de rester, et s’efforçoient de le retenir ; mais le calife jura que rien ne pourroit l’empêcher de sortir, et s’échappa de leurs mains.

Lorsque le calife fut rentré dans son palais, il s’assit sur son trône et fit venir les émirs, les visirs et les hagebs. Lorsqu’ils furent assemblés, qu’ils se furent prosternés devant lui, et qu’ils eurent fait, selon l’usage, des vœux pour la durée de son empire, il leur dit : « J’ai réfléchi à l’affaire d’Aladdin, que j’ai fait arrêter et mettre en prison, et je suis étonné qu’aucun de vous n’ait demandé grâce pour lui, et ne lui ait donné aucune marque d’attachement et de sensibilité. »

« Commandeur des croyans, répondit un des émirs, notre respect pour vous nous a retenus ; mais en ce moment nous implorons votre miséricorde pour votre esclave. » Tous les émirs se découvrirent alors la tête et baisèrent la terre. « Je lui pardonne, dit le calife ; allez le trouver, revêtez-le d’une robe d’honneur, et amenez-le ici. »

Dès que le calife aperçut Alaeddin, il lui donna une des premières charges du palais, et lui dit de retourner aussitôt chez lui. On le fit monter sur un cheval du calife ; les émirs l’accompagnèrent et le reconduisirent chez lui en triomphe, aux acclamations d’un peuple nombreux, et au bruit de toutes sortes d’instrumens. Sa mère et sa sœur, entendant de loin les cris du peuple et le bruit des tambours, ne savoient ce que c’étoit. Tout-à-coup des huissiers frappent à la porte, et annoncent la grâce d’Alaeddin et sa nouvelle dignité. Ils demandent en même temps la récompense de cette bonne nouvelle, et s’en retournent fort contens de la générosité de ces dames.

Alaeddin paroît bientôt lui-même. Sa mère et sa sœur sautent à son cou, le serrent dans leurs bras, et versent des larmes de joie. Alaeddin s’assied et leur raconte son aventure. Remarquant ensuite la magnificence de la maison, il en témoigna son étonnement à sa mère. Elle lui apprit que le jour qu’il avoit été arrêté, on avoit pillé et saccagé la maison, enlevé les marbres, les portes, les meubles ; qu’on n’y avoit pas laissé la valeur d’une drachme, et qu’elles avoient été trois jours sans manger.

» Mais d’où viennent donc toutes ces choses, ces effets, ces meubles ces vases ? Qui a décoré, orné cette maison en si peu de temps ? Tout ce que je vois ne seroit-il qu’un songe ? » « Ce n’est point un songe, mais une galanterie de mon gendre, qui a fait faire tout cela en un jour. » « Quel est votre gendre ? Quand avez-vous marié ma sœur, et qui a pu l’épouser sans mon consentement ? » « Ne te fâche pas, mon enfant ; sans lui nous étions perdues. » « Quel est l’état de mon beau-frère ? » « Voleur. » (Alaeddin, à ce mot, pensa étouffer de colère et d’indignation.) « Quel est donc ce voleur qui ose devenir mon beau-frère ? Par le tombeau de mes pères, il faut que je lui coupe la tête. » « Laisse là ce bandit ; il a fait bien autre chose à d’autres qu’à toi, et il ne lui est rien arrivé : tout ce que tu vois a été pour lui l’ouvrage d’un jour. »

La mère d’Alaeddin lui raconta ensuite l’aventure du cadi, celle du lieutenant de police, et la punition de ce dernier, et elle lui montra par terre les traces du sang que la violence des coups avoit fait couler. Elle finit en disant : « Je me suis plaint devant lui de l’injustice du calife et de ton arrestation : aussitôt il a promis d’aller trouver le calife, de te faire mettre en liberté, te faire revêtir d’une robe d’honneur, te faire rendre tous tes biens, et de t’en faire donner de nouveaux. Effectivement, il nous a quittées sur-le-champ, et bientôt après nous avons eu le bonheur de le revoir : c’est à lui sans doute que nous en sommes redevables.

Alaeddin ne comprenoit rien à tout cela, et son étonnement ne pouvoit être plus grand. « Quel est le nom de cet homme ? » « Je ne sais, et toutes les fois que je l’ai demandé aux divers ouvriers qui sont venus ici de sa part, ils m’ont dit qu’ils ne le savoient pas, mais que son surnom étoit le Bondocani. »

À ce nom, Alaeddin comprit que le prétendu voleur n’étoit autre que le calife. Il se leva tout hors de lui, et baisa sept fois la terre. Sa mère se mit à rire, et lui dit : « Et quoi, mon fils, ce nom te fait-il aussi perdre l’esprit ? Tu disois tout-à-l’heure que tu lui trancherois la tête ? « « Savez-vous bien, répondit Alaeddin, que celui que vous venez de nommer, est le Commandeur des croyans, le calife Haroun Alraschid ? Et quel autre que lui auroit pu traiter ainsi le lieutenant de police, et faire tout ce qu’il a fait ? » « Ah, mon fils, je suis perdue, le calife ne me le pardonnera pas, je l’ai toujours traité de voleur ! »

Tandis qu’ils parloient ainsi, le calife entra. Alaeddin se jeta à ses pieds ; sa mère s’enfuit, et se cacha dans un cabinet. « Où est votre mère, dit le calife ? » « Elle n’ose paroître à vos yeux, répondit Alaeddin. » « Pourquoi donc, dit le calife, elle n’a rien à craindre ? » Et aussitôt il l’appela lui-même. Elle vint, et se prosterna devant le souverain. « Tout-à-l’heure, lui dit-il en riant, vous vouliez me prendre pour maître, et vous charger de voler les femmes, et maintenant vous me fuyez ! Ce n’est pas le moyen de faire des progrès. » La vieille, un peu rassurée, demanda pardon au calife, qui fit venir aussitôt un cadi, répudia la princesse de Perse, et la maria avec Alaeddin. On célébra en même temps les deux mariages. Tous les émirs et les seigneurs de Bagdad y assistèrent. Les repas et les réjouissances durèrent trois jours, et l’on distribua aux pauvres des aumônes abondantes. Alaeddin et le calife coulèrent les jours les plus heureux auprès de leurs épouses, et leur bonheur n’eut d’autre terme que celui de leur vie.

Scheherazade finissoit de raconter l’aventure du calife Haroun Alraschid avec la petite-fille de Chosroès Anouschirvan, et son mariage avec la sœur d’un de ses chambellans. Le sultan des Indes, que ces aventures avoient beaucoup diverti, demanda aussitôt à la sultane si elle en savoit encore quelques autres du même prince.

« Sire, répondit la sultane, la vie du calife Haroun est pleine d’une multitude d’aventures pareilles, sans parler d’un nombre infini de traits curieux, d’anecdotes piquantes. Toutes ces choses sont présentes à ma mémoire ; mais je desirerois, si vous me le permettez encore, vous raconter maintenant l’histoire d’un jeune marchand de Bagdad et de la Dame inconnue, histoire dans laquelle éclatent principalement la justice et l’humanité de ce grand prince. »

Le sultan des Indes auroit bien voulu entendre sur-le-champ quelque chose de cette histoire ; mais le jour qui commençoit à paroître, l’obligea d’attendre à la nuit suivante. Scheherazade commença donc le lendemain en ces termes :

LE BIMARISTAN[33]
OU
HISTOIRE
DU JEUNE MARCHAND DE BAGDAD
ET DE LA DAME INCONNUE.


Le calife Haroun Alraschid étant un jour fatigué du poids des affaires, et voulant prendre quelque dissipation, envoya chercher le visir Giafar, et lui dit : « Sortons ensemble de mon palais : je voudrois me mêler parmi le peuple de Bagdad, savoir quels sont ses entretiens, connoître les injustices qui peuvent se commettre, venir au secours des opprimés, et punir les oppresseurs. « Aussitôt ils se déguisèrent, prirent des habits de derviche, et sortirent secrètement du palais, accompagnés de Mesrour, chef des eunuques. Après avoir parcouru plusieurs rues de la ville, ils se trouvèrent vis-à-vis la porte d’un hôpital.

« Quelle est cette maison, dit le calife à son visir ; elle me paroît vaste et spacieuse ? » « Seigneur, répondit Giafar, c’est une maison de santé, où l’on reçoit les pauvres malades, et dans laquelle sont renfermés quelques fous. » « Entrons, dit le calife, pour voir si l’on a soin de ces malheureux, et si les administrateurs ne mangent pas les revenus de cette maison, et ne laissent pas manquer ceux qui y sont des choses qui leur sont nécessaires. »

Ils entrèrent, et visitèrent d’abord l’infirmerie. Ils traversèrent plusieurs salles, et les trouvèrent toutes bien nettoyées ; les lits étoient propres, et tous les malades avoient auprès d’eux leurs sirops, leurs potions, et toutes les choses dont ils avoient besoin.

Ils visitèrent ensuite les fous. Le calife dit à Giafar : « Il faut que tu entres dans la loge d’un de ces fous ; Mesrour entrera ensuite dans un autre, et moi dans une troisième. » Mesrour, empressé de remplir la commission, dit qu’il alloit commencer, et entré aussitôt dans la première loge qui se présente à lui.

Il trouva le fou qui s’amusoit à couper l’habit qu’il avoit sur lui, en criant : « Beaux fruits d’Irak, beaux fruits d’Irak[34]. » Mesrour lui dit : « Vendez-moi de ces fruits, afin que j’en fasse goûter à mes camarades. » « Approchez et prenez, lui dit le fou. » Mesrour s’étant approché comme pour prendre les prétendus fruits, le fou le saisit au collet, ramassa de l’ordure, et lui en frota le visage. Il se mit ensuite à rire, et se laissa tomber à la renverse en continuant ses éclats. Mesrour, tout confus, courut aussitôt se laver à la fontaine.

Le calife dit alors à Giafar d’entrer à son tour dans une loge : il y entra, et vit un fou qui étoit assis tranquillement. « Bonjour, lui dit Giafar. » « Bonjour, répondit le fou. Que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur vous ! » « Vous me paroissez un homme de bon sens, reprit Giafar. Pourquoi êtes-vous ici ? » « J’y suis répartit le fou, parce qu’un certain jour je dis à mes parens et à mes concitoyens que j’étois un prophète envoyé de Dieu. Ils ne m’ont point cru, se sont soulevés contre moi, se sont emparés de ma personne, et m’ont amené ici. »

À ce discours, Giafar s’enfuit, et alla retrouver le calife. « Pourquoi l’as-tu quitté si promptement, lui dit celui-ci ? » « Seigneur, lui dit Giafar, c’est un impie, un imposteur : il dit qu’il est un prophète envoyé de Dieu. » « Cela n’est point impossible, dit le calife : Dieu a créé beaucoup de prophètes qu’il a envoyés aux hommes en différens temps ; mais tout prophète doit prouver sa mission par des miracles évidens : va donc lui demander cruels sont les miracles qu’il a faits ? »

Giafar rentra dans la loge du fou, et lui dit : « Les prophètes qui vous ont précédé, ont fait des miracles évidens : quels sont ceux que vous avez faits ? » « Si vous voulez un miracle, répondit le fou, je vais vous en faire un tout-à-l’heure, afin que vous croyez en moi. » « Choisissez vous-même le miracle, et faite-le devant nous, reprit Giafar. » « Allez, dit le fou, montez sur ce bâtiment élevé, précipitez-vous en bas du haut de la terrasse, vous tomberez par terre, et vous vous romprez le cou. J’irai aussitôt à vous, je vous dirai : Levez-vous, et vous vous relèverez sain et sauf. »

« Je vois que vous êtes vraiment prophète, dit Giafar, et je crois de tout mon cœur à votre mission. » Il retourna près du calife, et lui raconta ce que lui avoit dit le fou. « À ce que je vois, lui dit le calife, tu n’as pas envie d’éprouver sa puissance. Cependant c’est à l’épreuve, comme dit le proverbe, qu’on connoît le mérite des hommes. »

Le calife entra ensuite lui-même dans la troisième loge. Il y vit un jeune homme qui n’avoit point encore de barbe, d’une figure intéressante ; devant lui étoit un livre qu’il lisoit. lue calife le salua : il lui rendit le salut. « Pourquoi êtes-vous ici, lui dit le calife ; car vous me paroissez avoir toute votre raison » ? Le jeune homme lui dit, en poussant un profond soupir :

« Asseyez-vous tous ici, respectables derviches, afin que je vous ouvre mon cœur, et que je vous raconte la cause de ma détention. Chaque jour je demande à Dieu qu’il fasse venir ici notre souverain, pour lui raconter la manière dont on m’a traité par ordre de son visir Giafar ; je suis sûr que s’il pouvoit m’entendre, il me rendroit la liberté et puniroit son visir d’avoir signé si légérement l’ordre de me renfermer. J’espère que vous joindrez vos prières aux miennes pour obtenir du ciel la grâce que je lui demande. »

Le calife à ces mots regarda Giafar. Celui-ci fort étonné cherchoit en lui-même quel étoit ce jeune homme, et sur quoi étoient fondées ses plaintes ; mais faisant réflexion qu’il étoit fou, et qu’il ne faut pas faire attention à ce que disent les fous, il sourit, et leva les épaules.

Le calife, jaloux de découvrir la vérité de cette affaire, dit au jeune homme : « Je consens volontiers à entendre le récit de votre histoire, et je vous promets que nous prierons le ciel de vous envoyer le calife, afin qu’il vous fasse rendre justice. » « Dieu vous entende, répondit le jeune homme : asseyez-vous. » Le prince s’assit, et le jeune homme commença ainsi son histoire :

« Mon père est syndic des marchands de Bagdad. Il invita un soir à souper plusieurs négocians de la ville. Chacun deux avoit amené son fils aîné. Après un repas splendide, auquel on fit honneur, et où l’on s’amusa beaucoup, la conversation tomba sur l’établissement des enfans. Ceux-ci profitant de la gaieté et de la bonne humeur, témoignoient librement leur goût pour telle ou telle partie du commerce, et pressoient leurs parens de les y placer. L’un disoit : « Mon père, je voudrois que vous me fissiez voyager. » Un autre : « Mon père, je voudrois que vous me donnassiez une boutique. » Un troisième : « Mon père, je voudrois faire la commission. » Enfin, tous les enfans qui étoient présens demandoient à faire, les uns une chose, les autres une autre, et leurs pères promettoient de les satisfaire incessamment.

» J’écoutois attentivement tous ces discours, et je portois secrètement envie à ces jeunes gens. Lorsque je fus seul avec mon père, je lui dis : « Vous avez entendu comme tous ces jeunes gens demandoient à leurs pères de leur donner un état ? Jusqu’à quand me laisserez-vous sans m’établir ? » Mon père me dit : « La plupart de ces marchands seront obligés d’emprunter pour donner un état à leurs enfans. Pour moi, grâce à Dieu, j’ai chez moi de quoi t’établir. Après demain, tu auras une boutique, un fonds de commerce, et je te mettrai en état de vendre et d’acheter. »

» Le lendemain, mon père alla au quartier des marchands : il me loua une boutique, et la garnit de marchandises de toutes espèces pour la valeur de deux mille piastres[35]. Le surlendemain, je me rendis à ma boutique, et j’en fis l’ouverture : je vendis, j’achetai, je reçus, je donnai ; j’étois fort content de moi-même et de mon nouvel état. Les voisins vinrent me voir, et me souhaitèrent toutes sortes de prospérités.

» J’allois ainsi tous les matins à mon magasin, et je commençois, au bout de quatre mois, à faire d’assez bonnes affaires ; j’étois connu de beaucoup de monde. Mon père venoit dans la journée me voir, me recommandoit à tous mes voisins, et étoit fort aise de me voir ainsi réussir.

» Un jour que j’étois occupé à montrer des marchandises à quelques pratiques, plusieurs dames entrèrent dans la boutique, suivies de leurs esclaves. Parmi ces dames, je remarquai sur-tout une jeune personne qui me parut d’une beauté extraordinaire. Les personnes qui étoient alors avec moi se levèrent, et me dirent qu’elles reviendroient lorsque ces dames auroient fait leurs emplettes.

» Les dames s’assirent dans la boutique, et me dirent : « Nous voudrions acheter de belles étoffes pour la valeur d’environ cinq cents piastres. » « Je leur en fis voir plusieurs : elles les prirent toutes jusqu’à la concurrence de la somme. Je calculai en moi-même, et je vis que je gagnois sur ce marché près de cent piastres. Je fis six paquets de toutes les étoffes, et je leur présentai le compte.

« Je n’ai point d’argent sur moi, me dit la jeune personne, et je n’aime point à acheter à crédit : dans quelques jours nous viendrons prendre ces marchandises, nous vous en payerons le montant, et nous vous en acheterons encore d’autres. » « Comment, Madame, lui dirent les esclaves, vous ne connoissez donc pas ce jeune marchand, et pour qui le prenez-vous ? C’est le fils du syndic des marchands de Bagdad. Le croyez-vous homme à vous dire : « Je ne donne pas ma marchandise sans argent, ou bien, je n’ai pas l’honneur de vous connoître ? » En parlant ainsi, les esclaves s’emparèrent des marchandises, les dames se levèrent, prirent congé du marchand, et s’en allèrent.

» Je n’osai pas demander à ces dames chez qui elles demeuroient, et je les laissai partir sans leur dire un seul mot. Je ne tardai pas à m’en repentir. « Pourquoi, me disois-je à moi-même, ne leur ai-je pas seulement demandé leur adresse ? » J’attendis jusqu’au soir, sans voir venir personne de leur part. Je me levai fort affligé, disant en moi-même : « Plût à Dieu que je ne leur eusse rien vendu ! Ne vaudroit-il pas mieux encore que je n’eusse gagné que la moitié de ce que j’ai gagné, et que j’eusse reçu l’argent ? Ah, si j’avois retenu les marchandises ! Ces femmes m’ont attrapé, je le vois. Jamais elles ne reviendront ici. »

» Plein de ces réflexions, je fermai ma boutique, et je m’en retournai à la maison, fort embarrassé de ce que je dirois à mon père, lorsqu’il apprendroit mon aventure. À peine fus-je entré, que ma mère s’aperçut que je n’étois pas d’aussi bonne humeur qu’à l’ordinaire. «Qu’as-tu, me dit-elle, tu as l’air fâché ? Il est inutile de dissimuler : je vois bien que quelque chose te fait beaucoup de peine. Dis-moi ce qui t’est arrivé aujourd’hui, et ce qui t’afflige à ce point ? » Ma mère me pressa si long-temps et avec tant d’instance, que je fus obligé de lui conter mon aventure.

« Plusieurs femmes, lui dis-je, m’ont acheté pour cinq cents piastres de marchandises qu’elles ont emportées ; elles ne m’ont pas donné un sou, et je ne les connois pas. » « Il ne faut pas tant t’affliger, me dit-elle ; pour gagner, il faut savoir perdre quelquefois. Si ces femmes ne viennent point t’apporter le prix de tes marchandises, je te les payerai : ainsi, console-toi, et sois tranquille ; mais dorénavant prends garde à toi. » « Je ne veux rien, lui répondis-je : laissez-moi. » J’avois tant de chagrin, que je ne soupai pas ce soir-là ; je m’enfermai dans ma chambre, et je m’endormis, en réfléchissant à ce qui venoit de m’arriver.

» Le lendemain j’allai au marché ; j’ouvris ma boutique, et j’y restai assis jusqu’au soir, sans recevoir aucune nouvelle des dames qui avoient emporté mes marchandises. Je m’en retournai à la maison encore plus désespéré que la veille.

« Mon fils, me dit en me voyant ma mère, il ne faut plus penser à ce qui t’est arrivé ; je crains que tu ne tombes malade de chagrin : on n’apprend qu’à ses dépens. » Ma mère avoit beau vouloir me consoler, je ne goûtois aucune consolation. Je passai encore trois jours dans la plus grande affliction.

» Le quatrième jour, j’ouvris ma boutique de bonne heure selon ma coutume. À peine étois-je assis, que les mêmes dames entrèrent tout-à-coup, et me souhaitèrent le bonjour ; je crus d’abord que c’étoit d’autres personnes. « Donnez-nous le compte, me dit l’une d’elles ? » « Quel compte ? » « Le compte de ce que nous vous devons : nous allons vous payer. »

» À ces mots, mon esprit se calma, mon visage s’épanouit. Elles me comptèrent les cinq cents piastres ; je les ramassai et les serrai. « Nous voudrions, me dirent-elles, avoir encore d’autres marchandises. » Je leur donnai tout ce qu’elles desiroient, et elles remportèrent comme la première fois. Le soir je fermai ma boutique, et je m’en retournai tout joyeux à la maison. Ma mère voyant mon air gai et satisfait, me dit : « Je parie que ces dames sont venues, et t’ont payé ce quelles te devoient ? » « Cela est vrai, lui dis-je. » « Je te l’avois bien dit, reprit ma mère. Voilà le commerce : on vend à crédit, on attend un peu, et l’on est ensuite payé. »

« Je continuai de vendre aux mêmes dames des marchandises de toute espèce, jusqu’à ce quelles me durent environ dix bourses[36]. Étant alors assis dans ma boutique, je vis entrer une vieille femme. « Bonjour, lui dis-je : que voulez-vous m’acheter ? Une mante, un mouchoir ? Voyez : voulez-vous des voiles d’Estamboul[37], ou des toques de brocard d’or ? Dites-moi ce que vous desirez ? » « Je ne veux rien autre chose, me répondit-elle, sinon que vous vous portiez bien ; mais écoutez-moi un moment : j’ai deux mots à vous dire. » « Vous pouvez parier librement, lui dis-je. »

« Cette jeune personne, continua la vieille, qui est venue chez vous suivie de plusieurs esclaves, et qui vous a pris beaucoup de marchandises, desireroit vous épouser : voudriez-vous y consentir ? Ce qu’elle vous doit sera sa dot ; vous aurez une femme dont la beauté est égale à celle des Houris. Venez avec moi chez elle, vous la verrez. Si elle vous plaît, vous l’épouserez, sinon on vous comptera votre argent, et vous vous en retournerez comme vous serez venu. »

» À ce discours de la vieille, je ne savois trop que répondre ; je n’osois aller avec elle. « Peut-être, dis-je en moi-même, on veut se moquer de moi ; je n’ai pas envie de m’exposer à pareille aventure. » « Ne craignez rien, mon enfant, me dit la vieille, qui s’aperçut de mon embarras : on n’a pas intention de vous tromper. » « Allons, me dis-je alors, pourquoi ne tenterois-je pas la fortune ? Combien d’autres se sont enrichis par de pareils coups de hasard ! Que risqué-je en suivant cette vieille, et que peut-il arriver à un homme qui a un peu de courage ? » Sur cela je fermai ma boutique, et je partis avec la vieille.

« Lorsque nous eûmes fait la moitié du chemin, la vieille me fit arrêter, et me dit : « Mon enfant, il faut toujours avoir de la prévoyance dans ce monde, et prendre ses précautions. Vous allez entrer chez nous, et voir la jeune personne : si elle ne vous plaît pas, vous vous en irez ; telles sont nos conventions ; mais vous pourriez alors publier cette aventure, et nous déshonorer. Le seul moyen de nous garantir de cet inconvénient, c’est que je vous bande les yeux, afin que vous ne sachiez point par où vous serez venu, ni dans quelle maison vous serez entré. »

« Prendre cette précaution dans le milieu de la rue, et devant tout le monde, lui dis-je, seroit donner des soupçons aux passans. Pourquoi, diroit-on, cette vieille bande-t-elle les yeux de ce jeune homme, il ne paroît y avoir aucun mal ? Attendez un instant, et lorsque nous rencontrerons quelque petite rue, nous y entrerons, et nous ferons en sorte de n’être vus de personne. » « Fort bien, dit la vieille. » Après quelques pas, elle trouva un endroit commode, me banda les yeux avec un mouchoir, et me conduisit ensuite, en me tenant par la main, jusqu’à ce que nous fûmes arrivés à la maison. Elle frappa deux coups de marteau : la porte s’ouvrit.

» La vieille me fit entrer, et m’ôta le mouchoir. Je vis alors deux jeunes esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me firent passer par sept portes, au-delà desquelles je fus reçu par quatre autres esclaves toutes plus belles les unes que les autres. On me fit ensuite entrer dans une salle si magnifique, qu’elle sembloit être une des salles qui renferment les trésors de Salomon. « Tout ce que je vois, disois-je en moi-même, n’est-il qu’un songe et qu’une illusion ? » Mais je devois voir bientôt des choses encore plus étonnantes.

» La vieille, qui m’avoit toujours suivi, me quitte alors un moment, et revient peu après suivie d’une esclave dont la coiffure étoit faite d’une étoffe d’or, et qui portoit un plateau garni d’un déjeûner délicat et recherché. Après que j’eus déjeûné, on me présenta des liqueurs et du café. La vieille apporta ensuite de l’argent qu’elle compta devant moi, et me dit :

« Recevez ce qui vous est dû, et n’ayez plus d’inquiétude sur cet article. Ne soyez pas fâché non plus, si ma maîtresse n’ose paroître devant vous avant que le contrat soit dressé. La pudeur est une vertu qui tient à la religion. Bientôt, s’il plaît à Dieu, nous allons dresser le contrat, et elle sera votre épouse. La décence exige que les choses se passent ainsi ; et les femmes faites pour mettre au monde des enfans légitimes, ne peuvent en observer les règles avec trop de scrupule. « 

» Un instant après, je vis entrer un cadi, accompagné de dix personnes de sa suite. Je me levai aussitôt par respect. Il salua la compagnie et s’assit. Je lui rendis le salut avec toute la politesse possible. « Seigneur Gelaleddin, lui dit la vieille, voulez-vous bien d’abord nous servir de procureur pour conclure un mariage ? » « Volontiers, répondit-il. « Il écrivit les noms des témoins, et dressa l’acte de procuration. La vieille s’étant ensuite approchée, il mit les mains l’une dans l’autre, fit la cérémonie des accords, et dressa ensuite le contrat de mariage. Après cela, on apporta une table couverte d’une ample collation, composée de conserves des Indes, et de confitures de Perse. Le cadi et les personnes qui l’accompagnoient mangèrent de bon appétit, et se divertirent beaucoup. On présenta au cadi un bel habillement de la valeur de deux cents piastres. Il le reçut en faisant beaucoup de remercîmens, et prit congé de la compagnie.

» Je me levois aussi pour m’en aller. « Où allez-vous, me dit la vieille, ne savez-vous pas, jeune homme, que vous êtes marié, qu’après le contrat vient la noce, et que la vôtre va se faire aujourd’hui même ? Tout est ici disposé pour cela. Attendez seulement jusqu’au soir. »

» Sur le soir on servit un magnifique repas. Je soupai de bon appétit, et mangeai de divers mets qui me parurent excellens. Je pris ensuite la liqueur et le café. La vieille vint alors me chercher pour me mener au bain.

» La salle étoit éclairée par des lampes, des lustres et des bougies odoriférantes. Je fus reçu par huit esclaves d’une beauté extraordinaire. Elles me déshabillèrent, se déshabillèrent ensuite, et entrèrent avec moi dans le bain. Les unes me nettoyoient les pieds, les autres me les lavoient ; celles-ci me présentoient une robe, des frottoirs ; celles-là m’apportoient à boire. Je me demandois à moi-même, si tout cela n’étoit pas un songe. Je me frottois les yeux, je les ouvrois, et voyois toujours la même chose, ou de nouvelles merveilles. Des esclaves m’apportèrent ensuite des cassolettes remplies de parfums exquis.

« En sortant du bain, je vis vingt esclaves qui portoient des flambeaux odorans, et deux esclaves assises qui tenoient chacune un psaltérion ; l’air étoit parfumé de l’odeur de l’ambre et du bois d’aloès. Toutes les esclaves s’avancèrent vers moi, et me placèrent entre les deux musiciennes qui étoient assises. Je vis alors entrer d’autres esclaves avec divers instrumens de musique. Elles exécutèrent un concert si harmonieux, que la salle elle-même tressailloit d’alégresse. La musique étant finie, la vieille entra en criant : « Bénis soient tous ceux qui viennent dire à l’époux : « Levez-vous ; venez. »

» À ces mots, toutes les esclaves s’approchèrent de moi, et me firent passer de la salle du bain dans la cour. Une porte s’ouvrit ; vingt esclaves en sortirent deux à deux, et je vis ensuite s’avancer mon épouse, semblable au soleil qui brille au milieu d’un ciel pur et serein, ou à la lune au moment qu’elle se lève sur l’horizon. « Est-il possible, dis-je en moi-même, que ce soit là celle qui m’est destinée ? » Mon cortége s’avança. On me fit entrer dans une salle magnifique, au milieu de laquelle s’élevoit un trône. On m’y fit monter, et les esclaves se rangèrent autour de moi, tenant à la main leurs flambeaux. Mon épouse entra suivie de son cortége, et vint s’asseoir à côté de moi. La vieille fit alors apporter devant nous une magnifique collation ; ensuite elle fit retirer toutes les esclaves, sortit elle-même et ferma la porte.

» Je voulus alors converser avec mon épouse, et lui adresser la parole ; mais elle me prévint, et me dit : « Mon ami… » À ces mots, je me sentis pénétré de tendresse, et je ne pus m’empêcher de lui dire : « Ma chère amie, que vous êtes belle ! » « Mon ami, continua-t-elle après un léger sourire, le don de mon cœur dépend encore d’une condition. Si vous vous engagez à la remplir, je suis à vous ; sans cela, regardez tout ce qui s’est passé jusqu’à ce moment comme non avenu. »

« Quelle est cette condition, lui dis-je ? Il n’en est pas, je crois, à laquelle je ne me soumette pour avoir le bonheur de vous posséder. » « Notre porte, reprit-elle, ne sera ouverte qu’un seul jour tous les ans. Acceptez-vous cette condition ? » Je répondis : « Je l’accepte. » « J’ai, continua-t-elle, beaucoup d’esclaves ; mais toutes les fois que vous leur direz un seul mot qui ne sera pas absolument nécessaire, vous me verrez fâchée contre vous. » « J’accepte volontiers toutes ces conditions, répondis-je. » Elle consentit alors à me regarder comme son époux, et nous passâmes ensemble la nuit.

» Je fus, pendant plusieurs jours, dans une espèce d’ivresse, tout occupé de mon bonheur, ne songeant qu’à boire, à manger, à me divertir, et oubliant auprès de mon épouse tout le reste de la terre. Au bout de sept jours, je ne pus m’empêcher de penser à ma mère ; je desirai vivement de la voir, et je versai des larmes, en pensant que j’étois séparé d’elle pour toujours. Ma femme s’aperçut que je pleurois, et m’en demanda la cause.

» Je pleure, lui dis-je, de me voir séparé d’une mère que je n’ai pas quittée depuis mon enfance, qui me faisoit coucher près d’elle, et ne goûtoit de repos que lorsque j’étois endormi contre son sein maternel. Voilà maintenant sept jours qu’elle ne m’a vu. Je ne sais comment elle aura pu supporter cette absence. »

« Ne sommes-nous pas convenus, me dit mon épouse, que notre porte ne s’ouvriroit qu’une fois par an ? » « Il est vrai, lui dis-je ; mais je sens combien il est dur pour moi d’être séparé de ma mère. Je voudrois seulement la voir et passer un jour auprès d’elle. Comment un seul jour donné à la tendresse maternelle pourroit-il altérer notre bonheur ? »

« Mon épouse me dit : « Je consens volontiers à vous satisfaire : allez voir votre mère ; mais que la vieille vous accompagne, et vous bande les yeux. » « Je le veux bien, lui dis-je, et me ferai toujours un devoir de condescendre à vos moindres volontés. » « Puisqu’il est ainsi, ajouta-t-elle, vous pourrez rester sept jours au milieu de votre famille, afin d’avoir tout le temps de goûter le plaisir d’être ensemble. Au bout de ce temps, je vous enverrai la vieille, afin qu’elle vous ramène ici en vous bandant les yeux. » Je remerciai mon épouse, qui donna aussitôt ses ordres à la vieille pour le lendemain. Voilà, Seigneur, ce qui m’arriva. Écoutez maintenant ce qui se passa dans la maison de mon père :

» Mon père étant rentre sur le soir, et ne me voyant pas à la maison, dit à ma mère : « Où est notre fils ? » « Il n’est pas encore rentré, dit ma mère, et cependant la nuit s’avance. Voulez-vous que je l’envoie chercher par un esclave ? » Elle envoya aussitôt l’esclave, qui trouva le marché fermé. On me fit chercher chez nos parens, chez nos voisins, chez nos connoissances. Toute la nuit se passa dans ces vaines démarches.

» Le lendemain matin on envoya du monde dans les jardins, dans les lieux publics et dans tous les quartiers de la ville : pas un endroit ne fut oublié. Tout cela, comme vous pensez, fut inutile, et l’on ne put découvrir aucunes traces, ni apprendre aucunes nouvelles de ce que j’étois devenu. Au bout de trois jours, ma mère n’ayant plus d’espoir de me retrouver, commença à me pleurer comme mort. Elle assembla ses esclaves, fit venir ses voisins, et tous nos parens qui me pleurèrent avec elle.

» Cependant la vieille chargée de me conduire, ôta le mouchoir de dessus mes yeux et s’en alla. Arrivé près de la maison, je vis une troupe de femmes qui venoient pour me pleurer avec ma mère. Elles m’aperçurent, et me dirent : « N’êtes-vous pas Alitchelebi, fils du syndic des marchands ? » Je leur dis que oui ; et elles m’apprirent que mes parens pleuroient ma mort depuis sept jours, et qu’elles alloient me pleurer avec eux. Elles se dirent ensuite entr’elles : « Courons pour leur annoncer bien vite cette nouvelle. » Aussitôt celles qui arrivèrent les premières se mirent à crier : « Pourquoi pleurez-vous cet enfant, le voilà qui vient ? » À ces mots, ma mère sortit, en disant : « Où est mon fils ? » J’arrivois en ce moment. Lorsqu’elle m’aperçut, elle se laissa tomber sur moi sans connoissance, et toutes les femmes se mirent à crier. Mon père sortit aussitôt, me serra dans ses bras, transporté de joie, et me demanda où j’avois été depuis sept jours ? Je lui dis que je m’étois marié, et que j’étois resté auprès de mon épouse. Mon père étonné me demanda quelle étoit mon épouse ? Je lui dis qu’elle étoit d’une beauté incomparable ; mais que je ne savois à qui elle appartenoit. Un de ceux qui étoient là dit alors à mon père : « Il est inutile de le questionner. Ne voyez-vous pas l’habit qui est sur lui ? Jamais personne n’en a porté de pareil : ce ne peut être que l’ouvrage des génies qui l’ont enlevé, et l’ont ainsi habillé ; mais il ne sait où ils l’ont transporté. » Chacun fut frappé de ce discours ; on se tut, et l’on ne me fit plus aucune question.

« Je restai deux jours avec mon père et ma mère. Le troisième jour je dis à mon père que j’avois envie d’aller à ma boutique. Il en fut bien aise, et vint avec moi. Dès que je fus assis dans ma boutique, je m’aperçus que tous ceux qui passoient s’arrêtoient pour me considérer, et disoient : « Voilà celui que les génies ont enlevé. » On ne cessa de venir me regarder ainsi durant tout le jour. Le lendemain et les jours suivans ce fut encore la même chose.

« Au bout de sept jours, je vis arriver la vieille. Je fermai ma boutique, et je la suivis. Elle me banda les yeux comme la première fois, et me prit par la main. Lorsque j’entrai dans la maison, mon épouse se leva, vint au-devant de moi, et me témoigna sa joie de me revoir. Je lui racontai ce qui s’étoit passé chez moi pendant mon absence : elle parut sensible à l’affliction de mes parens, et à la joie qu’ils avoient témoigné de me revoir ; mais elle ne put s’empêcher de rire de mon prétendu enlèvement par les génies.

» Après avoir passé dix jours auprès de mon épouse, je lui demandai de nouveau la permission d’aller voir mes parens. Elle me l’accorda. La vieille me conduisit comme à l’ordinaire, et s’en alla. Ma mère étoit seule à la maison lorsque j’y entrai. Elle sauta à mon cou dès qu’elle m’aperçut, et envoya chercher mon père qui me témoigna une égale tendresse. Nous passâmes toute la journée ensemble.

» Le lendemain j’allai, comme la première fois, à mon magasin, et je continuai d’y aller pareillement les jours suivans. Le septième jour, qui étoit celui où la vieille devoit venir me chercher, je vis passer devant ma boutique un crieur public tenant une cassolette d’or, qu’on vouloit vendre mille sequins. Je lui demandai à qui appartenoit cette cassolette. Il me répondit qu’elle appartenoit à une femme. Je lui dis de l’appeler, que j’étois bien aise de l’acheter d’elle-même.

« Le crieur public me quitta un moment, et revint accompagné d’une femme de moyen âge. « Je voudrois, lui dis-je, acheter cette cassolette. » Aussitôt elle tira de sa poche dix sequins, les donna au crieur, et lui dit de s’en aller. « Comment, lui dis-je, vous payez le crieur avant que le marché soit fait ! Vous avez donc envie de m’accommoder ? » « Assurément, répondit-elle, je ne reprendrai pas ma cassolette, et elle ne sera jamais à d’autres qu’à vous. » « Asseyez-vous, lui dis-je, je vais vous compter les mille sequins. « « Je suis déjà payée et au-delà, dit-elle aussitôt. » « Comment, lui dis-je, quel est ce discours ? »

« Depuis long-temps, reprit-elle avec vivacité, je suis violemment éprise de vous ; mon amour est si grand, que je ne puis dormir. Nuit et jour je pense à vous, et rien ne peut me distraire. Laissez-moi seulement prendre un baiser sur votre joue, et je m’en irai aussitôt. » « Quoi, lui dis-je, sans recevoir le prix de la cassolette ? « « Encore une fois, répondit-elle, je suis payée et au-delà. » « Il faut que tu sois bien aimé de cette femme, dis-je en moi-même, pour qu’elle te fasse présent de mille sequins seulement pour obtenir de toi un simple baiser ! » Puis, lui adressant la parole, je lui dis :

« Madame, je ne puis vous refuser une chose aussi légère, et à laquelle vous paroissez attacher tant de prix. Je souhaite que ce baiser calme votre cœur, et vous fasse recouvrer le sommeil. » La dame alors s’avança vers moi ; mais au lieu de m’embrasser, elle me mordit de toutes ses forces, m’emporta un petit morceau de la joue, et s’enfuit aussitôt. La douleur me fit pousser un cri. Je déchirai un mouchoir, et je m’enveloppai la joue.

» Dans ce moment la vieille arriva, et fut surprise de l’état où elle me trouvoit. Je lui dis qu’en faisant le matin l’ouverture de ma boutique, une cheville de fer m’étoit échappée ; qu’heureusement elle ne m’avoit pas crevé l’œil, mais qu’elle m’avoit écorché la joue. « Pourquoi, me dit-elle, ne faites-vous pas ouvrir votre boutique par votre esclave ? » Je l’assurai que ce n’étoit rien, que Dieu m’avoit sauvé du plus grand danger, et que j’étois prêt à la suivre.

» Dès que les esclaves me virent entrer, elles parurent fort affligées, et commencèrent à faire de grandes lamentations sur ma blessure. Mon épouse m’en demanda la cause, et je lui répétai ce que j’avois dit à la vieille, ajoutant que cette légère blessure ne méritoit pas que les esclaves fissent tant de bruit. « Mais qu’avez-vous sous le bras, me demanda-t-elle ? » « C’est une cassolette que j’ai achetée aujourd’hui. Voyez-la. » « Combien vous coûte-t-elle ? » « Pourquoi me demandez-vous cela ? Elle me coûte mille sequins. » « Vous m’en imposez. » « En vérité, elle me coûte mille sequins. Pourquoi vous déguiserois-je la vérité ? »

« Dis plutôt, continua mon épouse, en me lançant des regards furieux, que tu as donné ta joue à baiser pour prix de cette cassolette. Ô le plus méprisable de tous les hommes, donner ta joue à baiser à une femme pour une cassolette ! Ingrat, ta perfidie ne restera pas impunie ! » En achevant ces mots, elle appela Morgan (c’étoit le nom de son premier eunuque), et lui ordonna de me couper la tête.

» Déjà Morgan se saisissoit de moi, quand la vieille vint se jeter aux pieds de sa maîtresse. « Ah, Madame, lui dit-elle, révoquez l’arrêt que vous venez de prononcer. Vous ne tarderiez pas à être fâchée d’avoir porté si loin la vengeance ; et le repentir seroit inutile. Contentez-vous de châtier ce jeune homme ; cela vaudra mieux que de le faire périr. »

» Mon épouse, changeant alors de sentiment, ordonna à ses esclaves de m’étendre par terre, et de me donner la bastonnade. Elle fut aussitôt obéie ; et tandis qu’on me frappoit, elle répétoit : « Infâme, tu donnes ta joue à baiser à une inconnue ! » Ou bien elle récitoit, avec une maligne satisfaction, des vers dont les sens étoit : « Qu’il faut abandonner à sa rivale le cœur qu’elle nous dispute, et vivre seule, ou mourir d’amour, plutôt que d’avoir un amant qui partage sa tendresse avec un autre objet. »

» On me frappa si long-temps et avec tant de violence, que je perdis presqu’entièrement connoissance. On m’emporta ensuite, et l’on me jeta dans la rue. Les premières personnes qui passèrent, s’imaginèrent que j’étois ivre. « N’est-il pas honteux, dit quelqu’un, en me poussant avec le pied, de s’enivrer au point de tomber ainsi dans la rue ? » « Que dites-vous, dit un autre en me considérant plus attentivement, cet homme n’est point ivre ; mais il vient d’avoir la bastonnade ? Voyez comme ses pieds sont enflés, et comme la marque de la corde est empreinte dans la chair. »

» Enfin, quelqu’un me reconnut, et on alla avertir mon père, qui accourut aussitôt. Il fut pénétré de me voir dans ce pitoyable état, me releva, et s’imagina que j’allois marcher ; mais, quoique la connoissance me fût un peu revenue, cela me fut impossible, et il fut obligé de me porter sur son dos jusqu’à la maison. Il envoya aussitôt chercher des médecins, des chirurgiens, et me prodigua tous les secours que mon état exigeoit.

» Je fus quarante jours à me rétablir. Au bout de ce temps, mon père voulut savoir mon aventure, et me demanda quels étoient les barbares qui m’avoient traité si cruellement ? Je lui dis de ne pas m’interroger sur cela, que si je lui disois quel étoit l’auteur de l’horrible traitement que j’avois éprouvé, il ne pourroit jamais me croire. Mon père insista : je lui répétai plusieurs fois la même chose. Enfin, comme il me pressoit de plus en plus, et se plaignoit de mon peu de confiance, je lui dis : « Je vais vous raconter mon histoire d’une manière allégorique. Voyons si vous la comprendrez :

» Une jeune personne voit un jeune homme, et en devient amoureuse. Le jeune homme conçoit pour elle un amour égal. Elle lui fait demander s’il veut l’épouser de la manière la plus légitime et la plus authentique ? Le jeune homme y consent. Ils se marient selon les formes voulues par la loi. L’époux se conforme aux moindres volontés de son épouse, et ne lui fait pas éprouver la plus légère contradiction. N’est-ce pas lui prouver son amour de la manière la plus évidente ? Et peut-on concevoir que cette épouse puisse être assez injuste pour faire battre son mari ? Pouvez-vous vous-même l’imaginer ? »

« Non, me répondit mon père, une pareille chose ne peut se comprendre, et est absolument incroyable. » « Eh bien, repris-je, ce qui m’est arrivé ressemble parfaitement à cela ! » « Mais, ajouta mon père, dis-moi clairement qui t’a battu si indignement ? » « Je viens, lui répondis-je, de vous raconter mon histoire, en paroissant vous raconter celle d’un autre. J’avois honte de vous dire d’abord que c’étoit ma femme qui m’avoit ainsi battu. Me comprenez-vous à présent ? » « Je commence à te comprendre, dit mon père ; mais fais-moi connoître maintenant quelle est la femme ? « « Je n’en sais rien. » « Dans quel quartier est sa maison ? » « Je n’en sais rien. »

» Mon père fut fort étonné de mon aventure ; et voyant que je ne pouvois lui en apprendre davantage, me proposa d’aller avec lui aux bains. Nous y allâmes ; je me rendis de là au marché ; j’ouvris ma boutique, et repris mon commerce, pour tâcher de me distraire. Mais ce genre de vie, ces occupations n’avoient plus pour moi le même agrément.

» Le chagrin, l’ennui altérèrent insensiblement mon humeur. Tout ce que faisoient les gens de la maison me déplaisoit. Je grondois l’un, je battois l’autre ; je criois après celle-ci, je maltraitois celle-là. Une esclave m’avoit un jour servi du riz. J’en goûtai sur-le-champ, et me brûlai. Je me mis en colère, et pris le plat pour le jeter à la tête de l’esclave. Ma mère voulut me retenir le bras, je la repoussai rudement. Mon père indigné se leva ; je le menaçai de le frapper lui-même. Il ne douta plus alors que je ne fusse fou : il me fit lier par les domestiques, et conduire devant le juge. On attesta que j’étois fou, et je fus amené ici. On me mit d’abord une chaîne[38] au cou. Le lendemain, mon père me la fit ôter, et m’envoya ce lit, cette couverture, et ce Coran.

» Voilà toute mon histoire. On dit que notre souverain est juste : pourquoi son visir Giafar le Barmecide, ne lui conseille-t-il pas de sortir de son palais, de parcourir la ville, afin de connoître par lui-même les injustices qui s’y commettent, de venger les opprimés, et de punir les oppresseurs ? Pourquoi ne l’amène-t-on pas dans cet hôpital pour visiter les malades, voir par lui-même la manière dont ils sont servis, connoître quels sont les détenus, et s’informer des motifs de leur détention ?

« Pour moi, dénué de tous secours, je demande à Dieu qu’il nous envoie ce bon prince, afin que je lui raconte moi-même mon histoire. Priez vous-même pour moi, respectables derviches, peut-être Dieu exaucera-t-il vos prières, et inspirera-t-il au prince le dessein de venir visiter ces lieux. »

Le jeune homme ayant achevé son histoire, le calife Haroun Alraschid l’exhorta à prendre patience, et l’assura que Dieu lui feroit bientôt voir celui dans la justice duquel il mettoit son espoir. Le calife retourna ensuite à son palais avec Giafar et Mesrour. « Que penses-tu, dit-il à Giafar, de l’histoire que nous venons d’entendre ? » « Ce jeune homme est fou, répondit Giafar, et ce que disent les fous ne mérite point d’attention. » « Ces discours, reprit le calife, ne sont cependant pas ceux d’un fou. Il faut que tu examines cette affaire-là, afin de m’en faire un rapport, et que nous voyons si son récit est vrai, ou s’il est réellement fou. »

Lorsqu’ils furent arrivés au palais, Giafar dit au calife : « Voici ce que j’imagine pour savoir ce que vous devez penser de l’histoire de ce fou. Faites-le venir devant vous ; dites-lui qu’on vous a conté son histoire ; qu’elle vous a paru si singulière, que vous voudriez l’entendre de sa bouche, depuis le commencement jusqu’à la fin. Vous comparerez l’histoire qu’il vous racontera avec celle qu’il nous a déjà racontée, et si l’histoire est la même, ce sera une preuve qu’il n’a rien dit que de vrai ; si, au contraire, les deux histoires se contredisent, ce sera une preuve qu’il est véritablement fou, et alors vous le ferez reconduire à l’hôpital. »

Le calife goûta ce conseil, envoya aussitôt chercher le jeune homme à l’hôpital, le reçut avec bonté, et lui fit raconter son histoire, C’étoit absolument la même que celle qu’il avoit déjà entendue. « Je l’avois bien pensé, dit le calife à Giafar, que cette histoire n’étoit pas celle d’un fou. » Giafar, forcé de convenir que ce récit portoit tous les caractères de la vérité, dit au calife : « Il faut actuellement envoyer chercher le père du jeune homme, lui commander de retirer son fils de l’hôpital, et de lui laisser reprendre son commerce. Vous choisirez quatre personnes sûres qui se tiendront dans la boutique ; lorsque la vieille viendra, ils la saisiront sur le signe que leur fera le jeune homme, et l’amèneront devant vous : vous saurez facilement d’elle quelle est sa maîtresse. »

Le calife approuva le plan. Le syndic des marchands est mandé, et reçoit ordre de retirer son fils de l’hôpital. Il obéit, et amène le jeune homme aux pieds du calife, qui n’eut pas de peine à les réconcilier.

Le lendemain, Ali Tchélébi se rendit à son magasin. Tous les paysans s’arrêtoient d’abord pour le regarder, et chacun disoit : « Voilà le fils du syndic des marchands, qui étoit fou ! » Ali ne répondoit rien à ces propos, et se tenoit dans sa boutique avec ceux qui étoient chargés d’arrêter la vieille lorsqu’elle paroîtroit.

Nous venons de raconter ce qui arriva à Ali Tchélébi après l’indigne traitement que lui fit essuyer son épouse ; voyons maintenant ce que fit celle-ci. À peine eut-elle satisfait sa rage, que sa colère s’appaisa. Elle se repentit de ce qu’elle venoit de faire, et dit à la vieille, au bout de quelques jours, de tâcher de la raccommoder avec Ali Tchélébi.

« Vous voyez, dit alors la vieille, que j’avois raison de vous conseiller de ne pas le faire périr, mais seulement de lui faire donner quelques coups, et de le garder ici. Si vous aviez suivi exactement mes conseils, on pourroit vous raccommoder ; mais vous avez poussé le châtiment trop loin, et vous l’avez fait jeter dans la rue. Quel moyen maintenant de vous rapprocher ? Peut-être n’est-il pas encore guéri de ses plaies ; et quand il le seroit, oserois-je me présenter devant lui ? Ce n’est pas un homme du commun, mais le fils du premier négociant de la ville. Il n’a commis véritablement aucun crime ; car enfin c’est vous qui lui avez tendu ce piége, et qui êtes cause qu’il vous a déplu. Vous lui avez envoyé la femme qui faisoit semblant de vouloir vendre une cassolette. Vous vouliez voir s’il l’accepteroit pour un baiser, et vous aviez bien recommandé à la femme, dans le cas où il se laisseroit embrasser, de vous en donner une preuve évidente. Elle a feint d’être violemment éprise de lui ; elle lui a fait un tableau touchant des maux que l’amour lui faisoit endurer : un baiser, un seul baiser pouvoit la guérir. Ali ne pouvoit soupçonner la ruse, la perfidie ; il ne voyoit aucun mal à laisser prendre ce baiser, et ne devinoit pas que cette action pût vous déplaire. Cédant à la pitié, et non à l’amour, il s’est laissé embrasser ; et la femme, pour vous prouver clairement qu’elle l’avoit embrassé, lui a enlevé un petit morceau de la joue. C’étoit donc vous qui étiez la seule coupable ; et malgré cela vous vouliez lui faire couper la tête, et vous l’avez fait presque périr sous les coups de vos esclaves. Je ne puis, après tout cela, me présenter devant lui, et il vous faut chercher quelqu’autre expédient. »

« Comment, ma bonne vieille, dit la jeune personne, toi qui as vu dans ta vie tant d’aventures semblables à celle-ci, et encore plus extraordinaires, tu ne peux me rendre aucun service ? Tu ne pourrois par ton adresse et par tes discours ramener l’esprit de ce jeune homme ? Allons, du courage ; car je ne puis être heureuse dorénavant sans lui, et il faut absolument que tu nous réconcilies, et que tu l’amènes ici. Je te ferai présent, si tu réussis, d’un bel habillement. »

La vieille refusa long-temps de se charger de cette commission. Enfin, elle sortit pour apprendre au moins des nouvelles. On lui dit d’abord qu’Ali Tchélébi étoit malade ; ensuite qu’il étoit fou, qu’on l’avoit mis à l’hôpital ; enfin elle apprit qu’il avoit repris son commerce, et qu’il étoit dans sa boutique.

La jeune personne, informée de cette nouvelle, pressa de nouveau la vieille, et avec tant d’instance, qu’elle consentit à faire quelque tentative. Dans ce dessein elle sortit, et s’arrêta devant la boutique d’Ali Tchélébi. Il la reconnut, et s’avança vers elle. « Mon enfant, lui dit-elle, si j’ai à me reprocher de m’être mêlée de votre mariage, j’ai fait au moins ce que je devois en empêchant ma maîtresse de vous ôter la vie. Au reste, elle est au désespoir de ce qui s’est passé, et voudroit… »

« Je ne conserve aucun ressentiment contr’elle, dit Ali en l’interrompant. » En même temps il fit signe à ceux qui étoient chez lui. Ils se jetèrent sur la vieille, et la conduisirent avec lui au palais du calife. Le visir Giafar les voyant entrer, demanda quelle étoit cette affaire ? Quand il eut appris qu’on amenoit la vieille impliquée dans l’affaire d’Ali Tchélébi, il ordonna qu’on la fit paroître devant lui.

Dès que la vieille fut en présence de Giafar, il la reconnut, et lui dit : « Quoi, vous êtes attachée au service de ma fille, et vous vous mêlez de pareilles intrigues ? Quelle est la femme qu’a épousée ce jeune homme ? »

« C’est votre fille, répondit la vieille. » Giafar fut interdit ; mais voyant qu’il falloit absolument éclaircir cette affaire pour en rendre compte au calife, il demanda une seconde fois à la vieille : « Quelle est la femme qu’a épousée ce jeune homme ? » « C’est votre fille, lui répondit-elle. » Giafar alors ayant ordonné qu’on les fit rester, alla trouver Haroun Alraschid, et lui dit : « Ali Tchélébi et la vieille sont là. Mais il me semble que la fille n’a rien fait que de juste. Ce jeune homme étoit marié ; son épouse ne vouloit point se séparer de lui, le gardoit auprès d’elle, et il s’est laissé baiser la joue par une autre femme. Cela devoit nécessairement déplaire à une personne jalouse, et méritoit d’être puni ; car les femmes ont des droits sur leurs maris. »

« Quelle est enfin cette femme, dit le calife ? » « Hélas, Seigneur, répondit Giafar, c’est ma fille ! Tout cela s’est fait à mon insu. » « Mais, reprit Haroun, puisque le cadi Gelaleddin a dressé le contrat, le mariage est bon. Ali est son époux, et il dépend de lui, ou de la faire punir de mort, ou de lui pardonner. »

Aussitôt le calife fit venir Ali Tchélébi et lui demanda ce qu’il vouloit faire. « Prince, répondit-il, je m’estimerai trop heureux, si le visir veut bien me reconnoître pour son gendre. » « Allons, dit le calife à Giafar, emmène ton gendre chez toi, et qu’en ma considération on ne lui bande plus les yeux ; cette précaution est actuellement inutile. »

Giafar s’en retourna donc chez lui avec son gendre et la vieille. Sa fille, le voyant entrer, voulut se lever pour aller au-devant de lui ; mais les forces lui manquèrent, et elle retomba sur son sofa. « Qu’avez-vous fait, lui dit son père ? Vous vous êtes rendue coupable des derniers excès. Le Tout-Puissant l’a permis : je me soumets à ses décrets ; mais si j’avois été instruit de vos projets, j’aurois su les faire échouer. »

Giafar sortit ensuite, envoya chercher le cadi Gelaleddin, et lui dit : « Qui vous a donné ordre de dresser le contrat de mariage de ma fille ? » « Seigneur, répondit Gelaleddin, je l’ai dressé d’après le billet que voici, et dont je vais vous faire lecture :


« Salut au cadi Gelaleddin. Je vous écris pour vous prier de vous donner la peine de vous transporter chez moi, afin de dresser mon contrat de mariage avec Ali Tchélébi, et de me servir de procureur. Amenez avec vous des témoins pour signer l’acte de procuration. Si vous consentez à ma demande, vous m’obligerez ; sinon vous serez responsable des suites de votre refus ; et s’il arrive quelque chose, le blâme en retombera sur vous. »


» Cette menace, continua le cadi après avoir lu le billet, fit impression sur mon esprit. Les femmes peuvent se porter à de fâcheuses extrémités. J’ai craint pour l’honneur du premier visir : je me suis donc rendu aux ordres de sa fille. J’ai vu compter la dot, et j’en ai fait mention. Enfin, j’ai rédigé l’acte, constatant que la jeune personne me donnoit sa procuration, et j’ai dressé un contrat de mariage légal et authentique. Si vous eussiez été présent, vous n’auriez pu vous empêcher de m’ordonner d’accepter la procuration de votre fille, car elle étoit en âge de disposer d’elle-même ; et si elle n’étoit pas encore mariée, c’est que personne n’avoit osé vous la demander en mariage. Mais Dieu vous a préservé d’un désagrément qui auroit été plus grand que celui que vous éprouvez aujourd’hui. Il n’y a dans l’acte aucun vice, aucun défaut qui puisse le faire annuler. Quoi qu’il en soit, vos bonnes grâces me sont plus chères que tout. Vous pouvez, ou me pardonner, ou m’ôter la vie, si j’ai eu le malheur de vous déplaire. »

« Je rends justice à vos intentions, dit Giafar : vous avez fait tout pour le mieux. » Il pardonna ensuite à sa fille. Ali Tchélébi fut toujours soumis et complaisant près de son épouse, et rien n’altéra plus par la suite le bonheur dont ils jouirent l’un et l’autre.

Scheherazade ayant achevé l’histoire du jeune marchand de Bagdad, et de la dame inconnue, vit que le jour ne paroissoit pas encore, et que le sultan des Indes étoit disposé à l’écouter. Elle commença aussitôt l’histoire suivante :

LE MÉDECIN
ET
LE JEUNE TRAITEUR DE BAGDAD.


On raconte qu’un médecin persan voyageant de pays en pays, arriva dans la ville de Bagdad. Il se logea dans un des khans qui y sont en si grand nombre, et y passa la nuit. Le lendemain il se mit à parcourir la ville, à visiter les places, les marchés. Il admiroit la grandeur, la magnificence des édifices, et disoit souvent en lui-même qu’il n’avoit jamais vu une si belle ville.

Il remarquoit sur-tout le Tigre, joint à l’Euphrate par un canal, et qui, traversant le milieu de la ville, la divise en deux parties, l’une à l’orient, l’autre à l’occident. Ces deux parties, ou plutôt ces deux villes, sont réunies par sept ponts formés de bateaux attachés les uns aux autres, tant à cause de la largeur ordinaire de la rivière, qu’à cause des crues auxquelles elle est sujette. Ils sont toujours couverts de personnes qui vont et viennent pour vaquer à leurs affaires. On passe, en plusieurs endroits de la ville, sous des allées de palmiers et d’arbres de toute espèce, et l’on entend autour de soi une multitude d’oiseaux qui, dans leurs concerts, semblent rendre hommage à leur Créateur, et chanter les louanges de l’Eternel.

En se promenant ainsi, le médecin persan passa devant la boutique d’un traiteur, dans laquelle étoient étalés des mets et des ragoûts de toute espèce. Le maître de cette boutique étoit un jeune homme d’environ quinze ans, dont le visage paroissoit aussi beau que la lune dans son plein. Sa mise étoit simple, mais élégante. Il avoit de jolis pendans d’oreille, et ses habits étoient si propres et si bien arrangés, qu’ils sembloient sortir des mains du tailleur. Le médecin, en le considérant plus attentivement, fut étonné de lui voir un teint jaune, des yeux languissans, un visage pâle et défait, qui portoit l’empreinte du chagrin et de la tristesse : il s’arrêta et le salua. Le jeune homme lui rendit le salut de la manière la plus honnête et la plus distinguée, et l’engagea à dîner chez lui.

Le médecin persan étant entré dans la boutique du jeune traiteur, celui-ci prit deux ou trois plats plus clairs et plus brillans que l’argent, dressa dans chaque plat des mets différens, et les servit au médecin. « Asseyez-vous un moment près de moi, lui dit le médecin : il me semble que vous êtes incommodé, et que vous avez le teint bien pâle ? Quelle est votre maladie ? Sentez-vous des douleurs dans quelques parties du corps, et y a-t-il long-temps que vous êtes dans cet état ? »

Le jeune homme à ce discours poussa un profond soupir, et dit en pleurant : « Ne me demandez pas, Monsieur, quel est mon mal ? » « Pourquoi, répartit son hôte ? Je suis médecin, et assez habile, grâce à Dieu : je suis sûr que je vous guérirai, si vous voulez vous ouvrir à moi, et me faire connoître l’origine et les symptômes de votre maladie » Le jeune homme, après avoir gémi et soupiré de nouveau, répondit :

« Dans le vrai, Monsieur, je ne ressens aucune douleur, et je n’éprouve aucune incommodité ; mais je suis amoureux. » « Vous êtes amoureux ! » « Oui, Monsieur ; et non-seulement amoureux, mais amoureux sans espoir d’obtenir l’objet que j’aime. » « Et de qui êtes-vous amoureux ? Dites-moi cela ? » « Je vous en ai dit assez pour le moment, laissez-moi vaquer à mes affaires, et servir mes pratiques. Si vous voulez revenir cette après-midi, je vous exposerai plus au long mon état, et je vous conterai mon aventure. » « Fort bien. Allez à vos affaires, de peur qu’on ne s’ennuie en vous attendant : je reviendrai vous voir ce soir. »

Après cet entretien, le médecin persan se mit à dîner. Il alla ensuite se promener, s’amusa à voir les beautés de la ville, et revint le soir chez le jeune traiteur. Celui-ci fut bien aise de le revoir, et conçut l’espérance qu’il pourroit au moins soulager sa peine et son ennui. Il ferma sa boutique, et le conduisit dans la maison où il demeuroit. Elle étoit belle et bien meublée ; car il avoit hérité de ses parens une fortune assez considérable. Lorsqu’ils furent entrés, on servit un souper délicat et recherché. Après le repas, le médecin pria le jeune homme de lui raconter son aventure. Il le fit en ces termes :

«Le calife Motaded-billah[39] a une fille dont la beauté peut passer pour un prodige. Elle réunit à une figure charmante, à des yeux tendres et vifs tout à-la-fois, une démarche noble, une taille fine et délicate. Enfin, c’est un assemblage de toutes les perfections ; et non-seulement on n’a jamais rien vu de pareil, mais même on n’a jamais entendu parler d’une beauté aussi extraordinaire. Plusieurs princes, plusieurs souverains l’ont demandée en mariage à son père, mais il l’a toujours refusée jusqu’à présent ; et il est vraisemblable qu’il ne trouvera personne digne d’une aussi belle alliance.

» Tous les vendredis, lorsque le peuple se rassemble dans les mosquées, que tous les marchands et les artisans quittent leurs boutiques qu’ils ne se donnent pas souvent la peine de fermer, cette belle personne sort du palais, et se plaît à se promener dans la ville ; ensuite elle se rend aux bains, et rentre dans le sérail.

» Un jour j’eus envie de ne point aller à la mosquée avec les autres, mais de tâcher de voir la princesse. L’heure de la prière étant venue, et tout le monde étant à la mosquée, je me cachai dans ma boutique. Je vis bientôt paroître la princesse. Elle étoit entourée de quarante esclaves, toutes plus belles les unes que les autres, et brilloit au milieu d’elles comme le soleil en son midi. Les esclaves qui se pressoient autour de leur souveraine, et soutenoient les bords de ses vêtemens avec de longues baguettes d’or et d’argent, arrêtoient mes regards curieux, et m’empêchoient de la contempler à mon aise. Enfin je l’aperçus un seul instant, et sur-le-champ je sentis s’allumer dans mon cœur la passion la plus vive, et couler de mes yeux quelques larmes. Depuis ce temps j’éprouve une langueur qui me consume, et mon mal s’accroît de jour en jour. »

En achevant ces mots, le jeune homme poussa un soupir si long, que le médecin crut qu’il alloit expirer. « Que me donnerez-vous, lui dit-il, si je viens à bout de vous unir à celle que vous aimez ? » Le jeune homme l’ayant assuré que sa fortune, sa vie même seroient à sa disposition, le médecin continua ainsi :

« Levez-vous, apportez-moi une petite bouteille, sept aiguilles, un morceau de bois d’aloès, un autre de bitume de Judée, un peu de terre sigillée, deux palettes[40] de mouton, un morceau d’étoffe de laine, et des soies de sept différentes couleurs. »

Le jeune homme ayant été chercher tout cela, le médecin prit les deux palettes de mouton, traça dessus des signes et des formules magiques, les enveloppa dans le morceau d’étoffe de laine, et les lia avec les soies de sept couleurs différentes. Il prit ensuite la petite fiole, enfonça les sept aiguilles dans le morceau de bois d’aloès, le mit dans la fiole avec le bitume de Judée, la luta avec la terre sigillée, et récita ces paroles magiques :

« J’ai frappé à la porte des dernières régions terrestres : les génies ont appelé les génies et le prince des Démons. Aussitôt j’ai vu paroître le fils d’Amran[41], tenant un serpent, et portant, en guise de collier, un dragon entortillé à l’entour de son cou. »

« Quel est, s’est-il écrié, le téméraire qui frappe la terre, et nous fait venir ce soir ? »

Je lui ai répondu :

« Je suis amoureux d’une jeune personne ; j’ai recours à vos enchantemens, esprits puissans et terribles : prêtez-moi votre secours, et faites-moi réussir dans mon entreprise. Vous voyez comme une telle, fille d’un tel, rejette et dédaigne mes vœux, rendez-la sensible à mon amour. »

Les esprits m’ont répondu :

« Fais ce qui t’a été enseigné : place-les sur un feu vif et ardent, et prononce sur eux ces paroles : « Quand une telle, fille d’un tel, seroit dans Caschan, dans Ispahan, ou dans le pays des sorciers et des enchanteurs, que rien ne puisse la retenir, qu’elle se rende ici, et dise, en se livrant elle-même entre mes mains : Vous être le maître, et je suis votre esclave. »

Le médecin répéta trois fois ces paroles ; ensuite il se tourna vers le jeune homme, et lui dit : « Parfumez-vous, et revêtez-vous de vos plus beaux habits : dans l’instant vous allez voir près de vous la personne que vous aimez. » En même temps il mit la fiole sur le feu.

Le jeune homme alla aussitôt se parer, sans cependant ajouter beaucoup de foi à ce que lui disoit le médecin. À peine étoit-il de retour, qu’il vit paroître un lit sur lequel étoit endormie la princesse, plus belle dans son sommeil, que le soleil à son lever. « Que vois-je ! Quel prodige, s’écria-t-il tout interdit ! »

« Ne vous ai-je pas promis, dit le médecin, de vous faire obtenir l’objet de vos vœux. Vous voyez l’accomplissement de mes promesses. » « En vérité, reprit le jeune homme, vous êtes un mortel extraordinaire, et jamais le ciel n’a donné à personne le pouvoir d’opérer de tels prodiges. » Il baisa ensuite les mains du médecin, et lui témoigna la plus vive reconnoissance de ce qu’il venoit de faire pour lui. « Je me retire, lui dit le médecin en l’interrompant : celle que vous aimez est entre vos mains, c’est à vous seul qu’il appartient de lui faire agréer votre amour. »

Lorsque le médecin fut sorti, le jeune amant s’approcha de la princesse. Elle ouvrit les yeux, et voyant un jeune homme à côté d’elle, lui demanda qui il étoit ? « L’esclave de vos beaux yeux, répondit-il, le malheureux qui meurt pour vous, et qui jamais n’aimera d’autre personne que vous. » Flattée de ce langage, elle regarda le jeune homme, fut frappée de la beauté de ses traits, et sentit son cœur s’enflammer pour lui.

« Êtes-vous, lui dit-elle en soupirant, un mortel, ou un génie ? Qui m’a transportée ici ? » « Je suis, répondit-il, le plus heureux des mortels, et je ne changerois pas ma condition pour celle des génies dont la puissance vous a transportée ici à ma prière. » « Eh bien, reprit-elle, jurez-moi, mon ami, que vous leur ordonnerez de me transporter ici toutes les nuits ! » « Madame, répondit-il, c’est mettre le comble à mes vœux que d’assurer la durée de mon bonheur. » Les deux amans également épris l’un de l’autre, s’entretinrent long-temps de leur aventure, et passèrent ensemble les momens les plus délicieux.

Comme l’aurore étoit prête à paroître, le médecin entra dans la chambre, appela doucement le jeune homme, et lui demanda en riant comment il avoit passé la nuit ? « Dans un paradis de délices, répondit-il, et au milieu des houris. » Le médecin lui ayant ensuite proposé de le mener au bain, il lui demanda ce qu’alloit devenir la princesse, et comment elle s’en retourneroit à son palais ? « Ne vous inquiétez de rien, répondit le médecin, elle s’en retournera comme elle est venue, et personne ne saura ce qui s’est passé. » En effet, la princesse s’endormit, et se retrouva, en s’éveillant, dans son palais. Elle se garda bien de rien dire de ce qui lui étoit arrivé, et attendit la nuit avec impatience. Elle fut encore transportée près du jeune homme, comme elle l’avoit été la veille, et ce prodige se renouvela les jours suivans.

Au bout de quelques mois, la princesse étant un matin avec la sultane sa mère sur la terrasse du palais, resta quelque temps le dos tourné au soleil. La chaleur lui ayant échauffé les reins, elle laissa échapper, malgré elle, plusieurs vents. Sa mère, étonnée, lui demanda ce qu’elle avoit. La princesse ayant répondu qu’elle ignoroit la cause de cet accident, sa mère la considéra plus attentivement, porta la main sur son ventre, et s’aperçut qu’elle étoit enceinte. Aussitôt elle poussa un cri, se frappa le visage, et lui demanda comment elle se trouvoit dans cet état. Les femmes du palais étant accourues au cri de la sultane, elle leur ordonna d’aller chercher le calife.

À peine le calife eut-il appris la cause du désespoir de la sultane, qu’il entra dans une grande colère, tira son poignard, et dit à sa fille : « Malheureuse, je suis Commandeur des croyans ; tous les rois de la terre m’ont demandé votre main ; j’ai dédaigné leur alliance, et c’est ainsi que vous me déshonorez ? J’en jure par le tombeau de mon père, et par ceux de tous mes aïeux : si vous me découvrez la vérité, je vous ferai grâce de la vie ; mais si vous ne me dites à l’instant ce qui vous est arrivé, quel est l’auteur du crime, et comment il est venu à bout de le commettre, je vous plonge moi-même ce poignard dans le sein. »

La princesse effrayée raconta à son père qu’elle étoit enlevée toutes les nuits dans son lit, et transportée dans une maison qu’elle ne connoissoit pas, près d’un jeune homme plus beau que le jour ; qu’elle étoit ensuite rapportée dans sa chambre au lever de l’aurore ; mais qu’elle ne savoit comment cela s’opéroit.

Le calife fut on ne peut pas plus étonné de l’aveu que lui faisoit sa fille. Il envoya chercher son visir, homme d’esprit, habile et intelligent, et en qui il avoit beaucoup de confiance. Il lui fit part de ce qu’il venoit d’apprendre, et lui demanda ce qu’il croyoit à propos de faire dans cette circonstance.

Le visir ayant réfléchi quelque temps, dit au calife : « Prince, ce n’est qu’en employant la ruse que vous pourrez découvrir le lieu dans lequel votre fille est ainsi transportée. J’imagine un moyen simple, mais qui doit réussir. Qu’on prenne un petit sac, et qu’on l’emplisse de millet ; qu’on l’attache au lit de votre fille, près de la tête, et qu’on le place convenablement, en le laissant entr’ouvert, afin que, lorsque le lit de votre fille sera enlevé cette nuit, le millet se répande tant en allant qu’en revenant, et nous trace ainsi le chemin qui conduit de votre palais à la maison que vous cherchez. »

Le calife loua beaucoup la sagacité du visir, trouva l’expédient excellent, et ne douta pas du succès. Il en confia l’exécution à une personne intelligente, qui eut soin que la jeune princesse ne fût instruite de rien.

La nuit étant arrivée, le lit fut transporté comme à l’ordinaire. Le lendemain au lever de l’aurore, le médecin conduisit le jeune homme au bain, suivant leur usage, et lui dit qu’on avoit reconnu que la princesse étoit enceinte, qu’on avoit fait usage d’une ruse pour découvrir sa maison, et qu’on se préparoit à lui faire un mauvais parti.

Le jeune homme, sans s’effrayer, témoigna au médecin qu’il étoit satisfait d’avoir obtenu le bonheur auquel il aspiroit, et qu’il étoit résigné à la mort. Il le remercia de nouveau de ses bienfaits, lui souhaita toutes sortes de prospérités, et lui conseilla de s’éloigner, et de ne pas s’exposer lui-même au danger. « Laissez le calife, lui dit-il en finissant, disposer de ma vie comme il voudra. » « N’ayez aucune inquiétude pour votre vie, lui dit le médecin : il ne vous arrivera, non plus qu’à moi, aucun mal. Je vais vous faire voir de nouvelles merveilles, et des prodiges d’un autre genre. « Ces paroles tranquillisèrent le jeune homme, et lui causèrent une joie infinie. Ils sortirent ensemble du bain, et regagnèrent la maison.

Le calife et son visir étant entrés de grand matin dans la chambre de la princesse, la trouvèrent de retour, et virent que le sac de millet étoit vuide. « Assurément, dit le visir, nous tenons le coupable. » Ils montèrent aussitôt à cheval, accompagnés d’une troupe nombreuse de soldats, et suivirent les traces du millet. Lorsqu’ils furent près de la maison, le jeune homme entendant le bruit des hommes et des chevaux, avertit le médecin, qui lui dit : « Prenez une cuvette, emplissez-la d’eau, montez sur la terrasse, versez l’eau tout autour de la maison, et descendez. » Le jeune homme fit ce que le médecin lui avoit ordonné.

Le calife et le visir étant arrivés avec les soldats, trouvèrent la maison environnée d’une large rivière dont les flots agités s’entre-choquoient avec un bruit horrible. « Que veut dire ceci, dit le calife au visir, et depuis quand cette rivière coule-t-elle ici ? » « Je n’ai jamais vu de rivière ici, répondit le visir, et je n’en connois pas d’autre dans Bagdad que le Tigre, qui coule au milieu de la ville. Il faut absolument que celle-ci soif l’effet de quelque enchantement. »

Prévenus ce cette idée, le calife et son visir assurèrent aux soldats que l’eau qu’ils voyoient devant eux n’étoit qu’une illusion, une vaine apparence, et leur commandèrent de passer outre sans rien craindre. Une partie de l’armée voulut s’avancer ; mais elle fut aussitôt submergée. Le visir, reconnoissant alors son erreur, dit au calife que le parti le plus sage étoit d’engager ceux qui étoient dans la maison à dire qui ils étoient, en leur promettant qu’on ne leur feroit aucun mal.

Le calife ayant approuvé ce conseil, fit crier à haute voix que ceux qui étoient dans la maison n’avoient qu’à se faire connoître, et qu’on ne leur feroit aucun mal. Le médecin laissa long-temps crier les gens du calife, et dit ensuite au jeune homme : « Montez sur la terrasse, et assurez le calife que s’il veut s’en retourner à son palais, nous irons aussitôt nous présenter devant lui. »

Le jeune homme monta sur la terrasse, et annonça à haute voix ce que le médecin venoit de lui dire. Le calife ayant entendu cette proposition, eut honte de ne pouvoir venger sur-le-champ l’enlèvement de sa fille, et de se voir encore repoussé, après avoir perdu une partie de son armée. Il vouloit rester, et chercher quelque moyen de pénétrer dans la maison. Le visir lui fit observer qu’elle étoit habitée par des magiciens, ou des génies malfaisans ; qu’il étoit inutile de vouloir se mesurer contre ces gens-là, et que s’ils venaient eux-mêmes se remettre entre ses mains, il pourroit les faire punir comme ils le méritoient. Le calife, malgré ces réflexions, s’en retourna triste et mécontent.

Il y avoit à peine une heure qu’il étoit rentré dans son palais, lorsque le médecin et le jeune homme vinrent se présenter à la porte. Il commanda qu’on les laissât entrer ; et dès qu’ils furent en sa présence, il envoya chercher le bourreau, et lui ordonna de couper la tête au jeune homme. Le bourreau lui déchira le bas de sa robe, lui en banda les yeux, et tourna trois fois autour de lui en tenant le glaive levé sur sa tête, et demandant s’il devoit frapper. « Cela devroit être fait, répondit le calife à la dernière fois. »

Aussitôt le bourreau leva le bras, et frappa le coup mortel ; mais son bras ayant tourné malgré lui, le coup tomba sur son compagnon, qui se tenoit derrière lui, et fit voler sa tête aux pieds du calife. « Maladroit, s’écria-t-il, peux-tu être assez aveugle pour frapper ton compagnon, au lieu de frapper le coupable qui est devant toi ! Regarde-le bien, et prends garde à ce que tu vas faire. » Le bourreau leva une seconde fois le bras, et fit voler la tête de son fils qui étoit à ses côtés. Tous ceux qui étoient présens furent saisis d’effroi.

Le calife, ne pouvant revenir de sa surprise, demanda à son visir ce que cela signifioit ? « Grand prince, répondit celui-ci, toute votre puissance seroit ici inutile. Quels moyens opposer à des prestiges et à des enchantemens ? Celui qui enlève votre fille avec son lit, qui fait tout-à-coup de sa maison une isle environnée d’abymes, ne pourroit-il pas vous ôter l’empire et la vie ? Je vous conseille d’aller au-devant du médecin, de le traiter honorablement, et de le prier de vouloir bien ne nous faire aucun mal. »

Le calife vit bien qu’il n’avoit rien de mieux à faire que de suivre le conseil du visir. Il ordonna qu’on fît relever le jeune homme, et qu’on lui ôtât le bandeau de dessus les jeux. Ensuite il se leva de son trône, alla trouver le médecin, et lui dit en lui baisant la main : « Ô le plus savant de tous les hommes, j’étois loin de soupçonner votre mérite, et je ne savois pas posséder dans ma capitale un tel trésor ! Mais si vos vertus et votre générosité égalent, comme j’aime à le croire, votre puissance, pourquoi avez-vous ainsi disposé de ma fille, et fait périr une partie de mon armée ? »

« Puissant prince, image de Dieu sur la terre, répondit le médecin, je suis étranger. J’ai fait connoissance avec ce jeune homme en arrivant dans cette ville. Nous avons mangé ensemble : l’état de maladie, de langueur, dans lequel je l’ai vu son amour pour votre fille, dont il m’a fait confidence, ont excité ma compassion et m’ont engagé à m’intéresser à lui. J’ai été bien aise aussi de vous faire connoître qui je suis, et la puissance que le ciel m’a accordée ; mais je ne veux me servir de ses dons que pour faire le bien. J’ai recours maintenant à vos bontés, et vous supplie d’accorder votre fille à ce jeune homme : elle est née pour lui, et il est digne de la posséder. » « Cela me paroît juste, dit le calife, et nous devons d’ailleurs vous obéir. » Aussitôt il fit revêtir le jeune homme d’une robe d’un prix inestimable, le fit asseoir à côté de lui, et fit apporter pour le médecin un trône de bois d’ébène.

Tandis qu’ils s’entretenoient ensemble, le médecin, en se retournant, vit un rideau de soie sur lequel étoient représentés deux grands lions. Il leur fit un signe de la main, et aussitôt ces deux lions se jetèrent l’un sur l’autre, en poussant des rugissemens semblables au bruit du tonnerre. Un moment après, il fit un nouveau signe, et l’on ne vit plus que deux chats qui jouoient ensemble.

« Que penses-tu de cela, dit le calife à son visir ? » « Prince, répondit-il, je crois que Dieu vous a envoyé ce sage pour vous faire voir des prodiges. » « Eh bien, reprit le calife, dis-lui de m’en faire voir encore d’autres. » Le visir ayant témoigné le désir du calife au médecin, celui-ci demanda qu’on lui apportât un bassin plein d’eau, et proposa au visir d’ôter ses habits, de se couvrir d’un grand voile, et d’entrer dans le bassin, lui promettant de lui faire voir des choses merveilleuses et qui le divertiroient beaucoup.

Le visir y consentit ; mais à peine fut-il assis dans le bassin, qu’il se trouva transporté au milieu d’une mer immense et horriblement agitée : il se mit aussitôt à nager en s’abandonnant au gré des flots, qui le poussoient tantôt d’un côté tantôt d’un autre. Les forces commençoient à lui manquer, et il se croyoit perdu, lorsqu’une vague s’éleva tout-à-coup, l’entraîna avec elle, et le porta avec la rapidité de l’éclair, sur un rivage inconnu.

À peine fut-il sorti de l’eau, qu’il sentit flotter sur son dos une épaisse chevelure qui lui descendoit jusqu’aux talons. Étonné de ce phénomène, il jette un regard sur toute sa personne, et s’aperçoit qu’il est totalement métamorphosé en femme. « Peste soit du divertissement, dit-il en lui-même ! Un visir changé en femme est certainement une chose fort extraordinaire ; mais qu’avois-je besoin de voir s’opérer en moi pareille merveille ? Toutefois rien n’arrive en ce monde que par la permission de Dieu : nous lui devons l’être, et nous retournerons un jour en lui[42]. »

Tandis que le visir réfléchissoit ainsi à son aventure, un pêcheur s’avança, et lui mettant la main sur l’épaule : « Heureuse journée, dit-il ; je ne m’attendois pas à une pareille capture ! La charmante personne ! C’est une fille de la mer, et le ciel me l’envoie tout exprès pour que je la donne en mariage à mon fils : un pêcheur ne peut trouver une femme qui lui convienne mieux. »« Quoi, dit le visir, ayant entendu ces paroles, après avoir été visir je deviendrois la femme d’un pêcheur ! Est-ce là le sort auquel je devois m’attendre. Qui donnera maintenant des conseils au calife ? Qui gouvernera son empire ? Mais Dieu est le maître des événemens ; il faut se résigner à sa volonté. »

Le pêcheur étoit si content de la rencontre, qu’il ne songea pas à pêcher selon sa coutume. Il emmena avec lui la fille de la mer, et la conduisit à sa cabane, qui étoit peu éloignée du rivage. « Bonne fortune, dit-il à sa femme en entrant ; depuis long-temps je fais le métier de pêcheur, et jamais je n’ai été aussi heureux qu’aujourd’hui ! Je viens de prendre une fille de la mer. Où est notre enfant ? Cette femme est faite exprès pour lui, et je veux la lui donner en mariage. » « Il est allé mener paître la vache et la faire labourer, dit la femme du pêcheur. Dans un moment il sera ici. » Le jeune homme arriva effectivement peu après.

« Peste soit de l’aventure, dit tout bas le visir, en le voyant ! Cette nuit même je vais devenir l’épouse de ce manant ; et j’aurois beau dire à ces gens-là : Que faites-vous ? Vous êtes dans l’erreur, je suis le visir du calife ; ils ne me croiroient pas, car j’ai l’apparence d’une femme. Ah, ah ! à quoi me suis-je exposé ? Qu’avois-je besoin de ce divertissement ? »

« Garçon, dit le pêcheur à son fils, il faut que tu sois né sous une heureuse étoile. Le ciel t’envoie ce qu’il n’a jamais envoyé à personne avant toi, et ce qu’il n’enverra vraisemblablement jamais à d’autres après toi. Voici une fille de la mer que je t’amène. Tu es jeune, tu n’es pas marié, fais-en ta femme dès ce soir. »

Le jeune homme fut si content de la proposition, qu’il avoit peine à croire que son bonheur ne fût pas un songe. Il épousa sa femme dès le soir, et la rendit enceinte. Au bout de neuf mois, elle accoucha d’un gros garçon qu’il fallut nourrir, se trouva de nouveau enceinte peu de temps après, et mit au monde successivement sept garçons.

Le visir, fatigué de ce genre de vie, dit alors en lui-même : « Jusqu’à quand durera cette maudite et pénible métamorphose ? Ne pourrai-je sortir de cet état, dans lequel je suis tombé par un excès de complaisance et de curiosité ? Il faut que j’aille sur le rivage où j’ai abordé, et que je me jette dans la mer. J’aime mieux périr que de supporter plus long-temps tant de misère. » Le visir ayant pris cette résolution, se rendit sur le bord de la mer, et s’élança dans l’eau. Il fut aussitôt soulevé par une vague, et entraîné au milieu des flots. Levant alors la tête, il se trouva assis dans le bassin, et vit devant lui le calife, le médecin, et toute l’assemblée qui le regardoit attentivement.

Le calife ayant demandé à son visir ce qu’il avoit vu, celui-ci se mit à rire, et lui dit : « Prince, le médecin a des secrets étonnans. J’ai vu des paradis délicieux, des houris, de jeunes garçons, des merveilles que personne n’a jamais vues. Si vous voulez en juger par vous-même, vous conviendrez que rien n’est à la fois plus charmant et plus extraordinaire. »

Ce peu de mots excita la curiosité du calife. Il se déshabilla, se ceignit le corps d’un linge, et entra dans le bassin. Le médecin lui dit de s’asseoir ; et aussitôt qu’il l’eut fait, il se trouva au milieu d’une mer d’une immense étendue, se mit à nager, et fut porté par une vague sur un rivage éloigné. Ayant pris terre et se voyant nu, n’ayant qu’un linge autour du corps, il dit en lui-même : « Je vois le but de ces artifices. Mon visir et le médecin se sont entendus pour me dépouiller de mon empire. Ils donneront ma fille au jeune homme, et le médecin va se faire reconnoître calife à ma place. Malheureuse curiosité ! »

Tandis que le calife faisoit ces réflexions, il vit une troupe de jeunes filles qui venoient puiser de l’eau à une fontaine voisine de la mer. Il s’adressa à l’une d’entr’elles, lui dit qu’il étoit étranger, qu’il venoit de faire naufrage, et lui demanda dans quel pays il se trouvoit ? Elle lui dit qu’il étoit près de la ville d’Oman[43] ; qu’il n’avoit qu’à monter la montagne qui étoit devant lui, et qu’il verroit la ville, qui étoit située au bas de la montagne.

Le calife s’achemina de ce côté, et entra dans la ville. Les habitans le prirent pour un marchand qui venoit de faire naufrage, et quelqu’un lui donna par charité un habit. Lorsqu’il en fut revêtu, il se promena dans la ville. En passant dans le marché, la faim qui le pressoit fit qu’il s’arrêta devant la boutique d’un traiteur. Celui-ci le prit aussitôt pour un étranger qui venoit de faire naufrage, et lui proposa d’entrer à son service, en lui promettant deux drachmes par jour et la nourriture. Le calife, ne pouvant mieux faire, accepta la proposition. Dès qu’il eut mangé et qu’il fut installé dans le métier, il se dit à lui-même :

« Quelle étrange situation ! Quel changement ! Après avoir été calife, avoir joui d’une autorité sans bornes, avoir vécu dans la magnificence et les plaisirs, je suis aujourd’hui réduit à lécher des plats ! J’ai voulu voir des choses extraordinaires : assurément rien n’est plus extraordinaire que mon aventure ; de calife, je suis devenu le valet d’un traiteur. Mais c’est ma faute. Qu’avois-je besoin de vouloir éprouver moi-même la puissance de ce magicien ? »

Au bout de quelques jours, le calife passa dans le marché des joailliers. Ils étoient en grand nombre et faisoient un grand commerce dans cette ville, parce qu’on pêchoit dans la mer qui en est proche beaucoup de perles, de diamans et de corail. Tandis qu’il étoit dans ce marché, il lui prit envie de se faire courtier plutôt que de continuer à servir un traiteur. Le lendemain il vint au marché de grand matin, et s’annonça comme courtier. Un homme vint à lui, tenant à la main un diamant dont l’éclat égaloit celui des rayons du soleil, et dont le prix devoit surpasser les revenus de l’Égypte et de la Syrie.

Le calife, étonné de la beauté de ce diamant, demanda s’il étoit à vendre ! On lui dit que oui : il le prit, et le porta chez plusieurs marchands. Tous furent étonnés de sa beauté. On en offrit d’abord cinquante mille sequins ; ensuite l’on augmenta, et l’on alla jusqu’à cent mille sequins. Le calife vint trouver celui à qui appartenoit le diamant, et lui demanda s’il vouloit le donner pour ce prix ! Il y consentit, et dit au calife de recevoir l’argent. Le calife retourna chez le marchand qui avoit offert cent mille sequins du diamant, et lui dit de lui remettre cette somme, parce que celui à qui appartenoit le diamant l’avoit chargé de la recevoir pour lui.

Le marchand dit que cela n’étoit pas régulier ; qu’il ne vouloit payer qu’à celui qui vendoit, et non au courtier. Le calife alla pour chercher le propriétaire ; mais ne l’ayant pas trouvé, il revint chez le marchand, lui dit qu’il étoit lui-même le propriétaire. Le marchand alloit lui compter le prix ; mais ayant regardé de nouveau ce diamant, il vit qu’il étoit faux[44]. « Comment, coquin, dit-il aussi-tôt, tu es assez hardi pour vouloir tromper en plein marché ! Tu ne sais donc pas que les fripons sont ici punis de mort ? »

Les autres marchands accoururent en entendant ces paroles, se jetèrent sur le calife, le lièrent et le conduisirent au roi d’Oman. Ce prince ayant entendu l’accusation et l’attestation des témoins, condamna l’accusé à être pendu sur-le-champ. On lui mit d’abord une chaîne au cou, on lui découvrit la tête, et on le promena par la ville, accompagné d’un officier qui crioit : « Ce traitement n’est que le commencement de la punition de ceux qui trompent le peuple et les marchands dans la place publique et sous les yeux du roi. » Le calife, réfléchissant sur son sort, disoit en lui-même :

« Je n’ai pas voulu rester au service d’un traiteur : je me suis fait courtier, et pour ma peine, je vais être pendu ! Mais je ne dois pas m’en prendre à moi : tout ceci n’est que l’accomplissement de mon destin. »

Lorsqu’on fut arrivé à l’endroit où devoit se faire l’exécution, on attacha la corde au cou du calife, et l’on commença à tirer. En montant, il ouvrit les yeux et se trouva prêt a sortir du bassin, en présence du médecin, du jeune homme et du visir qui le regardoient. Le visir s’avança aussitôt en riant pour lui donner la main.

« Pourquoi ris-tu, lui demanda le calife ? » « Je ris de mon aventure, répondit le visir ; car j’ai été femme, je me suis marié, et j’ai eu sept enfans. » « Eh bien, reprit le calife, tu aimois tes enfans, et tu en étois aimé. Tu as éprouvé des peines et des plaisirs ; mais moi je descends à l’heure même de la potence. » Le calife et le visir se racontèrent ensuite leurs aventures. Tous ceux qui étoient présens en rirent beaucoup, et s’étonnèrent de la puissance du médecin. Le calife l’invita à rester près de lui, et le combla d’honneurs et de biens. Il envoya chercher ensuite un cadi pour dresser le contrat de mariage de sa fille.

On célébra cette union par des fêtes et des réjouissances publiques. Le médecin, et le jeune homme auquel il avoit rendu de si grands services, furent toujours étroitement unis, et jouirent toute leur vie du bonheur le plus parfait.


Scheherazade, en finissant l’histoire du médecin persan et du jeune traiteur de Bagdad, s’aperçut que le jour commençoit à paroître. « Sire, ajouta-t-elle, les choses singulières que je viens de vous raconter me rappellent un prodige d’un autre genre, opéré autrefois aux yeux de toute l’Égypte, par l’adresse et l’habileté d’un visir de l’empire d’Assyrie. Je vous la raconterai demain, si votre Majesté veut bien me le permettre. » Le sultan des Indes témoigna qu’il seroit bien aise d’entendre cette histoire. Scheherazade la commença le lendemain en ces termes :

HISTOIRE
DU SAGE HICAR.


Sencharib, roi d’Assyrie et de Ninive, avoit un visir nommé Hicar. C’étoit l’homme de son temps le plus instruit dans toutes sortes de sciences, et on le surnommoit, avec raison, le Sage, le Philosophe. L’étendue de ses connoissances, sa prudence, son habileté, en le rendant le plus ferme appui du trône d’Assyrie, faisoient tout à-la-fois le bonheur et le salut de l’empire.

Hicar possédoit d’immenses richesses. Son palais, qui ne le cédoit en grandeur et en magnificence qu’à celui du monarque, renfermoit dans son enceinte soixante autres palais, occupés par autant de princesses qu’il avoit épousées. Malgré ce grand nombre de femmes, Hicar n’avoit pas d’enfans, et cette privation lui faisoit beaucoup de peine.

Un jour il assembla les sages, les astrologues, les magiciens, leur exposa le sujet de son chagrin, et leur demanda ce qu’il pourroit faire pour en faire cesser la cause. Ils lui conseillèrent de s’adresser aux Dieux, et de leur offrir des sacrifices pour en obtenir des enfans. Hicar suivit ce conseil. Il implora la faveur des Dieux, se prosterna devant leurs images, fit fumer l’encens sur leurs autels, leur immola de nombreuses victimes ; mais ils furent sourds à sa prière.

Accablé de tristesse, il sortit du temple, leva les yeux vers le ciel, reconnut son auteur, et lui dit d’une voix élevée, et dans l’amertume de son cœur : « Souverain maître du ciel et de la terre, auteur de toutes les créatures, exauce ma prière : donne-moi un fils qui fasse ma consolation le reste de ma vie, qui puisse me succéder un jour, qui assiste à mon trépas, qui me ferme les yeux, et qui me rende les derniers devoirs ! » À peine eut-il achevé cette prière, qu’il entendit une voix qui disoit : « Parce que tu as mis d’abord ta confiance dans des images taillées, tu resteras sans enfans. Mais tu as un neveu ; prends Nadan le fils de ta sœur, adopte-le, communique-lui ta science, ton habileté, ta sagesse, et qu’il soit ton héritier. »

Hicar obéit aussitôt à l’ordre du ciel. Il prit le petit Nadan, qui étoit encore à la mamelle, et le remit entre les mains de huit femmes choisies, auxquelles il confia le soin de sa première éducation. On le revêtit de soie, de pourpre et d’écarlate, et on l’entoura des tapis les plus précieux. Dès qu’il fut sorti de l’enfance, il grandit, et se fortifia avec la rapidité d’un cèdre qui croit sur le mont Liban. On lui apprit à lire, à écrire, et on lui donna les meilleurs maîtres dans toutes sortes de sciences. Doué d’un esprit vif et pénétrant, d’une mémoire heureuse, il y fit d’abord les plus grands progrès, et surpassa bientôt les espérances qu’on avoit conçues de lui. Hicar lui enseignoit lui-même la sagesse, plus difficile à acquérir que toutes les autres sciences, et cherchoit l’occasion de le faire connoître au roi. Cette occasion se présenta bientôt d’elle-même.

Sencharib s’entretenant un jour avec son visir, lui dit : « Mon cher Hicar, modèle de tous les ministres, mon fidèle conseiller, dépositaire de mes secrets, soutien de mon empire, les hommes tels que toi devroient être immortels ; mais je vois avec peine que tu es dans un âge avancé ; ta vieillesse me fait craindre pour tes jours : et qui pourra te remplacer auprès de moi ? »

« Prince, répondit Hicar, ce sont les monarques tels que vous qui devroient être immortels. Quant à moi, vous pourrez aisément me remplacer. Je vous ai quelquefois parlé du fils de ma sœur, de Nadan ; je l’ai élevé dès l’enfance, je lui ai enseigné ce que l’expérience m’a appris. Je crois qu’il est, dès ce moment, en état de vous servir, et qu’il mente votre confiance. » « Je veux le voir, dit le roi ; et s’il est, comme je n’en puis douter, tel que tu le dépeins, je pourrai lui donner dès ce moment ta place. Tu conserveras les honneurs dont tu jouis à si juste titre ; j’y en ajouterai même de nouveaux, et tu pourras goûter le repos dont tu as besoin et que tu as si bien mérité. »

Hicar fit aussitôt venir son neveu. Son extérieur étoit aimable et séduisant. Le roi le considéra beaucoup, et se sentit prévenu favorablement pour lui. Il lui fit ensuite quelques questions, auxquelles il répondit avec beaucoup de justesse et de solidité. Le roi s’adressant ensuite à Hicar, lui dit : « Je regarde Nadan comme votre fils ; il mérite de porter ce nom : je veux reconnoître en lui vos services, et le rendre l’héritier de la confiance que j’avois en vous. Qu’il me serve comme vous m’avez servi, et comme vous avez servi, avant moi, mon père Serchadoum, et je vous jure que je n’aurai point de plus intime confident, de meilleur ami que lui. Hicar se prosterna aux pieds du roi, le remercia, lui répondit du zèle et de la fidélité de Nadan, lui demanda son indulgence pour les fautes qui pourroient lui échapper, et prit congé de sa Majesté.

Hicar, de retour chez lui, s’enferma avec Nadan, pour lui rappeler les leçons de sagesse qu’il lui avoit données, et lui parla en ces termes :

« Honoré de la confiance du prince, vous entendrez bien des choses qu’il faudra soigneusement cacher, et renfermer en vous-même. Un mot révélé indiscrètement est un charbon ardent qui brûle la langue, enflamme tout le corps et le couvre d’opprobre et d’infamie.

» Il est également dangereux quelquefois de répandre une nouvelle, et de raconter ce dont on a été témoin.

« Lorsque vous aurez des ordres à donner, exprimez-vous toujours d’une manière claire et aisée à entendre. Quand on vous demandera quelque chose, ne vous hâtez pas de répondre.

» Ne vous attachez pas à la magnificence et à l’éclat extérieur : cet éclat se ternit, et n’a qu’un temps ; mais la bonne renommée se perpétue d’âge en âge.

» Fermez l’oreille aux discours d’une femme imprudente, de peur qu’elle ne vous embarrasse dans ses filets, qu’elle ne vous couvre de honte, et ne soit cause de votre perte.

» Ne vous laissez pas séduire par ces femmes richement vêtues, qui exhalent l’odeur des parfums les plus exquis. Ne leur laissez prendre aucun empire sur votre cœur, et ne leur livrez pas ce qui vous appartient.

» Ne soyez pas comme l’amandier, qui pousse des feuilles avant tous les autres arbres, mais qui donne son fruit après eux.

» Soyez plutôt comme le mûrier, dont les feuilles poussent après celles des autres arbres, mais dont le fruit mûrit le premier.

» Soyez doux, modeste : n’affectez pas de marcher la tête haute, et d’élever la voix en parlant ; car si c’étoit un avantage d’avoir la voix forte, l’âne seroit le plus parfait des animaux.

» Il vaut mieux partager un travail dur et pénible avec un homme sage, que de boire et de se divertir avec un libertin.

» Répandez votre vin sur le tombeau des gens de bien, plutôt que de le boire avec les méchans.

» Attachez-vous aux hommes sages, et tâchez de leur ressembler.

» Fuyez la société des insensés, de peur que vous ne marchiez dans leurs sentiers.

» Éprouvez votre ami avant de lui ouvrir votre cœur.

» Marchez sur les épines tant que vous avez le pied sûr et léger, et tracez le chemin à vos enfans et à vos petits-enfans.

» Les places les plus élevées sont sujettes aux grands revers.

» Réparez votre vaisseau avant la tempête, si vous ne voulez par le voir briser, et périr avec lui.

» Défiez-vous des jugemens du vulgaire.

» Quand on voit un homme riche manger un serpent, on attribue cela à sa science et à son discernement. Si c’est un pauvre qui en mange, on dit que c’est l’effet de la faim, du besoin.

» L’ambition croît souvent avec la fortune : soyez content de ce que vous avez, et ne desirez pas ce qui est aux autres.

» Les disgrâces sont fréquentes à la cour des rois : ne vous réjouissez pas de celle des autres.

» Si un ennemi veut vous nuire, tachez de le prévenir en lui faisant du bien.

» Choisissez ceux que vous voulez voir, évitez de manger avec les sots, et craignez l’homme qui ne craint pas Dieu.

» L’insensé bronche et tombe ; l’homme sage bronche, mais ne tombe pas, ou se relève bientôt : s’il est malade il peut être guéri facilement ; mais la maladie des insensés et des ignorans est incurable.

» Que votre élévation ne vous empêche pas de veiller à l’éducation de vos enfants ; ayez soin sur-tout de les reprendre et de les corriger : la correction est dans l’éducation, ce que l’amendement est dans la culture. Il faut lier la bouche du sac, mettre un frein aux animaux, et fermer exactement la porte.

» Reprimez les mauvais penchans d’un enfant avant qu’il grandisse et se révolte contre vous, sans cela, il vous fera baisser la tête dans les rues et les assemblées, et vous couvrira de honte par ses actions.

» Consultez votre cœur avant de laisser échapper une parole de votre bouche.

« Évitez d’entrer dans les querelles particulières : elles engendrent la haine, la guerre et les combats. Rendez témoignage à la vérité, si vous êtes appelé comme témoin, mais fuyez aussitôt.

» Quoique revêtu d’une grande puissance, vous devez vous attendre à rencontrer des obstacles : sachez temporiser, supporter patiemment, et n’opposez pas une vaine résistance à une force supérieure.

» Ne vous réjouissez pas de la mort de votre ennemi ; car dans peu vous serez son voisin.

» N’espérez rien de bon des sots et des insensés : si l’eau pouvoit arrêter son cours, si les oiseaux pouvoient s’élever jusqu’au ciel, le corbeau devenir blanc, la myrrhe devenir aussi douce que le miel, les sots pourroient comprendre et s’instruire.

» Si vous voulez être sage, apprenez à retenir votre langue, vos mains et vos yeux.

» Laissez-vous frapper par le bâton du sage, et ne vous laissez pas caresser par un ignorant.

» Soyez modeste dans votre jeunesse, afin d’être honoré dans votre vieillesse.

» Respectez l’autorité, lors même qu’elle est inférieure à la vôtre. Ne vous opposez pas à un magistrat dans l’exercice de sa place, ni à un fleuve dans son débordement.

» Quatre choses ruinent bientôt un royaume et une armée : l’avarice d’un visir, sa mauvaise conduite, la perfidie de ses intentions, son injustice.

» Quatre choses ne peuvent rester long-temps cachées : la science, la sottise, la richesse, la pauvreté. »

Hicar, après avoir donné ces avis à Nadan, crut qu’il alloit s’appliquer à les suivre, et en faire la règle de toutes ses actions. Dans cette persuasion, il le mit à la tête de ses propres affaires, lui confia l’administration de ses biens, et lui donna une autorité absolue sur toute sa maison.

Content de jouir du repos qu’il desiroit depuis long-temps, Hicar chérissoit sa retraite : il n’alloit que de temps en temps à la cour pour présenter ses hommages au monarque, et revenoit toujours chez lui avec un nouveau plaisir. Il ne tarda pas à s’apercevoir que son neveu ne répondoit pas à son attente, et tenoit une conduite tout opposée à celle qu’il devoit tenir.

Nadan se voyant maître absolu chez son oncle, possédant seul la confiance du souverain, se laissa bientôt éblouir par tant de grandeur et de prospérité. Devenu fier et insolent, il oublia d’abord ce qu’il devoit à son bienfaiteur. Il affectoit de le mépriser, le traitoit de vieillard ignorant et imbécille, battoit ses esclaves, vendoit ses meubles, ses chevaux, et disposoit à son gré de toutes les choses confiées à ses soins.

Hicar, informé de l’ingratitude de Nadan, et de l’abus qu’il faisoit de l’autorité qu’il lui avoit donnée, ne voulut pas souffrir qu’il demeurât plus long-temps chez lui. Il crut devoir informer en même temps le roi des motifs qui l’obligeoient à cette séparation. Le roi approuva sa conduite, et témoigna au jeune visir qu’il ne vouloit pas que son oncle fût, sous aucun prétexte, troublé dans la jouissance de tout ce qu’il possédoit.

Nadan ne pouvant plus disposer de la fortune de son oncle, cessa de le voir et de lui donner aucune marque du respect et de l’attachement qu’il lui devoit. Hicar, étonné de cet excès d’ingratitude, se repentit de la peine qu’il avoit prise pour son éducation, et chercha à former un élève qui répondît mieux à ses bontés. Nadan avoit un frère beaucoup plus jeune que lui, nommé Noudan. Hicar le fit venir chez lui, l’éleva comme il avoit élevé son frère aîné, et le mit ensuite à la tête de sa maison.

La jalousie s’empara bientôt de Nadan : il ne se contentoit plus de se moquer de son oncle ; il se plaignoit à tout le monde qu’il ne l’avoit renvoyé que pour mettre son frère cadet à sa place, et témoigna hautement qu’il en tireroit vengeance.

En effet, voyant que son crédit augmentoit tous les jours, et que le roi ne se souvenoit plus guère de son ancien visir, il chercha les moyens de l’accuser et de le faire périr.

Dans ce dessein, il écrivit, au nom d’Hicar, une lettre adressée au roi de Perse, dans laquelle il l’invitoit à se rendre, au reçu de sa lettre, dans la plaine de Nesrin, lui promettant de lui livrer le royaume d’Assyrie sans combat et sans résistance. Il fabriqua une lettre pareille pour Pharaon, roi d’Égypte. Il eut soin de contrefaire dans ces lettres l’écriture d’Hicar, les scella de son sceau et les jeta dans le palais.

Nadan écrivit ensuite à son oncle, au nom du roi Sencharib, une lettre dans laquelle ce prince, après avoir rappelé les anciens services d’Hicar, lui marquoit qu’il en attendoit de lui un nouveau, qui devoit mettre le comble à tous les autres : c’étoit d’assembler une armée, composée des troupes qu’il lui indiquoit, d’avoir soin qu’elle fût bien équipée et pourvue de toutes les choses nécessaires, et de la conduire tel jour dans la plaine de Nesrin. Sencharib, accompagné des ambassadeurs du roi d’Égypte qui étoient à sa cour, devoit se rendre le même jour dans cette plaine à la tête d’une autre armée. L’armée d’Hicar devoit se mettre en mouvement comme pour attaquer l’armée du roi aussitôt qu’elle paroîtroit. Le rassemblement de ces deux armées, cet appareil de guerre, ces évolutions militaires avoient pour but de montrer aux ambassadeurs égyptiens les forces de l’empire, et d’empêcher le roi leur maître, auquel ils ne manqueroient pas de rendre compte de ce qu’ils auroient vu, d’attaquer les provinces d’Assyrie. Tel étoit le contenu de cette lettre que Nadan fit remettre à Hicar par un des officiers du roi.

Cependant les lettres écrites au nom d’Hicar aux rois de Perse et d’Égypte, ayant été trouvées dans le palais, furent portées au roi qui en fit aussitôt part à Nadan. Celui-ci, tout en feignant le plus grand étonnement, ne laissa pas de lui faire remarquer que c’étoit bien l’écriture et le sceau de son oncle. Ô Hicar, s’écria le roi, que t’ai-je donc fait ? Pourquoi me trahir ainsi ? N’ai-je pas assez récompensé tes services, et que peux-tu espérer des rois de Perse et d’Égypte ? Si j’ai cessé de me diriger par tes conseils, n’est-ce pas pour te laisser jouir du repos, et n’as-tu pas toi-même choisi ton successeur ?

Nadan voyant l’impression que ces lettres avoient faite sur l’esprit du roi, lui conseilla de ne pas s’affliger, mais de se rendre incessamment dans la plaine de Nesrin, pour voir, par ses yeux, ce qui se passoit. Le roi ayant approuvé ce conseil, Nadan vint au palais au jour indiqué dans la lettre qu’il avoit écrite à Hicar au nom du roi Sencharib.

Le roi partit à la tête d’une armée nombreuse, accompagné des visirs et des autres grands de l’empire, et se rendit dans la plaine de Nesrin. Il y trouva l’armée d’Hicar rangée en bataille. Dès que celui-ci aperçut l’armée du roi, il fit avancer la sienne, et disposa tout pour l’attaque, selon l’ordre contenu dans la lettre qu’il avoit reçue. Le roi voyant ce mouvement, ne douta pas qu’Hicar ne fût résolu de l’attaquer à force ouverte. Outré de colère, il vouloit livrer bataille sur-le-champ, et tirer vengeance de cette perfidie ; mais Nadan eut soin de faire sonner la retraite, conseilla au roi de retourner dans son palais, et lui promit de lui amener le lendemain Hicar, chargé de chaînes, et de repousser les ennemis.

En effet, Nadan alla le lendemain trouver Hicar, lui dit que le roi étoit très-satisfait de la manière dont il avoit exécuté ses ordres, qu’il ne doutoit pas que l’aspect de ces deux armées, le bon ordre qui y régnoit, la précision avec laquelle les mouvemens avoient été exécutés, n’eussent fait la plus vive impression sur les ambassadeurs Égyptiens ; mais que pour leur inspirer encore plus de crainte, et leur donner une plus grande idée de la puissance absolue du roi sur les premiers de ses sujets, Sencharib desiroit qu’il se laissât conduire au palais chargé de chaînes.

Hicar, sans se douter de ce qui se tramoit contre lui, consentit, sans hésiter, aux désirs du roi. Il se fit lier les pieds et les mains, et fut ainsi conduit au palais devant le roi. Dès que le roi l’aperçut, il lui reprocha son ingratitude, sa perfidie, et lui montra les deux lettres écrites en son nom aux rois de Perse et d’Égypte.

Cette vue fit une telle impression sur le malheureux Hicar, qu’il demeura interdit ; tous ses membres tremblèrent, sa raison se troubla, sa langue devint muette, toute sa sagesse l’abandonna, et il ne put proférer une seule parole pour se justifier. Le roi le voyant la tête baissée, les yeux attachés contre terre, fut de plus en plus convaincu de son crime. Il fit venir l’exécuteur, et lui ordonna de lui trancher la tête hors de la ville, et de la jeter loin de son corps.

Hicar eut à peine la force de demander au roi pour toute grâce d’être exécuté à la porte de sa maison, et que son corps fût remis à ses esclaves, pour qu’ils prissent soin de l’enterrer. Le roi lui accorda sa demande, et les soldats s’emparèrent aussitôt de sa personne.

Cependant Hicar voyant son arrêt prononcé, sans qu’il eût pu rien dire pour sa défense, chercha un dernier moyen de sauver sa vie. Il envoya dire à sa femme de faire habiller magnifiquement les plus jeunes de ses esclaves, de venir au-devant de lui pour pleurer sa mort, et de faire en même temps préparer une table chargée de mets et de vins de toutes espèces. Shagfatni (c’étoit le nom de la femme d’Hicar), avoit presqu’autant de sagesse et de prudence que son mari. Elle comprit son dessein, et exécuta fidellement ses ordres.

L’exécuteur et les soldats qui l’accompagnoient trouvant en arrivant une table bien servie, et des vins en abondance, commencèrent à boire et à manger. Hicar les voyant échauffés par le vin, fit approcher de lui l’exécuteur qui s’appeloit Abou Shomaïk, et lui parla ainsi : « Abou Shomaïk, lorsque le roi Serchadoum, père de Sencharib, trompé par les artifices de tes ennemis, donna ordre de te faire mourir, je te pris, et je te cachai dans un lieu dont moi seul avois connoissance, espérant qu’un jour le roi reconnoîtroit ton innocence, et seroit fâché de s’être privé d’un serviteur fidèle. Tous les jours je cherchois à le faire revenir de son erreur, et à lui dévoiler la trame ourdie contre toi. J’y parvins : il regretta ta perte, et souhaita vivement de pouvoir te rendre la vie. Je profitai de ce moment ; je lui avouai ce que j’avois fait, et il fut transporté de joie en te voyant.

» Rappelle-toi aujourd’hui ce que je fis alors pour toi. Je suis victime de la fourberie de mon neveu Nadan. Le roi ne tardera pas à être convaincu de l’imposture. Il punira l’imposteur, et se repentira de m’avoir condamné légèrement.

» J’ai un souterrain dans ma maison, qui n’est connu que de moi et de mon épouse. Permets qu’il me serve de retraite. Un de mes esclaves, qui a mérité la mort, est renfermé dans ma prison. On l’en tirera : on le revêtira de mes habits, et tu ordonneras aux soldats de le tuer à ma place. Troublés comme ils le sont par le vin, ils ne s’apercevront pas du stratagème. Ainsi, tu deviendras à ton tour mon bienfaiteur, et tu obtiendras un jour du roi les plus grandes récompenses. »

Abou Shomaïk étoit bon et sensible. Il fut ravi de pouvoir reconnoître le service qu’Hicar lui avoit rendu. Tout avoit été préparé avec tant d’adresse et de secret, que le stratagème réussit parfaitement. On annonça au roi que ses ordres avoient été exécutés.

Shagfatni connoissoit seule la retraite de son mari, et prenoit soin de lui porter les choses dont il avoit besoin. Mais la crainte d’être découverte ne lui permettoit pas de descendre dans le souterrain plus d’une fois par semaine. Abou Shomaik venoit aussi secrètement s’informer de temps en temps des nouvelles de son ancien bienfaiteur, et lui faire part de ce qui se passoit à la cour.

La mort du sage Hicar répandit la consternation dans toutes les provinces de l’empire. Personne ne le croyoit coupable de la trahison qu’on lui imputoit, et chacun faisoit éclater à l’envi ses regrets. « Sage Hicar, disoit-on, que sont devenus tes vertus, tes talens ? Tu étois l’œil du monarque, le protecteur des foibles, le vengeur des opprimés ; tu maintenois la tranquillité au-dedans du royaume, tu assurois la paix au-dehors. Aimé des Assyriens, tu étois redouté de leurs ennemis. En qui pourra-t-on trouver autant de sagesse, de prudence, et qui pourra dignement te remplacer ? »

Sencharib lui-même ne tarda pas à se repentir de la précipitation avec laquelle il avoit fait périr Hicar. Il envoya chercher Nadan, lui commanda d’assembler les amis et les parens de son oncle, de prendre avec eux le deuil, de pleurer, de s’affliger, de se couvrir la tête de cendres, et d’observer toutes les cérémonies par lesquelles on a coutume de faire éclater la douleur publique et particulière à la mort des personnes les plus distinguées, qui sont également chères à l’état et à leurs familles.

Nadan, au lieu de faire ce que le roi lui avoit commandé, réunit une troupe de jeunes gens aussi méchans que lui, les conduisit à la maison de son oncle, et leur fit servir un grand repas, où régna le désordre et la licence. On maltraita les serviteurs d’Hicar ; on insulta ses esclaves : sa femme elle-même ne fut pas épargnée. Le bruit et le tumulte se firent entendre jusque dans le souterrain où Hicar étoit caché. Cet infortuné, pénétré d’indignation, adressoit à Dieu ses prières, et le supplioit du punir cet excès d’imprudence et de barbarie.

Cependant les rois voisins ayant appris la mort du sage Hicar, se réjouirent de voir Sencharib privé de celui qui étoit le plus ferme appui de sa puissance. Les ennemis de l’empire en triomphèrent, et ne cherchèrent plus que des prétextes pour envahir l’Assyrie.

Le roi d’Égypte, qui avoit éprouvé plus d’une fois que le sage Hicar ne le cédoit en rien à ses prêtres et à ses ministres, prétendit dès-lors l’emporter sur le monarque assyrien, autant en sagesse qu’en puissance. Il fit aussitôt partir pour Ninive un envoyé chargé de remettre à Sencharib la lettre suivante :

« Salut et honneur à mon frère et à mon ami le roi Sencharib. La nature a mis l’Égypte au-dessus des autres pays, et ses habitans, en étudiant la nature, ont surpassé tous les peuples. Une nouvelle merveille doit frapper ici les regards de l’étranger, et annoncer au loin toute la puissance du génie. Je voudrois bâtir un palais entre le ciel et la terre : si l’Assyrie possède un homme assez habile pour en être l’architecte, je vous prie de me l’envoyer. J’aurai aussi plusieurs questions à lui proposer. S’il vient à bout d’exécuter mon dessein et de résoudre mes questions, je vous paierai une somme égale aux revenus de l’Assyrie pendant trois ans. »

Sencharib communiqua d’abord cette lettre aux grands de son empire. Ils demeurèrent tous interdits, et ne surent quelle réponse y faire. Il assembla ensuite les savans, les sages, les philosoplies, les magiciens, les astrologues, et leur demanda si quelqu’un d’entr’eux vouloit aller trouver le roi d’Égypte, et satisfaire à ce qu’il demandoit ? Tous lui répondirent que le sage Hicar pouvoit seul répondre autrefois à ces sortes d’énigmes, et qu’il n’avoit fait part de ses connoissances et de ses secrets, qu’à son neveu Nadan. Le roi s’adressant alors à Nadan, lui demanda ce qu’il pensoit de la lettre ? « Prince, répondit-il, le dessein du roi d’Égypte est ridicule et impossible. Je présume que ses questions ne seront pas moins frivoles. De pareilles absurdités ne méritent pas de réponse : il faut se contenter de les mépriser. »

Sencharib fut pénétré de douleur en voyant l’embarras et l’incapacité de tous ceux qui l’entouroient. Il déchira ses habits, descendit de son trône, s’assit sur la cendre, et se mit à pleurer sur la mort de son ancien visir. « Où es-tu, s’écria-t-il, sage Hicar ? Où es-tu, ô le plus sage et le plus savant des hommes ; toi qui possédois tous les secrets de la nature et pouvois résoudre les questions les plus difficiles ? Malheureux que je suis, je t’ai condamné sur la parole d’un enfant ! Comment n’ai-je pas examiné plus attentivement cette affaire ? Comment n’ai-je pas différé de prononcer ton arrêt ? Je te regretterai maintenant tous les jours de ma vie, et je ne pourrai être heureux un instant. Si je pouvois te rappeler à la vie, si quelqu’un pouvoit te montrer à mes yeux, la moitié de mes richesses et de mon royaume me paroîtroit une foible récompense pour un si grand service ! »

Abou Shomaïk voyant l’affliction du roi, s’approcha de lui, se prosterna à ses pieds, et lui dit : « Prince, tout sujet qui désobéit à son maître, doit être puni de mort. Je vous ai désobéi, ordonnez qu’on me tranche la tête. » Sencharib étonné, demanda à Abou Shomaïk en quoi il lui avoit désobéi ? « Vous m’aviez ordonné, reprit celui-ci, de faire mourir le sage Hicar. Persuadé qu’il étoit innocent, et que bientôt vous vous repentiriez de l’avoir perdu, je l’ai caché dans un lieu secret, et j’ai fait mourir un de ses esclaves à sa place. Hicar est encore plein de vie, et si vous voulez, je vais l’amener devant vous. Maintenant, ô roi, ordonnez ma mort, ou faites grâce à votre esclave ! »

Le roi ne put d’abord ajouter foi à ce discours. Mais Abou Shomaïk lui ayant juré plusieurs fois qu’Hicar étoit encore en vie, il se leva transporté de joie, ordonna qu’on le fît venir, et promit de combler de biens et d’honneurs celui qui l’avoit sauvé.

Abou Shomaïk courut aussitôt au palais d’Hicar, et descendit dans le souterrain où il étoit caché. Il le trouva occupé à prier et à méditer. Il lui apprit tout ce qui venoit de se passer, et le conduisit devant le roi.

Sencharib fut touché de l’état dans lequel il vit Hicar. Son visage étoit pâle et défiguré ; son corps maigre et couvert de poussière ; ses cheveux et ses ongles étoient devenus d’une longueur extraordinaire. Le roi ne put néanmoins retenir en le voyant, les transports de sa joie. Il se précipita au-devant de lui, l’embrassa en pleurant, lui témoigna sa joie de le revoir, et tâcha de le consoler et de s’excuser auprès de lui.

« Ma disgrâce, lui dit Hicar, a été l’ouvrage de la perfidie et de l’ingratitude. J’ai élevé un palmier, je me suis appuyé contre lui, et il est tombé sur moi. Mais puisque je puis encore vous servir, oubliez les maux que j’ai soufferts, et n’ayez aucune inquiétude pour le salut et la gloire de l’empire. » « Je rends grâces à Dieu, lui dit le roi, qui a vu votre innocence, et qui a conservé vos jours. Mais l’état où vous êtes m’oblige de différer un peu d’avoir recours à vos lumières et à vos conseils. Retournez chez vous, occupez-vous des soins qu’exige le rétablissement de votre santé, livrez-vous au repos et à la joie, et dans quelques jours vous reviendrez près de moi. »

Hicar fut reconduit en triomphe à son palais. Sa femme fit éclater par des fêtes le plaisir qu’elle avoit de voir son innocence reconnue. Ses amis vinrent le féliciter, et il se réjouit avec eux pendant plusieurs jours. Nadan, au contraire, après avoir été témoin de l’accueil que le roi avoit fait à son oncle, s’étoit retiré chez lui plein de trouble et d’inquiétude, et ne sachant le parti qu’il devoit prendre.

Au bout de quelques jours, Hicar alla trouver le roi avec tout l’appareil de son ancienne dignité, précédé et suivi d’une nombreuse troupe d’esclaves. Le roi le fit asseoir à ses côtés, et lui donna à lire la lettre de Pharaon. Il lui apprit ensuite que les Égyptiens insultoient déjà les provinces d’Assyrie, et qu’un grand nombre d’habitans étoient passés en Égypte pour ne pas payer leur part du tribut que le vaincu devoit envoyer au vainqueur.

Hicar, en lisant la lettre, avoit imaginé la manière d’y répondre. « N’ayez aucune inquiétude, dit-il à Sencharib. J’irai en Égypte, je remplirai les conditions du défi, et je répondrai aux questions de Pharaon. Je vous rapporterai ensuite le prix du vainqueur, et je ferai revenir tous ceux que la crainte de nouveaux impôts a fait passer en Égypte. Ainsi, vous triompherez, et votre ennemi n’aura en partage que la honte et la confusion. Accordez-moi seulement quarante jours, afin de préparer tout ce qui est nécessaire pour satisfaire à la demande de Pharaon. »

Le discours d’Hicar remplit de joie le roi d’Assyrie. Il lui témoigna sa satisfaction et sa reconnoissance dans les termes les plus flatteurs, le nomma d’avance le sauveur de l’Assyrie, et lui assura de magnifiques récompenses.

Hicar étant de retour dans son palais, s’occupa du moyen qu’il avoit imaginé pour déjouer le défi du roi d’Égypte, et faire retomber sur lui le défaut d’exécution. Il fit venir des chasseurs, et leur ordonna de lui amener deux aiglons. Il fit faire des cordons de soie longs de deux mille coudées, et deux corbeilles. On attachoit ces corbeilles aux serres des aiglons, et on les accoutumoit à s’envoler, en enlevant avec eux les corbeilles. On les faisoit ensuite redescendre au moyen des cordons. On nourrissoit les aiglons avec de la chair de mouton, et on ne leur donnoit à manger que lorsqu’ils avoient enlevé plusieurs fois les corbeilles. Lorsque ces oiseaux furent accoutumés à cet exercice, et qu’ils se furent fortifiés par une nourriture abondante, on commença à charger petit à petit les corbeilles pour les rendre plus pesantes. Enfin, on y fit monter de jeunes enfans qui étoient élevés avec les aigles, et chargés seuls d’en avoir soin, et de leur donner à manger. On ne les fit d’abord, enlever qu’à une hauteur médiocre, ensuite on les fit monter davantage, et enfin aussi haut que la longueur des cordons le permettoit. Lorsqu’ils étoient ainsi au milieu des airs, ils crioient de toutes leurs forces : « Apportez-nous les pierres, le mortier, la chaux, afin que nous bâtissions le palais du roi Pharaon ; le plan en est fait. Nous sommes tout prêts, tout échafaudés ; mais nous ne pouvons rien faire sans des matériaux. »

Hicar voyant tout disposé pour l’exécution de son stratagème, voulut donner au roi le plaisir de ce spectacle, et accoutumer en même temps les enfans et les oiseaux à la vue d’une assemblée nombreuse. Le roi, suivi de toute sa cour, se rendit dans une vaste plaine. On se rangea autour d’une grande enceinte ; et lorsque chacun eut pris place, Hicar fit avancer les enfans, et ceux qui portoient les aigles, au milieu de l’enceinte. On attacha les corbeilles aux serres des aigles ; on y fit monter les enfans : les aigles prirent leur essor ; et lorsqu’ils furent parvenus au haut des airs, on entendit les enfans crier, et demander qu’on leur apportât les matériaux. Le roi fut charmé de cette invention. Il fit revêtir Hicar d’une robe d’honneur du plus grand prix, et lui permit de partir pour l’Égypte.

Hicar se mit en chemin dès le lendemain, accompagné d’une nombreuse escorte, et amenant avec lui ses aigles et ses enfans. Pharaon, informé qu’un envoyé de Sencharib se rendoit à sa cour, députa pour le recevoir plusieurs de ses principaux officiers. Hicar fut conduit à son arrivée devant Pharaon, et lui adressa ce discours :

« Le roi Sencharib mon maître salue le roi Pharaon, et lui envoie un de ses esclaves pour répondre à ses questions, et bâtir un palais entre le ciel et la terre. Si je remplis ces conditions, mon maitre recevra trois fois le revenu annuel de l’Égypte, et si je ne puis les remplir, mon maître enverra au roi Pharaon trois fois le revenu annuel de l’Assyrie. »

Pharaon étonné de la précision de ce discours, et de l’air simple, mais assuré de l’envoyé, lui demanda quel étoit son nom et son rang ? « Mon nom, répondit-il, est Abicam. Quant à mon rang, je suis une simple fourmi d’entre les fourmis du roi d’Assyrie. » « Eh quoi, reprit Pharaon, ton maître ne pouvoit-il m’envoyer quelqu’un d’un rang plus élevé, au lieu de m’envoyer une simple fourmi pour s’entretenir avec moi ? » « Souvent, repartit le faux Abicam, un homme obscur se fait admirer des grands, et Dieu fait triompher le foible, d’un homme plus puissant. J’espère, avec son secours, satisfaire le roi d’Égypte, et résoudre ses questions. »

Pharaon congédia l’envoyé d’Assyrie, et lui dit qu’il l’enverroit chercher dans trois jours. Il ordonna à un de ses principaux officiers de le conduire dans le palais qu’on lui avoit préparé, et de lui faire donner toutes les choses dont il avoit besoin pour lui, pour ses gens et ses chevaux.

Le troisième jour Pharaon se revêtit d’un habit de pourpre d’un rouge éclatant, et s’assit sur son trône entouré des grands de son royaume qui se tenoient dans l’attitude du plus profond respect. Il envoya chercher l’envoyé, et lui dit lorsqu’il fut en sa présence : « Réponds sur-le-champ, ô Abicam, à la question que je vais te faire. À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon état qui sont autour de moi ? » « Prince, répondit aussitôt Abicam, vous ressemblez au dieu Bel ; et les grands qui vous environnent, ressemblent aux ministres de Bel. » Pharaon ayant entendu cette réponse, congédia l’envoyé, et lui dit de venir le lendemain.

Il se revêtit ce jour-là d’un habit de couleur rouge, et fit prendre des habits blancs aux grands de son royaume. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda pareillement : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez au soleil, répondit Abicam, et les grands de votre royaume aux rayons de cet astre. » Pharaon le congédia comme la veille.

Le lendemain il s’habilla en blanc, et commanda aux grands de son royaume de s’habiller de la même couleur. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez, répondit Abicam, à la lune, et les grands de votre royaume aux étoiles. » Le roi le congédia comme à l’ordinaire.

Le lendemain il ordonna à ses courtisans de prendre des habits de diverses couleurs, et se revêtit encore d’un habit rouge. Il fit venir l’envoyé, et lui demanda : « À qui ressemblé-je, et à qui ressemblent les grands de mon royaume ? » « Vous ressemblez, répondit Abicam, au mois de Nisan[45], et vos courtisans aux fleurs qu’il fait éclore.

Pharaon, qui avoit été très-content des diverses réponses de l’envoyé d’Assyrie, fut enchanté de celle-ci, et lui dit : « Tu m’as comparé la première fois au dieu Bel, la seconde fois au soleil, la troisième fois à la lune, et la quatrième fois au mois de Nisan ; dis-moi maintenant à qui ressemble le roi Sencharib et les grands de son empire ? » « À Dieu ne plaise, répondit Hicar, que je parle de mon maître, tandis que le roi d’Égypte est assis sur son trône ; si le roi veut se tenir un moment debout, je répondrai à la question qu’il me fait. »

Pharaon fut surpris de la hardiesse de ces paroles, mais ne crut pas devoir s’en offenser. Il se leva, se tint debout devant l’envoyé, et lui dit : « Parle maintenant : à qui ressemblent le roi d’Assyrie et les grands de son royaume ? » « Mon maître, repartit Abicam, ressemble au Dieu du ciel et de la terre, et les grands qui l’entourent aux éclairs et aux tonnerres. Il commande : aussitôt l’éclair brille, le tonnerre gronde, et les vents soufflent de toutes parts. Il dit un mot : le soleil est privé de sa lumière, la lune et les étoiles s’obscurcissent. Il envoie l’orage, fait tomber la pluie, détruit l’honneur de Nisan, et disperse ses fleurs. « 

Pharaon, encore plus étonné de cette réponse que de celles qui l’avoient précédée, dit au faux Abicam d’un ton irrité : « Tu dois me faire connoître la vérité : tu n’es pas un homme ordinaire. Qui es-tu ? » Hicar ne crut pas devoir se cacher plus long-temps. « Je suis Hicar, répondit-il, ministre du roi Sencharib, le confident de ses pensées, le dépositaire de ses secrets, l’organe de ses volontés. » « Je te crois maintenant, reprit Pharaon, et je reconnois en toi Hicar, si célèbre par sa sagesse ; mais on m’avoit annoncé sa mort. » « Il est vrai, dit Hicar, que le roi Sencharib trompé par les artifices des méchans, avoit prononcé mon arrêt ; mais Dieu a conservé mes jours. » Pharaon congédia Hicar, et le prévint qu’il desiroit entendre le lendemain quelque chose qu’il n’eût jamais entendu, non plus que les grands de son royaume, ni aucun de ses sujets.

Hicar retiré dans le palais qu’il habitoit, écrivit la lettre suivante :

« Sencharib, roi d’Assyrie, à Pharaon roi d’Égypte ; salut.

» Vous savez, mon frère, que le frère a besoin de son frère ; les rois ont aussi quelquefois besoin les uns des autres. J’espère que vous voudrez bien me prêter neuf cents talens d’or dont j’ai besoin pour la solde d’une de mes armées. »

Hicar présenta le lendemain cette lettre au roi d’Égypte. « Il est vrai, dit-il après l’avoir lue, qu’on ne m’a jamais fait une pareille demande. » « Il n’est pas moins vrai, reprit Hicar, que le roi mon maître aura bientôt droit de vous demander cette somme. » Pharaon plein d’admiration pour Hicar, s’écria : « Des hommes comme toi, ô Hicar, sont dignes d’êtres les ministres des rois ! Béni soit le Dieu qui t’a donné en partage la prudence, la science et la sagesse ! Mais il reste encore une condition à remplir, c’est de bâtir un palais entre le ciel et la terre. » « Je le sais, répondit Hicar, et je suis prêt à faire ce que vous pouvez attendre de moi. J’ai ici d’habiles ouvriers qui sent en état de bâtir votre palais ; j’espère seulement que vous me ferez préparer les pierres, la chaux, le mortier, et que vous me donnerez des manœuvres pour porter tout aux ouvriers. » Pharaon reconnut la justice de cette demande, assura que tout cela étoit prêt, et annonça que l’épreuve se feroit le lendemain. Il donna en conséquence les ordres nécessaires, et marqua un lieu commode et spacieux hors de la ville.

Pharaon se rendit le lendemain au lieu du rendez-vous, accompagné de toute sa cour et d’une armée nombreuse : tout le peuple s’y étoit rendu dès la pointe du jour, et chacun étoit dans la plus grande impatience de voir ce qu’alloit faire Hicar. Retiré dans une espèce de tente qu’il avoit fait dresser à l’endroit au-dessus duquel devoit répondre le prétendu palais aérien, il avoit tout disposé secrètement pour l’exécution de son stratagème.

Tout-à-coup la tente s’ouvre, les aigles prennent leur essor, et les enfans sont enlevés au milieu des airs. Ils s’arrêtent à une hauteur considérable, et commencent à crier : « Apportez-nous les pierres, la chaux, le mortier, pour que nous puissions bâtir le palais de Pharaon. Nous ne pouvons rien faire sans matériaux, et nous les attendons. »

Tous les spectateurs avoient les yeux fixés sur cet appareil, et ne pouvoient revenir de leur surprise. Les enfans répétèrent plusieurs fois la même chose. Les gens d’Hicar frappoient pendant ce temps-là les manœuvres en les traitant de lâches et de paresseux, et crioient à Pharaon et à ceux qui l’accompagnoient : « Faites donc donner aux maîtres compagnons les choses dont ils ont besoin, et ne les laissez pas à rien faire. » Pharaon ne put s’empêcher de rire de cette scène ; il avoua qu’il ne pouvoit faire élever les matériaux, et se reconnut vaincu. Hicar profitant de sa surprise, lui dit que si le roi Sencharib étoit là, il bâtiroit en un jour deux palais semblables. Pharaon sans faire attention à ce que Hicar venoit de dire, lui ordonna d’aller se reposer et de venir le trouver le lendemain.

Hicar s’étant rendu le matin au palais, le roi lui dit : « Sencharib, ton maître a un cheval étonnant : lorsqu’il hennit, nos chevaux l’entendent, et se cabrent aussitôt. » Hicar, sans rien répondre dans le moment, sortit, en faisant signe qu’il alloit bientôt revenir. Arrivé chez lui, il prit un chat, l’attacha, et le fouetta vigoureusement. Les Égyptiens entendant les cris du chat, furent effrayés, et allèrent rendre compte au roi de ce qui se passoit[46]. Pharaon envoya chercher Hicar, et lui demanda pourquoi il battoit de cette manière ce pauvre animal ? « Ce chat, répondit Hicar, m’a joué un tour perfide, qui mérite bien le châtiment que je lui fais subir. Le roi Sencharib m’avoit donné un beau coq ; il avoit une voix forte et agréable ; il connoissoit toutes les heures de la nuit, et les marquoit très-bien par son chant. Ce maudit chat a été cette nuit à Ninive, et a mangé mon coq. » « Cela est impossible, dit Pharaon, et si l’on ne connoissoit la sagesse d’Hicar, on croiroit que l’âge lui fait perdre la raison. Entre Mesr et Ninive il y a trois cent soixante-huit parasanges[47], comment ce chat peut-il avoir fait deux fois ce chemin dans une nuit ? » « Prince, répondit Hicar, s’il y a tant de distance entre Mesr et Ninive, comment pouvez-vous entendre le hennissement du cheval du roi mon maitre ? »

Pharaon sourit de la réponse d’Hicar, et lui dit : « Il y a ici une meule à moudre du blé qui vient de se casser, je voudrois que tu pusses la recoudre. » Hicar voyant près de lui une pierre d’une espèce plus dure, la montra au roi, et lui dit : « Prince, je suis ici étranger, je n’ai pas avec moi les instrumens nécessaires pour faire ce que vous desirez ; mais commandez à vos ouvriers qu’ils me fassent avec cette pierre des alênes, des poinçons et des ciseaux, afin que je puisse recoudre la meule cassée. »

Pharaon ne put s’empêcher de rire de la présence d’esprit d’Hicar, et voulut lui faire une dernière question, en apparence plus sérieuse. « Sans doute, lui dit-il, un philosophe tel que toi a des secrets pour changer la nature des choses, et donner du liant aux matières qui en paroissent le moins susceptibles. Je voudrois avoir deux câbles faits de sable de rivière. »

Hicar demanda au roi de lui faire apporter deux câbles pour modèles ; et quand on les eut apportés, il sortit de la salle, fit au mur qui étoit exposé au midi, deux trous de la grosseur des câbles, et prit une poignée de sable. Le soleil étant parvenu à une certaine hauteur, ses rayons s’introduisirent par les trous. Hicar jeta du sable au-devant des rayons qui formoient des images alongées semblables à des câbles, et dît au roi de faire prendre les câbles par ses esclaves. Pharaon trouva la ruse ingénieuse, et lui dit :

« Ta sagesse, Hicar, surpasse tout ce que la renommée en publie ; tu fais la force et la gloire de l’Assyrie. Heureux les souverains qui ont de tels ministres ! Tu as rempli les conditions du défi que j’avois proposé au roi d’Assyrie. Je vais te faire remettre le revenu de l’Égypte pendant trois ans. J’y joindrai les frais de ton voyage, des présens pour ton maître, et les neuf cents talens qu’il m’a demandés pour la solde d’une armée. Témoigne-lui mon admiration pour sa puissance, et le désir que j’ai de vivre en bonne intelligence avec lui. Tu pourras partir dès demain. Que l’Ange du salut t’accompagne, et te fasse arriver sans accident à Ninive ! »

Pharaon fit ensuite revêtir Hicar d’une robe magnifique, et en fit distribuer d’autres d’un prix moins considérable à toutes les personnes de sa suite. Hicar se prosterna devant lui, et le pria d’ordonner encore que tous les Assyriens qui étoient passés depuis peu en Égypte, fussent obligés de s’en retourner avec lui. Pharaon y consentit, et fit publier sur-le-champ une ordonnance à ce sujet.

Hicar partit comblé d’honneurs, et emportant avec lui des richesses et des trésors immenses. Sencharib, informé de son retour et de ses succès, alla au-devant de lui à une journée de chemin de Ninive, l’embrassa, et le reçut avec les plus grands honneurs. Il l’appela publiquement son père, le vengeur de l’Assyrie, la gloire de son royaume, et lui dit de choisir la récompense qu’il desiroit, et de prendre s’il vouloit la moitié du royaume et de toutes ses richesses. Hicar remercia le roi, et lui dit : « Les honneurs et les biens que j’ai obtenus jusqu’ici de votre bonté me suffisent. Que votre bienfaisance se porte plutôt sur celui qui a protégé mon innocence, qui a exposé ses jours pour sauver les miens, et m’a donné une seconde vie. » Le roi lui promit d’ajouter encore aux récompenses qu’il avoit déjà accordées a Abou Shomaïk. Il lui témoigna ensuite la plus vive impatience d’entendre le récit de tout ce qui s’étoit passé en Égypte. Hicar satisfit sa curiosité, et lui remit les présens et les tributs de Pharaon.

Au bout de quelques jours, Sencharib envoya chercher Hicar, et lui dit qu’il vouloit tirer une vengeance éclatante de la trahison et des complots de Nadan. Hicar conjura le roi de lui épargner cet affront, et le pria de lui remettre entre les mains son neveu pour qu’il le punit lui-même. « Il suffit, lui dit-il, de le retrancher du commerce des hommes. C’est un tigre qui ne pourra nuire dès qu’il sera renfermé. »

Sencharib envoya aussitôt arrêter Nadan. On le chargea de chaînes, et on le conduisit chez son oncle, qui le fit descendre dans un cachot et garder étroitement. On lui portoit tous les jours un pain et de l’eau. Hicar se contentoit pour toute punition, de lui reprocher sa méchanceté et sa perfidie.

« Je t’ai comblé de bienfaits, lui disoit-il, j’ai pris soin de toi dès ton enfance, je t’ai élevé, je t’ai chéri, je t’ai confié l’administration de mes biens, je te regardois comme l’héritier de mes richesses ; et pour te laisser un héritage encore plus précieux, je voulois te transmettre le fruit de mon expérience, mes connoissances, ma sagesse : après tout ce que j’ai fait pour toi, tu as cherché à me perdre, à me donner la mort ; mais Dieu qui protège l’innocence, qui console les malheureux et humilie l’orgueil des méchans, est venu à mon secours, et m’a fait triompher de tes artifices. Tu as été pour moi, comme le scorpion dont le dard perce ce qu’il y a de plus dur, comme l’oiseau dont se sert l’oiseleur pour attirer les autres dans le piège.

» Reçu et élevé chez moi, tu t’es conduit avec plus de méchanceté, que le chien que le froid fait entrer humblement dans une maison, et qui, après s’être réchauffé, aboie après ceux de la maison, qui sont obligés de le chasser et de le battre de peur qu’il ne les morde ; tu t’es couvert de plus d’infamie que le pourceau, qui, après avoir été lavé et nettoyé, aperçoit un bourbier et se vautre dedans.

» Élevé par moi au plus haut rang, tu as employé pour me perdre le crédit que je t’avois procuré. Un vieux arbre disoit un jour aux bûcherons qui l’abattoient : « Le bois de mes branches fait le manche de vos cognées, et sans moi vous ne pourriez me renverser. »

» J’espérois que tu serois pour moi un rempart contre mes ennemis, et tu creusois mon tombeau.

» Ton mauvais naturel a rendu tous mes avis inutiles. On disoit un jour à un chat : « Renonce à dérober : nous te ferons un collier d’or, et nous te nourrirons avec du sucre et des amandes. » « Je ne puis oublier, dit-il, le métier de mon père et de ma mère. » Quelqu’un disoit un jour à un loup : « Éloigne-toi de ce troupeau ; la poussière qu’il fait lever te fera mal aux jeux. » « La chair des agneaux, répondit-il, me les guérira bientôt. » On vouloit apprendre un jour à lire à un loup ; mais au lieu de répéter seulement a, b, c, il disoit toujours, agneau, brebis, chevreau. »

« Pardonnez-moi, disoit quelquefois Nadan à son oncle. Oubliez mon crime ; montrez-vous bon et généreux : permettez que je vous serve, et que je sois le dernier de vos serviteurs. Je remplirai volontiers les plus bas emplois ; je me soumettrai aux plus grandes humiliations pour expier mon forfait. »

« Un arbre, répondit Hicar, étoit planté sur le bord des eaux, et ne portoit pas de fruit ; son maître vouloit le couper : « Transportez-moi ailleurs, lui dit-il, et si je ne donne pas de fruit, vous me couperez.» « Tu es sur le bord des eaux, lui dit son maître, et tu ne portes pas de fruits, comment en porterois-tu si tu étois planté ailleurs ? » Tu es encore jeune, Nadan ; mais la vieillesse de l’aigle vaut mieux que la jeunesse du corbeau. Tu parles de pardon ; mais je n’ai demandé que tu fusses remis entre mes mains que pour te soustraire à la vengeance des lois et aux plus cruels supplices. Si je pouvois te rendre la liberté, bientôt Sencharib, accusant ma foiblesse, te livreroit au glaive de la justice. Je ne veux pas user de mes droits envers toi : Dieu jugera entre nous d’eux, et te récompensera un jour selon tes actions. »

Nadan, accablé de ces reproches, et livré à ses remords, ne jouit pas long-temps de la vie qu’il devoit à la bonté d’Hicar. Il fut suffoqué par sa propre rage ; et sa fin misérable confirma la vérité de cette sentence : « Celui qui creuse une fosse à son frère y tombe lui-même ; et celui qui tend un piège à un autre y est pris le premier. »

La sultane ayant achevé l’histoire du sage Hicar, et craignant qu’elle n’eût pas beaucoup amusé le roi des Indes, profita de ce que le jour ne paroissoit pas encore, et commença aussitôt l’histoire suivante, qui devoit lui conserver la vie pendant plusieurs jours :

HISTOIRE
DU ROI AZADBAKHT,
OU
DES DIX VISIRS.



Un des anciens rois de l’Inde, nommé Azadbakht[48], avoit fait des grandes conquêtes, et étendu fort loin sa domination. Il veilloit avec soin sur toutes les parties de son empire, entretenoit de nombreuses armées, et rendoit exactement la justice à ses sujets. Malgré son activité et ses talens, l’étendue de ses états ne lui permettant pas de tout voir et de tout examiner par lui-même, il avoit choisi dix visirs, sur lesquels il se débarrassoit du plus grand nombre des affaires ; mais, toujours jaloux de régner lui-même, il décidoit seul dans les circonstances les plus importantes, après avoir pris toutefois l’avis de ses visirs.

Avec une telle conduite, Azadbakht pouvoit se flatter de jouir d’une prospérité durable, si, séduit et entraîné par l’amour, il n’eût abusé de son autorité, et manqué d’égards pour un de ses visirs.

Un jour qu’Azadbakht étoit à la chasse, accompagné d’une suite nombreuse, il aperçut un esclave noir à cheval, qui conduisoit par la bride une mule richement enharnachée. Cette mule portoit une espèce de litière recouverte d’une étoffe de brocard d’or, parsemée de perles et de diamans. Une troupe de cavaliers, dans l’équipage le plus leste et le plus brillant, accompagnoit la litière.

Azadbakht se sépara des personnes de sa suite ; et s’étant avancé vers les cavaliers, leur demanda à qui appatenoit cette litière, et quelle étoit la personne qu’elle renfermoit ? L’esclave noir répondit, sans savoir qu’il parloit au roi lui-même, que la litière appartenoit à Isfehend, visir du roi, et qu’elle renfermoit sa fille promise en mariage au roi Zadschah.

La princesse entendant cette conversation, fut curieuse de voir la personne qui parloit à l’esclave, et entr’ouvrit le rideau de sa litière. Azadbakht l’aperçut, fut frappé de l’éclat de ses charmes, et en devint aussitôt amoureux. « Fais retourner la mule, dit-il à l’esclave noir, et reviens sur tes pas. Je suis le roi Azadbakht, et je veux devenir l’époux de cette jeune beauté. Isfehend son père est un de mes visirs, et ne peut manquer d’être flatté de l’honneur que je lui fais en donnant ma main à sa fille. »

« Sire, reprit l’esclave étonné, permettez-moi que j’informe mon maître de votre dessein, afin qu’il s’empresse de donner son consentement à une alliance aussi glorieuse, et à laquelle il doit si peu s’attendre. Ce seroit une chose indigne de vous, et injurieuse pour lui, si vous épousiez sa fille sans qu’il en fût instruit. » « Je n’ai pas, dit le roi, le temps d’attendre que tu ailles trouver Isfehend, et que tu sois ici de retour. Il ne peut y avoir en ceci rien d’injurieux pour mon visir, dès que c’est moi qui épouse sa fille. »

« Sire, ajouta l’esclave, permettez-moi d’observer à votre Majesté que les choses faites avec tant de promptitude, ou ne sont pas de longue durée, ou ne procurent pas un plaisir pur et solide. Puisque rien ne peut s’opposer à vos vœux, ne vous exposez pas aux suites fâcheuses qu’entraîne quelquefois la précipitation, et n’affligez pas mon maître en le comblant d’honneur. Je connois sa tendresse pour sa fille, et je suis sûr qu’il sera vivement affecté de ne pas vous l’avoir donnée lui-même. »

« Isfehend, interrompit le roi, est mon mamelouk et un de mes esclaves : je m’embarrasse fort peu qu’il soit fâché ou content. » En parlant ainsi, le roi saisit lui-même la bride de la mule, fit conduire dans son palais la belle Behergiour[49] (c’étoit le nom de la fille d’Isfehend), et l’épousa le jour même.

L’esclave noir et les cavaliers étant retournés près du visir leur maître, l’esclave se jeta à ses pieds, et lui dit en pleurant : « Monseigneur, depuis bien des années vous servez le roi Azadbakht avec tout le zèle dont vous êtes capable, et jamais vous n’avez rien fait de contraire à ses intérêts et à ceux de l’état ; mais vous avez travaillé inutilement : le roi n’a pour vous aucune estime, ni aucun égard pour vos longs et fidèles services. » « Que signifie ce discours, dit Isfehend, et quelle preuve as-tu que le roi ne fasse aucun cas de ma personne et de mes services ? » L’esclave fit alors à son maître le récit de ce qui venoit d’arriver.

Le visir en apprenant cette nouvelle, se sentit enflammer de colère, et résolut de se venger de l’affront qu’il venoit de recevoir. Il assembla un grand nombre de gens de guerre, et leur dit : « Le roi Azadbakht ne se contente plus des femmes qui composent son sérail. Il en usera bientôt envers vous comme il vient d’en user envers moi, et s’emparera de ce que nous avons de plus cher. Il ne nous reste d’autre parti à prendre que de quitter la cour, et de nous retirer dans des lieux où notre honneur soit en sûreté. »

Isfehend, pour empêcher que le roi ne soupçonnât rien de son dessein, lui écrivit en même temps une lettre conçue en ces termes :

« Je suis un de vos mamelouks, un de vos esclaves : ma fille elle-même étoit à vous, vous pouviez en disposer en maître. Que le Très-Haut conserve vos jours, et vous accorde toutes sortes de plaisirs et de satisfaction. J’ai toujours été prêt à vous servir, à défendre les provinces de votre empire, et à repousser vos ennemis. Je vais désormais redoubler de zèle et d’ardeur : vos intérêts semblent être devenus les miens, depuis que ma fille est devenue votre épouse. »

Cette lettre étoit accompagnée d’un présent considérable. Le roi Azadbakht fut très-content de la lettre et du présent, et ne songea, dès ce moment, qu’à se livrer au plaisir et à la bonne chère.

Le grand visir d’Azadbakht, plus attentif à ce qui se passoit, vint un jour l’informer qu’Isfehend étoit vivement piqué de la manière dont s’étoit fait le mariage de sa fille, et travailloit secrètement à se soulever contre lui. Le roi, pour toute réponse, lui fit lire la lettre d’Isfehend. Le grand visir eut beau représenter qu’il ne falloit pas s’en rapporter à cette lettre, et que les soumissions qu’elle renfermoit étoient aussi fausses que la satisfaction qu’y faisoit paroître Isfehend, Azadbakht ne fit aucune attention à ses représentations, et continua de se livrer aux plaisirs et aux amusemens de toute espèce.

Cependant Isfehend écrivit sans perdre de temps à tous les émirs, leur raconta l’affront que lui avoit fait le roi en s’emparant par force de sa fille, et leur fit appréhender qu’il ne se portât envers eux à des violences encore plus grandes.

Les lettres du visir étant parvenues dans toutes les provinces, les émirs se rassemblèrent auprès de lui, et ayant entendu de sa bouche le récit de ce qui étoit arrivé à sa fille, résolurent de le venger, et convinrent de se défaire du roi. Aussitôt ils montèrent à cheval, et firent avancer leurs troupes vers la capitale avec tant de secret et de promptitude, qu’ils étoient maîtres de tout le pays lorsque le roi apprit leur arrivée.

Azadbakht ne pouvant opposer de résistance, demanda à sa nouvelle épouse quel parti elle vouloit prendre ? » Celui que vous jugerez convenable, répondit-elle. » Le roi fit alors amener les deux meilleurs chevaux de son écurie. Il monta sur l’un, et la reine sur l’autre. Ils emportèrent avec eux autant d’or qu’ils purent, et s’enfuirent pendant la nuit du côté du Kerman, abandonnant leur capitale à Isfehend, qui entra dans la ville et s’en empara.

La reine, qui étoit enceinte, ne fut pas long-temps sans ressentir les douleurs de l’enfantement. C’étoit le soir, et ils se trouvoient alors près d’une montagne au pied de laquelle couloit une fontaine. Ils descendirent de cheval. La reine mit au monde un enfant aussi beau que la lune dans son plein, détacha un de ses vêtemens, dont l’étoffe étoit de soie brodée d’or, en enveloppa l’enfant, et lui présenta son sein. Ils passèrent la nuit dans cet endroit.

Le lendemain matin, le roi dit à son épouse : « Cet enfant qui devoit mettre le comble à mon bonheur augmente aujourd’hui l’horreur de la position critique où nous nous trouvons. Nous ne pouvons ni rester ici, ni l’emmener avec nous : forcés de l’abandonner à la Providence, prions Dieu qu’il envoie quelqu’un qui en prenne soin. » À ces mots ils versèrent l’un et l’autre un torrent de larmes, laissèrent l’enfant à côté de la fontaine, après avoir mis près de sa tête une bourse qui contenoit mille pièces d’or, remontèrent à cheval et continuèrent à fuir.

Dieu permit que des voleurs qui avoient attaqué une caravane près de cette montagne, et qui s’étoient emparés de tout le bagage des voyageurs, vinrent dans cet endroit pour partager entr’eux le butin. Ayant aperçu l’étoffe de soie, ils s’approchèrent, trouvèrent l’enfant qui étoit emmaillotté dedans, et tout auprès la bourse remplie d’or. « Grand Dieu, s’écria l’un d’eux saisi d’étonnement, comment cet enfant se trouve-t-il ici ? Quel crime, quelle barbarie l’a fait ainsi abandonner ? » Le chef des voleurs, après avoir partagé l’or à sa troupe, prit l’enfant dans ses bras, et résolut de l’élever comme son fils. Il le nourrit lui-même de lait et de dattes, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’endroit où il faisoit sa demeure ; et là, il lui donna une nourrice.

Le roi Azadbakht et la reine s’éloignoient toujours en faisant le plus de diligence qu’ils pouvoient, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à la cour de Perse. Le roi Chosroès les reçut avec les honneurs dus à leur rang, et les fit loger dans un magnifique palais. Lorsqu’il eut appris le malheur qui leur étoit arrivé, il leur donna une grande armée et des sommes d’argent considérables. Après être restés quelques jours à la cour de Perse, pour témoigner au roi leur reconnoissance et se remettre de leurs fatigues, Azadbakht et son épouse prirent le chemin de leurs états.

Azadbakht marchoit à la tête de l’armée. Isfehend vint à sa rencontre. On se battit de part et d’autre avec beaucoup de valeur, et la victoire fut long-temps douteuse. Enfin l’armée du visir rebelle fut mise en fuite, et lui-même tué de la main du roi. Azadbakht rentra dans sa capitale, et remonta sur le trône de ses aïeux.

Dès qu’Azadbakht se vit paisible possesseur de son royaume, son premier soin fut d’envoyer à la montagne ou il avoit été obligé de laisser son fils, pour voir si on ne pourroit pas découvrir ce qu’étoit devenu l’enfant. En vain on parcourut tout le pays d’alentour, on questionna tous les habitans : personne n’en put donner aucune nouvelle. Le roi fort affligé ne cessoit de regretter la perte de son fils. Plusieurs années se passèrent ainsi.

Cependant le prince devenu grand, accompagnoit les voleurs dans leurs courses, et attaquoit avec eux les voyageurs. Un jour ils formèrent le projet de piller une caravane qui devoit passer dans le Segestan[50]. Il y avoit parmi ceux qui composoient cette caravane, des hommes vaillans et aguerris, qui avoient avec eux beaucoup de marchandises précieuses. Ayant entendu dire que le pays étoit infesté par des brigands, ils se tenoient sur leurs gardes, marchoient toujours bien armés, et envoyoient devant eux des coureurs. Ils furent ainsi avertis de l’approche des voleurs, et se préparèrent à les repousser.

Les voleurs, qui étoient en petit nombre, furent étonnés de trouver une résistance à laquelle ils ne s’attendoient pas. Plusieurs d’entr’eux furent tués ; les autres furent obligés de prendre la fuite. Le jeune prince, après s’être long-temps battu, fut forcé de céder au nombre. Sa jeunesse, son courage, sa bonne mine, intéressoient en sa faveur. On lui laissa la vie, et on le mit au nombre des esclaves. La noblesse de son maintien, sa figure, son esprit, excitant de plus en plus la curiosité, on lui demanda qui il étoit, et comment il se trouvoit parmi ces voleurs ? Le jeune prince ne put répondre autre chose, sinon qu’il étoit fils du chef des voleurs.

La caravane continuant sa route, arriva dans la ville où le roi Azadbakht faisoit sa résidence. Dès qu’il en fut informé, il ordonna qu’on lui présentât les objets les plus rares et les plus curieux, pour choisir ceux qui lui plairoient davantage. On fit porter au palais les étoffes les plus riches, les bijous les plus précieux, et on y mena aussi quelques esclaves, parmi lesquels étoit le jeune voleur dont on s’étoit emparé.

Le roi, après avoir tout visité rapidement, arrêta ses yeux sur le jeune homme. Il fut frappé de sa figure, et demanda qui il étoit ? Le chef de la caravane lui raconta qu’ils avoient été assaillis dans leur voyage par des brigands : qu’ils s’étoient défendus courageusement, en avoient tué une partie, mis l’autre en fuite, et s’étoient saisis du jeune homme, qui étoit, à ce qu’il disoit, fils du chef des brigands. Cette circonstance n’empêcha pas que le jeune esclave ne plût infiniment au roi et qu’il ne voulût l’acquérir. Il le témoigne au chef de la caravane : celui-ci le pria de l’accepter au nom de tous les voyageurs ; ajoutant qu’ils étoient tous ses esclaves, et que Dieu n’avoit fait vraisemblablement tomber ce jeune homme entre leurs mains que parce qu’il le destinoit à sa Majesté.

Le roi fort satisfait, congédia la caravane, et fit entrer le jeune homme dans son palais. Il n’avoit d’abord été frappé que des agrémens de sa figure ; il ne tarda pas à s’apercevoir de son esprit, de sa sagacité et de l’étendue de ses connoissances. Il remarqua sa générosité, son désintéressement. Chaque jour il découvroit en lui de nouveaux talens, autant au-dessus de son âge, que de l’origine qu’il lui supposoit.

Azadbakht enchanté des talens du jeune homme, résolut de les mettre à profit ; il lui confia l’intendance de ses trésors, et ordonna que rien n’en sortit à l’avenir sans l’ordre du jeune intendant.

Le nouveau ministre s’acquitta de son emploi d’une manière qui devint bientôt avantageuse aux finances du roi. Les visirs disposoient auparavant à leur gré des trésors de l’état. La fermeté et la vigilance du jeune intendant firent cesser leurs déprédations. Le roi s’aperçut bientôt des heureux effets de ce nouvel ordre de choses ; il s’attacha tellement au jeune homme, qu’il le chérissoit autant que s’il eût su qu’il étoit son fils : il le consultoit en tout, et ne pouvoit souffrir qu’il s’éloignât de lui.

Les visirs mécontens de la diminution de leur autorité, et jaloux de l’attachement du roi pour ce nouveau favori, avoient conçu contre lui une violente jalousie et cherchoient tous les moyens de lui faire perdre les bonnes grâces du roi. Leurs ruses furent inutiles pendant plusieurs années : enfin le moment marqué par le destin arriva.

Le jeune intendant s’étant un jour trouvé avec d’autres jeunes gens, but plus qu’à son ordinaire, et s’enivra. N’ayant pu dans cet état retrouver son appartement, il erra dans le palais, et fut poussé par sa malheureuse destinée, dans l’appartement des femmes. Une salle magnifique se présente à lui : c’étoit celle où le roi avoit coutume de coucher avec son épouse.

Le jeune homme peu frappé de la magnificence de l’appartement, de la quantité de bougies qui l’éclairoient, entre, trouve un lit tout dressé, se laisse tomber dessus, et cède au sommeil qui l’accable. Des esclaves viennent peu après préparer la collation qu’on avoit coutume de servir tous les soirs au roi et à la reine. Elles apportent les sorbets, les confitures, disposent les cassolettes et les parfums. Le jeune homme dormant profondément n’entend rien, et les femmes le voyant de loin, croient que c’est le roi qui repose.

Azadbakht avoit donné ce jour-là un grand souper aux principaux seigneurs de la cour. Après le repas, il passa chez sa nouvelle épouse, et la conduisit dans l’appartement où tout étoit préparé pour les recevoir. Le roi vit en entrant un jeune homme étendu sur son lit, et reconnut son jeune intendant. Une fureur jalouse s’empare aussitôt de ses sens. « Quelle est cette conduite, dit-il à Behergiour en la regardant d’un œil irrité ? Assurément, cet esclave n’a pu s’introduire ici sans votre aveu ? »

« Sire, répondit la reine d’un ton assuré, je vous jure que je ne connois pas cet esclave, et ne sais par quel hasard il se trouve ici. » Le roi se croyoit trop assuré de l’infidélité de la reine, pour croire à la sincérité de ce qu’elle lui disoit.

Le jeune homme s’étant réveillé sur ces entrefaites, aperçut le roi, sauta en bas du lit, et se jeta à ses pieds. « Traître, lui dit le roi transporté de colère, tu oses pénétrer dans l’appartement de mes femmes ! Ton audace et ta perfidie ne resteront pas long-temps impunies. » Le roi ordonna aussitôt qu’on enfermât le jeune homme et la reine dans des prisons séparées.

Le lendemain, Azadbakht envoya chercher son grand visir. Il lui raconta l’aventure de la veille, lui témoigna la crainte qu’il avoit que la reine ne fût d’intelligence avec le jeune homme, et lui demanda son avis. « Ce jeune homme, répondit malignement le visir, est le fils d’un voleur : il se ressent de sa mauvaise origine. Celui qui élève un serpent dans son sein, doit s’attendre à en être mordu. Quant à la reine, sa conduite passée, son honnêteté, sa vertu, vous répondent de son innocence. Mais si le roi conserve encore quelques soupçons contr’elle, qu’il me permette de l’interroger, je me flatte d’éclaircir cette affaire, et de dissiper l’inquiétude qu’elle peut causer à sa Majesté. » Le grand visir ayant obtenu du roi la permission qu’il demandoit, alla trouver la reine ; et après s’être assuré par les questions qu’il lui fit, et par ses réponses, qu’elle n’avoit aucune intelligence avec le jeune homme, il lui tint ce discours :

« Quelle que soit votre innocence, Madame, le roi a des soupçons qu’il vous importe de dissiper. Voici le moyen de le faire, et de vous justifier entièrement à ses yeux. Lorsque vous paroîtrez devant le roi, dites-lui que ce jeune homme vous ayant aperçue un jour par hasard, vous a fait peu après remettre une lettre, dans laquelle il vous proposoit de vous faire présent de diamans d’un prix inestimable si vous vouliez consentir à ses désirs ; que vous avez rejeté ses offres avec indignation, et que vous avez appelé pour faire arrêter son envoyé, qui a pris aussitôt la fuite ; que non content de cette première tentative, le jeune homme vous a fait dire encore que si vous ne vouliez pas vous rendre à ses desirs, il s’introduiroit un jour dans votre appartement ; que le roi le verroit et le feroit périr ; mais que par-là il noirciroit votre réputation, irriteroit le roi contre vous, et vous feroit perdre ses bonnes grâces. Voilà, Madame, ce que vous devez dire au roi. Je vais le trouver pour lui rendre compte de ma démarche auprès de vous, et lui faire de votre part cette déclaration, en attendant que vous puissiez la lui faire vous-même. »

La reine se laissa persuader, et promit de répéter au roi ce que le visir alloit lui dire. Celui-ci se rendit aussitôt auprès du sultan ; et après lui avoir certifié que la reine étoit innocente, et lui avoir fait part de la prétendue déclaration, il ajouta : « Le crime de ce jeune homme mérite la plus grande punition. Les bontés dont vous l’avez comblé le rendent encore plus coupable ; et cet exemple prouve bien que la nature ne peut changer, et qu’une graine amère ne peut produire que des fruits amers. »

Le roi ayant entendu le discours de son grand visir, déchira ses habits, commanda qu’on amenât devant lui le jeune homme, et qu’on fît venir en même temps l’exécuteur.

La nouvelle de l’aventure du jeune intendant s’étoit déjà répandue parmi le peuple. Une multitude immense étoit rassemblée pour le voir et être témoin de ce qui alloit lui arriver.

« Ingrat, s’écria le roi dès qu’il l’aperçut, je t’avois confié l’intendance de toutes mes richesses, et tu avois jusqu’ici bien répondu à ma confiance ; je t’avois élevé au-dessus de tous les grands qui m’entourent, pourquoi as-tu voulu attenter à mon honneur, et es-tu entré dans l’appartement de la reine ? Comment le souvenir des bienfaits dont je t’ai comblé ne t’a-t-il pas retenu ? »

Le jeune homme, sans paroître effrayé de la colère du roi et des apprêts du supplice qu’il sembloit ne pouvoir éviter, répondit avec tranquillité : « Sire, je n’ai pas commis volontairement et de propos délibéré l’action qui me fait paroître criminel : je n’avois aucune raison de m’introduire dans cet appartement ; mais j’y ai été poussé par mon malheureux sort. Jusqu’ici j’ai tâché de me garantir de toutes fautes, et de me préserver de tout accident ; mais personne ne peut surmonter son destin, et tous les efforts sont inutiles contre la mauvaise fortune. C’est ce que prouve évidemment l’exemple de ce marchand, qui devoit être un jour malheureux, et dont les peines et les travaux ne purent jamais faire changer la destinée. »

« Quelle est cette histoire, dit le roi Azadbakht, et comment ce marchand devint-il malheureux pour toujours ? »

HISTOIRE
DU
MARCHAND DEVENU MALHEUREUX.


Sire, reprit le jeune intendant (que Dieu prolonge sans cesse les jours de votre Majesté !), il y eut autrefois à Bagdad, un marchand dont toutes les entreprises réussissent d’abord au gré de ses desirs. Son commerce prospéroit, et ses fonds augmentoient de manière qu’avec une drachme il en gagnoit cent. Mais la fortune qui l’avoit long-temps favorisé, lui devint tout-à-coup contraire. Le marchand qui ne soupçonnoit rien de ce changement, voulant commencer à jouir de ce qu’il avoit amassé, dit en lui-même : « J’ai acquis déjà de grandes richesses ; cependant je me donne encore beaucoup de mal, je fais de grands voyages, et je vais sans cesse d’un pays dans un autre. Il est temps que je ne sorte plus de chez moi, et que je me repose de toutes les fatigues que j’ai essuyées jusqu’à présent. Je continuerai à faire le commerce en achetant, et en revendant ici diverses marchandises. »

» On étoit alors en été ; les laboureurs avoient fait une abondante récolte de blé. Le marchand prit la moitié de l’argent qu’il avoit, et en acheta du blé, espérant le revendre dans l’hiver avec un bénéfice considérable.

» L’événement ne répondit pas à son attente : le blé ne valut dans l’hiver que la moitié de ce qu’il l’avoit acheté. Le marchand fut très-affligé de cette baisse, et résolut d’attendre l’année suivante pour se défaire de son blé. La récolte fut encore plus belle, et le prix du blé diminua de nouveau.

» Un des amis du marchand vint alors le trouver. Il lui dit qu’il ne seroit jamais heureux dans le commerce du blé, et lui conseilla de vendre celui qu’il avoit, à quelque prix que ce fût. Le marchand répondit que depuis long-temps il ne gagnoit rien, qu’il ne pouvoit se décider à perdre sur ce blé, et que, quand il devroit le garder dix ans, il ne le vendroit qu’avec avantage. En même temps, pour faire voir à son ami qu’il étoit bien résolu à garder encore son blé, il fit murer la porte de l’endroit où il l’avoit fait entasser.

» Quelque temps après, il vint des pluies presque continuelles et si abondantes, que l’eau pénétra par le haut du magasin, qui fut presqu’entièrement inondé. Le blé se gâta bientôt au point que l’odeur de la pourriture se faisoit sentir fortement au-dehors. Le marchand fut obligé de faire emporter ces grains gâtés, et de les faire jeter hors de la ville. Les porte-faix qu’il prit pour cela, profitant de la circonstance, se firent payer fort cher ; il lui en coûta cinq cents pièces d’or pour se débarrasser de son blé.

» L’ami du marchand vint encore le trouver, et lui dit : « Je vous avois averti que vous ne seriez pas heureux dans ce commerce ; mais vous n’avez pas voulu m’écouter. Vous ne feriez sûrement pas plus d’attention à ce que je pourrois vous dire maintenant. Mais, de grâce, allez consulter un astrologue, et faites-lui tirer votre horoscope. »

» Le marchand voulant montrer cette fois quelque déférence pour son ami, alla consulter un astrologue. Celui-ci demanda au marchand le jour et l’heure de sa naissance, et lui fit plusieurs autres questions. Il consulta ensuite ses tables, fit quelques calculs, et tint au marchand ce langage :

« Votre horoscope annonce un bonheur peu durable : vous avez été heureux pendant quelque temps, vous ne devez plus vous attendre qu’à des revers. Évitez de faire aucune entreprise : rien ne peut désormais vous réussir. »

» Le marchand se moqua en lui-même de la prédiction de l’astrologue, et forma un projet dont il croyoit le succès certain. Il avoit, en achetant du blé, réservé la moitié de son argent comptant, et n’avoit pris sur cet argent que ce qu’il lui avoit fallu pour vivre depuis trois ans. Celui qui lui restoit étoit encore considérable. Il en fit équiper un vaisseau, le chargea des effets et des marchandises qui lui restoient, et s’embarqua.

» La mauvaise étoile du marchand sembla pour cette fois retenir sa maligne influence. Ce premier voyage ne fut pas tout-à-fait malheureux ; le marchand obtint à-peu-près les rentrées qu’il attendoit.

» Enhardi par cette espèce de succès, le marchand résolut de demander à divers négocians quels étoient les objets sur lesquels il y avoit plus de bénéfice à faire, et dans quel pays il falloit les transporter. Les négocians lui firent connoître des marchandises sur lesquelles il pouvoit gagner cent pour un, en les transportant dans un pays fort éloigné.

» Le marchand, sans hésiter, s’embarque de nouveau pour le pays qu’on lui avoit indiqué. Au bout de quelques jours d’une heureuse navigation, il s’élève une tempête horrible, les voiles sont déchirées, les mâts brisés ; le vaisseau, après avoir été quelque temps le jouet des flots, s’entrouvre et est submergé. Le marchand saisit une planche, et est heureusement porté par le vent sur un rivage d’où l’on découvroit plusieurs habitations.

» Le marchand accablé de fatigue, rendit grâce à Dieu de lui avoir conservé la vie, et s’avança tout nu vers le plus prochain village. Il y rencontra un vieillard qui lui donna d’abord un vêtement, et lui demanda qui il étoit ? Le marchand raconta son histoire.

» Le vieillard, vivement touché des malheurs du marchand, lui fit apporter à manger. Il lui proposa ensuite de le prendre à son service en qualité d’homme d’affaire, pour veiller aux divers travaux de l’agriculture, et lui promit cinq drachmes par jour.

» Le marchand de Bagdad remercie le viellard, et implore pour lui les bénédictions du ciel. Il accepte avec joie l’emploi qui lui est proposé, et commence à en exercer les fonctions. Il eut soin de faire labourer, semer, moissonner, battre et cribler le grain. Son maître ne se mêloit de rien, et s’en rapportoit à lui sur tout.

» Au bout de l’année, le marchand pensa que son maître pourroit bien ne pas lui payer le prix dont ils étoient convenus, et imagina que le plus sûr étoit de mettre de côté une portion de la récolte de la valeur d’une année de ses gages, sauf à rendre cette portion à son maître s’il lui payoit ses gages. Il prit donc une certaine quantité de grains qu’il cacha, et remit le reste au vieillard, en le mesurant devant lui.

» Cette opération étoit à peine achevée, que le vieillard dit au marchand de prendre pour lui une quantité de grains équivalente au prix dont ils étoient convenus, de la vendre, et de faire de l’argent ce qu’il voudroit. Le vieillard ajouta que tant que le marchand seroit à son service, il le paieroit de la même manière et avec autant d’exactitude.

» Le marchand, touché de l’honnêteté du vieillard, et ne voulant lui faire aucun tort, alla aussitôt chercher le blé qu’il avoit caché. Mais quelle fut sa surprise, quand il vit qu’on l’avoit enlevé ! Il en conçut un tel chagrin, que le vieillard s’en aperçut, et lui en demanda la cause. Le marchand ne put s’empêcher de lui avouer ce qu’il avoit fait. Le vieillard irrité, s’écria : « On a raison de dire qu’un malheureux ne peut se soustraire à son malheur ! » S’adressant ensuite au marchand, il lui reprocha sa défiance, jura que puisqu’il s’étoit payé par ses mains, il ne lui donneroit rien, et le renvoya aussitôt.

» Le marchand, de plus en plus affligé, marchoit en pleurant le long du rivage, lorsqu’il rencontra des pêcheurs qui alloient plonger dans la mer pour y chercher des perles. Ils virent le marchand qui pleuroit, et lui demandèrent quel étoit le sujet de ses larmes ? Le marchand leur ayant conté son histoire, ils le reconnurent, furent touchés de son sort, et lui dirent d’attendre un peu ; qu’ils alloient plonger, et qu’ils partageroient avec lui ce qu’ils rapporteroient. Ils plongèrent en effet, et avec tant de bonheur, qu’ils remontèrent avec dix nacres dont chacune contenoit deux grosses perles.

» Les plongeurs, étonnés et transportés de joie, dirent au marchand que pour cette fois son bonheur étoit revenu, et son mauvais sort dissipé. Ils lui donnèrent dix perles, lui conseillèrent d’en vendre deux pour former un capital qu’il feroit valoir, et de garder le reste pour s’en servir au besoin. Le marchand, au comble de la joie, prit les perles, en mit deux dans sa bouche, et cousut les autres dans sa veste.

» Tandis que le marchand cousoit les huit perles dans sa veste, il fut aperçu par un voleur, qui alla aussitôt avertir ses compagnons. Ils se rassemblèrent, se jetèrent sur le marchand, lui enlevèrent sa veste, et s’enfuirent. Le marchand se consola de cet accident, en pensant aux deux perles qui lui restoient. Il entra dans une ville voisine pour les vendre, et les remit à un crieur public.

» Le hasard voulut qu’on eût volé depuis peu à un joaillier de la ville, dix perles absolument semblables à celles du marchand. Le joaillier voyant les deux perles entre les mains du crieur, lui demanda à qui elles appartenoient. Le crieur montra le marchand qui les lui avoit données pour vendre. Le joaillier s’apercevant que le marchand avoit l’air pauvre et misérable, crut avoir trouvé le voleur de ses dix perles.

» Dans cette persuasion, le joaillier s’approcha du marchand, et lui demanda doucement où étoient les huit autres perles. Le marchand, de bonne foi, crut qu’on lui parloit des perles qu’il avoit cousues dans sa veste, et répondit ingénument que des voleurs les lui avoient enlevées.

» À ces mots, le joaillier ne douta plus que le marchand ne lui eût pris ses dix perles. Il se jeta sur lui, le saisit, et le conduisit chez le juge de police. Là, il l’accuse d’avoir volé ses dix perles, alléguant en preuve la ressemblance des deux perles avec les siennes, et l’aveu fait par le marchand qu’il avoit eu entre ses mains les huit autres. Le juge de police à qui le joaillier avoit fait auparavant la déclaration du vol de ses dix perles, fit aussitôt donner au marchand la bastonnade, et l’envoya en prison.

» Il y avoit déjà un an que le marchand de Bagdad étoit en prison, lorsque le hasard y fit mettre un des plongeurs qui lui avoient donné si généreusement dix perles. Celui-ci le reconnut, lui demanda pourquoi il étoit en prison ; et, ayant appris son histoire, s’étonna du malheur qui le poursuivoit sans cesse.

» Le plongeur ayant été relâché peu après, fit connoître au roi l’innocence du marchand, et protesta lui avoir donné les perles qu’on l’avoit accusé d’avoir volées. Le roi fit mettre en liberté le marchand, et le pria de raconter son histoire. Il fut si touché de ses malheurs, qu’il lui donna un logement près de son palais, et lui assigna une pension.

» Le marchand, bénissant la bonté du roi, crut, pour cette fois, qu’il avoit recouvré le bonheur, et qu’il alloit passer tranquillement le reste de ses jours sous la protection de ce prince.

» Il y avoit dans la maison qu’habitoit le marchand une fenêtre bouchée depuis long-temps, mais d’une manière peu solide. Curieux de voir sur quel endroit donnoit cette fenêtre, il ôta quelques pierres qui n’étoient posées qu’avec du mortier de terre. Il s’aperçut alors que cette fenêtre donnoit dans l’appartement des femmes du roi. Il fut saisi de crainte, et remit aussitôt les pierres à leur place.

» Malgré la promptitude avec laquelle le marchand avoit rebouché la fenêtre, il fut aperçu par un eunuque du sérail, qui en donna aussitôt avis à son maître. Le roi voulant s’assurer de la vérité, vint chez le marchand, et reconnut lui-même les pierres qui avoient été ôtées et remises nouvellement en place. Transporté de colère à cette vue, il dit au marchand : « Malheureux, tu voulois t’introduire dans mon harem ! Est-ce ainsi que tu reconnois mes bontés ? »

» Le roi, pour punir l’indiscrétion du marchand, ordonna qu’on lui crevât les yeux. L’ordre fut aussitôt exécuté, et le marchand en recevant ses yeux dans sa main, s’écria : « Le malheur, après m’avoir ôté mes biens, s’attache à ma personne. » Réduit alors à mendier dans les rues, l’infortuné marchand déploroit son sort, et excitoit la pitié des passans, en répétant : « Le travail est inutile sans le bonheur, et l’on ne peut obtenir de succès qu’avec le secours du ciel. »


» Ainsi donc, ô Roi, continua le jeune intendant en s’adressant à Azadbakht, tant que la fortune m’a été favorable, tout m’a réussi ; maintenant qu’elle m’est devenue contraire, tout conspire contre moi. »

L’histoire que venoit de raconter le jeune intendant, son air de candeur et d’innocence, appaisèrent un peu la colère du roi. « Qu’on le reconduise en prison, dit-il ; le jour est prêt à finir, demain je m’occuperai de son affaire, et je le ferai punir de sa témérité. »


Le lendemain, le second visir, nommé Béhéroun, qui ne desiroit pas moins que le premier de voir périr le jeune favori, se présenta devant le roi, et lui dit : « Sire, l’action de ce jeune homme est un crime horrible, une injure faite à votre personne, un attentat contre l’honneur de votre Majesté. »

Le roi, entendant ce discours, ordonna qu’on amenât le prisonnier, et lui dit, quand il fut devant lui : « Malheureux, il faut que je te fasse honteusement mourir ; tu as commis un crime énorme, et je dois faire en toi un exemple qui épouvante le reste de mes sujets. »

Le jeune homme répondit avec la même tranquillité que la veille : « Sire, ne vous hâtez pas de me faire périr, un mûr examen dans toutes choses est le soutien des rois, et le plus sûr garant de la prospérité et de la durée de leur empire. Celui qui n’examine pas toutes les conséquences des choses, et qui agit avec précipitation, éprouve souvent des regrets pareils à ceux du marchand qui jeta ses enfans dans la mer. Celui qui examine au contraire les conséquences des choses, et se conduit avec une sage lenteur, obtient souvent, comme le fils de ce même marchand, un bonheur auquel il ne s’attendoit pas. »

« Je voudrois, dit aussitôt Azadbakht, savoir l’histoire de ce marchand ? »

HISTOIRE
DU MARCHAND IMPRUDENT
ET DE SES DEUX ENFANS.


Sire, répondit le jeune intendant, un marchand fort riche étoit sur le point de faire un voyage. Son épouse étoit alors enceinte. Il lui promit de revenir avant qu’elle accouchât, lui fit ses adieux, et partit.

» Après avoir parcouru plusieurs pays, le marchand arriva à la cour d’un roi, qui avoit besoin d’un ministre pour l’aider à gouverner et à défendre son royaume. Le marchand lui plut par son esprit et son intelligence : il lui proposa de rester à sa cour, lui donna sa confiance, et le combla de biens et d’honneurs.

» Au bout de quelque temps, le marchand qui n’avoit pu se trouver aux couches de sa femme, comme li le lui avoit promis, désira d’aller la voir, et d’embrasser le fruit de leur union. Il en demanda la permission au roi, en l’assurant qu’il seroit bientôt de retour. Le roi consentit à son départ, et lui donna une bourse qui contenoit mille pièces d’or. Le marchand s’embarqua sans différer, et prit la route de son pays.

» Cependant la femme du marchand accoucha, pendant son absence, de deux enfans jumeaux. Elle attendoit impatiemment son mari, et s’étonnoit de ne pas recevoir de ses nouvelles. Quelques années s’étant écoulées, elle apprit que son mari étoit attaché au service du roi de tel pays. S’imaginant qu’il l’avoit oubliée, et qu’il ne reviendroit jamais chez lui, elle prit la résolution d’aller le trouver, et emmena avec elle ses deux enfans.

» Le vaisseau sur lequel étoit embarquée la femme du marchand, s’arrêta dans une isle où le marchand lui-même venoit d’aborder. Sa femme ayant entendu dire qu’il y avoit dans le port un vaisseau qui venoit du pays où demeuroit son mari, dit à ses enfans d’aller sur le rivage, et de demander quel étoit ce vaisseau. Les enfans avant trouvé le bâtiment, se mirent à jouer dessus sans penser à autre chose. Ils étoient si occupés de leur jeu, qu’ils laissèrent arriver la nuit, et ne songèrent, ni à s’acquitter de leur commission, ni à retourner auprès de leur mère.

» Pendant ce temps-là, le marchand reposoit tranquillement dans le bâtiment. Éveillé par le bruit que faisoient les enfans, il se lève pour les faire taire, et laisse tomber sa bourse parmi des ballots de marchandises. Il la cherche long-temps, ne la trouve pas, se désespère, et s’arrache les cheveux. Il s’en prend alors aux enfans, et leur dit qu’ils avoient volé sa bourse ; qu’il n’y avoit là d’autre personne qu’eux, et qu’ils ne jouoient autour de ces ballots que pour trouver l’occasion de faire quelque friponnerie. En même temps il saisit un bâton, et leur en donna plusieurs coups.

« Aux cris de ces pauvres créatures, les matelots s’assemblèrent, et dirent que les enfans de cette isle étoient tous des fripons et des voleurs. Le marchand, prévenu de plus en plus, et irrité contre ces innocens, jura qu’il alloit les jeter à la mer s’ils ne lui rendoient sa bourse. En effet, dès qu’il eut prononcé ce serment, il les prit, les attacha chacun à une botte de cannes à sucre, et les jeta dans la mer.

» L’épouse du marchand, voyant que ses enfans ne revenoient pas, sortit pour les chercher. En passant devant ce bâtiment, elle demanda si quelqu’un n’avoit pas vu deux petits enfans de tel âge, habillés de telle manière. On lui dit que ces enfans étoient, selon toute apparence, ceux qu’on venoit de jeter à la mer. Cette femme se mit aussitôt à crier : « Ô douleur, ô désespoir ! Votre père, mes chers enfans, ne vous verra donc jamais ! »

» Un des matelots lui demanda qui étoit son mari. Elle nomma le marchand, et dit qu’elle étoit partie pour l’aller trouver. Le marchand l’entendit, et la reconnut aussitôt. Il sortit éperdu, déchira ses habits et se frappa le visage : « J’ai fait, disoit-il, périr moi-même mes enfans. Voilà le fruit de mon emportement, de ma précipitation et de mon imprudence. »

» Le marchand après avoir long-temps pleuré ses enfans, prit la résolution de tout quitter pour tâcher de découvrir ce qu’ils étoient devenus. Il quitta le bâtiment sur lequel il étoit, et en prit un autre pour commencer aussitôt à parcourir les mers voisines, et à visiter toutes les isles et toutes les côtes.

» Cependant les enfans du marchand, soutenus heureusement sur les flots par les bottes de cannes à sucre auxquelles ils étoient attachés, furent poussés par le vent sur différens rivages, après avoir été long-temps le jouet des vagues. L’un d’eux, jeté sur les côtes d’un royaume voisin, fut recueilli par un des principaux émirs de la cour, qui en informa aussitôt le roi. Ce prince, qui n’avoit pas d’enfans, fut charmé de la figure de celui que le hasard lui présentoit, et résolut de le faire passer pour son fils. Il ordonna à l’émir de ne rien divulguer de cette aventure, et fit répandre le bruit qu’il avoit, jusqu’à présent, caché soigneusement la naissance de son fils, et qu’il l’avoit fait élever secrètement pour le soustraire à certains dangers dont il étoit menacé par les prédictions des devins.

» La chose fut crue d’autant plus facilement, que le roi fit distribuer beaucoup d’argent parmi le peuple, et ordonna à cette occasion de grandes réjouissances. On fit paroître le jeune homme en public. Chacun fut enchanté de sa bonne mine, et il fut reconnu solennellement pour héritier de la couronne.

» Au bout de quelques années le roi mourut, et le jeune homme lui succéda. Sa puissance s’affermit bientôt par sa bonne conduite : il se fit aimer de ses sujets, et respecter de ses voisins.

» Le marchand et son épouse après avoir long-temps parcouru les mers sans pouvoir apprendre aucune nouvelle de leurs enfans, perdirent tout espoir de les retrouver. Ils crurent qu’ils avoient été engloutis par les flots, et fixèrent leur séjour dans une isle.

» Un jour que le marchand se promenoit sur la place publique, il vit un jeune esclave que le crieur alloit mettre en vente. Il s’informa de son âge, et lorsqu’il l’eut appris, il dit en lui-même : « Mes fils auroient précisément le même âge ; j’ai envie d’acheter ce jeune esclave pour me consoler un peu de leur perte. » Il l’acheta en effet, le mena chez lui, et le présenta à sa femme. Celle-ci fit un cri en le voyant, et dit : « C’est un de mes enfans ! » Le marchand et sa femme transportés de joie d’avoir retrouvé un de leurs enfans, lui demandèrent aussitôt des nouvelles de son frère. Il leur dit que les flots les avoient séparés, et qu’il ne savoit ce qu’il étoit devenu. Cette nouvelle les affligea ; mais ils conçurent l’espoir de retrouver l’autre un jour, comme ils avoient retrouvé celui-ci.

» Le fils que le hasard venoit de rendre au marchand, étoit déjà grand, et dans l’âge de prendre un état. Ils auroient bien voulu qu’ils ne s’éloignât pas d’eux ; mais son goût l’entraînoit vers le commerce. Le marchand lui acheta un fonds considérable, composé des marchandises les plus précieuses. Le jeune homme partit, et arriva par hasard dans la ville, où le roi son frère faisoit sa résidence.

» Le roi informé de l’arrivée d’un marchand, pourvu des objets les plus rares, et qui pouvoient le mieux convenir à un souverain, l’invite à venir dans son palais, le fait asseoir, et s’entretient avec lui. Quoiqu’il ignorât qu’il fût son frère, la nature, qui ne laissoit pas que d’agir, lui fit concevoir un secret attachement pour lui. Il lui proposa de rester à sa cour, lui promit de l’élever aux plus grands honneurs, et de lui donner tout ce qu’il desireroit.

» Le jeune marchand, flatté de l’accueil du roi, accepta ses offres. Au bout de quelques temps, voyant que le roi ne vouloit pas qu’il s’éloignât, il informa son père et sa mère de ce qui lui étoit arrivé, et les engagea à venir le trouver. Ils se rendirent auprès de leur fils, et furent charmés de voir la faveur dont il jouissoit, et le rang auquel le roi l’avoit élevé. Un événement imprévu vint bientôt troubler leur joie et leur causer les plus vives alarmes.

» Le roi sortit un jour de sa capitale pour chasser, accompagné seulement de quelques personnes. Sur le soir, ne voulant pas rentrer encore dans la ville, il fit dresser une tente au milieu de la campagne, et ordonna qu’on lui servît à manger. La fatigue et l’exercice excitant son appétit, il s’abandonna aux plaisirs de la table, but plus qu’il n’avoit coutume, et se laissa presqu’aussitôt aller au sommeil.

» Le jeune favori voyant son maître dans cet état et mal accompagné, craignit pour la sûreté de sa personne. Il voulut passer la nuit devant sa tente et lui servir de garde. Sur-le-champ il se lève, tire son épée, et se met en sentinelle devant la tente du roi. Un des pages, jaloux depuis long-temps de sa faveur et de la confiance que le roi avoit en lui, le voyant ainsi l’épée à la main, lui demanda ce qu’il faisoit là à l’heure qu’il étoit, et au milieu d’une campagne aussi tranquille. « Je veille, répondit-il, à la sûreté du roi. Ses bontés à mon égard me font un devoir de craindre pour lui, lors même qu’il paroît n’y avoir rien à craindre. »

» Le lendemain matin le page raconta à plusieurs de ses camarades l’action du favori : elle augmenta leur haine, et ils crurent avoir trouvé l’occasion de le perdre et de se débarrasser de lui. Dans ce dessein, ils se présentèrent devant le roi. L’un d’eux lui dit qu’ils avoient un avis de la plus haute importance à lui donner. « Quel est-il, dit le roi ? »

« Ce jeune marchand, continua le page, qui a l’honneur d’approcher si souvent de votre Majesté, et que vous avez élevé au-dessus de tous les seigneurs de la cour, a formé le dessein d’attenter à votre vie. Nous l’avons vu hier soir, tenant une épée nue à la main, et épiant le moment de se jeter sur vous. »

» Le roi changea de couleur à ce discours, et demanda aux pages s’ils avoient quelque preuve du dessein criminel qu’ils prêtoient à son favori. Le page qui portoit la parole pour les autres, répondit : « Si le roi veut ce soir faire semblant de dormir, et observer son favori, il verra de ses propres yeux la vérité de ce que nous lui avons dit. »

» Les pages allèrent ensuite trouver le favori, et lui dirent : « Le roi approuve fort votre zèle ; il est très-satisfait de ce que vous avez fait hier. Ce trait a encore augmenté la confiance qu’il avoit en vous, et vous ne devez pas manquer d’agir de la même manière toutes les fois que la même circonstance se présentera.

» La nuit suivante, le roi s’étant retiré dans sa tente, fit semblant de dormir comme la veille, et attendit que le jeune homme parût pour exécuter le projet qu’il lui supposoit. Il le vit bientôt s’avancer à l’entrée de la tente, et là mettre l’épée à la main. Le roi, transporté de colère, et sans attendre davantage, ordonna qu’on le saisît, et lui dit : « Voilà donc la récompense de mes bontés ; je t’ai témoigné une confiance particulière, et tu veux attenter à mes jours ! »

» Deux des pages du roi s’avancèrent, et demandèrent s’il falloit trancher la tête au jeune marchand. « La précipitation, répondit le roi est quelquefois dangereuse. On peut toujours punir un coupable, mais on ne peut rendre la vie à celui à qui on l’a ôtée. Il faut examiner toutes choses à loisir. » Le roi ordonna seulement qu’on conduisit le jeune homme en prison : il rentra dans la ville, et s’occupa d’autres affaires.

» Le lendemain le roi alla encore à la chasse, et ne revint que le soir. Il sembloit avoir oublié l’affaire du jeune marchand. Les visirs lui représentèrent qu’il étoit dangereux de tarder à punir en pareille circonstance ; que l’espoir de l’impunité pouvoit enhardir des ambitieux, et que déjà le peuple murmuroit.

» Le roi sentit alors se ranimer sa colère : il ordonna qu’on amenât le jeune homme, et qu’on lui tranchât la tête. On lui banda les yeux ; l’exécuteur leva le glaive sur sa tête ; et, s’adressant au roi, selon l’usage, lui demanda s’il devoit frapper le coup mortel.

» Le roi apercevant en ce moment un vieillard et une femme qui accouroient, les yeux baignés de larmes, et avec toutes les marques de la plus grande désolation, ordonna qu’on suspendît l’exécution, fit approcher ces inconnus, prit un papier que le vieillard lui présenta, et y lut à haute voix ces mots :

« Au nom du Dieu de bonté et de miséricorde, ne vous hâtez pas de faire mourir ce jeune homme ! Un excès de précipitation m’a rendu cause de la mort de son frère, et maintenant je gémis de sa perte. Si vous voulez une victime, faites-moi périr à la place de celui-ci. »

» L’homme inconnu qui étoit, comme on voit, le père du jeune marchand, étoit prosterné aux pieds du roi et fondoit en larmes, ainsi que son épouse. Le roi, touché de ce spectacle, les fit relever, et dit au vieillard de raconter son histoire.

» Le roi eut à peine entendu quelques mots, qu’il poussa un cri, se leva de son trône, et se jetant au cou du vieillard, lui dit : « Vous êtes mon père. » Il embrassa ensuite sa mère, courut à son frère, lui arracha le bandeau de dessus les yeux, et le serra dans ses bras.


» C’est ainsi, ô Roi, dit le jeune intendant en finissant, c’est ainsi que la précipitation du marchand lui causa bien des regrets, et que la sage lenteur de son fils l’empêcha de faire périr son frère, et lui fit retrouver son père et sa mère. Que votre Majesté ne se hâte donc pas de me faire périr, de peur qu’elle ne se repente ensuite, et ne soit fâchée de ma mort. »

Le roi ayant entendu l’histoire du marchand et de ses deux enfans, ordonna de nouveau de reconduire le jeune esclave en prison, et dit au visir qu’il examineroit encore le lendemain cette affaire, et que ce retard n’empêcheroit pas le coupable d’expier, par sa mort, le crime qu’il avoit commis.


Le lendemain, qui étoit le troisième jour de la détention du jeune prince, le troisième visir se présenta devant le roi, et lui dit : « Ô Roi, ne perdez pas de vue l’affaire de votre jeune intendant, et ne différez pas davantage le châtiment qu’il a mérité ! Son audace est connue de tous vos sujets, et l’on attend impatiemment sa punition. Faites-le périr au plutôt, afin que l’on cesse de parler de cette affaire, et qu’on ne dise pas que le roi a trouvé un jeune homme dans l’appartement de la reine, et lui a pardonné un crime qui ne méritoit pas de pardon. » Le roi, piqué de ces paroles, ordonna qu’on fit venir le jeune intendant chargé de chaînes, et lui dit : « Malheureux, tu as compromis mon honneur ; tu as porté atteinte à la réputation de la reine : il faut que je te fasse ôter la vie. »

« Ô Roi, reprit le jeune homme, attendez encore un peu pour venger l’injure que vous croyez avoir reçue ! La patience est toujours utile, et souvent nécessaire. Elle adoucit les maux, et procure quelquefois les plus grands avantages. Dieu ne manque jamais de récompenser la patience : c’est elle qui a tiré Abousaber du fond d’un puits pour le faire monter sur le trône. »

« Quel étoit cet Abousaber, reprit vivement le roi ? Raconte-moi son histoire. »

HISTOIRE D’ABOUSABER,
OU
DE L’HOMME PATIENT.


« Sire, dit le jeune homme, un riche fermier, nommé Abousaber, avoit une femme et deux enfans. Ils demeuroient dans un village, qu’ils rendoient heureux par leur humanité et par les travaux qu’ils procuroient aux habitans. Les uns cultivoient les terres d’Abousaber, les autres avoient soin de ses nombreux troupeaux.

» Un de ses gens revint un jour à la maison saisi d’effroi, et dit qu’il avoit vu rôder un lion dans le voisinage. En effet, l’animal déchira le même jour quelques moutons. Il en fit autant le lendemain, et continuoit tous les jours ses ravages. Les troupeaux d’Abousaber diminuoient rapidement, et alloient être entièrement détruits. Sa femme, affligée d’un événement qui pouvoit entraîner la ruine de leur fortune, lui dit au bout de quelques jours : « Mon ami, ce lion a déjà fait périr la plus grande partie de nos bestiaux. Monte à cheval, mets-toi à la tête de ta maison, cherche la retraite de ce féroce animal, et débarrasse-nous de ce fléau. »

« Ma femme, répondit Abousaber, prends patience : la patience est ici le parti le plus avantageux. Le lion auteur de nos maux, est cruel, injuste et méchant : Dieu punit les injustes ; la méchanceté du méchant retombe toujours sur lui, et la patience seule nous débarrassera de celui-ci. »

» Quelques jours après, le roi étant à la chasse, rencontra le lion : on le poursuivit, on l’entoura, et on le tua. Abousaber ayant appris cette nouvelle, dit à sa femme : « N’avois-je pas raison de te dire que la méchanceté du méchant retombe sur lui ? Si j’avois voulu tuer moi-même ce lion, je n’aurois peut-être pas réussi. Voilà l’avantage de la patience. »

» Quelque temps après, il se commit un assassinat dans le village qu’habitoit Abousaber. Le roi, pour punir le village, le fit saccager et mettre au pillage. On enleva une grande partie de ce que possédoit Abousaber. Sa femme lui dit alors : « Tous ceux qui sont auprès du roi te connoissent, et sont convaincus de ton innocence. Présente une requête au roi, afin qu’il te rende tes biens. »

« Ma femme, répondit Abousaber, ne vous ai-je pas dit que le mal retombe toujours sur celui qui le fait ? Le roi fait du mal, il en sera puni. Quiconque prend le bien d’autrui, doit se voir bientôt enlever le sien propre. »

» Un des voisins d’Abousaber, autrefois jaloux de son opulence, et qui étoit toujours son ennemi, entendit ces propos et en informa le roi. On enleva, par son ordre, tout ce qui restoit à Abousaber, et on le chassa de sa maison avec son épouse et ses enfans.

» Comme ils s’avançoient dans la campagne, sans trop savoir où porter leurs pas, la femme d’Abousaber lui dit : « Tout ce qui nous arrive est l’effet de ta lenteur et de ta négligence. » « Ma femme, répondit-il, aie patience : la patience est toujours récompensée. »

» À peine avoient-ils fait quelques pas, qu’ils furent rencontrés par des voleurs, qui leur enlevèrent le peu qu’ils avoient avec eux, les dépouillèrent de leurs habits, et emmenèrent leurs deux enfans. La femme d’Abousaber lui dit alors en pleurant : « Mon ami, laisse là tes idées ; cours après les voleurs ; peut-être auront-ils pitié de nous, et nous rendront-ils nos enfans. »

» Ma femme, répondoit toujours Abousaber, aie patience ; l’homme qui fait le mal en est toujours puni, et souvent le mal qu’il fait tourne contre lui. Si je cours après ces voleurs, l’un d’eux peut-être tirera son sabre, me tuera, et alors que deviendrois-tu ? Aie patience, te dis-je : la patience est toujours récompensée. »

» En continuant leur route, ils arrivèrent à un village du Kerman[51], près duquel couloit une rivière. « Arrête-toi un instant, dit Abousaber à son épouse, afin que j’aille dans ce village m’informer de l’endroit où nous pourrons loger. » En disant ces mots, il laissa sa femme sur le bord de la rivière, et se rendit au village.

» Tandis qu’il étoit au village, un cavalier vint faire boire son cheval à la rivière. Il vit la femme d Abousaber, la trouva de son goût, et lui dit : « Montez avec moi, je vous épouserai, et vous ferai un sort avantageux. » « Je suis mariée, répondit l’épouse d’Abousaber. » Le cavalier tirant alors son sabre, la menaça de la tuer si elle ne consentoit pas à le suivre. La malheureuse ne pouvant opposer de résistance, écrivit avec le bout du doigt sur le sable :

« Ô Abousaber, tu as perdu par ta patience, ton bien, tes enfans, ta femme enfin, qui t’étoit plus chère que tout ! Te voilà seul, et nous verrons à quoi te servira ta patience. »

» Le cavalier ne lui laissa pas le temps d’en écrire davantage : il la prit en croupe, et s’enfuit avec elle.

» Abousaber étant de retour, et ne voyant pas sa femme, lut ce qui étoit écrit sur le sable. Il se mit à pleurer, et s’assit, accablé de chagrin. « Abousaber, dit-il en lui-même, c’est à ce moment qu’il faut plus que jamais t’armer de patience ; mais peut-être tu es réservé à quelqu’épreuve encore plus rude. » Se levant ensuite, il marcha comme un homme égaré, et sans savoir ou il alloit. Il arriva dans un endroit ou l’on faisoit travailler les gens par corvée à bâtir un palais pour le roi.

» Aussitôt qu’on vit Abousaber, on le prit, et on lui dit de travailler avec les autres à bâtir le palais, ou qu’il alloit être mis en prison pour toute sa vie. Abousaber se joignit aux ouvriers, et recevoit par jour, pour tout salaire, un petit pain d’orge. Il travailloit ainsi depuis un mois, lorsqu’un de ses camarades se laissa tomber du haut d’une échelle, et se cassa la jambe. Comme il crioit et se lamentoit, Abousaber s’approcha, et lui dit : « Prends patience, et ne pleure pas : la patience adoucira ton mal. » « Et jusqu’à quand me faudra-t-il avoir patience, répondit brusquement l’ouvrier ? » « Aie toujours patience, reprit Abousaber ; car la patience peut tirer un homme du fond d’un puits, et le faire monter sur le trône. »

» Le roi dont on bâtissoit le palais étoit en ce moment par hasard à une fenêtre. Il entendit les paroles d’Abousaber, en fut irrité, et ordonna qu’on le saisît. Il y avoit dans le palais un puits, accompagné d’un vaste souterrain. Le roi l’y fit descendre, et lui dit : « Insensé, tu vas voir maintenant si tu pourras sortir de ce puits, et monter sur le trône. » Le roi revint le lendemain dire la même chose au malheureux Abousaber. Tous les jours il lui faisoit donner un pain, et lui répétoit les mêmes paroles auxquelles l’infortuné ne répondoit rien.

» Le roi avoit eu autrefois un frère, contre lequel il avoit conçu de la jalousie, et qu’il avoit fait renfermer dans ce souterrain. Ce frère n’avoit pu supporter long-temps l’ennui et la rigueur d’une telle captivité. Les grands du royaume, qui ignoroient sa mort, murmuroient d’une détention aussi longue, et taxoient le roi d’injustice. D’autres raisons se joignant à celle-ci, le mécontentement devint général. Le roi ne fut plus regardé que comme un tyran : on se jeta un jour sur lui, et on le tua.

» On alla aussitôt au souterrain, et on fit sortir Abousaber, que l’on prenoit pour le frère du roi. La ressemblance qu’Abousaber avoit réellement avec lui, le temps écoulé depuis que ce frère avoit été renfermé, tout cela fit qu’on ne s’aperçut pas de l’erreur. Un des principaux seigneurs du royaume vint dire à Abousaber : « Nous nous sommes défaits de votre frère, dont la tyrannie étoit devenue insupportable, et vous allez régner à sa place. »

» Abousaber ne répondit rien, et reconnut que son élévation étoit la récompense de sa patience. Ou le revêtit des habits royaux, et on le fit monter sur le trône. Abousaber fit régner avec lui la justice et l’équité. En se montrant généreux et bienfaisant, il gagna l’amour de ses sujets, et se fit obéir autant par amour que par devoir. Il ne négligeoit pas les affaires du dehors ; il avoit soin de bien défendre ses frontières, et entretenoit de nombreuses armées.

» Le roi qui avoit fait enlever à Abousaber tout ce qu’il possédoit, et qui l’avoit chassé du village qu’il habitoit, éprouva bientôt lui-même un sort pareil. Un de ses voisins avec lequel il étoit en guerre entra dans son pays à la tête d’une armée considérable, s’empara de la capitale, et l’obligea de se dérober, par la fuite, à la cruauté du vainqueur.

» Ce roi fugitif, accompagné seulement de quelques officiers, vint à la cour d’Abousaber, pour lui demander du secours. Ils se reconnurent à la première entrevue. « Tu vois, lui dit Abousaber, l’effet et la récompense de la patience. Le Tout-Puissant te livre entre mes mains. »

» Abousaber ordonna qu’on dépouillât le roi fugitif et ses officiers de tout ce qu’ils avoient, leur fit ôter même leurs habits, et les chassa de ses états.

» Toute sa cour, l’armée et le peuple furent étonnés de ce traitement, qui paroissoit si contraire à l’humanité qu’Abousaber avoit montrée jusque-là, et n’en concevoient pas la raison. On se disoit mutuellement : « Quelle est donc la conduite de notre souverain ? Un roi voisin vient implorer son secours, et il le dépouille de tout ! Ce n’est pas ainsi que les rois en agissent ordinairement. »

« Quelque temps après, Abousaber ayant appris que des voleurs infestoient une province de ses états, envoya des troupes à leur poursuite : ils furent surpris, entourés et amenés devant lui. Abousaber les reconnut pour les brigands qui lui avoient enlevé ses enfans. Il demanda au chef de la troupe où étoient les enfans qu’ils avoient enlevés tel jour, dans tel endroit ? Le chef des voleurs lui répondit :

« Sire, les voici parmi nous. Les sentimens que nous avons remarqués en eux, les mettent au-dessus de notre profession. Attachez-les à votre service ; prenez aussi les richesses que nous avons amassées, et que nous sommes prêts à vous découvrir ; nous renoncerons au métier de brigands, et nous combattrons dans vos armées pour la défense de l’empire. »

» Le roi donna ordre de faire entrer dans son appartement les deux jeunes gens. Il demanda ensuite au chef des voleurs où étoient leurs richesses ? Le chef des voleurs lui indiqua les souterrains où elles étoient renfermées. Dès qu’il eut fait cette déclaration, le roi commanda qu’on lui tranchât la tête, ainsi qu’à tous ses compagnons.

» Les sujets d’Abousaber murmurèrent de plus en plus contre lui. « Ce roi, disoient-ils, est encore plus injuste que son frère : ces voleurs ont découvert de grandes richesses, et offroient de renoncer à leurs brigandages, il fait grâce à deux d’entr’eux, et fait mourir les autres. »

» À quelque temps de là, un cavalier vint se plaindre à Abousaber que sa femme repoussoit ses caresses, et n’avoit pour lui que du mépris. « Faites venir votre femme, lui dit le roi : il est juste que j’entende ses raisons. » Ire cavalier sortit, et revint peu après avec son épouse. Abousaber l’eut à peine aperçue, qu’il ordonna qu’on la conduisit dans son appartement, et qu’on coupât la tête au cavalier.

» À ce nouvel arrêt, les grands et le peuple ne purent contenir leur indignation, et les murmures éclatèrent de toutes parts. Abousaber prit alors la parole, et dit :

« Grands de l’état, visirs, et vous tous qui êtes ici présens, il est temps de vous découvrir la vérité, et de faire cesser tout à-la-fois et votre erreur sur ma personne, et l’étonnement que vous causent les jugemens que je viens de rendre. Je ne suis pas le frère de votre dernier roi. Étranger dans ces lieux, j’y venois chercher un asile. On s’empara de moi, et on me fit travailler de force à la construction de ce palais. Un de mes compagnons de travail s’étant cassé la jambe, je l’exhortois à la patience, en lui disant : « L’excellence de la patience est telle, qu’elle pourroit élever sur le trône un homme précipité au fond d’un puits. »

» Votre dernier roi m’entendit. Il fut choqué de cette maxime, prétendit m’en prouver l’extravagance, et me fit descendre dans un puits. Vous m’en avez tiré pour me placer sur le trône. Dieu a voulu par-là justifier la vérité de la maxime que mon prédécesseur traitoit de folie, et récompenser la patience que j’ai montrée dans les malheurs que je vais vous raconter.

» Ce roi voisin qui venoit implorer mon secours, et que j’ai renvoyé après lui avoir ôté tout ce qu’il avoit, fut autrefois mon souverain. Il s’empara injustement de tous mes biens, et me chassa de mon pays. Je n’ai fait qu’user envers lui de représailles, et lui faire subir la loi du talion.

» Les voleurs exécutés par mon ordre, m’enlevèrent le peu que j’emportois dans mon exil, m’ôtèrent jusqu’à mes habits, et emmenèrent avec eux mes enfans. Ce sont ces deux jeunes gens que j’ai fait entrer dans le palais, et que vous avez regardés comme des voleurs à qui je faisois grâce. Quant aux brigands qui me les avoient enlevés, je ne pouvois avoir égard à leur repentir et à leurs protestations. Ils avoient mérité plus d’une fois la mort, et n’étoient pas dignes de servir l’état.

» Le cavalier à qui on a tranché la tête, me ravit ma femme, la seule consolation qui me restoit. J’avois droit de la reprendre, et c’est elle que j’ai fait conduire dans l’intérieur du palais.

» Tels sont les motifs de la conduite que j’ai tenue dans ces dernières circonstances. Si elle vous a d’abord paru injuste et cruelle, vous devez maintenant reconnoître qu’elle est conforme aux règles de la justice et de la plus exacte équité. »

» Les grands du royaume ayant entendu le discours d’Abousaber, se prosternèrent à ses pieds, et lui demandèrent pardon des murmures qui leur étoient échappés. Ils lui témoignèrent leur admiration de la patience avec laquelle il avoit supporté tant de maux, et lui protestèrent que ce qu’ils venoient d’apprendre ne faisoit qu’augmenter leur attachement et leur amour pour lui. Abousaber les remercia, et s’empressa d’aller rejoindre sa femme et ses enfans. Il fit éclater la joie qu’il avoit de les revoir, et dit à sa femme : « Tu vois les avantages et la récompense de la patience. Ses fruits se font attendre ; mais ils sont aussi doux que ceux de la précipitation sont amers. »


» Ainsi donc, ô Roi, dit le jeune intendant à Azadbakht, quelles que soient votre grandeur et votre puissance, vous ne devez pas dédaigner de faire usage de la patience. »

L’histoire d’Abousaber, ou l’homme patient, avoit un peu apaisé la colère d’Azadbakht. Il donna ordre de reconduire le jeune homme en prison.


Le quatrième visir, nommé Zouschad, se présenta devant le roi le quatrième jour, s’inclina profondément, et lui dit : « Sire, ne vouiî laissez pas séduire par les récits de votre jeune esclave ; tant qu’il vivra, vos sujets ne cesseront de s’entretenir de sa témérité, et vous ne pourrez jouir d’un repos assuré. » « Tu as raison, visir, dit le roi Azadbakht ; qu’on amène cet insolent, je vais lui faire trancher la tête. » Le jeune intendant fut aussitôt amené chargé de chaînes. « Malheureux, lui dit le roi, tu crois par tes discours me faire oublier ton forfait, et éviter la mort par ton éloquence ; mais l’injure que tu m’as faite est trop grande pour que je puisse en perdre le souvenir, et je veux la laver aujourd’hui dans ton sang. »

« Sire, répondit le jeune homme, ma vie est entre vos mains : vous pouvez en disposer quand vous voudrez ; mais attendez encore un peu : la précipitation est le défaut de la multitude, la patience est la vertu des souverains ; plus leur puissance est grande, plus ils doivent en user avec prudence. D’un mot vous pouvez trancher le fil de mes jours ; mais vous ne pourrez le renouer, si par hasard vous éprouvez dans la suite quelques regrets. L’histoire du prince Behezad renferme plusieurs traits qui montrent bien les dangers de la précipitation. » « Eh bien, dit Azadbakht, je consens à t’entendre encore raconter cette histoire. »

HISTOIRE
DU PRINCE BEHEZAD.


« Sire, continua le jeune intendant, un roi de Perse avoit un fils d’une beauté si accomplie, qu’il passoit pour un prodige, et que personne dans toute la Perse ne pouvoit lui être comparé. Ce jeune prince, dont l’imagination étoit vive et l’esprit ardent, aimoit le gens instruits, sur-tout ceux qui avoient parcouru divers pays. Il leur faisoit toutes sortes de questions, et causoit familièrement avec eux.

» Un jour qu’il avoit réuni un grand nombre de négocians et de voyageurs, plusieurs d’entr’eux s’entretenoient près de lui de sa beauté. Il prêta l’oreille à leur conversation, et entendit ces paroles :

« Le prince Behezad est le plus bel homme de toute la Perse ; mais il y a dans le Turquestan[52] une princesse qui passe pour la plus belle du monde. »

» Ce peu de mots piqua vivement la curiosité de Behezad. Il se tourna du côté du marchand qui parloit ainsi, et lui demanda quelle étoit la princesse dont il venoit de faire l’éloge ? « Prince, répondit le marchand, c’est la fille du roi du Turquestan. Tous ceux qui ont été dans ce pays ont entendu vanter comme moi sa beauté, et l’on dit que les qualités de son esprit ne le cèdent pas aux charmes de sa personne. »

» Ces paroles firent une telle impression sur le cœur du prince Behezad, qu’il conçut aussitôt une violente passion pour la princesse. Sa santé s’altéra, son visage devint pâle, et il tomba dans une mélancolie que rien ne pouvoit dissiper. Le roi son père s’aperçut de ce changement, et lui en demanda la cause. Le prince se troubla, rougit, céda aux instances de son père, et lui fit l’aveu de sa passion.

« Pourquoi, lui dit alors le roi, t’abandonner à la tristesse, et te laisser ainsi consumer inutilement ? La princesse dont tu es amoureux peut devenir ton épouse. Je vais la demander pour toi au roi son père : ma puissance est égale à la sienne, et j’espère qu’il ne dédaignera pas notre alliance. »

» Dès que Behezad eut conçu l’espoir d’obtenir l’objet de sa passion, l’impatience succéda chez lui à l’abattement. Le roi de Perse envoya sur-le-champ des ambassadeurs au roi de Turquestan pour lui demander sa fille, en le priant de régler lui-même les conditions du mariage avec le prince de Perse. Le roi du Turquestan consentit à donner sa fille au prince, à condition qu’il recevroit six cent mille pièces d’or.

» Le roi de Perse envoya aussitôt tout ce qui se trouvoit dans son trésor, et fit et fit dire au roi du Turquestan qu’il enverroit incessamment chercher la princesse, et qu’il lui feroit remettre alors le reste de la somme. Il fit part de tout cela au prince Behezad, et lui dit : « Tu es maintenant assuré de posséder la princesse : il ne reste plus qu’une somme assez modique à payer à son père ; je l’aurai bientôt rassemblée, et j’enverrai aussitôt chercher la princesse. »

» Ce retard rendit le jeune prince furieux. Il quitte brusquement son père, prend son épée, sa lance, monte à cheval, sort du palais, et s’éloigne de la capitale. Il marche ainsi pendant plusieurs jours, et quitte le royaume de son père, dans le dessein d’attaquer une caravane, et de se procurer ainsi plus promptement l’argent qui restoit à payer pour compléter la dot de la princesse.

» Ce projet insensé eut l’issue qu’il devoit naturellement avoir. Behezad, eu attaquant une caravane, éprouva une résistance à laquelle il ne s’étoit pas attendu. Il fut entouré, fait prisonnier, et conduit devant le roi du Khorassan. Ce roi, frappé de la bonne mine du prince, ne voulut pas croire que ce fût un voleur : il l’engagea d’avouer qui il étoit, et pourquoi il s’étoit porté à cet excès ? »

» Behezad eut honte de se faire connoître, et aimant mieux mourir que de déshonorer son nom, protesta au roi qu’il n’étoit qu’un voleur et un brigand. Le roi toujours persuadé, malgré cela, que ce jeune homme ne pouvoit être un voleur, le fit conduire en prison, espérant découvrir un jour qui il étoit, et lui donna quelqu’un pour le servir.

» Quelque temps après, le bruit se répandit que le prince Behezad avoit disparu. Le roi son père écrivit à tous ses voisins pour en apprendre des nouvelles, et leur fit en même temps la peinture du jeune prince. Le roi du Khorassan reconnut aussitôt que le jeune homme qu’on lui avoit amené comme un voleur, et qu’il retenoit en prison, étoit le prince Behezad. Il le fit venir, et lui montra la lettre du roi son père.

» Behezad parut confus, et raconta au roi du Khorassan son aventure. Le roi du Khorassan lui représenta le danger auquel il s’étoit exposé par une conduite aussi étourdie, et lui fit sentir combien il étoit heureux que lui-même se fût conduit avec autant de prudence, et ne lui eût pas fait subir sur-le-champ la punition qu’il sembloit mériter. Il le fit ensuite revêtir d’un habillement magnifique, et lui offrit la somme qui manquoit encore à la dot de la princesse. Behezad l’ayant acceptée, le roi du Khorassan lui dit qu’il alloit envoyer des ambassadeurs au roi de Perse, pour l’informer de ce qui s’étoit passé, et calmer son inquiétude. Il lui demanda en même temps s’il vouloit les accompagner, et retourner à la cour de son père. Behezad, trop empressé d’obtenir la princesse pour songer à retourner alors en Perse, pria le roi du Khorassan de mettre le comble à ses bontés, en lui permettant de se rendre directement à la cour du Turquestan.

« Si je retourne auprès de mon père, ajouta-t-il, il me faudra attendre qu’il envoie chercher la princesse, et que les envoyés soient de retour. Tout cela demandera bien du temps. Je suis ici sur la route du Turquestan, j’y serai bientôt arrivé, et je recevrai sa main à la cour du roi son père. »

« Le roi du Khorassan se mit à rire, et fut étonné de l’humeur vive, et de l’impatience du jeune prince. « Je crains pour vous, lui dit-il, les suites de cette vivacité. Prenez garde qu’elle ne soit un obstacle à votre bonheur, et ne vous empêche d’obtenir l’objet de vos vœux. » Il lui fit ensuite remettre l’argent dont il avoit besoin pour son voyage, le chargea de lettres de recommandation pour le roi du Turquestan, et lui donna une suite digne de son rang et de la circonstance.

» Le prince, transporté de joie, se mit aussitôt en chemin. Il faisoit la plus grande diligence, marchoit nuit et jour, et ne s’arrêtoit que le temps nécessaire pour laisser prendre de la nourriture aux hommes et aux chevaux. Quelque court que fût ce temps, Behezad le trouvoit encore trop long.

» Le roi du Turquestan, prévenu de l’arrivée du prince Behezad, envoya au-devant de lui les principaux seigneurs de sa cour, le fit loger dans un magnifique palais qui touchoit au sien, et ordonna qu’on préparât tout pour le mariage de sa fille. Deux jours paroissent indispensables pour les préparatifs ; mais ce délai semble un siècle à l’amoureux Behezad : il veut absolument voir la princesse, et cherche tous les moyens de satisfaire son ardeur impatiente ; mais les usages de la cour du Turquestan, la vigilance de la reine, qui ne quitte pas la princesse et la tient soigneusement renfermée, rendent inutiles les diverses tentatives du prince.

» Le troisième jour, qui avoit été fixé pour la cérémonie du mariage, étant enfin arrivé, le prince apprend que son appartement n’est séparé de celui de la princesse que par un mur. Il l’examine avec attention, aperçoit une légère ouverture, et y applique ses yeux.

» On étoit alors occupé de la toilette de la mariée. Sa mère s’étant aperçue que quelqu’un la regardoit, prit deux fers chauds des mains des femmes qui arrangeoient ses cheveux, les introduisit dans l’ouverture, et creva les yeux du prince. La douleur lui fit pousser un cri perçant ; il tomba sans connoissance. Ses gens accourent à son secours, le relèvent, le rappellent à la vie, et lui demandent quel accident l’a réduit dans cet état ? Son malheur lui fait alors reconnoître son défaut. « C’est mon impatience, répondit-il en soupirant. Dans quelques instans j’allois posséder et contempler à mon aise celle qui devoit me rendre heureux. Je n’ai pu attendre quelques instans ; mes yeux ont voulu jouir d’avance du plaisir de la voir : ils en sont punis par la privation de la lumière. »


» C’est ainsi, ô Roi, ajouta le jeune intendant, que l’impatience de Behezad lui fit perdre l’espoir d’être heureux au moment où il alloit le devenir, et que la précipitation de celle qui devoit être sa belle-mère, la rendit elle-même l’instrument du malheur de ce prince. Considérez donc les funestes conséquences de ces défauts, et ne vous hâtez pas de me faire mourir. »

Azadbakht ayant entendu l’histoire de Behezad, ou du prince impatient, parut réfléchir profondément. Il congédia l’assemblée, et fit reconduire en prison le prévenu.


Le cinquième visir, nommé Geherbour, se présenta le lendemain devant le roi, se prosterna humblement, et lui dit : « Sire, si vous aviez vu un de vos sujets porter un œil indiscret dans l’intérieur de votre palais, ou si seulement vous entendiez dire que quelqu’un eut eu cette audace, vous croiriez devoir lui faire arracher les yeux : quel traitement devez-vous donc faire éprouver à celui que vous avez trouvé au milieu de votre appartement, couché sur votre lit royal, à un vil esclave qui a voulu attenter à l’honneur de la reine ? Comment pouvez-vous différer de punir un tel crime, et laisser vivre un instant le coupable ? Hâtez-vous de laver cet affront dans son sang. Ce conseil, Sire, m’est dicté par l’amour de mon devoir, et par mon attachement pour vous. Il s’agit de maintenir le respect qui vous est dû, et d’assurer la tranquillité de l’état. Prolonger plus long-temps l’existence d’un tel criminel, c’est porter atteinte à l’un et à l’autre. »

Azadbakht sentit alors se réveiller en lui le ressentiment de l’affront qu’il croyoit avoir reçu, et se reprocha de n’être pas encore vengé. Il ordonna qu’on préparât tout pour le supplice, et qu’on amenât le jeune homme. « Malheureux, lui dit-il en le voyant, j’ai trop long-temps différé ta punition. Ce retard compromet ma tranquillité et celle de l’état. Tu vas subir le châtiment que tu as mérité par ton crime. »

« Je n’ai pas commis de crime, répondit le jeune intendant avec assurance, et ne crains pas pour ma vie. Cette crainte est faite pour le coupable : lui seul doit redouter la punition ; et quoiqu’il ait long-temps survécu à son crime, il éprouve enfin le sort du roi Dadbin et de son visir. »

« Je ne connois pas cette histoire, dit Azadbakht. »

HISTOIRE DU ROI DADBIN,
OU
DE LA VERTUEUSE AROUA.


« Sire, continua le jeune intendant, un roi du Tabarestan[53], nommé Dadbin, avoit deux visirs, dont l’un s’appeloit Zourghan, et l’autre Cardan ; Zourghan avoit une fille qui passoit, non-seulement pour la plus belle personne de son temps, mais même pour la plus sage et la plus vertueuse. Ces qualités étoient soutenues en elle par une grande piété. Elle pratiquoit tous les exercices de la religion, observoit exactement les jeûnes, et vaquoit souvent à la prière.

» Le roi Dadbin ayant entendu parler de la beauté et des vertus d’Aroua (c’étoit le nom de cette personne si rare), envoya chercher le visir son père, et la lui demanda en mariage. Le visir à cette demande se prosterna devant le roi, lui témoigna qu’il seroit très-honoré de cette alliance, et le pria de permettre seulement qu’il en parlât à sa fille. Le roi y consentit, à condition qu’il lui rapporteroit sur-le-champ la réponse.

» Aroua ayant appris le dessein du roi, dit à son père : « Mon père, je ne me sens aucun goût pour le mariage ; mais si vous voulez me donner un époux, choisissez-le dans un rang inférieur au vôtre ; étant au-dessous de moi par la naissance et les richesses, il aura pour moi plus d’égards, et ne prendra pas d’autre femme. Un souverain au contraire me préférera bientôt une rivale ; je serai dédaignée, et traitée comme une esclave. »

» Cette réponse, portée au roi, ne fit qu’augmenter son ardeur et son impatience. « Assurez votre fille, dit-il à Zourghan, que je l’aimerai toujours. Au reste, la passion qu’elle m’inspire est telle, que si vous ne consentez à me la donner, j’emploierai pour l’obtenir la force et la violence. »

» Zourghan fit part à sa fille des sentimens et des menaces du roi. « Mon père, dit alors Aroua, le roi veut déjà me faire sentir son pouvoir et sa tyrannie. Que seroit-ce lorsque je serois devenue son épouse ? Dites-lui que je suis liée par un vœu religieux, et que je ne puis absolument me marier. »

» Dadbin, en apprenant cette dernière résolution, fit éclater sa colère, et menaça son visir de lui faire trancher la tête, s’il ne lui donnoit sa fille.

» Zourghan effrayé retourne promptement chez lui, et fait quelques instances auprès de sa fille ; mais voyant qu’il ne peut vaincre sa répugnance, il cède à la tendresse paternelle, et se détermine à fuir avec elle. Ils montent à cheval ; et, suivis de quelques esclaves, ils prennent ensemble le chemin du désert.

» Aussitôt que Dadbin fut instruit de leur évasion, il se mit à leur poursuite, accompagné d’un grand nombre de cavaliers. Zourghan et sa fille sont atteints et arrêtés. Le roi fond avec fureur sur Zourghan, lui décharge sur la tête un coup de sa masse d’armes, et l’étend à ses pieds ; il emmène Aroua, la conduit dans son palais, et la force d’accepter une main encore teinte du sang de son père.

» Aroua, quoique au désespoir de la mort de son père, et indignée de la violence que le roi lui faisoit, souffrit son malheur avec patience et résignation. Elle redoubla de piété, et passoit une partie des jours et des nuits à prier.

» Cependant le roi Dadbin fut obligé de faire un voyage dans une province de ses états, où sa présence étoit nécessaire. Avant de partir, il fit venir le visir Cardan, et le chargea de gouverner pendant son absence. « Ce que je te recommande par-dessus tout, lui dit-il ensuite, c’est de veiller sur Aroua. Tu sais que pour l’obtenir, il m’a fallu employer la force : elle est ce que j’ai de plus cher au monde ; prends garde que ce trésor ne m’échappe. » Cardan, flatté de la confiance du roi, l’assura qu’il pouvoit compter sur son zèle et sur sa vigilance.

» Après le départ du roi Dadbin, Cardan fut curieux de voir celle dont la garde lui étoit confiée. Il profita de l’autorité qu’il avoit sur tout ce qui entouroit la reine, et se cacha dans un endroit favorable à son dessein. Il fut ébloui de la beauté d’Aroua, et en devint tellement amoureux, qu’il en perdit bientôt le repos et la raison. Il résolut de lui faire connoître ses sentimens, et lui écrivit en ces termes :

« Madame, l’amour que j’ai conçu pour vous me consume. C’en est fait de ma vie, si vous n’avez pitié du malheureux Cardan. »

» La reine, outrée de l’insolence de ce billet, le renvoya sur-le-champ avec cette réponse :

« Le roi vous a honoré de sa confiance : tâchez de la mériter, et soyez aussi fidèle que vous voulez le paroître. Songez aussi à votre épouse, et ne trahissez pas l’amour que vous lui devez. Si vous me tenez encore une fois le même langage, je dévoilerai votre honte, et vous démasquerai aux yeux du public, en attendant que le roi punisse votre perfidie. »

» Cette lettre fut un coup de foudre pour Cardan. Il sentit qu’il lui seroit impossible de séduire la reine, et craignit qu’elle ne rendit compte au roi de ce qui s’étoit passé. « La reine peut me perdre, dit-il en lui-même ; il faut que je la prévienne, et que je cherche un moyen de la perdre elle-même, et d’empêcher que le roi ne prête l’oreille à ce qu’elle pourroit lui dire. »

» Cardan ayant formé cette résolution, alla au-devant du roi dès qu’il fut informé de son retour. Dadbin lui fit d’abord quelques questions sur les affaires de l’état. Cardan y satisfit, et ajouta aussitôt : « Vous voyez, Sire, que la tranquillité a été maintenue, et la justice exactement rendue pendant votre absence. Un seul événement pourra vous affliger, et je n’ose vous en rendre compte. Cependant j’ai lieu de craindre que vous ne l’appreniez par d’autres, et que vous ne me reprochiez d’avoir manqué à la confiance que vous m’avez témoignée. »

« Parle librement, dit le roi : je connois ton attachement pour moi, et ton amour pour la vérité. Je n’aurois pas dans un autre autant de confiance que j’en ai en toi. »

« Sire, continua Cardan, cette épouse que vous aimez tant, que vous préférez à toutes ses rivales, dont vous admirez la douceur, la modestie, la piété, qui jeûne et prie avec tant d’exactitude, vient de montrer que tous ces beaux dehors ne sont chez elle que fausseté et hypocrisie, et cachent une âme vile et corrompue. » « Comment, dit le roi en frémissant, et que veux-tu dire ? »

« Sire, continua le perfide Cardan, peu de jours après le départ de votre Majesté, une femme de la reine vint me chercher secrètement, et m’introduisit dans un cabinet qui donnoit dans l’appartement d’Aroua. Je la vis étendue sur un sofa près d’Aboukhair, ce jeune esclave qui appartenoit à son père, et que vous avez comblé de bienfaits. Ils s’entretenoient familièrement ensemble, et se donnoient mutuellement toutes les marques de la plus vive tendresse. »

« C’en est assez, visir, interrompit le roi Dadbin, je te charge de faire étrangler Aboukhair ; mais je veux ordonner moi-même le juste châtiment de la perfide. »

» Le roi, de retour dans son palais, envoya chercher le chef de ses eunuques. Va, lui dit-il, dans l’appartement de la reine, et apporte moi sa tête. « Quoi, Sire, s’écria le chef des eunuques, touché de compassion, et entraîné par un mouvement involontaire, vous voulez faire périr Aroua ! Sans doute elle est bien coupable à vos yeux ; mais ne peut-elle pas être victime de la calomnie ? Au lieu de verser son sang, faite-la plutôt transporter dans un désert. Si elle est coupable, elle y périra ; mais si elle est innocente, Dieu lui conservera la vie. »

» Le roi approuva le raisonnement du chef des eunuques, appela un esclave, et lui ordonna de faire monter aussitôt Aroua sur un chameau, et de la conduire au milieu d’un désert, L’ordre fut exécuté, et Aroua laissée seule sans eau et sans provisions, au milieu d’une immense solitude.

» L’infortunée princesse se voyant dans cette affreuse position, ne songea qu’à se préparer à la mort. Elle monta sur une petite colline, dressa un autel, en plaçant quelques pierres l’une sur l’autre, et se mit à prier et à implorer la miséricorde de Dieu. Elle vit bientôt s’avancer vers elle un homme qui lui étoit inconnu.

» C’étoit un des esclaves du roi Chosroès, chargé du soin de garder ses chameaux. Plusieurs de ces animaux s’étant égarés, le roi l’avoit menacé de le faire périr s’il ne les retrouvoit pas. Il s’étoit enfoncé dans ce désert pour les chercher, et ayant aperçu de loin une femme, il avoit été curieux de la voir de plus près. Il s’approcha donc d’Aroua, attendit qu’elle eût fini sa prière, la salua poliment, et lui demanda qui elle étoit, et ce qu’elle faisoit dans cette solitude ? « Je suis, lui répondit-elle, une servante du Seigneur, occupée uniquement à le prier et à le servir. »

» Le conducteur de chameaux, frappé de la beauté de la princesse, lui proposa de l’épouser, en lui promettant d’avoir pour elle toutes sortes d’égards et de complaisances. « Je ne puis, répondit la princesse, appartenir à d’autre qu’à Dieu ; mais si vous voulez avoir pitié de ma situation, et me rendre un service, conduisez-moi dans un lieu qui ne soit pas entièrement dépourvu d’eau. »

» L’esclave fit monter Aroua sur son chameau, et la conduisit sur le bord d’un ruisseau qu’il avoit remarqué en traversant le désert. Il lui exposa ensuite la peine dans laquelle il étoit lui-même, et la pria d’adresser des vœux au ciel pour lui faire retrouver les chameaux qu’il avoit perdus. La princesse le lui promit, et se mit aussitôt en prière. L’esclave s’en retourna, pénétré d’admiration pour tant de vertus et de piété, et retrouva bientôt ses chameaux.

» De retour auprès de Chosroès, l’esclave lui rendit compte de son aventure, et lui vanta la beauté de la jeune solitaire. Le roi de Perse Chosroès, curieux de voir une personne aussi extraordinaire, sortit secrètement de son palais avec une suite peu nombreuse, et se fit conduire à l’endroit où étoit Aroua. Il fut étonné de sa beauté, et trouva qu’elle étoit encore beaucoup au-dessus de la peinture que lui avoit faite l’esclave. Il la salua respectueusement, et lui dit :

« Je suis le roi des rois, le grand Chosroès : je viens vous offrir mon cœur et ma main. »

« Comment, lui répondit Aroua, votre Majesté pourroit-elle abaisser ses regards sur une infortunée séparée du reste du monde ? » « Je vous ai vue, reprit Chosroès, et désormais je ne puis vivre sans vous : si vous ne consentez à devenir mon épouse, je vais fixer ma demeure dans ce désert, me ranger sous votre obéissance, et me consacrer avec vous au service de Dieu. »

» Chosroès fit aussitôt dresser deux tentes, l’une pour lui et l’autre pour Aroua. Il se retira dans la sienne, et fit porter à la jeune solitaire la nourriture dont elle avoit besoin.

» Aroua fut sensible à la délicatesse d’une telle conduite, et sentit tout le prix des sacrifices que lui faisoit le roi de Perse. Elle réfléchit à la perte qu’alloient faire ses sujets, et à la désolation de sa famille, et s’efforça de le détourner de sa résolution, en parlant ainsi à l’esclave qui lui apportoit à manger :

« Représentez au roi de ma part qu’il ne doit pas abandonner pour moi le soin de ses états, et s’arracher à la tendresse de tout ce qui l’entoure ; qu’il retourne dans son palais près de ses femmes et de ses enfans. Quant à moi, rien ne m’attache plus au monde ; le titre de reine ne sauroit me toucher, et je dois rester en ces lieux pour y vaquer à la prière. »

» L’esclave s’étant acquitté de la commission dont il étoit chargé, le roi fit répondre qu’aucune considération n’étoit capable de changer sa résolution, et qu’il ne pouvoit rien faire de mieux que de renoncer lui-même au monde. Aroua voyant que le roi étoit inébranlable, ne crut pas devoir résister plus long-temps : elle adora les desseins de la Providence, qui veilloit sur elle pour venger son innocence, et faire triompher sa vertu.

« L’intérêt de vos peuples, dit-elle, à Chosroès, me fait un devoir de céder à vos désirs. Je consens à devenir votre épouse ; mais à condition que vous donnerez ordre au roi Dadbin, votre vassal, de se rendre à votre cour avec son visir Cardan et le chef de ses eunuques. L’entretien que je veux avoir avec eux en votre présence, vous apprendra des choses que vous ne devez pas ignorer. « 

» Chosroès ne put s’empêcher de témoigner à Aroua la surprise que lui causoit cette demande. Elle lui fit alors un récit simple et fidèle de ses infortunes. Chosroès en fut vivement touché, et lui promit de venger son innocence, et de punir les crimes du roi Dadbin. Il fit venir une litière magnifique, et ils prirent ensemble le chemin de la capitale. Aroua fut conduite dans un palais somptueux, et reçut le titre de reine.

» Aussitôt après son retour, Chosroès envoya ordre au roi Dadbin de se rendre près de lui, accompagné de son visir Cardan et du chef de ses eunuques. L’officier chargé de cette commission, étoit suivi d’un nombreux corps de troupes, et devoit ramener avec lui le roi Dadbin. Celui-ci fut consterné d’un ordre dont il ne pénétroit pas le motif, et son visir n’étoit pas moins inquiet que lui. Ils furent obligés de se mettre en marche sur-le-champ, et de faire la plus grande diligence.

» Arrivés à la cour de Perse, on les fît entrer aussitôt dans la salle où le roi donnoit ses audiences. Des esclaves y apportent un trône sur lequel étoit assise Aroua, cachée par des rideaux qui l’entouroient. On place ce trône à côté de celui de Chosroès. Aroua tire alors le rideau qui étoit devant elle, et s’adresse à Cardan :

« C’est toi, je n’en puis douter, lui dit-elle, qui, abusant de la crédulité de mon époux, m’as fait chasser honteusement de son palais. Le mensonge est ici inutile ; rends hommage à la vérité, et dis quel motif t’avoit fait conjurer ma perte ? »

» Cardan confondu baissa les yeux, et répondit en pleurant : « La reine fut toujours sage et vertueuse ; je suis le seul coupable. Un amour criminel qu’elle a repoussé avec indignation, et la crainte que le roi n’en fût instruit, m’ont porté à la calomnier. Le mal retombe toujours sur celui qui le fait, et mon arrêt est depuis long-temps écrit sur mon front.

« Comment, malheueux, s’écria Dadbin en se frappant le visage, tu as trahi ma confiance, et tu m’as fait sacrifier, par tes infames mensonges, une épouse qui m’étoit si chère ! Quelle mot, quels tourmens un tel forfait ne mérite-t-il pas ! »

« Cardan, reprit aussitôt Chosroès, n’est pas ici le seul coupable : toi-même, Dadbin, tu mérites la mort pour avoir si légèrement ajouté foi à la calomnie, et puni ton épouse avec tant de précipitation. Si tu eusses examiné, recherché la vérité, tu aurois découvert facilement le mensonge, et distingué l’innocent du coupable. »

» Chosroès s’adressant ensuite à Aroua, lui dit : « Soyez ici juge, Madame, et prononcez leur arrêt. »

« Sire, répondit Aroua, Dieu les a jugés lui-même : Celui qui donne injustement la mort sera condamné à mort ; celui qui maltraite sera maltraité, et celui qui fait le bien en recevra la récompense. Dadbin a tué injustement d’un coup de masse d’armes un père que je chérissois ; son sang crie vengeance, et je dois entendre sa voix. Par les artifices du visir Cardan, j’ai été abandonnée au milieu d’un désert : il est juste qu’il éprouve le même sort. S’il est coupable aux yeux de Dieu, il y périra de faim et de soif ; et s’il pouvoit être innocent, il seroit préservé de la mort comme je l’ai été moi-même. Quant au chef des eunuques, il s’est montré sensible et compatissant, en conseillant au roi de ne pas me faire trancher la tête : sa conduite mérite des récompenses, et il seroit à souhaiter que les rois n’accordassent leur confiance qu’à des hommes de ce caractère. »

» Chosroès fit aussitôt assommer le roi Dadbin d’un coup de masse d’armes, et donna ordre de faire monter Cardan sur un chameau, et de le conduire au milieu des déserts. Il fit ensuite approcher le chef des eunuques, le revêtit d’une robe d’honneur, et lui donna un emploi distingué.


» C’est ainsi, ô Roi, ajouta le jeune intendant, que celui qui fait mal est toujours puni ; mais celui qui est innocent ne doit rien craindre. Je n’ai commis aucun crime : j’espère que Dieu vous fera découvrir la vérité, et confondra la malice et la méchanceté de mes ennemis. »

L’histoire du roi Dadbin et de son visir Cardan avoit fait impression sur le roi Azadbakht. Il sentoit s’élever dans son esprit des doutes, des soupçons, et résolut de remettre encore au lendemain la punition du coupable.


La sage lenteur du roi Azadbakht irritoit de plus en plus ses dix visirs contre le jeune homme. Ils étoient piqués de ne pouvoir réussir à se défaire de lui, et craignoient que ces retards ne leur devinssent funestes. Le lendemain, trois d’entr’eux se présentèrent ensemble devant le roi, se prosternèrent à ses pieds, et lui dirent, par l’organe de l’un d’eux : « Sire, l’intérêt de l’état, et notre attachement pour votre personne, nous obligent à vous conseiller de ne pas épargner plus long-temps ce jeune esclave. À quoi bon, en effet, le laisser vivre plus long-temps ? On s’étonne que son audace ne soit pas encore punie ; et chaque jour il se répand de nouveaux bruits injurieux à l’honneur de votre Majesté. »

Azadbakht reconnoissant que ses trois visirs avoient raison, envoya chercher le jeune intendant, et lui dit : « J’ai beau différer de prononcer ton arrêt, tout le monde demande ta mort, et personne ne se présente pour prendre ta défense. »

« Sire, reprit sans s’effrayer le jeune homme, ce n’est pas des hommes que j’attends du secours, mais de Dieu. Si Dieu est pour moi, je n’ai rien à redouter. Tous ceux qui mettent ailleurs leur confiance, éprouvent le sort qu’éprouva long-temps le roi Bakhtzeman. »

« Cette histoire doit être édifiante, dit Azadbakht, je ne puis refuser de t’entendre. »

HISTOIRE
DU ROI BAKHTZEMAN.


« Sire, continua le jeune homme, le roi Bakhtzeman, fier de sa puissance et de l’éclat qui l’environnoit, croyoit n’avoir rien à craindre de l’inconstance de la fortune et de la fragilité des choses humaines. Plein de confiance dans ses propres forces, il ne pensoit pas à implorer dans ses entreprises le secours du ciel. Entraîné par ses passions, il se reposoit sur son visir du soin des affaires, vivoit dans la mollesse, et se livroit entièrement à la joie et aux plaisirs.

» Un des rois voisins, profitant de cette conduite, se jeta sur une des provinces de l’empire, et s’en empara. Le grand visir, en rendant compte de cet événement à Bakhtzeman, lui témoignoit quelqu’inquiétude sur les suites qu’il pouvoit avoir. « Faites avancer toutes mes troupes de ce côté-là, lui dit le roi avec confiance ; levez-en, s’il le faut, de nouvelles ; mettez de nombreuses garnisons dans les places fortes ; encouragez mes soldats par des largesses ; tâchez de corrompre ceux de l’ennemi. J’ai des trésors considérables, vous pouvez prendre tout l’argent dont vous aurez besoin pour la défense de l’empire. »

« Sire, répliqua le visir, je n’ai négligé aucun des moyens que la prudence humaine peut suggérer ; mais ces moyens ne réussissent pas toujours. Dieu est le maitre des événemens, et peut seul donner la victoire : il faut que votre Majesté ait recours à lui, et implore son assistance. »

» Bakhtzeman ne fit aucune attention à ces sages remontrances. L’ennemi triompha de tous les obstacles qu’on lui avoit opposés, et Bakhtzeman fut obligé de prendre la fuite. Il se retira chez un roi qui étoit son allié, et lui demanda du secours pour rentrer dans ses états. Ce roi généreux lui donna une somme d’argent considérable et un grand nombre de troupes. Bakhtzeman se réjouit, et dit en lui-même : « Avec de telles forces, je ne puis manquer de triompher. »

» Plein de cette confiance, Bakhtzeman marche à la rencontre de l’ennemi ; mais la victoire se déclara de nouveau en faveur de l’usurpateur : l’armée de Bakhtzeman fut mise en déroute, et il ne dut lui-même son salut qu’à la vîtesse et à la vigueur de son cheval, qui ayant traversé à la nage un fleuve très-large qui se trouvoit sur son chemin, le porta heureusement sur la rive opposée.

» Non loin de ce fleuve étoit une ville considérable défendue par un château bien fortifié. Cette ville appartenoit au roi Khadidan. Le roi fugitif se rendit à sa cour, et se fit annoncer comme un officier versé dans le métier de la guerre, qui demandoit du service dans ses armées. Khadidan se sentit, en le voyant, prévenu en sa faveur. Il le reçut avec distinction, et lui donna un emploi honorable. Peu après, il s’attacha davantage à lui, et le combla d’honneurs et de présens. Bakhtzeman se seroit trouvé heureux, s’il eût pu ne pas songer à ce qu’il avoit été, et oublier la perte de son royaume.

» Le roi Khadidan eut dans ce temps-là une guerre à soutenir contre un de ses voisins. Il mit en campagne une armée formidable, s’arma lui-même de pied en cap, prit en main sa lance, et marcha à la tête des siens. Il avoit confié à Bakhtzeman le commandement de l’avant-garde. La bataille se donna : Khadidan et Bakhtzeman se conduisirent en chefs expérimentés, et firent des prodiges de valeur. Les officiers et les soldats, animés par leur exemple, montrèrent un courage et une intrépidité extraordinaire. L’ennemi fut entièrement défait et dispersé.

» Bakhtzeman, après la bataille, élevoit jusqu’aux cieux les exploits de Khadidan, et la bravoure qu’il avoit montrée, en s’exposant au danger comme un simple soldat. « Sire, lui disoit-il, avec autant de valeur et d’habileté, et secondé par de telles troupes, vous êtes sûr de triompher de tous vos ennemis. » « Comment, lii répondit Khadidan, tu te vantes d’être instruit et expérimenté, et tu crois que la victoire dépend du nombre ou de la valeur des hommes ? » « Oui, Sire, répondit le roi détrôné, telle fut toujours mon opinion. »

« Tu te trompes grossièrement, reprit avec vivacité Khadidan. Malheur, et trois fois malheur à quiconque met sa confiance en tout autre qu’en Dieu ! L’armée la plus nombreuse et la plus formidable en apparence, n’est qu’un pompeux appareil, un attirail imposant que dissipe le souffle de celui qui peut seul donner la victoire. Comme toi, j’ai cru quelque temps que le succès dépendoit des hommes : mais l’expérience m’a appris le contraire. Écoute mon histoire, et reconnois ton erreur :

HISTOIRE
DU ROI KHADIDAN.


» Je montai sur le trône dans un âge fort jeune. Ébloui de ma gloire, et enivré de ma puissance, j’imaginois que tous mes voisins devoient se ranger sous mes lois. Un d’entr’eux se montra jaloux de conserver son indépendance ; je lui déclarai la guerre. Il n’avoit qu’une poignée de monde à m’opposer : j’étois à la tête d’une armée nombreuse, et je croyois marcher à une victoire assurée. L’événement trompa cruellement mon attente. Contraint de prendre honteusement la fuite, je fus obligé d’abandonner mes états au vainqueur, et de me retirer dans des montagnes avec cinquante hommes qui n’avoient pas voulu m’abandonner.

» La Providence me fit rencontrer dans ces montagnes un derviche renfermé dans son hermitage, et entièrement occupé des exercices et des pratiques de la religion. Je fis connoissance avec lui, et je lui racontai mon malheur. « Je ne sais, lui disois-je en finissant, ce qui a pu causer ma défaite. Mon ennemi n’avoit que huit cents hommes, et j’en avois huit cent mille. »

« Votre ennemi, me dit le saint personnage, mettoit sa confiance en Dieu ; et vous, vous mettiez la vôtre dans le nombre de vos troupes : voilà pourquoi votre ennemi a été vainqueur, et que vous avez été défait. Reconnoissez votre faute, et mettez désormais votre espoir dans le secours du Tout-Puissant. »

» Ces paroles furent pour moi un trait de lumière. J’élevai mes regards en haut, et je gémis de l’orgueil et de la présomption qui m’avoient aveuglé jusque-là. Au bout de quelque temps, le bon derviche vint me trouver, et me dit : « Votre ennemi a cessé de placer sa confiance en Dieu ; l’orgueil s’est glissé dans son cœur ; il croit que c’est sa valeur qui l’a fait triompher : vous seul, vous pourriez aujourd’hui le mettre en déroute. »

« J’ajoutai foi au discours du derviche ; je rassemblai ma foible escorte à laquelle j’avois inspiré des sentimens pareils aux miens, et je marchai à la rencontre des ennemis. Nous fondîmes sur eux pendant la nuit, en poussant des cris épouvantables. Ils crurent que nous étions en grand nombre, et prirent la fuite.

» C’est ainsi que j’ai recouvré mes états par la toute-puissance de Dieu ; c’est en lui seul aujourd’hui que je mets mon espoir, et je ne manque pas d’implorer son assistance dans toutes les guerres que j’ai à soutenir. »


» Bakhtzeman, en entendant l’histoire du roi Khadidan, crut sortir d’un long assoupissement. « Gloire à Dieu, dont je reconnois maintenant la toute-puissance, s’écria-t-il ! Votre histoire, Sire, est précisément la mienne. Je vous ai caché mon nom et mes malheurs, mais le service que vous venez de me rendre, en dissipant mon aveuglement, m’arrache mon secret. Je suis le roi Bakhtzeman ; ma confiance dans mes propres forces, m’a fait perdre ma couronne, et a rendu inutiles les efforts que j’ai faits pour la recouvrer. Je veux profiter de votre exemple, et suivre désormais la route que vous avez suivie. »

» À ces mots, Bakhtzeman prit congé du roi Khadidan, et se retira dans une solitude pour y pleurer ses fautes, et s’appliquer uniquement aux exercices de la piété, et au service de Dieu. Une nuit qu’il dormoit tranquillement, il vit en songe un vieillard qui lui tint ce discours :

« Dieu a exaucé tes prières : il est content de ton repentir ; il t’accordera son secours, et te fera triompher de ton ennemi. »

» Le roi Bakhtzeman, plein de confiance dans cette vision, prit le chemin de son royaume. Arrivé près de sa capitale, il rencontra quelques personnes attachées au service du nouveau roi, mais qui, malgré cela, regrettoient vivement son prédécesseur : elles virent bien qu’il venoit d’un pays étranger, et lui conseillèrent de ne pas entrer dans la ville.

« Le nouveau monarque, lui dit l’une d’elles, a une telle frayeur du dernier roi Bakhtzeman, qu’il fait trancher la tête à tous les étrangers, dans la crainte qu’ils ne soient, ou le roi Bakhtzeman, ou quelque émissaire de sa part. » « Pourquoi craint-il Bakhtzeman, leur demanda le prince, assuré qu’il n’étoit pas reconnu ? C’est Dieu seul qu’on doit craindre : le mal et le bien ne viennent que de lui. »

« Vous avez raison, lui dit-on, mais le nouveau roi s’embarrasse peu des jugemens de Dieu ; il se repose sur sa puissance, et sur les troupes qui l’entourent, et cherche il conserver par la tyrannie une autorité qu’il a usurpée par la violence. Il sait que tous les cœurs sont pour Bakhtzeman, et que s’il paroissoit ici, cent mille bras se leveroient pour le remettre sur le trône. »

» Bakhtzeman, touché de l’attachement que conservoient pour lui ces officiers de l’usurpateur, crut devoir leur déclarer qui il étoit. Aussitôt ils descendirent de cheval, se prosternèrent devant lui, baisèrent ses étriers, et lui demandèrent comment il osoit exposer ainsi sa vie ? « Je ne crains pas pour ma vie, leur répondit-il, Dieu saura, s’il veut, la conserver ; c’est en lui que je mets maintenant tout mon espoir. »

« Puisqu’il est ainsi, lui dirent-ils, vous devez triompher de l’usurpateur, qui ne met sa confiance que dans les hommes. Quant à nous, nous sommes prêts à tout tenter, et à verser pour vous jusqu’à la dernière goutte de notre sang. Nous sommes les plus intimes confidens de l’usurpateur : nous allons vous faire entrer parmi nous dans la ville, et nous vous cacherons jusqu’à ce qu’il soit temps de vous montrer. »

» Bakhtzeman s’abandonna à la fidélité de ces officiers, et leur dit de faire tout ce que le ciel et leur devouement leur inspireroit. Ils le firent entrer dans la ville, et le cachèrent dans la maison de l’un d’entr’eux. Ils assemblèrent ensuite les principaux officiers du nouveau roi, qui avoient autrefois appartenu à Bakhtzeman, et leur apprirent son retour. Ceux-ci firent éclater leur joie, et lui prêtèrent de nouveau serment de fidélité. On se jeta sur l’usurpateur : on lui ôta la vie, et on remit sur le trône le roi Bakhtzeman, aux acclamations de tout le peuple.

» Ce monarque, instruit par le malheur, n’oublia jamais de quelle manière il avoit recouvré l’empire. Il se montra toujours soumis et religieux envers Dieu, juste et clément envers les hommes. Le ciel le combla de ses faveurs, et son règne fut une suite continuelle de succès et de prospérités. »

Le jeune intendant, en finissant l’histoire du roi Bakhtzeman, protesta de nouveau à Azadbakht qu’il mettoit toute sa confiance en Dieu, qu’il n’attendoit de secours que de lui, et qu’il étoit fermement persuadé qu’il feroit bientôt éclater son innocence. Azadbakht, touché de son air de candeur et des sentimens qu’il faisoit paroître, ordonna qu’il fût reconduit en prison.


Le lendemain, qui étoit le septième jour depuis l’emprisonnement du jeune intendant, le septième visir, qui se nommoit Behkemal, vint trouver le roi Azadbakht, pour l’exciter à ordonner la mort du jeune intendant, en lui représentant que son crime étoit évident, et demandoit un châtiment prompt et exemplaire.

Azadbakht ordonna qu’on fît venir le coupable en sa présence, et lui dit : « Je ne puis différer plus long-temps ta punition. Mon honneur et la tranquillité de l’état exigent ta mort, et tu ne peux attendre de moi aucun pardon. »

« Sire, dit le jeune intendant, plus la faute est grande, et plus il y a de mérite à pardonner. Un souverain tel que vous, peut aisément et sans crainte pardonner à un malheureux comme moi, quand la faute auroit éclaté aux yeux du monde entier ; à plus forte raison quand les apparences seules et la malignité le condamnent. Faire grâce de la vie, c’est la plus grande grâce qu’on puisse faire : par-là, la puissance des rois se rapproche de celle de la Divinité ; car laisser vivre celui qu’on peut faire mourir, c’est, pour ainsi dire, rendre la vie à un mort. L’exemple du roi Beherkerd, prouve que les souverains qui font usage de la clémence, en sont eux-mêmes quelquefois récompensés. »

Azadbakht parut désirer d’entendre l’histoire du roi Beherkerd, et le jeune homme la raconta en ces termes :

HISTOIRE
DU ROI BEHERKERD.


« Beherkerd étoit un prince puissant, redouté de ses voisins, et plus encore de ses sujets. La justice qu’il prétendoit rendre à ceux-ci avec promptitude, étoit une véritable injustice. Incapable d’un mûr examen, il confondoit l’innocent avec le coupable, et ne distinguoit pas l’apparence du crime d’avec le crime lui-même. Ignorant l’art de proportionner les peines aux délits, il punissoit les fautes les plus légères comme les plus graves, et ne faisoit pas même grâce aux faute involontaires. Jaloux de tous les droits de la souveraineté, le plus beau de ces droits, celui de pardonner, étoit le seul dont il ne faisoit jamais usage.

» Un jour que le roi Beherkerd étoit à la chasse, une flèche tirée imprudemment derrière lui, l’atteignit et lui emporta l’oreille. Le roi transporté de fureur, ordonna aussitôt qu’on cherchât et qu’on lui amenât le coupable. C’étoit un jeune officier qui, ayant vu lui-même l’effet de sa flèche, s’étoit évanoui, et étoit tombé par terre sans connoissance : on l’apporta dans cet état aux pieds du roi, qui ordonna qu’on le mit à mort. Le jeune officier qui avoit un peu repris ses esprits, se prosterna devant le roi lorsqu’il entendit prononcer sa sentence, et lui dit :

« Sire, la faute que je viens de commettre est l’effet d’une inadvertance, et non un dessein prémédité de ma part. Vous pouvez me pardonner, j’implore votre clémence. Pardonner est la plus belle action qu’un grand roi puisse faire. Celui qui pardonne est souvent récompensé dans ce monde, et se ménage un trésor dans l’autre. Conservez-moi la vie, je vous en conjure, Dieu conservera quelque jour la vôtre.

» Le roi fut plus étonné de ces dernières paroles, qui sembloient le menacer de quelque grand danger, que touché de la prière du jeune officier ; et contre l’attente générale, il lui accorda sa grâce.

» Le jeune officier, qu’on regardoit comme un simple particulier, étoit bien au-dessus de ce qu’il paroissoit être. C’étoit le fils du roi d’Oman. Quelque trait de vivacité ayant excité contre lui la colère du roi son père, il avoit quitté la cour et s’étoit réfugié près du roi Beherkerd, où il avoit pris un faux nom, et obtenu du service.

» Quelque temps après l’accident qui pensa lui coûter la vie, il fut reconnu par un des sujets du roi son père. Celui-ci ayant été informé de la retraite de son fils, lui écrivit sur-le-champ pour l’engager à revenir, et l’assura qu’il n’avoit rien à craindre de son ressentiment. La lettre étoit conçue dans des termes si tendres et si pressans, que le jeune prince, se confiant dans la bonté de son père et cédant à l’amour qu’il avoit lui-même pour lui, partit aussitôt. Son espérance ne fut pas trompée : son père le reçut avec les plus grands transports de joie, et lui rendit toute son affection.

» Le prince d’Oman étoit depuis quelques années réconcilié avec son père, lorsque le roi Beherkerd, ayant envie de se promener sur mer, et de prendre le divertissement de la pêche, monta sur un vaisseau, accompagné des principaux seigneurs de sa cour. Dès que le vaisseau fut un peu éloigné de terre, il s’éleva tout-à-coup une horrible tempête qui l’entraîna en pleine mer et brisa ses mâts. Devenu le jouet des vents et des flots, il fut bientôt mis en pièces et submergé.

» Le roi Beherkerd échappa heureusement au naufrage, se saisit d’une planche, et fut jeté, vers la fin du jour, sur un rivage qui lui étoit inconnu. Quoique fatigué et affoibli par quelques blessures qu’il s’étoit faites en s’attachant à la planche qui l’avoit sauvé, ses forces n’étoient pas encore épuisées. Ayant aperçu de loin une grande ville, il porta ses pas de ce côté. C’étoit la capitale du royaume d’Oman. Beherkerd ne put y arriver que fort tard : les portes étoient fermées, et il fut obligé de passer la nuit dans un cimetière.

» Le lendemain, quelques habitans du voisinage, qui alloient de grand matin à la ville, trouvèrent près de ce cimetière le corps d’un homme qui paroissoit avoir été assassiné dans la nuit même. Ils aperçurent en même temps dans le cimetière un étranger vêtu d’habits déchirés, et ensanglantés en plusieurs endroits : ils ne doutèrent pas qu’il ne fut l’assassin, le prirent et le conduisirent au roi d’Oman, qui ordonna qu’il fût mis en prison en attendant qu’on eût reconnu le cadavre, et pris d’autres informations.

» Le roi Beherkerd réfléchissant alors sur toute sa conduite, disoit en lui-même : « Ce qui m’arrive aujourd’hui est la punition des injustices que j’ai commises. J’ai souvent fait périr des innocens ; je vais perdre la vie à mon tour comme auteur d’un meurtre dont je ne suis pas coupable. »

» Tandis que, livré à ses réflexions, il se promenoit dans la cour de la prison, un oiseau vint se percher vis-à-vis de lui. Beherkerd, sans y penser, ramassa une pierre et la jeta à l’oiseau. La pierre ne l’atteignit point, et passa par-dessus les murs de la prison. Le fils du roi d’Oman jouoit par hasard au mail dans une grande place voisine. La pierre retomba sur lui, le blessa à l’oreille, et lui fit éprouver une douleur si vive, qu’il fut quelque temps sans connoissance.

» On chercha de quel côté étoit partie la pierre, et on reconnut qu’elle avoit été lancée par le nouveau prisonnier, déjà violemment soupçonné d’assassinat. On l’amena devant le jeune prince, qui ordonna de lui trancher la tête. Lorsqu’on lui eut ôté son turban, le jeune prince remarqua qu’il lui manquoit une oreille, et lui dit : « Le châtiment qu’on t’a fait subir en te coupant une oreille, prouve que tu as commis plus d’un crime. »

» Beherkerd ayant demandé la permission de se justifier, raconta l’accident qui lui avoit fait perdre l’oreille, et ajouta qu’il pouvoit faire mourir celui qui en étoit l’auteur ; mais qu’il lui avoit pardonné. Le prince d’Oman le regardant alors plus attentivement, le reconnut, et s’écria : « Vous êtes le roi Beherkerd. » En même temps il courut à lui et le serra dans ses bras.

» On rendit à Beherkerd les honneurs dus à son rang, on le revêtit d’habits magnifiques, et on le fit asseoir à côté du jeune prince, qui lui demanda par quelle suite d’événemens il étoit tombé dans une position aussi affreuse, et avoit été conduit si près de la mort ? Beherkerd lui fit le récit de son naufrage, de la malheureuse rencontre qui l’avoit fait passer pour assassin, et du hasard qui lui avoit fait lancer une pierre par-dessus les murs de sa prison.

« Sire, lui dit le jeune prince, lorsqu’il eut achevé son histoire, rappelez-vous qu’en sollicitant mon pardon, j’osai vous promettre que Dieu récompenseroit un jour votre clémence. L’événement a justifié ma prédiction, et celui à qui vous avez fait grâce de la vie est assez heureux pour pouvoir lui-même conserver aujourd’hui la vôtre. »

» Le jeune prince le conduisit ensuite près du roi son père, auquel il apprit la manière dont il venoit de reconnoître et de sauver le roi Beherkerd, et celle dont ce roi lui avoit autrefois fait grâce de la vie. Les deux souverains s’embrassèrent, et se témoignèrent réciproquement leur reconnoissance.

» Beherkerd, au bout de quelques jours, prit congé du roi d’Oman, et fut reconduit dans ses états par une escorte nombreuse et magnifique. Le danger que ce prince avoit couru lui ouvrit les yeux, et le fit entièrement changer de conduite. Il se montra lent à punir, porté à pardonner, et fut par la suite autant aimé de ses sujets, qu’il en avoit été jusque-là haï et détesté.


» Par cet exemple, ajouta le jeune intendant, vous voyez, ô Roi, qu’il n’y a rien de plus excellent que la clémence. Un seul acte de clémence sauva la vie au roi Beherkerd, amollit son cœur, y fit germer toutes les vertus, et le rendit le modèle des souverains. »


Azadbakht ébranlé par l’histoire que venoit de raconter le jeune homme, et cédant à un reste d’attachement qu’il conservoit encore pour lui, fit signe de le reconduire en prison.


Le huitième jour, les dix visirs s’assemblèrent, et tinrent conseil ensemble contre le jeune homme. « Quel moyen emploierons-nous, dit l’un d’eux, pour nous défaire de ce vil esclave, de cet indigne rival, qui, par ses discours, rend inutiles nos artifices ? S’il ne périt pas, nous devons craindre de périr nous-mêmes. Allons donc tous ensemble trouver le roi, et réunissons nos efforts pour le décider à ordonner la mort du coupable. »

Cet avis fut approuvé de toute l’assemblée. Les dix visirs se rendirent chez le roi, se prosternèrent à ses pieds, et l’un d’eux prit ainsi la parole :

« Sire, ce jeune homme vous flatte, et vous séduit par la magie de ses discours. Il profite de la complaisance avec laquelle vous prêtez l’oreille à ses vaines sentences, et triomphe du succès de ses ruses. Que ne pouvez-vous entendre plutôt les discours qu’on tient autour de nous, les murmures du peuple, ses propos séditieux et injurieux à l’honneur de votre Majesté ! Peut-être alors vous feriez plus d’attention aux conseils que nous dictent la prudence et l’attachement que nous avons pour vous. Mais quelqu’inutiles qu’aient été jusqu’à présent nos représentations, nous ne devons pas pour cela renoncer à notre devoir, et cesser de vous faire entendre la vérité. Réunis ici devant vous, tous les dix, nous vous attestons encore que ce jeune homme est coupable, et ne s’est introduit dans votre appartement que pour vous déshonorer. Si vous ne voulez pas le faire périr, chassez-le au moins de votre empire. On s’étonnera de votre indulgence, et elle aura peut-être des suites fâcheuses ; mais au moins la présence de l’infâme ne souillera plus ces lieux, et ne sera plus un sujet de honte et de scandale. »

Ce discours enflamma le courroux du roi, qui donna ordre d’aller chercher le jeune homme. Lorsqu’il parut, les dix visirs jetèrent tous ensemble un cri contre lui, et dirent : « Perfide, tu crois éviter la mort et tromper le roi par tes discours adroits ; mais comment peux-tu te flatter d’obtenir le pardon d’un crime qui blesse les lois, les mœurs, la religion, et compromet à la fois la gloire du monarque, et la sûreté de son empire ? » Le roi ayant ordonné qu’on fit venir l’exécuteur, tous les visirs offrirent leurs bras, et se disputèrent l’honneur de servir de bourreau.

« Sire, dit alors le jeune homme en regardant avec mépris les visirs, la rage et l’acharnement de vos visirs contre moi, découvre évidemment la haine et la jalousie qui les animent. Ils veulent se débarrasser de moi pour pouvoir, à leur gré, disposer comme autrefois de vos trésors… »

« Toi seul les accuse, dit le roi en l’interrompant, tandis qu’ils déposent tous les dix contre toi. »

« Comment peuvent-ils, reprit le jeune homme, déposer de ce qu’ils n’ont point vu ? Cette circonstance montre de plus en plus leur malignité ; et si vous cédez aux efforts conjurés de leur haine, vous éprouverez infailliblement les regrets qu’éprouva le roi Ilanschah, lorsqu’il eut reconnu la perfidie et la scélératesse de ses trois visirs. »

« Voyons, dit Azadbakht avec vivacité, de quelle manière le roi Ilanschah fut trompé par ses visirs ? »

HISTOIRE
DU ROI ILANSCHAH ET D’ABOUTEMAN.


« Aboutemam joignoit à de grands biens beaucoup de sagesse, de prudence, de grandeur d’âme et de générosité ; mais le pays qu’il habitoit étoit gouverné par un monarque injuste et avare, qui n’avoit aucun respect pour les lois, disposoit à son gré de la fortune et de la vie de ses sujets. Craignant que le roi ne s’emparât de ses richesses, Aboutemam n’osoit en faire usage. Cette contrainte lui déplut : il résolut de chercher une autre patrie, et de se retirer dans un pays où il pût jouir librement de ses biens, et mener un genre de vie conforme à son humeur noble et généreuse.

» Ilanschah passoit pour un roi sage et équitable. Aboutemam choisit la capitale de ses états pour le lieu de sa demeure. Il y fit bâtir un palais, y transporta secrètement ses richesses, et vint y fixer son séjour. Il se meubla avec magnificence, acheta un grand nombre de chevaux et d’esclaves, et fit une dépense proportionnée à sa fortune.

» Le roi Ilanschah entendit bientôt parler d’Aboutemam ; il le fit venir, et lui dit : « Je sais que vous vous êtes fixé depuis peu dans ma capitale. Je suis bien aise de pouvoir vous compter au nombre de mes sujets. Regardez ce pays comme le vôtre ; vous y trouverez la protection et la considération que vous méritez. Je désire même faire connoissance avec vous, et je veux que vous veniez me voir assidûment. »

« Prince, répondit Aboutemam, ma personne et mes biens sont à votre service ; mais accoutumé à la retraite et à la vie privée, je pourrois paroître étranger à la cour, déplaire à plusieurs de ceux qui vous entourent, me faire des ennemis, et exciter contre moi la jalousie. » Le roi ne voulut pas recevoir les excuses d’Aboutemam, et l’assura qu’auprès de sa personne il n’avoit rien à craindre des méchans et des envieux.

» Aboutemam, forcé d’obéir au roi, venoit tous les jours lui faire sa cour, et lui offroit de temps en temps des présens. Le roi ne tarda pas à reconnoître son mérite et sa prudence : il le prit en affection, et lui confia le soin de sa maison et des affaires de son royaume. Dès-lors tout se trouva dans la dépendance d’Aboutemam ; le roi ne prenoit conseil que de lui ; rien ne se faisoit que par lui : il ordonnoit et défendoit, lioit et délioit avec une puissance absolue.

» Le roi avoit eu auparavant trois visirs qui ne s’éloignoient pas de sa personne ni jour ni nuit. Écartés entièrement du gouvernement depuis l’élévation d’Aboutemam, ils avoient conçu contre lui la jalousie la plus violente, et disoient souvent entr’eux : « Le roi nous a ôté sa confiance pour la donner à cet étranger. Il le comble d’honneurs, n’a d’estime que pour lui, et dédaigne nos services. Nous ne devons pas souffrir plus long-temps un tel affront, et il faut absolument inventer quelque ruse pour perdre ce nouveau favori, ou l’éloigner d’auprès du roi. »

» Un jour qu’ils délibéroient sur cela, un d’eux dit aux autres : « Vous savez que le roi du Turquestan a une fille qui passe pour la plus belle personne du monde, et qu’il fait mourir tout ceux qui sont envoyés pour la demander en mariage ; parlons au roi de cette princesse, vantons-lui sa beauté, et tâchons de lui inspirer le désir de l’épouser. Il voudra savoir de nous qui il doit envoyer auprès du roi du Turquestan pour lui demander la main de sa fille. Nous lui conseillerons de charger de cette demande Aboutemam. Le roi du Turquestan le fera mourir comme les autres, et nous reprendrons auprès d’Ilanschah le rang et la faveur dont nous jouissions autrefois. »

» Les visirs approuvèrent cette idée, et convinrent de se trouver ensemble le lendemain auprès du roi. Ils firent tomber adroitement la conversation sur les femmes, parlèrent de la fille du roi du Turquestan, et firent à l’envi l’éloge de sa beauté. Ilanschah, enchanté du portrait qu’ils lui tracèrent de cette princesse, leur dit qu’il desiroit l’épouser, et leur demanda qui il pourroit envoyer à la cour du roi son père pour faire réussir cette affaire ? Les visirs se tournant du côté d’Aboutemam, qui étoit présen, conseillèrent au roi de le charger de cette commission, ajoutant que sa prudence et son habileté en garantissoient d’avance le succès.

» Le roi trouva qu’ils avoient raison ; et s’adressant à Aboutemam : « Va, lui dit-il, à la cour du roi du Turquestan, et fais-lui, en mon nom, la demande de la princesse sa fille. Prends une suite nombreuse, et emporte avec toi des présens pour le roi, la princesse et toute la cour. Ilanschah fit aussitôt revêtir Aboutemam d’une robe du plus grand prix, et le congédia. Aboutemani, empressé d’obéir à son maître, fit promptement les préparatifs de son voyage, et se mit en chemin. »

» Le roi du Turquestan, informé de l’arrivée d’un ambassadeur de la part du roi Ilanschah, envoya au-devant de lui plusieurs de ses principaux officiers, et fit préparer un superbe palais pour lui et pour sa suite. Il le reçut avec la plus grande distinction, le fit manger à sa table, lui donna des fêtes, et lui procura toutes sortes de divertissemens pendant trois jours. Au bout de ce temps, il le fit venir en sa présence pour apprendre le sujet de son ambassade.

» Aboutemam se présenta à l’audience du roi du Turquestan avec toutes les marques du plus profond respect, lui remit la lettre du roi Ilanschah, et lui offrit les présens dont il étoit chargé. Le monarque du Turquestan ayant lu la lettre, dit à l’ambassadeur de se rendre à l’appartement de la princesse, afin de la voir et de s’entretenir avec elle. Aboutemam, surpris de ce discours, pensa sur-le-champ qu’on vouloit mettre à l’épreuve sa discrétion, sa délicatesse et son respect pour la fille d’un grand monarque. Il se rappela ce que disent les sages : « Celui qui sait réprimer ses regards, garder sa langue et retenir ses mains, est à l’abri de tout danger. » Il résolut de se conduire d’une manière qui non-seulement ne l’exposât à aucun reproche, mais qui pût même flatter l’orgueil du souverain.

» La princesse, prévenue de la visite de l’ambassadeur, l’attendoit dans le plus magnifique habillement. Elle étoit assise sur un trône éclatant et couverte de bijoux d’or, de perles et de pierreries.

» Aboutemam, ayant été introduit, se prosterna loin du trône, et se releva ensuite en tenant les yeux baissés, et les mains croisées sur sa poitrine. La princesse lui dit de lever la tête et de lui parler ; mais il n’en fit rien. Elle lui répéta une seconde fois la même chose, ajoutant qu’on ne l’avoit envoyé auprès d’elle que pour la voir et lui parler librement. Aboutemam ne répondît pas davantage. « Prenez, lui dit la princesse, ces vases d’or et d’argent, ces curiosités qui sont à côté de vous. Ils sont destinés pour vous, et je vous en fais présent. » Aboutemam ne fit pas le moindre mouvement. La princesse alors outrée de dépit, s’écria qu’on lui avoit envoyé un ambassadeur aveugle, sourd et muet. Elle donna ordre qu’on le fît retirer, et envoya témoigner son mécontentement au roi son père.

» Le roi du Turquestan fit venir aussitôt Aboutemam, et lui dit : « Vous venez de voir ma fille ; comment la trouvez-vous ? » « Prince, répondit Aboutemam, je n’ai pas osé lever les yeux sur la fille d’un aussi grand monarque. » « Vous lui avez sans doute, reprit le roi, demandé sa main pour le roi votre maître ? » « Prince, répondit Aboutemam, je me serois bien gardé de faire cette demande à votre fille : je ne me suis pas permis de lui dire un mot. » « Vous avez au moins, ajouta le roi, pris les vases d’or et d’argent que je vous destinois ? « « Je n’ai rien reçu, répondit Aboutemam. »

» Le roi, satisfait de la réserve et de la circonspection d’Aboutemam, se fit apporter une robe d’honneur, et l’en revêtit. Il le mena ensuite hors de la salle, lui montra un puits, et lui dit de regarder dedans. Aboutemam s’avança, et vit que le puits étoit rempli de têtes d’hommes.

« Ce sont, lui dit le roi, les têtes de ceux qui m’ont été envoyés avant vous pour me demander ma fille. Elles sont au nombre de quatre-vingt-dix-neuf ; la vôtre eût fait la centième, si vous vous étiez conduit avec moins de délicatesse. Les autres envoyés ont manqué au respect qu’ils devoient, non-seulement à moi et à ma fille, mais à leur maître. J’ai jugé par leur caractère, de celui de leurs souverains. Un envoyé est la langue de celui qui l’envoie, et sa politesse annonce celle de son maître. N’ayant donc conçu qu’une mauvaise idée de tous ces rois, je n’ai pas voulu les prendre pour gendres, et j’ai puni, comme je le devois, la témérité et l’imprudence de leurs indignes émissaires. Pour vous, vous avez su vous concilier mon estime, et vous avez mérité d’obtenir ma fille. Je la donne au roi votre maître, en considération de votre sagesse et de votre prudence. »

» Le roi fit remettre à Aboutemam de grands présens pour Ilanschah. Il le chargea d’une lettre, par laquelle il accordoit au prince la main de sa fille, et le félicitoit sur le choix qu’il avoit fait de son ambassadeur.

» Ilanschah fut au comble de la joie en voyant arriver la princesse du Turquestan. Sa beauté surpassoit l’idée qu’il s’en étoit formée ; et les qualités de l’esprit, la grâce, la douceur qu’elle unissoit à ses attraits, en faisoient une personne accomplie. Ilanschah sentit tout le prix d’un si rare trésor. Persuadé qu’il devoit son bonheur à Aboutemam, il lui témoigna sa satisfaction dans les termes les plus flatteurs. Les éloges contenus dans la lettre du roi son beau-père, augmentèrent encore l’estime et l’attachement qu’il avoit pour lui.

« Les visirs, plus jaloux que jamais, et piqués de voir que ce qu’ils avoient imaginé pour se débarrasser d’Aboutemam n’avoit fait qu’augmenter sa faveur et la confiance que le roi avoit en lui, cherchèrent un autre moyen de le faire périr.

» Le roi avoit deux jeunes pages qu’il aimoit beaucoup, et qui ne s’éloignoient presque jamais de sa personne. Ils couchoient la nuit près de lui, et se tenoient à ses côtés quand il prenoit, l’après-midi, quelque repos. Les visirs les ayant un jour trouvés seuls, les tirèrent à l’écart, et leur proposèrent de leur donner à chacun une bourse de mille sequins, s’ils vouloient leur rendre un service. Ces enfans ayant demandé avec empressement quel étoit ce service, un des visirs leur dit :

« Aboutemam nous a fait perdre la confiance du roi : nous voudrions l’éloigner de la cour. Quand vous serez seuls avec le roi dans sa chambre, et que vous le verrez s’appuyer pour dormir, l’un de vous dira à l’autre :

« Il faut qu’Aboutemam soit bien méchant pour traiter ainsi le roi, qui l’a comblé de biens et de faveurs. » « Quelle est donc sa méchanceté dira l’autre ? » « Il attaque l’honneur du roi, dira le premier : il prétend que le roi du Turquestan faisoit mourir tous ceux qui venoient lui demander sa fille ; qu’il n’a été épargné, que parce qu’il a eu le bonheur de plaire à la princesse, et qu’elle n’est venue ici que pour l’amour de lui, et non par amour pour le roi. » « Es-tu sûr de cela, dira le second ? » « Si j’en suis sûr, dira le premier : tout le monde le sait ; mais on n’ose en parler au roi. Toutes les fois que le roi est à la chasse ou eu voyage, Aboutemam va trouver la reine, et reste seul avec elle. »

» Les deux petits pages ne demandèrent pas mieux que de dire ce que vouloient les visirs. On leur fit répéter plusieurs fois leur petite conversation, et on leur recommanda de profiter du premier moment où ils seroient seuls avec le roi. L’après-midi le roi s’étant retiré dans sa chambre, et jeté sur son sofa pour se reposer, les enfans s’approchèrent de lui, et entamèrent leur dialogue. Le commencement piqua la curiosité du roi, qui n’eut garde de les interrompre, et fit semblant de dormir.

» Le dialogue fini, le roi réfléchit sur ce qu’il venoit d’entendre. La jeunesse des enfans, leur innocence ne permettoit pas de soupçonner leur bonne foi. Ils ne pouvoient être d’intelligence avec personne, et ils ne répétoient que ce qu’ils avoient entendu par hasard. Ces réflexions persuadèrent au roi que son favori étoit coupable, et enflammèrent sa colère. Il se leva du sofa, feignant de se réveiller, et ordonna qu’on allât chercher sur-le-champ Aboutemam.

« Comment, lui dit-il dès qu’il l’aperçut, faut-il traiter celui qui ne respecte pas la femme d’un autre ? » « Il mérite, répondit Aboutemam, qu’on ne respecte pas la sienne. » « Mais, reprit le roi, celui qui entre dans le palais de son souverain et attente à son honneur dans la personne de son épouse, quelle doit être sa punition ? » « La mort, répondit Aboutemam. » « Traître, s’écria le roi, tu viens de prononcer ton arrêt ! » À l’instant il tira son poignard, le plongea dans le cœur d’Aboutemam, et l’étendit mort à ses pieds. On enleva son corps, et on le jeta dans un puits destiné à cet usage.

» L’amour du roi pour son épouse l’empêcha de lui parler de l’intelligence qu’il croyoit avoir découverte entr’elle et Aboutemam ; mais il en conçut un violent chagrin. Elle ne tarda pas à s’apercevoir de sa tristesse, et lui en demanda souvent la cause : jamais il ne voulut la lui découvrir. Il étoit pareillement affligé d’avoir perdu son premier visir, et ne pouvoit s’empêcher de regretter un homme qui lui avoit rendu de si grands services, et pour qui il avoit eu tant d’attachement et de confiance.

» Un jour en entrant dans sa chambre, il entendit ses pages parler, faire du bruit dans un cabinet voisin. Il s’approche doucement et prête l’oreille.

« À quoi nous sert cet or, disoit l’un : nous ne pouvons le dépenser, ni rien acheter avec ? » « Il m’est odieux, disoit l’autre : il nous a fait commettre une mauvaise action ; car nous sommes cause de la mort d’Aboutemam. Si j’avois su que le roi dût le faire ainsi périr, je n’aurois pas dit du mal de lui. Mais c’est la faute de ces méchans visirs qui nous ont fait dire ce qu’ils ont voulu. »

« Le roi ayant entendu ces discours, ouvrit la porte du cabinet, et trouva les pages qui jouoient avec des pièces d’or. « Malheureux, leur dit-il, qu’avez-vous fait, et d’où vous vient tout cet or ? » Les enfans effrayés se jetèrent à genoux, et demandèrent grâce. « Je vous ferai grâce, leur dit le roi, si vous me dites la vérité ; mais elle seule peut vous sauver des effets de ma colère. »

» Ces enfans racontèrent avec naïveté tout ce qui s’étoit passé entr’eux et les visirs, Ilanschah se repentit alors d’avoir cru si facilement son favori coupable, et de l’avoir immolé avec tant de précipitation ; et dans un premier mouvement de colère, il déchira ses habits, se meurtrit le visage, s’arracha la barbe, et s’abandonna au plus violent désespoir.

« Hélas, s’écrioit-il, j’ai immolé mon meilleur ami ! Aboutemam vouloit se tenir éloigné de ma cour. Je l’engageai à s’attacher à moi, en l’assurant que jamais je ne prêterois l’oreille a la calomnie ; qu’il n’avoit rien à craindre auprès de moi, et c’est moi-même qui l’ai frappé ! Cruelle destinée ! Je ne puis plus maintenant que venger sa mémoire, et faire justice de ses ennemis. »

» Ilanschah manda aussitôt les trois visirs, leur reprocha leur scélératesse, et leur fit couper la tête en sa présence. Il se rendit ensuite chez son épouse, lui avoua qu’il avoit été d’abord trompé, et lui raconta la manière dont il avoit reconnu son innocence et celle d’Aboutemam. La reine fit alors éclater le chagrin que lui avoit causé la fin malheureuse du premier visir. Les deux époux pleurèrent ensemble la mort de celui qui étoit cause de leur union. Ils donnèrent ordre qu’on retirât son corps du puits dans lequel il avoit été jeté, célébrèrent publiquement ses funérailles, et lui firent bâtir, au milieu du palais, un tombeau sur lequel ils alloient souvent répandre des larmes.


» C’est ainsi, ô Roi, continua le jeune homme, qu’Aboutemam fut victime de l’envie, et que ses ennemis portèrent ensuite la peine de leur crime. J’espère que Dieu me fera pareillement triompher des envieux que me suscite la faveur dont vous m’avez honoré, et qu’il vous fera connoître mon innocence. Je ne crains pas de perdre la vie ; mais je crains qu’un repentir inutile ne s’élève dans le cœur du roi et ne le tourmente. L’acharnement de vos visirs contre moi, le desir qu’ils montroient tout-à-l’heure de verser eux-mêmes mon sang, décèlent assez la passion qui les anime. Mon assurance et ma tranquillité au contraire vous montrent mon innocence. Si j’étois coupable, les reproches de ma conscience enchaîneroient ma langue, et troubleroient mon esprit. »

Azadbakht, vivement touché de ce qu’il venoit d’entendre, oublia les conseils de ses visirs, et ne put se résoudre à faire périr encore le jeune ministre. « Qu’on le reconduise en prison, dit-il aux soldats. Demain j’examinerai de nouveau cette affaire, et rien désormais ne pourra le soustraire à la mort. »


Les visirs s’étant assemblés le lendemain, se disoient les uns aux autres : « Ce jeune homme rend inutiles tous nos efforts pour le perdre. En vain nous allumons contre lui la colère du roi : il vient toujours à bout de l’apaiser par la magie de ses discours. Cherchons encore un nouveau moyen de hâter son supplice ; car tant qu’il respire nous ne serons pas en sûreté, et nous ne pourrons goûter aucun repos. »

Les visirs, après avoir long-temps délibéré, convinrent d’engager la reine à demander elle-même la punition du jeune homme. Ils allèrent la trouver, et l’un d’eux lui dit :

« Vous ignorez, Madame, ce qui se passe autour de vous, et l’injure qu’on fait à votre réputation. Malgré votre rang, votre puissance, l’éclat et la grandeur qui vous entourent, la calomnie s’attache à votre personne, et vous êtes l’objet de la satire publique. Des femmes parcourent les rues en jouant du tambourin, et mêlent votre nom dans leurs chansons. On dit que vous aimez le jeune ministre, et que vous empêchez le roi de le punir. Ces discours passent de bouche en bouche, et ne cesseront de se répandre de plus en plus tant que ce jeune homme vivra. »

« Ces discours m’offensent vivement, dit la reine, et je veux les faire cesser. Je suis intéressée, je le vois, à hâter la mort de ce jeune homme ; mais que faut-il faire pour cela ? »

« Madame, lui dit un des visirs, il faut aller trouver le roi, vous jeter à ses pieds, lui dire que vous avez appris par vos femmes les bruits qui se répandent dans la ville, et que vous ne pouvez vivre plus long-temps, si ce jeune homme n’est exécuté sur-le-champ. »

La reine, entraînée par cet artifice, se leva aussitôt, et se rendit chez le roi. Elle déchira ses habits devant lui, se jeta à ses pieds, et lui dit en pleurant : « Mon honneur n’est-il pas inséparable du vôtre, et peut-on attaquer ma réputation sans manquer au respect qui vous est dû ? Le crime de ce jeune homme est connu de toute la ville ; votre indulgence pour lui donne lieu à des bruits injurieux que je ne puis supporter plus long-temps. Ordonnez sa mort, ou faites-moi périr moi-même. »

Le discours de la reine produisit l’effet qu’en attendoient les visirs. Le roi lui témoigna qu’il partageoit son ressentiment ; que ces bruits l’outrageoient autant qu’elle, et qu’il alloit les faire cesser à l’instant. La reine s’étant retirée, on fit entrer le jeune homme.

« Malheureux, s’écrièrent les visirs en le voyant, tu voudrois en vain prolonger maintenant tes jours ! Ton heure est enfin venue, et la terre elle-même a soif de ton sang. « 

« Vos discours, répondit le jeune homme, et votre rage jalouse ne peuvent hâter ma mort. L’instant en est irrévocablement fixé par la Providence ; rien ne sauroit ni l’avancer ni le reculer : ce qui est écrit par le doigt de Dieu, ne peut manquer d’arriver, et tous nos efforts, toutes nos précautions ne peuvent nous en garantir. L’histoire du roi Ibrahim et de son fils en est une preuve évidente. »

Azadbakht voulut encore entendre cette histoire, et le jeune homme la raconta en ces termes :

HISTOIRE
DU ROI IBRAHIM
ET DE SON FILS.


« Le roi Ibrahim avoit beaucoup agrandi par ses conquêtes, l’empire qu’il avoit reçu de ses ancêtres, et avoit réduit sous son obéissance tous les rois ses voisins. Chéri de ses sujets, redouté des étrangers, tout sembloit concourir à son bonheur. Une seule chose l’empêchoit d’être parfaitement heureux. Quoiqu’il eût plusieurs femmes, et que son serail fût rempli des plus belles esclaves, aucune ne l’avoit encore rendu père. Un jour qu’occupé de cette idée, il s’affligeoit en pensant que son royaume passeroit un jour dans des mains étrangères, on vint lui annoncer que celle de ses femmes qu’il aimoit le plus étoit enceinte. Cette nouvelle le remplit de joie. Il alla aussitôt trouver la princesse, l’éleva au-dessus de toutes les autres femmes, lui donna le plus bel appartement du sérail, et la combla d’honneurs et de présens.

» Lorsque le moment où la princesse devoit accoucher fut arrivé, le roi fit venir à sa cour tous les astrologues de son royaume, et leur ordonna de se préparer à tirer l’horoscope de l’enfant. La reine mit au monde un prince. On avertit aussitôt les astrologues, qui dirigèrent leurs astrolabes, observèrent l’état du ciel, la position des astres, et dressèrent le thème de la nativité. Lorsqu’ils eurent fait tous leurs calculs, ils examinèrent quelles devoient être les conséquences de la configuration céleste qu’ils avoient déterminée. Ils avoient à peine commencé cet examen, que le roi les vit changer de couleur.

« Qu’y a-t-il, leur dit-il ; faites-moi part de tout, et ne me déguisez rien ? »

« Prince, lui dit l’un d’eux, l’horoscope de cet enfant nous indique que jusqu’à l’âge de sept ans, il court risque d’être dévoré par un lion ; et que s’il échappe à ce danger, il est réservé à un malheur plus grand et plus affreux. »

» Les astrologues ne voulurent pas s’expliquer davantage ; mais le roi leur ordonna de nouveau de lui découvrir tout. « Prince, reprit l’un des astrologues, promettez-nous de ne nous faire aucun mal. » Le roi en ayant donné sa parole : « Cet enfant, continua l’astrologue, après avoir échappé à la fureur du lion, doit ôter la vie à son père. »

» Le roi pâlit à ces mots, et demeura quelque temps interdit. S’étant ensuite remis, il congédia les astrologues, et dit en lui-même : « Il me sera facile de faire garder soigneusement mon fils, et d’empêcher qu’aucun animal n’approche de lui. Je pourrai pareillement garantir ma personne, et empêcher qu’il n’attente à mes jours. Les prédictions des astrologues sont souvent fausses, et celle-ci le sera certainement. »

» Le roi Ibrahim, rassuré par ces réflexions, donna au prince une nourrice, défendit qu’on le fît sortir de son appartement et plaça à l’entour une garde nombreuse. Malgré ses précautions, la prédiction des astrologues lui donnoit des inquiétudes et troubloit le bonheur de sa vie. Pour mettre encore plus son fils à l’abri des attaques du lion, il imagina de faire pratiquer secrètement une retraite sur le sommet d’une montagne inaccessible. Il y fit creuser un vaste souterrain distribué en plusieurs salles. Il les remplit de toutes sortes de provisions, et autres choses nécessaires à la vie, et y fit passer une source d’eau vive qui couloit au haut de la montagne. Ce souterrain ne communiquoit au-dehors que par une ouverture semblable à un puits, par laquelle on fit descendre l’enfant avec la nourrice.

» Le roi se rendoit tous les mois sur le bord de l’ouverture, et appeloit la nourrice. Elle mettoit l’enfant dans une corbeille de jonc, et le faisoit monter au moyen d’une poulie. Le roi le recevoit, l’embrassoit, lui prodiguoit mille caresses et le remettoit ensuite dans la corbeille.

» L’enfant avoit passé plusieurs années dans ce souterrain, et étoit près d’avoir sept ans. Vingt jours seulement restoient encore jusqu’à cette fatale époque, lorsque des chasseurs qui poursuivoient vivement un lion, l’obligèrent de se réfugier sur cette montagne. Se voyant pressé de plus en plus par les chasseurs et les chiens, l’animal gagna le sommet, et tomba dans le souterrain. Il se jeta d’abord sur l’enfant et le blessa grièvement à l’épaule. La nourrice étant accourue à ses cris, le lion se jeta sur elle et la mit en pièces.

» Cependant les chasseurs étant parvenus à l’endroit où le lion avoit disparu, entendirent les cris de l’enfant et de sa nourrice. Ils s’approchent de l’ouverture du souterrain, aperçoivent le lion, et font pleuvoir sur lui une grêle de traits et de pierres. L’animal accablé est bientôt étendu sans vie. Plusieurs des chasseurs descendirent alors par la corde dans le souterrain, ils furent étonnés de trouver une femme mise en pièces et un enfant baigné dans son sang et sans connoissance. Ils le relevèrent, le rappelèrent à la vie, et pansèrent sa blessure.

» Les chasseurs parcoururent ensuite le souterrain, et le trouvèrent rempli de provisions de toute espèce, de meubles précieux et de riches habillemens. Résolus de s’emparer de tous ces effets, ils commencèrent à les attacher à la corde et à les enlever du souterrain avec le secours de ceux de leurs compagnons qui étoient restés en haut. Ils firent aussi sortir l’enfant, et l’emmenèrent avec eux. L’un des chasseurs vivement touché de son sort, le prit chez lui, se chargea d’en avoir soin et de le faire guérir de sa blessure.

» Lorsque le jeune prince fut en état de répondre aux questions qu’on pouvoit lui faire, le chasseur lui demanda quels étoient ses parens, et par quelle aventure il s’étoit trouvé dans le souterrain ? Mais il ne put lui dire autre chose, sinon qu’il n’étoit jamais sorti de ce lieu ; que sa nourrice lui donnoit tout ce dont il avoit besoin ; que tous les mois quelqu’un venoit à l’ouverture du souterrain ; qu’on le faisoit monter dans une corbeille, et qu’il embrassoit l’inconnu qui le serroit dans ses bras, le caressoit, et le faisoit ensuite redescendre.

» Le chasseur, sans s’embarrasser davantage de connoître la condition de cet enfant, continua d’en prendre soin ; et l’inclination qu’il s’étoit d’abord sentie pour lui augmentant de plus en plus, il s’appliqua à lui donner une éducation telle qu’il auroit pu la donner à son propre fils. Il le fit instruire dans toutes sortes de sciences ; lui apprit à monter à cheval, et à manier les armes. L’enfant montra beaucoup d’adresse dans ces divers exercices ; et à l’âge de douze ans il sortoit avec son bienfaiteur, et l’accompagnoit à la chasse.

» Un jour qu’ils étoient très-éloignés de leur demeure, ils s’égarèrent, et furent attaqués par des voleurs. Le jeune prince vit tomber à ses côtés son bienfaiteur, fut lui-même renversé d’un coup de lance et laissé pour mort. Les voleurs prirent tout ce qu’ils avoient sur eux, et s’enfuirent.

» Le jeune prince, quoique dangereusement blessé, n’avoit cependant pas entièrement perdu connoissance. Au bout de quelques heures, il ouvrit les yeux, rassembla ses forces et se releva. À peine avoit-il fait quelques pas, qu’il aperçut de loin un de ces hommes qui parcourent les lieux écartés avec une pelle et une pioche sur l’épaule, et cherchent de tous côtés des trésors. Celui-ci frappé de la bonne mine du prince, et touché de l’état dans lequel il se trouvoit, suspendit la recherche dont il étoit occupé, s’avança vers lui, et lui demanda qui il étoit, et comment il se trouvoit réduit dans cet état ? Le prince lui raconta en peu de mots son histoire, et lui dit qu’il venoit d’être attaqué par des voleurs qui l’avoient dépouillé, et laissé pour mort.

» L’homme aux trésors ayant entendu l’histoire du prince, l’engagea à le suivre, et lui promit de le guérir promptement. Il le conduisit à son habitation, pansa ses blessures, et y appliqua des simples dont il connoissoit la vertu.

» Le prince étant parfaitement rétabli, son hôte lui dit : « Réjouissez-vous, jeune homme, vous ne pouviez faire une rencontre plus heureuse que la mienne. Je connois un trésor qui renferme des richesses immenses ; si vous voulez venir avec moi m’aider à en retirer quelques-unes, je vous donnerai de quoi vivre désormais dans la plus grande opulence. » Le jeune prince ayant accepté la proposition, son hôte prépara plusieurs bêtes de somme, prit des instrumens et tout ce dont il avoit besoin.

» Ils partirent ensemble, et après avoir marché plusieurs jours, arrivèrent au haut d’une haute montagne. L’homme aux trésors prit un livre qui renfermoit les indications nécessaires pour reconnoître les lieux, le lut attentivement, et se mit ensuite à fouiller sur le sommet de la montagne. Lorsqu’il fut parvenu à la profondeur de cinq coudées, il découvrit une large pierre : il la dégagea de tous les côtés, et la souleva avec le secours de son compagnon, et par le moyen d’une pince, autant qu’il étoit nécessaire pour pouvoir regarder, et descendre dans le puits auquel elle servoit de couvercle. Lorsque la pierre fut assez levée, l’un d’eux la cala solidement. Ils regardèrent alors dans le puits, et virent qu’il étoit rempli de richesses.

» Le jeune prince vouloit descendre aussitôt dans le puits ; mais son hôte lui dit qu’il falloit un peu reprendre haleine, et laisser à l’air extérieur le temps de s’introduire dans le souterrain et de le rafraîchir.

» Lorsqu’ils se furent un peu reposés, l’homme aux trésors attacha une corde autour du corps du jeune prince, lui mit une bougie allumée à la main, et le descendit au fond du puits. Lorsqu’il y fut arrivé, ses yeux furent éblouis par l’éclat de l’or, de l’argent, des pierreries dont il se vit environné. Son hôte lui descendit un panier, et lui dit de le remplir de tout ce qui tomberoit sous sa main. Il retira le panier quand il fut plein, mit ce qu’il renfermoit sur les bêtes de somme, et le descendit de nouveau. Lorsqu’il eut chargé les bêtes de somme, il retira les cales qui soutenoient la pierre, et la laissa retomber. Il la recouvrit de terre comme elle étoit auparavant, et s’en alla.

» Le jeune prince, qui attendoit que son hôte lui descendit le panier ou la corde pour remonter, entendit tout-à-coup retomber la pierre. Il se crut perdu, poussa un cri, et se mit à pleurer. « Quelle cruelle destinée, quelle mort affreuse, disoit-il en lui-même ! J’ai échappé à la fureur d’un lion, je suis sorti du souterrain où j’ai été élevé, j’ai recouvré la vie que des voleurs croyoient m’avoir ôtée, et je vais finir ici lentement mes jours, victime de la faim et du désespoir ! »

» Tandis que le jeune prince s’abandonnoit à ces tristes réflexions, il entendit un bruit semblable au murmure d’une fontaine. Il prête l’oreille, fait quelques pas, et s’aperçoit que le bruit augmente. Il s’avance toujours du même côté, entend bientôt le bruit des flots, et se trouve sur le bord d’une rivière considérable qui couloit avec rapidité. Le prince dit alors en lui-même :

« Puisque je ne puis éviter la mort, il m’importe peu de périr quelques momens plutôt ou plus tard, et j’aime mieux être tout-à-coup submergé que de périr lentement dans ce puits. »

» En disant cela, le prince se précipita dans le fleuve. La rapidité du courant, et la nature de cette eau, furent cause que son corps se soutînt de lui-même à la surface, et qu’il se trouva au bout de quelque temps au milieu d’une large vallée où cette rivière sortoit de dessous terre.

» Le jeune prince avoit un peu auparavant conçu quelque espérance en voyant que l’obscurité commençoit à diminuer autour de lui. Il fut ravi de joie quand il se vit transporté des cavernes souterraines sous la voûte céleste. Il grimpa sur un rocher qui s’avançoit dans la rivière, et gagna facilement le bord. Épuisé de fatigue, il se jeta par terre et s’endormit.

» Le prince se réveilla aux premiers rayons du jour, et n’apercevant autour de lui aucune habitation, il prit un sentier qui conduisoit au haut d’un côteau. Arrivé dans la plaine, il découvrit un grand village, vers lequel il porta ses pas.

» Les habitans s’assemblèrent bientôt autour du jeune prince, et lui demandèrent qui il étoit et d’où il venoit ? La singularité de son histoire, la manière merveilleuse dont Dieu l’avoit retiré de tant de dangers, leur inspirèrent de l’attachement et de l’amour pour lui. Ils voulurent qu’il restât avec eux, et s’engagèrent de pourvoir en commun à sa subsistance. Mais laissons un moment le jeune prince, et retournons au roi son père.

» Il y avoit un mois que le sultan Ibrahim n’avoit été rendre visite à son fils. Il étoit d’autant plus empressé de le voir, que le terme fatal étoit près d’expirer, et que bientôt il n’avoit plus rien à craindre pour ses jours. Il comptoit alors le faire sortir du souterrain, et prendre d’autres précautions pour se mettre lui-même à l’abri du danger dont il étoit menacé. Il se rendit sur le bord de l’ouverture du souterrain, et appela la nourrice selon son usage. Personne ne lui répondant, il fit descendre un de ses gens, qui lui rapporta qu’il avoit trouvé la nourrice mise en pièces, et un lion écrasé et percé de dards ; mais qu’il n’avoit pas vu l’enfant.

» Le sultan Ibrahim ne douta pas que son fils n’eût été dévoré par le lion. Il se frappa le visage, et répandit un torrent de larmes. De retour dans son palais, il fit venir les astrologues, et leur annonça l’accomplissement de leur fatale prédiction.

« Prince, lui répondirent les astrologues, vous n’êtes pas assuré de ce qui est arrivé. Si votre fils a été dévoré par le lion, il a subi sa malheureuse destinée, et vous n’avez rien à craindre de lui ; mais s’il a trouvé moyen de s’échapper, vous devez appréhender que sa main ne tranche le fil de vos jours. »

» Le sultan se croyant trop certain de la mort de son fils, fit peu d’attention au discours des astrologues, et le temps le lui fit bientôt oublier entièrement.

» Le village où s’étoit retiré le jeune prince appartenoit au sultan son père. Les habitans s’étoient soulevés plus d’une fois contre lui ; et plusieurs d’entr’eux, accoutumés à porter les armes, sortoient souvent pour faire des courses dans les environs et piller ceux qu’ils rencontroient. Le sultan informé de ces brigandages, résolut de les reprimer, et d’empêcher qu’ils ne pussent se renouveler à l’avenir. Il rassembla quelques troupes, et se mit à leur tête, dans le dessein d’investir le village, de s’emparer des plus coupables et de désarmer les autres.

» Les habitans du village croyant n’avoir affaire qu’à quelques soldats sans chef, et ignorant que le roi lui-même marchoit contr’eux, voulurent repousser les premiers qui se présentèrent. Le jeune prince s’étant saisi d’un arc, en décocha une flèche, qui alla frapper le sultan et le blessa mortellement.

» Les paysans ayant bientôt reconnu à qui ils avoient affaire, mirent bas les armes. On s’empara de ceux qui avoient fait le plus de résistance, et on les conduisit au sultan. Ce prince, occupé du danger où il étoit, ordonna qu’on les retînt prisonniers, et qu’on fît venir les astrologues.

» Lorsque les astrologues furent arrivés, le sultan leur dit : « Vous m’aviez prédit que je périrois par la main de mon fils, et cependant c’est un de ces mutins qui m’a blessé. » Les astrologues répondirent au sultan sans s’étonner :

« Prince, votre fils étoit peut-être parmi ces mutins, et vous a lancé la flèche qui fait craindre pour vos jours. »

» Le sultan fit venir les mutins, et leur promit de leur faire grâce, s’ils lui découvroient celui qui lui avoit lancé la flèche. « C’est ce jeune homme, lui dirent-ils aussitôt en montrant le jeune prince. » Le sultan lui ordonna de s’approcher, et lui demanda quel étoit son père et ce qu’il avoit fait depuis l’enfance ?

« Prince, répondit-il, je n’ai jamais connu mon père. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été élevé dans un souterrain où une femme qui m’avoit nourri prenoit soin de moi. Un lion tomba un jour au milieu de notre demeure, se jeta sur moi, et m’enleva un morceau de l’épaule. Il me lâcha ensuite, fondit sur ma nourrice qu’il mit en pièces, et fut tué par des chasseurs qui me firent sortir du souterrain et m’emmenèrent avec eux. »

» Le sultan, sans chercher à en apprendre davantage, demanda au jeune homme de lui montrer la morsure du lion ? Le jeune prince la lui ayant montrée : « Tu es mon fils, s’écria-t-il, en le serrant dans ses bras.» Il fit aussitôt assembler les grands de son royaume, et leur dit :

« Ce que Dieu a déterminé ne peut manquer d’arriver. En vain on voudroit s’opposer à ses décrets, chacun doit s’y résigner humblement. Mon fils n’a fait qu’obéir à sa destinée ; j’ai moi-même subi la mienne. Rendez grâces à Dieu, puisqu’il a conservé mon fils, et que mon royaume ne passera pas dans des mains étrangères. »

» Ibrahim embrassa de nouveau son fils, et lui raconta pourquoi il l’avoit fait élever dans le souterrain. Il prit ensuite sa couronne, la plaça sur la tête de son fils, et le fit reconnoître pour son successeur par tous ceux qui étoient présens.

» Le jeune prince ayant été reconnu roi, son père lui donna des conseils pour administrer sagement son royaume, après quoi il ne songea plus qu’à se préparer à la mort, en bénissant Dieu d’avoir conservé l’héritier de sa couronne.

» Le nouveau roi prit, après la mort de son père, les rênes de l’état. Il avoit été instruit à l’école du malheur et de l’adversité, et se montra digne du rang où sa naissance l’appeloit.


» Ainsi, ô Roi, continua le jeune ministre, autrefois chéri d’Azadbakht, mon sort dépend entièrement des décrets du ciel. Mes discours, les histoires, les paraboles que je raconte à votre Majesté, ne peuvent pas plus me sauver, que la haine de vos visirs ne peut me faire périr. »

Azadbakht, plus incertain qu’il ne l’avoit encore été, resta quelque temps immobile, les yeux fixés contre terre, et sans dire un seul mot. Le jeune homme, debout devant lui, attendoit tranquillement ce qu’il alloit prononcer. Le roi après avoir réfléchi long-temps, fit signe qu’on le reconduisît en prison.

Le lendemain, ou le dixième jour depuis la détention du jeune ministre, étoit un jour de fête dans tout le royaume. Dans cette fête, appelée Mihrgian[54], les grands et le peuple se présentoient successivement devant le roi, lui offroient leurs hommages, et faisoient des vœux pour la durée de son règne. Ils se retiroient ensuite pour se livrer à la joie et aux plaisirs auxquels le jour étoit consacré.


Les visirs jugèrent la circonstance favorable, et résolurent d’en profiter. Ils allèrent trouver les grands du royaume et les principaux d’entre le peuple, et les engagèrent à demander au roi la mort du jeune ministre. Tous y consentirent. Ils se présentèrent devant le roi, et lui firent les complimens d’usage. Le roi leur ayant distribué des grâces, comme il avoit coutume de faire, selon le rang que chacun occupoit, et voyant qu’ils ne se retiroient pas, jugea qu’ils avoient quelque chose de plus à lui dire, et leur parla ainsi :

« Expliquez-vous librement ; j’aime à entendre en tout temps la vérité : et cette circonstance, en me rapprochant de toutes les classes de mes sujets, me fournit une occasion de m’entretenir avec eux, dont je suis jaloux de profiter. »

« Sire, dit alors l’un d’entr’eux, nous bénissons le ciel de nous avoir fait naître sous votre empire : l’équité, la sagesse, la prudence éclatent dans toutes vos actions ; tous vos sujets vous louent et vous admirent ; mais il faut vous ouvrir ici leurs cœurs ; ils s’étonnent que vous prolongiez de jour en jour l’existence d’un jeune homme que vous avez comblé de bienfaits, et qui vous a indignement trahi. Il est entre vos mains ; les lois exigent qu’il périsse, et vous prêtez sans cesse l’oreille à ses discours trompeurs ! Vous ignorez sans doute que tout le peuple s’entretient de cette affaire, et s’étonne d’une indulgence qui peut avoir les suites les plus funestes. Au nom de la justice, du respect dont nous sommes pénétrés pour votre personne sacrée et pour celle de votre auguste épouse, au nom du repos et de la tranquillité publique, nous vous demandons de ne pas différer plus long-temps la punition du coupable. »

« Je ne doute pas, répondit le roi Azadbakht, que ce que je viens d’entendre ne vous ait été dicté par votre amour et votre attachement pour moi. Le conseil que vous me donnez est sage, mais des raisons particulières m’ont engagé à tenir dans cette circonstance une conduite différente ; et ma puissance est trop bien affermie, pour pouvoir être ébranlée par le retard apporté à l’exécution d’un coupable. Je pourrois, si je voulois, faire périr la moitié de ceux qui sont ici : comment donc hésiterois-je à faire périr un jeune homme que je tiens en ma puissance, dont le crime n’est que trop prouvé, et dont le crime mérite la mort ? Mais la grandeur même du crime me fait retarder sa punition. Je ne prolonge la vie du coupable que pour pouvoir lui reprocher son forfait, et en faire voir de plus en plus l’atrocité. Je soulage par ces reproches répétés, et mon ressentiment, et le ressentiment que tout mon peuple doit avoir de mon injure. »

Le roi Azadbakht ordonna alors qu’on fit venir le jeune homme. « J’ai trop long-temps, lui dit-il, différé ton supplice. Tout le peuple murmure et blâme ma conduite. Le mécontentement s’est fait entendre jusqu’au pied de mon trône. Je dois aujourd’hui satisfaire l’indignation publique, et je ne veux plus entendre tes discours. »

« Ô Roi, reprit le jeune homme, je suis cause, dit-on, que votre peuple murmure contre vous. Mais si le peuple s’entretient de cette affaire, ce n’est qu’à l’instigation de vos visirs. Eux seuls fabriquent et répandent les bruits injurieux, qu’ils font ensuite parvenir jusqu’à vous. Mais j’espère que Dieu fera retomber sur eux leur perfidie et leur méchanceté. Pourquoi le roi se hâteroit-il de me faire mourir ? Je suis dans sa main, comme l’oiseau dans celle du chasseur qui l’a pris. Il l’étouffe, s’il veut, et il lui donne la liberté, s’il veut. Ce délai même dont on murmure, ne vient point du roi, mais de celui qui est l’arbitre de la vie et du trépas. Si l’instant de ma mort eût été marqué plutôt, toute la puissance du roi n’auroit pu le reculer, de même que toute la malice de vos visirs ne peut l’avancer. C’est ce qu’éprouva le cruel Balavan, fils aîné du roi Soleïmanschah. Toute sa haine, tous ses attentats contre la vie du jeune prince son neveu furent inutiles. Dieu le retira des portes du trépas, et lui conserva la vie jusqu’au terme marqué par ses décrets. »

«Toutes tes ruses, et tous tes discours, dit Azadbakht, seront bientôt inutiles. Je veux bien encore entendre le récit de cette histoire. »

Le jeune homme continua de parler en ces termes :

HISTOIRE
DE SOLEÏMAN-SCHAH.


« Soleïman-schah, roi de Perse, avoit un frère qu’il aimoit beaucoup, et en qui il avoit la plus grande confiance. Ce frère, si cher à son cœur, mourut, et ne laissa en mourant qu’une fille qu’il recommanda à la tendresse de son frère. Soleïman-schah, qui avoit deux fils et n’avoit pas de fille, aimoit Schah-khatoun (c’étoit le nom de sa nièce), comme si elle eût été sa propre fille, et prenoit le plus grand soin de son éducation.

» La princesse répondit à la tendresse du roi son oncle, et surpassa beaucoup son attente. Douée des plus heureuses dispositions naturelles, elle acquit bientôt toutes les connoissances qui convenoient à son sexe et à son rang. Aux talens de l’esprit, aux qualités du cœur, elle joignoit tous les agrémens du corps, et pouvoit passer pour la plus belle personne de son temps.

« Soleïman-schah voyant sa nièce en âge d’être mariée, résolut de lui faire épouser un de ses fils. Il entra un jour chez elle, fit retirer toutes les femmes de sa suite, et lui dit en l’embrassant :

« La tendresse que j’avois pour mon frère s’est portée tout entière sur vous, et augmente celle que je dois avoir pour ma nièce. Je vous aime plus que si vous étiez ma fille, et je veux désormais vous appeler de ce nom. Vous connoissez les princes mes fils ; ils ont été élevés avec vous : je veux vous unir à l’un d’eux. Je vous laisse la maitresse absolue du choix ; je vous donnerai pour époux celui que vous préférerez, et je le reconnoîtrai pour mon successeur. »

» La princesse, étonnée de ce discours, se leva, baisa les mains du roi son oncle, et lui répondit :

« Sire, vous avez sur moi tous les droits d’un père, et peut-être de plus grands encore. Ma soumission pour vous est sans bornes. Faites vous-même ce choix, qui seroit trop embarrassant pour moi : prononcez, et ma volonté suivra votre décision. »

« Je suis flatté, reprit Soleïman-schah, de la confiance que vous me témoignez : elle augmenteroit ma tendresse pour vous, si cette tendresse pouvoit augmenter. Puisque vous voulez que je dispose moi-même de votre main, je la donnerai au plus jeune de mes fils. Les rapports que je remarque entre vous deux, me promettent l’union la mieux assortie ; en l’unissant à vous, et lui laissant ma couronne, je fais tout à-la-fois son bonheur, le vôtre, et celui de mes peuples. »

» Schah-khatoun baissa les yeux en remerciant son oncle. Soleïman-schah fit célébrer, quelques jours après, le mariage de sa nièce avec le prince Malik-schah son second fils, le désigna pour son successeur, et lui fit prêter serment par les grands et le peuple.

» Balavan, l’aîné des fils de Soleïman-schah, aspiroit à la main de sa cousine, et se croyoit assuré de monter sur le trône après la mort du roi son père. La préférence que son frère cadet obtenoit, lui inspira la plus violente jalousie. Le respect et la crainte qu’il avoit pour son père l’obligèrent de dissimuler d’abord ; mais ce feu renfermé dans son cœur n’en acquit que plus de force et de violence.

» La jeune reine accoucha, au bout de neuf mois, d’un garçon aussi beau que le jour. Cet événement mit le comble au désespoir de Balavan, et le porta à commettre, pour se venger, les plus horribles forfaits. S’étant introduit la nuit dans l’appartement de son frère, il trouva la nourrice endormie, et l’enfant qui reposoit près d’elle dans son berceau. Il s’arrêta pour le considérer ; et, frappé de sa beauté, dit en lui-même :

« Cet enfant a toute la beauté de sa mère. Pourquoi n’est-il pas à moi ? Je méritois mieux que mon frère la main de Schah-khatoun et la couronne. »

» Cette idée ayant allumé sa fureur, il tire son poignard, et le plonge, d’une main forcenée, dans le sein de l’enfant. Il pénétra ensuite dans l’appartement de son frère, qui dormoit près de son épouse, et lui perça le cœur. Il alloit immoler pareillement la jeune reine ; mais l’espoir de la posséder retint son bras.

» Pour satisfaire son amour, et s’assurer l’impunité des crimes qu’il venoit de commettre, il falloit y ajouter le parricide. Balavan, égaré, hors de lui-même, court à l’appartement du roi son père ; mais la garde l’empêcha d’y pénétrer. Voyant alors qu’il ne pouvoit échapper aux soupçons, et au châtiment qu’il méritoit, il sortit du palais, prit la fuite, et alla s’enfermer dans un château éloigné, où il se fortifia.

» Le deuil et la désolation se répandirent bientôt dans le palais. La nourrice, en s’éveillant, veut allaiter le jeune prince, et voit son berceau rempli de sang. Tremblante et éperdue, elle court à l’appartement du père, et le trouve étendu sans vie. Ses cris réveillèrent la reine, qui, se précipitant sur son époux et sur son fils, les embrasse tour-à-tour, et veut les rappeler à la vie ; mais son époux a rendu les derniers soupirs ; son fils respire encore. Elle le prend dans ses bras, le réchauffe dans son sein, et fait venir les plus habiles chirurgiens. Ils examinent la blessure, assurent qu’elle n’est pas mortelle, et appliquent dessus les remèdes convenables. L’enfant ouvre bientôt les yeux, demande le sein de sa nourrice, et paroît hors de danger.

» Le roi Soleïman-schah, qui étoit venu mêler ses larmes à celles de la jeune reine, fut étonné de ne pas voir son fils aîné partager la douleur commune, et conçut des soupçons qui se changèrent en certitude aussitôt qu’il eut appris sa fuite. Détestant cet attentat ; mais plus occupé de sa douleur que du soin de le venger, il fit faire à Malik-schah de magnifiques funérailles, et voulut que l’enfant, échappé à la fureur de Balavan, portât le nom de son père. Le jeune Malik-schah devint alors l’objet de toutes les affections de son grand-père. Il s’occupoit de son éducation, conjointement avec sa mère, et ils se consoloient mutuellement en le voyant croître et se fortifier de jour en jour.

» Lorsque Malik-schah eut atteint l’âge de cinq ans, Soleïman-schah convoqua les grands du royaume. Il fit monter son petit-fils sur un cheval magnifique, lui fit rendre les honneurs qu’on avoit coutume de lui rendre à lui-même, et le fit reconnoître solennellement pour son successeur.

» Cependant Balavan, non content de s’être mis à l’abri du ressentiment et de la vengeance de son père, cherchoit encore à lui faire la guerre. Il se rendit auprès du roi d’Égypte, se présenta à lui comme un prince infortuné que la calomnie et l’intrigue avoient obligé de quitter la cour du roi son père, et lui demanda du secours pour rentrer dans le royaume, et reprendre le rang qui lui étoit dû. Le roi d’Égypte, touché de ce récit, dont il ne soupçonnoit pas la fausseté, le mit à la tête d’une armée nombreuse.

» Soleïman-schah ayant appris cette nouvelle, écrivit au roi d’Égypte pour lui dévoiler les forfaits de Balavan, et lui manda qu’il avoit immolé de sa propre main son frère, et son neveu qui étoit alors au berceau. La lecture de cette lettre fit succéder l’horreur à la compassion dans le cœur du roi d’Égypte. Il donna ordre de mettre en prison Balavan, et offrit à Soleïman-schah de lui livrer son fils chargé de chaînes, ou de lui envoyer sa tête. Le malheureux père ne voulant pas ôter la vie à son fils, quelque coupable qu’il fût, et persuadé que tôt ou tard il porteroit la peine de son crime, répondit au roi d’Égypte en le priant d’éloigner seulement de la cour Balavan.

» Le soudan se conforma au désir de Soleïman-schah, et résolut de lui faire à son tour une demande. Ce qu’il avoit entendu dire de Schah-khatoun, les éloges qu’on lui avoit faits de sa beauté, de son esprit, l’avoient rendu amoureux de cette princesse. Il envoya un ambassadeur à Soleïman-schah pour lui demander sa main.

» Le roi de Perse fit part de cette demande à sa nièce, et voulut savoir quels étoient ses sentimens.

« Je suis étonnée, répondit-elle en pleurant, que mon oncle me fasse une semblable question. Je ne dois pas songer à prendre un époux, après avoir perdu celui qu’il m’avoit donné ; et comment pourrois-je m’éloigner de mon oncle, et abandonner un fils qui fait toute ma consolation ? »

« Vous avez raison, reprit Soleïman-schah, mais je dois vous faire part de mes craintes. Je suis vieux, et je touche au terme de la vie. Je crains que bientôt vous et votre fils ne puissiez résister aux entreprises de Balavan. J’ai marqué au Soudan et aux autres rois mes voisins, que Balavan avoit immolé son neveu au berceau, et je leur ai caché que l’enfant vivoit encore. Votre alliance avec le roi d’Égypte seroit un puissant appui pour vous et pour ce fils qui doit me succéder. »

» La mère du jeune Malik-schah, touchée de l’intérêt de son fils, consentit à vaincre sa répugnance, et parut disposée à suivre les conseils de son oncle. Il écrivit au Soudan que Schah-khatoun se trouvoit très-honorée de son choix, et qu’elle alloit se mettre en chemin pour se rendre auprès de lui.

» Le monarque égyptien alla au-devant de Schah-khatoun, et trouva que sa beauté et son esprit surpassoient tout ce qu’on lui en avoit dit. Il conçut pour elle l’amour le plus vif, lui donna le premier rang parmi les princesses qu’il avoit déjà épousées, et la combla d’honneurs et de présens. Il voulut aussi témoigner sa reconnoissance au roi de Perse, en contractant avec lui la plus étroite alliance.

» Soleïman-schah, toujours occupé d’assurer de plus en plus la couronne à son petit-fils, le fit reconnoître de nouveau pour son successeur, lorsqu’il eut atteint l’âge de dix ans, et lui fit prêter encore serment de fidélité par ses sujets. Soleïman-schah mourut peu après cette cérémonie, et Malik-schah monta sur le trône de Perse.

» Aussitôt que Balavan eut appris la mort de son père, il résolut de faire valoir les droits que lui donnoit sa naissance. Il assembla secrètement des soldats, se ménagea des intelligences dans les principales villes de la Perse et à la cour même du jeune roi, et promit de magnifiques récompenses à ceux qui se déclareroient en sa faveur. Lorsque tout fut préparé pour l’exécution de son dessein, il fit avancer ses troupes de différens côtés, et s’approcha lui-même de la capitale. Les conjurés s’emparèrent de la personne du jeune Malik-schah, et Balavan fut reconnu roi.

» En ôtant la couronne à Malik-schaj, les principaux chefs de la conspiration ne voulurent point lui ôter la vie. Les sermens qu’ils avoient faits à son grand-père et à lui-même étoient si récens, qu’ils eurent horreur de tremper leurs mains dans son sang. Ils exigèrent de Balavan qu’il n’attenteroit pas aux jours de son neveu ; mais qu’il se contenteroit de le tenir en prison.

» Schah-khatoun fut bientôt informée de cet événement. Depuis qu’elle s’étoit séparée de son fils, elle étoit en proie à l’ennui et à l’inquiétude, et ne songeoit qu’à l’objet de sa tendresse. Sa situation étoit d’autant plus pénible, qu’elle n’osoit confier son chagrin à personne. Soleïman-schah avoit mandé autrefois au Soudan que son petit-fils étoit mort : elle ne pouvoit révéler le mystère de son existence, sans donner lieu au Soudan d’accuser Soleïman-schah de lui avoir déguisé la vérité. La nouvelle de la révolution de Perse fut pour cette malheureuse mère un coup de foudre, et l’affligea tellement, qu’elle eut peine à cacher l’excès de sa douleur.

» Il y avoit quatre ans que le jeune Malik-schah, plongé dans un obscur cachot, souffroit toutes les horreurs de la plus dure captivité. Les grands et le peuple s’entretenoient souvent de son malheur, et plaignoient sa destinée. Balavan lui-même, depuis qu’il étoit paisible possesseur de l’empire, avoit pris pour cet enfant, échappé jadis à sa fureur, des sentimens plus humains. Il en parloit quelquefois, et souffroit qu’on en parlât devant lui.

» Un jour que Balavan sembloit regretter, en présence de son conseil, que la politique et la sûreté de l’état ne lui permissent pas de rendre la liberté à son neveu, un de ses visirs prit la parole.

» Il lui représenta d’abord que l’élévation de Malik-schah, et tout ce qui avoit précédé ayant été l’ouvrage de son grand-père, et l’effet d’une aveugle prédilection, on ne pouvoit l’en accuser lui-même ; qu’il étoit trop jeune, et la puissance du roi trop bien affermie pour qu’il pût exciter quelques troubles ; que l’état de langueur et de foiblesse où l’avoit réduit sa prison, ne permettoit pas de croire qu’il jouit long-temps de la vie. Le visir ajouta que pour concilier sa clémence avec sa sûreté, le roi pouvoit envoyer son neveu sur une des frontières de l’empire.

» Balavan approuva ce conseil, et résolut de donner à son neveu le commandement d’une place frontière, exposée aux attaques fréquentes des infidèles. Par-là il se montroit généreux, flattoit les grands et le peuple, faisoit cesser une compassion dont les suites l’inquiétoient, et croyoit se défaire du jeune prince.

« Balavan fit donc sortir Malik-schah de prison, lui protesta qu’il avoit oublié tout ce qui s’étoit passé, le revêtit d’une robe d’honneur, et le nomma commandant de la frontière.

» Malik-schah partit, accompagné d’une foible escorte. À peine arrivé sur la frontière, il fut attaqué par les ennemis, abandonné des siens, et fait prisonnier. Sa jeunesse, sa beauté, ne purent toucher les infidèles, qui le renfermèrent dans un souterrain, où étoient déjà entassés, les uns sur les autres, beaucoup de Musulmans.

» La coutume des infidèles étoit de faire sortir de prison tous leurs captifs au commencement de l’année, et de les précipiter du haut d’une tour. Le jour fatal étant arrivé, Malik-schah fut précipité avec les autres ; mais la Providence, qui veilloit sur ses jours, le fit tomber sur les corps de plusieurs de ses compagnons d’infortune. Il fut seulement étourdi de sa chute, et resta long-temps sans connoissance.

» Les infidèles ne faisoient point enlever les corps des malheureux qu’ils avoient précipités ; mais ils les laissoient devenir la pâture des oiseaux et des animaux carnaciers. Le jeune prince étant resté évanoui toute la journée, revint à lui pendant la nuit.

» Il rendit aussitôt grâce à Dieu, en mettant en lui toute sa confiance ; il s’éloigna des cadavres dont il étoit environné, et marcha jusqu’à la pointe du jour. Épuisé de faim et de fatigue, il se nourrit de feuilles et de fruits sauvages, et se cacha dans un bois. Il se remit en chemin la nuit suivante, et continua de marcher ainsi toutes les nuits, et de se retirer le jour dans les bois ou dans les rochers, jusqu’à ce qu’il fût parvenu sur les terres du roi son oncle. Il entra alors chez quelques paysans, auxquels il raconta, sans se faire connoître, la manière merveilleuse dont il avoit échappé à une mort qui paroissoit assurée.

» Ces bonnes gens admirèrent la Providence de Dieu, furent touchés de compassion pour son état, lui donnèrent à boire et à manger, et le retinrent pendant plusieurs jours.

» Lorsque Malik-schah fut un peu rétabli de ses fatigues, il demanda aux paysans le chemin qui conduisoit à la capitale de la Perse. Ils le lui indiquèrent, et lui fournirent encore quelques provisions pour continuer son voyage, sans se douter que celui qu’ils avoient accueilli avec tant d’humanité fût le neveu du roi Balavan.

» Le jeune prince arriva près de la capitale de Perse, épuisé de faim et de fatigue, le corps maigre et décharné, le visage pâle et défiguré, les pieds nus et ensanglantés. Avant d’entrer dans la ville, il s’assit près de la porte, sur le bord d’un bassin qui recevoit les eaux d’une fontaine. À peine avoit-il pris haleine, qu’il vit venir à lui plusieurs cavaliers. C’étoient des officiers du roi qui revenoient de la chasse, et vouloient faire désaltérer et reposer leurs chevaux. Dès qu’ils aperçurent le jeune voyageur, son mauvais équipage, ses vêtemens délabrés devinrent l’objet de leurs conversation et de leurs railleries.

» Malik-schah, sans se déconcerter, s’approcha de ces officiers, et leur dit :

« Permettez-moi, Messieurs, de vous faire une question : comment se porte le roi Balavan ? »

« Es-tu fou, lui répondit un des officiers. Étranger, et de plus mendiant, à ce qu’il paroît, pourquoi demandes-tu des nouvelles de la santé du roi ? »

« C’est mon oncle, reprit Malik-schah. »

« Si tu n’es pas fou, continua l’officier, assurément, mon enfant, tu es un imposteur. Nous savons que le roi Balavan n’a plus de neveu. Il en eut un autrefois ; mais il a été tué en combattant contre les infidèles. »

« Je suis ce neveu lui-même, repartit Malik-Shah : les infidèles ne m’ont point ôté la vie. »

» Le jeune prince fit alors tout le détail de ses aventures. Les officiers le reconnurent, lui baisèrent les mains, et le plus distingué d’entre eux lui dit :

« Vous êtes le petit-fils de notre dernier roi ; vous fûtes vous-même notre roi : nous devons nous intéresser à votre conservation, faire des vœux pour votre bonheur, et vous représenter ce que l’attachement et le respect nous inspirent. Lorsque Balavan, à la prière de quelques hommes courageux et pleins de vertus, vous fit sortir du cachot où il vous tenoit enfermé depuis quatre ans, et vous donna le commandement de la frontière, il savoit que vous ne pouviez manquer de tomber dans les mains des infidèles, et il ne cherchoit qu’à vous faire périr. Dieu vous délivra de ce danger d’une manière miraculeuse ; mais comment pouvez-vous retourner auprès de Balavan, et vous remettre de nouveau sous sa puissance ? Fuyez plutôt de ses états, et retirez-vous en Égypte, auprès de votre mère. »

» Malik-schah remercia ces officiers de l’attachement qu’ils lui témoignoient, et leur dit : « Lorsque mon aïeul Soleïman-schah écrivit au roi d’Égypte pour lui accorder la main de ma mère, il ne lui dit pas que je vivois encore. Ma mère aura gardé elle-même sur mon existence le secret qui lui avoit été recommandé, et je ne puis me faire connoître en Égypte sans compromettre la bonne-foi et la véracité de ma mère. »

« Vous avez raison, Prince, répliqua l’officier ; mais fussiez-vous obligé de rester inconnu en Égypte, et de vous attacher au service de quelqu’un, votre vie y sera du moins en sûreté. « 

» Malik-schah ayant témoigné aux officiers qu’il alloit suivre leur conseil, ils lui donnèrent tout l’argent qu’ils avoient sur eux, et les provisions qui leur restoient ; ils l’accompagnèrent quelque temps, et prirent congé de lui, en faisant des vœux pour sa conservation.

» Après un voyage long et pénible, Malik-schah arriva en Égypte. Il s’arrêta dans le premier village qu’il rencontra, et se mit au service d’un des habitans. Son emploi étoit d’aider son maitre dans la culture des terres et dans les autres occupations de la campagne.

» Cependant Schah-khatoun, n’ayant reçu aucune nouvelle de Perse depuis la déposition et l’emprisonnement de son fils, étoit en proie à la plus cruelle inquiétude, et ne pouvoit goûter aucun repos. Les plaisirs de la cour d’Égypte, les fêtes par lesquelles son époux cherchoit à l’amuser, n’avoient aucun attrait pour elle. Elle étoit toujours triste et rêveuse, et n’osoit confier au roi le sujet de son chagrin. Elle avoit près de sa personne un esclave qu’elle avoit amené de Perse, et en qui elle avoit beaucoup de confiance. C’étoit un homme intelligent, prudent et adroit. Un jour qu’elle se trouvoit seule avec lui, elle lui dit :

« Tu es attaché à mon service depuis mon enfance ; tu connois mon amour pour mon fils ; tu sais que je suis condamnée à me taire sur ce qui le concerne, et tu ne cherches pas à me procurer de ses nouvelles ! »

« Madame, lui répondit l’esclave, l’existence de votre fils a toujours été ici un mystère, et quand il seroit en ces lieux, vous ne pourriez le reconnoître, sans vous exposer à perdre les bonnes grâces du roi, qui d’ailleurs ne vous croiroit pas, puisqu’il passe pour constant que vous n’avez plus de fils. »

« Tu as raison, reprit la reine ; mais quand il seroit réduit à garder les troupeaux, quand je ne pourrois le voir, j’aurois du moins la consolation de savoir qu’il est vivant. Prends donc dans mon trésor tout l’or et l’argent dont tu auras besoin ; pars, et ramène avec toi mon fils, ou apporte-moi de ses nouvelles. »

« Madame, repartit l’esclave, je suis prêt à exécuter vos ordres ; mais je ne puis m’éloigner sans la permission du roi. Il voudra savoir le motif de mon voyage : il faut en imaginer un que vous puissiez lui communiquer. Dites-lui qu’après la mort de votre époux, vous avez fait enfouir plusieurs coffres remplis d’or, d’argent et de bijoux, et que vous voulez m’envoyer chercher ce précieux trésor. »

» La reine approuva ce conseil, fit part au roi de son prétendu dessein, et n’eut pas de peine à obtenir la permission qu’elle desiroit.

» Le fidèle esclave partit aussitôt, déguisé en marchand. Arrivé dans la capitale de la Perse, il apprit que Malik-schah, après être resté quatre ans en prison, en avoit été tiré, et qu’il avoit été envoyé sur la frontière ; qu’il avoit été fait prisonnier, et mis à mort par les infidèles. Pénétré de ces nouvelles, qu’il n’osoit porter à Schah-khatoun, l’esclave ne savoit quel parti prendre.

» Comme il étoit toujours plongé dans cette incertitude, il rencontra un des officiers auxquels le jeune prince s’étoit fait connoître, lorsqu’il étoit assis près de la porte de la ville. Cet officier reconnut l’esclave qu’il avoit vu souvent près de Schah-khatoun, lia conversation avec lui, lui parla de la reine, et lui demanda ce qu’il venoit faire en Perse. L’esclave répondit qu’il étoit venu vendre des marchandises, et qu’il retournoit en Égypte. « En ce cas, reprit l’officier, vous pourrez annoncer à Schah-khatoun ce que je vais vous apprendre de son fils. »

» L’officier raconta alors à l’esclave la manière dont lui et plusieurs de ses camarades avoient fait la rencontre du prince, et comment il s’étoit échappé des mains des infidèles. « Dieu soit loué, dit en lui-même le faux marchand, celui que je ne questionnois pas, m’apprend ce que je desirois le plus d’apprendre. » Il pria ensuite l’officier de ne rien dire à personne de ce qu’il venoit de lui découvrir. « Je vous le promets, lui dit l’officier, qui avoit remarqué la joie qu’avoit fait paroître l’esclave, et je ne trahirai pas votre secret, quand même je saurois que vous n’êtes venu ici que pour apprendre des nouvelles de Malik-schah. »

» L’esclave, assuré de la bonne-foi et de la générosité de l’officier, lui peignit l’inquiétude de Schah-khatoun, et lui dévoila le mystère de son voyage en Égypte. L’officier, de son côté, lui apprit que le prince avoit pris la route d’Égypte, et qu’il l’avoit accompagné jusqu’à tel endroit. Il lui peignit sa situation, et lui donna tous les renseignemens qui pouvoient l’aider à le trouver et à le reconnoître.

» L’esclave remercia de nouveau l’officier, et partit aussitôt pour se rendre à l’endroit qu’il venoit de lui indiquer. Il continua ensuite son voyage, demandant partout des nouvelles d’un jeune homme qu’il désignoit, et s’assurant, par des informations qu’il avoit soin de prendre adroitement, de tous les lieux par où il avoit passé. Arrivé ainsi dans l’endroit où étoit le prince, il ne trouva personne qui pût répondre à ses questions. Inquiet de cette circonstance, il remonta à cheval pour continuer sa route.

» Au sortir du village, il aperçut un âne attaché à un licol que tenoit un enfant couché par terre et endormi profondément. Il le regarda en passant, sans autre sentiment que celui d’une piété naturelle, et dit en lui-même :

« Si celui que je cherche étoit réduit à la condition de ce malheureux qui dort sur le bord du chemin, comment pourrois-je le trouver ? L’âge, les fatigues, la misère, ont sans doute changé tellement ses traits, que je ne pourrois le reconnoître quand il seroit devant moi. Hélas, je me suis abusé jusqu’ici ! Toute ma peine, toutes mes démarches seront à jamais inutiles. »

» Occupé de ces réflexions, l’esclave s’abandonnoit au désespoir, et se frappoit le visage. « Peut-être, dit-il ensuite, ce malheureux n’est pas, comme on le croiroit d’abord, l’enfant d’un paysan. Il faut que je sache à qui il appartient. » En disant ces mots, il revient sur ses pas, descend de cheval, et s’assied à côté de l’enfant. Il l’examine d’abord, et le considère attentivement depuis la tête jusqu’aux pieds ; ensuite il fait un peu de bruit, et tousse plusieurs fois pour l’éveiller.

« Jeune homme, lui dit-il lorsqu’il fut relevé, et qu’il se fut un peu frotté les yeux, tu demeures apparemment dans ce village, et ton père est un des habitans du lieu ? »

« Je suis étranger, répondit le jeune homme : j’ai vu le jour en Perse, et je ne demeure ici que depuis peu de temps. »

« L’esclave, charmé de cette réponse, fit ensuite plusieurs autres questions au jeune homme, et reconnut bientôt celui qu’il desiroit tant de rencontrer. Il se jeta à son cou, lui témoigna, en pleurant, la peine qu’il ressentoit de le voir dans cet état, et lui apprit qu’il le cherchoit par ordre de sa mère et à l’insu du roi son époux ; il lui ajouta aussitôt que sa mère devoit se contenter de savoir qu’il étoit plein de vie, et qu’elle ne pouvoit le voir d’abord, et le reconnoître pour son fils. »

» Malik-schah, bien instruit des raisons qui faisoient agir sa mère, se flatta que, fixé près d’elle, il jouiroit au moins d’un sort plus heureux. Il remercia l’esclave de son zèle, et lui témoigna son impatience de partir. L’esclave retourna au village, y acheta des habits et un cheval pour le prince, et ils prirent ensemble le chemin de la capitale de l’Égypte.

» Le sort qui poursuivoit le jeune prince n’avoit point encore épuisé contre lui tous ses traits ; un nouveau malheur vint bientôt éprouver sa constance. Comme ils approchoient du terme de leur voyage, ils furent assaillis par une troupe de voleurs, qui les dépouillèrent, et les jetèrent, liés et garrottés, dans une citerne, où ils avoient déjà jeté d’autres malheureux qui étoient morts de faim. L’esclave se voyant ainsi garrotté, entouré de cadavres, et ne doutant pas que leur perte ne fût assurée, s’abandonnoit à la douleur, et versoit des torrens de larmes. Le jeune prince au contraire l’exhortoit à la patience, et lui représentoit l’inutilité de ses gémissemens et de ses plaintes.

« Prince, lui dit l’esclave, ce n’est pas l’image de ma mort qui fait couler mes larmes, c’est votre sort, c’est celui de votre mère que je déplore. Après les malheurs que vous avez éprouvés, les maux que vous avez soufferts, faut-il que vous périssiez par une mort aussi affreuse et aussi inattendue ! » « Tout ce qui m’est arrivé, répondit le prince, étoit écrit dans un livre dont rien ne peut être effacé. Le reste de ma destinée est pareillement fixé ; et si le terme de mes jours est arrivé, aucune puissance ne pouvoit le retarder. »

» Deux jours et deux nuits s’étoient écoulés depuis qu’ils étoient dans cette affreuse situation : la faim avoit presque entièrement épuisé leurs forces, et il ne leur restoit plus qu’un souffle de vie, lorsque la Providence, qui veilloit sur les jours du jeune prince, permit que le roi d’Égypte vint, en chassant, jusque dans ces lieux. Il poursuivoit alors une gazelle, qui fut prise près de la citerne. Un de ses gens étant descendu de cheval pour égorger l’animal, entendit sortir de la citerne des gémissemens. Il en informa le roi, qui s’avança avec sa suite, et ordonna qu’on descendît dans la citerne. Le jeune prince et l’esclave étoient près de rendre le dernier soupir. On les retira, on les détacha, et on leur fit avaler quelques liqueurs fortifiantes qui ranimèrent leurs forces, et les rappelèrent à la vie. Le roi reconnut, avec étonnement, l’esclave attaché au service de son épouse, et lui demanda qui l’avoit mis dans cet état ?

« Je revenois, dit l’esclave, suivi de plusieurs mulets chargés du trésor que la reine m’avoit envoyé chercher en Perse ; des brigands nous ont assaillis, dépouillés, et jetés, pieds et et mains liés, dans cette citerne, où nous aurions péri comme ceux qui y ont été jetés avant nous, si le ciel qui a eu pitié de nous, n’eût envoyé le roi pour nous sauver la vie. »

« Quel est ce jeune homme, demanda ensuite le roi ? » « C’est répondit l’esclave, le fils de la nourrice de la reine. Sa mère, peu fortunée, ma prie de l’emmener avec moi pour vous servir. J’avois besoin de quelqu’un pour m’accompagner, et je l’ai pris. Il est actif, intelligent, et ses services pourront ne pas vous déplaire. »

» Le roi d’Égypte prit le chemin de sa capitale, accompagné du jeune homme et de l’esclave, et leur demanda chemin faisant, des nouvelles du roi Balavan, et de quelle manière il gouvernoit ses sujets ? « Balavan, répondit le jeune homme, maltraite les grands et le peuple ; et personne ne fait des vœux pour la durée de son règne. »

» Arrivé dans son palais, le roi alla aussitôt annoncer à la reine le retour de son esclave, et lui raconta tout ce qu’il lui avoit dit. Lorsqu’il fut à la circonstance de la citerne, la reine changea de couleur, et fut sur le point de jeter un cri. « Qu’avez-vous, lui dit le roi, qui s’aperçut de l’impression que ce récit faisoit sur elle ? La perte de vos trésors peut-elle vous affecter à ce point ? « Prince, répondit la reine, je vous jure, par la gloire de votre empire, que je ne suis touchée que des maux que ce fidèle serviteur a soufferts pour moi. Peut-être cette sensibilité vous paroîtra excessive ; mais cet esclave m’est attaché depuis mon enfance, et il faut pardonner à mon sexe un peu de foiblesse. Le roi témoigna à son épouse qu’il étoit fâché de lui avoir fait un récit trop fidèle, et se retira.

» Schah-khatoun, se voyant seule, fit appeler son esclave. Il lui raconta tout ce qui étoit arrivé au prince depuis sa sortie de prison, les artifices de son oncle, sa captivité, la manière miraculeuse dont Dieu l’avoit soustrait à la mort, ce qui l’avoit engagé à quitter de lui-même la Perse ; enfin, l’état dans lequel il l’avoit trouvé, et le bonheur qu’il avoit eu de le reconnoître endormi sur le bord du chemin. « Qu’a dit le roi, lui demanda avec empressement Schah-khatoun, lorsqu’il a vu avec toi un jeune homme ? N’a-t-il pas voulu savoir qui il étoit ? Que lui as-tu répondu ? » « Madame, répondit l’esclave, j’ai tâché de seconder vos vues, sans donner aucun soupçon de ce que vous voulez cacher. J’ai dit que c’étoit le fils de votre nourrice, et qu’il desiroit s’attacher au service du roi. » Schah-khatoun approuva ce stratagème, loua le zèle et la fidélité de son esclave, et lui recommanda de veiller sur son fils.

» Le roi d’Égypte, de son côté, récompensa le fidèle serviteur de la reine, attacha le jeune homme à son service, et lui confia le soin de l’intérieur du palais. Il le distingua bientôt de tous ceux qui l’approchoient ; et tous les jours il lui donnoit de nouvelles marques de sa bienveillance et de sa confiance.

» Schah-khatoun voyoit souvent son fils, mais sans oser lai parler, et ne pouvoit trouver assez d’occasions de le voir. Elle observoit tous ses pas, et se tenoit souvent pour cela aux fenêtres de son palais.

» Elle vivoit depuis quelque temps dans cette pénible contrainte, lorsqu’un jour qu’elle l’attendoit pour le voir passer devant la porte de son appartement, ne pouvant résister aux mouvemens de la nature, et à la tendresse maternelle, elle se jeta à son cou, le baisa et le pressa contre son sein.

» Un des officiers de la chambre du roi, qui sortoit en ce moment, fut témoin de l’action de la reine, et en fut on ne peut plus étonné. Il rentra chez le roi en tremblant, et témoignant sa surprise par son air et ses gestes. « Qu’y a-t-il, lui dit le roi, et que viens-tu m’annoncer ? » « Prince, répondit l’officier, que puis-je vous annoncer de plus grave et de plus étonnant que ce que je viens de voir de mes propres yeux ? Ce jeune homme amené récemment de Perse, est l’objet des amours de la reine. Je viens de la surprendre qui l’embrassoit à la porte de son appartement. »

» Il seroit difficile de peindre l’impression que ce peu de mots fit sur le roi d’Égypte. Il resta d’abord quelque temps immobile ; ensuite il devint furieux, déchira ses habits, s’arracha la barbe, et se frappa le visage. Tout-à-coup il ordonna qu’on se saisît du jeune homme et de l’esclave qui l’avoit amené, et qu’on les renfermât dans un cachot ; il sortit de son appartement, se rendit chez la reine, et lui dit en l’abordant :

« Votre conduite, Madame, est vraiment digne de votre naissance, et vous soutenez bien la réputation de sagesse et de vertu qui vous a fait rechercher par les rois des pays les plus éloignés. Votre caractère, vos inclinations naturelles se manifestent par les plus belles actions. « Le sultan, renonçant bientôt à l’ironie, accabla la reine des plus sanglans reproches, la menaça qu’il se vengeroit d’une manière éclatante, de sa perfidie et du traître qui le déshonoroit, et la quitta brusquement, en lui témoignant le plus profond mépris. »

» Schah-khatoun étoit d’autant plus affligée de la colère du roi, qu’elle croyoit ne pouvoir se justifier. Elle n’avoit jamais osé le désabuser sur la mort du jeune Malik-schah ; et ce qu’elle auroit pu lui dire en ce moment, n’auroit passé dans son esprit que pour une imposture. Dans cette extrémité, elle eut recours à Dieu, et lui adressa cette prière : « Ô toi que l’apparence ne peut tromper ; toi qui connois le secret des cœurs, c’est de toi que j’attends quelque secours, c’est en toi que je mets toute ma confiance ! »

» Plusieurs jours se passèrent sans que le roi s’arrêtât à aucun parti. Il étoit triste et rêveur, et ne pouvoit prendre aucune nourriture. Le supplice de l’esclave et du jeune homme ne lui paroissoit pas satisfaire entièrement sa vengeance : la reine étoit encore plus coupable à ses yeux ; mais il ne pouvoit se résoudre à lui ôter la vie. Son amour pour elle sembloit augmenter depuis qu’il s’étoit privé du plaisir de la voir ; il sentoit qu’en la faisant mourir, il s’exposoit aux plus affreux regrets, et que peut-être il ne pourroit lui survivre.

» La nourrice du sultan, qui demeuroit dans le sérail, fut alarmée du changement qu’elle remarqua sur son visage. C’étoit une femme prudente et expérimentée, qui passoit pour connoître quantité de remèdes et de secrets, et en qui le sultan avoit ordinairement beaucoup de confiance. Craignant, cette fois, d’aigrir son chagrin, ou qu’il ne voulût pas lui en découvrir la cause, elle résolut de s’adresser à Schah-khatoun, qu’elle voyoit être dans le même état que le roi. « Qu’a donc le sultan, lui dit-elle un jour : il paroît accablé de tristesse, et ne prend presque plus de nourriture ? » « Je ne sais, répondit Schah-khatoun. »

» La vieille nourrice ne se rebuta pas de cette réponse, et fit tant par ses instances et ses caresses, que la reine, après lui avoir fait promettre le secret, lui raconta son histoire et celle de son fils. « Dieu soit loué, s’écria la nourrice en se prosternant, il ne sera pas difficile de calmer la jalousie du sultan et de le détromper ! »

« Ma mère, lui dit Schah-khatoun, je vous préviens, et je vous jure par ce qu’il y a de plus sacré, que j’aime mieux périr avec mon fils, que de m’exposer, en lui donnant ce nom, à me voir soupçonnée d’imposture, et à m’entendre dire que je ne l’appelle ainsi que pour couvrir mon déshonneur. Ainsi, je crois que la patience et la résignation sont les seuls remèdes à mon malheur. »

« Ma fille, permettez-moi ce nom, répondit la nourrice touchée de la constance et de la délicatesse de la reine, j’espère que Dieu fera connoître la vérité, sans vous exposer au danger que vous craignez. Je vais aller trouver le sultan, et, s’il le faut, je me servirai, pour le détromper, d’un artifice innocent. »

« Schah-khatoun remercia la nourrice, qui se rendit aussitôt près du sultan. Elle le trouva plongé dans la plus sombre rêverie, et dans le plus profond abattement. « Mon fils, lui dit-elle, après s’être assise auprès de lui et avoir gardé quelque temps le silence, l’état où je vous vois m’inquiète et me tourmente. Il y a plusieurs jours que vous n’êtes sorti, que vous n’avez monté à cheval. Si je savois ce que vous avez, je pourrois peut-être y remédier ? »

« Tout mon mal, répondit le sultan en soupirant, vient d’une femme perfide qui a trompé ma confiance, et perdu l’estime que j’avois pour elle. Schah-khatoun aime ce jeune Persan arrivé ici depuis peu : un de mes officiers les a vus s’embrasser ; mais je saurai me venger des coupables ; et bientôt leur mort servira d’exemple à ceux qui seroient assez téméraires pour vouloir les imiter. »

« Mon fils, reprit la nourrice, une femme infidelle ne mérite pas que vous vous affligiez à ce point. Vous devez punir sans doute ; mais il seroit inutile, peut-être dangereux de vous trop hâter. La précipitation engendre bien souvent le repentir. Les coupables sont entre vos mains : ils ne peuvent vous échapper. Donnez-vous le loisir d’examiner attentivement cette affaire, et de connoître à fond la vérité. »

« Est-il besoin d’examen dans cette circonstance, répondit le prince : l’amour de Schah-khatoun pour ce jeune homme n’est-il pas constant, et n’est-ce pas elle-même qui l’a fait venir ici ? »

« Cela est vrai, répliqua la nourrice ; mais vous ne pouvez savoir encore qu’une partie de la vérité. Je connois un moyen assuré de pénétrer dans le cœur de Schah-khatoun, et de tirer d’elle l’aveu de toute cette intrigue : consentez seulement à employer ce moyen. »

» J’y consens de grand cœur, répondit le sultan. Que faut-il faire pour cela ? »

« Vous connoissez, continua la nourrice, l’oiseau appelé huppe dont il est mention dans le chapitre du saint Alcoran, intitulé la Fourmi. Cet oiseau, qui rapportoit au plus sage des rois ce qui se passoit à la cour de la reine de Saba, et lui servoit de messager, lui indiquoit encore les sources d’eau cachées dans les entrailles de la terre. Il peut pareillement servir à révéler les plus secrètes pensées des hommes. Pour cela, il suffit de placer le cœur d’un de ces oiseaux sur la poitrine d’une personne endormie ; elle répond alors dans la sincérité de son âme à toutes les questions qu’on lui fait, et dévoile ses plus secrets sentimens. »

» Le sultan, enchanté de pouvoir découvrir aussi facilement ce qu’il desiroit d’apprendre, dit à sa nourrice de se procurer promptement un de ces oiseaux, et de lui en apporter le cœur.

» La nourrice se rendit d’abord chez la reine ; elle lui raconta ce qu’elle avoit dit au sultan, la prévint qu’il viendroit près d’elle lorsqu’il la croiroit endormie, et lui dit de répondre avec hardiesse et franchise à ses questions, tout en feignant de dormir. Elle se fit ensuite apporter une huppe, en prépara le cœur, et le remit au roi.

» Dès que la nuit fut venue, Schah-khatoun témoigna qu’elle desiroit se coucher plutôt qu’à l’ordinaire, et fit semblant de dormir. Le sultan en ayant été informé, entra dans son appartement, impatient de faire l’épreuve du secret. Il s’approcha doucement du lit, plaça légèrement le cœur de la huppe sur le sein de la reine, et lui dit :

« Schah-khatoun, est-ce ainsi que vous récompensez mon amour ? » « Comment, répondit-elle ! Quelle faute ai-je commise ? »

« N’avez-vous pas, continua le sultan, fait venir ce jeune homme pour satisfaire la passion que vous avez conçue pour lui ? » « Il est vrai, répondit-elle, que parmi ceux qui vous approchent, je n’en connois aucun de plus aimable, de plus sage et de plus fidèle. Mais comment pouvez-vous croire que j’aime un esclave ? »

« Pourquoi donc, continua le roi, l’avez-vous embrassé ? » « Parce que c’est mon fils, répondit la reine, une portion de mon sang, et que la tendresse maternelle m’a porté à me jeter à son cou. »

» Cette réponse jeta le roi dans le plus grand étonnement.

« Comment peut-il être votre fils, continua-t-il, puisque ce fils a été assassiné par son oncle Balavan, ainsi que me l’a mandé le roi Soleïman-schah son grand-père ? » « Il est vrai, répondit Schah-khatoun, qu’il fut assassiné ; mais le coup n’étoit pas mortel, et il fut rappelé à la vie, parce qu’il n’étoit pas encore parvenu au terme de ses jours. »

» Le sultan, assez satisfait de cette réponse, résolut de se servir du moyen qu’elle lui fournissoit pour s’assurer de plus en plus de la vérité. Il sortit de l’appartement de la reine, fit sur-le-champ venir le jeune homme, et chercha sur sa poitrine les traces de la barbarie de son oncle. La cicatrice étoit si bien marquée, que tous ses doutes se dissipèrent. Il embrassa le fils de Schah-khatoun, le reconnut pour son propre fils, et remercia le ciel de l’avoir préservé du crime affreux qu’il alloit commettre.


« Vous voyez, ô roi, continua le jeune intendant en s’adressant au sultan Azadbakht, vous voyez que Dieu seul a préservé le jeune Malik-schah des dangers auxquels il sembloit devoir infailliblement succomber. Votre esclave compte sur la même protection, encore plus que sur la bonté qui vous fait différer ma mort, et sur tout ce que je puis vous dire pour ma défense. Oui, j’espère que Dieu fera éclater dans peu mon innocence, et confondra la méchanceté de vos visirs. »

Le roi Azadbakht, étonné de tout ce qu’il venoit d’entendre, crut devoir différer encore la mort du jeune intendant, et donna ordre de le reconduire en prison ; mais en même temps il se tourna du côté de ses visirs, et leur dit :

« Ce jeune homme cherche à se soustraire à une mort certaine, en vous accusant ; mais je ne suis pas la dupe de cet artifice : je connois votre attachement pour moi, votre zèle pour le bien de l’état, et la droiture de vos intentions ; ainsi ne craignez rien pour vous. Je prononce, dès ce moment, sa sentence. Faites dresser une croix hors de la ville, et qu’un héraut parcoure les rues, en annonçant, à haute voix, le supplice de celui qui a trahi ma confiance et abusé de mes bontés. »

Les visirs furent transportés de joie en entendant le discours du roi. À peine avoit-il achevé, qu’ils prirent congé de lui, firent dresser la croix, et publier la sentence. Ils passèrent ensuite la nuit dans les réjouissances, se félicitant mutuellement du succès de leur dernière ruse.

Le lendemain, qui étoit le onzième jour depuis la détention du jeune ministre, les dix visirs se présentèrent de bonne heure chez le roi Azadbakht, et lui annoncèrent que le peuple étoit rassemblé en foule hors de la ville, et attendoit impatiemment l’exécution de la sentence qu’il avoit prononcée, et fait publier la veille. Le roi ordonna qu’on fît venir le jeune homme. Dès qu’il parut, un des visirs ne put s’empêcher de dire :

« Scélérat, il est temps que tu renonces à la vie, et tu ne dois plus maintenant espérer de salut ! »

« Qui peut, répondit le jeune homme, cesser d’espérer dans le Tout-Puissant ? Toujours il se plaît à secourir l’opprimé ; souvent il attend pour le délivrer que le danger soit à son comble, et il lui fait trouver la vie au milieu de la mort. L’histoire de cet esclave infortuné condamné injustement à périr, et qui fut sauvé au moment même où il alloit être exécuté, est une preuve frappante de cette vérité. »

« Tu crois, dit le roi, m’ébranler par ta hardiesse et ton éloquence, m’abuser par tes paraboles, et apaiser mon courroux par tes discours ; je veux bien imposer un dernier effort à ma patience : parle encore une fois ; mais sois court, et dis ensuite au monde un éternel adieu. »

HISTOIRE
DE
L’ESCLAVE SAUVÉ DU SUPPLICE.


« Un esclave condamné injustement à la mort, et qui devoit être exécuté sous peu de jours, n’avoit pas pour cela perdu tout espoir de salut. Il mettoit en Dieu sa confiance, et s’écrioit sans cesse : « Ô toi qui peux changer tout-à-coup le sort des malheureux, viens à mon secours ! » Le roi du pays, dont le palais étoit peu éloigné de la prison où l’on renfermoit les criminels, fatigué de ces cris, et indigné qu’un coupable osât espérer d’échapper au supplice qu’il méritoit, demanda quel crime il avoit commis ? Ayant appris qu’il avoit été condamné comme juridiquement convaincu d’avoir participé à un assassinat, il le fit venir, lui reprocha son impudence et sa folie, et ordonna qu’il fût exécuté sur-le-champ, quoique la nuit fût alors assez avancée.

» Des soldats s’emparèrent de l’esclave, et le conduisirent hors de la ville. Les bourreaux venoient de le délier, et se préparoient à l’attacher à la croix, lorsqu’une troupe de brigands bien armés fondit tout-à-coup sur eux. Effrayés de cette attaque imprévue, et hors d’état de faire résistance, les uns sont pris, les autres se réfugient vers la ville. L’esclave, abandonné, prend la fuite d’un autre côté, court à travers les champs, et se retire dans une forêt voisine.

» Un nouveau danger l’y attendoit : il y rencontre un lion d’une grandeur énorme. Cette vue l’épouvante, mais ne l’empêche pas d’espérer dans la Providence. L’animal se jette sur lui, l’emporte et le dépose près d’un arbre extrêmement touffu. Il arrache ensuite l’arbre, sans perdre de vue sa proie, le place sur l’esclave, et va, dans le plus épais de la forêt, chercher la lionne sa compagne. L’esclave sent alors augmenter son espoir. Il fait effort pour se dégager de dessous l’arbre, écarte les branches, et vient à bout de sortir de cet espèce de filet dans lequel le lion pensoit le retrouver bientôt.

» Ce lieu étoit couvert des ossemens et des débris des cadavres de ceux qui avoient jusque-là servi de pâture au lion. En fuyant à travers ces ossemens, l’esclave vit briller à ses pieds un monceau de pièces d’or. Il s’arrêta un moment, ramassa avec précipitation tout ce qu’il put emporter, et continua à fuir du côté opposé à celui vers lequel étoit allé le lion. Heureusement pour lui il se trouva bientôt hors de la forêt, et près d’un village. Il s’y réfugia, se reposa le reste de la nuit, et se trouva le lendemain à l’abri de tout danger, et possesseur d’une somme considérable. »

Le roi Azadbakht interrompit ici le jeune page. « C’est assez, lui dit-il, écouter tes discours séducteurs ; l’instant de ton supplice ne peut plus être différé. » Les bourreaux se saisissent aussitôt de leur victime, et l’emmènent hors de la ville, accompagné d’une garde nombreuse. Le roi lui-même, suivi de toute sa cour, se rend au lieu du supplice.

Le chef des voleurs qui avoit autrefois élevé le jeune homme comme son fils, se trouvoit par hasard dans la foule rassemblée pour être témoin de l’exécution. Il demanda quel étoit le criminel ? On lui raconta son histoire, et de quelle manière il avoit été fait prisonnier en attaquant une caravane, et amené à la cour du roi. Le chef des voleurs pensa aussitôt que ce jeune homme pouvoit être celui qu’il avoit élevé, et qui avoit été fait prisonnier dans une circonstance toute pareille. Ses soupçons se changèrent en certitude lorsqu’il le vit paroître. Il perce aussitôt la foule, écarte les gardes, et se jette au cou du jeune homme en criant : « C’est mon fils, c’est cet enfant que je trouvai au pied de telle montagne, sur le bord de telle fontaine ! »

Azadbakht, frappé de cet événement imprévu, et sur-tout du discours de cet inconnu, ordonna qu’on l’amenât devant lui, et voulut qu’il lui racontât tout au long ce qu’il savoit de l’histoire de ce jeune homme.

« Prince, dit l’inconnu, je sais qu’en me faisant connoître à vous, je m’expose à périr ; mais mon attachement pour ce jeune homme l’emporte en moi sur toute autre considération, et j’espère que la singularité de son aventure et ma tendresse pour lui, toucheront le cœur de votre Majesté, et exciteront envers nous sa clémence.

» Je fus autrefois chef d’une bande de voleurs. Nous trouvâmes un jour au pied d’une montagne et sur le bord d’une fontaine, un enfant qui venoit de naître, enveloppé dans une étoffe de soie. Près de lui étoit une bourse qui contenoit mille pièces d’or. Touché de compassion pour cet enfant abandonné, je le pris, je l’emportai chez moi, et je l’élevai avec autant de soin que s’il eût été mon fils. Lorsqu’il fut devenu grand, je l’emmenois dans nos courses et nos expéditions. Nous attaquâmes un jour une caravane composée de gens vaillans et bien armés. Plusieurs des nôtres furent tués, les autres obligés de prendre la fuite. Le jeune homme, que je regardois comme mon fils, eut honte de fuir, et fut fait prisonnier. Depuis ce temps je le cherche inutilement de tous côtés. »

Il n’en falloit pas davantage pour convaincre le roi Azadbakht que celui qu’il alloit faire périr étoit le fruit de son union avec la reine Behergiour. Il se précipite aussitôt de son trône, vole vers son fils, et le serre dans ses bras.

« Cher enfant, s’écrie-t-il, objet de toute ma tendresse, j’allois t’immoler moi-même, et bientôt je serois mort de douleur et de regrets ! »

Il détache ensuite les liens du jeune prince, l’embrasse de nouveau, et lui met sa couronne sur la tête. Le peuple fait aussitôt éclater ses transports ; l’air retentit d’un si grand nombre de cris, qu’ils épouvantent et font tomber çà et là ses légers habitans. Les tambours et les trompettes entremêlent leurs bruits à ces démonstrations d’alégresse. Le roi et son fils sont reconduits en triomphe, et rentrent dans le palais au bruit des fanfares et des acclamations de tout le peuple.

La reine Behergiour, informée de l’heureux événement qui vient de lui rendre un fils qu’elle ne cessoit de regretter, sort à sa rencontre, se jette à son cou, et l’embrasse en pleurant. Azadbacht, pour célébrer un si grand bonheur, ordonna qu’on mît en liberté tous les prisonniers, et que les réjouissances publiques durassent pendant sept jours. Il fit assembler les grands de son royaume, et les principaux d’entre le peuple. Il monta sur son trône, et fit asseoir à côté de lui le jeune prince. On servit ensuite un repas magnifique, dans lequel on présentoit aux convives des coupes d’or remplies du vin le plus exquis.

Au milieu de l’alégresse universelle, les dix visirs seuls étoient remplis de crainte et dévorés d’inquiétude. « Vous voyez, leur dit le jeune prince en se tournant vers eux, comment la Providence est venue à mon secours, et m’a délivré du danger. » Ces mots augmentèrent la frayeur et la consternation des dix visirs. Ils avoient les yeux fixés contre terre, et gardoient un morne silence. « Pourquoi, continua-t-il, vos bouches sont-elles devenues tout-à-coup muettes ? Qu’avez-vous fait de cette hardiesse, de cette éloquence avec lesquelles vous représentiez au roi l’indignité de ma conduite, et vous l’excitiez à venger son honneur en faisant périr un innocent ? »

Les dix visirs confondus et atterrés de plus en plus, attendoient en tremblant leur arrêt. Azadbakht prit la parole à son tour, et leur dit : « Chacun ici partage ma joie. Les oiseaux même semblent célébrer mon bonheur, et remplissent le ciel de chants d’alégresse. Vous seuls, ministres pervers, vous gémissez, et vous détestez en secret ma félicité. Je serois aussi affligé que vous, si j’eusse suivi vos conseils, et la mort seule eût pu terminer mes regrets. »

« Mon père, dit alors le jeune prince, votre justice, votre prudence, votre bonté, votre attention à rechercher et à examiner la vérité, votre lenteur à punir ont triomphé de leurs artifices, et vous ont épargné les cruels regrets que la précipitation cause trop souvent. Quant à moi, tout mon crime aux yeux de vos visirs, vint de mon zèle pour vos intérêts et pour ceux de votre état. Je réprimois leur avarice et leur cupidité, en les empêchant de puiser à leur gré dans vos trésors. Je suis devenu par-là l’objet de leur haine, et ils s’étoient ligués pour me perdre. »

Azadbakht, avant de faire punir les dix visirs, voulut récompenser celui à qui il étoit redevable de la conservation de son fils. Il le félicita d’avoir renoncé depuis long-temps au genre de vie qu’il avoit d’abord exercé, le fit revêtir d’une robe magnifique, et lui donna un commandement dans lequel sa bravoure pouvoit être utile à l’état. Non content de lui avoir témoigné sa reconnoissance, il invita les grands de son royaume à lui donner des marques de celle qu’ils devoient eux-mêmes éprouver. Tous s’empressèrent de le revêtir de robes précieuses, tellement qu’il ne pouvoit les porter toutes, et ne savoit que faire de tant de largesses.

Le roi ordonna ensuite qu’on dressât neuf croix à côté de celle qui avoit été dressée pour le jeune prince, et dit à ses visirs : « Perfides conseillers, malheureux imposteurs, de quelle excuse pouvez-vous couvrir votre crime ? »

« Sire répondit l’un d’eux, nous chercherions en vain à nous excuser. Nous avons voulu faire périr un rival, nous nous sommes perdus. Le mal que nous lui voulions est retombé sur nous ; nous avons recueilli ce que nous avions semé ; nous sommes tombés dans la fosse que nous creusions sous ses pas. »

« Les délais seroient ici inutiles, reprit Azadbakht, le crime est évident, les coupables le confessent, et rien ne peut les justifier : le supplice qu’ils vont subir ne fera que mettre fin à celui qu’ils éprouvent déjà. »

Des soldats s’emparèrent aussitôt des dix visirs, qui furent exécutés sur-le-champ. Les biens qu’ils avoient amassés par leurs rapines et leurs exactions, furent confisqués au profit de l’état.

Azadbakht fit ensuite prêter serment de fidélité à son fils par tous les grands du royaume et les principaux du peuple ; il abdiqua l’autorité souveraine, et remit en ses mains les rênes du gouvernement.


Scheherazade, en achevant l’histoire des dix visirs, s’aperçut qu’il n’étoit pas encore jour, et commença aussitôt le récit de l’histoire suivante :

FIN DU TOME HUITIÈME.

Notes
  1. On en peut juger par le commencement même de l’ouvrage, dont le texte a été publié d’après le manuscrit de M. Scott, dans les Oriental Collections. Vol. 11, pag. 166.
  2. Cette note se trouve dans le dernier des trois vol. manusc. des Mille et une Nuits, qui ont appartenu à M. Galland, fo. 20, verso, au bas de la page. L’écriture en est fine et assez difficile à déchiffrer. En voici le contenu :
    « Ce charmant livre a été lu par N., fils de N., écrivain (Kateb) à Tripoli, qui fait des vœux pour que l’auteur vive long-temps. Ce 10 du mois de rabi premier, l’an 955 de l’hégire. »
    Une note à-peu-près pareille et de la même écriture, qui se trouve à la fin du volume précédent, est datée de l’an 973 de l’hégire, 1565 de l’ère vulgaire.
  3. Je ne dis rien d’un troisième exemplaire des Mille et une Nuits, en arabe, de l’écriture de M. Chavis, qui se trouve à la Bibliothèque Impériale, parce qu’il a été principalement copié sur les trois manuscrits de M. Galland.
  4. Ce manuscrit appartenoit auparavant à M. Ruphy, chef de l’instruction publique du département de la Seine, auteur d’un Dictionnaire abrégé français-arabe, à l’usage de ceux qui se destinent au commerce du Levant : Paris, imprim. de la République, an 10. M. Ruphy, qui me l’avoit d’abord prêté de la meilleure grâce du monde, en me permettant de le garder tant que j’en aurois besoin, a bien voulu m’en faire ensuite le sacrifice.
  5. Les voyages de Sindbad remplissent trente Nuits dans mon manuscrit.
  6. Ces deux premiers volumes, qui répondent au premier volume des éditions en six volumes, parurent en 1704, et furent suivis dans la même année des volumes trois et quatre.
  7. Voyez l’avertissement à la tête du cinquième volume de cette édition.
  8. M. de Murr, dans sa Dissertation sur les Contes arabes dans les Mille et une Nuits. M. Richardson, dans sa Grammaire arabe.
  9. Tout ce commencement est écrit dans cette prose poétique et rimée, qui est particulière aux Arabes. La Perse est ici appelée le royaume des Sassanides, moulj beni sasan, pour rimer avec ce qui précède, fi cadim alzaman. L’auteur ne dit point, comme la traduction de M. Galland, que Schahriar et Schahzenan fussent de la dynastie des Sassanides. Cela seroit absurde, puisque la plupart des histoires suivantes se rapportent à des époques postérieures à l’extinction de cette dynastie. Les isles de l’Inde et de la Chine ne signifient autre chose que les Indes et la Chine. Le mot isle, en arabe, se prend aussi pour presqu’isle.
  10. On en peut juger par ces expressions : les drapeaux de Mars, l’égide de Minerve, tome 3, pag. 337 ;  ; l’enfant de Vénus, l’écharpe d’Iris, ibid, p. 339 ; ou bien encore par cette description de la litière de la fille du visir, au commencement de l’histoire des dix visirs, tom. 3, pag. 8. Cette voiture étoit de cristal de roche. Les moulures et les charnières étoient d’or cisel » ;. L’impériale en forme de couronne… Cette litière avoit la forme d’un petit temple à l’antique.
  11. Russel’s history of Aleppo. Vol. I
  12. Ce manuscrit, de forme in.4°, contenant 742 pages, est une acquisition faite depuis quelques années, qui n’a point encore de numéro.
  13. Les noms des deux sœurs, Scheherazade et Dinarzade, sont composés des mots schéher et dinar, suivis de la terminaison zade, qui est dérivée du verbe persan zaden, naître, et marque un rapport d’origine. Ainsi Parizade, nom d’une princesse dans l’histoire précédente, signifie née d’un génie, ou de la race des génies ; nom que les poètes persans donnent quelquefois à une belle personne, et d’où paroît venir celui de Parysatis, femme de Darius Nothus.
    Schéher désigne en persan une ville ; mais cette signification ne paroît pas convenir beaucoup icic, et la langue arabe nous fournit une idée plus ingénieuse. Shéher ou schahar, signifie dans cette langue mois, ou proprement lune ; Scheherazade, selon cette étymologie, est la même chose que née de la lune, ou belle comme la lune, comparaison souvent répétée dans ces contes.
    Le mot dinar, le même que denarius, denier, indique une pièce d’or ou d’argent. Dinarzade signifie donc proprement enfant d’or ou d’argent ; et par métaphore, belle, précieuse comme l’or et l’argent. Ces noms propres ont été, comme on voit, assez bien choisis par l’auteur arabe, et la ressemblance de terminaison convient encore bien à des noms de sœurs.
    Le nom du sultan des Indes, le grand roi Schahriar, mérite également d’être remarqué.
    Schahriar signifie en persan roi, empereur, ainsi que schah. De plus, on lit, au commencement des Mille et une Nuits, que ce roi « étoit de la maison des Sassaniens (ou Sassanides), qui avoient étendu leur empire dans les Indes, et jusqu’à la Chine. » On trouve effectivement dans la liste des Sassanides un roi nommé Schahriar. On pourroit objecter que ce prince, dont le règne fut court, n’étoit pas de la famille royale ; mais Schahriar est aussi le nom d’un prince de cette famille, père d’Iezdegerd, dernier roi de la dynastie. On sent, malgré cela, qu’aucun de ces princes ne peut être regardé comme étant le sultan Schahriar des Mille et une Nuits, puisque toutes les histoires qu’on lui raconte, notamment celle des Califes et d’Haroun Alraschid, se rapportent à des époques bien postérieures à celle des Sassanides. L’auteur paroît seulement avoir supposé que son sultan des Indes et de la grande Tartarie tiroit son origine des anciens rois Sassanides, et il s’est conformé autant qu’il a pu à la vraisemblance, en lui donnant un nom connu dans l’histoire de cette monarchie. On peut encore remarquer que le nom Schahriar est écrit dans quelques manuscrits, Schahrebar et Schahrebaz, prononciations qui se rapprochent davantage des noms Sarbaros et Sarbazas qu’on lit dans les écrivains grecs du moyen âge.
  14. Khosrouschah. Ce nom est composé du mot persan Khosrou, que les Arabes prononcent Kesra, et dont les Grecs ont fait Chosroès, nom commun à plusieurs anciens rois de Perse, et du mot schah, roi.
  15. Le surnom Alraschid, donné au calife Haroun à cause de sa justice, répond assez bien au vieux mot français droiturier.
  16. Cette fête se célèbre le 9 du mois de dou al haga, qui est le dernier de l’année arabe. Elle tire son nom d’une montagne voisine de la Mecque, sur laquelle des pélerins vont prier ce jour-là. Les détails de cette fête, qu’on lit dans la Continuation des Mille et une Nuits de M. Cazotte, ont été imaginés par les traducteurs, et sont presque tous absolument contraires à la religion mahométane.
    Je me contenterai de cette seule remarque de ce genre. J’en pourrois faire de pareilles à chaque page, si je voulois comparer la Continuation de M. Cazotte avec l’original arabe, et montrer combien elle est opposée au génie et aux mœurs de l’Orient.
  17. L’aumône est un des cinq préceptes fondamentaux de la religion mahométane.
  18. Province de Perse, anciennement la Bactriane.
  19. Chosroès Anouschirvan, ou le grand Chosroès, roi de Perse, de la dynastie des Sassanides, contemporain de Justinien. Il est surnommé le Juste par les écrivains orientaux, qui vantent beaucoup ses vertus. Les écrivains grecs en font un portrait tout différent. Son caractère, selon M. le Beau, est un problème insoluble. On pourroit résoudre ce problème en distinguant, comme ce passage l’indique, deux époques dans son règne. Le nom de ce prince fameux est, comme presque tous les noms propres, entièrement défiguré dans la Continuation de M. Cazotte, qui l’appelle Kassera Abocheroan.
  20. Petite-fille ne signifie ici que descendante. L’auteur arabe se sert même du mot fille dans cette signification.
  21. Le nom arabe de ces gâteaux est catifa, qui fait au pluriel catayéf.
  22. En arabe cahermanah. Les califes Abbassides avoient pour intendantes de leur maison des femmes appelées cahermaniah, auxquelles ils se fioient plus qu’aux hommes, de peur d’être empoisonnées. Voyez la Bibliothèque Orientale de d’Herbelot, p. 234.
  23. Hageb, nom d’une charge près la personne des califes, qui peut répondre à celle de chambellan.
  24. Arquebuse. Les mots du texte cous al bondoc désignent un arc ou instrument propre à lancer des balles. Le mot arquebuse, arcobugio en italien, est pareillement dérivé du mot arc. Les mots kis al bondoc, que j’ai rendus par giberne, indiquent proprement un sac où se mettent les balles.
  25. La ville de Babylone, ou Babel, est renommée parmi les Mahométans pour ses prestiges et ses enchantemens. Cette opinion est fondée sur un passage du Coran, dans lequel il est dit que deux anges prévaricateurs, Harout et Marout, enseignoient la magie à Babylone. (Coran, chapitre II, ou de la Vache, verset 112, édition de Maracci.)
  26. La plus grande partie de cette description, traduite ici littéralement, est citée par le savant M. Jones dans ses Commentaires sur la poésie asiatique, pag. 177.
  27. Le calife se sert ici d’une expression proverbiale et emblématique, en demandant à la vieille : « Avez-vous une vigne, ou voulez-vous battre avec le garde vendanges ? » « J’ai une vigne, répond-elle. » Le sens de l’allégorie est facile à saisir. Il lui fait entendre par-là qu’ayant une fille à marier, elle ne doit pas le rejeter. La vigne est prise dans ce sens allégorique en plusieurs endroits des livrs saints. (Voyez le Cantique des Cantiques, chap. I, verset 5, et chap. VIII, verset 12.
  28. Le bondocani en Arabe, al bondocani : ce mot dérivé de bondoc, balle de fusil (voyez la note p. 27), d’où vient aussi le mot bondokia, fusil, doit signifier ici celui qui porte un fusil ou arquebuse. Le rapport du mot al bondocani avec le déguisement du calife disparoît, si on lui donne pour armes un arc et des flèches, comme a fait M. Cazotte.
  29. Le calife Haroun étoit fils de Mahdi, et petit-fils d’Abou Giafar al Mansour.
  30. Gélinottes, en arabe cata, ou al cata. Selon M. de Buffon (Histoire Naturelle des Oiseaux, tom. 3, pag. 356), l’oiseau de Syrie que les Turcs nomment cata, est exactement le même que le ganga ou la gélinotte des Pyrénées. Le même auteur, en disant, quelques lignes auparavant, que l’alchata désigne certainement un oiseau du genre des pigeons, n’a pas pris garde que le nom alchata n’est que celui de cata ou chata, précédé de l’article arabe al.
  31. Ces divers objets devoient servir à donner la bastonnade au lieutenant de police et à Schamama, comme on le verra plus bas.
  32. Il paroît que cela arrive quelquefois dans ce supplice, comme on le voit par la description qu’en donne Chardin : « La peine corporelle ordinaire est la bastonnade sur la plante des pieds. On jette le patient sur les fesses, et on lui attache les pieds l’un contre l’autre avec une corde qu’on guinde au haut d’un arbre ou à un crochet ; et avec de longs bâtons, deux hommes le frappent sur la plante des pieds à longs intervalles et par mesure, mais fortement. La règle est de ne donner pas moins de trente coups, ni plus de trois cents. Le patient jette les hauts cris ; les pieds lui enflent et noircissent, et quelquefois les ongles en tombent. La guérison dure environ un mois. »
  33. Mot persan, qui signifie hôpital. Il est dérivé du mot bimar, malade. La terminaison istan indique le lieu, le pays, etc.
  34. L’Irak Arabi, dont il s’agit ici, est le nom de la province dans laquelle est située la ville de Bagdad.
  35. La piastre vaut environ trois francs.
  36. La bourse vaut environ quinze cents francs.
  37. Constantinople.
  38. Genzir, du mot perrsan zengir.
  39. Seizième calife de la dynastie des Abbassides, qui régna depuis l’an 892 jusqu’en 902 de l’ère chrétienne.
  40. Os large et mince qui tient à l’épaule, omoplate ; en arabe, louhh al ganam.
  41. Moïse.
  42. Formules tirées du Coran, dons les Mahométans se servent ordinairement pour s’exhorter à la résignation.
  43. Ville d’Arabie sur la mer des Indes, près du golfe Persique.
  44. C’étoit, selon le texte arabe, de la sandaraque noire, sindarousa souda.
  45. Avril.
  46. Les Égyptiens avoient une vénération pour les chats, les chiens, et quelques autres animaux. Voyez Hérodote, liv. 2, §. 66. Diodore de Sicile parle d’un Romain qui, sous le règne de Ptolémée Aulète, fut mis à mort par les Égyptiens, pour avoir tué un chat involontairement. Diodore, tom. I, pag. 94.
  47. Le texte porte soixante-huit parasanges ; mais il y a apparence que le copiste du manuscrit que j’ai sous les yeux, a passé les centaines. La parasange ancienne étoit à peu près égale à la lieue française de 25 au degré. D’Anvielle, Traité des mesures itinéraires, pag. 95.
  48. En persan, bonheur singulier.
  49. Ou Behergiauher, qui a l’éclat du diamant.
  50. Province de Perse.
  51. Province de Perse.
  52. Pays d’Asie, dans la grande Tartarie.
  53. Province de Perse : l’ancienne Hircanie.
  54. On peut voir la description de cette fête des anciens Persans dans les notes de Golius sur Alfergan, pag. 25.

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Cet ouvrage a été publié le 14 mai 2024 à 10 h 29 (UTC).

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